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© FNAOM-ACTDM / CNT TDM CONTES ET LEGENDES D’AFRIQUE NOIRE L 'Afrique noire est une terre ardente où s'éclai- rent fortement les paysages de la bête et de l'homme. Dans ce pays-là, je sais que j'ai été reconnu, moi l'étranger, moi le paysan des bords de Seugne. Il y a plus de vingt ans, j'arrivai à Dakar où je devais enseigner au lycée. Je venais de ma Saintonge où l'au- tomne est, chez nous, d'une ai- sance un peu molle, roux et vi- neux avec quelque chose de passionné qui n'appartient qu'à cet endroit. . Je savais les disciplines d'une terre bien mise dans le mouvement lent des bœufs de labour. J'avais connu des ma- ges en sabots, des rebouteux et des sorciers. Césaire Jaume, mon grand-père, l'aîné de sept garçons, qui, avec le miel, les tisanes et les prières, aux veilles des grandes fêtes carillonnées, guérissait les écrouelles, tout comme les rois au sang bleu. En Afrique noire, c'est ce paysan de Saintonge qui a écouté surtout la terre, la terre qui reconnaît ceux qui l'enten- dent au ras du sol. J'ai eu mes rendez-vous avec l'antilope et avec l'éléphant. Aux soirs où la brousse fait halte aux greniers à mil, à l'heure des contes, j'ai vu accourir les étendues et se grouper les champs en trou- peau, autour de l'homme qui monte la garde auprès de son feu. C'est l'heure où l'homme de savane, de la forêt ou des dé- serts de sable, invite, dans le cercle de la veillée, ses dieux, ses héros légendaires et la Bête qui fut au commencement du pacte avec la terre. Mon seul but est d'es- sayer de faire partager ici le dé- sir d'aller écouter l'Afrique noire, dans ses légendes à travers cette littérature orale du folklore indigène, son épopée, ses contes, ses chansons, ses pro- verbes. C'est seulement dans ce qui est écrit dans notre lan- gue, celle que nous parlons, celle que nous parlons aussi en rêvant, que nous sommes ad- mis comme des personnages. Même si on connaît parfai- tement une langue étrangère, c'est toujours un étranger mal à l'aise et dépaysé qui essaye de rejoindre les héros de l'aventure écrite, et c'est comme si ceux-ci se méfiaient de vous, comme s'ils ne se sentaient pas complè- tement libres et se parlaient souvent dans le creux de l'oreille. Et de même en Afrique noire où le conteur est dans le secret de l'histoire. Il sait la forme dans quoi il faut mouler les couleurs dont il faut enlumi- ner l'image, pour que l'accent soit mis, comme dans un pa- tois, pour que celui qui entend, entende dans la chair et qu'il y ait l'écho du sang, dans l'audi- toire. Et c'est cela qu'ailleurs et partout on nomme littérature. Bien sur nous ne som- mes pas habitués à cette litté- rature orale. Nous la tradui- sons et l'interprétons comme pour des enfants et nous enten- dons souvent très mal tout ce que ce folklore conserve de précieux, dans les liens de la tradition, de la morale et de l'histoire, le legs des ancêtres et de la religion... C'est dans ce folklore que ceux qui cherchent l'homme trouvent des repaires fixes, comme les proverbes li- mitant la vie et ses marges. Et je pense à cet admirable pro- verbe Ouolof où se trouvent contenus, à la fois, la règle des femmes qui n'abandonneront pas l'enfant dans la case où la maman est morte, l'espoir dans la vie qui continue, la foi dans la miséricorde divine et le sim- ple miracle du lait intarissable : Kou amoul n'duège, nampa mame Quand on n'a pas de mère, on tête sa grand'mère. I l est des arts qui se jouent des dimensions de l'espace et déroulent librement leurs accords, leurs variations et leurs répétitions créatrices ; la musique, la danse, la littérature orale... C'est en eux que s'ex- prime le plus franchement l'âme d'une terre, le génie profond d'une race, c'est en eux que l'ac- cent est le plus sincèrement mis sur les expressions majeures de l'esprit, de l'imagination et du rêve. La musique, non pas celle des tams-tams qui n'ont ja- mais chanté dans aucune fête de brousse, mais se contentent de parler la nouvelle ou de tisser la trame sur le métier des soirs de fêtes, la musique aide aux évasions. Les balafons égout- tent leurs notes liquides, les flû- tes et les petits violons mono- cordes tissent et brodent... Et en Afrique noire comme ailleurs, la musique développe les accents les plus purs de la solitude. Elle agrandit son palais, colore la toile du décor de féerie et dore l'étoile qui montre le chemin au cortège pieux des récitants du silence.

CONTES ET LEGENDES D’AFRIQUE NOIRE L Ion tête sa … · contes et légendes joués et mi-més, thèmes tragiques ou comi-ques de la vie courante, inter-prétés aux veillées des

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CONTES ET LEGENDES D’AFRIQUE NOIRE

L 'Afrique noire est une terre ardente où s'éclai-rent fortement les paysages de la bête et

de l'homme. Dans ce pays-là, je sais que j'ai été reconnu, moi l'étranger, moi le paysan des bords de Seugne. Il y a plus de vingt ans, j'arrivai à Dakar où je devais enseigner au lycée. Je venais de ma Saintonge où l'au-tomne est, chez nous, d'une ai-sance un peu molle, roux et vi-neux avec quelque chose de passionné qui n'appartient qu'à cet endroit. .

Je savais les disciplines d'une terre bien mise dans le mouvement lent des bœufs de labour. J'avais connu des ma-ges en sabots, des rebouteux et des sorciers. Césaire Jaume, mon grand-père, l'aîné de sept garçons, qui, avec le miel, les tisanes et les prières, aux veilles des grandes fêtes carillonnées, guérissait les écrouelles, tout comme les rois au sang bleu.

En Afrique noire, c'est ce paysan de Saintonge qui a écouté surtout la terre, la terre qui reconnaît ceux qui l'enten-dent au ras du sol. J'ai eu mes rendez-vous avec l'antilope et avec l'éléphant. Aux soirs où la brousse fa i t halte aux greniers à mil, à l'heure des contes, j'ai vu accourir les étendues et se grouper les champs en trou-peau, autour de l'homme qui monte la garde auprès de son feu. C'est l'heure où l'homme de savane, de la forêt ou des dé-serts de sable, invite, dans le cercle de la veillée, ses dieux, ses héros légendaires et la Bête qui fut au commencement du pacte avec la terre.

Mon seul but est d'es-sayer de faire partager ici le dé-sir d'aller écouter l'Afrique noire, dans ses légendes à travers cette littérature orale du folklore indigène, son épopée, ses contes, ses chansons, ses pro-verbes.

C'est seulement dans

ce qui est écrit dans notre lan-gue, celle que nous parlons, celle que nous parlons aussi en rêvant, que nous sommes ad-mis comme des personnages. Même si on connaît parfai-tement une langue étrangère, c'est toujours un étranger mal à l'aise et dépaysé qui essaye de rejoindre les héros de l'aventure écrite, et c'est comme si ceux-ci se méfiaient de vous, comme s'ils ne se sentaient pas complè-tement libres et se parlaient souvent dans le creux de l'oreille.

Et de même en Afrique noire où le conteur est dans le secret de l'histoire. Il sait la forme dans quoi il faut mouler les couleurs dont il faut enlumi-ner l'image, pour que l'accent soit mis, comme dans un pa-tois, pour que celui qui entend, entende dans la chair et qu'il y ait l'écho du sang, dans l'audi-toire.

Et c'est cela qu'ailleurs et partout on nomme littérature.

Bien sur nous ne som-mes pas habitués à cette litté-rature orale. Nous la tradui-sons et l'interprétons comme pour des enfants et nous enten-dons souvent très mal tout ce que ce folklore conserve de précieux, dans les liens de la tradition, de la morale et de l'histoire, le legs des ancêtres et de la religion...

C'est dans ce folklore que ceux qui cherchent l'homme trouvent des repaires fixes, comme les proverbes li-mitant la vie et ses marges. Et je pense à cet admirable pro-verbe Ouolof où se trouvent contenus, à la fois, la règle des femmes qui n'abandonneront pas l'enfant dans la case où la maman est morte, l'espoir dans la vie qui continue, la foi dans la miséricorde divine et le sim-ple miracle du lait intarissable :

Kou amoul n'duège, nampa mame Quand on n'a pas de mère,

on tête sa grand'mère.

I l est des arts qui se jouent des dimensions de l'espace et déroulent librement leurs accords, leurs variations et

leurs répétitions créatrices ; la musique, la danse, la littérature orale... C'est en eux que s'ex-prime le plus franchement l'âme d'une terre, le génie profond d'une race, c'est en eux que l'ac-cent est le plus sincèrement mis sur les expressions majeures de l'esprit, de l'imagination et du rêve.

La musique, non pas celle des tams-tams qui n'ont ja-mais chanté dans aucune fête de brousse, mais se contentent de parler la nouvelle ou de tisser la trame sur le métier des soirs de fêtes, la musique aide aux évasions. Les balafons égout-tent leurs notes liquides, les flû-tes et les petits violons mono-cordes tissent et brodent... Et en Afrique noire comme ailleurs, la musique développe les accents les plus purs de la solitude. Elle agrandit son palais, colore la toile du décor de féerie et dore l'étoile qui montre le chemin au cortège pieux des récitants du silence.

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La danse, c'est l'acte de foi et l'action de grâce... La danse, c'est l'art majeur de l'In-tention. En pays noir, même dans l'expression de sa brutalité la moins retenue, dans sa fiè-vre la plus délirante, dans son aveu le plus charnel, la danse propose — et ce n'est pas une image seulement — la danse propose le bond magique qui porte l'être au sommet de ses silencieux éblouissements : la peur, la joie, la mort, l'amour...

Voisines et mêlées sou-vent, la musique et la danse déli-vrent….

Des rythmes sont en

nous, qu'elles libèrent. Il est des hymnes sans paroles, pour le blanc comme pour le noir, des vivants qui jouent quotidienne-ment leur farce d'hommes, tragi-que, comique, décevante, il est des hymnes de ralliement, aux feux d'une rampe, à la halte d'un soir des villages de brousse, où il est chanté, où il est mimé, où il est affirmé surtout que la condi-tion de l'homme est souveraine et qu'il existe pour lui, une solide continuité de l'espoir.

Plus peut-être qu'en au-cune terre, l'homme noir, en celte Afr ique des soleils drus, connaît ces magiques évasions et célèbre avec ferveur ces rites qui confirment sa présence dans le grand ordre de la nature, le soutiennent et le font ainsi, par instants précieux, péné-trer dans le secret de sa sou-mission à la vie.

L'art n'est qu'une recher-che plus ou moins auda-cieuse de soi, dans l'homme. Mais le fétichiste connaît des interdits impératifs. Il a depuis les premiers accords avec la terre, jalonné ses routes, plan-té ses bornes. II a trouvé la graduation de tous les com-promis qui lui garantissent son existence dans le royaume animal, végétal et di-vin... L'imagination artistique est une audace interdite.

Le chant, la danse, sont-ils plus libres que ces techni-ques consacrées par la cou-tume et qui forment toujours la même main à l'artisan ?

Il est probable que dans ce domaine encore, la répéti-tion est la règle du jeu. Dans

la passion la plus fertile, dans l'émotion la plus affranchie, ceux qui jouent les figures du ballet de la vie ne cèdent pas à l'ivresse enchantée. Ils se défendent d'être portés dans la fièvre ingénue de l'apprenti sorcier qui ouvre en plein tous les registres. De toutes façons, musique et danse demeurent dans le domaine idéal de la fan-taisie, réaliste, évocatrice... le refuge bien défendu des saouleries de l'âme ; le "dolo" magique qui ne grise que l'es-prit.

La littérature indigène donnée par la parole a des possibilités plus finies... aurait devrais-je dire, si elle était ré-citée et comme lue, ainsi qu'on lit une fable à des en-fants. Mais en Afrique noire, on ne lit pas, on ne récite pas, on mime. Contes et légendes, évocations du merveilleux, ré-cits satiriques, poèmes épi-ques, farces, comédies, fa-bliaux, chansons d'espoir ou d'amour, chants religieux, com-plaintes... tout le folklore noire est mimé et dansé. Et non seulement la danse complète le chant ou le récit, mais en-core elle se substitue à eux dans des phases de silence où l'expression seule du mime et ses gestes, suffisent à pro-longer et développer l'histoire. Car chacun des gestes de la danse a un sens. Les Euro-péens peuvent rarement être admis à entendre ce moyen conventionnel d'expression, parce qu'en cet art, toute la finesse du jeu est dans l'ébau-che, dans la stylisation.

C'est déjà du théâtre. Et si au théâtre en Eu-

rope, on bâtit sur règles et conventions, celles du théâtre indigène, même avec un seul acteur, le griot qui joue tous les personnages, sont pres-que impossibles à saisir pour l'étranger. Car le récit, le conte, la fable ont été conçus et développés dans le climat du village. Le village conduit sa vie, il en a ordonné les ri-tes : vie réelle, vie mystérieuse, cette dernière étant la plus ri-che, la plus touffue... Alors, il n'est pas besoin pour ces gens qui sont mêlés dans la vie unanime, qui appartiennent

à une famille dont les liens se-crets sont forts, dont l'héritage est méticuleusement classé et qui ont une longue habitude de s'accorder dans les sous-entendus, les signes de clans, les gestes rituels, il n'est pas besoin d'expliquer, il suffit de suggérer.

Et c'est ainsi qu'autour du conteur qui narre et vit l'histoire dans ces représentations indigè-nes, le sel le plus précieux, la sève la plus fine ne sont pas goû-tés. L'Européen, même s'il entend la langue, ne perçoit pas l'intra-duisible, ce qui est écrit dans la marge du conte, ce que le geste évoque pour les initiés. Et que dire alors des évocations qui revêtent un caractère religieux ? Celles-là non seulement sont intraduisibles, mais elles échappent complète-ment à l'étranger alors qu'elles ont une action profonde sur les hom-mes du village dont la sensibilité est entraînée à fortifier l'écho de toutes ces intentions plus ou moins magiques, cachées dans la trame et le thème qui permettent dans l'homme de singuliers déve-loppements. Il est probable que ce qu'on peut appeler l'art dramati-que en Afrique noire, ébauches de manifestations théâtrales, contes et légendes joués et mi-més, thèmes tragiques ou comi-ques de la vie courante, inter-prétés aux veillées des villages par le professionnel, l'amateur de la soukala et de la case, trouve ses origines anciennes dans les cérémonies rituelles. Dans toute l'Afrique, depuis les premières condi t ions de l'homme avec le sol, les fêtes de la terre, aux saisons marquan-tes des semailles et des récol-tes, font danser les masques.

Cette vertu des gestes du conteur sont encore dans le jeu le plus simple d'une farce ou d'une fable, des survivances de la qualité secrète du langage qui permet de se reconnaître entre soi, d'un même groupement, d'une même caste. Il n'est pas douteux que le griot prend avec le vocabulaire des précautions qui lui permettent des audaces dont il serait incapable s'il de-vait traduire en clair ce que sa fantaisie peut avoir de provocant pour les puissances occultes....

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ou humaines, qu'il parle des dieux, des génies ou des rois.

D'où les formules, les jeux oratoires, les scènes muettes qui n'ont de sens que pour l'initié qui a été conduit à ce moment du récit, et le pour-suit, le prolonge sans le soutien du conteur... lui fait passer sans pont, un endroit difficile. Et toute une assemblée de rire et d'applaudir le talent de celui qui, sans engager personne ni lui-même, a permis à tous de fran-chir le pas, de se retrouver en-semble de l'autre côté, en terre plus franche où la fable peut re-partir librement et courir tout droit sur ses deux pieds, avant d'aller, en fin d'histoire, se je-ter comme tous les contes nè-gres, à la mer…

Le conteur ne déve-loppe la magie de son verbe que la nuit. D'abord, l'obscurité et sa secrète emprise excitent sa verve et aident à l'inspira-tion. De plus, le griot se sent protégé dans les ténèbres qui couvrent le secret, le voilent. C'est toujours en marge du se-cret qu'il va développer sa fan-taisie. Il le frôle, il le découvre pour ceux qui attendent de lu i cette audacieuse entreprise. Et les thèmes majeurs ne s'abor-dent pas sans crainte... Quels sont-ils ? Ils traitent des reli-gions, de leur ordonnance, de la fantaisie incohérente des dieux,

des rois dont la vertu est stable parce que la fidélité des vas-saux en demeure la seule et ré-elle sauvegarde... Les dieux, les rois, les femmes...

Je m'excuse. Mesda-mes, d'aller entendre jusque sous ces soleils noirs le tour-ment de l'éternel masculin. C'est encore un nouvel aveu de l'homme et de sa faiblesse... et c'est ainsi que je vous prie de l'entendre. C'est la nuit et sous le masque, sur les chemins de la fable que l'homme essaie de rencontrer la femme, la vraie, l'inconnue... le mépris dans le-quel il tient sa compagne ne suffit pas à interdire sa puis-sance maligne, sa rouerie, et surtout sa souveraine fai-blesse.

Il faut donc la nuit pour conter.

Jusqu'où ira l'insulte à sa misère de ce village à la halte d'un soir de brousse, quand on attend depuis un mois la saison en retard, la grasse pluie des semailles... quand les morts n'intercèdent plus avec l'autorité que leur prêtent les vivants de l'heure... quand on vous demande la graine du tra-vail, l'argent du travail, et vos mains de travail quand c'est l'heure d'une revanche à pren-dre sur tout ce qui opprime, sur tout ce qui n'est pas juste, sur tout ce qui fait peur...?

La nuit est bonne pour y railler sa misère, pour faire rire son mal. La nuit vous libère, cache les trous des masques de la bête qui parlera pour l'homme. Tout le monde recon-naîtra l'homme, mais il pourra demeurer en paix, le témoin et prendre sa part, quand l'arai-gnée des forêts du sud ou le liè-vre qu i parcourt la fable de la mer au Niger et va contant jus-qu'au pays Agnie où il ne pour-rait pas vivre dans l'immense forêt qui porte à bout de branche des ciels pleins d'eau, quand la tortue ou le rat viennent faire leur tour, et interrompent la lé-gende qui coulait menu, pour dire tout haut la vérité de cet endroit des hommes. Il est nuit, et la bête a toutes les audaces. Les dieux sauront qu'on n'est pas dupe. Les prêtres connaîtront qu'on les juge. Et l'homme peut rire parce que c'est l'araignée, l'araignée de Côte d'Ivoire qui a pris le train, est remontée par Agboville, est descendue à Bobo Dioulasso, a pris la route de la kola, comme un dioula, un colpor-teur, et est arrivée ce soir dans ce village de la brousse souda-naise pour dire leur fait aux puissances d'en haut et d'en bas.

C'est l'araignée. Elle a ce ventre énorme et ces pattes d'or qui lui font tisser le fil de plongée de la cime bleue des ramures qui étoffent le sommet des hautes colonnes massives des bois du Sud, jusqu'à la clairière noyée dans la pénom-bre des verts acides, des vio-lets pourris où la proie se dé-senlise pour s'arracher à la corruption de cette lumière fangeuse. Elle est à son aise, l'araignée, même dans cette nuit souple du Haut-Soudan, dont elle a appris le patois, les gestes et les signes de recon-naissance. Elle est plus fine que le lièvre, aussi rusée que lui et plus brutale que la pan-thère ou le lion. Et ce soir elle est en verve. Comme elle a craché sur le mauvais riche. Et quelle longue bile…

Le décor du conte, dans tonte l'Afrique noire, c'est la nuit sous les étoiles et la lune. Dans la forêt, sur la sa-

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vane, jeux d'ombres et de bru-mes qui se nouent. C'est l'heure immobile. Au centre du groupe qui va écouter : le griot, le feu... Tout le village est là, les vieux au premier rang de l'auditoire, les hommes, les femmes, les petits qui grouil-lent par terre, nus. Une formule ouvre la scène comme les trois coups du rideau.

Partout on goûte l'élo-quence et les morceaux de bravoure et les Ouolofs du Sé-négal sont passés maîtres dans ces joutes oratoires où le verbe se déploie dans l'hu-mour, le compliment, la louange.

Le conteur, la plupart du temps, pour les grandes as-semblées, un professionnel, un barde, qui a été convié seul ou avec un ou deux récitants et mimes, est un artiste qui ne se lance pas en plein sujet sans avoir fait ses gammes et cher-ché au ventre -et à la tête, cet auditoire devant lequel il se présente. Il a une science consommée des effets et il sait aussi bien la force des torrents du verbe qui captive et porte tout un village attentif que la vertu de la confidence. D'un trait d'esquisse, il marque une légère caricature, sans souligner le dessin, sans forcer la cou-leur. Et on voit aux passages les plus neutres. une foule avide, tout à coup rassasiée, comme une basse-cour qui vient d'engloutir à plein gosier et qui savoure des grains choi-sis un à un…

Un s i lence. . . un geste... Plus de grain au bout des doigts. Et c'est justement la bouchée la plus savoureuse que tout le monde partage. Et le rire se déchaîne. Le griot sait dire, et le ton change avec les scènes. Il presse l'allure ou la retient, module pour appeler quelque figure de l'invisible, détaille, et à petits pas dans le mystère, vous entraîne. Et voici un développement pure-ment poétique, une mélodie bien rythmée, un refrain comme de complainte, un chant parfois assez connu pour être repris en chœur. Et bruta-lement, une montée de diapa-son, une envolée de lyrisme,

ou une bordée de vocables durs comme des pierres qui se brisent, d'injures dans une tru-culente licence de mots et de grimaces quand il s'agit de la-pider le mal et de soulever tout un auditoire dans une brève révolte vengeresse des hum-bles.

La bête est souvent convoquée. L'oiseau descend, le fauve gronde.

Les genres développes par la lit-térature orale indigène en Afri-que noire sont d'inspiration my-thique, épique ou purement lé-gendaire. Les divinités cosmo-goniques ont largement inspiré toutes les légendes, en particu-lier celles du Dahomey et M. Quénum dans un bel ouvrage Au Pays des Fons nous rap-porte de fabuleuses images. L'arbre du fond de la mer que Yo, un monstre insatiable, abat à coups de hache pour avoir le droit de dévorer le genre hu-main... et ce berger au soleil, un sourd qui mène cet astre en laisse comme un caniche !

Ce berger des ciels du soir ne veut pas entendre la cla-meur qui monte de l'occident où des marchands le supplient d'arrêter l'astre eu fin de jour, sur ces marchés où ils sont contraints d'abandonner leurs vases pleins d'huile... une huile qui s'enflamme, incendiant le couchant.

La lune qui trompe le so-leil et le berne. Ils avaient trop d'enfants tous les deux. Ils ont décidé de les répandre sur la terre pour peupler le monde. Mais la lune a caché ses en-fants. La nuit, elle leur ouvre sur la voûte, la porte dérobée par où se répandent les étoiles. Et le soleil qui a tenu ses engage-ments, a jeté ses enfants en-fermés dans un sac ; ses petits qui, tombés du ciel dans la mer sont devenus les poissons.

Et tout cela du temps où l'homme pouvait se transfor-mer en fleuve et découvrir les savanes jusqu'à la mer, le temps où la bête métamorpho-sée sortait de la brousse, venait habiter une case d'un village et se liait d'amitié avec les chas-seurs... C'était le temps où le ciel qui était une immense nour-

riture, la plus grasse et la plus abondante des viandes, tou-chait presque la terre. Les hommes rampant sous cette mâne céleste, savaient des siestes heureuses, jusqu'au jour où ce paradis des premiers âges remonta dans les étoiles, parce qu'une vieille femme sotte, en écrasant son maïs, heurta le ciel de son pilon. C'était dans le temps où la mort était un beau voyage qu'on en-treprenait à son heure, après s'être paré comme pour une fête, et recevoir dignement le récadaire de dieu, le messager qui se faisait reconnaître.

Les noirs dans tous les domaines de l'art ont fait une large part à leurs dieux, à leurs héros nés dans l'empire surna-turel des principes mâles et fe-melles de la nature, les fils de la Bêle et de l'Homme, de l'Elé-ment et de la Femme.

Au Dahomey, la Mer a épousé une fille des hommes. Dans une crique au sable fin, à la saison des prémices, dont on venait faire l'offrande à la lon-gue eau verte, les tams-tams, chaque année chantaient les accords avec la terre qui don-nait son maïs, ses ignames et ses fruits. Le bois accompagnait jusque sur la lagune, les cortèges chantants des filles parées de coquillages et de fleurs. Les prêtres et les sages, à l'heure du flux, appelaient la vague et la nier venait chercher sur la plage les couronnes de feuilla-ges et les présents de son peu-ple. Il venait lui dire que l'année avait été grasse, que la bête de chasse avait donné de lourdes viandes pleines de sang. Et les jeunes mères venaient présen-ter à l'océan leurs derniers nés, leurs beaux enfants.

C'est à une de ces fê-tes que la Mer remarqua cette fille noire et l'aima. Le soir, elle venait à ses amours dans le vent doux, mouillait les pieds nus de son amie et lui parlait avec ces mots qu'aiment les jeunes femmes. La f i l le chantait au soir vert. Et la Mer eut un enfant de cette fille des cases, un enfant de la brousse et de l'onde, Agassou, le léopard qui est au commence-ment d'un clan et d'une race.

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Abbey, mon piroguier des ma-rais du Sénégal, Abbey qui sait les vents et les courants du grand fleuve, m'a conté la belle légende des f ils du Vent. Le Vent revenait d'une longue course autour des îles, 11 avait porté à pleines voiles les vais-seaux sur la mer. Il avait charrié les pluies sur des savanes qui appelaient l'eau, il avait bouscu-lé la saison en retard et fait les annonces des printemps de la terre. Il avait fai t son métier de vent. Il était las. Le soir venait sur ces plaines lentes. Qu'elle était belle la paix de ce petit vil-lage de-pécheurs dont les feux s'allumaient. Les collines fon-daient dans une brume bleue. Des grands oiseaux remon-taient de la mer, cinglaient pour venir reconnaître ce feu des hommes. Comme une halte se-rait bonne dans ce pré aux her-bes molles. Et il était si las... Et le vent se laissa porter sur ce pré, comme une mouette se pose, s'étendit, s'enferma dans ses ailes de cotonnade bleue et s'endormit. C'est là que le trou-va cette fille du village qui re-montait de la rive avec sa cale-basse d'eau sur la tète. Elle re-connut cet étranger de sou rêve de femme, cet étranger qui dor-mait dans ses cheveux d'homme. Il était beau. D'une main légère elle mouilla le front du voyageur et ses lèvres, et les paupières du vent que ternissait la poussière du désert rouge. Le Vent s'éveilla, regarda cette en-fant des hommes. "T'a-t-on dé-jà dit que tu étais belle ?" On ne lui avait jamais dit. "Qui t'aime dans le monde ?" Elle avait répondu : "Quelqu'un qui viendra d'ailleurs... " "Tu ne sais pas son nom ?" avait de-mandé le Vent... Alors, la fille lui avait souri et tendrement elle avait murmuré : "Voyageur quel est ton nom ?"

II l 'avait épousée comme un homme. Il avait mar-qué une halte dans ce village et la veille des noces, pendant que tous dormaient il avait ouvert ses ailes pour aller chercher dans ses lointains royaumes les riches présents dont il voulait parer celle qu'il aimait. Ils eu-rent trois enfants, le Vent et la femme. L'aîné est le vent de la mer. Son père vint le chercher

quand il devint vieux. La fille qui naquit la seconde apprit les ma-riages de fleurs et d'abeilles. C'est le vent des jolis prin-temps. Le plus jeune avait l'âme triste. Il avait vécu long-temps dans les pagnes des femmes. Il était doux, il était bon. Il est resté sur le fleuve et les pêcheurs le connaissent.

Je revois à l'arrière de ma pirogue qui descend vers Saint-Louis après une chasse aux sangliers sur les marais et par les dunes, je revois mon compagnon de chasse et mon ami aux bras bleus, Abbey le pi-roguier, petit cousin du Vent, par les femmes. L'aigle pêcheur, sur la rive, dans un bouquet de palétuviers, vient de jeter son cri. cet appel du Fleuve qui commande aux renversements du flot et aux marées. Et les eaux chantent. Ce doit être aussi l'heure du vent, de ce der-nier enfant qui vient encore de jouer sur le pré et soulever les lessives. Abbey a tendu sa voile. Deux doigts dans les lè-vres, il siffle, il appelle le vent : Fris... fris... mon boie... Viens petit, viens mon petit frère. Et la voile se gonfle...

Toute une poésie de la terre a fertilisé les amours des Dieux et a inspiré l'homme noir, dans toute l'Afrique, pour l'ima-gination d'une littérature se-crète où les filiations sont éta-blies et honorés les totems des origines mythiques. C'est la litté-rature des miraculeux accords passés à l'origine du monde,

quand s'organisaient les des-cendances du Soleil, du Fleuve, de la Mer, et jusqu'au pêcheur Bozo, et jusqu'au minuscule poisson sacré de la mare.

Pour ce qui est des poèmes religieux, ils sont d'ha-bitude transmis par les prêtres et peu introduits dans la masse qui en connaît ce qui est donné pour chanter en chœur ou psal-modier comme des récitants. Et d'une façon générale les my-thes sont assez mal connus.

A près les dieux, les rois. Presque tous les chefs de royaumes, les conquérants, les bâtis-

seurs des empires noirs, les chefs de clan qui portaient la guerre et les pillards d'enver-gure ont attiré l'attention sur leurs hauts faits et donné ma-tière à la chanson de gestes. L'épopée occupe une grande place dans la littérature orale. Mais elle a évolue dans sa forme et le côté historique a été souvent remanié et retravaillé dans le ferment du merveilleux et de la magie.

Du temps des grandes dynas-ties, tous les principes de l'heure avaient attaché à leur cour, le griot de la louange, celui qui mettait au point la ver-sion officielle des amitiés, des haines, des gloires du souve-souverain et composait les pa-ges d'histoire. Beaucoup de ces fragiles épopées sans trame se sont déchirées avec

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le temps, mais il en reste les principales.

Dans tout le Soudan on répète encore celle de Soundiata Keïta qui fonda l'empire Mandingue. Soundia-ta l'avorton, le contrefait, qui dans sa laideur prenait la res-semblance de la bête. Un pou-voir devait le transformer de façon magique en un géant si fort qu'il pouvait revenir de la chasse avec un éléphant sur les épaules ; et la légende épi-que dit comment il rassembla ses guerriers pour lutter contre son puissant voisin, le meurtrier de son père, comment il per-suada à sa sœur Diégué de teindre vouloir épouser cet en-nemi qui était invulnérable. Diégué se refusa tant qu'elle n'eut pas obtenu de son futur époux l'aveu de ce qui faisait son invulnérabilité. Et c'est le développement de la ruse fé-minine, l'homme amoureux qui confie qu'il ne peut mourir que d'une flèche magique dont la pointe est faite d'un ergot de coq blanc. Un sorcier habile se chargea de fabriquer pour Soundiata l'engin mortel avec lequel il partit en guerre contre son ennemi qu'il devait ren-contrer près de Koulikoro... Combat... Feux du ciel... et dans le tourment de la terre épouvantée par cette lutte ti-tanesque la disparition magi-que du vaincu que la flèche a touché comme il enlevait son cheval pour franchir le Niger... et par terre, ce qui en reste, un petit bracelet d'argent...

Le pays Mossi connaît aussi de belles épopées où les guerriers à cheval vont à la li-mite du sang de leur monture et leur arrachent leur dernier effort pour la suprême course, en leur plantant jusqu'au man-che, dans la croupe, le petit poignard de guerre. L'épopée sénégalaise, celles du Caior et du Djolof ne sont pas moins riches. Et sans doute que quelque barde, quelque trou-badour de la Nouvelle-aux-grands-pieds travaille à celle des Amazones dahoméennes.

La chronique Agnie relate les discordes des fils d'Ezchiré et des Dankiras. et leur origine à la chute miracu-leuse de ce sabre à poignée

d'or qui venait du ciel et se bri-sa.

Toujours la légende se mêle à l'épopée. Les légendes sont innombra-bles. Elles font intervenir les puissances secrètes et mêlent les dieux aux personnages du surnaturel. La fantaisie ne connaît pas de limites et les actions les plus extraordinaires sont accumulées dans la plus franche naïveté. J'ai rapporté à ma manière une légende de Haute Côte d'Ivoire. Les Traces du Temps Perdu que je tiens du chacal. Le Chacal était un vieil homme qui m'avait fait connaî-tre des amis, comme je pas-sais à Bobo-Dioulasso. Une bien curieuse figure de chas-seur. Ancien soldat, il avait fait en 1914-1918 la guerre sur les fronts de la Somme et de Ver-dun. Il avait rapporté de Paris un souvenir, une montre et qui marchait. Ce chacal savait l'heure. Il en vivait. Il vendait l'heure comme d'autres ven-dent de l'eau ou des kolas. Son histoire est merveilleuse, de cet envoûté de la chasse. Il avait dû tuer le chacal de fa-çon interdite. Et à la lune rousse, il y a des lunes rous-ses sur les savanes soudanaises comme sur les marais de Sain-tonge, il avait commencé de s'en-tendre appeler dans le soir vert où la bête aussi se démoule, et il avait reconnu la voix : la femelle du chacal qui avait perdu son en-fant... Et l'homme va à ces ren-dez-vous. Les sorciers n'y ont rien pu, ni par onguent, ni par sortilèges ou contre-maléfices...

Et voici ce que m'a raconté le Chacal. Il y avait un chasseur fameux qui lui aussi avait été ensorcelé par la brousse et une fabuleuse Biche noire. II partait dans la forêt où l'appelait sa belle, parlait avec elle dans cet amour si terrible qui rapproche l'homme des bêtes. Il ne chassait plus. Les éléphants venaient casser les villages. Les grandes trompes qui sonnent la nuit sur les champs de mil ne ré-ussissaient plus à détourner les troupeaux, qui venaient jusque dans l'odeur de l'homme et des chiens…

Et un jour, le chasseur ne revint plus. Des années passè-

rent. On le crut mort. Il avait un garçon qui avait pris de la taille et qui commençait à être de forte chair. Ce sont les sorciers qui du-rent lui conseiller cette entre-prise : retrouver la biche noire et les traces de son père. A ce prix, il pouvait espérer devenir le chef des chasseurs du village. L'enfant partit avec un grand panier et un couteau. Oui, un couteau, car ces traces, ces marques dans la brousse des pieds nus de son père, il devait les lever en pla-ques fines, avec sa lame, et les rapporter dans un panier. Dans la boue séchée des premiers mari-gots, il releva facilement les pas du chasseur, et pendant des lieues, dans la forêt, les traces du temps perdu étaient si lisibles, qu'on ne pouvait se tromper. Ici, les sangliers avaient usé leurs défenses au tronc des arbres, là les fourmis avaient dévoré des bêtes vivantes... les rivières vaga-bondaient et, sortaient de leur lit... Heureusement qu'il y avait cette liberté dans le cours des eaux vi-ves, car à un passage de rochers rouges où les traces de son père s'étaient effacées et où l'enfant risquait de perdre sa piste, il fut bien heureux de faire amitié avec un ruisseau qu'il emmena avec lui dans sa randonnée. Ils jouèrent longtemps sur ces cailloux et le ruisseau qui voulait courir à la mer, disait : "Allons nous en", "Allons nous en..." il fallait bien le temps à cette eau qui jouait là de détremper le caillou, de ramollir pour que la fine lame du couteau puisse lever, et pas à pas, les tra-ces, comme de fines semelles.

La légende conduit jus-qu'à la biche noire qui aima aussi l'enfant.

Et un jour, au village, on vit revenir un vieux chasseur. Il dit : C'est moi. Je n'entends plus la douce voix de la Biche. La forêt est désenchantée... On ne le re-connut pas, cet enfant qui était parti à la recherche du temps per-du dont il vit l'image dans la cale-basse où on lui donnait à boire. Dans l'eau il vit un vieux sans dents dont la barbe était blanche.

J'ai raconté aussi cette lé-gende de Tapou, le danseur à plu-mes, que j'ai recueillie en Basse Côte d'Ivoire et dont je n'ai retenu que la profonde poésie du cou-rage et du sacrifice, pour que les harmonies de la vie unanime qui

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règle les accords de la brousse, de la bêle et des hommes, continuent de faire chanter la paix des jours.

Tapou était un des danseurs du ballet de la chasse, celui, qu'on danse avant d'ouvrir le feu, les sava-nes, avant de cerner dans les flammes au centre du cercle rouge qui se rétrécit, les élé-phants massifs, les hauts pa-chydermes qui brûlent debout, dans leur cuirasse grise.

Comme toutes les nuits, depuis qu'avaient été faite l'annonce de la fête, l'Oi-seau vint près de la natte où dormait Tapou. "C'est toi... ?" "C'est moi, disait l'oiseau". "La brousse m'a choisi, demandait Tapou". "Elle t'a choisi". "Et c'est moi qui... ? " "C'est toi..."

Dans ce ballet des danseurs à plumes qui devait durer jusqu'à la première aube de chasse, vingt jeunes

gens allaient user leurs mus-cles et leur sang et l'un d'eux qui chaque année était en se-cret averti par l'oiseau, rece-vait en plein bond, au sommet de la danse, la flèche magi-que, la flèche du ciel. Et il re-tombait percé au cœur. Les femmes couraient se pencher sur ce corps dans l'aire de sa-ble, pour reconnaître leur en-fant.

Chaque nuit, l'oiseau venait faire répéter à Tapou les éblouissantes figures du ballet de la mort, lui apprenait à se parer des plumes blanches et à réussir le bond au soleil. "Tu m'as promis, disait le danseur à l'oiseau, tu m'as promis que ma mère n'en saura rien". "Ta mère ne te reconnaîtra pas". "Je te crois. Et tu verras comme je saurai mourir"... Les masques ont dansé toute la nuit. Tapou était infatiguable. Il était la danse. Il n'était plus qu'une plume blanche soulevée aux flammes du feu qui annon-çait à la bête que demain les chasseurs iraient au rendez-vous de la viande, la viande ma-gnifique pour tous les ventres... Tapou était l'âme de ce jeu. Seul, maintenant sur l'aire de sable, il s'élançait. La flèche l'atteignit très haut dans le ciel où fondaient les premières blancheurs de l'aube. Il ne re-tomba ni sang ni chair... un

petit paquet de plumes que le garçon portait au cimier de son casque.

La Bête pourrait-elle être moins généreuse, quand pour éclairer la nuit des hom-mes, dans un village de la chasse, une foi si ardente et si pure, réussit à dépouiller de sa chair le petit danseur à plume qui a entendu le messager de la brousse, l'Oiseau ?

Les géants occupent une grande place dans les évocations légendaires, ceux de la naissance du monde et de la Grande Eau, que se par-tagent les pêcheurs du Niger et les paysans de la savane sou-danaise. Le folklore du littoral et particulièrement celui du Séné-gal donnent de beaux exem-ples de cette facilité dans le gigantesque. Et je vais vous dire celle de Sadigali.

Un jour Sadigali partit

à la chasse avec un de ses

deux amis, tandis que l'autre restait sous un baobab à pré-parer le repas. Au retour, le géant trouva la calebasse vide. II entra en fureur. Le compa-gnon chargé de la cuisine lui dit qu'un diable était descendu de l'arbre et avait récuré les cale-basses, mangé riz et viande... Le deuxième jour, c'est l'autre compagnon qui prépara le dî-ner, et raconta la même fable au retour de Sadigali. Le troi-sième jour, Sadigali resta sous le baobab, et les chasseurs re-vinrent à temps du bois pour assister à une lutte terrible du géant et du diable.

Sadigali dans une belle dépense de toutes ses forces, avait arraché le bao-bab, l'avait lancé en l'air et l'arbre immense s'en était allé très loin, très loin, tomber dans l'œil d'un bébé porté noué dans le pagne au dos de sa mère. Bébé géant d'une femme géante...

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Le bébé n'avait pas fini de pousser son cri que l'arbre avait fondu dans l'eau de son œil. Mais la mère entrait dans une terrible colère, arrachant la colline pour écraser Sadigali et ses compagnons. Les trois hommes s'enfuirent.

La femme allait les re-joindre quand Sadigali aperçut près d'un puits, un berger lé-preux qui faisait abreuver ses bêtes. Il le supplia clé leur don-ner refuge. Alors, l'un après l'autre, le berger les prit du bout des doigts, et les cacha dans un pli d'étoffe de son boubou, en roulant un peu la cotonnade autour de la cein-ture de corde. Quand la femme arriva elle questionna le berger qui ne voulut pas répondre. Combat de la femme et du lé-preux... Le gardien de trou-peau eut le dessus. La mégère abandonna la lutte. Quand elle fut loin, le lépreux dénoua sa ceinture pour délivrer Sadigali et ses amis. Il ne restait plus trace des trois hommes. Ils avaient été dévorés vifs par les poux du berger. Et avant que la légende revienne à la mer, le griot demande lequel était le plus fort, de celui qui arrachait des arbres, de l'enfant qui fai-sait fondre un baobab dans l'eau tiède de son œil, de la femme qui arrachait avec ses mains des montagnes ou du berger dont les poux avalaient des hommes. Beaucoup de légendes mettent en scène des animaux fabu-leux, des monstres... Ainsi au pays Mossi le serpent à la pluie d'or, la bête du fond du puits, qui recevait chaque année, en sacrifice une fille des hommes, et l'entraînait dans son antre, jusqu'au jour où le fiancé de ta belle qui avait été désignée pour être offerte au monstre, trancha du sabre la tête du serpent dont le sang s'égoutta sur les sa-vanes, en pluie d'or.

Les pécheurs du Ni-ger et les Bozos de la Bézen-ga savent la légende du pois-son merveilleux portant à la gueule l'anneau de servitude des puissances de l'onde, au royaume du lamentin.

Les nomades de

Mantitanie racontent aux soirs verts des tehtes, les fabuleuses prouesses des troupeaux des Djennouns, ces génies du vent et des tourbillons de sable, qui mè-nent paître des gazelles à leur marque.

En pays Fon, c'est en-core un géant, Gbodja, et un grand chasseur, qui, après une vie aventureuse au plus secret de la brousse, et maints chan-gements de forme, de la feuille à la fourmi, de la fourmi à l'oi-seau, redevient l'homme au pays de la bête, l'hippopotame qui le poursuivait. Pour échap-per, et usant de sa dernière for-mule magique, Gbodja lit un trou dans la terre, s'enfouit et ordonna à la colline de s'enfler démesurément sur lui. C'est ainsi que le mont Djalonkou sortit de terre.

Toute une poésie fraî-che, naïve, s'attache souvent à ces légendes où les amours des hommes, des bêtes et des plus nobles figures de la terre, sont chantées avec une ferveur qui surprend l'Européen. Une imagi-nation fleurie, touffue, et qui ré-serve à chaque tournant de la fable d'étonnantes surprises.

C'est la lionne qui folâ-tre et joue sur la colline avec l'œuf du Fleuve... Vous avez bien lu. C'était du temps que les Fleuves pondaient des œufs. C'est la bête sans couleur, le caméléon qui monte dans J'arc-en-ciel à part ir de ces grottes où à son pied, les noirs

trouvent des grains d'or fondu. C'est cet enfant du Genou, qui refuse de cuire dans la marmite où l'a enfermé sa marâtre... C'est la horde des fourmis qui entreprend de faire le tour de la terre pour chercher l'endroit où le soleil se couche... C'est !e fantastique dessin animé, primi-tivement colorié où la nature li-bre retrouve dans la fantaisie, dans le geste, son ardeur la plus neuve et ses accords les plus précieux.

L es contes, plus brefs, plus condensés, servent en pays noir à illustrer la coutume, à imager la

sentence, à développer les ima-ges du bon sens. Si les person-nages de la fable, les acteurs, la plupart du temps des animaux, varient avec la contrée, on re-marque que ce folklore courant, cette menue monnaie de la litté-rature orale, présente des identi-tés qui frappent. Il y a eu et il y a toujours migration des contes, apports et échanges, mais les similitudes dans l'inspiration amènent à penser à l'identité des réactions morales dans des milieux où la vie est pareillement orientée et limitée.

Nous n'ouvrirons pas le débat sur les influences de l'orient et nous ne chercherons pas les traces du conte sur tou-tes les pistes des colporteurs.

Ce qui est intéressant, c'est l'identité du fond humain.

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Les protagonistes types qui jouent dans le conte sont : le lièvre en savane, l'araignée en forêt. Tous deux incarnent la ruse, la subtilité et la finesse. Les personnages secondaires sont l'hyène qu i joue souvent le rôle de bouc émissaire, la tor-tue dans le sud, et tous les ani-maux de la brousse, le lion, la panthère, l'éléphant, le chacal... Le lièvre joue les rôles qui sont chez nous d'Europe, réservés au renard. C'est le meneur de jeu.

" On croit dire la der-nière du lièvre, et il exploite une nouvelle ruse, tandis qu'on ra-conte... " Ainsi s'exprime le griot au début du conte de Pankia, du pays Somogo.

Le Roi un jour convo-qua le lièvre : " On dit que tu es le plus rusé des animaux et je veux te mettre à l'épreuve. Prends ce morceau de fer et porte le au forgeron. Tu lui de-manderas de me forger ce que je désire... A toi de deviner... "

Le lièvre s'éloigna avec le morceau de ferraille. Quel-ques jours plus tard, le Roi vit arriver à sa cour un animal étrange vêtu de calebasses dé-coupées et qui prononçait des paroles inintelligibles. Il réunit tous les animaux pour leur de-mander si quelqu'un savait le nom de cette bête fabuleuse. Personne ne répondit.

" Si le lièvre était là, dit la voix d'un compère, il aurait vite fait de nous renseigner ".

" Oui, mais le lièvre est parti faire forger un mors de bride dont j'ai envie " dit le Roi.

A ce moment, on vit la bête inconnue se soulever sur ses deux pattes en chantant : " Pankia... Pankia..." Puis s'éloi-gner toujours dansant, toujours chantant. Dès qu'elle fut dans là brousse, la bête se dépouilla et notre lièvre débarrassé de son attirail de calebasses, de courir chez le forgeron pour lui de-mander de forger un mors de bride. Le lendemain il apportait au Roi la pièce forgée. " Si tu avais été là hier, dit le Roi, tu nous aurais tiré d'embarras". Et il conta l'apparition de la bête inconnue. " Je la connais, dit le

lièvre, c'est Pankia..." Et voici un conte du

pays Gourounsi où le lièvre af-fronte le lion. Ils aimaient la même fille. Le lièvre se vantait par toute la brousse d'extermi-ner bientôt la race des lions. Un jour qu'il était las, il entra dans le ventre creux d'un baobab sa-cré où demeuraient des génies qui le saisirent par les pattes et l'ayant fait tournoyer comme une fronde, l'envoyèrent tomber loin dans la brousse.

Le lendemain le lièvre provoqua le lion qui lui donna la chasse. Le lièvre alla se réfu-gier derrière le baobab et de là il dit : " Je suis hors de ton at-teinte dans le ventre de ce bao-bab. Tu ne peux rien contre moi ". Le lion se précipita et bondit dans le creux de l'arbre. Il n'y resta pas longtemps car les gé-nies l'ayant lancé dans les airs, il vint s'écraser de toute sa masse dans le sable.

Alors le lièvre alla cher-cher la fille, la conduisit auprès du lion, lui montra l'énorme bête étourdie et pantelante et lui dit :

" Voilà... " Dans toute l'Afrique

Noire on conte cette histoire, qui se répète en changeant seulement de forme, du lièvre, du roi de la terre et du roi de la mer.

Le lièvre traînant une grande corde vint trouver le roi de la mer et lui dit : " Tiens le bout de cette corde et tire... " Puis il s'en alla chez l'éléphant roi de la terre et lui donna l'autre bout de la corde en lui deman-dant de tirer de toutes ses for-ces. Dans certains contes le so-leil est attaché au milieu et il s'agit de l'amener à se coucher dans les flots verts ou sur les savanes. Les deux rois s'épui-sèrent à tirer pendant de lon-gues années et le lièvre en riait à s'en décrocher la mâchoire. Tirant toujours, on doit se de-mander comment, mais le conte le dit, les deux grands animaux se rencontrèrent. Après expli-cations, ils comprirent qu'ils avaient été .joués. "Ce gredin ne mangera plus de mon herbe" dit l'éléphant. "II ne boira plus de

mon eau " dit l'hippo. Mainte-nant, quand le lièvre vent man-ger ou boire, il s'habille dans une vieille peau de chèvre pour ne pas être reconnu. On pourrait ainsi en citer à lon-gueur de page. Je veux encore dire ce conte Ouolof qui souligne tous les défauts de l'hyène(1). Il devait se donner une grande fête dans le ciel et tous les animaux y avaient été conviés. Pour monter dans les airs, tous s'y étaient pris à l'avance et les plus lourds étaient partis devant. L'hyène traînait encore sur In terre quand elle ren-contra l'araignée. " II y a une fête dans le ciel, aujourd'hui. dit-elle, y vas-tu ?" " Oui ", répon-dit l'araignée. " Je ne sais com-ment monter dit l'hyène, tu de-vrais m'aider." "Je veux bien si tu dois être discrète et ne dire à personne comment nous avons fait". L'hyène promit de ne rien dire. Alors l'araignée commença de tisser sa toile et de cracher des fils et des fils, et jusqu'au ciel. Et l'hyène n'eut qu'à monter der-rière elle comme à une échelle de corde. Les fêtes étaient déjà commencées, les tams-tams sonnaient, les griots chantaient, et on apporta les viandes. L'hyène mangea goulûment. Ja-mais elle n'avait en si abondante chère, et le plaisir de se gaver l'excitait, l'enivrait, si bien qu'à la fin du repas elle commençait à parler à tort et à travers. Le lion, la panthère et tous les autres ra-contaient comme des exploits les élans qu'ils s'étaient donnés, les sauts, les bonds de géants qu'ils avaient réussi pour monter au ciel. Et toi ? demandèrent-ils à l'hyène. J'ai promis de ne pas le dire. Allons, allons... L'araignée... mais j'ai promis de ne pas le dire. Allons, allons... L'araignée a tissé sa toile et... mais j'ai promis... Allons, allons... L'araignée a tissé son fil et je suis montée derrière elle.Puis gorgée, repue, saoule de viande, l'hyène s'endormit tandis que les

—————– (1) R. GuiLLOT. -- Contes d'Afrique

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animaux se divertissaient aux jeux qui avaient été organisés après le festin. Elle dormait en-core à l'heure qui avait été fixée pour quitter le ciel, et quand elle s'éveilla elle vit que toutes les bêtes étaient revenues sur la terre ainsi que l'araignée qui ne l'avait pas attendue. Alors l'hyène se mit à gémir et sup-plier qu'on l'aidât à descendre. Et elle entendit une voix qui di-sait :

" Voilà une bande d'étoffe, un bâton, et un tam-tam. Tu descendras le long de l'étoffe et tu frapperas sur le tam-tam quand tu auras touché terre ".

L'hyène avait à peine commencé sa descente que du ciel, on entendit un grand coup de tam-tam. Et aussitôt, la bande d'étoffe se déchirait. Juste au-dessous de l'hyène se trou-vait le squelette d'un arbre brûlé dont les branches étaient poin-tues comme des épines.

" Tourne-toi... tourne-toi... " criait l'hyène à l'arbre. Tant pis pour toi hurla-t-elle en lui arrivant dessus.

Et elle se déchira le flanc profondément. Elle était persuadée d'avoir f a i t à l'arbre un très grand mal et avant de s'éloigner, se moqua de lui. Son ventre crevé saignait tout au long de la route et au lieu de se hâter vers sa maison pour se panser, elle s'attarda auprès d'un cada-vre de chien pourri dont la mâ-choire décharnée grimaçait. Et la bête stupide creva, ayant perdu tout son sang, en face de ce .squelette desséché à qui elle voulait défendre de rire.

Voici un conte souda-nais dont la fantaisie est pleine d'humour. Il a pour titre : "Une fameuse glissade" (1). Quand la femme mit au monde son fi ls, le père f u t bien obligé de l'aider aux soins du ménage, et de faire la cuisine. Il le fit d'ail-leurs de bonne grâce. Un jour, comme il apportait à manger un plat de riz à son épouse, l'heu-reux père glissa sur la terre hu-mide, devant la case... Jusque là rien d'extraordinaire.

Quand le fi ls eut vingt

ans, il demanda respectueuse-ment à sa mère ce qu'était de-venu ce père qu'il n'avait jamais connu.

— Mon enfant, lui dit-elle un jour, tu venais de naître, ton père m'apportait un plat de riz. Il a glissé devant la porte. Tu pourrais croire qu'il est tombé. Non. Il a simplement glissé.

— Et alors, maman ?... — Alors je pense qu'il glisse

encore. — Pourquoi ne pas me l'avoir

dit plus tôt ?... murmura l'enfant. Il sella son cheval, l'en-

fourcha, piqua des deux... et par t i t à la recherche de son père. Il traversa un village où il y a dix-huit ans, on avait vu pas-ser un homme portant un plat de riz et qui glissait, plus loin, il trouva des vieux qui se souve-naient avoir vu glisser un homme portant le même plat de riz fumant. Il y avait dix-huit ans de cela. Il courait, ce fils zélé, il courait à essouffler son cheval. Et bientôt, avant qu'il ait encore rien vu... miracle... Il sentit l'odeur de ce riz. Il poussa sa bête. Le sang aux éperons, il poursuivit cette odeur.

En haut d'une colline, que vit-il? Un homme, un homme qui, sur la pente, un plat de riz à la main, glissait, glissait tou-jours... Il le rejoignit. Il lui dit :

— Salut, père... Il le retint, l'arrêta. Le

prit en croupe sur son cheval. Ensemble ils revinrent à la maison. La mère souriait sur le seuil.

— Tiens, voilà ton riz, dit l'homme. Mais comme l'enfant a grandi !

— N'est-ce pas... ! dit la mère. Quand le griot se re-

pose, que l'attention est lasse de suivre le conte qui enchaîne le merveilleux à longueur de nuits, au merveilleux toujours renouve-lé, c'est l'entr'acte de la veillée sous la lune. On se délasse au-tour du conte minuscule qui fa i t rire, on pose la question qui soulèvera le palabre.

Un homme, sa femme et sa belle-mère, en pays Mossi allaient à pied ensemble au vil-lage voisin. En passant près d'un marigot, les deux femmes

s'approchèrent de l'eau pour boire, et en buvant, chacune d'elles laissa tomber un de ses yeux dans la vase. L'homme plonge, fouil le le fond du mari-got et remonte n'ayant trouvé qu'un œil. A qui doit-il le don-ner ?

Et cet autre : l'homme descend du grenier d'où il a je-té dans !H cour, pour sa femme, le mil qui servira à pétrir le gâteau. Quand il arrive en bas de son échelle, il entend sa femme lui dire : "Viens donc m'aider à sortir du four le gâ-teau..." Pour ne pas être en reste l'homme le lendemain va à la chasse. Il tire une gazelle à l'arc, rejoint la gazelle à la course avant la flèche, poignarde la bête. II entend un sifflement. C'est la flèche qui arrive. Il l'ar-rête d'une main et la remet dans son carquois. Quel est le plus rapide ?

La devinette, le proverbe,

servent à détendre l'assistance. Le proverbe mériterait des étu-des spéciales, car dans toutes les régions de l'Afrique Noire, il est à la fois un résumé et une somme. Certains sont de petits chef-d'œuvres, tissés dans la trame la plus subtile, la plus rai-sonnable, la plus spirituelle qu'ont filé des siècles de veil-lées.

Ils donnent l'expression de la profonde sagesse de ces vieux qui, dans les cases ont la parole, traitent avec les dieux et veillent à ce que la coutume soit forte et honorée...

Le proverbe, c'est un filet qu'on jette et qui prend des poissons brillants dont la chair est bonne.

Dans les palabres, les joutes oratoires, le proverbe est très en honneur. Il permet aux érudits de s'élever au-dessus du ton banal et de ne pas s'écarter du vrai terrain des sages. Le jeu des proverbes est à rebondisse-ments, comme celui de la balle.

On lance un proverbe et il en suggère un autre qui rebon-dit. Cascades...

————— (1) R. GUILLOT. — Nouveaux contes d'Afrique

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L 'Afrique a ses hymnes dont la ferveur est bien émouvante, ses odes, ses chants funèbres,

ses poèmes d'amour. Qui dit que je ne reverrai pas la savane Est-ce l'arbre. Est-ce le fou, Est-ce la tortue ou ma mère ?... dit ce chant de Baoulé.

Les chansons forment une partie non négligeable du folklore. Il est des chants gra-ves et tristes comme des com-plaintes du désespoir, de gra-cieuses, de fraîches, de naïves. La chanson donne souvent en bref, avec les refrains des chœurs, une figura-tion minuscule du théâtre.

Au désert des Touareg, aux haltes de la lente, c'est, à l'heure du "Tour d'amour" les improvisations poé-tiques des amants de la plus belle quand chante l'am-zad, le petit violon monocorde.

La poésie qui a déjà eu sa part dans les légen-des, les chansons de gestes et les épo-pées que colportent les conteurs de la Nouvelle, se déve-loppe librement dans les chants et particulièrement dans les chants d'amour. Les Peuls qui prennent le temps de vivre la vie, dans la paix des étendues, sont des poètes bergers dont la formule et la sincérité de l'ac-cent sont franchement émou-vantes. Ils suivent au pas lent des troupeaux, la vie dont ils sa-vent les haltes fraîches, les haltes des soirs qui chantent, les haltes de la joie, de la vache, de la femme... Ils sont à l'aise dans l'improvisation du bel ac-cord des vivants, dans l'amour.

L'amante qui attend a pour l'aimé une parole sucrée comme le lait de la vache, la vache qui est la reine de leur monde. Et elle dit cette amante : Le ciel de mon cœur te couvre...

Voici un chant Peul du Macina qui m'a été communiqué der-nièrement par Théodore Mo-nod, Directeur de. l'Institut Fran-çais d'Afrique Noire, un chant emprunté à la littérature pro-fane du berger qui se contente de chanter le soleil, la nuit, sa vache ou sa mie et si émou-vant dans l'expression de la simple harmonie d'un beau rè-gne :

Ohé, nuit joyeuse... Tu apparais avant que le soleil ne pointe, brille, monte... Tu ternis puis tu éclipses sa lumière. Tant

que tu dures les veaux restent entravés, et les plus jeunes d'en-tre eux restent couchés.

Ohé, nuit joyeuse... Tu es une occasion pour faire ré-sonner les tams-tams, frémir les flancs des noirs. Tu es mon mo-ment préféré, temps où j'aime à épauler ma lance et mon bâton de pâtre, pencher légèrement ma tête pour les empêcher de tomber, saisir et pincer les ban-des de ma guitare. Je m'en-fonce par les petites pistes, je trottine vers les pâturages de nuit.

Ohé, nuit noire... par toi je vais dans la haute brousse y chanter pour toi un chant qui transporte. J'étends mon vêtement sur une termi-tière. Mes bœufs qui ont franchi la haie du parc se dispersent

dans les hautes herbes. II n'y a ni mouche, ni épi de mil, ni es-saims d'insectes piqueurs.

Le vacarme du village s'est perdu dans le lointain. C'est alors qu'il devient agréable d'écouter la guitare.

La lune n'a pas paru. Sa lueur n'a pas incendié le ciel, ni effacé la beauté des étoiles. Mes bœufs grouillent et paissent, et au-dessus de moi, les étoiles brillent, étincellent dans l'obscurité. Elles s'élan-cent dans l'espace, rayent le ciel et l'illuminent.

Celui qui fait paître à la belle étoile engraissera sûre-ment son bétail. Le désir d'en-graisser le mien est le seul motif qui m'a fait interrompre mon sommeil, aux côtés de Diko au teint clair, aux cheveux longs et lisses.

Elle répand une odeur suave et ne pue jamais le pois-son. Elle n'exhale pas de sueurs comme les ramasseuses de bois mort. Elle ne porte pas sur la tète la plaque sans cheveux due aux fagots de bois. Ses dents sont blanches, ses yeux semblables à ceux d'un faon premier né de la gazelle mohor, gavé au lait d'une mamelle qui en laisse couler pour la pre-mière fois. Ni son talon ni la paume de sa main ne sont ru-gueux, mais doux au toucher,

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comme le foie et mieux, le du-vet lissé du kapok.

Mon bœuf qui marche eu tète a meuglé. Il sort brus-quement du troupeau, s'arrête, dresse la queue et baisse la tète. Il bondit, il frappe la terre de ses quatre membres,

avance puis recule ; regarde tantôt à droite, tantôt à gauche et parfois se déplace en chan-geant de côté. On le flatte par le mot dial et alors, il troue la terre.

Pendant ce temps ma petite guitare répand un fi let de sons que l'écho nocturne ré-

percute. Une brise agréable ébouriffe mes cheveux. Nul être humain n'est à mes côtés. En face j'aperçois le dôme d'un baobab qui me donne l'impres-sion d'un génie accroupi.

L a littérature orale en Afrique Noire mériterait une étude plus approfondie que cet aperçu rapide et ces considérations qui n'ont d'autre prétention que de souligner l 'ampleur des passionnantes re-cherches qui s'imposent dans ce domaine où l'homme est le plus fidèlement avoué, dans son cœur, son esprit, son âme...

C'est à travers la littérature orale qu'il f a u t essayer d'entendre la vie sur la savane rousse, car c'est elle qui développe pour tous ceux qui vont à sa recherche, la plus belle, la plus sincère, la plus fran-che expression de la fidélité de l'homme à l'homme... René GUILLOT

Paru dans la Revue des Troupes coloniales

N° 281 — octobre 1946