35
Contes et Récit fantastiques Gautier Livret pédagogique correspondant au livre élève n° 43 établi par Véronique Brémond Bortoli, agrégée de Lettres classiques

Contes et Récit fantastiques - BIBLIO - HACHETTE · u Une fois que le cadre est installé et l’action enclenchée, le rêve obéit souvent à une grande logique et s’enchaîne

Embed Size (px)

Citation preview

Contes et Récit fantastiques

Gautier

L i v r e t p é d a g o g i q u e correspondant au livre élève n° 43

établi par Véronique Brémond Bortoli,

agrégée de Lettres classiques

Sommaire – 2

S O M M A I R E

A V A N T - P R O P O S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

T A B L E D E S C O R P U S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Bilan de première lecture (p. 200) ........................................................................................................................................................ 5

Onuphrius (pp. 9 à 48) .......................................................................................................................................................................... 5 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 49-50) ......................................................................................................................... 5 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 51 à 59) .......................................................................................................... 7

La Morte amoureuse (pp. 61 à 97) ....................................................................................................................................................... 11 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 98 à 100) ................................................................................................................... 11 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 101 à 108) .................................................................................................... 14

Le Club des Haschischins (pp. 109 à 137) ............................................................................................................................................. 18 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 138-139) ................................................................................................................... 18 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 140 à 146) .................................................................................................... 19

Arria Marcella (pp. 147 à 186) ............................................................................................................................................................. 24 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 187 à 189) ................................................................................................................. 24 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 191 à 199) .................................................................................................... 26

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 0

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 5

Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays. © Hachette Livre, 2006. 43, quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15. www.hachette-education.com

Contes et Récit fantastiques – 3

A V A N T - P R O P O S

Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à la fois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, de préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace d’un corpus de textes, analyse d’une ou deux questions préliminaires, techniques du commentaire, de la dissertation, de l’argumentation contextualisée, de l’imitation…). Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs. Les Contes et Récit fantastiques de Théophile Gautier permettront d’étudier les principes d’écriture et l’esthétique de la nouvelle, ainsi que certaines caractéristiques des mouvements romantique (en particulier, à travers un groupement sur les ruines romantiques) et parnassien. Ils seront aussi l’occasion de s’interroger sur le fonctionnement du registre fantastique au sens le plus large, à travers des groupements présentant des topoï du genre, comme la scène de « résurrection » et le récit de cauchemar, ou des analyses d’hallucinations provoquées par la drogue. Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une nouvelle collection d’œuvres classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois : – motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du texte, moderne et aérée, qui facilite la lecture de l’œuvre grâce à des notes claires et quelques repères fondamentaux ; – vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les élèves aux travaux d’écriture. Cette double perspective a présidé aux choix suivants : • Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afin d’en favoriser la pleine compréhension. • Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la lecture attrayante et enrichissante, la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe, notamment au travers des lectures d’images proposées dans les questionnaires des corpus. • En fin d’ouvrage, le « dossier Bibliolycée » propose des études synthétiques et des tableaux qui donnent à l’élève les repères indispensables : biographie de l’auteur, contexte historique, liens de l’œuvre avec son époque, genres et registres du texte… • Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à faciliter l’analyse de l’œuvre intégrale en classe. Présenté sur des pages de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte (sur fond blanc), il comprend : – Un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe après un parcours cursif de l’œuvre. Il se compose de questions courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens général de l’œuvre. – Des questionnaires raisonnés en accompagnement des extraits les plus représentatifs de l’œuvre : l’élève est invité à observer et à analyser le passage. On pourra procéder en classe à une correction du questionnaire ou interroger les élèves pour construire avec eux l’analyse du texte. – Des corpus de textes (accompagnés le plus souvent d’un document iconographique) pour éclairer chacun des extraits ayant fait l’objet d’un questionnaire ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire d’analyse des textes (et éventuellement de lecture d’image) et de travaux d’écriture pouvant constituer un entraînement à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de Première, sur le « descriptif des lectures et activités » à titre de groupement de textes en rapport avec un objet d’étude ou de documents complémentaires. Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos élèves, un outil de travail efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion.

Table des corpus – 4

T A B L E D E S C O R P U S

Corpus Composition du corpus Objet(s) d’étude et niveau

Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques

Art et onirisme (p. 51)

Texte A : Extrait d’Onuphrius de Théophile Gautier (p. 25, l. 441, à p. 27, l. 508). Texte B : « Un rêve », extrait de Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand (pp. 52-53). Texte C : Extrait de Croquis parisiens de Joris-Karl Huysmans (pp. 53-54). Texte D : Extrait de Fantôme d’Orient de Pierre Loti (pp. 54-55). Texte E : Extrait de Minuit de Julien Green (pp. 55-56). Document : La Fleur du marécage d’Odilon Redon (pp. 56-57).

Étude d’un registre : le fantastique (Seconde et Première)

Question préliminaire Quels sont les éléments cauchemardes-ques des cinq textes et du document qui constituent le corpus ? Commentaire Vous pourrez étudier quelles sont les caractéristiques d’un poème en prose et en quoi celui-ci constitue un récit de rêve.

Éros et Thanatos (p. 101)

Texte A : Extrait de La Morte amoureuse de Théophile Gautier (p. 78, l. 511, à p. 80, l. 585). Texte B : Extrait de « Ligeia », dans Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe (pp. 101-102). Texte C : Extrait de « Véra », dans Contes cruels de Villiers de L’Isle-Adam (pp. 103-104). Texte D : Extrait d’Apparition de Guy de Maupassant (pp. 104-106). Document : Madame la Mort de Paul Gauguin (pp. 106-107).

Le récit (Seconde) Étude d’un registre : le fantastique (Seconde et Première)

Question préliminaire Comment le fantastique se manifeste-t-il dans les quatre textes et le document du corpus ? Commentaire Après avoir étudié comment la description de la chambre prépare le lecteur au surnaturel, vous analyserez comment l’auteur montre, dans ce texte, que « l’amour est plus fort que la mort ».

Les écrivains et la drogue (p. 140)

Texte A : Extrait du Club des Haschischins de Théophile Gautier (p. 131, l. 513, à p. 132, l. 562). Texte B : Extrait des Paradis artificiels de Charles Baudelaire (pp. 141-142). Texte C : Extrait de Misérable Miracle d’Henri Michaux (pp. 142-144). Document : Dessin mescalinien (planche VII) d’Henri Michaux (pp. 144-145).

Écrire, publier, lire (Seconde)

Question préliminaire Quels effets de la drogue les trois textes et le document montrent-ils ? Commentaire Vous montrerez en quoi ce texte présente une analyse argumentée du phénomène de la drogue, puis comment il nous décrit un univers marqué par la confusion.

Ruines romantiques (p. 191)

Texte A : Extrait d’Arria Marcella de Théophile Gautier (p. 164, l. 435, à p. 166, l. 500). Texte B : Extrait du Génie du christianisme de François-René de Chateaubriand (pp. 192-193). Texte C : Extrait de Corinne ou De l’Italie de Mme de Staël (pp. 193-194). Texte D : Extrait de « La Liberté, ou une nuit à Rome », dans Nouvelles Méditations poétiques d’Alphonse de Lamartine (pp. 194-195). Texte E : Extrait du Rhin de Victor Hugo (pp. 195-197). Document : Dessin extrait des Carnets de Victor Hugo (pp. 197-198).

Étude d’un mouvement littéraire : le romantisme (Seconde)

Question préliminaire Pour quelles raisons les ruines fascinent-elles les cinq auteurs du corpus ? Commentaire Vous pourrez étudier précisément dans quelle mesure ce texte est composé comme un tableau, puis en quoi il évoque un cauchemar.

Contes et Récit fantastiques – 5

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S

B i l a n d e p r e m i è r e l e c t u r e ( p . 2 0 0 )

u Onuphrius est Jeune-France. v C’est à la première soirée où il se rend pour rejoindre Jacintha qu’il voit intervenir le personnage au rubis, qui déplace les pions au jeu de dames. w Dans son cauchemar, Onuphrius se trouve dépossédé de son corps, de son tableau, de sa pièce, de Jacintha. x Lors de la soirée, alors qu’Onuphrius doit réciter ses vers, le dandy attrape ses poèmes dans un filet et lui met dans la bouche une cuillérée de vers insipides. y Le narrateur est le héros Romuald, prêtre âgé, et le destinataire un de ses jeunes frères en religion. U Romuald rencontre Clarimonde au moment de son ordination. V Sérapion accuse Clarimonde d’être une courtisane et d’être déjà morte plusieurs fois... W Romuald ramène Clarimonde à la vie par un baiser. X Romuald s’étonne quand Clarimonde suce le sang de sa coupure et il fait semblant de dormir la nuit suivante. at Gautier a consommé du haschisch lors des soirées organisées par le docteur Moreau de Tours à l’hôtel Pimodan, en décembre 1845. ak La première manifestation du haschisch est l’hilarité. al Le haschisch déclenche l’hilarité, la transformation du décor, les synesthésies, l’impression de l’allongement du temps, la confusion de l’intérieur et de l’extérieur... am La plus forte angoisse de l’auteur est causée par l’impression que le temps ne s’écoule plus, et même qu’il assiste à son enterrement. an Octavien s’éprend d’Arria Marcella en contemplant l’empreinte moulée de son sein au musée de Naples. ao Octavien se fait de l’amour et de la femme une conception chimérique et idéale. Il est amoureux des femmes mythiques ou légendaires. ap La cité reprend vie et le soleil se lève à minuit. aq Octavien voit Arria Marcella lors d’une représentation au théâtre. ar C’est le père d’Arria, vieillard austère et adepte du christianisme, qui met fin à leur relation en prononçant un exorcisme qui rétablit le cours du temps et fait tomber Arria Marcella en poussière.

O n u p h r i u s ( p p . 9 à 4 8 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 49-50)

Le mécanisme du cauchemar

La logique du rêve u Une fois que le cadre est installé et l’action enclenchée, le rêve obéit souvent à une grande logique et s’enchaîne de façon rapide et inexorable. C’est sans doute ce que veut montrer Gautier ici à travers la précision du rituel : – la constatation de la mort par le médecin ; – les démonstrations de deuil ; – la confirmation par le miroir ; – le drap sur tout le corps ; – la veillée avec le prêtre ; – le linceul ;

Réponses aux questions – 6

– la mise en bière ; – le convoi ; – la cérémonie religieuse ; – l’enterrement. Aucune étape n’est omise, et en même temps elles se succèdent extrêmement rapidement : on a l’impression d’une mécanique que rien ne peut arrêter, surtout pas les efforts du rêveur ! Cet aspect inéluctable engendre ainsi une grande angoisse. v La première incohérence concerne le lieu du cauchemar : « une chambre où je n’étais jamais venu, et que cependant je connaissais parfaitement bien » (l. 443-444). Elle est très caractéristique du fonctionnement onirique dans lequel les repères ne sont pas rationnels – ce qui fait qu’un endroit (ou un personnage) peut être à la fois inconnu et connu. Il s’agit peut-être d’une sorte de mémoire affective, qui ne passe pas par le filtre de la conscience. L’incohérence principale fait le thème même du cauchemar : le héros est à la fois mort et vivant (l. 449 : « je ne m’étais jamais mieux porté »). Le rêve fait voler en éclats les catégories de la raison. w Le lecteur comprend clairement la situation à l’expression « C’est fini ! » (l. 461). Le début du texte peut donc apparaître confus ; on ne saisit pas forcément les raisons du comportement des personnages, ni l’enchaînement des faits. Le lecteur se trouve ainsi comme dans un rêve, plongé dans l’incohérence, sans distinguer d’emblée la signification de ce qui se déroule.

Le rêveur x Onuphrius ne connaît pas les autres personnages (à part Jacintha) et les désigne par des termes vagues : les « personnes » (l. 450), un « monsieur vêtu de noir » (l. 460), et surtout « on ». En effet, à partir du moment où il est mis en bière, Onuphrius ne distingue plus les personnages. Cela rend encore plus sensible son impuissance. y La focalisation est évidemment interne, puisque c’est le rêveur qui raconte. Sa perception est donc limitée ; on le voit bien dans le dernier paragraphe : il n’a conscience de ce qui se passe qu’à travers les sons (le roulement du corbillard, les chants à l’église, les pelletées de terre), et une vision réduite à l’ombre et à la lumière (l. 501-502 : « je voyais briller à travers les fentes de la bière la lueur jaune des cierges » ; l. 506-507 : « je me trouvais dans une obscurité palpable et compacte, plus noire que celle de la nuit »). Cette restriction des sensations communique ainsi au lecteur l’impression angoissante d’enfermement et d’étouffement vécue par le rêveur. U L’impuissance et l’impossibilité de bouger et d’intervenir dans l’action sont des constantes de la perception onirique. Gautier y fait fréquemment allusion dans ce passage, rendant ainsi sensible cette « mort vivante » ressentie par le héros : « ma langue était clouée à mon palais, mon corps était comme pétrifié » (l. 458-459), « je fis des efforts prodigieux » (l. 467), « un pouvoir invincible m’enchaînait » (l. 476), « je ne pusse manifester mon existence d’aucune manière » (l. 498-499), « je ramassai toutes mes forces » (l. 504). Le contraste entre ses efforts démesurés et leur inefficacité complète met en évidence l’impression terrible que ressent Onuphrius d’être traité comme un cadavre inanimé, un objet insensible, alors qu’il est toujours vivant.

Le supplice d’Onuphrius

La progression dans l’horreur V Théophile Gautier sait ménager une progression dans l’horreur de ce qui arrive au rêveur : – la première épreuve est celle du drap dont on le recouvre, qui semble le réduire définitivement à l’état de cadavre et le couper de la communication avec le monde des vivants ; – puis le linceul lui occasionne « des milliers de piqûres » (l. 483) ; – lors de la mise en bière, il est encore plus malmené, avec « de grands coups sur les genoux » (l. 487) ; – la pose du couvercle est une étape décisive : « ce dernier clou me rivait au néant pour toujours » (l. 494) ; – enfin, l’enterrement proprement dit le livre à l’obscurité et à l’isolement. Symboliquement, la progression est très forte : il est séparé du monde des vivants par des obstacles de plus en plus infranchissables (un simple drap posé, un linceul cousu, un couvercle cloué et enfin des masses de terre). De même, sa solitude grandit : tant qu’on « s’occupe » de lui, il garde un contact physique avec les autres, même du fond de son cercueil ; il perçoit encore des signes de vie ; mais au creux de la tombe, son isolement devient irrémédiable.

Contes et Récit fantastiques – 7

W Les souffrances physiques sont ressenties surtout dans les premières étapes : les « milliers de piqûres » (l. 483), les « grands coups sur les genoux » (l. 487), le « bruit horrible » des clous (l. 490). Une fois l’irrémédiable accompli, le rêveur constate : « je ne souffrais pas, corporellement du moins » (l. 508). Il se rend compte que ce qu’il a enduré physiquement n’est rien comparé à ses « souffrances morales » (l. 509). X Au début, il ne se rend pas encore bien compte et ressent un « secret plaisir d’être regretté ainsi » (l. 466). Mais, ensuite, ses sentiments virent au paroxystique : « au désespoir » (l. 470), les « plus douloureuses réflexions » (l. 478), « défaillir » (l. 493), « toute l’horreur de ma position » (l. 495-496). Le point culminant semble bien être ici, avec cette accumulation de manifestations violentes. Cependant, une fois au fond de la tombe, ses souffrances sont telles qu’elles lui paraissent dépasser même l’expression : « il faudrait un volume pour les analyser » (l. 509).

L’angoisse at Une des raisons majeures de l’angoisse que ressent Onuphrius est sa lucidité : il analyse parfaitement ce qui se passe et sait ce qui va arriver : « je voyais bien qu’on me croyait trépassé et que l’on allait m’enterrer tout vivant » (l. 470-471). Son impuissance même le conduit « aux plus douloureuses réflexions » (l. 478). Quand le couvercle se referme sur lui, il se rend très bien compte du caractère irrévocable de sa situation : nous trouvons deux fois le verbe comprendre (l. 493 et l. 495), et toutes ses expressions sont empreintes d’absolu (« rien », « néant », « pour toujours », « toute »). ak Ce qui cause le plus d’angoisse au rêveur est la sensation croissante d’être coupé du monde des vivants. Par ailleurs, le fait d’être enterré vivant suscite sans doute la terreur la plus génératrice d’angoisse, combinant les sensations d’enfermement, d’étouffement et d’impuissance absolue.

Un rêve prémonitoire ? al Dans ce cauchemar, Onuphrius est peu à peu coupé des autres, comme dans l’analyse de sa folie que fait le narrateur à la fin ; on peut d’ailleurs rapprocher ces deux phrases : « il n’y avait plus rien de commun entre le monde et moi » (l. 493-494) et « les liens qui le rattachaient au monde s’étaient brisés un à un » (p. 47, l. 1045-1046). am Cette « mort vivante » vécue en rêve peut annoncer celle qu’il vivra en réalité dans la folie : tout en restant vivant, il sera comme mort au monde et aux autres et réduit à l’impuissance artistique.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 51 à 59)

Examen des textes et de l’image u Les deux rêveurs sont confrontés à la même impuissance : ils ne peuvent ni parler ni bouger et sont spectateurs de ce qui leur arrive. Ils se retrouvent tous deux prisonniers du cercueil, porté en cortège. Cette sensation d’enfermement provoque chez eux une forte angoisse. Ils ont du mal à identifier les personnages qui évoluent autour d’eux. Ils perçoivent la cérémonie à l’église à travers les sons. v Le poème d’Aloysius Bertrand présente une structure très complexe : il développe trois récits simultanés dans chaque strophe, isolés par des tirets (la mort du prieur des Cordeliers, le meurtre de Marguerite, l’exécution évitée du narrateur). Cette structure est caractéristique du fonctionnement onirique : – mélange de trois lieux et de trois histoires différents mais reliés par des points communs (ici, la mort, l’angoisse) : incohérence à première vue dans la succession des scènes ; – l’identité des personnages n’est pas connue tout de suite : impression de mystère ; – le réveil brutal (rendu par l’anacoluthe de la dernière strophe) au moment de la mort du rêveur. w Huysmans insiste d’emblée sur l’horreur et la noirceur du décor : « paysage atroce », « marais d’eau stagnante », « morne et noire », « eau enténébrée », « la nuit des eaux ». Il emploie un vocabulaire très fort évoquant la souffrance et la peur : « atroce », « monstrueuse », « immense », « lamentable », « effroyable », « ignominie ». Les multiples comparaisons qu’il emploie sont morbides et mettent le lecteur mal à l’aise : « têtards », « fœtus », « blanchâtres boulettes ».

Réponses aux questions – 8

Enfin, il joue sur le caractère hybride de l’apparition (« impossible fleur », « vivant nelumbo »), végétal (« tige », « feuilles », « bourgeon », « nelumbo ») doté d’un visage et surtout de sentiments (« douleur », « navrement », « pleure », « spleen », « souffrance »). x L’impuissance et l’échec du rêveur sont perceptibles surtout à travers les éléments du décor : la ville lui apparaît d’abord au loin, séparée de lui par des étendues de landes ou de marécages dont les plantes l’« enlaçaient d’entraves ». Une fois dans la ville, il est confronté à l’épreuve du labyrinthe, si fréquente dans les cauchemars : « dédale sombre et vide, [...] je me perdais [...] dans des quartiers inconnus et déserts, dans des rues de plus en plus étroites m’emprisonnant comme des pièges ». Son impuissance se manifeste à travers ses hésitations : « j’hésitais », « ne sachant plus quel parti prendre », « indécisions », et dans le sentiment obsédant de l’urgence et du temps perdu. y La gravure d’Odilon Redon évoque un cauchemar d’abord par le contraste entre l’ombre et la lumière : la fleur surgit de nulle part, d’une étendue infinie d’eau sombre, et la lumière semble émaner mystérieusement de son visage qui flotte dans le néant. D’autre part, c’est le côté hybride de cette créature qui dérange : une fleur avec un visage humain ou une lune en forme de fleur... Enfin, l’immense tristesse qui se dégage du visage frappe le spectateur, d’autant que, traditionnel-lement, la fleur est liée à la jeunesse et à la joie.

Travaux d’écriture

Question préliminaire • Incohérence : – Aloysius Bertrand ou Julien Green montrent bien la succession parfois chaotique des épisodes dans un rêve (les trois histoires mêlées pour le poème, les actions peu explicitées dans le roman – ce que l’on retrouve aussi au début de l’extrait d’Onuphrius). – Chez Pierre Loti, l’incohérence se marque plutôt par les tours et les détours de la quête sans issue et le caractère récurrent du cauchemar. – Enfin, les cinq auteurs marquent bien le côté brutal du réveil quand l’angoisse devient insurmontable. • Confusion des catégories : dans Onuphrius et Minuit, mort et vie se confondent ; dans « Un rêve », ce sont les différents épisodes ; dans « Cauchemar » comme dans la gravure de Redon, ce sont l’humain et le végétal, l’animé et l’inanimé ; chez Green, objets et personnages deviennent immatériels, puisqu’on peut les traverser. • Malaise (tous ces textes expriment l’angoisse liée au cauchemar, mais elle est suscitée par différentes causes) : – Chez Gautier et Green, angoisse de l’enfermement dans le cercueil. – Chez Gautier, Green et Bertrand, terreur liée à la mort. – Chez Gautier, Green et Loti, impuissance du rêveur due à l’impossibilité de bouger pour les deux premiers et à la multiplication des obstacles à sa quête pour le dernier. – Chez Huysmans, images angoissantes et même morbides. • Cadre inquiétant : forêt, cris et rires chez Bertrand ; marécages chez Loti et Redon ; voix terrible chez Green. On peut remarquer que, très majoritairement (Gautier excepté), les œuvres évoquent la nuit. • Enfin, l’angoisse peut venir d’une sorte de culpabilité latente : chez Bertrand, le rêveur est condamné à mort ; chez Huysmans sont évoqués « un avoué condamné », « un vieux juge tombé » ; Loti semble s’en vouloir de n’avoir pas retrouvé Aziyadé, et Elizabeth se sent accusée par « des paroles de colère ».

Commentaire

Introduction Le sous-titre du recueil d’Aloysius Bertrand exprime bien sa volonté de plonger le lecteur dans un univers en clair-obscur, parfois inquiétant, où la frontière entre réel et imaginaire est très floue. Le monde onirique, avec ses incohérences, son cadre fantastique, représente donc pour lui un terrain de

Contes et Récit fantastiques – 9

prédilection. Ce récit de rêve, à première vue très décousu, s’inscrit dans la forme particulière du poème en prose et évoque, par différents procédés littéraires, le mécanisme du cauchemar.

1. Le poème en prose Ce genre littéraire particulier combine les procédés habituels de la poésie et la liberté de la prose, mais doit néanmoins se donner une structure fortement signifiante pour conserver la forme close sur elle-même caractéristique du genre poétique. A. Structure • Division en strophes de longueur égale, avec entrée en matière parallèle et assez solennelle qui souligne justement le début de chaque strophe : « Ce furent d’abord »/« Ce furent ensuite »/« Ce furent enfin » et « ainsi j’ai vu »/« ainsi j’ai entendu »/« ainsi s’acheva le rêve, ainsi je raconte ». Chacune des trois premières strophes est aussi divisée en trois par des tirets qui permettent de suivre parallèlement les trois histoires. • Progression : – Chaque strophe est centrée sur un thème. I. Le cadre : abbaye/forêt/Morimont. II. Les sons : glas et sanglots/cris et rires/prières bourdonnantes. III. Les personnages et leur agonie : un moine/une jeune fille/moi. IV. Enterrement futur des deux premiers. V. Rupture : « Mais moi » (= rupture du rêve). – Progression dans le temps (adverbes + temps des verbes) et dans l’élucidation de l’histoire : on ne connaît les noms et les circonstances précises que dans la strophe IV. – Progression aussi dans le morbide et la violence de la mort. – La strophe V fait rupture à tous points de vue : « Mais », absence des deux premiers personnages, plus-que-parfait qui va servir à annuler les trois premières strophes, la chute finale marquée par le dernier tiret. • Le poète joue sur une structure très élaborée pour mener les trois récits à la fois, mais aussi pour susciter le mystère et le suspense. B. L’art de la suggestion • Comme dans les vers, le poème en prose doit, dans une forme courte, suggérer toutes sortes de sensations et d’images au lecteur. Ici, Aloysius Bertrand y parvient en nous plongeant d’emblée dans une atmosphère inquiétante : – présence de la nuit en ouverture : « Il était nuit » + archaïsme de la formule cadre en noir et blanc : « lune », « chapelle ardente », « cierges », « torches » ; – cadre : abbaye (lieu clos et interdit : « murailles », « cellule ») ; forêt inquiétante (« sentiers tortueux ») ; place inquiétante aussi par la foule (« grouillant ») ; – sons : uniquement liés à la mort et à la douleur (« glas », « sanglots », « cris », « prières ») ; grande recherche dans les sonorités (strophe II : échos avec les « glas funèbre »/« cloche »/« sanglots funèbres », allitérations en f, nasales et labiales pour rendre les murmures) ; – personnages connotés et suggestifs : moine, pénitents noirs, bourreau, jeune fille pure ; – art du détail évocateur : métonymie de la cape pour évoquer la foule, « lézardées » pour donner aux murailles un aspect inquiétant, les « rires féroces » pour une pointe de sadisme (!), la roue et la barre, etc. • La forme apparaît donc aussi travaillée que dans les vers et joue autant sur la suggestion, les sonorités. En plus, le poème traite un thème éminemment poétique : le rêve.

2. Le rêve A. Subjectivité • Utilisation dès l’exergue : « J’ai rêvé ». • Prise en charge très marquée : « j’ai vu », « je raconte », « j’ai entendu ». • Confusion onirique entre narrateur témoin et personnage : « et moi », « Mais moi ». Effet de surprise provoqué par ce changement de statut qui se reproduit à la chute. B. Atmosphère onirique • Ambiance cauchemardesque : nuit, mort, meurtres.

Réponses aux questions – 10

• Cadre animé : « répondaient les sanglots funèbres d’une cellule », « dont frissonnait chaque feuille », « prières […] accompagnaient ». De plus, l’origine des bruits n’est expliquée qu’après coup – ce qui les rend d’autant plus inquiétants. • Culpabilité latente du dormeur. C. Pertes des repères • Le récit n’est pas linéaire, comme dans la structure éclatée des rêves. Le lecteur a l’impression d’une sorte de fondu enchaîné où l’on passe d’un lieu à un autre tout en gardant quand même le fil du rêve. • Mélange des temps : temps du discours (passé composé, présent) et du récit (passé simple, imparfait, plus-que-parfait), mais aussi irruption du futur. • Mélange de rêve et de réalité : l’auteur nous fait croire d’abord à une réalité (attestations solennelles du témoin, temps du récit, précisions des détails, noms des personnages) ; mais il nous donne également beaucoup d’indices du rêve (titre, exergue, termes – « songe », « réveil » –, et surtout l’effet brutal de rupture dans la strophe V : anacoluthe, marques de disparition – « brisée », « éteintes », « écoulée » –, effet reproduisant le réveil quand la vie du rêveur est « menacée »). La réalité se transforme et se brouille dans un torrent d’eau (cf. la fin du poème en prose Ondine du même auteur).

Conclusion Aloysius Bertrand a su inventer, avec le poème en prose, une forme très équilibrée, au fort pouvoir d’évocation. Ce poète, explorateur du rêve, de l’imaginaire et de l’inconscient, qui reflète parfaitement l’imaginaire romantique, sera particulièrement apprécié un siècle plus tard par les surréalistes.

Dissertation

Introduction Depuis le XIXe siècle particulièrement, les différents arts (peinture, littérature, puis cinéma) se sont de plus en plus intéressés au monde du rêve et ont essayé d’en faire la représentation. On pourra donc se demander pourquoi et comment les œuvres d’art peuvent être un moyen d’accès privilégié à l’univers onirique.

1. La subjectivité de l’œuvre L’œuvre d’art exprime toujours la part profonde de la personnalité de son auteur : elle peut donc refléter son monde intérieur. A. Le désir d’idéal Les artistes peuvent projeter leur quête d’idéal à travers leur œuvre, qui exprimera le rêve de façon explicite ou implicite : – Baudelaire (« Parfum exotique ») ou Verlaine (« Mon rêve familier ») se servent explicitement de la référence onirique pour transcrire par les moyens poétiques (images, sonorités, rythmes) leur idéal amoureux ; – chez Stendhal, certains passages de La Chartreuse de Parme (les chapitres où Fabrice est en prison, par exemple) sont une projection des rêves de bonheur de l’auteur. B. L’angoisse • De façon encore plus nette, les récits de rêve manifestent souvent la répercussion de l’angoisse ou de la culpabilité de l’auteur : on le voit très bien à travers les textes du corpus (Bertrand, Loti, Green). • L’œuvre d’art peut être une sorte de reflet du monde inconscient de l’auteur : on peut penser aux portraits défigurés de Bacon, aux escaliers de Piranèse, à la prison infernale dans Huis clos de Sartre...

2. Le désir de fuir le réel A. La difficulté de se cantonner au réel • Il est intéressant de noter que, même dans les œuvres qui se réclament de la fidélité au réel (chez Zola, par exemple), l’onirisme prend vite le pas sur le réalisme : la description de l’alambic dans L’Assommoir en fait finalement une sorte de créature infernale et toute-puissante... • L’œuvre d’art, quasiment par définition, parce qu’elle est la projection de la personnalité de son auteur, nous emmène dans un autre monde que le monde réel et qui prend les caractéristiques du rêve (animation, métamorphose, hyperbole).

Contes et Récit fantastiques – 11

B. La volonté de se démarquer du réel • Beaucoup d’artistes trouvent dans leur art une façon de fuir une réalité mesquine, décevante : c’est le cas en particulier des romantiques, des symbolistes, des surréalistes... • Ils ont recours alors fréquemment aux mondes oniriques : dessins de Hugo ou de Redon ; références mythiques ou légendaires (Ondine de Giraudoux, La Machine infernale de Cocteau) ; écriture automatique...

3. La construction d’un monde différent Toute œuvre d’art est la construction d’un autre monde, propre à l’auteur, qui n’obéit à aucune loi sinon les siennes, comme le rêve. C’est cette liberté qui fait que l’art est un moyen privilégié pour exprimer le rêve. A. Invention d’une autre réalité • L’artiste, comme le rêveur, n’est pas tenu aux lois de la nature ou de la raison. Il peut inventer d’autres lois, comme dans le fantastique (nous l’avons vu dans les corpus : inversion du temps, négation de la mort...). • La figuration de la réalité dans la peinture ou le cinéma dépend de l’imagination du créateur : décors cinématographiques (cf. Le Procès de Welles, les films de science-fiction...), créatures d’Arcimboldo et de Bosch, paysages impressionnistes... B. Invention d’un autre langage Les analogies inédites du langage poétique, le jeu des formes et des couleurs, le montage des images, tout cela peut rendre accessibles la logique particulière du rêve, ses associations de pensées, ses glissements de sens, son symbolisme.

Conclusion L’œuvre d’art est donc bien un moyen privilégié de la représentation du rêve, par l’accès qu’elle représente à la plus profonde intériorité du créateur et l’immense liberté d’imagination qu’elle lui offre. La sophistication des moyens techniques du cinéma et l’invention des images de synthèse pourraient se révéler une façon particulière d’exprimer les rêves des hommes...

Écriture d’invention • Le choix du tableau peut être fait par le professeur ou par l’élève lui-même, mais il faudrait que la reproduction figure sur la copie. • Il faut valoriser : – les marques d’énonciation subjective : modalisateurs ; ponctuation affective ; lexique de l’émotion ; – les marques du rêve : champ lexical ; expression de la peur, du dégoût, de l’angoisse ; comparaisons et métaphores ; transformation de la réalité. • L’un des intérêts du sujet est que l’évocation du tableau soit faite sous la forme d’un récit, et non pas d’une description statique : il faut donc des marques temporelles, une progression, des verbes de mouvement.

L a M o r t e a m o u r e u s e ( p p . 6 1 à 9 7 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 98 à 100)

La mise en scène

Le décor u Théophile Gautier met en place un climat d’intimité qui isole les deux personnages : la seule source de lumière est la veilleuse, créant une sorte de clair-obscur propice aussi aux illusions d’optique. L’auteur fait converger les regards et les pas du personnage vers le lit, « lit de parade » dressé sur une « estrade », décor somptueux et théâtral avec ses « rideaux de damas rouge » (l. 523) et ses « torsades d’or » (l. 524). Le corps de Clarimonde est véritablement exposé comme dans un écrin (l. 524-525 : « laissaient voir la morte »).

Réponses aux questions – 12

v Le décor imaginé par Gautier est bâti sur un effet de contraste entre la couleur rouge foncé des rideaux et la blancheur qui caractérise Clarimonde. L’auteur lui-même souligne ce trait pictural : « une blancheur éblouissante que le pourpre sombre de la tenture faisait encore mieux ressortir » (l. 526-528).

Clarimonde w La couleur caractéristique de Clarimonde est évidemment le blanc, dont le champ lexical est très développé : « blancheur » (3 fois), « cygne », « albâtre », « neigé », « voiles », « pâleur » (2 fois), « drap », « hosties », « ivoire », « perles ». Les connotations de cette blancheur sont ici nombreuses : – la perfection de la beauté de Clarimonde qui en devient idéale, comme on le voit à travers le choix des matériaux, raffinés et précieux : « albâtre », « ivoire », « perles » ; – la pureté et la chasteté (contrastant avec ce qu’on sait de sa vie et le climat qui règne dans cette chambre !), au point que ses mains sont comparées à des « hosties » (cf. le champ lexical à tonalité religieuse : « purifiée », « sanctifiée », « pudeur », « chasteté », « pieux », « prière ») ; on peut noter d’ailleurs que le blanc est relevé par les fleurs bleues dans ses cheveux (attribuant ainsi au personnage rien moins que les couleurs mariales !) ; – la jeune mariée avec ses voiles blancs (le terme revient deux fois), qui jouent sur l’ambiguïté de la pureté et de l’érotisme. x Théophile Gautier emploie, comme on l’a déjà vu avec les contrastes de couleurs, des procédés de peintre ou de statuaire pour mettre en valeur la beauté de Clarimonde : – l’immobilité de la gisante, qui la transforme en « une statue d’albâtre faite par quelque sculpteur habile pour mettre sur un tombeau de reine » (l. 531-532). Gautier nous la révèle ainsi dans une pose parfaite, étendue, les mains jointes, les cheveux dénoués ; – la transparence du voile, qui dissimule tout en suggérant d’autant mieux (comme l’effet de draperie mouillée des statues antiques) : « d’une telle finesse qu’il ne dérobait en rien la forme charmante de son corps et permettait de suivre ces belles lignes onduleuses » (l. 528-530). L’auteur établit ainsi un jeu dynamique entre les lignes droites (la position du corps, les plis du suaire) et courbes (la rondeur des formes de son corps, les boucles de ses cheveux, les perles). y Théophile Gautier compare son personnage à une statue de reine (l. 532), à « une jeune fille endormie » (l. 533), à un cygne (l. 530) et à une fiancée (l. 555). Ces comparaisons lui permettent de mêler, dans son personnage, la beauté parfaite de l’idéal féminin et la jeunesse, la sensualité, l’évocation amoureuse.

L’hésitation fantastique

Le héros-narrateur U Les modalisateurs sont très nombreux dans cet extrait : « je ne sais quelle » (l. 514), « avait plutôt l’air » (l. 515), « Il me sembla » (l. 520), « On eût dit » (l. 531), « je me figurais » (l. 539), « je crus » (l. 542), « ressemblait » (l. 552), « je m’imaginais » (l. 554), « je pouvais croire » (l. 577), « Je ne sais si » (l. 578), « on eût dit » (l. 579). Ils révèlent la force de l’imagination du héros, toujours prêt à voir plus que la réalité, à donner forme à son fantasme et à son désir. Chez le lecteur, ils créent un trouble sur l’interprétation à donner à la scène – ce qui est caractéristique du fonctionnement fantastique. V Ce choix oblige le lecteur à voir la scène uniquement à travers le regard et l’interprétation du narrateur. Nous sommes dépendants des illusions possibles de ses sens et des projections de son imagination : « je me figurais qu’elle n’était point morte réellement » (l. 539). Il nous faut alors adhérer à ses impressions et accepter le surnaturel, sans aucun autre repère extérieur qui viendrait nuancer la subjectivité du narrateur. W Romuald est partagé entre la douleur d’avoir perdu Clarimonde et le sentiment amoureux qui continue à l’attirer vers elle, même morte. Cette ambiguïté s’exprime à travers le « regret » : « Je songeais au singulier hasard qui m’avait fait retrouver Clarimonde au moment où je la perdais pour toujours, et un soupir de regret s’échappa de ma poitrine » (l. 517-520). Plus loin dans le texte, ce sont des antithèses proches de l’oxymore qui illustrent la dualité de ses réactions : « Navré de douleur, éperdu de joie, frissonnant de crainte et de plaisir » (l. 556-557). La force de ce regret et de ce désir amoureux va amener le héros à nier la mort de Clarimonde, puis à imaginer sa résurrection, jusqu’à l’acceptation totale de l’irrationnel.

Contes et Récit fantastiques – 13

Les indices X Théophile Gautier ménage une habile progression dramatique pour conduire le lecteur jusqu’au fantastique, en l’orientant par quelques indices sur lesquels il passe sans appuyer mais qui restent à l’arrière-plan de la lecture comme des sortes d’images subliminales. C’est d’abord le soupir qui semble répondre à celui de Romuald (l. 520), puis l’impression d’un mouvement (l. 542) et la nuance de la peau de Clarimonde qui change imperceptiblement (l. 580). Tout au long du texte est également soulignée l’incertitude entre la mort et le sommeil : « jeune fille endormie » (l. 533), « ce repos ressemblait tant à un sommeil » (l. 552-553), « de peur de l’éveiller » (l. 559). at Romuald n’en est encore qu’au premier stade de l’hésitation fantastique et nie à chaque fois le surnaturel en choisissant une explication raisonnable : pour le murmure, c’est « l’écho » (l. 521) ; le mouvement du pied n’est qu’un fantasme (l. 542 : « je crus avoir vu ») ; l’impression de circulation du sang est due à « une illusion ou un reflet de la lampe » (l. 579).

Scène de mort ou scène d’amour ?

Mort ou amoureuse ? ak Théophile Gautier utilise surtout des détails olfactifs en opposant « l’air fétide et cadavéreux » (l. 512) à « une langoureuse fumée d’essences orientales, je ne sais quelle amoureuse odeur de femme » (l. 513-514), un « air d’alcôve » (l. 534), une « fébrile senteur de rose » (l. 535). À noter : les adjectifs qui soulignent dans chaque expression l’atmosphère emplie de volupté de cette pièce. La veilleuse funéraire se change également en « un demi-jour ménagé pour la volupté » (l. 516). Bref, tout suggère que cette chambre mortuaire n’est autre chose qu’une chambre nuptiale... al Loin de toute horreur macabre, le corps de Clarimonde, même dans la mort, rayonne de séduction : « charmante » (l. 529 et 563), « belles lignes onduleuses » (l. 529-530), « gracieuse trépassée » (l. 537), « perfection de formes » (l. 550), « coquetterie » (l. 564), « puissance de séduction inexprimable » (l. 568), « séduisant » (l. 574), « ce beau corps » (l. 578). On peut même remarquer un oxymore assez frappant puisqu’il fait de la mort un nouvel atout érotique : « la mort chez elle semblait une coquetterie de plus » (l. 564). D’autre part, ce n’est qu’au début du texte que le terme cru et banalement réaliste « la morte » (l. 525) est employé pour désigner Clarimonde. Elle devient ensuite « la gracieuse trépassée » (le mot « trépassée » ajoutant une nuance poétique et gommant l’aspect funèbre, d’autant qu’il est accompagné de l’épithète « gracieuse »). Puis nous rencontrons différentes images ou périphrases n’évoquant jamais l’idée de mort : « l’objet de mon incertitude » (l. 549), « ce beau corps » (l. 578). Tout est donc fait ici pour masquer entièrement ce qui pourrait être morbide, afin de laisser s’imposer l’image d’une Clarimonde aussi séduisante (voire plus !) que lors de sa première apparition.

Prêtre ou amant ? am Le trouble de Romuald est marqué par des manifestations physiques très fortes : « Je ne pouvais plus y tenir », « m’enivrait » (l. 534), « me montait au cerveau » (l. 535), « je marchais à grands pas » (l. 536), « me troublait plus voluptueusement qu’il n’aurait fallu » (l. 551-552), « Navré de douleur, éperdu de joie, frissonnant de crainte et de plaisir » (l. 556-557), « Mes artères palpitaient » (l. 559), « mon front ruisselait de sueur » (l. 561). Le héros est en proie à une émotion intense, faite de douleur et de peur devant ce qu’il éprouve et ce qu’il est en train d’espérer, et surtout d’un violent désir amoureux. On sent bien ici qu’il est dépassé par la force incontrôlable de ses émotions. an La première étape passe par le regard : « Dans ce mouvement mes yeux tombèrent sur le lit de parade qu’ils avaient jusqu’alors évité » (l. 522-523). À noter que ce mouvement semble involontaire et que le sujet n’en est pas Romuald mais seulement ses yeux... Ensuite vient le rapprochement, par cercles concentriques : « m’arrêtant à chaque tour devant l’estrade pour considérer la gracieuse trépassée » (l. 536-537). Puis il soulève le drap pour la contempler sans voile. Enfin, il touche son bras. Cette progression très lente, évoquant une proximité de plus en plus grande, s’apparente à un dévoilement (comme celui de la fiancée pendant la nuit de noces évoquée à la ligne 555). Nous sommes donc dans un contexte érotique suggéré : les étapes nettement marquées signalent le caractère solennel et quasi rituel de la scène et font sentir la peur et l’émotion de Romuald à chaque stade. ao La première transgression est celle du regard : il regarde ce que, en tant que prêtre, il n’a pas le droit de voir, à savoir le corps féminin. Cette transgression rejoint évidemment celle de l’ordination,

Réponses aux questions – 14

qui était nettement soulignée par le narrateur (p. 63, l. 67-68 : « que Job a raison, et que celui-là est imprudent qui ne conclut pas un pacte avec ses yeux ! »). Le caractère transgressif est encore aggravé par son geste de soulever le drap : le dévoilement s’apparente ici à une profanation qui viole les interdits touchant à la fois le corps féminin et le monde de la mort. Romuald se rend compte lui-même qu’il outrepasse totalement son rôle de prêtre qui ne doit avoir affaire qu’à l’âme, et non au corps de la morte (l. 553-554 : « J’oubliais que j’étais venu là pour un office funèbre »). Enfin, il va aller jusqu’à toucher le corps de Clarimonde et à pleurer des larmes qui ne sont pas de compassion chrétienne mais de regret amoureux... ap À travers tout le texte, la mort de Clarimonde est niée par le regard amoureux de Romuald qui ne veut voir en elle que la beauté et la séduction. Comme dans Arria Marcella, c’est la force du désir chez le héros qui va vaincre la mort. Par la puissance de son imagination, il va faire renaître la femme aimée : « je me figurais qu’elle n’était point morte réellement, et que ce n’était qu’une feinte qu’elle avait employée pour m’attirer dans son château et me conter son amour » (l. 539-541). Les transgressions successives (jusqu’au baiser final) sont autant de démarches du héros pour passer outre les frontières de la mort et ramener, grâce à l’amour, la jeune femme à la vie.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 101 à 108)

Examen des textes et de l’image u Chez Gautier et Villiers, la résurrection de la femme est la conséquence de l’amour et du désir de l’homme qui l’aime. Les deux auteurs suivent le même procédé d’une scène vue par le regard de l’homme qui suscite véritablement la présence de la femme, en interprétant les détails, en faisant des hypothèses, donc en niant la mort par tous les moyens. Romuald redonne la vie à Clarimonde par un baiser et le comte fait revenir Véra par sa foi, la volonté et le souvenir. Chez Gautier, c’est le corps même de Clarimonde qui suscite la vie et l’amour ; chez Villiers, c’est le cadre de vie de Véra qui l’appelle. v Chez Gautier, le décor sert à théâtraliser la scène et d’écrin à la beauté immortelle de Clarimonde. Chez Villiers, la chambre est quasiment un personnage animé, émanation de Véra elle-même, reflet du désir du comte, projection de sa foi : « toutes les choses, autour de lui, étaient saturées de cette conviction ». Les objets qui reprennent vie sont le signe du retour de Véra. w Les textes de Poe et de Maupassant sont les plus empreints de macabre, et donc ceux où la peur est présente (dans les deux autres, où la mort est niée, la peur n’a pas lieu d’être). Chez Poe, les manifestations physiques (« paralysèrent », « pétrifièrent ») sont essentiellement liées à un bouleversement mental : « pensées inexprimables », « désordre fou », « tumulte inapaisable », « inexprimable délire ». Ce trouble vient de l’identité pressentie de ce corps qui renaît. Chez Maupassant, la peur est extrêmement violente et ébranle l’être tout entier, corps et âme : « bond de fou », « secousse », « L’âme se fond », « le corps entier devient mou », « l’intérieur de nous s’écroule », « j’ai défailli », « éperdu », « tressaille ». Ce qui est impressionnant, c’est que la peur ici est viscérale, en dehors de toute analyse (« je ne songeais à rien »), et qu’elle est capable de détruire vraiment l’être (« je serais mort peut-être ! »). x Chez Poe, la ponctuation est très « démonstrative » : les tirets peuvent servir à marquer à la fois la lenteur et le côté incroyable de ce qui se passe (« se levant du lit, – et vacillant, – d’un pas faible, – les yeux fermés, – à la manière d’une personne égarée dans un rêve, – l’être qui était […] »). Dans le 2e paragraphe, ils suggèrent le tumulte des pensées, le raisonnement à première vue incohérent qui s’empare du narrateur. L’italique souligne à quel point les questions ou constatations du narrateur sont choquantes du point de vue de la raison : « avait-elle donc grandi depuis sa maladie ? », « ils étaient plus noirs que les ailes de minuit ». Enfin, les petites capitales finales consacrent de façon magistrale la fin du suspense et la révélation de l’identité de la ressuscitée. Chez Maupassant, la ponctuation est plutôt affective : les phrases courtes, entrecoupées de virgules, les nombreuses interjections (« oh ! », « eh bien ! », « Non »), ainsi que les points d’exclamation expriment l’émotion, le trouble profond du narrateur qui, des années après, a encore du mal à raconter cette histoire.

Contes et Récit fantastiques – 15

y Gauguin nous présente au premier plan, éclairée par le fond blanc, une silhouette de femme. Mais, en arrière-plan, dominent le noir et le crâne, sensiblement plus grand, qui peut donc donner l’impression d’écraser toute la scène. Ce crâne a des contours très précis par rapport à la silhouette qui semble émaner d’une sorte de nimbe beaucoup plus flou. On peut se demander quelle figure prédomine : la femme n’est-elle qu’une sorte de fantôme sans consistance écrasé par la mort ? ou la mort est-elle effacée par le rayonnement de cette apparition féminine ?

Travaux d’écriture

Question préliminaire Dans les quatre textes apparaît un détail commun : la longue chevelure noire. Les quatre femmes apparaissent vêtues de blanc (le suaire pour Ligeia, un vêtement blanc pour Clarimonde et la femme dans Apparition, l’oreiller de dentelles pour Véra). Elles sont encore liées à la mort par certains aspects : – la fragilité (démarche de Ligeia, attitude « un peu endormie » de Véra, voix douce et lointaine de Véra et du spectre de Maupassant) ; – le froid (Clarimonde, Apparition) ; – la pâleur (Clarimonde). Mais toutes sont empreintes d’une grande sensualité, même si la femme est extrêmement morbide dans Apparition. Dans Apparition et Véra, où les femmes sont mortes et enterrées depuis un certain temps, le personnage apparaît brusquement, dans le dos du narrateur, et se manifeste d’abord par un bruit (le soupir ou le rire). Chez Gautier et Poe, c’est vraiment la morte qui ressuscite (le macabre du suaire est très insistant chez Poe, alors que Clarimonde ne semble jamais vraiment morte).

Commentaire

Introduction Chez Villiers de L’Isle-Adam, comme chez Gautier, la description tient une grande place, et c’est aussi à travers elle que l’auteur va faire passer le fantastique. Dans Véra, la chambre joue un rôle essentiel : au début de la nouvelle, c’était « la chambre veuve » qui était évoquée, mais, ici, les objets mêmes semblent revivre, signes avant-coureurs de la résurrection de la jeune femme. Nous verrons comment Villiers oriente toute sa description vers le surnaturel qui va suivre et amène le lecteur à accepter la leçon du conte : « L’Amour est plus fort que la Mort. »

1. Une description orientée A. Le choix des objets • Les objets choisis ont tous un lien privilégié avec Véra : – les bijoux sont liés au corps de Véra (« son bras », « sa chair », « le beau sein ») ; le bracelet et le collier (par une sorte d’hypallage) sont liés aux personnages et deviennent des êtres vivants (« tiède », « aimait », « pâlir maladivement », « fidèle ») ; – le mouchoir de batiste qui évoquait la mort est maintenant symbole de vie et de beauté avec la comparaison « comme des œillets sur de la neige » ; – les autres objets (la partition sur le piano, la veilleuse du reliquaire, les fleurs, la pendule) sont liés à sa vie, à son intimité, à sa beauté ; tous sont accompagnés d’un signe de vie (« tourné », « rallumée », « éclairait », « s’épanouissaient », « sonnait »). • Finalement, c’est toute la pièce qui reprend vie : « La chambre semblait joyeuse et douée de vie. » Et, dans le 2e paragraphe, le décor partage et appuie la certitude du comte : « toutes les choses […] étaient saturées de cette conviction ». Ce sont les objets, nourris de la foi du comte, qui vont appeler Véra. B. Le poids de la subjectivité Villiers joue très habilement des points de vue pour orienter le regard du lecteur. • Le point de vue interne est très marqué : c’est le comte qui perçoit et interprète (« regarda attentivement », « toucha », « devant ses yeux »). • Énonciation curieuse : Villiers place le lecteur à l’intérieur de l’esprit du comte, au point que les indices temporels (« tout à l’heure », « Ce soir ») sont ceux du discours et non ceux du récit.

Réponses aux questions – 16

• Il emploie ainsi systématiquement le discours indirect libre, avec beaucoup d’interrogatives et d’exclamatives, qui induisent des réponses implicites (« Véra ne les avait-elle pas ôtées […] ? », « qui donc avait tourné […] ? »). • Marques de subjectivité : modalisateurs (« semblait »), comparaisons et hypothèses qui expliquent les phénomènes (« comme par la chaleur de sa chair », « comme si elle venait d’être quittée », « comme si le magnétisme »). Par tous ces procédés, le lecteur épouse le point de vue du comte et est prêt à accepter ses interprétations.

2. L’amour est plus fort que la mort A. La leçon du conte • La certitude du comte : – Dans le 2e paragraphe, ce ne sont plus des questions ou des hypothèses, mais des affirmations (points d’exclamation). Le champ lexical de la certitude le prouve (« certain », « conviction », « foi »), renforcé encore par le martèlement des adjectifs (« définitive », « simple », « absolue », « tangible », « extérieure »). – On trouve aussi un vocabulaire avec une forte charge de réalité (« être là », « tangible », « on l’y voyait », « elle s’y trouvât »), ainsi que des expressions marquant la nécessité (« elle devait », « il fallut »). • Le rôle du narrateur : – Dès la fin du 1er paragraphe, il semble vouloir reprendre ses droits, mais c’est en fait pour cautionner ce que ressentait déjà le comte (c’est bien le narrateur qui souligne que la pendule s’est remise à sonner ; le comte ne l’entend même pas...). – Dans le 2e paragraphe, on ne distingue plus clairement s’il s’agit toujours des pensées du personnage ou si elles sont reprises à son compte par le narrateur. Il s’agit en tout cas de la « morale » de la nouvelle : l’amour peut être plus fort que la mort ; c’est une question de conviction, comme l’affirment les expressions « Le chemin de résurrection était envoyé par la foi jusqu’à elle » (à noter que véra signifie « la foi » en russe...) et « faite de volonté et de souvenir ». B. La résurrection de Véra • Elle intervient à l’issue d’une longue phrase où le nom est retardé jusqu’au dernier moment, par une série de notations sensorielles qui l’ancrent dans la réalité : l’éclat de rire, la main, les cheveux. • Villiers mêle dans cette apparition la mort et la vie : la comtesse rayonne de sensualité (« lourds cheveux », « bouche délicieusement entr’ouverte »), mais est encore « un peu endormie » et « lointaine ». Et la phrase culmine dans les deux oxymores mêlant le terrestre et l’au-delà : « emparadisé de voluptés » et « belle à en mourir ».

Conclusion Villiers de L’Isle-Adam fait preuve, dans ce texte, d’une virtuosité extraordinaire, utilisant la description et le jeu des points de vue pour perturber la perception du lecteur et dissiper les frontières entre l’illusion et la réalité.

Dissertation

Introduction Le fantastique est le fruit de l’aspiration à ne pas se borner à une réalité matérielle et décevante, et il a été souvent défini comme « le franchissement des limites ». Nous verrons donc quelles sont ces frontières que les auteurs fantastiques transgressent et comment, grâce à une écriture particulière, ils nous donnent accès à un autre univers.

1. Les limites de la finitude humaine A. Le temps Le temps est vécu par l’homme comme une contrainte inéluctable, comme un écoulement irréversible. Le fantastique permet de se libérer de cette fatalité, en la niant ou en l’inversant : – négation du temps : dans Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, le héros échappe au vieillissement ; Faust (Goethe) retrouve sa jeunesse ; – inversion du temps : le cours du temps est aboli, passé et présent se rejoignent (c’est le thème principal d’Arria Marcella) – ce motif sera souvent exploité dans la science-fiction (machine à remonter le temps).

Contes et Récit fantastiques – 17

B. La mort Limite radicale à laquelle se heurte la destinée humaine, elle est souvent transgressée dans les œuvres fantastiques : – personnages de vampires qui vivent plusieurs vies ; – revenants, résurrections : Ligeia de Poe, Apparition de Maupassant ; – personnages immortels : le Hollandais volant (opéra de Wagner ; Pandora, film d’A. Lewin). C. Les limites du pouvoir humain Le fantastique permet parfois aux héros de satisfaire leurs désirs, grâce à des pouvoirs surnaturels. C’est le cas de Faust, secondé par Méphisto, ou de Raphaël dans La Peau de chagrin de Balzac. Dans Frankenstein de Mary Shelley, le héros parvient à donner vie à une créature. On peut citer également L’Homme invisible de Wells ou Le Passe-Muraille de Marcel Aymé.

2. Les limites de la raison A. Les catégories rationnelles La raison fonctionne à partir de catégories qui s’excluent mutuellement. Mais le fantastique fait éclater toutes ces frontières : – Animé/inanimé : dans les œuvres fantastiques, les objets s’animent (La Vénus d’Ille de Mérimée, La Cafetière de Gautier) ou entretiennent de singulières affinités avec les hommes (La Chevelure de Maupassant, Le Violon de Crémone d’Hoffmann où le violon « meurt » en même temps que la jeune fille) ; des automates sont pris pour des personnages vivants (L’Homme au sable d’Hoffmann). – Les différents règnes naturels communiquent (voir le motif du loup-garou et de Daucus-Carota, mi-homme, mi-légume) ; les animaux sont doués de pensée ou de prescience (Le Chat noir de Poe). – L’homme peut se trouver privé d’attributs indéfectibles : son ombre (Peter Schlemihl chez Chamisso), son reflet (La Nuit de la Saint-Sylvestre d’Hoffmann), son corps (Avatar de Gautier), ou, au contraire, se trouver dédoublé (William Wilson de Poe, Le Double de Dostoïevski). B. L’accès à d’autres mondes Le fantastique fait pénétrer dans des univers où la raison n’a plus cours, qui obéissent à d’autres règles : – le monde surnaturel, qui défie les lois de la nature : on y côtoie des personnages comme le Diable ; on s’y adonne au spiritisme (Spirite de Gautier), au magnétisme... ; – le monde du rêve : Onuphrius de Gautier, Aurélia de Nerval ; – le monde de la folie : Le Horla ou Qui sait ? de Maupassant (œuvres dans lesquelles on ne sait pas justement si on se situe dans la réalité ou la folie) ; – le monde de la drogue.

3. L’écriture fantastique A. Elle favorise la confusion • Cette écriture déstabilise le lecteur en l’entraînant sur des terrains où sa raison n’est plus opérante et où il perd ses repères « normaux ». • Le ressort le plus efficace du fantastique est l’hésitation (cf. Todorov). Les auteurs de ce genre savent la provoquer : choix d’un narrateur à la 1re personne, orientation de notre regard par le point de vue interne, décor amenant au surnaturel (Gautier, Villiers de L’Isle-Adam), fin ouverte (la clef du tombeau dans Véra, le cheveu dans Apparition). Le lecteur est donc confronté souvent à une aporie rationnelle. • Le genre fantastique joue également avec les affects du lecteur, amoindrissant ainsi sa vigilance rationnelle : c’est la peur ou le malaise qui sont le plus souvent suscités (vocabulaire, ponctuation affective, suspense...). B. Elle crée une autre réalité Par le recours à certains procédés littéraires, le fantastique nous donne accès à un monde où l’hallucination règne en maîtresse et où les catégories de la perception habituelle n’ont plus cours : – figures de style fonctionnant sur l’analogie (comparaison, métaphore, synesthésie, personnification, etc.). L’écriture permet de transcrire un état de conscience où les relations avec les choses ne sont plus « logiques » et où les sensations débordent des cadres normaux de la perception ; – entorses à la langue habituelle ou à la syntaxe : la mise en page du texte de Michaux, son écriture éclatée et répétitive rendant compte du phénomène d’obsession ; les expressions de Baudelaire (« l’étrange faculté de vous fumer »).

Réponses aux questions – 18

Conclusion Le genre fantastique, né à la fin du XVIIIe siècle, a ainsi ouvert les portes de la littérature à l’inconscient, au surnaturel, à la folie. Ce courant continuera à irriguer tout le XXe siècle et les surréalistes en particulier s’en nourriront. Le cinéma également, avec son langage propre et ses effets spéciaux permettant de transformer les apparences de la réalité, y trouvera une large part de son inspiration.

Écriture d’invention • Il paraît intéressant, pour ce travail, de bien faire sentir la différence entre les deux interlocuteurs, dans leur façon de s’exprimer : vocabulaire, rythme et longueur des phrases, ponctuation... • Le narrateur est dominé par l’affectif, le souvenir traumatisant. Il n’est pas dans le rationnel mais dans le ressenti. Il n’a rien à prouver mais simplement à témoigner d’une expérience unique. • Son interlocuteur veut au contraire convaincre en usant d’arguments et en s’appuyant sur le bon sens et la raison. Il refuse le surnaturel et argumente sa position.

L e C l u b d e s H a s c h i s c h i n s ( p p . 1 0 9 à 1 3 7 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 138-139)

Des sensations exacerbées

La perception de l’environnement u Le sens du toucher : « je sentais mes extrémités se pétrifier » (l. 520), « les marches étaient molles » (l. 544), les « pierres gluantes et flasques » (l. 546) ; la vue : « j’apercevais » (l’escalier, les tableaux, la chimère) ; l’ouïe : la psalmodie de Daucus-Carota, ses « talons durcis résonnaient » (l. 523). v Le temps lui semble devenir démesuré : « Je parviendrai au bas le lendemain du jugement dernier » (l. 537-538), « Ce manège dura mille ans » (l. 550). Cette sensation est caractéristique des effets du haschisch, et Baudelaire la note également dans Les Paradis artificiels : « Car les proportions du temps et de l’être sont complètement dérangées par la multitude et l’intensité des sensations et des idées. On dirait qu’on vit plusieurs vies d’homme en l’espace d’une heure. » w Les hyperboles sont évidemment très nombreuses dans ce texte et traduisent l’amplification de la perception provoquée par la drogue : « formidablement » (l. 524), « proportions cyclopéennes et gigantes-ques » (l. 528), « gouffres » (l. 530), « perspective prodigieuse » (l. 531), « innombrables » (l. 532), « abîmes » (l. 534), « mille ans » (l. 550). x Ce paragraphe est centré sur l’accroissement démesuré des proportions de l’escalier : Gautier souligne d’abord son gigantisme en multipliant les adjectifs hyperboliques (cf. question précédente), qui de plus allongent la phrase. Il construit le paragraphe sur deux mouvements opposés vers le haut et le bas : « dans le ciel »/« dans l’enfer » (l. 529), « en levant la tête » (l. 530)/« en la baissant » (l. 533). Chaque partie de phrase est bâtie en parallèle, avec un verbe suivi de plusieurs groupes COD juxtaposés et composés de nombreux déterminants (adjectifs, compléments du nom...) : on a ainsi l’impression d’une perspective sans fin où le regard du narrateur, écrasé entre ces « deux gouffres » (l. 530), se perd dans l’immensité. De plus, Gautier joue avec les synonymes pour nous entraîner dans une sorte de vertige : « paliers », « rampes », « degrés », ou « tourbillons », « spirales », « circonvolutions ».

Le retentissement psychique y Le narrateur semble avoir beaucoup de mal à contrôler son propre corps : il lui faut « une énorme projection de volonté » (l. 514) pour faire un pas ! Puis ses mouvements paraissent entièrement soumis au décor ou à une force extérieure : « ma marche machinale » (l. 537), « une force inerte et morne m’entraînait » (l. 543), « mes pas résignés » (l. 548). Là encore, on peut comparer avec ce que constate Baudelaire dans Du vin et du haschisch : « Vous ne luttez plus, vous êtes emporté, vous n’êtes plus votre maître. » U Le narrateur éprouve un certain nombre de sensations désagréables : l’impression de pétrification de son corps, l’amplification du temps et de l’espace devenant écrasante ; le contact pénible avec les marches devenues « flasques [... ] comme des ventres de crapaud » (l. 546-547). Le décor se transforme

Contes et Récit fantastiques – 19

pour lui en un piège d’où il ne peut plus sortir malgré ses efforts infinis. Et surtout, il se sent environné d’hostilité et même d’agressivité latente de la part de Daucus-Carota, et particulièrement de la chimère.

Les hallucinations

Le mécanisme de l’hallucination V Daucus-Carota et la chimère sont des créatures imaginaires ; elles ont en commun leur nature hybride : le premier est un « monstre aux jambes de mandragore » (l. 516) et la seconde est un animal composite. Tous deux sont en plus animés d’intentions hostiles à l’égard du narrateur. W L’animation du décor et des objets tient la plus grande place dans les hallucinations du narrateur : – les tableaux deviennent de véritables personnages, doués de mouvement (l. 540 : « quelques-unes s’agitaient avec des contorsions pénibles ») et de sentiments (l. 539 : « d’un air de pitié ») ; – l’escalier est lui aussi animé par de nombreux verbes de mouvement : « s’enfonçaient » (l. 544), « s’affaissaient » (l. 546), « se présentaient » (l. 547), « se replaçaient » (l. 549) ; – la chimère, comme les tableaux, devient vivante (« pétillaient », « riait », « s’avançait », « agitaient ») et retrouve sa nature animale (« croupe de lionne », « d’un chien »). Gautier insiste surtout sur les sentiments et les intentions qu’il lui prête : « hostiles », « ironie », « sournoise », « méchamment », « féroce ». X Gautier a l’impression d’être victime d’êtres malfaisants qui le harcèlent : c’est le cas, en particulier, de Daucus-Carota depuis le début du récit. Ici, ce personnage se moque du narrateur en soulignant son impuissance (l. 517 : « en parodiant mes efforts ») ; et surtout, il se sert de la chimère comme d’un nouvel instrument de persécution : « Daucus-Carota l’excitait » (l. 559). De façon générale, le narrateur se sent confronté à une série d’épreuves sans fin, qu’il ne comprend pas bien et dont il ne connaît pas l’origine mais qui lui paraissent délibérément dirigées contre lui : « elles voulaient m’avertir d’un piège à éviter » (l. 542-543).

La force de l’invention at Gautier a recours à un certain nombre d’allusions culturelles : la Daphné des Tuileries, les princes des Mille et Une Nuits ; le Commandeur de Dom Juan ; la tour de Lylacq. Ces références littéraires, artistiques et historiques permettent au lecteur qui partage la même culture que l’auteur de se faire une idée plus précise, par analogie, de ce que ressent ce dernier. ak Certaines de ces comparaisons sont « prosaïques » et servent à ancrer l’hallucination dans une réalité plus accessible au lecteur : les expressions « comme des troncs d’arbre » (l. 515-516) et « comme des ventres de crapauds » (l. 546-547) permettent de rendre compte de sensations inhabituelles. De la même façon, les comparaisons « comme des muets » (l. 540-541) et « comme [... ] un chien qu’on veut faire battre » (l. 560), qui s’appliquent en fait à des objets, aident le lecteur à imaginer l’apparence vivante que prennent ces objets animés. Les autres comparaisons sont liées à des références culturelles (cf. question précédente), et on peut remarquer qu’elles font toutes allusion à un contexte légendaire ou surnaturel : les métamorphoses (Daphné et Les Mille et Une Nuits), les spectres (Commandeur), le mystérieux (la franc-maçonnerie) ou l’hyperbole de la légende (la tour de Lylacq). Contrairement aux précédentes, ces comparaisons soulignent la dimension fantastique de l’univers de la drogue. al Gautier emploie donc beaucoup de comparaisons et de références connues du lecteur pour l’aider à entrer dans son monde imaginaire. Le recours aux nombreuses sensations, la description minutieuse du décor et des objets qui s’animent permettent aussi de se faire une « représentation mentale » précise des visions de Gautier.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 140 à 146)

Examen des textes et de l’image u Les titres des œuvres de Baudelaire et Michaux se rejoignent par leur forme d’oxymore : elles allient un terme positif évoquant les pouvoirs extraordinaires de la drogue qui semble donner accès à un monde merveilleux (« Paradis » et « Miracle ») et un terme négatif qui souligne les limites de ce pouvoir et son côté un peu dérisoire (« artificiels » et « Misérable »).

Réponses aux questions – 20

v Baudelaire souligne que la drogue n’est qu’un accélérateur artificiel des facultés de l’homme qui reste toujours dépendant de ses propres limites et de sa propre imagination : « le même homme augmenté », « le naturel excessif », « L’homme n’échappera pas à la fatalité de son tempérament physique et moral », « miroir grossissant ». La drogue ne lui apporte rien de fondamentalement inconnu ou nouveau (pour reprendre le dernier vers des Fleurs du mal : « Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau »). Il note également la perte de la volonté : l’homme sous l’influence de la drogue est dominé par les mécanismes de son cerveau ; il ne peut donc pas les contrôler ni les transcrire directement en œuvre d’art, il est « subjugué ». Baudelaire reprend l’expression de Pascal en montrant que l’homme, ayant voulu atteindre le paradis (« faire l’ange »), se retrouve comme une bête esclave de ses sensations : « sensibilité excessive, sans gouvernement pour la modérer ou l’exploiter ». w Dans la première partie, Michaux utilise des phrases très courtes, nominales, avec le martèlement du même mot « blanc » (polyptote blanc/blancheur), pour faire ressentir cette invasion violente et proliférante de la couleur dans son cerveau. Il accumule les adjectifs pour essayer d’exprimer au plus juste ce qu’il ressent et a recours aussi aux comparaisons dans la marge (« four Martin »). Dans la seconde partie, il joue sur le rythme de la phrase : le 2e paragraphe est fait quasiment d’une seule phrase, avec de très nombreuses virgules et des compléments circonstanciels qui retardent le verbe principal (« j’étais ») à la fin : impression d’éclatement de la personnalité (« ubiquité »), de spectacle changeant, jamais fixe, « supplice de l’instable, de l’impermanent » (« miroitements », « ondulations », « variant incessamment », « trémulations », « éclats », « oscillant », « mille plis », « mille déchiquetages » – à noter : « mille » revient 5 fois). Les nombreux participes présents montrent que tous ces phénomènes sont simultanés et que l’être s’émiette dans toutes ces sensations. Michaux utilise beaucoup les jeux de sonorités : tout le début du texte est dominé par les lettres m et l, évoquant cette sensation de matière liquide et glissante ; on remarque aussi beaucoup d’échos sonores illustrant ces phénomènes de tremblements, de répétition incessante (« mille miroitements », « lignes liquides », « déformant »/« reformant », « chatouillé de chatoiements »...). x Dans le dessin de Michaux, on retrouve l’univers en noir et blanc dépeint dans le texte. Le nombre infini de petits traits peut rappeler les « trémulations », le « froissement », les « mille plis ». Les lignes ne sont jamais absolument droites, comme « les ondulations des eaux agitées ». Et la forme adoptée rejoint les « langues de l’infini », « se contractant », « s’étalant ». De manière générale, on ressent bien dans ce dessin le pouvoir envahissant et surtout obsessionnel de la mescaline, avec ces formes de chemins qui entraînent le regard on ne sait où.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Les trois auteurs assistent à des déformations, des transpositions : les tableaux, les escaliers (Gautier) ; « ils se déforment et se transforment » (Baudelaire) ; « se déformant, se reformant » (Michaux). Les sensations sont démesurément amplifiées : le temps et l’espace chez Gautier ; « sensibilité excessive » chez Baudelaire ; invasion du blanc ou du miroitement chez Michaux ; recours fréquent à l’hyperbole. Chez Baudelaire et Michaux, on retrouve l’importance de la couleur et le phénomène de la synesthésie. Tous deux ont l’impression d’être envahis, de confondre intérieur et extérieur. Tous les trois notent une diminution de la volonté, une impuissance à contrôler ce qui se passe en eux : Gautier a du mal à se déplacer ; Baudelaire emploie le terme « despotique » ; Michaux écrit « j’étais pris, j’étais perdu ». Tous les trois évoquent des impressions désagréables : Gautier parle de « persécution » ; chez Baudelaire, les analogies « accablent l’esprit » ; mais c’est chez Michaux que la souffrance est présente de façon terrible (« atroce », « assassin », « martyrisant », « insupportable », « supplice »).

Commentaire

Introduction Baudelaire, dans Les Paradis artificiels, a voulu présenter, à partir de ses propres expériences ou de celles qu’on lui a racontées, une sorte d’analyse des effets du haschisch. Dans cet extrait, il évoque les

Contes et Récit fantastiques – 21

phénomènes les plus surprenants de déformation de la perception habituelle. Nous pourrons observer comment ce texte mêle analyse, jugement, mais aussi tentative littéraire pour rendre compte de ces sensations inédites.

1. Un texte en forme d’analyse A. Un compte rendu • Le texte suit la progression chronologique des phénomènes engendrés par le haschisch, de façon objective : « c’est alors que », « il arrive quelquefois ». • Le présent du 2e paragraphe rend bien compte de cette volonté d’objectivité et de généralisation. • Le lecteur assume, dans le 3e paragraphe, le rôle de « cobaye » : « Je vous suppose assis et fumant » ! Le futur est employé ensuite pour rendre compte du développement de l’expérimentation. B. Un texte argumentatif Baudelaire ne se contente pas d’un simple compte-rendu, il porte aussi des jugements, et son texte prend également une valeur argumentative. • Dialogue avec le lecteur : – dans le 2e paragraphe, il y a un jeu de question-réponse entre le lecteur et l’auteur : « cela, dira-t-on »/« mais j’ai déjà averti le lecteur » ; – de même, dans le 3e paragraphe, Baudelaire emploie la 2e personne du pluriel et implique directement le lecteur dans l’expérience racontée. • Un jugement négatif : l’idée principale de Baudelaire dans Les Paradis artificiels est de montrer que le haschisch n’agit que comme un accélérateur ou un amplificateur, mais qu’il n’apporte rien de fondamentalement nouveau au « cerveau poétique », naturellement riche de sa propre imagination. Cette idée intervient deux fois dans le texte, de façon parallèle : « rien que de fort naturel » et « rien de positivement surnaturel ». Il dénonce aussi l’atteinte à la liberté que constitue « l’ivresse du haschisch » à travers l’adjectif très fort « despotique ».

2. Un monde de confusion A. Confusion des catégories mentales • Par le haschisch, l’homme se sent emporté dans une expérience « a-normale » : le vocabulaire du texte le souligne (« singulières », « inaccoutumée », « anormalement », « étrange »). • Baudelaire montre bien, par tout un réseau lexical, que le haschisch supprime tous les cloisonnements établis dans notre esprit pour appréhender le monde – ce qui est le propre de l’hallucination : « équivoques » (2 fois), « méprises », « transpositions » (2 fois), « analogies » (2 fois), « quiproquo ». • Il évoque le phénomène de la synesthésie (ce sont ici les catégories sensorielles qui se confondent) : « Les sons se revêtent de couleurs, et les couleurs contiennent une musique. » Mais il souligne que le « cerveau poétique » connaît bien ces « analogies », comme le prouve magnifiquement le sonnet « Correspondances » ! B. Confusion intérieur/extérieur • C’est la confusion la plus impressionnante, traitée dans le 3e paragraphe : l’esprit ne fait plus la différence entre ce qui est intérieur et extérieur à lui, entre l’objectif et le subjectif. Baudelaire marque bien les deux catégories opposées (« personnalité », « votre propre existence »/« objectivité », « objets extérieurs »), mais les verbes employés effacent les différences (« disparaît », « vous fait oublier », « vous vous confondez »). Il est intéressant également de noter qu’il a recours à l’expression ambiguë « matière pensante », qui entretient la confusion. • Le mécanisme intellectuel de la transposition est traduit aussi par des verbes : « appliquerez », « attribuerez », ou la comparaison « comme le tabac ». • Enfin, Baudelaire en vient à « forcer » la langue pour trouver une expression apte à rendre compte de cette expérience qui bouleverse les cadres mêmes du langage : « vous vous sentirez vous évaporant » et surtout « l’étrange faculté de vous fumer » ! C. La perte de contrôle • La confusion est aussi la conséquence de la perte de contrôle de l’esprit sur ses propres mécanismes : Baudelaire souligne ce phénomène en choisissant souvent comme sujets des verbes les objets

Réponses aux questions – 22

extérieurs ou les sensations elles-mêmes : l’exemple le plus fort en est la gradation « elles pénètrent, elles envahissent, elles accablent l’esprit » (la même idée se retrouve plus loin : « s’emparera de votre esprit »). • L’esprit est réduit à n’être qu’un réceptacle, un théâtre ou un spectateur de ce qui se déroule malgré lui (« en vous, vous vous sentirez »). • Cette sorte d’hypnose, dans laquelle la fumée de la pipe s’empare du cerveau, est traduite aussi par le rythme même de la phrase (« L’idée d’une évaporation, lente, successive, éternelle »), dans laquelle la succession d’adjectifs et l’accumulation des virgules suggèrent le progressif engourdissement de l’esprit.

Conclusion Baudelaire dans ce texte reste très rationnel pour rendre compte de fonctionnements irrationnels du cerveau. Mais il tente déjà de bouleverser la langue traditionnelle pour l’adapter à la nouveauté de la sensation. Un siècle plus tard, Michaux ira beaucoup plus loin dans la recherche d’un langage et même d’une typographie, pour traduire en mots les « séismes cérébraux » provoqués par la mescaline.

Dissertation Le sujet est évidemment difficile à traiter pour des élèves seuls devant leur feuille ! Mais il peut être l’occasion d’une réflexion en classe à partir des textes : on peut rajouter le poème « Matinée d’ivresse » de Rimbaud (Illuminations), « Nuit rhénane » d’Apollinaire (Alcools), un texte de Breton ou d’Artaud, la folie d’Oreste à la dernière scène d’Andromaque de Racine...

Introduction Depuis la tragédie grecque mettant en scène des personnages en proie à la folie ou au délire (Ajax, Oreste, Agavé...), les œuvres littéraires ont souvent tenté de rendre compte d’états extrêmes de la conscience provoqués par la folie, l’alcool, les drogues. Par le rapport particulier qu’elle crée entre auteur et lecteur, par l’immense liberté laissée à la technique et à l’imagination des créateurs, nous verrons que la littérature peut être un moyen d’accès privilégié à ces zones troublantes du psychisme humain.

1. Une perception subjectivisée Beaucoup de textes littéraires qui rendent compte de ces états extrêmes de la conscience sont des témoignages directs de leurs auteurs (c’est le cas pour les trois auteurs du corpus). A. Qui voit ? Ces textes sont souvent écrits à la 1re personne du singulier (même pour les récits de fiction comme Le Horla de Maupassant). La focalisation est interne et le lecteur passe donc par le prisme d’une conscience qui donne ainsi une vision personnelle et aiguë de son expérience. B. Pourquoi raconter ? • Partager son expérience : – le lecteur a accès à un récit qui lui livre au plus près ce qui a été ressenti ; – il est davantage touché que s’il lisait une analyse clinique de ces phénomènes, car il est confronté directement à du « vécu » ; – les auteurs utilisent les moyens propres à la littérature pour communiquer leurs émotions : le lexique (la peur chez Maupassant, l’impuissance chez Gautier, la souffrance chez Michaux), la ponctuation affective (Michaux ou Maupassant), l’hyperbole... • Analyser son expérience : les auteurs ont souvent pour but, dans ces expériences extrêmes, l’exploration, la connaissance de l’humain (ce but est clairement revendiqué par Michaux) ; ils savent prendre de la distance et transmettre ainsi au lecteur leurs analyses, et même leurs jugements (Baudelaire).

2. Le réel transformé La littérature offre beaucoup de moyens qui lui sont propres pour rendre compte des métamorphoses de la réalité résultant de ces états extrêmes de la conscience.

Contes et Récit fantastiques – 23

A. Les images • Le jeu des analogies (métaphores, comparaisons, correspondances) procure aux auteurs une liberté totale pour imaginer la nouvelle réalité issue de leurs visions : les objets, les êtres deviennent autres (la chimère chez Gautier, la pipe chez Baudelaire). • L’auteur peut aussi déformer la perception : hyperbole, étirement du décor (cf. l’escalier chez Gautier), synesthésie, obsession (le blanc chez Michaux). B. Le langage C’est « l’outil » caractéristique de la littérature, que les auteurs peuvent « manipuler » de façon inventive, pour transcrire des phénomènes qui dépassent les catégories habituelles de la perception et de la raison. • La syntaxe peut être : – déformée : « la faculté de vous fumer » (Baudelaire) ; – heurtée, syncopée, comme dans le texte de Michaux pour évoquer la rapidité, le caractère obsessionnel de la perception mescalinienne ; – travaillée, de façon à rendre compte d’un phénomène particulier : l’allongement de la phrase chez Gautier traduit les proportions devenues démesurées de l’escalier. • Les sonorités et les rythmes : un poète comme Michaux en joue particulièrement (la répétition des syllabes transcrit le mouvement vibratoire des sensations).

3. Ouverture sur d’autres mondes La littérature, par la narration et la description, peut emmener le lecteur dans des mondes régis par d’autres lois que celles de la réalité. A. Le recours au merveilleux • C’est le monde des légendes, des contes, des mythes, où l’on admet que les animaux parlent, que dieux et hommes se mêlent, que les héros possèdent des pouvoirs surhumains. • Gautier y a recours pour faire percevoir à son lecteur la nature de ce qu’il éprouve : référence aux contes des Mille et Une Nuits, à la statue animée du Commandeur... B. Le recours au fantastique • Le procédé est différent, puisque les auteurs nous font assister à une déformation de notre propre monde qui ne fonctionne plus comme d’habitude. Ils nous plongent dans l’étrange, le mystérieux, l’inquiétant. • Les auteurs l’utilisent pour susciter le malaise et l’interrogation face aux phénomènes extrêmes qu’ils tentent de décrire (Gautier, Maupassant). C. L’ouverture à l’inconscient La littérature (comme l’art en général) est une des voies royales d’accès à l’inconscient. Par les analogies, les jeux de mots, les symboles, elle peut permettre au lecteur d’entrouvrir la porte des mécanismes psychiques les plus profonds : ceux de l’auteur et, par effet de miroir, les siens propres.

Conclusion On a pu constater que la littérature, par la grande diversité de ses moyens, par la liberté et la créativité imaginatives des auteurs, peut avoir accès à tous les domaines du psychisme, en inventant, pour chaque expérience, un langage apte à en rendre compte. Finalement, on pourrait dire avec l’auteur latin Térence que « rien de ce qui est humain ne lui est étranger » !

Écriture d’invention • On peut faire travailler les élèves à partir d’un article de dictionnaire concernant la couleur choisie ou à partir du poème Voyelles de Rimbaud pour leur faire sentir la synesthésie. • Privilégier la description, l’imagination, en particulier le jeu avec toutes les connotations de la couleur. • Essayer de faire trouver aux élèves des procédés littéraires en accord avec ce qu’ils veulent exprimer (polyptote, anaphore, répétitions...).

Réponses aux questions – 24

A r r i a M a r c e l l a ( p p . 1 4 7 à 1 8 6 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 187 à 189)

Un « jour nocturne »

Un décor pictural u Gautier ménage dans ce texte un éclairage particulier à son décor : le clair de lune fait naître un tableau en noir et blanc (du moins au début de l’extrait), mettant en valeur certains contrastes de lumière (« deux tranches de lumière argentée et d’ombre bleuâtre », « rayon brusque », « dans l’ombre », « la portion éclairée », « la lune donnait en plein »). Ces contrastes permettent d’opposer des zones sombres ou éclairées et de donner forme et vie au tableau. v Gautier aime réaliser ses descriptions à la manière d’un tableau et insiste sur les formes, l’architecture, ou les nuances d’éclairage et de couleurs. C’est ce que suggère ce champ lexical de la peinture : « teintes ménagées » (l. 437), « demi-teinte » (l. 441), « l’esquisse d’un tableau » (l. 442). Les expressions relevées évoquent le flou dans le dessin, qui estompe certaines parties du tableau.

Un éclairage fantastique w « Jour nocturne » (l. 437) est un oxymore, alliant dans une même expression deux réalités contradictoires. Cette figure est particulièrement bienvenue ici, puisque Gautier veut susciter une atmosphère qui n’est ni le jour ni la nuit et nous entraîner dans un décor qui va sortir de nos catégories de perception habituelles et « normales ». L’oxymore crée donc une réalité autre, dans laquelle les contraires peuvent coexister (comme le passé va coexister avec le présent). x La lumière lunaire, avec ses zones d’ombre, ses demi-teintes, provoque chez Octavien une vision lacunaire qui le pousse à combler les vides par l’imagination : « les parties absentes se complétaient par la demi-teinte » (l. 440-441). y La nuit, qui amoindrit le sens de la vue et nous prive de beaucoup de nos repères, est propice au fantastique : notre perception de l’environnement est modifiée ; nous croyons voir ou entendre certaines choses ; notre imagination est particulièrement en éveil, prête à suppléer à ce que l’on perçoit mal ; la peur n’est jamais très loin. C’est ce que constate le narrateur : « mille détails alarmants que comprendront ceux qui se sont trouvés de nuit dans quelque vaste ruine » (l. 469-471).

La résurrection de la ville

La progression U Dans le 1er paragraphe, le narrateur met sur le compte de l’éclairage lunaire le fait que l’« on ne remarquait pas, comme à la clarté crue du soleil, les colonnes tronquées, les façades sillonnées de lézardes, les toits effondrés par l’éruption » (l. 438-440). Mais, dans les 3e et 4e paragraphes, Octavien s’étonne par deux fois de ne pas retrouver les bâtiments dans le même état que quelques heures plus tôt : « il vit, dans un état d’intégrité parfaite, un portique dont il avait cherché à rétablir l’ordonnance » (l. 473-475) et « sûr d’avoir vu cette maison le jour même dans un fâcheux état de ruine » (l. 489-490). Et les détails sont donnés précisément : « pas une crevasse », « exhaussée d’un étage », « profil intact ». Gautier veut ainsi souligner l’aspect de plus en plus surprenant mais réel de cette transformation de la ville.

La vie qui renaît V Gautier, dans ces paragraphes, anime son décor : ce sont les éléments architecturaux et même les décorations qui sont les sujets des phrases (le molosse peint « aboyait à la lune et aux visiteurs avec une fureur peinte », l’inscription « saluait les hôtes de ses syllabes amicales », « La maison s’était exhaussée », le toit « projetait son profil »…). De plus, tout paraît neuf, et même la végétation est luxuriante : « des lauriers roses et blancs, des myrtes et des grenadiers » (l. 497). L’accumulation des négations et la progression jusqu’aux plus infimes détails des lignes 493 à 495 soulignent la réalité incontestable de la résurrection de la ville. W Dans tout le passage de la « résurrection » de Pompéi, les descriptions n’ont rien de gratuit ! Leur extrême précision (les formes, les matériaux, les couleurs, les ornements) souligne, d’une part, la réalité de ce que voit Octavien, et donc la réalité du phénomène surnaturel (le jeune homme ne peut

Contes et Récit fantastiques – 25

pas être en train de rêver tant de détails archéologiques), et, d’autre part, aide le lecteur à s’imaginer ce décor, à croire lui aussi à ce rêve réalisé. X Gautier fait de fréquentes allusions à des présences dans les ruines : « Les génies taciturnes de la nuit » (l. 443), « vagues formes humaines » (l. 446-447), « De sourds chuchotements, une rumeur indéfinie » (l. 448-449), « Ces formes entrevues, ces bruits indistincts de pas » (l. 460), « êtres invisibles » (l. 465). On peut remarquer que chacune de ces évocations est assortie d’un adjectif soulignant ce qu’elle a de douteux, d’incertain, de mystérieux. L’auteur semble vouloir préparer le lecteur, par petites touches suggestives, à l’irruption prochaine de personnages bien réels.

L’hésitation fantastique

Le choix du point de vue at La focalisation est ici majoritairement interne : nous percevons la scène par l’intermédiaire d’Octavien : « Octavien crut voir » (l. 446), « il vit » (l. 473). Nous avons accès à ses impressions (« il éprouvait », « il ne se sentait plus seul »), nous partageons ses interrogations. Et nous sommes dépendants de ses interprétations de la réalité : « Notre promeneur les attribua » (l. 449-450), « Octavien comprenait » (l. 462-463), « Telles étaient les idées » (l. 467). ak Comme dans l’extrait de La Morte amoureuse, la focalisation interne permet de restreindre la perception du lecteur et de le priver de tout autre référent. Il est tributaire de la vision d’un personnage à l’imagination enflammée, tout prêt à croire à la résurrection de la ville qui correspond à ses fantasmes les plus chers... Tout entraîne donc le lecteur à adhérer aussi au surnaturel, à moins de rester dans l’hésitation et de mettre totalement en doute l’expérience du héros. al Gautier nous fait ressentir le malaise d’Octavien : « il éprouvait une espèce d’angoisse involontaire, un léger frisson » (l. 455), « son trouble » (l. 463), « tourmentait beaucoup Octavien » (l. 489). Ce malaise vient du fait qu’il se sent plongé dans une réalité différente de la normale, sur laquelle sa raison semble ne pas avoir de prise : il ne peut pas expliquer de façon satisfaisante les phénomènes qu’il perçoit.

Les interrogations d’Octavien am C’est d’abord l’impression d’une présence mystérieuse dans ces ruines qui l’interroge : « il ne se sentait plus seul » (l. 457) ; et surtout, le fait que les maisons en ruine qu’il a visitées l’après-midi même soient désormais en parfait état : « Cette restauration étrange, faite de l’après-midi au soir par un architecte inconnu, tourmentait beaucoup Octavien » (l. 488-489). an Octavien donne toute une série d’explications raisonnables à la présence qu’il ressent autour de lui : – illusion des sens (« papillonnement de ses yeux », « bourdonnement de ses oreilles ») ; – bruits naturels mal interprétés (brise, lézard, couleuvre...) ; – présence de ses amis (« Ses camarades avaient-ils eu la même idée que lui »). De même, son impression d’angoisse peut s’expliquer simplement par « l’air froid de la nuit » (l. 456). Mais, par deux fois, le narrateur insiste sur le fait que ces interprétations ne le satisfont pas : « Octavien comprenait à son trouble qu’elle n’était pas vraie » (l. 462-463), « ne le convainquaient pas » (l. 464). Enfin, pour justifier l’aspect soudainement intact de la cité, Octavien invoque un « architecte inconnu » (l. 489) ou un « mystérieux reconstructeur » (l. 491), mais les deux adjectifs, ainsi que la tonalité ironique de la suite de la phrase (« avait travaillé bien vite ») portent immédiatement le doute sur cette explication. ao Cette dernière phrase est saisissante car elle nous met face à une véritable aporie : les deux termes de l’alternative sont irrecevables par la raison, car on sait que l’éruption a bien eu lieu (vérité historique intangible qu’Octavien a pu constater quelques heures auparavant) et, dans le même temps, on sait que le temps ne peut pas reculer... Comme on ne peut aller contre l’unanimité des historiens et qu’Octavien ne peut nier sa propre expérience de l’après-midi, il ne lui reste donc plus qu’à admettre la seconde hypothèse de l’alternative, même si cela paraît impensable. Gautier nous montre ici les limites de la raison qui ne peut tout expliquer et nous invite à passer outre nos catégories rationnelles.

Réponses aux questions – 26

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 191 à 199)

Examen des textes et de l’image u Les auteurs sont sensibles au « pittoresque » des ruines : ils bâtissent leurs descriptions comme des tableaux (clair-obscur du décor de nuit chez Gautier, Lamartine et Hugo ; jeu sur les lignes et les masses, les volumes et les manques chez Chateaubriand et Lamartine). Chateaubriand, de son côté, met en valeur l’union entre la ruine et la nature, « d’un effet plus pittoresque ». Ces ruines sollicitent leur imagination en faisant revivre le passé, démarche très sensible bien sûr chez les deux auteurs décrivant Pompéi (Mme de Staël et Gautier), mais Lamartine évoque aussi ce « fantôme debout du siècle évanoui » et Hugo la terrible légende de Hatto. Enfin, la ruine est prétexte à la mélancolie causée par la fuite du temps, thème éminemment romantique : « la rapidité de notre existence » (Chateaubriand), « profonde mélancolie » (Mme de Staël). v La réflexion des auteurs tourne autour de la fuite du temps et du caractère éphémère des créations humaines. Chateaubriand insiste beaucoup sur cette idée : « fragilité de notre nature », « rapidité de notre existence », « notre petitesse », « peu de jours assignés à notre obscurité ». Mais chez lui, conformément au projet du Génie du christianisme, cette réflexion est l’occasion d’un retour vers Dieu, « seul souverain dont l’empire ne connaisse point de ruines ». Mme de Staël est sensible à la succession des civilisations mortelles : « ruines sur ruines, et tombeaux sur tombeaux ». Cela provoque chez elle une sorte d’angoisse sur l’essence même de l’homme qui semble échapper à toute stabilité (puisqu’il n’y a pas de recours ultime à Dieu) : « Où peut-on retrouver ses sentiments et ses pensées ? » Lamartine est aussi sensible au temps qui détruit : « […] le torrent des années / […] minant de jours en jours / Tout ce que les mortels ont bâti sur son cours ». Mais il met plus en valeur la permanence et la grandeur de l’homme à travers ses monuments : « Le monument debout défie encor les yeux ». Comme Chateaubriand, il semble invoquer la pérennité de la religion en faisant allusion à « l’éternelle croix ». Chez Hugo, la réflexion est plutôt d’ordre psychologique, dans la convergence entre l’imagination et la réalité : « Je tenais donc mon rêve, et il restait rêve ! » w Chateaubriand peint un décor immense, s’ouvrant sur la mer et le ciel, dans lequel s’élèvent quelques détails : des ruines, un voyageur, une rare végétation, une voile au loin. Il joue sur le mélange ruines/nature, animé/inanimé : à travers les manques des ruines, on voit des herbes ou des oiseaux. Lamartine et Hugo construisent leur tableau en noir et blanc, avec effet de nuit et grands contrastes de lumière, qui chez le premier animent complètement le monument : « ciel clair et sombre », « profonde nuit », « semblable à l’éclair ». Les trois auteurs sont sensibles aux effets de lignes, particulièrement Lamartine qui utilise surtout les courbes (circularité du monument, « dédale oblique », « parcourt en serpentant », « dessine en serpentant »), alors que Victor Hugo privilégie les droites. x Hugo utilise surtout l’amplification et l’animation pour créer un décor inquiétant. Les images donnent aussi à ce lieu une dimension surnaturelle (cf. la partie 2 du commentaire composé). y On retrouve dans le dessin de Victor Hugo différentes caractéristiques de son imaginaire : – paysage tourmenté (en noir et blanc) et plutôt lugubre ; – formes verticales et plutôt inquiétantes ; – ruine du 1er plan, mélange de minéral et de végétal (la plante qui grimpe au sommet), qui devient une sorte d’être hybride, doué d’une vie interne et fantastique. On n’en distingue pas clairement les divers éléments – ce qui la rend encore plus inquiétante.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Les deux auteurs décrivant Pompéi font revivre véritablement le site : Gautier en ressuscitant le décor intact et ses habitants, Mme de Staël en évoquant les moindres détails du quotidien (amphore, farine pour le pain, traces des roues... « la vie privée des Anciens qui s’offre à vous telle qu’elle était »).

Contes et Récit fantastiques – 27

Chateaubriand, Lamartine et Hugo animent les ruines grâce aux éléments naturels : – la lumière qui, par ses contrastes, semble donner vie aux masses et aux lignes (c’est aussi le cas au début du texte de Gautier) ; – la végétation qui se mêle aux ruines : bruyère, pin, herbe chez Chateaubriand ; lierre et « cintres verdoyants » chez Lamartine ; « roseaux frissonnants » chez Hugo (et dans son dessin, le mélange de minéral et de végétal) ; – le vent devenant orgue chez Chateaubriand ; « des soupirs, des hurlements, des cris » chez Lamartine ; « les souffles tristes et faibles du vent » (accompagnés de « la plainte irritée et monotone du Rhin ») chez Hugo. Tous ont recours à des personnifications : verbes de mouvement chez Gautier et Hugo ; sentiments chez Chateaubriand (« plaintes ») et Lamartine (« défie »). Enfin, ces ruines paraissent hantées de présences diffuses et mystérieuses : ce sont « les génies taciturnes de la nuit » chez Gautier, ces personnages que l’on s’attend à voir sortir des maisons de Pompéi chez Mme de Staël, « l’âme de Hatto » chez Hugo. Chez Chateaubriand et Lamartine, la présence est plutôt liée au souvenir de ceux qui ont élevé ces monuments : « des hommes quelquefois si fameux » ou « un peuple tout entier ».

Commentaire

Introduction Hugo, en puissant visionnaire qu’il était, a toujours été sensible à la magie des paysages ou des monuments. Au cours de ses nombreux voyages, il dessinait les spectacles qu’il avait devant les yeux ou en rendait compte par écrit. C’est ainsi que, dans Le Rhin, il évoque la Maüsethurm à la sinistre légende, qui lui rappelle des cauchemars d’enfant. Nous verrons comment Hugo compose son texte comme un véritable tableau et de quelle manière la réalité rejoint le cauchemar.

1. Un paysage de tableau (ou de gravure) A. Des lumières contrastées • Hugo compose une sorte de paysage en noir et blanc : la nuit, la tour « noire », « sombre », et la surface argentée de l’eau (« miroitement fantastique de l’eau »). • Une seule source lumineuse : la lueur mystérieuse qui donne un éclairage assez diffus (« je ne sais quelle nébulosité rougeâtre », « rayonnement pâle et blafard », « vapeur de fournaise »). • Ces jeux de lumière créent un contraste, tout en laissant le spectacle dans le flou, la suggestion : « faisait saillir », « vaguement dessiné par des lueurs et des ténèbres ». B. Des lignes contrastées • La verticalité est évidemment marquée par la tour : « debout », « se dressait ». Hugo signale sa hauteur par les termes « faîte » et « sommet ». De plus, tout le paysage est entouré de montagnes, et nous trouvons même, au premier plan, « les roseaux ». • L’eau du fleuve (« eau plate, huileuse ») crée en contraste une horizontalité absolue, au point même qu’elle cache la petite île et fait donc surgir la tour directement de cette surface rectiligne. • C’est donc une gravure qu’évoque ici Hugo, avec ses traits accentués, ses masses d’ombres, ses tracés en lignes droites (sans aucune courbe). C. Les effets visuels Hugo rajoute un effet pictural, visant à rendre le paysage encore plus troublant : le reflet qui inverse la vision et crée un effet presque surnaturel (« se reflétait jusqu’à moi dans le miroitement fantastique de l’eau »).

2. Un paysage de cauchemar A. La transformation du paysage • Hugo fait en sorte que ce paysage prenne une dimension fantastique, inquiétante, par différents procédés : – amplification : tout le décor prend des proportions gigantesques par le vocabulaire (« grande », « énorme », « formidable ») et surtout la syntaxe (beaucoup de phrases sont nominales, faites d’accumulations, comme « Tout y était : la nuit, les nuées ») ;

Réponses aux questions – 28

– gradations : « sombre », « énorme », « formidable » (bel effet de progression dans le sens des mots, mais aussi dans leur longueur : une syllabe de plus à chaque mot !) ; – animation du décor qui est souvent personnifié : « la plainte » du Rhin, « les roseaux frissonnants », « les souffles tristes du vent ». Les éléments du décor sont sujets des phrases : « sortait », « jetait », « faisait saillir », « se dressait » ; – enfin, Hugo va jusqu’à imaginer une vie obscure et fantastique dans ces ruines (« la larve d’un édifice », « le sifflement des hydres », « l’âme de Hatto »). • Décor inquiétant. L’inquiétude naît d’abord du mystère : on apprendra plus tard que la lueur étrange vient d’une forge installée dans la tour. Mais, dans l’extrait, Hugo cultive l’inquiétude à travers le champ lexical : « étranges », « je ne sais quel », « lugubre », « sinistre », « solitude », « effrayante », « secrète horreur », « effroyables ». Il va même jusqu’à évoquer l’enfer avec cette lueur rouge de fournaise sur fond noir, ces animaux terrifiants (hydres et rats) que l’on peut imaginer encore prêts à surgir, et l’âme damnée de Hatto hantant ces lieux et s’exprimant peut-être à travers ces plaintes, ces sifflements, ces souffles... ! B. Le cauchemar devient réalité Si ce lieu apparaît si fascinant pour Hugo (et pour le lecteur !), c’est qu’il lui rappelle la gravure de sa chambre d’enfant et les cauchemars qu’elle suscitait. Tout le texte est donc bâti sur une confrontation entre le rêve et la réalité. • L’auteur évoque à plusieurs reprises son souvenir onirique : « Je ne me l’étais pas imaginée », « mon rêve » et le martèlement spectaculaire du mot « cauchemar » dans le dernier paragraphe. • Mais, parallèlement, il insiste sur la réalité de ce qu’il voit : en répétant le mot « yeux », il prouve la réalité du spectacle (« J’avais sous les yeux », « Je levai les yeux », « Elle était devant mes yeux »). Le verbe être a aussi la même fonction de preuve : « Tout y était », « j’y étais », « c’était bien », « Elle était ». • Enfin, l’enthousiasme de Victor Hugo vient du fait que le spectacle réel n’est en rien inférieur à la vision rêvée : on le voit par la comparaison « pas plus effrayante » et surtout par la construction du dernier paragraphe, basé sur la confrontation du cauchemar avec toute une énumération de verbes évoquant des sensations ou des actions bien concrètes (entrer, marcher, toucher, arracher, se mouiller). Et bien qu’il y ait distorsion, cauchemar et réalité ici se confondent dans la même sensation.

Conclusion En composant son texte comme une gravure à l’eau-forte et en lui donnant également une dimension onirique et fantastique, Hugo suscite devant nos yeux un paysage profondément romantique, c’est-à-dire contrasté, inquiétant, plein de vie et riche de tout un arrière-plan imaginaire où l’on retrouve bien des obsessions de l’auteur : la ruine hantée par le passé encore présent, le monde infernal, la vie secrète et obscure des choses... Dissertation

Introduction Toute la période romantique voit fleurir un grand nombre d’ouvrages mettant en scène le passé (Antiquité, Moyen Âge, Renaissance principalement). Cette tendance est marquée dans tous les genres littéraires : poésie (Lamartine, Hugo), théâtre (Hugo, Musset), roman (Dumas, Gautier, Hugo), essais historiques (Michelet). Nous pourrons nous demander quelles sont les raisons de cet engouement et ce que les auteurs ont pu exprimer à travers cette fascination pour le passé.

1. Le passé comme idéal Les romantiques, souvent déçus par la réalité et la société qui les entourent, peuvent chercher dans le passé une sorte d’idéal perdu. A. Idéal de beauté • On le voit surtout à travers le goût pour l’Antiquité : beauté formelle de la statuaire grecque (Gautier), art de vivre des cités antiques (la fascination pour Pompéi chez Mme de Staël). • Grandeur des civilisations disparues : Lamartine admirant le Colisée ; Hugo rêvant sur Notre-Dame et Chateaubriand sur les ruines gothiques.

Contes et Récit fantastiques – 29

• Pittoresque : les restes des monuments anciens créent des décors qui font rêver, qui appellent l’imagination créatrice (cf. les textes du corpus ; Delacroix : mélange des règnes minéral et végétal, aspect fantastique des formes...). B. Idéal moral • Noblesse, grandeur des passions chevaleresques (La Légende des siècles, les romans de Walter Scott). • Force romanesque de ces époques révolues par rapport au XIXe siècle bourgeois, centré sur le profit : grandes fresques historiques de Dumas, Hugo, Michelet. • Le drame romantique a souvent recours au passé pour retrouver des personnages passionnés, excessifs, dramatiques dans leur rapport au pouvoir, à l’Histoire.

2. Le passé comme objet de réflexion A. Réflexion sur le temps • Fuite du temps : la ruine est le symbole même des civilisations mortelles ; celui qui la contemple est confronté en même temps à la grandeur et à la faiblesse de l’homme (Chateaubriand, Mme de Staël) ; thème de la vanité. • Retour du passé : les écrivains s’interrogent sur la permanence de ce passé, sur le pouvoir de l’imagination et de l’art pour le faire revivre (c’est le grand thème de Gautier, pour qui la force du désir et de l’amour peut ressusciter le passé). • Les romantiques s’attachent également, dans leurs œuvres, à retrouver la couleur locale, l’esprit d’une époque ou d’un lieu à travers les décors, les personnages, les mœurs, les problèmes évoqués (en particulier dans les drames romantiques). B. Réflexion sur l’homme et l’Histoire • C’est surtout à partir de cette époque que l’on s’interroge sur la place et la fonction de l’individu dans l’Histoire : rapport au pouvoir, au destin historique, responsabilité politique. • L’individu est-il acteur ou victime de l’Histoire ? Lorenzaccio est très révélateur sur ce point. De la même façon, Hugo s’interroge sur le mécanisme de la terreur dans Quatrevingt-treize.

Conclusion Les romantiques ont fait du passé un motif de nostalgie et d’exaltation de l’idéal, mais aussi un outil d’analyse de l’homme et de sa place dans l’Histoire. Cette mise en relief de la dimension historique de l’individu ouvrira la voie aux interrogations des artistes et des historiens du XXe siècle.

Écriture d’invention • Le respect des consignes est important pour ce sujet : – forme : épistolaire (lettre à un ami, mais préciser que le niveau de langue doit être soutenu) ; dialogue épistolaire entre le locuteur et le destinataire (travailler l’énonciation) ; – registres : descriptif, fantastique, et argumentatif pour la partie de réflexion ; – choix de la ruine : proposer aux élèves des photos ou les laisser libres d’imaginer complètement, ou encore leur demander d’illustrer eux-mêmes leur texte. • Pour la description, valoriser ceux qui emploieront différents effets littéraires pour évoquer le cauchemar : cadre inquiétant et décrit de façon suggestive (lumières, couleurs, sons), personnifi-cations, hyperboles, comparaisons et images, vocabulaire de la peur et du lugubre, évocations légendaires ou mythiques...

Compléments aux lectures d’images – 30

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S

◆ Francisco de Goya, Le Sommeil de la raison engendre des monstres (p. 44) L’auteur Francisco José de Goya y Lucientes (1746-1828) naît près de Saragosse, d’un père peintre et maître doreur et d’une mère issue de la petite noblesse régionale. Il commence sa formation artistique à l’âge de 14 ans, puis rencontre le peintre Francisco Bayeu qui le fait participer à une importante commande de fresques religieuses qui lance sa carrière. Il est engagé en 1786 au service du roi Charles III et réalise des cartons de tapisseries sur la vie quotidienne espagnole et de nombreux portraits. En 1792, une maladie le laisse pratiquement sourd : son inspiration s’infléchit profondément, s’ouvrant aux hallucinations, à la folie, au fantastique inquiétant. Au moment de l’invasion napoléonienne (1808), il dénonce dans ses toiles et ses gravures la violence de la guerre et ses répressions sanglantes. Il s’isole ensuite dans sa maison de campagne pour s’adonner à des tableaux, fresques et gravures marqués par les hallucinations et les angoisses (le recueil de gravures Disparates, Saturne dévorant ses enfants). Il quitte l’Espagne et son régime répressif en 1824 pour finir sa vie à Bordeaux.

L’œuvre Cette gravure fait partie de la série des Caprichos, ensemble de 80 gravures à l’eau-forte dont les fonds et les ombres sont enrichis de lavis et d’aquatinte, auquel Goya travailla durant les années 1797-1798. Il y vise l’humanité en général, ses folies et sa stupidité, en combinant, dans un style tour à tour dramatique et moqueur, des caricatures de la vie contemporaine et les fantasmes les plus terrifiants. Cette gravure n° 43, conçue à l’origine pour être le frontispice de l’ensemble, est particulièrement inquiétante : le dormeur dont on ne voit plus le visage (comme s’il avait perdu figure humaine) est effondré sur son livre et assiégé par des animaux nocturnes (chouettes, chauves-souris, sorte de lynx) qui le fixent avec des prunelles dilatées. Leur foule semble sans fin, surgissant de l’infini (la scène n’a pas de fond), et la finesse du trait rend bien le battement furieux de toutes ces ailes. L’impression de malaise est accentuée par le fait que ces créatures imaginaires sont représentées avec le même degré de réalité que le dormeur, ainsi que par la composition oblique de la scène.

Rapport avec le texte – Trouvez une phrase dans Onuphrius et Le Club des Haschischins qui pourrait servir de légende à cette gravure.

Travaux proposés – Imaginez, sous forme de récit à la 1re personne, le cauchemar qu’est en train de faire le dormeur. – Trouvez d’autres œuvres (littéraires, picturales et cinématographiques) dans lesquelles les oiseaux sont particulièrement inquiétants.

◆ Odilon Redon, La Fleur du marécage (pp. 56-57) L’auteur Odilon Redon (1840-1916) passe son enfance dans le domaine familial de Peyrelebade, dans les Landes, entouré de forêts et d’étangs marécageux, où il reviendra tous les étés pendant une grande partie de sa vie. À 20 ans, il monte à Paris pour étudier l’architecture, puis la peinture avec Jean-Léon Gérôme, dont l’académisme le déçoit. Il pratique alors la lithographie et le fusain, avec lesquels il se fait connaître. Il y privilégie le monde imaginaire, aux étranges visions, voulant mettre « la logique du visible au service de l’invisible ». Il est lié avec beaucoup d’écrivains et d’artistes symbolistes ou post-impressionnistes : Pierre Bonnard, Jean Cocteau, Claude Debussy, Paul Gauguin, André Gide... Dans la seconde partie de sa carrière, il voyage beaucoup en Europe et recourt à la peinture et au pastel, où il se révèle un admirable coloriste.

Contes et Récit fantastiques – 31

L’œuvre Cette fleur mystérieuse surgit d’un fond sombre et indistinct, constitué d’une eau plombée et d’un ciel nébuleux, traversé de formes et de lueurs étranges. Toute la lumière est concentrée dans le visage de la fleur, dont le nimbe évoque la collerette d’un Pierrot (la tête semble aussi couverte de son petit bonnet noir). Ce visage lumineux flottant dans l’obscurité prend une allure fantomatique, renforcée encore par son expression émaciée et douloureuse (forme du visage, rides, regard perdu dans le vide). Voir aussi la réponse à la question 5, p. 8.

Travaux proposés – Imaginez l’histoire de ce personnage et racontez-la sous la forme d’un monologue. – Trouvez d’autres images de plantes personnifiées (par exemple, chez Arcimboldo ou le caricaturiste Grandville...).

◆ Illustration d’Armand Rassenfosse (1899) pour La Morte amoureuse (p. 60) L’auteur Armand Rassenfosse (1862-1934) naît à Liège, où ses parents tiennent un commerce d’objets d’art. Il se forme au dessin, à la gravure, et se lie d’amitié avec Félicien Rops, célèbre graveur belge, avec qui il met au point une nouvelle technique de vernis (le « ropsenfosse »). Son œuvre est d’une étonnante diversité : affiches, portraits, illustrations à l’eau-forte des Fleurs du mal (1899), sanguines. Son inspiration à la fois fantaisiste et macabre s’inscrit dans le symbolisme pictural et littéraire de l’époque.

L’œuvre Ce dessin illustre parfaitement bien la sensualité un peu morbide du conte de Gautier : au premier plan, une femme est étendue, dont le corps très blanc met en valeur la pose voluptueuse. L’homme est moins visible, plus foncé et déjà enveloppé du suaire noir tenu par la Mort. C’est elle qui domine le tableau, par la couleur noire et l’envergure de son suaire qui va bientôt recouvrir les deux amants (mais on peut s’interroger sur le sens de ce mouvement : n’est-elle pas plutôt en train de les découvrir ?). Ses formes décharnées, ainsi que son visage monstrueux, presque animal, contrastent avec les rondeurs sensuelles de la femme. On peut noter le jeu avec la couleur noire des cheveux de la femme (qui évoquent presque une coulée de sang ?), montrant que la mort s’insinue même dans l’amour.

Rapport avec le texte ou d’autres illustrations – En quoi cette œuvre est-elle une illustration du conte de Gautier ? En respecte-t-elle l’atmosphère ? la conclusion ? – De quel passage précis du conte de Gautier peut-on rapprocher cette illustration ? – Comparez cette gravure avec le fusain de Paul Gauguin (p. 107) : position des personnages, opposition du clair et du foncé, impression produite sur le spectateur, « leçon » que l’on peut en tirer...

Travail proposé – Imaginez le monologue de la Mort.

◆ Paul Gauguin, Madame la Mort (pp. 106-107) L’auteur Paul Gauguin (1848-1903), petit-fils de l’aventurière socialiste Flora Tristan, fut toujours attiré par l’ailleurs : il passe une partie de son enfance au Pérou, s’engage dans la Marine pendant trois ans, vit en Bretagne, à Tahiti, pour finir aux îles Marquises, poursuivi par les ennuis financiers et l’instabilité morale. Il commence à dessiner en 1873, puis il peint, sculpte, fait de la céramique... Il est passionné par les arts et les cultes primitifs, les archétypes sexuels et solaires. Il évolue de l’impressionnisme au synthétisme caractérisé par un dessin concis et par la saturation de la couleur : « La couleur pure ! Il faut tout lui sacrifier. »

Compléments aux lectures d’images – 32

L’œuvre C’est un fusain sur papier avec rehauts de lavis, commandé par l’écrivain et tragédienne Rachilde pour illustrer l’édition de sa pièce Madame la Mort. On y voit une silhouette féminine aux contours flous et élancés, nimbée (ou même issue) d’une sorte de nuage blanc (en forme de point d’interrogation ?). Surgissant de l’arrière-fond noir, un crâne, aux contours beaucoup plus nets. On peut remarquer les contrastes entre la femme sur fond très clair, et aux lignes vagues, et le crâne, très sombre, et aux lignes précisément dessinées. La silhouette, fluide, vaporeuse, semble appartenir à un monde onirique, alors que le crâne renvoie durement à la réalité. Voir aussi la réponse à la question 5, p. 15.

Rapport avec le texte – Trouvez une phrase de La Morte amoureuse qui pourrait servir de légende à ce tableau.

Travaux proposés – Imaginez le dialogue qui pourrait naître entre ces deux « personnages ». – Trouvez d’autres tableaux confrontant une femme et la Mort.

◆ Piranèse, Carceri (p. 134) L’auteur Giovanni Battista Piranesi (1720-1778) est né en Vénétie, d’un père tailleur de pierre. Il apprend l’architecture, la perspective théâtrale, la gravure et la peinture (peut-être auprès de Giambattista Tiepolo). Passionné d’archéologie antique (il se liera avec les premiers explorateurs d’Herculanum), il se spécialise dans la gravure de ruines. La majeure partie de son œuvre représente des architectures grandioses et vertigineuses, le plus souvent imaginaires, inspirées de l’Antiquité ou des réalisations de Palladio, à qui il voue une grande admiration. Le Vatican fit appel aussi à ses talents d’architecte pour l’aménagement de ses appartements pontificaux. Piranèse eut une grande influence sur les écrivains et les artistes du XIXe siècle en étant un des instigateurs du retour à l’antique et du néoclassicisme, mais aussi par la puissance visionnaire de ses décors qui impressionnèrent les romantiques.

L’œuvre Les Invenzioni capric. [ciose] di carceri all acqua forte (Prisons imaginaires) sont une série de 16 gravures, sur lesquelles Piranèse commença à travailler en 1745 et qui seront publiées en 1749 (avec 14 planches) puis en 1761. Elles présentent un univers inquiétant, caractérisé par l’enchevêtrement des escaliers et des coursives, des perspectives s’emboîtant à l’infini mais barrées souvent au premier plan par des chaînes et des poulies, un monde clos aux ouvertures fermées par d’épais barreaux, écrasées par les voûtes, où l’être humain est réduit à de minuscules silhouettes... Dans l’estampe VII reproduite ici, le décor se fait fantomatique, avec ce brouillard qui le dissimule en partie, voire cauchemardesque par l’inquiétant instrument hérissé de pointes au premier plan. Les engrenages et poulies, les spirales des escaliers créent un espace vertigineux et mouvant : l’œil du spectateur ne sait où se poser, entraîné sans cesse par de nouvelles perspectives, comme si ce décor n’avait pas de fond. L’artiste joue aussi avec les zones claires et sombres, avec les hachures orientées dans des directions contradictoires, pour désorienter encore davantage le regard.

Rapport avec le texte ou d’autres illustrations – Trouvez des passages précis dans Le Club des Haschischins qui correspondent à l’univers de Piranèse. – Comparez cette gravure avec le tableau d’Hubert Robert (p. 190) : comment est traitée l’architecture ? quelle atmosphère se dégage de chacune des œuvres ? quelle place y tiennent les personnages ? quels effets sont produits par l’emploi de la gravure ou de la peinture ?

Travaux proposés – Imaginez les réactions des personnages montant l’escalier, sous la forme d’un récit ponctué de dialogues. – Comparez l’univers de Piranèse avec celui du dessinateur François Schuiten, auteur avec Benoît Peeters de la série de bandes dessinées Les Cités obscures (http ://www.urbicande.be).

Contes et Récit fantastiques – 33

◆ Dessin mescalinien (planche VII) d’Henri Michaux (pp. 144-145) L’auteur Henri Michaux (1899-1984), belge naturalisé français, naît à Namur, dans une famille bourgeoise. Refusant son milieu, se sentant inadapté à la vie même, il s’évade dans le rêve et la lecture, s’embarque comme matelot pendant un an, puis décide de se consacrer à la littérature, enfin parallèlement à la peinture. Contemporain des surréalistes, il s’en détache par son inspiration angoissée, sa réflexion à la fois critique et humoristique, son refus de l’engagement et de la notoriété. Il s’attache à explorer tout l’univers mental de l’homme, dans une œuvre totalement originale : récits de rêves, petites saynètes cocasses, descriptions de pays et d’êtres imaginaires, comptes rendus d’expériences limites (comme la mescaline), avec une écriture exigeante, haletante et pleine d’émotion. L’imagination est pour lui tout à la fois source d’angoisse mais aussi instrument de salut, de restructuration. Michaux a expérimenté, dans son itinéraire pictural, des techniques diverses : huile, lavis, gouache, aquarelle, dessin, encre. Il a cherché un moyen d’expression moins codifié que les mots, mais ses démarches littéraire et picturale se rejoignent dans la même quête du primordial. Il crée des êtres imaginaires, vacillants, proliférants, semblables à une sorte de calligraphie.

L’œuvre Les dessins mescaliniens sont remarquables par leur prolifération de lignes minuscules et un peu tremblées, qui font penser à une sorte d’invasion de l’espace mental. Ils traduisent la vibration permanente, la rapidité foisonnante, l’obsession du mouvement répétitif, engendrées par la mescaline. Le dessin reproduit est très riche d’évocation : on peut penser à une sorte de tissu cellulaire vivant, à un paysage vu de très haut (avec vallées, fleuves, fractures). On ne sait pas si on se situe dans l’infiniment petit ou l’infiniment grand... Mais on est confronté à du mouvement : vibration des lignes, progression de ces « coulées », ondulations... Voir aussi la réponse à la question 4, p. 20.

Travail proposé – À partir de ce que ce dessin vous suggère, des associations de pensées qu’il peut faire naître chez vous, des images qu’il peut susciter, faites-en une description, en commençant par « Je vois... ».

◆ Hubert Robert, Ruines romaines avec le Colisée (p. 190) L’auteur Hubert Robert (1733-1808), né à Paris, suit des études chez les jésuites, puis apprend le dessin, la perspective et la peinture. En 1754, il part pour Rome (où il rencontre, entre autres, Piranèse) et réalise de nombreux dessins de villes italiennes, d’antiquités et d’œuvres d’art. Il visite également les fouilles de Pompéi qui alimentent ses paysages imaginaires. Il rencontre un grand succès à son retour à Paris en 1765 ; il est nommé dessinateur des Jardins du roi, garde des Tableaux du roi et aménage le hameau de la reine à Trianon. Arrêté en 1793 puis libéré à la chute de Robespierre, il se voit ensuite chargé de l’organisation du nouveau Muséum national.

L’œuvre Le tableau (huile sur toile) représente une vue imaginaire des ruines de Rome, incluant dans la même perspective des monuments qui ne se côtoient pas dans la réalité (Colisée, temple des Dioscures, statue d’Hercule Farnèse). La composition du tableau est très intéressante avec les verticales et les horizontales du premier plan, contrastant avec les courbes du Colisée et des nuages à l’arrière-plan. Ce sont les ruines qui dominent dans toute la scène : amoncellement de blocs de pierre, de statues, surmonté par un sarcophage (image de la mort), fûts de colonnes effondrés, stuc mangé par l’érosion ou la végétation, murs du Colisée aux contours irréguliers... Les personnages « vivants », contemporains du peintre, apparaissent minuscules, écrasés par la grandeur des restes antiques, qui ne semblent pourtant pas les impressionner beaucoup...

Travail proposé – Cherchez des vues actuelles des monuments ou statues représentés et comparez-les avec la vision du peintre.

Compléments aux lectures d’images – 34

◆ Victor Hugo, Carnets (pp. 197-198) L’auteur Victor Hugo a pratiqué le dessin en autodidacte, en expérimentant toutes sortes de techniques originales (lavis brossés au tampon de papier, mixtures de sépia, de fusain, de marc de café, de suie) et toutes sortes d’outils (plumes faussées, allumettes brûlées...). Sa production (à partir de 1825) se monte à environ 3 000 pièces : vues de paysages et de monuments, souvent sous forme de notes de voyages, croquis d’inspiration comique ou grotesque, visions fantastiques, taches d’encre, pochoirs, et toutes sortes de caprices graphiques. Ces œuvres ne se laissent enfermer dans aucune catégorie, et Hugo lui-même les qualifiait de « sauvages ». Il s’écarte volontairement des codes et des cadres des arts « majeurs » et se sent attiré par la gravure, le « non-sens » de Grandville ou les expérimentations techniques. Il est souvent difficile de distinguer dans ces dessins ce qui relève de la « chose vue », du souvenir ou de la vision fantastique.

L’œuvre Ce dessin est étonnant par le contraste entre la netteté de contours de la ruine du premier plan et le fond mettant en scène un paysage « romantique allemand » stéréotypé. Cette ruine étrange semble défier les lois de la pesanteur en se dressant ainsi, au milieu d’une végétation vaguement suggérée. Elle s’impose au regard par la noirceur et la précision du trait, mais, en même temps, le spectateur identifie mal les matériaux : pierre, briques, végétal ? Ainsi le monument prend-il une dimension hybride, animée et fantastique. Voir aussi la réponse à la question 5, p. 26.

Travaux proposés – Trouvez d’autres dessins de Victor Hugo représentant des ruines et utilisant une autre technique (plume, lavis...). Comparez-en l’effet produit. – Présentez cette ruine à la façon d’un guide touristique (description, historique, visite possible...).

Contes et Récit fantastiques – 35

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E

◆ Sur Théophile Gautier – Jean Richer, Études et Recherches sur Théophile Gautier prosateur, Nizet, 1981. – Claude-Marie Senninger, Théophile Gautier : une vie, une œuvre, SEDES, 1984. – Marcel Voisin, Le Soleil et la Nuit : l’imaginaire dans l’œuvre de Théophile Gautier, éd. de l’Université libre de Bruxelles, 1981.

◆ Sur les sujets des contes – Claude Aziza, Pompéi, le rêve sous les ruines, coll. « Omnibus », Presses de la Cité, 1994. – Le Haschisch, anthologie présentée par Damien Panerai, Librio, 2003.

◆ L’amour plus fort que la mort – Claude Roy, La Traversée du pont des Arts, Gallimard, 1979. – L’Amour à mort, film d’Alain Resnais, 1984. – Ordet, film de Karl Dreyer, 1955.

◆ Le rêve – Julien Green, Minuit, Plon, 1969 (nouvelle édition, Fayard, 1994).