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Contes Mauve

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Contes Mauve

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  • CONTES MAUVESDE MA MERE-GRAND

    H1T1EME MILLE

  • PRCDEMMENT PARUS :CONTES BLEUS DE MA MRE-GRAND, illustrs par Henry Morin.CONTES ROSES DE MA MRE-GRAND, illustrs par Maurice Lalau.

    Droits de traduction et de reproduction rservs pour tous paysy compris la Sude et la Norvge.

  • CHARLES ROBERT-DUMAS

    CONTES MAUVESDE MA MRE-GRAND

    DESSINS DE MAURICE LALAU

    ANCIENNE LIBRAIRIE EU RNE

    BOIVIN & C ie,DITEURS

    5, RUE PALATINE, VIe

    MDCCCCXXIX

  • *93CAo6'

  • \LA FILLE AUX LOUPS

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  • I'O^l tait une fois une petite fille qui se nommait Anmone. Elle n'avaitgure riche mine, la pauvre enfant : des joues creuses, les lvres blan-ches, la figure tire par le chagrin; un petit corps de souffreteuse : desjambes grles, deux bras fluets, la poitrine troite sous des paulesdcharnes.

    Elle faisait peine voir, quand elle allait la rivire, le dos rond, raidie sur sesmollets, portant de toute la force de ses reins sa hotte de linge.

    Mais lorsque, dposant son fardeau pour reprendre haleine, elle relevait la tte,alors on n'apercevait plus ni ses joues hves, ni ses lvres blmes, mais seulement

  • 4 CONTES MAUVES DE. MA MRE-GRAND.ses deux yeux clairs et si grands qu'ils paraissaient emplir son visage. Elle souriait

    au Ciel, d'un sourire plus triste que des larmes, et demeurait l toute perdue, son-

    geant que c'tait dans ce L-Haut diaphane que demeuraient les anges. Elle les

    imaginait enfants comme elle mais roses, dodus, aussi blonds qu'elle tait brune,

    avec des vtements faits de nuages, tandis qu'elle allait en loques. Ils jouaient

    cache-cache dans l'azur; la nuit, ils dormaient, leurs ailes sagement replies, ayant

    pour berceaux le duvet des nues et pour veilleuses les toiles. Eh bien, faut-il que je t'aide bayer aux corneilles?Grand Dieu, la voix de sa mchante belle-mre! Anmone, d'un douloureux

    effort de ses petits bras, rejetait sa hotte sur son dos, et se btait vers la rivire.

    Les vieilles disaient la veille que les petits enfants sages qui mouraient,

    montaient au Ciel et devenai nt des anges. Et Anmone, casse en deux sous son

    paquet de linge, marmottait entre ses dents menues :

    Mon doux Jsus, faites- moi vite mourir, pour que je sois bientt un ange, et

    que j'aille retrouver ma maman.

    Car Anmone n'avait plus de maman sur celte terre. La sienne tait l-haut, prsdu bon Dieu qui aime les humbles et les appelle lui quand il a piti de leur misre.

    Elle tait donc partie pour le Ciel, un soir d'hiver, tue par le travail et le froid,

    laissant derrire elle Anmone, toute seule avec son pre qui tait un pauvrebcheron.

    Ils avaient eu, tous deux, bien du chagrin; mais l'homme beaucoup moins que

    l'enfant, puisque peu de mois aprs, il rentra de la ville, un beau soir, conduisant

    par la main une inconnue.C'tait une fort belle femme l'il luisant comme un velours, aux cheveux noirs,

    au menton dcid, mais rpute dans tout le voisinage pour sa mchancet et son

    caractre acaritre. Anmone qui ignorait cela, n'allait gure tarder l'apprendre. Voici ta seconde maman, ma mignonne, embrasse-la, dit le bcheron.

    La fdlette, interdite, se laissa baiser au front, puis, clatant en sanglots, s'enfuit

    comme une folle.

    Quand elle fut loin, bien loin, elle s'abattit sur l'herbe, appelant longs cris savraie maman, celle qui tait morte et au Ciel : Maman, maman! Celle-ci l'enten-

    dait, Anmone en tait bien sre, mais le bon Dieu sans doute ne voulait pasqu'elle descendt, puisqu'elle ne parut point et qu'elle laissa sa fillette rentrer seule.

    Le visage sali par les pleurs, creus par le chagrin, la petite alla se coucher sans

    souper. Elle joignit les mains, commena sa prire, mais le sommeil passa sur elle

    aux premiers mots : elle s'endormit.

    En rve elle vit des anges qui voletaient et, l'effleurant de leurs ai!es, lui soufflaient

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    LA FILLE AUX LOUPS. 5

    l'oreille : On n'a pas deux mamans, Anmone, on n'en a qu'une! Et leurs voixl'enchantaient comme une musique lointaine.

    Les anges ne l'avaient pas trompe, elle s'en aperut ds son rveil,lorsque le poing de sa belle-mre l'branla : Allons, debout !

    Anmone, la tte encore toute sonore de son rve, se dressa sur son sant,se frotta les paupires, carquilla les yeux... Et que a ne trane pas, hein !

    Une nouvelle bourrade l'veilla tout fait. D'un bond elle quitta son lit de feuillessches, jeta un jupon sur ses hanches et se hta de prendre un chaudron qu'un doigtbrutal lui dsignait :

    Allons, ouste, la rivire, chercher de l'eau! Et ne muse pas en route, sinongare!

    Anmone sortit aprs avoir gliss un regard vers le lit de son pre : il taitvide, le bcheron tant parti de grand matin. Elle en prouva un gros saisisse-ment. Ainsi donc, tout aujourd'hui, personne qui pt la dfendre! Elle taitlivre au bon plaisir de cette femme.

    Elle eut peur.

    Tout en allant vers le ruisseau, elle se promit d'tre bien douce, bien sage,bien docile. Elle sera peut-tre satisfaite , pensait-elle; et, se rappelantle mauvais regard et le geste menaant de l'trangre, elle tremblait : Mon Dieu, pourvu qu'elle ne me batte pas !

    Elle fut battue cependant, et ds son retour du ruisseau : elle avait lambin;le chaudron n'avait pas t rinc

    ; l'eau tait bourbeuse... Ce furent des reprochesd'abord, puis un pinon au bras, deux taloches. Anmone pleura. Attends, je vais t'apprendre pleurnicher, moi !Elle la secoua comme un prunier, lui tira les cheveux, les oreilles. L'enfant,

    terrifie, tombe sur les genoux, ses petits bras haut, croiss en avant de sa ttepour parer les coups, jurait en sanglotant qu'elle ne pleurerait plus jamais, jamais.

    Elle se fit si humble qu'on cessa de frapper; le jour s'acheva sans nouvellecorrection.

    Mais que de travaux elle dut faire! Ecurer les | olons, les marmites, fourbir lacrmaillre, nettoyer l'tre, enlever les cendres, gratter la suie de la chemine.Vers le soir, elle eut quelque rpit : le bcheron allait rentrer. Dcrasse-toi, cria la mgre, que ton pre ne te voie pas avec cette face de

    souillon. Et tche de ne pas avoir les yeux rouges, car s'il remarque tes larmes,tu me le paieras cher demain!

  • mCONTES MAUVES DE MA MRE-GRAND.

    Anmone obit en tremblant : elle trouva mme un sourire pour accueillirson pre. Il entra, dposa sa cogne dans un coin, embrassa sa femme, puis safille :

    Ah, ah, fit-il, a me rjouit le cur de vous revoir. C'est une bonne chose,aprs une rude journe de travail, que de retrouver au logis des frimousses ave-nantes. Alors, on fait bon mnage toutes deux, la maman et la fille?

    Il tapotait les joues d'Anmone qui, confus^, le cur gros clater, les pleursau bord des paupires, cachait derrire son dos ses menottes gonfles, endolories.

    II tait brave homme, un peu simple, aimant certes bien sa fille, mais peut-treplus encore sa tranquillit.

    11 mangea sa soupe et un bon morceau de lard, puis alla se mettre au lit.Il n'avait rien remarqu, ni les jeux rougis de son enfant, ni ses mains enfles,

    ni ta lassitude, pas plus que son air de pauvre animal battu, lorsque sa belle-mre qui faisait la doucetre, fixait la drobe son il venimeux sur elle.

    Anmone, sitt tendue sur son grabat, s'endormit, mais non sans avoir confisa peine sa chre maman l-haut, prs du bon Dieu.

    Maman chrie, qui es au Ciel, tu vois, j'ai eu bien du chagrin aujourd'hui, e!

  • LA FILLE AUX LOUPS. 7aussi des coups et tant de travail; mes mains me font bien mal, et mes bras, mesjambes, tout mon corps. Pourtant, je suis contente que papa n'ait rien vu, et qu'ils'endorme heureux, en s'imaginant que je m'entends bien avec sa vilaine mchantefemme. Ma vraie maman, ma seule maman, c'est toi, je n'en aurai jamais d'autre,va, sois tranquille. Et je te promets de ne jamais me plaindra mon papa, pourne pas le chagriner ni lui faire avoir des mots avec celle qui prtend te remplacerici. Puisque tu es prs du bon Dieu, et que tu le vois sans doute chaque jour,demande-lui de prendre piti de ta petite Anmone, afin qu'elle ne manque pas decourage. N'oublie pas surtout, ma douce maman.

    Son chat Gris-Gris qu'elle dorlotait chaque soir n'eut pas cette fois sa ration decaresses. Il sortit plat ventre de dessous le vieux bahut o il s'tait tenu cachtoute la journe, affol par le remue-mnage qui bouleversait la maison si calmed'ordinaire. Il s'approcha, ronronnant et ronflant, passa, repassa lout au long dela dormeuse, fit le gros dos, lui cogna la joue du bout de son nez froid, mordillatendrement ses cheveux; enfin, voyant qu'on ne rpondait pas ses avances,il alla se coucher en boule, sagement, sur les pieds de sa jeune matresse.

    C'tait un brave animal, haut sur pattes, tout gris de poil, avec de grands yeuxmeraude et d'normes moustaches qui lui donnaient un air terrible; mais cen'est pas la moustache qui fait le matou, et Gris-Gris tait bien, je vous l'affirme,la meilleure pte de chat qui ft sur terre.

    Doux, obissant, fidle, il tait ador d'Anmone. Elle le tenait de sa mre ;celle-ci le lui avait rapport, un soir d'hiver, en revenant de la fort o elle l'avaittrouv, miaulant, maigre et transi.

    Tous deux avaient grandi ensemble. Six ans de camaraderie les unissaient, sixannes sans une morsure, sans une griffade, six ans de parfaite entente, de pattesde velours, de cabrioles, de ronrons et de caresses.

    C'est l'oreille pointue de son ami d'enfance qu'Anmone confiait ce qui agitaitson me. Elle en savait des secrets, cette oreille-l, si fine qu'elle entendait lamarche d'un grillon sur l'tre. Ce qui y pntrait n'en sortait plus, car Gris-Gristait discret. Il coutait avec gravit joies et peines, ses yeux meraude toutgrands arrondis, impassibles, comme s'il ne comprenait pas; mais il devaitcomprendre, car de temps en temps, lorsque le souffle de l'enfant venait lechatouiller, il secouait l'oreille, impatient, comme s'il voulait dire : Inutile deme parler de si prs, chre petite matresse, je t'entends, va, sois tranquille.

    Lorsqu'elle pleurait et cela arrivait souvent il essuyait ses larmes petits

    coups de museau, puis se blottissait contre sa poitrine, comme pour lui tenir chaudau cur.

  • B8 CONTES MAUVES DE MA MRE-GRAND.

    Lorsqu'elle riait, il tmoignait une gait folle, cabriolait, culbutait, jouait avec

    tout et avec rien, faisait le beau en jonglant avec une mouche, un brin de paille,

    puis, disparaissant tout Soudan, il s'amusait ensuite sauter aux jambes d'An-mone pour lui causer des frayeurs.

    Telle tait la bonne vie d'autrefois.

    Du jour o l'trangre entra au logis, ce fut fini de rire pour tous deux. S'aper-

    cevoir que la fillette et le chat formaient une insparable paire d'amis et en tirer

    matire mchancet, fut pour ce cur fielleux l'affaire d'un moment.

    Elle ne pardonnait Anmone ni son hostilit du premier jour, ni le culte qu'ellevouait sa mre dfunte. Lorsqu'elle la voyait pensive, le regard perdu, elle lui

    demandait : Eh bien, quoi penses-tu, au lieu de travailler, pcore? Je pense ma maman qui est morte, rpliquait l'enfant avec de beaux yeux

    tranquilles, ce qui mettait la mgre hors d'elle. Insolente! grommelait-elle, en marchant sur la fillitte, la main haute.

    Une gifle, une gratignure, un coup de pied payaient sa repartie.

    Mais Anmone se serait fait hacher p'utt que de renier la mmoire de lamorte.

    La mauvaise femme, pour se venger, rsolut de mener la vie dure Gris-Gris.

    Elle ne pouvait les voir ensemble, s;ins envoyer d'une tape le chat bouler au

    diable. Quand elle balayait, elle lui lanait par les ctes un sournois mais solidecoup de balai. S'd se glissait par la porte entre-bille, vite, elle poussait le battant

    pour tenter de l'craser contre le chambranle. Heureusement que Gris-Gris, leste

    et mfiant, ouvrait l'oeil. Un bond en souplesse le sortait de ce mauvais pas.

    Une fois cependant, il ne s'en tira qu'en laissant coince dans la porte une

    grosse touffe de poils : une seconde de plus, et sa queue y pa-sait, coupe net!

    11 se retourna, griffa sa tourmenteuse aux jambes, puis, avec un miaulementrauque, disparut.

    Diantre, pensa-t-il, tapi sous le toit, entre deux gerbes de chaume et lchant

    sa plaie, diantre, cette belle femme si mchante en voudrait-elle ta peau?Ne quitte donc plus ta matresse d'une longueur de queue, ami Gris-Gr s, et ouvre

    l'oeil, car elle est de taille te poursuivre jusque sur son giron. De son ct, elle pensait :

    Que je te pince seul, un jour, sale chat, mon ami, et tu m'en diras desnouvelles!

    Elle n'osait cependant pas se venger ouvertement de lui, car elle savait Gris-

    Gris dans les bonnes grces du bcheron, et il n'entrait pas dans ses vues de

  • LA FILLE AUX LOUPS.

    mcontenter son mari. Pour ce dernier, elletait tout miel et sucre. Lorsqu'il s'inquitaitparfois des traits tirs, de la maigreur d'An-mone :

    Dis donc, la Louise, elle n'a pastrop bonne mine, la petiote ? 11 me sem-ble qu'elle va toujours s'ainai-grissant ?

    C'est qu'elle grandit trop

    vite, mon ami, expliquait-elle.

    Il hochait la tte et ne ques-

    tionnait pas davantage. Parti

    ds l'aube chaque jour, ne ren-trant qu'au crpuscule, il ignorait

    que sa doucereuse moiti rouait

    de coups son enfant et la tuait

    de travail.Celle-ci, bien que succombant

    la peine, prfrait souffrir sans

    sonner mot. A quoi bon se plain-dre en effet ? Pour ame-

    ner de- disputes, tour

    menter son

    pre

    b

    Le bonhomme, entiche de sa femme,croyait ses dires comme parole d'Evangile; celle-ci,

    jetant les hauts cris se serait prtendue calomnie...et Anmone aurait eu tous les torts.

    En vrit, elle faisait mieux de se taire.L'enfant s'aperut bien vite qu'il y avait brouille mort entre sa martre et son

    chat; ils se bourraient de mauvais yeux : Sale bte, grondait-elle. Propre rien ! Lui, hrissait son poil, rabattait ses oreilles, bombait le dos, sortait sesgriffes et jurait : Fi... t! f... t !... f... t... ! si fort que sesm ustaches en tremblaient.

    ^ela fin ; ra mal, un jour ou l'auire , pensait Anmone. Et elle se montraitfort inquile.

  • 10 CONTES MAUVES DE MA MRE-GRAND.Pour drober Gris-Gris aux noirs desseins de son ennemie, elle l'emmenait

    partout avec elle. Docile comme un chien, il la suivait la fontaine, au bcher,dans la fort et jusqu'au ruisseau o, deux fois la semaine, elle se rendait pourlaver le linge de la maison.

    Pendant que le linge se lavait, Gris-Gris remontait le courant, choisissait sur laberge une place o il s'tendait plat-ventre, avanant la tte au-dessus de l'eau.

    Il demeurait des heures, l'afft. Gare la jeune truite, la perche imprudente, la sotte ablette qui s'aventuraient prs du bord. D'une brusque plongede sa patte, le chat vous les harponnait. Un revers de griffe les jetait, frtillantes,sur l'herbe o il les croquait avec un bruit gourmand de mchoires.

    Le soir venu, Anmone regagnait la chaumire, courbant l'chin sous sa hottedont l'eau dgouttait; Gris-Gris suivait sur ses talons, secouant son poil d'un airfch chaque fois qu'une goutte lui tombait sur le dos.

    Or, il arriva qu'un matin le chat, ayant l'estomac lourd d'avoir mang trop desouris, s'endormit sous le bahut. Anmone eut beau l'appeler : Gris-Gris...minet chri... viens, mon Gris-Gris!... viens vite...! il ne l'entendit pas, etc'est ce qui fit son malheur. Trs anxieuse, elle quitta la maison. Peut-tre,m'aura-t-il devance, se dit-elle, je vais le trouver en route. Cette pense larassura. Sous le meuble, Gris-Gris poursuivait son somme.

    Mais, voici que le soleil qui jusque-l se cachait, darda tout coup entre deuxnuages une gerbe de rayons. L'un d'eux pntra dans la chaumire, claboussade rose les graniums de la fentre, saupoudra d'or le sol battu et vint s'panouiren une houppette argente sur un bout de queue grise qui dpassait d'un petit rienle bas du bahut. La mgre filait, assise prs de la croise entr'omerte; ce rais delumire piquant droit dans la salle lui fit lever la tte; elle regarda machinale-ment... et soudain, ce qu'elle aperut lui dilata le cur. L-dessous!... il est l-dessous! balbutiait-elle, frmissante de joie.

    Tout de suite elle trouva sa vengeance.Se levant sans plus de bruit qu'un spectre, elle s'approcha pas de loup

    du manteau de la chemine, se courba vers la crmaillre et dcrocha le chaudrono de l'eau bouillait pour la soupe.

    Elle le souleva et, la vole, lana son contenu dans la direction du dormeur.Le pauvre animal bouillant, jaillit hors de sa cachette, le poil fumant, fou de

    souffrance. 11 tourbillonna un instant, les yeux sanglants, dans la vapeur, puis,d'un bond fantastique, traversa la chambre et disparut par la fentre en dchirantl'air d'un horrible cri.

    Derrire lui, la mgre ricanait, se frottait les mains, la face rjouie.

  • LA FILLE AUX LOUPS. 1

    1

    Quelques heures plus tard, comme Anmone rentrait du bois, elle vit venir aelle une bte lamentable : un pauvre chat pel qui tranait grand'peine sur sespattes de devant son arrire-train ankylos. Elle fut saisie de pili : Dire qu'unjour mon Gris-Gris deviendra vieux et infirme comme celte malheureuse bte. Elle pensait ainsi, lorsque l'animal poussa un miaulement doux et triste.

    L'enfant s'arrta net, blanche, le cur retourn : Mon Dieu, mais c'est lui,c'est Gris-Gris, mon Gris-Gris! Elle se prcipita, le prit dans ses bras avec milleprcautions : il n'tait qu'une plaie. Il regardait sa matress.: de ses bons grandsyeux meraude aux paupires maintenant hideuses et boursoufles. Mon pauvrechat, mon pau re chat!

    Elle le ramena au logis; il tremblait la fivre.

    Chemin faisant, elle se creusait la tte pour comprendre ce qui avait bien pu luiarriver. Elle songea tout*d'abord sa belle-mre, mais son me nette ne pouvaitimaginer tant de bassesse. Elle se fit un reprocbe de ce soupon : De quel droit,sur quelles preuves accuses-tu cette vilaine femme ? Deviendrais-tu aussi mchanteet injuste qu'elle? Son esprit chercha ailleurs, sans pouvoir trouver.

    La mgre, la voyant entrer tout en larmes, feignitla compassion. Comment est-ce Dieu possible? Qu'est-ce que tu

    me contes l ? Ce pauvre Gris-Gris, que j'ai vu sur le toitil n'y a pas une heure, si gai, si bien vivant! Je ne

    l'aime pas, tu le sais, c'est une vrit, mais qui n'auraitle cur fendu voir souffrir ainsi une pauvre craturedu bon Dieu?

    L'enfant fut si touche qu'elle se haussa sur ses piedspour payer cette piti d'un baiser. Comme ses lvreseffleuraient la joue de la vilaine femme elle sentit Gris-Gris se raidir dans ses bras. Bien qu' demi-mort , ildardait ses griffes, miaulait de rage et jetait sur sonennemie un tel regard de haine qu'Anmone recula.

    Son cur se crispa. Elle comprit tout soudain : Sre-ment, c'est elle! Gris-Gris l'accuse;il sait bien, lui.

    Rouge comme un coq, la flamme aux"

    yeux, elle voulut lui crier son mpris;mais l'motion l'tranglait : elle s'enfuit,muette, serrai. t sou chat contre elle.

  • II

    fi

    force de soins et de tendresse, la fillette sauva son chat.

    Mais quel pauvre animal ce fut dsormais ! Ses pattes de derrire

    tant restes paralyses, il rampait, se soutenant grand'peine sur

    celles de devant, tandis que son arrire-train tranait comme une

    loque. Son poil autrefois d'argent souple, maintenant rude, terne,

    tombait : le malheureux chat, croteux, galeux, rogneux, tait une piti ambu-lante.

    Mieux vaudrait dix. fois qu'il ft crev, ce pauvre martyr, dit un soirle bcheron. Tu as bien raison, mon homme, c'est ce que je me tue rpter la petite ;

    c'est cruaut que laisser vivre un pareil misreux.Mais Anmone suppliait : Laissez-moi mon Gris-Gris; laissez-le vivre par piti. Voyez, je le soigne

    bien; il ne se plaint jamais. Regardez ses bons yeux, il veut vivre pour me voir,il m'aime, c'est mon seul ami. Papa, mon cher papa, laissez-le mourir ici de sa

    pauvre mort, dans notre maison, o ma chre maman l'a elle-mme apport. Papa,tu te souviens, elle tait, ce soir-l, si heureuse de me faire plaisir. Je l'aimais

    tant. Gris-Gris, c'est tout ce qui me reste d'elle...

    Allons, c'est bien, n'en parlons plus; garde-le, dit enfin le pre.

    Mais la haine de la mgre veillait. Ds qu'elle fut seule avec son mari : Tu as encore t faible envers ta fille, lui reprocha-t-elle. Cette pronnelle

    n'a qu' pleurnicher pour que tu fasses ses quatre volonts. Son chat, son pau-

    vre Gris-Gris!... Et s'il me dgote, moi, ce sale animal? S'il me soulve le

    cur? M'as-tu seulement demand mon avis? Je voulais justement te prier de medbarrasser de cette affreuse bte; je ne veux plus d'elle ici.

  • LA FILLE AUX LOUPS. i3

    Le bcheron embarrass hochait la tte, ne sachant que rpondre. Elle insista

    et finit par pleurera son tour. A ia fin il s'cria, impatient : Voil bien des histoires et des pleurnicheries pour une vilaine bte dont la

    peau ne vaut pas mme un rouge liard, tant elle est rogneuse. Morbleu, ne me tara-bustez pas plus longtemps, l'une et l'autre. Arrangez-vous ensemble; faites de ce

    chat des friches ou des miches, mais, pour Dieu, ne me parlez plus de lui ! J'en ai

    assez !

    Le lendemain, aprs le dpart du bcheron, la belle-mre dit Anmone : Je ne veux plus de ton sale chat ici. Arrange-toi pour le faire disparatre;

    autrement, c'est moi qui m'en chargerai.

    L'enfant eut beau pleurer, tordre ses mains, supplier, elle ne put flchir

    sa martre : Je n'en veux plus, rptait-elle obstinment, je n'en veux plus.

    Anmone se releva dsespre.C'tait son jour de lavage; elle jucha comme d'habitule Gris-Gris au sommet

    de sa hotte, puis s'loigna vers la rivire.

    Elle abattit sa besogne, sans rire ni chanter, bien qu'il lit un jour magnifiquetout baign de soleil et gay d'oiseaux. Au soir tombant, elle prit entre ses bras

    ranimai impotent et le porta jusqu'au pied d'un grand htre qui se dressait nonloin de la place o elle avait coutume de laver.

    Deux grosses racines formaient un creux que l'enfant garnit de feuilles sches,

    tapissa de mousse. Lorsque le lit fut achev, elle y coucha Gris Gris, puis s'age-

    nouillant prs de lui : Mon Gris-Gris, lui dit-elle en pleurant, il ne faut pas que tu reviennes chez

    nous, lu comprends, mon bon chat. Ce n'est pas parce que je ne t'aime plus ni

    parce que tu es infirme et laid. Non, ma chre bte, je t'aime bien plus tendre-

    ment qu'autrefois, justement parce que tu es misrable, et jamais je ne t'ai trouvsi doux ni si bon. Mais ma fausse mre ne veut plus te voir. Elle te tuerait, si luremettais les pattes la maison. Alors, tu vas bien m'obir, mon Gris-Gris. Tu ne

    me suivras pas. Au revoir, mon chat-chat chri ; sois bien sage. Demain je t'ap-

    porterai manger et te promnerai un peu au soleil. Tu verras, on pourra tre

    heureux encore, va... Oui, mon bon chat aux yeux tristes, du courage. A demain,mon seul ami, mon (iris-Gris; allons, sois sage, ne me suis pas!

    Elle se pencha, l'embrassa et s'enfuit en se bouchant les oreilles.

    Le chat ne bougea pas, comme s'il avait compris; il miaulait d'une voix si faible,

    si plaintive qu'il aurait attendri un roc. Heureusement qu'Anmone ne pouvait,1'entendre.

    Le jour suivant, comme rougeoyait l'aube, Anmone s'veilla en sursaut.

  • 14 CONTES MAUVES DE MA MERE-GRAND.

    Elle prta l'oreille :

    oui, elle ne s'tait pas

    trompe, on grattait laporte, un miaulementdoux appelait. C'estGris-Gris , pensa-t-elle

    tout de suite, le cursautant d'moi. Elle allaouvrir : c'tait bien lui.

    Elle l'enleva dans sesbras, transporte debonheur. Ses petitspieds nus retraver-

    srent la chambresans bruit ; elle se

    recoucha, vite, vite.

    De sa main elle luifermait la gueule : Tais-toi, mo n

    Gris-Gris; ne miaule pas surtout. Pense donc, si elle t'entendait! Alors, tu esrevenu? Pauvre chat, tu t'es tran de si loin jusqu' moi! Que tu dois tre fatigu!Mon cur me le disait bien! Tu aimes donc tant ta matresse? Mon pauvre Gris-Gris... dors... va... je veux te veiller, mon bon chat.

    Il se tenait quatre pour ne pas ronronner, frottait son museau contre les jouesde sa matresse, la dbarbouillait coups de langue. Mais l'animal tait puisde fatigue, l'enfant n'avait pas eu son compte de sommeil, ce qui fait qu'au boutde dix minutes, ils dormaient comme deux bienheureux.

    Mais quel rveil, bont divine!La mgre avait empoign Anmone par le bras qu'elle serrait y imprimer ses

    dix doigts, et elle la secouait, elle la secouait !Sa tignasse demi rpandue sur sa figure pourpre de rage, elle hurlait mille

    injures, trpignait de colre; pourtant elle n'osait pas toucher Gris-Gris qui, toutesgiiffes dehors, babines releves, attendait, prt la riposte.

    Elle finit par lcher l'enfant, aprs lui avoir appliqu un dernier soufflet. Hois d'ici, tous deux, et vite! vocifra-t-ellc. Et fais en sorte que ce chat

    de malheur ne reparaisse jamais ici !Anmone, celte fois, porta Gris-Gris beaucoup plus avant dans la fort.

  • LA FILLE AUX LOUPS.

    Elle se spara de lui avec le mme chagrin que la veille, et le soir se mitau lit bien triste.

    Le lendemain, comme elle allait puiser de l'eau la fontaine, et s'agenouillait

    pour emplir sa cruche, elle aperut soudain, dans le buisson deux grands yeuxmeraude qui la contemplaient : Gris-Gris s'tait tran jusque-l, ne pouvant vivresans sa matresse.

    Elle le gronda tendrement, mais trs fort et s'en alla le perdre bien, bien loin,cette troisime fois. Elle traversa deux bourgades et trois hameaux, puis enfin, enplein champ, l'abandonna.

    Pauvre petit pensa-t-elle, il ne pourra plus revenir, c'est bien trop loin.

    Le jour suivant, en effet, le chat ne revint pas. Anmone, le soir, se coucha toutangoisse : De quoi aura-t-il vcu ? se demandait-elle douloureusement.

    Aprs avoir termin sa prire, elle recommanda nouveau son Gris-Gris samre : Douce maman, fais qu'il trouve quelque me compatissante qui le prenneen piti, il n'y a pas que des mchants sur terre...

    Trois jours s'coulrent.Un matin, comme la fillette rentrait la chaumire, rapportant un fagot : Souillon, ma mie, lui dit la mgre qui ne lui adressait jamais la parole sans y

    joindre une insulte, ton chat est encore revenu! Je l'ai dcouvert dans le cellier,miaulant la faim. Alors j'ai eu piti de lui et de toi. Cette fois, il ne te quittera plus,

    je te le jure. Va le voir, je te le permets, tu seras contente de moi.Saisie, Anmone laissa choir son fagot. En deux bonds, elle fut au cellier...Bonnes gens ! Au spectacle qu'elle vit, elle poussa un cri dchirant et comprima

    son cur deux mains : Gris-Gris tait tendu raide mort, sa bonne tte griseaux yeux meraude fendue d'un coup de bche.Un ricanement satisfait clata derrire l'enfant ; elle se retourna : sa martre

    tait l, contemplant son uvre.

    Anmone ramassa son chat sans mot dire, les dents serres. Elle renfona seslarmes, dvora ses sanglots, ne voulant pas s'abandonner en prsence de cettemauvaise femme, curieuse de sa douleur.

    Elle passa, droite, devant elle, s'arrta un instant, la regarda des sabots au

    bonnet, sans un reproche, sans une plainte, mais son regard tait si charg dempris que l'autre plit et recula.Anmone alors s'loigna, lente, muette, portant dans sa jupe releve le cadavre

    de son chat.

    Elle jeta une bche sur son paule et se dirigea vers le ruisseau.Ds qu'elle se sentit hors de vue, elle donna libre cours son chagrin.

  • i6 CONTES MAUVES DE MA MRE-GRAND.

    -t.

  • LA FILLE AUX LOUPS.'7

    dit de marbre; elle le glissa dans sa poche : Je le conserverai en souvenirde lui , pensa-t-elle. Lorsqu'elle eut jet la dernire pellete, elle pitina douce-ment la terre qu'elle garnit ensuite de plaques de mousse.

    Ayant termin, elle s'assit au pied du htre et laissa tomber entre tes mainsson front tremp de sueur.

    Elle tait accable, bout de courage. Songeant au retour la chaumireo l'attendaient les sarcasmes de sa perfide belle-mre, cette vie de coups reus,de misre qu'il lui faudrait reprendre, sans un ami dsormais, sans personnequ'un pre la dvotion de celle qui la hassait, elle eut un accs de dsespoir.

    Il lui semblait que le peu de terre qui recouvrait Gris-Gris la sparait loutjamais du seul tre capable de souffrir avec elle; elle se voyait abandonne, lapense mme de sa mre ne la pouvait plus soutenir :

    Mon Dieu, mon Dieu, comme je voudrais mourir ! .Mon Dieu, ayez piti demoi, mon Dieu, je voudrais tre morte!...

    Elle gmissait ainsi, tte basse, et ses larmes tombaient sur la mousse.

    Ayant enfin lev les yeux, voici qu'elle apr-rut, debout devant elle, une vieille

    petite femme qui la regardait en silence. D'o venait-elle ? Depuis quand setenait- elle l? Elle tait toute courbe par l'ge et pauvrement vtue; ses che-veux couleur de lune illuminaient un beau visage sillonn de rides. Ses regards

    demeuraient fixs sur Anmone, empreints d'une douceur et d'une piti infinies.L'enfant tendit les bras vers elle.

    Tu as donc bien du chagrin, ma douce enfant ?La voix tait jeune, frache, comme parfume. Oh oui, madame !Tout de suite elle laissa parler son cur ; elle dit ses misres simplement,

    telles qu'elle les soutirait, sans haine, sans cris de vengeance.

    Touche de tant d'infortune la vieille petite femme la voix pure s'tait assiseauprs d'Anmone, elle lui prit la main, puis, l'attirant contre elle, la baisa aufront; enfin, lorsque l'enfant acheva son rcit, elle reposait sur les genoux del'inconnue. Et elle s'y trouvait si bien, si bien, qu'elle parlait avec une lenteur

    calcule, ne ngligeant aucun dtail ni menu fait, afin d'allonger son histoire et de

    se laisser plus longtemps bercer, caresser les joues, embrasser. Songez que c'tait,depuis la mort de sa mre, la premire fois qu'un tre humain lui montrait visagepitoyable, l'coutait, la consolait, la choyait.

    Elle se faisait toute petite, fermait les yeux, croyait rver, se pinait la

    drobe pour s'assurer qu'elle ne dormait pas : Quelle chose trange, pensait*

    elle part soi, cette brave petite vieille qui devrait tre sche comme sarment,

  • 18 CONTES MAUVES DE MA MERE-GRAND.

    ratatine et ride comme pomme blette, a un giron moelleux comme un nidet les mains d'une douceur de satin.

    Il est juste de dire qu'elle n'avait pas trop os la regarder jusqu'ici, car elle tenait

    les yeux baisss, ainsi qu'il sied une enfant modesle et timide...

    Elle les leva tout coup, hardiment, et poussa un long cri d'admiration :

    la petite vieille tait devenue une grande jeune femme souple comme un lis et dontle visage tait un pur ravissement.

    Vous tes srement une fe, madame, dit Anmone presque voix basse,sans oser bouger, saisie de se trouver ainsi sur les genoux d'une si puissante

    personne.

    Oui, mon enfant, et je veux faire quelque chose pour toi, car tu es vrai-

    ment trop malheureuse. D'abord je veux punir ton odieuse martre, je veux

    qu'elle...

    Oh, Madame, interrompit Anmone avec vivacit, ne faites pas cela, je vousen supplie au nom de votre bont. Ne me vengez pas. Je ne veux pas tre venge.

    Abandonnez-moi plutt ma misre, mais laissez cette mchante en repos, monpre l'aime tant, si vous saviez ! La punir serait le frapper du mme coup, lui quine voit et n'entend que par elle. Par piti, madame, pargnez-le.

    Elle s'tait jete aux genoux de la fe. Tu es la meilleure des filles, Anmone. Relve-toi. Ta piti filiale, ta gnro-

    sit me touchent. Pour l'amour de toi, je consens ne pas chtier cette affreuse

    femme; mais c'est bien contre-cur, car il n'est pas juste que ces deux mchants

    vivent dans la paix, quand l'innocence souffre par leur faute. Ton pre, mamignonne, est galement, par son aveugle faiblesse envers sa perfide moiti,

    cause de tes tourments. Il ne suffit pas, vois-tu, d'tre brave homme etd'aimer son repos pour faire un bon pre : il faut lutter pour les siens ; et fermer

    les yeux, se taire est souvent encourager le mal. Mais je veux te rcompenser,

    Anmone. Que pourrais-je faire pour toi ? Parle, mon enfant, demande.Que veux-tu? Je voudrais, madame, que vous rendiez la vie mon chat Gris-Gris, et qu'il

    ft leste et vif comme avant.

    Hlas, mon enfant, cela m'est impossible. La vie, vois-tu, est affaire Dieu,

    il la donne, il la reprend sa fantaisie ; je ne suis qu'une fe et ne puis ressusciter

    les morts, pas plus les btes que les gens. Forme un autre souhait. Mon Dieu, Madame, que voulez-vous que souhaite une pauvre fille comme

    moi? Je n'avais qu'un ami, il est mort, vous ne pouvez me le rendre; il ne me reste

    plus qu' rentrer au logis en vous remerciant de votre grande bont. Permettez-

  • ffl

    ELLE APERUT UNE VIEILLE PETITE FEMME.

  • 20 CONTES MAUVES DE MA MERE GRAND.moi seulement de venir vous quand j'aurai trop de chagrin; je suis si seule,madame la Fe.

    Anmone se reprit pleurer. Ne pleure pas, chre petite. Tu es seule, dis-tu. F'ourquoi ne me demandes-tu

    pas de te donner un compagnon ? Hlas, madame la Fe, qui voudrait de moi? je suis si peu de chose... Tu es un cur de bont et d'amour, Anmone, et te donner un compagnon qui

    t'gale en mrite n'est pas chose facile. Pourtant je sais quelqu'un non loin d'ici queje crois digne toi. Sa vie est plus pnible encore que la tienne. Le veux-tu pourami ? De tout mon cur, madame. S'il est malheureux, je l'aime dj. Soit donc, Anmone, il sera bientt fait selon ton dsir. coute maintenant,

    et retiens bien ce que je vais te dire. Tu es loin d'en avoir uni avec la souffrance,mais si tu vas ta route droit et sans faiblir, tu trouveras le bonheur au bout.Comme tu auras bien des preuves, je veux te faire un prsent qui t'aidera. Fouilledans ta poche

    ;tu y avais serr le caillou blanc, trouv en creusant la tombe de ton

    chat... Tu l'as?.. Oui, madame. Donne-le moi.Elle le prit, l'leva sur ses deux mains ouvertes et, se tournant vers le soleil,

    elle pronona voix lente :

    Caillou plat, deviens sphre;Caillou blanc, sois jade vert.

    Elle rendit l'enfant une boule de jade polie comme un cristal, douce au touchercomme un ptale de lis. Prends cette boule, Anmone, elle est fe. Suis-la partout o il lui plaira

    de te conduire, elle te guidera vers ton bonheur. Mais, apprends comment te servirde ce talisman : dpose cette boule devant toi sur le sol, puis tourne trois foisen rptant:

    Jade vert, jade luisant,Tourne, vire, tourne,Jade vert, jade luisant,Guide-moi, roule devant.

    tu la verras virer sur elle-mme, vite, comme pour prendre son lan, et, lorsqu'elleaura achev son troisime tour, elle se mettra rouler dans une direction qui sera

    1 1 I

  • 2 ILA FILLE AUX LOUPS.

    celle de ton bonheur. Suis-la hardiment. O elle s'arrtera, arrle-toi... Adieu,gentille Anmone

    Elle tendit la main vers la fillette qui, tout clabousse de lumire, ferma les

    yeux, blouie Quand elle les rouvrit, la bonne fe avait disparu. Elle regardatout autour d'elle, appela, cria aux quatre coins de la fort : De tout mon cur,

    merci, madame la Fe! Personne ne rpondit.

  • LI

    e n'ai pas rv pourtant, se dit Anmone, puisque j'ai l dans le creuxde la main la Boule de Jade qui est fe...

    Elle la contempla, admira sa couleur, son poli ; elle la fit miroiterau soleil, sauter dans sa main et finit par la caresser doucement, trou-vant plaisir passer ses doigts sur la perfection de cette pierre. Elle

    lui parlait comme les petites filles parlent leur poupe : Que vous tes jolie, chre Boule de Jade! Que j'aime vous regarder! Votre

    couleur s'entend si bien avec le soleil, votre transparence laiteuse dans laquelle se

    jouent, serpentent, et se mlent le vert, le jaune et le bleu. Et qui penserait quedans votre mignonne personne se cache tant de science, vous qui tes peine aussigrosse qu'un uf? Alors, vraiment, vous tes si savante, chre Boule mystrieuse?Vite, essayons votre vertu.

    Elle dposa la Boule sur la mousse, retira ses sabots pour tre plus leste, et semit dcrire un cercle, puis deux, puis trois. Elle chantait en courant :

    Jade vert, jade luisant,Tourne, vire, tourne,

    Jade vert, jade luisant,Guide-moi, roule devant.

    Au premier tour, Anmone qui ne quittait pas le Jade des yeux, l'avait vu virersur lui-mme; lorsque le troisime tour fut achev, il bondit, alla tomber en dehorsdu cercle que les pieds de l'enfant avaient trac, puis se mit rouler tout seul.

    La fillette tait merveille.

    La Boule roulait fort raisonnable allure, dlibrment, sans hsitation ni -

    coups. A trois pas derrire, la fillette suivait, angoisse :

  • LA FILLE AUX LOUPS. 23 Mon beau Jade! oh, mon

    Dieu, pourvu que je ne te perdepas .. que deviendrais-je? pen-sait-elle.

    Au bout d'un instant, elle serassura : la pierre magiquevitait ronces, halliers, contour-

    nait les souches, les cailloux,

    suivait de prfrence les ren-

    tiers. Elle ne laissait nulle trace

    sur le sol qu'elle effleurait

    peine, se dplaant avec la

    lgret d'une bulle de savon.Elles traversrent un espace

    libre, fleuri de jacinthes, leprimevres, d'anmones, caron tait au printemps, que

    les pieds de l'enfant bon grmal gr crasrent au pas-sage; la Boule

    aucune.

    Aprs avoirbonne heure, une clairire

    dressait, haut

    lequel la Bous'arrta. Aprsavoirtournoysur elle-mme,

    elle s'lana

    contre Jui, le heurta, retomba sur la mousse aux. pieds de la fillette.

  • 24 CONTES MAUVES DE MA MERE-GRAND.

    Et celle-ci vit une chose admirable : le chne s'ouvrit avec lenteur, sans uncraquement, sans un bruit; et un jeune garon apparut, vtu comme un fils deroi. Il lui tendit les mains en souriant : Bonjour, Anmone.La fillette, bouche be, carquillait les yeux tout grands. Ravie et apeure la

    fois, elle ne savait trop si elle devait rester ou s'enfuir.

    L'motion d'ailleurs lui coupait bras et jambes, sans quoi, je crois bien qu'elleaurait pris celles-ci son cou. Bonjour, Anmone, je te fais donc peur ?L'arbre avait disparu ; il n'y avait plus l qu'un jeune prince qui s'avanait, beau

    comme le jour. La pauvrette cloue sur place tremblait ainsi que feuille au vent.Il lui jeta les bras autour du cou, la baisa sur les deux joues : Bonjour, Anmone, tu ne veux donc pas de moi pour ami ?Ce fut brusquement comme si elle sortait d'un rve. Oh, que si, messire, et de grand cur... mais vous voulez plaisanter, sans

    doute?

    Elle se dgagea, rougissante, et ajouta : Vous ne craignez donc pas de gter vos belles dentelles en embrassant une

    pauvre fille de ma sorte? Voyez comme je suis faite : en haillons, pieds nus,

    dpeigne. Et je me sais trop bas place pour qu'un si haut et si puissant seigneur

    se soucie de mon amiti. Les gens de votre condition et ceux de la mienne ne sont

    Ioint mis au monde pour aller ensemble. Petite Anmone, je ne plaisante point. Le coeur ne s'habille ni de joyaux ni

    de haillons, il n'est pour lui vtement que puret, et ton coeur, je le sais, est pur

    comme l'eau du ciel Donne-moi la main, veux-tu?... regarde-moi. . l... sois

    mon amie, je t'en supplie. Je te dois plus que la vie. Parle, tu veux bien de mon

    amiti ?

    Anmone rpondit gravement : Encore une fois, oui, messire, puisque vous ne vous moquez point. La bonne

    fe m'avait bien dit qu'elle me donnerait un ami, mais je l'attendais fait comme

    moi, pauvre, dpenaill. Je l'aurais aim sous ses loques ni plus ni moins que vous

    dans vos beaux atours. Mais voici que ce compagnon est un noble seigneur, un... Un fils de roi, Anmone. Un fils de roi, mon doux Jsus!... Calme-toi, cesse de t'tonner, petite Anmone. Je veux te conter mon his-

    toire; mais auparavant, permets que je bille et me dtire tout loisir... Depuis

    tant de mois je suis arbre quejemesens tout raide, vois-tu... Ouf! que cela fait de

  • LA FILLE AUX LOUPS. 25

    bien de se dgourdir bras et jambes et de pouvoir gesticuler tout son saoul!... Lh...encore un pas de course, deux, ou trois bonds, quelques courbettes et mes reinsauront repris leur souplesse !...

    Quand il eut fini de se dmener, il revint vers la fillette. Et, maintenant, lui dit-il, donne-moi les mains et dansons un peu, rions,

    sautons, chantons! Veux-tu? Regarde : il fait grand soleil et les fleurs sont sijolies! Ecoute : les oiseaux chantent! Respire : l'air n'est que parfums! Je suisrest si longtemps priv de tout cela! j'tais aveugle, sourd

    ;j'touffais

    ..

    Il entrana la fillette par la clairire : Tra, la, la... la... la...! Il chantonnaitun air danser et faisait des pas savants, crmonieux comme un bal de la cour;gracieuse, elle l'imitait, forant ses pieds la cad< nce : elle tait ravissante degaucherie.

    Ils finirent par une rvrence. Ils se regardrent un instant sans rire, en se faisantdes mines, puis, tout soudain, ils perdirent ensemble leur srieux et partirent engambadant.

    Ils jourent se poursuivre, se lancrent des fleurs, firent deux parties decache-cache, trois de chat perch, et enfin, hors d'haleine, se retrouvrent assiscte cte sur la mousse.

    Maintenant que nous nous sommes bien amuss, dit le jeune prince, je vais,comme je te l'ai promis, te conter mon histoire. coute donc :

    Le Roi mon pre rgne sur de vastes et fertiles contres que peuplent deshommes aussi nombreux que les feuilles aux arbres de cette fort. Vnr de sessujets dont sa sagesse assure le bonheur, tendrement aim de son pouse, il auraitvcu heureux, s'il avait eu un fils auquel il pt laisser derrire lui l'hritage de songrand nom. En vain fatiguait-il le Ciel de ses prires, en vain la reine entrepre-nait-elle de lointains plerinages, en vain les deux poux prodiguaient-ils l'orde leurs coffres aux saintes uvres, leurs aumnes aux pauvres : leur uniondemeurait strile.

    Un matin que le Roi se promenait travers son jardin priv o il a coutumede mditer dans la solitude sur les affaires de l'Etat, il vit venir lui un homme demi-nu, drap dans un manteau. Il avait le visage bronz, une barbe dejais, des yeux flamboyants.

    Le roi, en l'apercevant, s'arrta, frapp de stupeur. Sache, en effet, petiteAnmone, que le ce Jardin priv est clos de hautes murailles, gard tous lescent pas par les plus farouches archers, et que la loi punit de mort quiconquetente d'y pntrer. Tu penses bien que dans ces circonstances le monarque pouvaits'attendre tout, sauf y rencontrer un homme.

    4

  • 26 CONTES MAUVES DE MA MRE-GRAND. Qui es-tu? demanda-t-il d'une voix, vibrante de colre. L'autre, sans se prosterner devant mon pre, demeurant sombre et fier, tendit

    le bras et pronona, la bouche vhmente : Roi, tes vux seront exaucs : ton pouse donnera le jour un fils que

    lu chriras plus que tout au monde; il chevauchera tes genoux, tirera ta barbegrise et fera la joie de tes ans. Mais je le frapperai de maladie lente vers sa

    dixime anne; il prira, et ta douleur sera immense et strile. Moi seul pourraisl'arracher la mort; je ne le sauverai que si tu me le livres. Je suis l'enchanteur

    Tysrem. J'avais une pouse chrie qui mourut prmaturment, me laissant un

    fils unique, mon orgueil, mon ravissement. Un jour qu'il jouait par les rues de tacapitale avec d'autres enfants de son ge, il fut cras par un cavalier de ta

    garde. Roi, je me suis jur alors de te tenir responsable du mal caus parceux qui veillent sur ta personne et que tu paies de ton or. Fils pour fils! tu as

    tu le mien, je prendrai le tien... ou il mourra. L'heure venue, tu choisiras.

    J'ai dit. Adieu.

    Il dploya son manteau, tapa du pied, et s'envola sous la forme d'une chauve-

    souris gigantesque.

    Le Roi sentit sur son visage le vent glac de ses ailes.

    a II rentra boulevers au palais, et prit soin de cacher tous, surtout la reine,

    l'trange apparition et les graves paroles qu'elle avait prononces.

    Moins d'une anne aprs cette prdiction, je vins au monde. Je te laisse

    penser les rjouissances qui furent ordonnes dans le royaume. Il me vint

    des prsents de toutes les provinces; les glises s'enrichirent d'ex-voto, et le

    prix, de la cire monta en quelques heures du simple au triple, tant on brla de

    cierges pour moi. Jamais enfant ne fut plus choy. Mon pre, voulant que je

    fasse un prince accompli, choisit lui-mme mes matres parmi les plus illustres.

    On m'enseigna toutes les choses qu'un mortel de mon rang doit savoir; la liste

    en est longue, Anmone, il y en a de peu rjouissantes, va. S'il ne s'tait agique de danser, monter cheval, faire des armes, chasser! Mais on me tenait de

    mortelles heures assidu sur des livres trs gros, trs ennuyeux.. Je t'assure que

    c'est fort pnible d'apprendre le mtier de roi. Enfin, je m'appliquais de mon

    mieux; je me montrais docile, studieux, mais j'avoue que bien souvent je bil-lais sous cape. Mes leons prfres taient celles que je recevais de mon pre,

    lorsqu'il me prenait sur ses genoux, pour me parler de mes devoirs envers mes

    peuples : de justice, de bont, de clmence, de gnrosit. En l'coutant, je

    caressais sa barbe grise qu'il avait trs longue et soyeuse...

    Le jeune prince dut s'interrompre, oppress. L'motion le tenait la gorge,

  • LA FILLE AUX LOUPS. 27il versait des larmes. Pour se consoler, il contempla le fin visage de sa nouvelleamie; ses beaux grands yeux lui souriaient. Ayant raffermi sa voix, il poursuivit :

    Je ne te parlerai pas de ma mre, petite Anmone, car cela me ravirait toutcourage; je ne puis penser elle sans me dsesprer. Je l'aime autant que tuaimais la tienne^ n'est-ce pas tout te dire? Revenons mon pre. Avait-il oublil'enchanteur et ses paroles? je ne sais. En tout cas, s'd y songeait parfois, ildevait croire quelque vision, ne de sa tte fatigue par les lourds soucis del'Etat.

    Nous vivions heureux, unis, calmes... et pourtant, le malheur veillait.J'allais sur ma dixime anne, lorsque je fus brusquement saisi d'un maltrange qui drouta tous les mdecins du royaume.

    Malgr leurs drogues et leurs soins, je m'affaiblissais chaque jour. Je ne souf-frais pas, je sentais la vie se retirer de moi. Les docteurs les plus fameux, mandsde l'tranger, dclarrent n'y rien comprendre.

    a Pour obtenir du Ciel ma gurison, on fit des processions, des prires publi-ques : mon tat ne s'amliora pas. Mon pre, hant depuis le dbut de mamaladie par la prdiction de l'enchanteur, tait fou de douleur. Il envoya sarecherche les plus fins limiers de sa police et fit publier partout son signalement son de trompe et de tambour, jusque dans le hameau le plus infime. Il offraitdes sommes normes qui le lui amnerait, la moiti de son royaume lui-mmes'il se prsentait. Peine perdue : le magicien demeura introuvable.

    Entre temps j'tais devenu si faible que je n'avais plus que le souffle. Un certain soir, les mdecins se retirrent en hochant la tte. Selon eux,

    je ne passerais pas la nuit.a Or, ce mme soir, comme mon pre, dbouta sa fentre ouverte, contemplait,

    perdu de chagrin, sa capitale endormie sur laquelle son fils ne rgnerait jamais,voici qu'un hibou entra dans l'appartement. Il se posa sur le tapis, secoua sesplumes, s'allongea, prit la forme d'un homme et dit : Me voici. Te souviens-tu de moi ? Le roi reconnut l'enchanteur; il tomba sur les genoux, leva vers lui des mains

    suppliantes.

    Il est, je crois, grand temp> que j'arrive, poursuivit-il. Ton fils n'a plusqu'une lueur de vie, et si faible qu'en tendant le bras l'air que je dplacepourrait l'teindre. Dcide-toi donc. Tu peux le sauver ou le perdre. N'esprepoint me flchir eu m'offrant de l'or, tes biens, ta couronne mme; mon artpeut me donner mieux et plus que cela. Ce que je veux, c'est ton fils. Hte-toi,le temps presse.

  • 28 CONTES MAUVES DE MA MERE-GRAND.

    L'enchanteur croisa les bras et attendit. Comme le roi prostr ne lui rpondaitpas, il ajouta d'une voix implacable : Roi, dans quelques minutes il sera trop tard.

    A ces mots, rappel la tragique ralit, mon pre se releva d'un bond. 11 se

    prcipita vers l'appartement o j'agonisais, bousculant gardes, domestiques,

    gens de cour, m'arracha des bras de ma mre et m'emporta serr contre lui,

    trempant mon visage de ses larmes. Il courait comme la tempte, sa longue barbe

    grise voltigeant au-dessus de ses paules.

    11 entra dans la chambre, me remit mon ra\isseur; il tait temps : l'heure

    sonnait qui marquait l'accomplissement de ma dixime anne.

  • LA FILLE AUX LOUPS. 29

    'is f

    ^'""tAU-^O. _

    * Tomb sur les genoux, sans pouvoirprononcer une parole, mon pre implo-rait le magicien des yeux, des mains, de toute sa pose

    de pitoyable suppliant. Roi, dit celui-ci, cet enfant vivra. Ne crains point pour ses jours. Il ne

    sera touch nul cheveu de sa tte. Je vais l'emmener loin d'ici pour le droberaux yeux des hommes, et, le temps venu, je le considrerai comme mon proprefils et l'instruirai dans mon art, afin d'en faire un grand et puissant enchanteur.

  • 3o CONTES MAUVES DE MA MRE-GRAND.Mais ce temps ne commencera que du jour o le prince aura achev ta vingtimeanne. Jusqu' cette date, il ne m'appartient pas entirement. Jusqu' cette dat,

    il pourra tre dlivr. Mais il ne pourra l'tre que par l'amour d'une jeune fille. Et il faudra : que cette jeun^ fille s-oit pauvre et obscure;que son cur ait la puret de l'eau qui tombe du Ciel;qu'elle po>sde le talisman qui la guidera vers ton fils;

    que par amour, elle s'offre pour le racheter aux pires souffrances;

    qu'elle voue librement ses yeux aux larmes, son esprit au chagrin, son corps

    la douleur;

    qu'enfin elle ne se rebute ni devant les ans qui passent ni les obstacles qui

    demeurent.

    Et, si de par le monde, Roi, il existe une mortelle qui, remplissant ces

    conditions, subisse sans faiblir ces preuves, alors, par elle et par elle seule, ton

    fils sera dlivr. Tel est son de- tin!

    Sache en outre, afin que tu ne t'abandonnes pas de fols espo rs, que je

    ferai si mystrieuse sa retraite qu'elle chappera la malice des hommes; et que

    les preuves subir pour le ravir son enchantement sont telles que je les

    estime au-dessus des forces humaines. Adieu!

    i Ayant dit, il s'envola avec moi par la fentre. Tu imagines mon effroi, petite Anmone, car j'avais, pour mon infortune,

    recouvr au contact du magicien force et sant. Je fus l'impuissant tmoin du d-

    sespoir de mon pre. C'est en vain que je lui tendais les bras; que je l'appelais

    longs cris dchirants... Nous passmes au-dessus des jardins royaux, et je visdisparatre notre capitale qui, de loin, avec ses mille lumires, semblait une

    jonche de poudre d'or sur le velours sombre de la terre. Puis, je ne distinguaiplus rien, nous tions entrs dans les nuages, et la nuit du ciel infini nous enve-

    loppait. Le magicien volait larges coups d'ailes dont la cadence me berait;

    je m'endormis.oc Quand je m'veillai, il faisait grand jour. J'tais dans cette fort que voici.

    L'enchanteur, debout devant moi, paraissait veiller sur mon sommeil. Lorsque

    je l'aperus, je ne pus retenir un geste d'pouvante : Ne crains rien, enfant, me dit-il, il ne te sera point fait de mal. Je veux

    au contraire te considrer comme mon fils chri. Et, puisqu'il est d'usage chez

    nous autres, fes et magiciens, de faire ceux que nous adoptons un prsent

    de bienvenue, tiens, prends ceci :

    Et il me tendit le sifflet d'opale que tu vois suspendu mon cou.

    Ce sifflet, poursuivit-il, donne qui le possde deux compagnons fidles.

  • LA FILLE AUX LOUPS. 3i

    Il sutlit de siffler, aussitt ils accourent. Mais, comme j'ai lieu de me mfier de toi,tant que tu n'auras pas vingt ans sonns, je frappe ce talisman de mutisme...

    Il fit avec les mains des gestes mystrieux et pronona d'une voix lente :

    Pierre tu fus, pierre redeviens,Muette est la pierre, muet tu seras,

    Son, fixe-toi, plus ne bouge,Sifflet, ne siffle pas.

    Maintenant, tu peux essayer. Porte-le tes lvres. Souffle! Tu n'en tiresaucun son, n'est-ce pas? Son charme est rompu; il n'est plus qu'un joyau ma-gnifique. Muet il est, et muet il restera pour toutes bouches mortelles hormiscelle de la jeune fille au cur pur comme l'eau du Ciel qui doit te rendre taforme humaine, car sur celle-l je ne puis rien et le plus fort de mes arts sebrise comme cristal contre sa puret. Pour ce qui est de toi, je vais te changeren arbre, afin que tu ne bouges d'ici et que, dans ce coin de fort, parmi tantde tes semblables tu ne puisses tre reconnu ni retrouv. Si cependant celle quipeut venir toi, vient et te rend ta forme humaine, sache que je te condamne n'tre homme que deux heures par jour. Ce temps pass tu redeviendrasarbre.

    II leva la main et je me sentis fix au sol. Il me toucha avec une branchearrache un chne voisin, en disant :

    Homme-roi, sois arbre-roi,Prince, deviens chne!

    Et je me sentis m'allonger; ma tte piqua vers le ciel, mes pieds plongrentdans le sol o ils s'chevelrent en racines, tandis que mes bras se ramifiairnt l'entour de mon corps devenu tronc; je n'avais plus d'yeux ni d'oreilles, une sortede mort tomba sur moi, et je fus le chne que tu as vu, Anmone. Je le seraisencore, si tu ne m'avais dlivr, car c'est toi la jeune fille au cur pur commel'eau, c'est toi... Mais, Dieu tout-puissant, que m'arri\e-t-il ?... Je prends

    racine... je deviens bois... je...

    Il arrivait simplem nt que le dlai de deux heures fix par le magicien taitachev, et qu'il fallait que le jeune prince redevint chne.

    Cette transformation eut lieu en moins de U mps qu'il ne vous en faut pourfermer un il. Anmone ne s'en inquita pas autrement. La journe avait ten effet pour elle si fertile en merveilleux qu'elle n'en tait plus s'pouvanter

  • 32 CONTES MAUVES DE MA MERE-GRAND.

    de voir un homme se mtamorphoser en arbre ; d'ailleurs, le jeune prince nel'avait-il pas prvenue?

    Elle s'approcha du chne et, baisant sa rude corce : Adieu, gentil compagnon, dit-elle; adieu, charmant prince; adieu, cher

    arbre-roi, demain.

    OJL.

  • IV

    nmone reprit le chemin de la maison. Elle marchait, les yeuxavivs, l'me en liesse, pensant, ma foi, plus son beau princequ' la jolie Boule de Jade. Ce fut pimpante, chanson et rire auxlvres, qu'elle franchit le seuil de la chaumire.

    La mgre n'en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. Elle se jetaau-devant de la jeune fille, et, les poings sur les hanches, la bouche mauvaise,invectiva

    D'o viens-tu, tranarde? Comment, petite malheureuse, tu as l'audace dermtrer en chantant, alors que je me ronge le sang ici, t'attendre depuisplus de trois mortelles heures...

    Elle allongeait dj la main pour la gifler, lorsqu'un pas retentit sur le seuil :c'tait le bcheron qui rentrait. Force fut la mchante femme de dvorersa colre.

    Le lendemain, sa grosse besogne acheve, Anmone se lava les mains et levisage, lissa ses cheveux noirs, mit du linge blanc. Pendant que sa belle-mretournait le dos, elle jeta un regard furtif sur l'clat de miroir que deux clousfixaient au mur : elle eut le temps d'apercevoir deux grands yeux profonds, desjoues fraches, une bouche rose framboise tt une mche rebelle qu'elle se dpchade repousser sous son bonnet. Ensuite elh alla s'asseoir son rouet pour filer saquenouille habituelle. Et ce jour-l, je vous affirme qu'elle ne leva pas le nezpour regarder voler les mouches. Ses doigts tordaient la laine vite, vite, son piedse htait, la roue ronflait, croire que dix Gris- Gris revenus sur terre ronron-naient de concert par la chambre.

    Et, comme sa belle-mre venait de la laisser seule une minute, vlan! elle5

  • 34 CONTES MAUVES DE MA MRE-GRAND.planta l laine et fuseau; ouste! en deux bonds elle fut dans la clairire; et hop!au grand galop s'lana dans la fort. Elle ne fut pas longue parvenir sonbeau chne. Elle tira la Boule de Jade, la heurta contre l'corce; soudain

    l'arbre tressaillit et prit forme humaine : le prince Gnreux s'avana ai-jedit qu'il s'appelait Gnreux, nom qu'il tait de tradition dans sa royale famillede donner aux ans? Ils s'embrassrent, se firent mille gentillesses et com-pliments : Bonjour, mon cher prince. Bonjour, ma chre fleurette. Vous n'tes pas trop engourdi ? Non point. Mais que vous voici frache, et pimpante, et jolie! Laissrz-moi

    vous regarder loisir. Dieu me pardonne, vous avez votre bonnet des dimanches,jupe de drap fin et sabots de fte. Pourquoi et pour qui ces beaux atours? Pour qui? Pour vous, mon gentil compagnon. Pourquoi? Parce que

    je venais vous voir, oui-d.Ils se contemplaient, heureux de se trouver l'un prs de l'autre et de se le

    dire.

    Comme nous sommes peu raisonnables, tout de mme, fit soudain Anmone,voici plus d'un bon quart d'heure que nous perdons nous sourire! Vous alleztantt redevenir arbre, mon cher Gnreux, et nous n'aurons rien dit ni fait desrieux... Voyons, si j'essayais le sifflet d'opale? je le vois l, tout chatoyant,pendu votre cou, au bout de sa chane de perles, et j'ai grande envi.' de le porter mes lvres. Ne m'avez-vous pas dit que, seule, la jeune fille qui vous rendraitvotre forme humaine pourrait tirer de lui un son? Voulez-vous que j'essaie? Certes oui, et je suis un matre sot de ne pas vous l'avoir propos ds le

    premier baiser chang. Mais j'tais perdu dans la nuit de vos yeux, ma chreAnmone, et je rvais de si jolies choses... Alors, je siffle? Allez!

    Elle siffla timidement. Un appel retentit, aigu, formidable, puissant,si trange que la vie de la fort sembla un instant suspendue pour couter;les feuilles en tremblaient. Et voici qu'un bruit de course perdue parvint leursoreilles. Lointain d'abord, confus, il se rapprochait en un sifflement de tempte.A peine avaient-ils eu le temps de s'en pouvanter que deux animaux dbouch-rent ventre terre dans la clairire. C'tait deux loups, un noir, un blanc, deuxloups jumeaux sans doute, car, au poil prs, l'un tait l'image exacte de l'autre.

    Terrifie, la jeune fille se serra contre le prince; celui-ci tira sonpe...

  • LA FILLE AUX LOUPS. 35

    Mais les loups, avec de bons yeux ot w***.battant de la queu3, s'approchaient et lchaient les pieds d'Anmone.Comme elle les regardait, un peu rassure, ils se mirent hurler doucement.Et voici qu' sa stupfaction profonde, elle comprit ce qu'ils hurlaient : Ils parlent, ils parlent comme des cratures humaines, s'cria-t-elle.

    Vous entendez ce qu'ils me disent ? Je n'entends que des hurlements semblables ceux que poussent

    leurs pareils.

    Il faut donc que je possde de par ce sifflet la facult de comprendrela langue des loups, car coutez, cher prince, voici ce que l'un d'eux me hurle :

    Jeune fille nous sommes tes esclaves, car tu tiens entre tes doigts le siffletj'opale, notre matre, lequel nous commande d'aimer et de servir qui le possdeet sait tirer de lui un son. Nous nous rjouissons d'appartenir une aussi jolie

  • 36 CONTES MAUVES DE MA MERE-GRAND.

    matresse. Je m'appelle Le Noir; je possde une mchoire de diamant, elle brisel'acier comme paille. Et celui-ci est mon frre; il se nomme Le Blanc et ses

    yeux sont de rubis, ils trouent les tnbres. Nous avons tous deux les pattesfines et dfions le vent la course; notre chine peut porter un homme plusaisment que le cheval son cavalier. A ton coup de sifflet nous apparatrons. Nousdisparatrons quand tu diras : Au loin! en posant sur ton front le talismannotre matre. Dispose de tes loups, matresse, commande, ce sont deux chiensdociles; matresse, nous t'aimons; matresse, nous t'obissons. Il faut que ce don vous soit personnel, chre fleurette, car, tous leurs

    discours je ne comprends mot : je n'entends qu'aboiements rauques et fort dplai-sants. Je vous avoue que, si je n'tais pas dans le secret, je ne me sentirais guretranquille. En l'occasion prsente, je bnis le Ciel qui vous donne ces deux hardiscompagnons. J'imagine qu'ils pourront quelque jour vous tre fort utiles.

    Ils se rjouirent de cette bonne fortune, firent ample connaissance avec lesanimaux qu'ils ne se lassaient point de caresser; ceux-ci, jaloux de montrerleurs talents, faisaient mille tours de souplesse. Et le temps passa si vite queGnreux se retrouva mtamorphos en chne, avant mme d'y avoir pens.

    Demeure seule, Anmone posa le sifflet sur son front et dit : Au loin! Les deux loups dtalrent. Elle rentra bien vite et alla s'asseoira son rouet pourachever de filer sa laine. Sa belle-mre, soit calcul, soit retenue, ne lui fit aucuneobservation. Le jour s'acheva dans le calme.Au bout d'une quinzaine, la martre, qui voyait chaque aprs-midi sortir An-

    mone, ne se tint plus de curiosit; elle lcha la question qui lui brlait la langue : Ah a, o vas-tu ainsi chaque jour, toi ? Madame, c'est bien simple, je vais me promener dans la fort. Sachant que

    ma socit vous est insupportable, j'achve au plus tt ma besogne et vous dbar-rasse de ma prsence. Autrefois, quand j'avais un chat, je jouais avec lui, pendantmes loisirs, hors de votre vue, dans le cellier, le bcher, le jardin. Maintenantque vous me l'avez tu, il faut bien que je me distraie seule. Ta-ra-ta-ta, chansons que cela, langue dore! Me prends-tu pour si simple ?

    Crois-tu que )'ai deux yeux pour tre aveugle ? Il y a quatre jours, il fit une pluiepouvantable; pourtant tu es rentre du bois sans un fil mouill. Serait-il indiscretde te demander ce que tu as fait ?

    La question tait inattendue; elle troubla Anmone qui, s'efforant de payerd'aplomb, rpondit : 11 faut croire, madame, que je m'tais abrite sous un arbre ou sous quelque

    roche, moins que ce ne soit dans quelque creux? O vouliez-vous donc que je

    ^w

  • LA fille AUX LOUPS. hfusse ? En vrit, vous semblez, sauf votre respect, madame, oublier que lamaison la plus proche est trois lieues de nous, et qu'il faut deux bonnes heures

    pour s'y rendre. Je me suis montre assez adroite pour passer entre les gouttes

    et, d'claircie en claircie, je suis rentre sans me faire tremper, voil tout. Rien

    de plus naturel, madame.Anmone baissait la tte; elle se sentait trahie par le rouge de son front, sa

    voix hsitante, la pleur de ses joues; c'tait son premier mensonge. Elle n'etjamais imagin que mentir ft si difficile, ni si pnible le sentiment d'avoir dm-rit devant sa conscience. Mais que vouliez-vous qu'elle ft autre chose? Elle ne

    pouvait cependant pas lcher la vrit ? La mchante la regarda un instant ensilence. Enfin elle leva les paules et lui dit d'une voix o sifflait le mpris : Ne crois pas m'en donner garder avec tes maladroites excuses, apprentie

    coquine, tu sues le mensonge par toute ta face dcompose.

    La jeune fille reut l'insulte en plein visage ; et le sentiment qu'elle la mritaitlui fut insupportable. En une brusque rvolte contre elle-mme, elle cria : Eh bien, oui, c'est vrai, j'ai essay de mentir et je remercie Dieu de m'y

    montrer si malhabile. Pouah! j'en ai la bouche amre, le cur empoisonn. Donc,

    je l'avoue, j'tais l'abri, c'est exact. O? Vous ne l'apprendrez jamais; de moitout au moins. Oh, vous avez beau planter vos yeux dans mes yeux, je ne baisserai

    pas les miens. Sachez que l o je mne mon me il ne se trouve point de boue pourla salir. Je n'ai d'autre parure qu'elle, et j'ai soin de la tenir blanche.

    Que vas-tu me parler d'me propre ou sale, propos d'une chose que,voici dix minutes, tu dclarais toute naturelle? Assez de grands mots, friponne,

    garde ton secret, le hasard se chargera bien de me l'apprendre; et je l'y aiderai

    au besoin. Tout finit toujours par se savoir. En attendant, cure-moi ce chaudron,

    et vite! Toute ta conduite est louche depuis quelque temps. Ces sorties, cette

    insolence, ta gaiet, ta coquetterie! J'ai l'il sur toi. Tche de filer droit!...

    Allons, veux-tu frotter mieux que a! Aurais-tu peur de fuser les bras, mijaure?A dater de ce jour, Anmone, se sentant surveille, usa de ruse, et fort habile-

    ment. Elle varia ses heures de sortie, eut le courage de renoncer et Dieu sait

    s'il lui en cotait quelques rendez-vous. Pour dpister la mgre, elle ne

    prenait jamais deux jours de suite le mme chemin. Elle s'arrtait sur le seuil dela chaumire, l'air indiffrent, regardait le ciel, tournait la tte droite, puis

    gauche, braquait son nez dans le vent, comme si elle se demandait : Voyons,

    o vais-je aller aujourd'hui? Puis elle partait dans une direction quelconque,marchant sec et ferme. Au bout d'un temps elle faisait brusquement demi-tour

    et avait la satisfaction de dcouvrir sa belle-mre qui, s'tant glisse derrire

    -H-

  • 38 CONTES MAUVES DE MA MERE-GRAND.

    elle, surprise par cette volte-face inopine, demeurait plante comme une nigaudeau beau milieu du sentier.Anmone raillait : Bonjour, madame. Eh quoi, vous me suiviez? Vous allez o je vais, sans

    doute? Je serais ravie, s'il vous plaisait que nous fassions route ensemble.L'autre tournait les talons sans rpondre. Elle rentrait, la rage au cur.Vingt fois elle espionna, vingt fois ses malices furent djoues.Ds qu'elle tait certaine de n'tre plus surveille, Anmone sifflait ses loups.

    En deux bonds ils la portaient son cher prince. Ils s'embrassaient tendrement.

  • ILS PARTAIENT A FOLLE ALLl'RE.

  • TT"!--

    40 CONTES MAUVES DE MA MERE-GRAND.

    Elle s'excusait d'tre en retard et lui donnait pour la peine un baiser de plus.Anmone enfourchait le Blanc, Gnreux le Noir, et ils partaient folle allure,piquant au plus pais du bois. Allongs sur le cou de leur ble, cheveux claquantau vent, ils fonaient, laissant derrire eux l'air frmissant de leur passage. Lebcheron, le chasseur qui par hasard apercevaient cette chevauche fantastique,se signaient, tout ples et, le cur poigne d'effroi, demeuraient longtemps lesjambes flageolantes. Les jeunes gens faisaient halte devant une caverne solitaire.

    Une dchirure bante travers un fouillis de ronces donnait accs dans cetledemeure souterraine; un long couloir sombre dbouchait dans une salle qu'clai-rait une invisible fissure ouverte sur le ciel. Ils entraient. Les yeux s'habituaientvite cette sorte de crpuscule qui, adoucissant le heurt des lumires et des om-bres, faisait plus intimes les choses et plus models les visages. les murs taientde roc, le sol de mousse. Des plantes tranges, jamais vues, gantes ou naines,dardaient vers la vote leurs fleurs normes, ou bien ouvraient hauteur de che-ville leurs minuscules corolles. Des ondes de parfums erraient, parfois lourdes entter, le plus souvent lgres, discrtes, presque irrelles. Une tempraturegale rgnait. Nul bruit ne troublait la majest de cette mystrieuse retraite;c'tait pour les yeux, l'me, le corps, un lieu de repos dlicieux.

    Les deux jeunes gens prenaient place l'endroit le plus clair; ils s'asseyaientsur une sorte de banquette forme par un relief puissant de mousse; et l ilsdevisaient de mille choses

    Gnreux instruisait Anmone. Il lui apprit d'abord lire, puis crire, ensuitelui enseigna l'histoire du monde, celle de son peuple, de sa maison, puis lalittrature, la gographie, les sciences, l'art. Elle se montra lve modle.

    Et il fallait qu'il y et la-dessous quelque bon tour de la fe la Boulede Jade, car Anmone tmoignait de facilits et d'une mmoire surprenantes.Non seulement elle rptait fidlement tout ce que son matre lui apprenait, maisil lui arrivait souvent de le corriger quand dans son expos il confondait lesdates, embrouillait les faits, commettait des erreurs de calcul ou demeurait coiau milieu d'un morceau.

    Ecoute, dclarait-il souvent, je suis merveill. Quand on pense que luretiens, rien qu' les entendre, des vers que j'ai eu si grand mal apprendre etqui me valurent tant de pensums et quelquefois mme le fouet! Tiens, je voudraisque le vieux Milochas fut ici, qui m'enseignait les belles lettres et me rptaitcent fois le jour : Cultivez votre mmoire, monseigneur! 11 en pleurerait dejoie derrire les verres en disques de ses savantes lunettes.

    Elle lui souriait de toutes ses dents, de ses deux yeux, de son cur.

  • LA FILLE AUX LOUPS. 4' Paie-moi de ma peine, disait-il, une fois la leon termine.Elle l'embrassait tendrement. Alors venait la collation. Elle frappait dans ses

    raains : un des deux, loups accourait; c'tait tantt le Blanc, tantt le Noir, carchacun avait son jour de service. Il portait dans sa gueule un panier rempli desmeilleurs fruits tout frais cueillis par lui aux arbres de la fort ou aux espaliersdu Duc, seigneur de la contre, car Anmone leur avait dfendu de rien prendreaux pauvres gens. Une source jaillissait du roc; ils en buvaient l'eau claire.

    Lorsqu'il tait temps de repartir, l'un des deux loups laiss en faction audehors s'avanait dans le couloir et hurlait : a. L'heure, matresse! Chacunenfourchait aussitt sa monture et les animaux partaient, parcourant cettemme allure de bourrasque le chemin bien connu qui menait de la clairire la caverne. La transformation coutumire s'oprait.

    Gnreux disparaissait : un beau chne de plus ornait la fort; et Anmone,ayant congdi ses btes, reprenait ses sabots laisss dans un fourr et filait vite la maison.

  • rv

    uraht prs d'une anne cett'1 existence se poursuivit sans que fttrouble la flicit des deux jeunes gens. Chaque jour les rendaitl'un l'autre plus chers.

    Ils choisirent un aprs-midi tremp de soleil, que le printempsrevenu faisait doux, lger, pour se promettre l'un l'autre.

    Leurs paroles furent simples; ils laissrent parler leurs curs qui s'taient

    donns bien avant qu'ils ne l'eussent permis. C'est du jour que tu es venue vers moi, Anmone, que je t'aime. Et moi, c'est depuis beaucoup plus longtemps, depuis toujours, mon cher

    Gnreux : ma vie commence la minute que je t'ai rencontr. Ecoute, Anmone : je fais serment de te prendre pour femme, de n'aimer

    que toi, de ne vivre que pour toi. Nulle main humaine, nul obstacle, nulle preuve

    ne m'arrteront. J'irai toi o que tu sois. Gnreux, je n'aime et n'aimerai que toi. Nulle main humaine, nul obs-

    cle, nulle preuve ne m'empcheront de venir toi o que tu sois. Je te jurei'tre ta femme, malgr tout et tous.

    Ils se regardrent longuement. tait-ce pressentiment des souffrances venir?mais leurs yeux taient graves; ils ne versrent pourtant pas une larme.

    Le prince attira la jeune fille sur sa poitrine, elle lui jeta les bras autour ducou : et ils demeurrent ainsi debout sous le soleil dont les rayons, glissant travers la frondaiso i vert tendre, tombaient tout au long d'eux en fins rais de

    clart.

    Ils changrent un premier et pur baiser d'amour. Veux-tu que nous nous promenions trs doucement, tout petits pas, mon

    cher Gnreux? demanda Anmone. Le bonheur m'oppresse, j'ai envie de sourireet de pleurer; je suis lasse et ai besoin de marcher ton bras. Et puis, il fait si

  • LA FILLE AUX LOUPS. 4 3doux aujourd'hui, je voudrais, tant je suis heureuse, je voudrais prendre le Cielsur mon cur pour l'embrasser. Eh bien, allons, ma chre fleurette. Oui, appuie-toi sur moi. Il me semble

    que mon me s'est agrandie pour recevoir la tienne. Va, je saurai te gagner ouj'y laisserai ma vie. Regarde sur le sol, regarde, mon amour, nos deux ombresmarcher enlaces, ce sont les ombres de deux heureux. Vois-tu, c'est ainsi qu'unjour, nous irons dans la vie, toi et moi, unis jamais.

    Ils s'loignrent pas lents par les primevres jaunes et les jacinthes violettesentre les hauts fts des arbres ruisselants de lumire.

    Or, il arriva que prcisment, ce mme jour, la belle-mre d'Anmone, se gui-dant sur les herbes foules, russit dcouvrir les traces de la jeune fille pourtant peine visibles, mais l'oeil del haine percerait des murailles. La piste menait toutdroit la clairire o d'ordinaire se dressait l'arbre-roi. Lorsque la mgre y par-vint, les deux jeunes gens taient dj loin. Elle se mit fureter partout, tournanten rond.

    Soudain elle poussa un cri de triomphe : elle venait de dcouvrir les sabotsd'Anmone que celle-ci avait, comme d'habitude, cachs dans le creux d'unbuisson.

    Ah, ah, ricana-t-elle, enfin, je te tiens, matresse fourbe! Il faudra bienque tu repasses par ici pour reprendre tes sabots; et alors je verrai... ah, ah,/.,je saurai... ah, ah, ah!

    De joie elle claquait les sabots l'un contre l'autre, comme des battoirs. Elles'avisa alors de monter dans un arbre pour dominer la situation, car elle tenait serendre compte de la direction d'o viendrait Anmone. Elle s'installa sur unematresse branche, bien califou chon, disposa le feuillage autour d'elle, afin dedissimuler sa prsence; puis, devenue invisible, elle attendit.

    Sa rage et sa stupfaction furent grandes, lorsqu'elle vit Gnreux et Anmone,couple harmonieux, marchant pas lgers, dboucher d'un sentier pour entrerdans Pclaboussement de soleil qui emplissait la clairire.

    Elle faillit dgringoler de dpit.

    Le prince s'avanait, magnifique dans son costume de cour, charg de den-telles, de rubans, tincelant de joyaux, il tenait sa bien-aime par la taille. Elleallait, gracieuse, souple, jambes et pieds nus; mais son visage rayonnait aussi pur,aussi fin, aussi noble que celui d'une Vierge de vitrail.

    Tout autre que ce curenfiell n'aurait pu, en les voyant, se tenir d'admiration.A demi morte de fureur, elle vit passer au-dessous de la branche qu'elle occu-

    pait ce luxe et cette misre que l'Amour menait par la main.

  • CONTES MAUVES DE MA MERE-GRAND.

    s ses yeux ils chang-rent leur baiser d'adieu; sous

    ses yeux, Gnreux redevintchne. Elle enprouva unefrayeur telle

    qu'elle s'va-

    nouit.

    Il doit yavoir une pro-

    vidence pour les m-chants, car elle ne tomba

    point de son perchoir etlorsqu'elle reprit ses sens

    la clairire tait solitaire.

    Anmone ayant chaussses sabots tait rentre au

    logis.

    La vilaine descendit deson arbre , tout ahurie

    encore, et les jambesmolles. Il lui fallut quel-

    que temps pour reprendre

    ses ides nettes.

    Mais c'est une sor-cire, une magicienne, une

    damne , un suppt deSatan que cette horrible

    fille, se disait-elle. Avez-

    vous vu ce prince

    de si haute minebijoux

  • LA FILLE AUX LOUPS. 45

    splendides, ses plumes, ses broderies magnifiques, menant comme une pousecette guenon en loques! Et comme ils se regardaient! Comme ils semblaients'aimer! Et toutes ces mignonnes choses qu'ils se sont dites, les misrables.Attendez, mes petits. Ah, vous vous aimez!... attends, toi, l'homme-arbre, at-tends, toi, la souillon sorcire, je m'arrangerai de telle sorte que vous versiezplus de larmes que vous n'avez de cheveux sur la tte. Laissez-moi bien rflchir,que je me trouve une belle et bonne vengeance. Ah, gueuse d'Anmone, dire quevoici bientt une anne qu'elle me berne et se gausse de moi ! Et ce grand nigaudd'arbre qui l'aime! Vous me le paierez!

    Elle menaa le chne du poing, puis se hta de prendre la fuite, car elle avaitcru entendre une de ses branches craquer.

    Elle arriva la chaumire, suante et fumante de colre. En entrant, elle toisasa belle-fille d'un il foudroyant, et fit avec ostentation un ample signe de croix. Qu'est-ce qui lui prend ? se demanda navement Anmone qui par politesse

    se signa galement. Peste soit de cette gueuse, gronda la martre entre ses dents, la voici qui

    fait son signe de croix tout comme une bonne et brave chrtienne. Mon doux Sei-gneur, la voir si simplette, si naturelle, croirait-on jamais qu'elle fait commerceavec les dmons? Attends, va, monstre de perfidie!

    Le lendemain, peine le bcheron eut-il tourn les talons que sa femme chaussases sabots des grands jours, se coiffa de son plus haut bonnet, mit un tablier finsur sa robe des dimanches, puis dit Anmone : Garde la maison, et ne t'loigne point surtout que je ne sois revenue. Vous rentrerez tard, madame? Je rentrerai ma fantaisie, pcore. Tard si je veux, tt s'il me plat. Ah,

    ah, cela drange vos projets, ma mie!... Votre galant n'aime sans doute pasattendre aux rendez-vous... ah, ah, ah !...

    La mchante clata de rire, fit une grimace sardonique et s'loigna pasrapides, laissant Anmone stupfaite, indigne.

    Est-ce pure mchancet ? Saurait-elle quelque chose? se demandait-elle,anxieuse. Que ne puis-je, hlas, courir vers Gnreux pour lui conter moninquitude ? Faut-il donc que j'attende le retour de cette vilaine femme ?

    Ainsi pensait-elle et le cur lui battait bien fort.

    La martre s'tait dirige vers la clairire o se dressait le chne-roi. Elle s'ar-rta quelques toises de lui, puis se mit tourner autour en tranant les pieds.

    Elle traa de cette faon un vaste cercle de gazon foul ; sa besogne acheveelle eut un sourire : Paifait ! murmura-t-elle ; et elle s'loigna, satisfaite.

    H

  • 46 CONTES MAUVES DE MA MRE-GRAND.Elle marchait grandes enjambes, car la route tait longue qui menait

    la demeure du forestier.Elle trouva celui-ci mangrant en famille la soupe de dix heuies. 11 se leva par

    dfrence et essuya d'un revers de manche sa bouche grasse, avant de lui souhaiterle bonjour : Soyez la bienvenue, la Louise. Mon compre, le bcheron que Dieu garde,

    serait-il malade ou peut-tre pis que je vous vois de si grand matin ? Mais,de grce, se^ez-vous et mangez un morceau avec nous. Allons, les petiots, faitesplace la table.

    Merci, matre, je ne puis accepter, car je dois repartir bien vite. Non, Dieumerci, mon homme n'est point souffrant, mais j'ai vous entretenir de choses...de choses que, ma foi, je prfre confier vous seul. Hol, dame bcheronne, est-ce donc si grave ? Trs grave, matre. Vous plairait-il de m'ccouter en faisant les cent pas

    dehors ? Mais certes, oui, la Louise ; je vous suis. Le temps seulement de prendre

    mon bonnet, car je crains fort les courants d'air.La ruse coquine savait par ou-dire le forestier trs superstitieux..Elle prit donc un air de grand mystre, se signa plusieurs reprises, et voix

    contenue commena : Vous me connaissez, matre, et savez que je ne suis point commre m'mou-

    voir facilement. Eh bien, au souvenir de ce que j'ai vu et que je veux vous conter,la petite mort me court encore tout le long de l'chin.

    Elle fit un nouveau signe de croix. Bigre, fit le forestier, en se signant aussi.

    Elle se haussa sur ses pointes et lui souffla dans l'oreille : Il y a dans la fort un arbre possd du diable... Du diable, dites-vous ?Il sentait ses cheveux se hrisser et la sueur perler leur racine. La mgre vit

    avec satisfaction une pleur de cire envahir les joues du brave homme.Elle reprit :

    Oui, ... du diable! Un chne!... Je l'ai vu de mes yeux. Il tait quatre heuresde l'aprs-dine; autour de lui des dmons dansaient une ronde, des diablotinstout noirs pieds griffus. Ils taient vingt au moins; ilsavaientdes yeux flamboyants,des queues en fer de lance et des langues fourchues... Des yeux fourchus?... des langues en fer de lance?... des queues flamboyan-

    tes?... bredouillait le forestier effar. Ah, mon Dieu !.

  • 14

    AUTOUR DE LUI DES DEMONS DANSAIENT UNE RONDE.

  • 4 3 CONTES MAUVES DE MA MERE-GRAND.

    Et le chne, matre, le chne ! Devenu un norme dmon, gris et pustuleux

    comme crapaud, il battait la mesure de toutes ses branches transformes en autant

    de bras noirs et visqueux... Quanta sa tte, oh, matre... Oui, sa tte?... eh bien, sa tte...? Je ne l'ai point vue, matre, mais je la suppose horrible. Les diablotins, les

    bras de ce dmon d'arbre m'avaient caus une telle frayeur que je me suis va-nouie, sans en voir plus long et en criant : Jsus !... Quand je suis revenue moi, tout avait disparu. Le nom de Notre-Seigneur les avait disperss sans

    doute... N'auriez-vous point eu la berlue? tes-vous sre de n'avoir pas rv, la

    Louise ? C'est bien ce que je me suis demand moi-mme, en reprenant mes sens,

    mais mon incertitude n'a pas dur longtemps, les preuves taient l, dans l'air et

    sur le sol.

    Des preuves?... mais quoi donc, mon Dieu?

  • BLA FILLE AUX LOUPS. 49

    Une vapeur de soufre, d'abord, que j'en ai touss plus d'une heure ; ensuite,le cercle trac autour de l'arbre maudit par les pieds de ces diables; mme queleurs griffes, par places, ont arrach l'herbe. Je suis sre que si l'on cherchaitbien, on trouverait par terre des clats d'ongles, tant taient furieux les entrechatsqu'ils battaient... II en jaillissait du feu, matre, je vous le dis. Mais, cet arbre, ce chne, vous le connaissez? Prcisment. Il faut me le dsigner, qu'on l'abatte sans tarder. C'est justement pourquoi je suis venue, matre. Et bien vous avez fait, la Louise, fort bien.Hol, Ambroise, mon mignon, cria le bonhomme l'an de ses enfants,

    mets tes habits du dimanche, prends le pichet de faence blanche fleurs bleueset va-t-en au village chez monsieur le Cur. Tu le prieras de te remplir ton pichetd'eau bnite, puis tu reviendras, en prenant garde de n'en point rpandre enchemin. Va vite, mon bellot.

    Se retournant alors vers la mgre : N'ayez crainte, la Louise, nous l'abattrons, et tt, dit-il. Avant de commencer

    de lui travailler la peau, ce mcrant, nous l'aspergerons d'eau bnite, et nonseulement lui, mais aussi nos outils, scies, haches, coins, cognes. Ainsi nousaurons plus de cur la besogne, parce qu'on se sentira, comme qui diraitd'accord avec le bon Dieu. Mais, j'y pense, la Louise, je vais vous accompagner, etvous demanderai de vous dtourner de votre chemin pour me mener l'arbreendiabl. Je veux le voir de mes deux yeux, de faon viter toute mprise.Attendez-moi un brin : le temps d'avaler ma soupe et nous partons ensemble.

    Le soleil tait encore assez haut dans le ciel, lorsque la vilaine femme revint la chaumire.Anmone qui, cent fois dj plantant l son rouet, s'tait prcipite la porte

    pour voir si elle n'arrivait pas, distingua soudain comme une voix lointaine quichantait. Sur le seuil, elle prta l'oreille : oui, quelqu'un venait l-bas, quelqu'undont le cur sans doute tait joyeux.

    Elle couta encore, puis tout coup blmit : Mon Dieu, mais c'est sa voix;oui, c'est bien elle. Elle chante! Bonne Sainte Vierge, quelle mchancet a-t-elleencore invente ? Quel malheur m'a-t-elle prpar ?

    Derrire les arbres, la chanson, sans cesse plus proche, semblait une rpliqueaux angoisses de la jeune fille.

    L'air tait vieillot, guilleret :

    7

  • 5o CONTES MAUVES DE MA MRE-GRAND. Au rendez-vous, le lendemain,Mon bel ami ne vint...Qui me rendra,Landerirette,

    Mon ami que j'adore?Qui me dira,Landerirette,

    Si dois l'attendre encore?

    Qui me dira,Landerira,

    Si jamais reviendra?Landerirette, landerira. n

    Et la mgre dboucha dans la clairire, lanant plein gosier ses derniresroulades.

    Ah, ah, te voici, belle esseule, se moqua-t-elle. Je gage que tu ne m'atten-

    dais pas de si tt?... ni de si belle humeur... Mais pourquoi ce visage d'une aune ?

    Qu'y a-t-il de nouveau ici?... rien? Alors, quesignifient, cette figure , ces yeux pleurards , solte

    mijaure? Fi donc, au lieu de sourire sa bonnemaman qui revient au logis?... Allons, je veux,

    parce que je suis con-tente, que tout le mondeaujourd'hui soit contentcomme moi. Gai, gai, fais

  • LA FILLE AUX LOUPS. 5i

    risette, Anmone, ma mie, car je te permets de sortir... et ds qu'il te plaira.La jeune fille ne se le fit pas rpter deux fois; elle remercia, jeta son fichu sur

    ses paules et partit en courant, sans mme pensera mettre son bonnet.Elle parvint hors d'haleine la clairire, tira de son sein la Boule de Jade et

    la cogna contre l'arbre. Gnreux parut; c'est corps perdu qu'elle se jeta dansses bras. Elle riait et sanglotait tout ensemble. Ah, mon ami, mon seul ami, pardonne-moi, je suis folle... mais cette mau-

    dite femme... avec sa chanson... avec sa gat... m'a tourn la tte... J'avais une

    peur atroce de ne plus te revoir, jamais! Mais, Dieu soit lou, tu es l, bien moi,mon cher, cher Gnreux! Ah, que mon cur me fait mal...

    D'instinct, parce qu'elle se sentait dfaillir, elle chercha de ses yeux les yeux

    de celui qu'elle aimait et d'o pour elle manait toute vie.Elle s'effraya de les rencontrer tristes infiniment. Oh, mon Dieu, qu'as-tu ? Pourquoi ce regard triste? Ah, je t'en supplie, fais

    sourire tes yeux. Dis-moi que rien ne nous menace... Calme-moi... Parle, dmensle deuil de tes regards...

    Le prince parla d'une voix que faisaient sourde les larmes contenues.

    Hlas, ma fleurette chrie, ma bien-aime, hlas!... Es-tu courageuse?

    Oui, tmrairement pour tout ce qui est toi. Parle ! Tu seras forte ? Je le suis ; parle vite !

    Anmone, mon amour, regarde-moi bien ; oui, de tous tes regards. Que nosyeux se quittent aujourd'hui le moins possible... coute sans dfaillir... Nos yeux,nos yeux qui s'aiment tant... eh bien, ils seront longtemps oui, longtemps sans

    se revoir.

    Ah, Dieu, tu me quittes? Je ne te quitte pas, ma chrie, on m'arrache toi... Qui?... Ta martre.

    Oui, laisse-moi te dire. Ne te tords point les mains, ne gmis pas, calme-toi, ne

    souffre pas ; coute : le plus horrible est dit, maintenant. Oui, on nous spare ;c'est vrai, on nous loigne l'un de l'autre... mais nous nous reverrons, et c'est

    d'espoir que je veux te parler; qu'il faut que tu me parles ton tour, car, moi

    aussi, j'ai mal... bien mal...

    Ils ne purent continuer; et ils demeurrent enlacs, mlant larmes et sanglots.

    Ce fut Anmone qui se reprit la premire. Les yeux agrandis, la bouche rsolue,elle dit :

    Mon bien-aim, ne te laisse pas abattre, reprends courage. Regarde-moi,

    je ne pleure plus, je ne tremble plus. Je veux tre plus forte que la destine.

  • 52 CONTES MAUVES DE MA MRE-GRAND.Qu'avons-nous redouter ? Les annes, les obstacles, la mchancet des hommes ?mais ce n'est rien, cela, puisque nous nous aimons! Va, Gnreux, je serai

    ta femme. Tel tu quitteras mon cur ici, dans cette fort, tel tu le retrouveras,

    je te le jure, Dieu seul sait quand et o. Anmone, ma chre fleurette, comment ferai-je pour vivre sans tes yeux

    chris, loin de la puret de tes lvres? N'tions-nous pas dj assez prouvs, tous

    deux? Anmone, dire que je ne te verrai plus!...Il serra les poings, le dsespoir crispa son visage. Ah, Gnreux, supplia Anmone, courage, le temps passe...D'une voix raffermie il reprit : Oui, tu as raison, mon amour, je veux tre fort, je le suis. Pardonne-moi

    cette faiblesse, mon esprit s'garait, car te perdre, vois-tu, te perdre... Mais c'est

    fini maintenant, j'ai du courage. Ecoute donc, puisqu'en effet le temps presse. Ton

    cur, ma fleurette, ne t'avait point tromp. Tysrem, l'enchanteur, est venu vers

    moi, ce matin. J'ai entendu de sa bouche que ton horrible martre, ayant appris,

    je ne sais comment ni par qui, notre secret, a dcid le matre-forestier me faire

    abattre... Ne tremble pas; ne crains rien : je serai sauf... Ecoute sans larmes ni

    faiblesse... Oui, ils vont venir m'abattre, tout l'heure peut-tre, mais ce n'est pas

    sur moi qu'ils frapperont, car Tysrem m'aura emport loin d'ici. Sache, Prince,

    m'a-t-il dit, que ton salut dpend non seulement de toi, mais encore de celle quiune fois dj a russi te rendre ta forme humaine. Si tu trahis son amour, si elle

    parjure le sien, c'est fait de toi, tu m'appartiens jamais! Quant ta nouvelleretraite elle est des milliers de lieues d'ici. Avant qu'Anmone y parvienne j'auraigrandement loisir de t'en choisir une autre plus mystrieuse encore et plus loin-

    taine!

    Je saurai t'y rejoindre, ft-elle au bout du monde. Ma chre Boule de Jade

    m'y conduira ; ne doit-elle pas me guider vers mon bonheur ? Et mon bonheur

    c'est toi. Alors, tu vois bien, Gnreux, que nous nous reverrons! Quant trahir nos serments?... l'un ou l'autre... toi ou moi?... ah, mon Gnreux,

    comme il nous connat peu, ton misrable enchanteur.

    Elle souriait maintenant, transfigure. Le prince la contempla quelques instants

    en silence :

    Que tu es belle, Anmone! Ah, laisse-moi te regarder longtemps encore; etpuis, parle-moi; donne-moi tes mains ! Que mes yeux gravent jamais dans monme ton cher et pur visage

    ;que mon oreille fixe dans ma mmoire la musique de

    ta voix; que je sente pour de