14
EHESS Contestation socio-religieuse et apocalyptique dans le judéo-christianisme Author(s): Jean Hadot Source: Archives de sociologie des religions, 12e Année, No. 24 (Jul. - Dec., 1967), pp. 35-47 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30114578 . Accessed: 12/06/2014 20:09 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Archives de sociologie des religions. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.76.54 on Thu, 12 Jun 2014 20:09:28 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Contestation socio-religieuse et apocalyptique dans le judéo-christianisme

Embed Size (px)

Citation preview

EHESS

Contestation socio-religieuse et apocalyptique dans le judéo-christianismeAuthor(s): Jean HadotSource: Archives de sociologie des religions, 12e Année, No. 24 (Jul. - Dec., 1967), pp. 35-47Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/30114578 .

Accessed: 12/06/2014 20:09

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Archives de sociologie desreligions.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 62.122.76.54 on Thu, 12 Jun 2014 20:09:28 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

CONTESTATION SOCIO-RELIGIEUSE

ET APOCALYPTIQUE DANS LE JUDIO-CHRISTIANISME

LEs origines du christianisme posent un problkme dblicat, car le risque est grand de heurter les convictions religieuses. I1 faut pourtant l'aborder

avec courage et objectivit6, car il est fondamental. I1 est difficile ? traiter. La premiere difficult~ tient i la n~cessit6 de contredire les id~es reques, aussi bien chez les croyants que chez les incroyants. La seconde vient de l'immensit6 du dossier, dont il faut doser les divers 6l1ments pour obtenir une vue 6quilibr&e des r~alit6s.

I1 importe de pr~ciser d'abord notre point de ddpart. Le juddo-christianisme a 6t6 longtemps consid~r6 comme une sorte de deviation du christianisme primitif, < la premiere des h6rdsies >, qui tendait i maintenir les << observances juives a au sein du groupe religieux, d'oi Paul, par son influence pr6pondfrante, avait rdussi i les 6liminer.

Actuellement on y voit de moins en moins une < h~r~sie >, mais, au contraire, la v6ritable forme primitive du christianisme s'exprimant dans les formes et selon les modes de pens~e du judaisme, au sein duquel il est apparu (1). On a pu constater sur ce point un accord substantiel au Colloque de Strasbourg (2), oii 6taient rassemblhs, du 23 au 25 avril 1964, les meilleurs sp~cialistes de la question. Cette forme de christianisme a eu beaucoup plus d'importance qu'on ne l'admettait autrefois. Sa diffusion dans l'espace et dans le temps nous permet de l'identifier, selon les vues de Kretschmar, au christianisme des 6glises orientales anciennes (3).

*

L'approche de ce jud6o-christianisme doit Otre envisag6e sous deux angles: En quel milieu est-il n6 ? Sous quelle forme se pr~sente-t-il i ses origines ?

(1) Cf. Jean DANISLOU, Thdologie du Judio-Christianisme, Desclhe et Cie, Bibliothbque de Thkologie, Paris, 1958, p. 17-20.

(2) Aspects du Juddo-Christianisme, Paris, P.U.F. (Publication du Centre d'Etudes Sup&- rieures sp~cialis6 d'Histoire des Religions) 1965.

(8) G. KRETSCHMAR, Die Bedeutung der Liturgiegeschichte fiir die Frage nach der Kontinuitat des Judenchristentums in nachapostolischer Zeit, dans Aspects du Juddo-christianisme, op. cit.

35

This content downloaded from 62.122.76.54 on Thu, 12 Jun 2014 20:09:28 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

ARCHIVES DE SOCIOLOGIE DES RELIGIONS

Le problkme du milieu semble r~solu facilement. Le judbo-christianisme est n6 au sein du judaisme. Mais cette affirmation, sur laquelle tout le monde est d'accord, a ~t6 la cause de bien des erreurs.

Les savants du xIxe sidcle ont insist6 sur l'esprit antijuif du christianisme i ses debuts. C'est pourquoi ils ont consid~r6 le juddo-christianisme comme une d6viation. Les savants du xxe si~cle ont, au contraire, insist6, A juste titre, sur les liens 6troits du christianisme et du judaisme. Ils se sont efforc6s de mettre en valeur tous les aspects du premier qui dtpendaient 6troitement du second.

Ce double effort n'a pas abouti I des r6sultats valables, car le judaisme, qui servait de point de comparaison, ~tait le < Rabbinisme H, consid6r6 comme le <( Judaisme > par excellence. D'une part, on projetait dans le pass6 les r~alit6s post6rieures, sans tenir compte du fait que le Rabbinisme n'avait triomph~ qu'au d6but de l'Are chr6tienne, I la suite de la ruine des institutions et du temple, au moment de la grande catastrophe de 70. D'autre part, on imaginait les caract&- ristiques de ce judaisme ancien selon les normes du judaisme, tel qu'il avait 6volu6 par la suite: pas de mystique, pas de vie monastique, insistance sur l'observation rigoureuse des pr~ceptes de la Loi, etc. C'est par rapport I ce judai'sme ortho- doxe qu'on situait la contestation chr6tienne.

Pourtant, certains d~jh avaient pens6 relier le christianisme I d'autres formes de judaisme, sp6cialement I l'Essinisme. D~s le xvIIIe si~cle, dans les milieux de l'Encyclop6die, on cherchait du c6t6 des essiniens le point d'attache du chris- tianisme, comme en t6moigne le texte fameux de Frederic II de Prusse I d'Alem- bert : < J6sus 6tait proprement un essinien n (4).

Certains savants du xIxe sidcle continubrent I travailler en ce sens. Le plus illustre est Adolf Hilgenfeld (5), qui durant cinquante ans consacra tous ses efforts I analyser les liens 6troits du christianisme et de l'ess6nisme. Mais l'en- semble des chercheurs ne suivit pas Hilgenfeld. Sa thise sombra plus ou moins dans l'oubli. On abandonna l'id6e de trouver dans une forme de juda'isme non- rabbinique les origines du christianisme.

Pourtant deux donnies fondamentales du problkme 6taient connues: un fait historique et la littbrature qu'il avait fait naitre. Le fait historique, c'ktait l'insurrection maccab6enne. Les deux livres des Maccabees, consid6rbs comme non- canoniques par les rabbins, mais conserv6s pieusement par les juifs hell6nistiques et les chr6tiens, racontaient l'histoire de I'insurrection d'un petit groupe de croyants juifs, d'origine sacerdotale, qui avaient rbussi I grouper autour d'eux un certain nombre d'hommes d~cid~s I risister I l'hell~aisme pour maintenir la religion juive traditionnelle. Cette insurrection devait aboutir I la d~faite d'Antiochus Epiphane, le roi s6leucide, et a la restauration du culte dans le Temple de J6rusalem. Cette << purification )> du Temple est d'ailleurs commnmor~e actuelle- ment encore dans les synagogues par la fete de la Hanouka.

On voit se joindre aux insurg6s maccabdens une troupe d'<< Assiddens, hommes vaillants d'Israel, tous volontaires de la Loi a (6). On les a compares << aux ordres

(4) (Euvres de Frddric le Grand. t. XXIV (Berlin, 1854), p. 505. (5) Voir A ce sujet I'ouvrage trbs complet de S. WAGNER, Die Essener in der Wissenschaftlichen

Diskussion vorm Ausgang des 18. bis zum Beginn des 20. Jahrhunderts, Berlin, 1960, sp&cialement p. 165-176.

(6) Maccabees, 2, 42-48.

36

This content downloaded from 62.122.76.54 on Thu, 12 Jun 2014 20:09:28 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LA CONTESTATION DANS LE JUD]O-CHRISTIANISME

militaires du Moyen Age > (7). En tout cas, leur nom de Hasidim dvoque les Hasidim des Psaumes 31, 24 et 78, 2, oi le grec a traduit le mot h~breu par << les saints >.

Et voici qu'on trouve de nouveau un groupe appel << les Saints du Trbs- Haut a dans un livre (8), qui, lui, n'a rien d'historique. I1 s'agit du livre de Daniel, qui marque l'apparition d'un genre littiraire nouveau, lid dans ses origines aux 6v~nements politiques et religieux de l'insurrection maccabdenne. Les circonstances absolument nouvelles de la r~volte religieuse arm~e suscitent tout un courant litt6raire, oh s'exprime l'Ame des r6voltis. Ce sont les Apocalypses.

La premiere de toutes est celle de Daniel. Pendant longtemps, on l'a placbe, selon les vues traditionnelles, i l'6poque de l'exil babylonien(vIe sidcle av. J.-C.). Mais l'effort de la critique a r~ussi l imposer, m~me aux exegites conservateurs, l'id6e que cet ouvrage doit 6tre interpr~t6 dans le cadre de l'insurrection macca- bbenne. La fameuse <( petite corne de la quatribme bate repr6sente Antiochus Epiphane, qui < profbre des paroles contre le Trbs-Haut, opprime les Saints du Trbs-Haut et forme le dessein de changer les temps et la Loi > (9). Le groupe des < Saints du Trbs-Haut s, qui < poss~deront le royaume pour l'6ternite >, 6voque 6videmment le groupe de <~Assiddens > (Hasidim), elite de la nation juive et < volontaires de la Loi ,.

Si le livre de Daniel est le seul qui fut admis dans le << Canon * des livres saints, il fut en r~alit6 suivi d'une multitude d'autres, qui forment un ensemble consid&- rable appartenant au m~me genre littbraire (10). Une << apocalypse t, c'est une riv6- lation, c'est-i-dire un ouvrage qui pretend faire connaitre i un milieu d'initi~s les choses cachies ignor6es du vulgaire. Cette rivblation est toujours attribute i un personnage trbs important du temps pass6, qui lui donne la caution de son autorit6.

Mais cette rdvdlation est entiirement tourn~e vers l'avenir. C'est une < escha- tologie >. Sur ce point, elle s'apparente i bien des proph~ties de la Bible, qui envisagent aussi la fin des temps. Mais on constate dans les Apocalypses une sensible difference. On assiste i une v6ritable transposition du << donn6 religieux >. Au lieu d'envisager les 6v~nements futurs comme une < suite et fin ,> des 6v~nements presents, on en marque la discontinuit6 en distinguant et en opposant << ce temps > et << le temps futur >. On en arrive ainsi i opposer < ce monde > et < le monde futur >. Les circonstances politico-religieuses, auxquelles l'auteur cherche i donner un sens, se pr~sentent non comme un passage, mais comme une brisure, qui prend une allure de catastrophe. Tout ce qui existe semble vou6 & la destruction pour faire place A un << monde nouveau >. Mais la transposition ne s'arr~te pas 1l. Le salut, qu'on attendait d'un Messie-Roi, chef d'Israel, choisi par Dieu pour d6livrer son peuple, sort du domaine terrestre. On envisage maintenant l'intervention d'un 6tre c6leste, tout proche de Dieu, dont l'apparition suffira pour renverser la situation au profit de Dieu et de ses fiddles. C'est le personnage myst6rieux du < Fils de l'Homme > de Daniel (11), dont les traits, i peine esquiss6s dans la perspective des luttes maccabdennes, seront amplement d6velopp~s par l'auteur des Paroles

(7) F.M. ABEL, Les Livres des Maccables, Paris, Gabalda (Etudes Bibliques), 1949, p. 48. (8) Daniel, 7, 18, 22, 25-27. (9) Daniel, 7, 25. (10) Sur les apocalypses, consulter H.H. ROWLEY, The Relevance of Apocalyptic. A Study

of Jewish and Christian Apocalypses from Daniel to the Revelation, Londres, Lutterworth, 1968 (3e ed.).

(11) Daniel, 7, 13.

37

This content downloaded from 62.122.76.54 on Thu, 12 Jun 2014 20:09:28 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

ARCHIVES DE SOCIOLOGIE DES RELIGIONS

d'Henoch (12), probablement a I'occasion de la prise de Jdrusalem par Pomp&e en 63 av. J.-C. On abandonne ainsi - et c'est la troisi~me transposition - le plan terrestre au profit du plan c6leste. Le lieu oh se joue le sort d'Israel et du monde, ce n'est plus la Palestine, ce n'est plus le monde, c'est le Ciel avec ses myriades d'anges au service de Dieu.

Cette vue nouvelle n'est pas seulement proposde dans un ou deux ouvrages. Elle constitue le thbme d'une trbs importante littbrature, qui est rest6e mal connue jusqu'au xIxe sidcle. Seul avait surv~cu au naufrage g~ndral le Quatritme livre d'Esdras, rest6 lie, en annexe, au textes canoniques du Nouveau Testament. Mais, au cours du xIxe sidcle, on a vu reparaitre, un a un, beaucoup de ces livres apocalyptiques: le Livre dthiopien d'Hinoch, les Jubilds, les Testaments des Douze Patriarches, le Livre syriaque de Baruch, et bien d'autres. Tous ces ouvrages ont &td retrouv6s dans les langues les plus diverses : 6thiopien, syriaque, copte, arm6- nien, slavon. C'est que l'Eglise occidentale les avait peu a peu 6liminds en les consid6rant comme < apocryphes s, tandis que les vieilles Eglises orientales, 6loigndes du centre romain, les avait pieusement conserves parmi les textes sacr6s. Ils leur avaient it6 transmis comme tels dis leurs origines. Et ces Eglises, tri~s traditionalistes, avaient continue non seulement de les lire, mais de vivre de leur esprit apocalyptique, tandis que l'Eglise occidentale cessait a la fois de les lire et d'en vivre.

Le lien 6troit qui unissait cette litt~rature au christianisme primitif, mieux prot~g6 contre les influences ext6rieures dans ces vieilles Eglises orientales, 6tait nettement mis en valeur par ces d~couvertes. Malheureusement, le v~ritable milieu de ces apocalypses juives 6chappait a la plupart des savants. L'illustre Charles, qui a consacr6 a ces textes des 6tudes qui font encore autorit6 (13). les considbrait plus ou moins comme provenant du judaisme pharisien. On restait toujours dans la mfme probl6matique. La lumibre ne se faisait pas.

La d6couverte des manuscrits de Qoumran est venue a point pour 6clairer le fond du problime. Si certains ont h~sit6 au d6but a admettre qu'il s'agissait d'ouvrages ess6niens, l'ensemble des savants s'est ralli6 actuellement a la thise soutenue, dis les premiers temps, par le Professeur Dupont-Sommer (14). Cette forme de judaisme, connue seulement jusque li par les notices importantes de Philon (15) et de Joshphe (16), et par diff~rents autres textes mineurs, a pris vie a nos yeux grace aux parchemins trouvds pros de la Mer Morte.

I1 faut souligner d'emblhe que les 6v6nements, qui paraissent avoir jou6 un rble important dans I'histoire de la communaut6 ess6nienne, se situent autour de 63 avant J.-C., date de la prise de Jerusalem par Pompbe. Cet 6pisode, qui peut paraitre mineur, si on le compare a l'6pop6e maccab~enne ou a la ruine de Jbru- salem par Titus en 70, a marqu6 profond6ment le peuple juif et sp6cialement son 6lite religieuse. C'6tait l'effondrement d6finitif, puisque, pour la premiere fois, le Romain foulait de son pied vainqueur le sol sacr6 du temple. La guerre 6trang~re

(12) Livre dthiopien d'HInoch, chapitres XXXVII-LXXI, sp~cialement chl. XLVI et suivants. (13) R.H. CHARLES, The Apocrypha and Pseudepigrapha of the Old Testament in english,

with introductions and critical and explanatory notes to the several Books, Oxford, 1913 (r~6d. 1963), 2 vol.

(14) A. DUPowrNT-SoMMER, Les Ecrits essdniens ddcouverts pros de la Mer Morte, Paris, Payot, 2e bd. revue et augment~e, 1960.

(15) PHILON, Quod omnis probus liber sit (g+ 75-91) ; Apologie des Juifs, conserv~e par Eushbe, Praeparatio Evangelica, VIII, II.

(16) JosiPHE, Guerre Juive, II, 119-161; Antiquitds, XVIII, 18-22.

88

This content downloaded from 62.122.76.54 on Thu, 12 Jun 2014 20:09:28 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LA CONTESTATION DANS LE JUDO-CHRISTIANISME

se doublait d'ailleurs d'une lutte intestine, car, peu avant cette catastrophe, les Ess~niens avaient eu la douleur de voir leur < Maitre de Justice s, r6formateur de leur groupe, mis A mort par le < Pr~tre Impie >.

Cette date, d'une importance extreme, non seulement marque le d6part en exil de la communaut6 ess6nienne pour Damas, mais fut aussi l'origine d'une abondante littbrature. Le contenu de la biblioth~que de Qoumran est bien connu. Les textes bibliques abondent, mais aussi les livres apocalyptiques, en particulier le Livre dthiopien d'Hinoch, les Jubiles, et certains passages des Testaments des Douze Patriarches. Mais l'examen des ouvrages proprement essiniens est parti- culibrement int~ressant. Comme 6crit directement apocalyptique, nous ne trou- vons que le Reglement de la Guerre des Fils de Lumitre contre les Fils de Tintbres. Livre 6trange, dont on peut se demander s'il correspond L la situation des ess6niens i l'6poque de Pomp~e, ou s'il n'est pas l'expression de l'attitude des < Assiddens * aux temps maccab~ens et de leurs successeurs proto-essiniens toujours pr~ts aux combats pour Dieu. I1 est vrai qu'i l'6poque de Titus, on verra un Jean l'Ess~nien i la tate d'un groupe d'insurg+s juifs.

Mais l'ensemble des ouvrages de Qoumran se situe sur un autre plan. Ce sont des livres liturgiques, parmi lesquels les Hymnes (Hodayot), qui sont i la fois le moyen et le r~sultat de la vie de pribre et de contemplation des moines ess~niens. Ce sont aussi des livres didactiques, en particulier la Rtgle de la Communauttd, qui d~termine la forme et l'esprit de leur vie monastique. Cet esprit, il faut l'avouer, est sensiblement different de celui des apocalypses, qu'on trouve dans leur biblio- thdque. Tout d'abord, la fin des temps est arriv~e. Il y a done un d6but d'actualisa- tion de l'attente eschatologique. Sans doute on espbre la fin d~finitive, mais l'essentiel semble d~ji accompli. On peut parler, d'une certaine manibre, d'une <( eschatologie r~alise >, selon l'expression employee par Dodd (17), i propos du christianisme. D'autre part, il y a aussi intdriorisation de l'eschatologie : le combat se situe non plus seulement sur le plan cosmique, mais sur le plan int~rieurde la vie personnelle de chacun. Le dualisme caract~ristique de Qoumran est bien d'ordre cosmique, mais il a ses r~percussions jusqu'au fond m~me des individus. Enfin, on constate une individualisation terrestre du personnage clef. Alors que les apo- calypses situent au Ciel et dans un anonymat i peu prbs total l'Otre par lequel Dieu interviendra << au jour de la visite >, les textes essiniens mettent en relief un personnage, qui est celui de leur < rfformateur martyr >. M~me si l'on refuse d'admettre qu'il fut considOrO comme Messie, il faut convenir qu'il apparait comme un Otre hors du commun, dont la venue a marquO l'Otape dicisive de l'histoire religieuse d'Israel. Ces trois faits nous amanent i mettre en relation la penske des essdniens avec le christianisme, tel qu'il est pr~sentO dans l'Ovangile de Jean. On a d~ji notO, a ce sujet, d'impressionnants rapprochements dans le domaine des grands thbmes, tels que lumibre-tindbres, vie-mort, v6rit6-men- songe (18). Ces comparaisons doivent Otre Olargies au plan de l'eschatologie et du messianisme. Le lien entre le quatribme 6vangile et l'essinisme semble plus pro- fond encore qu'on ne l'a cru.

Peut-Otre faut-il marquer ici une ultime Otape vers le jud6o-christianisme.

(17) C.H. DODD, The Interpretation of the Fourth Gospel, Cambridge, University Press, 1965 (7e Cd.). Voir aussi: The Background of the New Testament and its Eschatology, Studies in honour C.H. Dodd, Cambridge, University Press, 1956.

(18) Voir sp(cialement F.M. BRAUN, ( L'arrikre-fond judaique du Quatribme Evangile et la Communaut6 de l'Alliance s, Revue Biblique, LXII (1955), p. 5-44.

39

This content downloaded from 62.122.76.54 on Thu, 12 Jun 2014 20:09:28 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

ARCHIVES DE SOCIOLOGIE DES RELIGIONS

Elle nous est plus mal connue, car elle a 6td 6touff~e par le christianisme lui-m~me, dont elle 6tait tris proche i la fois dans le temps et dans la forme. Jean le Baptiste apparaft dans les textes chritiens comme le < Pr~curseur >, celui qui a ouvert la voie A Jesus. Mais on peut se demander si ces notices 6vangdliques rendent bien compte de l'importance du personnage. Celui-ci est connu de Jos~phe (19), qui en trace un tableau particuli~rement blogieux : < homme excellent qui exhortait les Juifs ? s'appliquer a la vertu, A la pratique de la justice entre eux et de la pidt6 envers Dieu R. L'auteur juif consid~re que la ddfaite d'Hsrode Antipas devant le roi arabe Ar6tas fut le juste chitiment de la mort du saint homme. La manibre de parler des Evangiles rend i peu pris le m~me ton. I1 faut noter ndanmoins que Lue consacre au < Pr~curseur > un long d~veloppement, dont l'allure majestueuse et les termes solennels prouvent l'existence d'un cycle de r6cits merveilleux sur les origines du Baptiste (20).

Ce cycle provient-il d'un groupe de disciples, homogine et organis6, avec lequel l'auteur du Troisibme Evangile se serait trouv6 en contact ? Il est 6trange que certains passages des < Actes des Ap6tres > (21) nous mettent en pr6sence d'un tel groupe i Ephise. La notice de 19, 1-8 raconte que Paul, i son arrivde a Ephise, rencontre < quelques disciples n, qui n'ont meme pas entendu dire qu'il y ait un Esprit-Saint et qui n'ont regu que le bapt~me de Jean. De m~me, quelques lignes plus haut, on nous parle d'Apollos, juif alexandrin, qui < enseignait avec soin ce qui concerne Jesus, bien qu'il ne connfit que le bapt~me de Jean >.

Mieux encore, on trouve, dans des textes plus tardifs, la trace de l'existence d'un groupe de disciples de Jean. Dans le commentaire d'Ephrem sur le Diates- saron de Tatien (22), on dit qu'ils se glorifient de leur maitre et < affirment qu'il est plus grand que le Christ >. Dans un passage des Reconnaissances pseudo- climentines (23), qui semble appartenir i l'6crit fondamental, base de cet ouvrage, la notice est encore plus d6veloppe : <( Un des disciples de Jean affirmait que c'est Jean qui 6tait le Christ et non J6sus * et il le prouvait en se servant des paroles de J~sus au sujet de Jean.

Sans doute nous connaissons, par les 6crits des < hirdsiologues e, l'existence de diff6rentes sectes juives baptistes (24). Or il en est une qui se r~clame explicite- ment de Jean le Baptiste. Les Mand6ens, dont les derniers adeptes se rencontrent encore en Basse M~sopotamie, ont 6t6 parfois appelhs les < chritiens de Saint Jean a. S'ils sont chr6tiens >, c'est au sens oh ils admettent un personnage cileste, descendu du ciel pour porter aux hommes la connaissance des secrets divins. Mais le grand personnage, dont ils 6voquent le souvenir, c'est Jean le Baptiste. Est-ce simplement un emprunt aux sources chritiennes, r6alis6 par les Mandbens aux temps de l'Islam, pour se presenter comme une a religion du livre )> sous les auspices d'un personnage admir6 des Musulmans ? N'est-ce pas plut6t I'indice d'un lien originel de cette religion baptiste avec Jean le Baptiste, m~me si les textes, que nous lisons actuellement, ont 6t6 surcharg6s ensuite par les apports successifs d'une 6volution 6vidente vers le gnosticisme (25) ?

(19) Antiquitds Juives, XVIII, 5, 2. (20) Luc, ch. I. (21) Sur les disciples, Actes, 19, 1-8; sur Apollos, Actes, 18, 24-26. (22) Evangelii concordantis expositio, Venise, bd. Moesinger, 1876, p. 287. (23) Recognitiones, I, 60 (Migne, col. 1241 D-1242 A). (24) J. THOMAs, Le mouvement baptiste en Palestine et en Syrie (150 av. J.-C. - 300 ap.

J.-C.), Gembloux, 1935. (25) Ibid., p. 184-267.

40

This content downloaded from 62.122.76.54 on Thu, 12 Jun 2014 20:09:28 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LA CONTESTATION DANS LE JUDBO-CHRISTIANISME

En tout cas, un homme aussi 6minent que Bultmann (26) a biti tout son commentaire de l'6vangile de Jean sur I'id6e que l'intention polhmique de l'dvan- gbliste vise un parti de disciples de Jean le Baptiste, qui consid6raient leur maitre comme le Christ. Le problkme mcriterait une longue 6tude. Mais il faut noter que, meme dans les renseignements qui nous viennent des 6crits chr~tiens sur le mes- sage du Baptiste, un 6lment fondamental apparait: l'actualisation de l'escha- tologie est tris forte. Le < temps de la visite > est arrive. C'est l'6tape d6cisive. Le cadre de l'action du Baptiste, c'est la lutte contre les rois < collaborateurs >, comme en t6moigne l'exorde solennel, oh Luc nomme, aprbs Tibbre et Pilate, les successeurs d'Hdrode: < H6rode, t6trarque de la Galil6e, Philippe, son frbre, t6trarque de l'Itur6e et du pays de la Trachonite, Lysanias, titrarque de l'Abi- l1ne > (27).

I1 semble done qu'en fonction de circonstances politiques et religieuses d'une extreme gravit6, dont Joshphe nous retrace les p~rip~ties, on ait r~alis6, au moins dans un certain milieu juif particulibrement pieux, non seulement une actualisa- tion, mais aussi une personnification des vues eschatologiques en les appliquant au Maitre qui venait de mourir martyr de sa foi, Jean le Baptiste, qui avait attire les foules au desert. On a souvent, meme avant les d6couvertes de Qoumran, montr6 le lien entre les disciples baptistes de Jean et les ess6niens, qui 6taient eux-m~mes des baptistes (28). Depuis les d6couvertes, < les contacts de Jean avec les moines de Qoumran > apparaissent ? beaucoup d'auteurs < confirmbs de fagon qui semble indubitable n (29). Peut-6tre, tout en soulignant ces liens, faut-il en m~me temps marquer certaines differences. Jean apparait comme un < solitaire , en face des < c~nobites a de la communaut6 ess~nienne, dont il partage la spiri- tualitY, mais non la forme de vie. I1 s'adresse aux foules pour leur clamer son message, tandis que les membres du groupe de Qoumran ne communiquent leur doctrine qu'i des privilgids soigneusement choisis. Il y a 1 deux modes de vie et de predication qui aboutissent $ deux groupements entibrement diff~rents, bien qu'ils soient appuyds sur les m~mes donn6es fondamentales. I1 faudra, dans l'6tude du judio-christianisme lui-mgme, envisager la possibilit6 de semblables ph6nombnes, tris proches l'un de l'autre et ndanmoins divergents.

*

L'6tude du juddo-christianisme est souvent abord~e selon un sch6ma devenu presque traditionnel. Les Phres de l'Eglise en effet, et en particulier les < h~r6sio- logues ,>, ont toujours pr~sent6 les origines chr~tiennes selon un thbme invariable. On part de l'idde d'un christianisme monolithique, apparu en un lieu et en un temps uniques. Les historiens modernes de l'Eglise sont encore souvent tribu- taires de ce sch6ma. Ils se servent des textes du Nouveau Testament, et en parti- culier des Actes des Ap6tres, pour d~crire l'6glise-mbre de Jdrusalem. Pour d6terminer le contenu doctrinal de ce mouvement, ils utilisent les donn~es pui- s6es dans les 6vangiles et dans les 6pitres de Paul. Ensuite apparaissent les < h~r&- sies >, qui naissent autour du christianisme orthodoxe s, en le mutilant ou en le diformant. La premiere de celles-ci est le juddo-christianisme (30).

(26) R. BUrLTMANN, Das Evangelium des Johannes, Goettingen, 1959 (7e 6d.). (27) Luc, 3, 1. (28) J. THOMAS, op. cit., p. 2-32. (29) J. DANI]LROU, Les manuscrits de la Mer Morte et les origines du christianisme, Paris,

1957, p. 15. (30) Voir en ce sens J. TIXERONT, Ilistoire des Dogmes dans l'Antiquitd chrdtienne, Paris

(9e ed.), 1924, t. I, p. 169.

41

This content downloaded from 62.122.76.54 on Thu, 12 Jun 2014 20:09:28 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

ARCHIVES DE SOCIOLOGIE DES RELIGIONS

C'est en renversant ce sch6ma que l'Universit6 de Tiibingen - toujours trbs influente sur le protestantisme allemand depuis sa fondation en 1477 - attei- gnit l'apog~e de son renom au milieu du sidcle dernier. L'6cole, qui porte ce nom, fut fond6e et dirig~e jusqu'd sa mort en 1860 par F.C. Baur. Elle a remplac~ la perspective traditionnelle en utilisant le thbme hbgblien de la thbse, de l'anti- thitse et de la synthise.

Les savants allemands partent, comme leurs pridicesseurs, des donndes du Nouveau Testament, et spfcialement du texte fameux de l'6pitre aux Galates (81). Paul y d~crit, avec quelque animosit6, ses d6m6l1s avec de < faux frbres intrus s, au sujet de la circoncision de Tite, ses heurts avec Pierre & Antioche, a propos de l'observation des rigles juives sur les repas, que la prdsence de < gens du parti de Jacques a remettait en question. Cet incident avait bien embarrass6 les Phres de l'Eglise. Pour Cl6ment d'Alexandrie, il ne s'agit pas de Pierre, mais d'un certain C~phas, absolument diff6rent. Beaucoup, A la suite d'Orighne, pensent que c'est une schne concert6e. J6r6me engagera sur ce point une polhmique violente avec Augustin, qui tenait justement i la rbalit6 du conflit. Il y eut trbs t6t un effort dans l'Eglise pour dissocier Pierre des judaisants >. On le constate dbji dans les Actes des Ap6tres, oi Pierre et Jacques prononcent, i la rencontre de J6rusalem, des discours parfaitement pauliniens (32).

Les savants allemands acceptent la r~alit6 du conflit. Pour eux, on trouve au point de depart la doctrine de Pierre, qu'ils appellent < jud6o-christianisme >.

Puis vient - c'est l'antith~se--la doctrine de Paul, qui veut rompre avec tout ce qui est juif : c'est le a pagano-christianisme >. Le second est done post6rieur au premier et s'oppose i lui. Les deux mouvements se dfvelopperont parallble- ment en luttant l'un contre l'autre. C'est seulement au cours du second si~cle que la synthise se fera dans le protocatholicisme, qui r6pandra l'id~e que Pierre et Paul sont les fondateurs de l'Eglise romaine.

Cette fagon d'envisager les choses souleva un double mouvement d'enthou- siasme extraordinaire et de violente opposition. L'Ecole de Tiibingen fut, durant tout le xIxe sidcle, le < signe de contradiction >. Maintenant que les passions se sont apais6es, m~me ceux qui auraient pu 6tre ses adversaires, reconnaissent les m6rites de ses positions. L'intuition fondamentale est juste. Il y eut, aux origines du christianisme, un conflit entre diff6rentes tendances, et sp6cialement entre les partisans et les adversaires des formes traditionnelles du judaisme au sein du nouveau groupe religieux.

Mais la position ne peut 4tre maintenue int~gralement. Plusieurs points importants doivent 6tre rectifies. En premier lieu, les savants allemands partaient d'une notion inexacte du judaisme. Comme tous les chercheurs de l'6poque, ils n'envisageaient pas une autre forme d'<e orthodoxie ~juive que le rabbinisme. On ne peut le leur reprocher, car cette fagon de penser a dur6 bien longtemps aprbs eux et il n'est pas stir qu'elle soit totalement disparue. En tout cas, ceci a des cons&- quences graves. Les jud6o-chritiens - dont ils soulignent i juste titre le r6le important dans l'dglise primitive - se caract~risent d'abord et avant tout i leurs yeux par l'attachement aux < observances juives +, c'est-h-dire aux rites de la circoncision et des coutumes alimentaires. De 1l d6coule la permanence, chez beaucoup de Tubinguiens actuels, d'une tendance i limiter le ph6nomhne jud6o- chritien au problime des rites juifs. En r~alit6, il faut 6largir cette notion t l'utili-

(31) Galates, ch. 2, et pour les gens du parti de Jacques ,, v. 12. (32) Actes, I, 5.

42

This content downloaded from 62.122.76.54 on Thu, 12 Jun 2014 20:09:28 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LA CONTESTATION DANS LE JUD O-CHRISTIANISME

sation par la masse des premiers chr~tiens des formes de pensbe, des concepts et des mythes en usage dans le judaisme auquel ils appartenaient.

La seconde position, qui parait fausse actuellement, e'est le caractbre ( p6tri- nien a donna au jud0o-christianisme. Il est curieux que le passage des Galates, oi on voit intervenir a des gens du parti de Jacques >, n'ait pas eu plus d'influence sur la pens~e des maitres allemands. Ils n'ont travaill6 qu'en fonction de Pierre, qui &videmment apparaissait dans les textes canoniques du Nouveau Testament comme le personnage de premier plan, auquel Paul s'opposait. Mais le dossier, tel qu'il apparait h l'heure actuelle, met en relief l'importance du r6le tenu par Jacques. Ceci ne diminue pas la place occup6e par Pierre, mais manifeste qu'd c6t6 de lui, d'autres ont pu aussi avoir un grand poids au sein du mouvement chr6tien.

C'est pricis6ment la troisibme donnie qu'il faut corriger dans la th&se de Tiubingen. Elle con~oit les deux tendances protagonistes comme monolithiques. Si elle a bris6 le schema traditionnel pour envisager un dualisme initial dans le christianisme, elle n'a pas pouss6 l'analyse jusqu'i souligner la multiplicit~ des courants qui se font jour. Elle est rest~e plus ou moins tributaire de la notion d'hbrisie, telle qu'elle r6gnait depuis des sidcles. Ce problkme de l'h~r~sie a 6t6 repris par un savant, qui se r~clame pricis6ment de la doctrine de Tiubingen, W. Bauer, dans un ouvrage publi6 en 1934, heureusement r&ddit6 en 1964 (33). Il a montr6 combien l'id~e traditionnelle d'<< orthodoxie > et d'<< h6rbsie )> correspond peu & la rbalit6, quand il s'agit de l'Eglise primitive. Il montre qu'd l'origine, on y trouve une pluralit6 de courants parallkles, plus ou moins en conflit les uns avec les autres, mais dont aucun ne peut ~tre qualifik d'<< orthodoxe s, tandis que les autres seraient notes comme < h6r6tiques e. Pour qu'il y ait < orthodoxie s, il faut une autorit6 centrale, dont les decisions puissent s'imposer partout. On ne volt pas que cette autorit~ ait r~ussi i se constituer avant le milieu du second si~cle. C'est seulement a partir de ce moment que 1'< orthodoxie a peut designer et exclure de la < Grande Eglise >, comme dira Celse, ceux qui sont < h~r~tiques e. Jusque 1, il faut envisager le christianisme comme un mouvement multiforme, dont les divers courants doivent ~tre 6tudids avec une totale objectivit6 et sans jugement de valeur. Cette thbse, W. Bauer l'applique imm6diatement aux diff&- rentes Eglises chr6tiennes primitives, en Syrie (Edesse), en Egypte, en Asie mineure, h Rome. Il utilise ainsi un sch6ma gbographique, en fonetion duquel il constate l'existence de formes diff~rentes suivant les lieux. A chaque lieu semble correspondre une forme sp6cifique du christianisme, sans qu'on puisse discerner au premier abord laquelle de ces formes est la < vraie >. Georg Strecker, qui a r&6dit6 l'ouvrage, ajoute un long appendice (34), d'oi il ressort que cet ensemble de formes, qu'il qualifie de < christianisme oriental >, doit $tre consid6r6 comme l'tquivalent du judio-christianisme. Il est done substantiellement d'accord sur ce point avec les membres du colloque de Strasbourg.

Pour priciser le contenu de ce jud~o-christianisme, les maitres de Tiubingen n'utilisaient que le Nouveau Testament, auquel ils ajoutaient - intuition g6niale - les 6crits pseudo-cl6mentins, qu'ils consid~raient comme un des t~moins les plus pr~cieux de la permanence du mouvement A une 6poque relativement r~ceente. Nous disposons maintenant d'un dossier beaucoup plus important et extr~mement varid, puisqu'il provient de quatre sources diff6rentes.

(33) W. BAUER, Rechtglaubigkeit und Ketzerei im altesten Christentum, (2e bd. de G. Strecker), Tiibingen, J.C.B. Mohr, 1964.

(34) W. BAUER, op. cit., p. 245-306.

43

This content downloaded from 62.122.76.54 on Thu, 12 Jun 2014 20:09:28 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

ARCHIVES DE SOCIOLOGIE DES RELIGIONS

Il y a d'abord les < Apocryphes de l'Ancien Testament s, ceux du moins dont l'origine est manifestement chr~tienne. Nous avons ddjl parlh de ces textes, heureusement conserves dans les manuscrits des vieilles Eglises orientales. Il est remarquable qu'on trouve, parmi eux, des ouvrages, qui, tout en restant entibrement li6s aux autres par leur forme et leur contenu, portent la marque chr6tienne. Il faut en citer trois, parmi tant d'autres. L'Ascension d'Isaie, entibre- ment construite sur le th~me des sept cieux, a pour personnage central le Christ descendant et remontant au septibme ciel. Les Odes de Salomon, oeuvre po~tique 6trange et admirable, exprime en un langage symbolique une mystique toute proche de celle du Quatribme Evangile. Enfin les fameux Oracles Sibyllins pro- posent, l l'imitation des anciens oracles paiens, un christianisme, oif les thbmes apocalyptiques tiennent encore une place consid6rable.

II faut ensuite utiliser certains textes du Nouveau Testament, en particulier certains ouvrages, dont l'inscription au Canon des Livres Saints a pr6sent6 de grandes difficultbs. Au moment de la constitution de ce catalogue, ils manifes- taient une forme de christianisme entibrement d6pass~e et done quelque peu <( hertique ,. C'est le cas, en particulier, de l'Apocalypse de Jean, le seul livre de ce genre admis, aprbs bien des discussions, parmi les textes sacrds du christia- nisme.

Ensuite se pr6sente le groupe imposant des livres, auxquels on a donn6 le nom d'<< Apocryphes du Nouveau Testament e. I1 s'agit pricis6ment des ouvrages qui n'ont jamais 6t6 admis par l'Eglise, et contre lesquels les mises en garde se sont multiplides au cours des si~cles. Ces textes, aprbs une longue p6riode d'oubli, sont devenus c6l1bres. Si certains ont affect6 d'y voir une forme de christianisme

, heretique ou < populaire >, on a pu constater peu i peu qu'ils repr6sentaient en rbalit6 un type de doctrine chr~tienne primitive, dont l'importance ne devait pas $tre sousestim6e, puisque les textes canoniques semblaient l'ignorer presque totalement. Qu'il suffise de rappeler les noms de la DidachJ, de Barnab6, de Clement, du Pasteur d'Hermas, pour souligner l'importance de cette litt~rature.

Enfin une ricente d~couverte, parallble i celle de Qoumran, vient apporter un extraordinaire supplement A ce dossier. Ce sont les fameux manuscrits gnos- tiques d6couverts a Nag Hammadi. Sans doute, la majorit6 d'entre eux doit stre considbr6e comme appartenant au gnosticisme post6rieur. Mais on a pu se de- mander si certains d'entre eux ne repr~sentaient pas une forme de christianisme archaique, autrement dit de juddo-christianisme, dont les Gnostiques auraient fait ensuite leur profit. On pense sp6cialement, dans cette perspective, & l'Evangile de Thomas et surtout a l'Evangile de vdritd, si proche des Odes de Salomon et de l'Evangile de Jean. Meme ceux qui se refusent & reconnaitre le caractbre judbo- chritien de ces textes, admettent du moins les liens 6tranges qui les rattachent au jud6o-christianisme. On note l'importance donn6e au personnage de Jacques, qui est consid~rb comme le premier apris le Christ et son veritable successeur. On trouve, sous son nom, plusieurs ouvrages, qui semblent former un cycle d'origine palestinienne, tandis que le cycle de Thomas rejoint 6trangement les Psaumes et les Actes de Thomas, en honneur dans l'Eglise syriaque. Tout ceci pose une quantit6 de problkmes, qu'il est impossible d'aborder ici. Qu'il suffise de souligner comment l'6normit6 m~me du dossier fait apparaitre multiforme ce jud~o-christianisme, qui semblait si simple aux docteurs de Tiubingen.

*

Comment utiliser cet 6norme dossier ? Jusqu'ici on a surtout analys6 les tendances doctrinales des divers ouvrages en s'efforgant de d6terminer les grandes

44

This content downloaded from 62.122.76.54 on Thu, 12 Jun 2014 20:09:28 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LA CONTESTATION DANS LE JUDIO-CHRISTIANISME

lignes de force communes a l'ensemble. A cette oeuvre ont travaill6 la plupart des savants, qui 6taient presents au Colloque de Strasbourg. I1 faut citer en parti- culier Kretschmar (35) et le P. Danidlou (36). Ce dernier propose, dans son ouvrage, une synthise remarquable sur divers points de la doctrine jud0o- chr~tienne, sp6cialement sur l'angblologie comme moyen d'exprimer l'Incarnation et la R6demption, la Croix cosmique, la Femme-type de l'Eglise, le mill6narisme. I1 n'est pas question ici de reprendre ce travail. Mais il faut poser une question. Le judio-christianisme se pr6sente-t-il d'une fagon tellement homogine qu'on puisse en faire la synthise doctrinale ? Certainement pas. Les auteurs, que nous avons cites, en sont parfaitement conscients. Ils soulignent, chaque fois qu'il est possible, les tendances diverses qu'on peut d~celer dans ce mouvement si complexe. Mais le veritable problkme est le suivant: peut-on faire coincider les diverses formes doctrinales, qu'il a pu rev~tir, avec la rdpartition locale dict~e par la gdogra- phie ? En d'autres termes, chacune des Eglises, palestinienne, syriaque, 6gyptienne et asiate, porte-t-elle l'empreinte unique et exclusive d'une de ces formes ? Certains savants ont d~j? tent6 de rdpondre i cette question. Le livre de W. Bauer, nous l'avons dit, proposait un portrait de chaque Eglise. Plus rtcemment L. Goppelt (37), dans une 6tude sur les rapports entre christianisme et juda'isme dans les deux premiers sidcles, s'efforce, B l'occasion, de situer gbographiquement un grand nombre des ouvrages qui composent notre dossier. Ceci aboutit B un tableau assez fouill6 des tendances de chaque Eglise. Mais il faut remarquer que L. Goppelt 6tudie un sujet tris particulier: il envisage nos problkmes uniquement sous l'angle des relations entre juifs et chritiens. I1 peut done s'en tenir i des vues rapides pour caract6riser les Eglises. I1 le fait en attribuant i chacune une tendance doctrinale bien precise.

I1 est impossible ici d'aller au fond de ce problEme. On peut seulement en esquisser ? grands traits les donnies. Pour la Palestine, l'importance du per- sonnage de Jacques apparait de plus en plus nettement. Elle est soulignae i la fois par H~g6sippe, par les textes pseudo-clhmentins et par les ouvrages d~couverts + Nag Hammadi. I1 semble que l'6v~nement d6terminant pour ce groupe ait 6t6 la ruine de Jerusalem en 70. Elle entraina la fuite des disciples de Jacques vers Pella en Transjordanie. Mais diff~rents indices semblent indiquer que le mouvement ne s'est pas arrft6 1. On en sent I'influence i Damas, a Antioche, mais aussi en Egypte. Puis le mouvement se d~veloppe d'une part vers Edesse, d'autre part vers l'Asie mineure. On assiste done i un 6largissement progressif de cette forme de christianisme, dont il ne reste pratiquement plus trace dans le Nouveau Testament.

Mais l'Eglise syrienne doit-elle son origine uniquement a la mission judbo- chr6tienne des disciples de Jacques ? En examinant le christianisme syrien, on y dbcouvre deux tendances opposdes. D'une part, existe un christianisme apoca- lyptique, oi le mill6narisme et la christologie de type angblique jouent le premier r6le. D'autre part, se manifeste un christianisme de tendance johannique, dont les Odes de Salomon donnent une idle precise, oi l'eschatologie est estomp6e ou mieux e r6aliste >, tandis que toute l'importance est donn~e & l'asc~tisme et mfme h l'encratisme.

(85) G. KRETSCHMAR, Studien zur friihchristlichen Trinitatstheologie, Tiubingen, 1956. (86) J. DANIJLOU, Thdologie du Juddo-christianisme, Paris, 1958. (37) L. GOPPELT, Christentum und Judentum im ersten und zweiten Jahrhundert, Giitersloh,

1954. Traduction frangaise sous le titre Les origines de l'Eglise, Paris, Payot, 1961.

45

This content downloaded from 62.122.76.54 on Thu, 12 Jun 2014 20:09:28 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

ARCHIVES DE SOCIOLOGIE DES RELIGIONS

Pour 1'Eglise jud0o-chrdtienne d'Asie mineure, la mbme situation se pr&- sente. On a l'impression qu'elle est lide 6troitement a l'Eglise d'Antioche. Mais nous rencontrons en Asie, et sp~cialement a Eph~se et dans les environs, bien des groupes diff~rents : des disciples de Jean, le juif alexandrin Apollos, Paul lui-m~me, des jud0o-chr6tiens qui veulent conserver les rites juifs, mais aussi des jud0o- chr~tiens qu'on peut qualifier d'apocalypticiens, si l'on en juge par les 6pitres aux Colossiens et aux Eph6siens. Ces derniers, peut-4tre disciples de l'auteur de l'Apocalypse de Jean, donneront le ton pendant longtemps. Le Montanisme ne sera que la continuation de leur mouvement. On y verra une < h6r&sie >, alors qu'il n'est qu'un traditionalisme obstin6. Mais les Quartod~cimans, auxquels se heurtera l'autorit6 romaine, sont-ils de la mgme tendance ? Ils paraissent plut6t attaches l l'6vangile de Jean et done a une forme plus mystique d'eschatologie < r6alis~e >. La encore on constate une multiplicit~ de tendances dans une mbme Eglise.

Seule l'Eglise 6gyptienne semble, au premier abord, plus homog~ne. On a dit parfois que le premier christianisme qu'elle avait requ 6tait de forme h~r6tique (38). L'Evangile des Egyptiens ne suffit pas pour prouver cette th~se. Disons plut6t que cette forme 6tait telle qu'elle devait n~cessairement apparaitre comme h6r6- tique dans les sidcles suivants. Mais il n'en est rien au point de depart, a moins qu'on n'admette d'embl6e que l'dvangile de Jean 6tait lui-m~me h~ritique. L'Egypte est en effet le lieu d'6lection de cet ouvrage. C'est 1l qu'on a trouv6 les papyrus les plus anciens, qu'on peut dater de la premiere moiti6 du second sibcle (papyrus Egerton, Rylands, Bodmer) et qui supposent que l'ouvrage 6tait deja trbs r6pandu. Surtout, le texte du Quatrikme Evangile est la base de toute l'6laboration thbologique qui, tent~e d'abord par les premiers gnostiques, Valentin, HWraklhon et d'autres, fut r~alis6e par Orighne. On aurait done au point de depart une < gnose )> jud6o-chr~tienne. Mais il faut avouer que les 6l1ments nous manquent pour 6largir cette hypoth~se. En tout cas, on a en Egypte une impression de plus grande homogeneitY. Mais si l'hypothise est exacte, comment expliquer l'insertion du personnage de Jacques dans les 6crits gnostiques ? A moins de supposer que, sous le nom de Jacques, plusieurs formes de jud6o-christianisme 6taient pro- pag6es.

Nous constatons done en chaque province, sauf peut-4tre en Egypte, une pluralit6 de formes simultandes. Elles coexisteront sans heurts trop violents jusqu'au milieu du second sidcle. C'est seulement a ce moment qu'elles se heurte- ront, et ce choc d6cisif aura lieu i Rome < par l'installation de repr~sentants de toutes les tendances >. Il est inutile de les 6numbrer. Le P. Daniblou l'a fait magis- tralement (39). Mais il serait intbressant de partir de ce rassemblement pour replacer chacune des tendances en son lieu gdographique. On constaterait imm&- diatement que les diverses Eglises sont en r6alit6 reprdsentdes par des hommes de tendances diverses. Quoi qu'il en soit, on assiste, d~s ce moment, a la formation d'une <( orthodoxie *, qui sera capable de d6signer et de rejeter les < h~rdsies e. C'est le point de depart de l'extinction progressive du jud6o-christianisme, c'est en m~me temps la naissance du christianisme tout court.

(38) W. BAUER, op. cit., p. 53. (89) J. DAmILOU et H.I. MARROU, Nouvelle Histoire de l'Eglise, t. I: Des origines & Grigoire

le Grand, Paris, 1963, p. 187-139.

46

This content downloaded from 62.122.76.54 on Thu, 12 Jun 2014 20:09:28 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

LA CONTESTATION DANS LE JUDBO-CHRISTIANISME

Au terme de cet expos6 trop rapide, oi nous ne pouvions qu'ouvrir des perspectives et poser des problkmes, il semble qu'on puisse d6gager deux constata- tions. La premiere, c'est la n~cessit6 d'introduire l'id~e de contestation dis le point de d~part de la recherche sur les origines du jud6o-christianisme. Non seulement le judaisme, au sein duquel il est na, apparait comme divis6 en plu- sieurs courants 6galement importants, mais le mouvement apocalyptique lui- m~me, sur lequel vient se greffer le jud6o-christianisme, prend des formes diff&- rentes et presque oppos6es d~s les temps pr6-chr6tiens. On peut d6ji parler ici d'<( eschatologie cons6quente a et d'<< eschatologie rdalisde >. Cette dernibre tendance semble avoir effectu6 sa s~paration par l'apport d'un courant, qui au point de d6part, lui 6tait 6tranger: le courant des ouvrages de sagesse. Il est certain, en tout cas, que ces deux grandes formes du judaisme eschatologique ont 6t6 B l'origine des deux formes correspondantes du juddo-christianisme. Ce n'est done pas ce dernier, qui a envisag6 pour la premibre fois l'eschatologie comme < r6alis6e . Le judaisme apocalyptique, sous sa forme ess6nienne et baptiste, l'avait d6ja fait.

La seconde constatation, c'est qu'au sein du juddo-christianisme, le classe- ment des divers courants, dont la multiplicit6 apparait avec 6vidence, est trbs difficile i r6aliser. Ceci tient d'abord t l'absence presque totale de contexte g6ogra- phique pricis pour chacun des ouvrages de cet immense dossier. D'oi viennent les Odes de Salomon ? Oh est n6 l'Evangile de Jean ? Ceci vient ensuite de notre ignorance des faits marquants de l'histoire de chacune des Eglises primitives. Paradoxalement, nous sommes actuellement mieux renseign6s sur les 6v6nements qui ont boulevers6 le judaisme pr6chritien, que sur ceux qui ont pu servir de catalyseurs aux mouvements juddo-chr6tiens. Si l'on excepte la ruine de Jdru- salem en 70, qui fut si important pour le groupe juddo-chritien de Palestine, on ne voit pas i quels faits pr6cis on pourrait rattacher l'dvolution et les contestations internes des autres groupes. C'est seulement par une 6tude minutieuse des moindres indices qu'il sera possible de faire peu & peu la lumibre sur cette p6riode obscure. Aprbs la d6couverte du juddo-christianisme comme ph6nomine <(global >, il semble que le temps est venu d'en 6tudier les diff6rents courants en insistant davantage sur leurs divergences que sur leurs analogies, et surtout en cherchant ? les situer dans le temps et dans l'espace. Un domaine immense s'ouvre 1l aux chercheurs. C'est seulement quand on aura obtenu des r6sultats pr&cis dans cette recherche qu'on pourra pr6tendre r6soudre le problkme toujours si obscur des origines chr6tiennes.

Jean HADOT C.N.R.S.

47

This content downloaded from 62.122.76.54 on Thu, 12 Jun 2014 20:09:28 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions