Contre Nous de La Tyrannie

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  • Josiane Boulad-Ayoub

    CONTRE NOUS DE LA

    TYRANNIE...

    DES RELATIONS IDOLOGIQUES ENTRELUMIRES ET RVOLUTION

    hurtubise hmh

    Brches

  • Collection Brchesdirige par Georges Leroux

    En appliquant les principes, quon ne craigne pas les brches.Il est toujours utile de se souvenir que si les bonnes raisonsnont pas manqu pour riger ces principes, cela veut direseulement que les bonnes raisons ont prvalu sur les raisonsopposes. Par ces brches, on met jour ces raisons opposes.

    Bertolt BRECHT

  • CONTRE NOUS DE LA

    TYRANNIE...

    DES RELATIONS IDOLOGIQUESENTRE LUMIRES ET RVOLUTION

  • Josiane Boulad-Ayoub

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    DES RELATIONS IDOLOGIQUES ENTRELUMIRES ET RVOLUTION

    hurtubise hmh

    Brches

  • Cet ouvrage a t publi grce une subvention de laFdration canadienne des tudes humaines, dont lesfonds proviennent du Conseil de recherche en scienceshumaines du Canada.

    Editions Hurtubise HMH lte7360, boulevard NewmanVille de Lasalle, QubecH8N 1X2Canada

    Tlphone: (514) 364-0323

    Dpot lgal/ Quatrime trimestre 1989Bibliothque nationale du Canada

    Bibliothque nationale du Qubec.

    ISBN 2-89045-867-9

    Copyright 1989 ditions Hurtubise HMH limite

    Imprim au Canada

  • Ainsi, le tableau des progrs de la philosophie et de lapropagation des lumires, dont nous avons expos dj les effetsles plus gnraux et les plus sensibles, va nous conduire lpoque o linfluence de ce progrs sur lopinion, de lopinionsur les nations ou sur leurs chefs, cessant tout coup dtre lenteet insensible, a produit dans la masse entire de quelquespeuples, une rvolution qui en prsage une pour la gnralit delespce humaine. [...]En France, Bayle, Fontenelle, Voltaire, Montesquieu, et lescoles formes par ces hommes clbres, combattirent en faveurde la raison, employant tour tour toutes les armes quelrudition, la philosophie, lesprit, le talent dcrire peuventfournir la raison; [...] prenant enfin pour cri de guerre, raisontolrance, humanit. [...]En comparant la disposition des esprits, dont jai traclesquisse, avec ce systme politique des gouvernements, onpouvait aisment prvoir quune grande rvolution taitinfaillible; et il ntait pas difficile de juger quelle ne pouvaittre amene que de deux manires: il fallait ou que le peupletablit lui-mme ces principes de la raison et de la nature, que laphilosophie avait su lui rendre si chers; ou que lesgouvernements se htassent de les prvenir, et rglassent leurmarche sur celle de ses opinions. Lune de ces rvolutions devaittre plus entire et plus prompte, mais plus orageuse; lautreplus lente, plus incomplte, mais plus tranquille: dans lune, ondevait acheter la libert et le bonheur par des maux passagers;dans lautre on vitait ces maux, mais en retardant pourlongtemps, peut-tre, la jouissance dune partie des biens qui entaient la suite infaillible.La corruption et lignorance des gouvernements ont prfr lepremier moyen; et le triomphe rapide de la raison et de la liberta veng le genre humain.

    (Condorcet, Esquisse dun tableau historique des progrsde lesprit humain (1793).

  • Josiane Boulad-Ayoub

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    DES RELATIONS IDOLOGIQUES ENTRELUMIRES ET RVOLUTION

    hurtubise hmh Brches

  • Ft-ce nos propres fils, nos frres ou nos presSils sont tyrans, Brutus, ils sont nos adversairesUn vrai rpublicain na pour pre et pour filsQue la vertu, les dieux, les lois et son pays

    (Voltaire, La mort de Csar)

    INTRODUCTION

    Du sujet au citoyen

  • Lucius Junius Brutus. Fondateur de la Rpublique. Lan de Rome244.Burin par Pierre Audoin daprs Malenchon, Paris, BibliothqueNationale.

  • Cest la faute Voltaire! cest la faute Rousseau!

    Madame de Genlis tait persuade, en croire une petite picequelle composa pour des enfants de lcole primaire sous Bonaparte1,que la Rvolution avait t le fruit dun complot ourdi par le partiphilosophique autour de la table du baron dHolbach. Lhistorienqui se penche sur les relations entre les Lumires et la Rvolutionrencontrant, daventure, ce type dinterprtation, passera outre leplus souvent en haussant les paules. Mais pour le thoricien de laculture et de lidologie qui tente dappliquer ses schmes gnrauxdexplication lanalyse dune socit concrte et des forces qui ladfinissent, y compris celles ressortissant lordre symbolique,cette opinion, au contraire, vaut plus quune simple anecdote.Comme fait culturel, elle illustre surtout lattitude des contemporainsenvers les sources symboliques et idologiques de la Rvolution. Etaux yeux de quelquun qui conoit la culture, telle que je mefforcede la chercher dans cette direction, comme un sous-systme socialdont la fonction est principalement dordre symbolique2, le discoursde Madame de Genlis sur lesprit des Lumires dont elle prsentelachvement comme ncessairement rvolutionnaire, est assezremarquable. Jajouterais mme, tongue in cheek, que lon y retrouvedemble lessentiel de ce que je vais tenter de dmontrer au coursde ces pages.

    Par del son caractre naf vident, le discours en question estrvlateur de quelques-uns des aspects de ce que le philosophedoubl du socio-smioticien a coutume dappeller lefficacit dusymbolique; cest, bien sr, en ce sens, quil mapparat tout faitprcieux. Jentends aussi par efficacit du symbolique les modesdaction de ce que je nomme lactivit symbolique valenceidologique. Autrement dit, une activit signifiante dont les effets lintrieur de lorganisation culturelle, grante et gardienne dukonon3, sont directement polmiques et indirectement politiques.Llaboration idologique des productions signifiantes qui circulentdans une socit donne, un certain moment donn de son histoire,saccompagne ncessairement de la redfinition des rapports socio-symboliques entre les sujets-agents interprtants, de leurs discours

  • CONTRE NOUS DE LA TYRANNIE...4

    et de leurs pratiques. Lanalyse de ces processus pemet alors dedgager le schme prcis quils mettent en oeuvre mais auquel leurdialectique est pourtant soumise: la mimsis symbolique4, c'est--dire le schme de simulation-originalit qui rgit, de maniregnrale, le travail psychique et social de la reprsentation-interprtance. Telles seraient formules, en rsum, les thses queje soutiens propos des dterminations culturelles et idologiquesde la smiosis sociale. Elles fournissent leur armature thorique auxanalyses que je prsenterai dans le corps de cet essai. Jy examine,en tant que lis conceptuellement ces notions-principes5 dont sestrclam le discours rvolutionnaire, certains thmes rcurrentsdans le discours des Philosophes et je tente de dfinir leur valeuridologique en regard des dbuts de la grande Rvolution.

    leur tour, les prsupposs gnraux, ontologiques etmthodologiques, quenveloppent pareilles thses orienteront, onsen doute, lexamen que je prsente ici dun moment particulier dela culture europenne. Une priode stendant sur un demi-sicleenviron, de 17506 l'anne 1814 qui marque historiquement la finde laction des Lumires comme force politique, priode qui a pourfoyer dagitation intellectuelle, la construction de lesprit philo-sophique: les progrs, les conqutes dune raison la fois amie dela vrit et des hommes, dans tout le domaine thorique et pratiquejusqu la victoire sans partage qui voit la matrialisation socio-politique de son rgne dans la langue, dans les lois, dans les moeurset dans les institutions de la jeune Rpublique. Mon examen sefonde, du point de vue ontologique, sur une conception dynamiquede la ralit sociale et de la causalit rcursive qui dtermine sonorganisation. De tels postulats gnraux se monnayeront, en loccur-rence, par lanalyse dun change socio-symbolique prcis: lin-fluence des Philosophes sur la Rvolution, et rciproquement,mme si cela apparat, premire vue, paradoxal, le rle de laRvolution pour crer cette influence auprs des contemporains,voire de la postrit. Jemprunterai, pour les besoinsmthodologiques, le point de vue et le langage systmiste.

    Je soutiens, en dautres mots, que limage collective que nousautres hommes du XXe sicle finissant, nous nous faisons duXVIIIe sicle philosophique et rvolutionnaire prsente au moinsdeux caractres dont nous devons tre conscients si nous voulonsanalyser du point de vue de ses dterminations idologiques, larelation qui lie le discours des Lumires la Rvolution, etrciproquement le discours de la Rvolution aux Lumires. Limage

  • 5DU SUJET AU CITOYEN

    collective dont nous avons hrit constitue en fait une image-gigogne qui est en mme temps une image indfiniment flexible,plastique. Limage globale que nous nous formons7 aujourdhui duXVIIIe sicle philosophique et rvolutionnaire, du moins de certainsde ses aspects, apparat alors non seulement comme une desproductions socio-symboliques propres notre culture mais commela reproduction-reconstruction des reprsentations qui lont prcdeet auxquelles elle a d avoir accs pour se constituer. Cest le derniermodle dune srie donne, la dernire forme que prend lastabilisation relativement temporaire dun ensemble socio-symbolique transmissible donn. Et lon est en droit de penser quela stabilisation dont je parle est elle-mme fonction de la conjonctureidologique et culturelle densemble.

    Notre image du XVIIIe sicle est donc une image-gigogne dansle sens o elle enveloppe une constellation dimages, mais dontnous avons prtendu aussi quelle est mallable, plastique. Cetteplasticit jouera aussi bien horizontalement que verticalement: lesdiverses images contenues dans la constellation ne sont pasidentiques, mme si elles sengendrent lune lautre. Les produitsfinis qui sont mis au jour, chacune des reprsentations que les sujets-agents interprtants, que les acteurs sociaux peuvent se faire, telou tel moment du procs de lhistoire, de tel ou tel aspect du XVIIIesicle, constituent autant de spcimens originaux dont les propritsspcifiques sont dtermines au cours du procs de production-reproduction par le contexte socio-symbolique particulier lesdiscours et les pratiques particuliers auquel de tels spcimens serapportent. Notre image du XVIIIe sicle est une image originale,spcifique qui se distingue de celles quont gnres les socits oules cultures ayant prcd notre socit ou notre culture proprecomme de celles susceptibles dtre modeles dans lavenir pardautres cultures, par dautres socits.

    Aussi, faisons-nous lhypothse que nous nous adressons uneidologie originale lorsque nous entendons les accents de ce finalecritique et rvolutionnaire sur lequel se conclut le XVIIIIe sicle.Une composition nouvelle, tributaire la fois de lidologie desPhilosophes et de la reprise par le discours rvolutionnaire deslments qui lui semblaient les plus propices une orchestrationpolitique. Une mise en scne indite dun ensemble prcis dereprsentations dont nous tcherons dapercevoir les rgles et le jeu;jeu subtil de discours qui, appartenant tantt lamont tantt lavalde cet ensemble, viennent se fconder rciproquement pour retentir

  • CONTRE NOUS DE LA TYRANNIE...6

    de manire unique jusqu nous et inspirer les ralisations de notrepropre thtre.

    Nous aurons donc affaire un ensemble discursif tel quen lui-mme lhistoire ne cesse de le changer. Les reprsentations col-lectives et le monde du XVIIIe sicle philosophique et rvolu-tionnaire auquel elles sappliquent, ce monde donc dpend toutmoment o lon se place pour le regarder, du couplage des forces quidfinissent de manire constante la ralit socio-symbolique pourle sujet-agent interprtant8, que celui-ci vive Tombouctou ou Paris, au Moyen-ge, lpoque des Lumires, ou au XXe sicle.Lhistoire est faite aussi bien des vnements appartenant lasphre dite objective ou matrielle que du procs culturel de leurinterprtation. proprement parler un prsent nu nexiste toutsimplement pas: tel la monade leibnizienne, tel il est toujours-djcharg de ma reprsentation, gros du pass et lourd de lavenir.Nous devons aux sries de significations qui se dposent matriel-lement comme autant de sdiments dans lenvironnement dessystmes qui les ont gnres et qui viennent agir en retour sur cetenvironnement, ce que nous appelons histoire et ralit sociale. Lelegs de la Premire Rpublique, sil est imprissable, nous parvient travers une spirale de reprises, travers la ritration culturelle dessignifications collectives et le flux incessant des reprises de reprisesqui se droulent dans le temps et lespace social selon les bouclesde matrialisation du symbolique, comme jai dcrit ailleurs9 lesprocessus dinscription, de maintien et de transformation de lasmiosis sociale. Et le monde de la Rvolution nous apparatdabord, dans sa gnalogie, ainsi que lauront construites partirdes figures qui le prcdent, les reprsentations des contempo-rains10, non sans quelque dtournement et oubli, prcisment.

    De Montesquieu Condorcet, les Philosophes et leur entreprisedmancipation du genre humain par le progrs de la raison, sontainsi lis ce quen mme temps ils autorisent: la lutte contre lestyrans de toute espce. La lgitimation et le mot dordre tout la foisdes soldats de la Libert, comme se sont appel les soldats de lanII. Robespierre dont loeuvre se confond avec celle de la Rvolutiontout entire applaudissait aux Lumires et il attribuait aux progrsde la raison humaine les prmices de la Rvolution.

    Aussi, en vertu de ces postulats, notre tude portera-t-ellemoins sur les ensembles conceptuels propres aux philosophes ouaux rvolutionnaires, envisags sparment, que sur les effetssymboliques de leur interaction. Davantage, par consquent, sur

  • 7DU SUJET AU CITOYEN

    lanalyse de lidologie originale qui sest tisse cette poque dansla relation dynamique entre ses deux ples gnrateurs et que nousa lgue, au moins jusqu Lnine, lhistoire de la dmocratie et desformes symboliques diverses quexigent son option depuis lesLumires. En ce bicentenaire de la Rvolution franaise, il sembleaujourdhui moins indiffrent que jamais de retracer la mouvancede cette Philosophie qui, selon lesprance de lpoque, portepartout la lumire et la vie11.

    Des hommes bien typs se retrouvent la source individuelledes formations discursives majeures qui actualisent lefficacitsymbolique-idologique du XVIIIe sicle philosophique etrvolutionnaire. Il sagit, dune part, de ces vritables intellectuelsorganiques que leurs partisans, cette poque, appellent les Philo-sophes, leurs adversaires moqueurs les Cacouacs; les chefs de filede lEncyclopdie, et aussi de Rousseau lirrductible, le Philo-sophe de la marge qui nappartient aucune clique. Dautre part,nous suivrons laction, sous le Nouveau Rgime, des lecteurs de cesmmes Philosophes12 dans les mains desquels le pouvoir politiquefut effectivement transfr. Nous parlons de ceux qui, tel Robespierre,ci-devant avocat Arras, ont vcu leur jeunesse sous lAncienRgime, et qui viennent pour la plupart du Tiers ou mme, mais plusrarement, des premiers ordres, comme Mirabeau ou Lafayette. Cesont ces hommes, parmi les plus pntrs de lesprit philosophique13,qui inaugurent lexistence et le langage de la nouvelle socitbientt rpublicaine, et qui, les premiers, donneront son senspolitique et social au mouvement spculatif du XVIIIe sicle enfaveur de la libert et de lgalit.

    La clbre devise de la Rvolution qui simposera partout, despremires lignes de la Dclaration des droits aux bannires de larpublique naissante, en passant par les projets de dcors ou decostumes de David, les cartes jouer ou les estampes populaires, adabord t dcoupe dans le Contrat social, dans lmile ou dansles articles de lEncyclopdie par les Marat, les Robespierre, et lesDesmoulins. Les composantes matresses du discours philoso-phique ont form la base doctrinaire de leurs harangues rvolution-naires qui, jour aprs jour, rptaient au peuple lvangile thoriquecontenu dans des livres bien trop savants ou bien trop chers pour lui.Cest par ces interprtes, journalistes, mdecins ou avocats que lesparoles de Voltaire, de Rousseau, de Diderot et de dHolbach ont trvles aux simples soldats de la Rvolution. Ainsi explicite,adapte, transforme, la Philosophie a pu servir de garant aux ides

  • CONTRE NOUS DE LA TYRANNIE...8

    et aux valeurs que la Dmocratie franaise propageait sur toutelEurope, et qui, au nom des lois de la Rpublique une et indivisible,au nom de la libert, de lgalit, et de la fraternit, faisait tremblerles tyrans sur les champs de bataille ou, chez elle, guillotinait le roi.

    Il est tentant de faire apparatre en lever de rideau, la figurequelque peu simplette de Madame de Genlis pour traiter desvnements, des faits, des occurrences socio-culturels suscits parla lutte philosophique rayonnant depuis la France sur toute lEuropedu XVIIIe sicle et jusquau Nouveau Monde14 sous limpulsion deses chefs de parti. Ce que jai tout lheure voqu du propos deMadame de Genlis, et que je mapprte lire dans le chapitre quisuit et qui complte, en fait, cette introduction sur les diversregistres o je suppose quil sest constitu, quil a servi, quil sestexerc en interrelation avec son environnement social, maidera ouvrir, de manire gnrale, les diverses questions relatives lafonction socitale de la reprsentation symbolique valenceidologique et aux conditions de son efficacit. Jen profiterai aussipour prciser le cadre culturel particulier qui spcifie cette poque,les modalits de la reproduction-transformation des relationsidologiques entre Lumires et Rvolution.

    Le premier chapitre est donc un lever de rideau. Un lever derideau qui servira prsenter la mimsis idologique telle quelle seserait joue pendant le XVIIIe sicle finissant. Prtextant de com-menter le discours genlisien, je my livre lillustration cursive desschmes conceptuels, des thses et des thmes que je souhaitedvelopper au cours de la pice, proprement dite, o ils serontappliqus. Je complterai ainsi, au cours de ce premier chapitre, cequi dans cette introduction, surtout par le biais des notes, revient situer rapidement les concepts cls, les dfinitions et les postulatsprliminaires gnraux encadrant lanalyse que je fais ensuite dudiscours des Philosophes dans sa relation avec les idauxrvolutionnaires. On reprendra dans les exemples traits lintrieurdes chapitres ultrieurs, les diverses manires selon lesquelles agitle polmos idologique et lon verra, ce faisant, comment se sontconstitus les idologmes15 spcifiques de la socit rvolutionnaire.Les aspects idologiques des discours et des pratiques socio-signifiantes seront profils lintrieur de ce moment de la culture,moins crment certes travers le programme des Encyclopdistes,et les entreprises des Constituants ou de Robespierre quavec le

  • 9DU SUJET AU CITOYEN

    discours de Madame de Genlis. Ce serait la faveur de pareilsprocessus didologisation du symbolique des reprsentations etdes significations ayant cours lpoque ainsi que le veutlhypothse directrice guidant notre tude, que les ides et les actesdes Philosophes se sont/ont t identifis aux principes, aux valeurs,aux moeurs, aux comportements, bref lthos et aux pratiques tout la fois, de ces hommes des lumires de la Raison qui ont fait laRvolution, des tats-Gnraux lEmpire.

    La richesse, exemplaire nos yeux, du discours de Madame deGenlis se dploie de plusieurs manires. Lidologiste qui sepropose de dterminer les modes dexistence et daction de lactivitsymbolique valence idologique et de ses productionscorrespondantes, sen autorisera pour lexploiter sur deux niveauxde lecture organiquement lis entre-eux. un premier niveau, lediscours de Madame de Genlis est pris, dans sa ralit formelle,comme la mtaphore gnrale du fonctionnement de lactivitidologique et des effets socitaux des reprsentations signifiantescollectives. Fonctionnement, stratgies et effets qui seront ensuiteparticulariss et diversifis dans ltude principale mme lanalysede quelques textes faisant systme. Je considrerai ces textes lafois comme paradigmatiques de la production idologique dumoment et comme dcisifs, historiquement parlant, pour initierainsi que le visaient expressment leurs auteurs, le changementdans les manires dagir et de penser de leurs contemporains.Diderot ne cache pas cette recherche: lentreprise encyclopdistedevra mesurer son efficacit laction de louvrage sur lesprit dela nation. Aussi dclare-t-il que lEncyclopdie contient une forceinterne et une utilit secrte dont les effets sourds seraientncessairement sensibles avec le temps [...]. Le caractre dun bondictionnaire est de changer la faon commune de penser16. .

    Ainsi le second chapitre de cet essai examinera autour du conflitqui oppose, propos du concept de reprsentation politique, lesthses de lEncyclopdie celles du Second Discours et du Contrat,encore plus radicales, les modalits de la lutte pour imposer contreles prjugs17 des Privilgis, lide dgalit civique et lesconditions de sa diffusion auprs de lOpinion. Cest au nom delide dgalit, comme on le sait, que se produisirent les premiersheurts entre les dputs aux tats-Gnraux, heurts qui aboutirent la nuit du 4 aot, labolition des privilges et au dferlement dela Rvolution, politique et sociale. Le troisime chapitre tudiera,

  • CONTRE NOUS DE LA TYRANNIE...10

    sur le plan de la critique philosophique du despotisme et du systmepolitique franais fond sur le principe de monarchie absolue, lafortune rvolutionnaire de lide de libert politique telle quedfendue, ensemble, quoique de manire divergente, par lEncy-clopdie et par Rousseau. Les quatrime et cinquime chapitresenvisageront en regard de la conjoncture socio-symboliquedensemble, quelques-unes des assises thoriques, ontologiques,thiques et politiques du discours rvolutionnaire en le renvoyantaux Lumires philosophiques comme vers son amont.

    Au cours du cinquime chapitre, je tenterai, en partant cette foisdu second ple de la relation qui unit les Lumires et la Rvolution,de dduire la porte idologique et doctrinale dabord de la Dclara-tion des droits de lhomme et du citoyen, celle de 89 et celle de 93,puis des principes sociaux, thiques et politiques sous-jacents auxDiscours de Robespierre et de les situer par rapport leur temps. Jeserai entretemps remonte, pendant le quatrime chapitre, auxthses conjointes de Diderot et de dHolbach sur lunit du systmede la nature, du systme-homme et du systme social. Janalyserai,ensuite, les conceptions de Rousseau sur la douce fraternitpublique ainsi que sur lhomme social nouveau qui est appel natre, sur le vritable homme de lhomme. De mme, je voudraisvoir la lumire des positions religieuses et de la mtaphysique duVicaire Savoyard, la signification idologique de la Fte de ltreSuprme ordonne par Robespierre, ce prsident de la Convention,ce symbole vivant de la Rvolution qui est en mme tempsladmirateur de Rousseau18 et un lecteur assidu de Plutarque et deMontesquieu. Le cinquime chapitre, mme sil est prpar par lesdveloppements du prcdent sur la philosophie des philosophes,tient de fait dans louvrage le rle dune vritable deuxime partie.On comprendra alors la longueur quil occupe lui tout seul: unecentaine de pages.

    Enfin le dernier chapitre sur lequel se terminera mon essai enapporte en mme temps les conclusions. Jy examine, de maniregnrale, les relations rciproques qui unissent les Lumires laRvolution, dans un mme projet spcifique: critique, laque ethumaniste. On y verra comment se constitue une internationale desesprits anime par le mot dordre qui retentit dun bout lautre dudix-huitime sicle et de ses prolongations rvolutionnaires: Libert,galit, Fraternit. Ce qui nous permettra, en final, de tenir le siclede la Critique, cest--dire le sicle de la Philosophie, son terme

  • 11DU SUJET AU CITOYEN

    synonyme pour les Lumires, comme le sicle de la Rvolution, ou,indiffremment, le sicle de la Rvolution comme le sicle de laCritique ou de la Philosophie, cest--dire de la Libert.

    Libert! galit! Fraternit!

    cette faon de procder, dbuter par le discours de Madamede Genlis comme instanciation concrte des hypothses directricesde ltude, thoriques et mthodologiques, vient sajouter un secondavantage, moins immdiatement perceptible peut-tre que le premiermais qui maura permis darticuler de la manire dont je viensdesquisser les grandes lignes, le corpus autrement considrable desreprsentations que nous prsente la seconde moiti du dix-huitimesicle franais. Considr un second niveau, celui de son contenuobjectif, ce mme discours de Madame de Genlis nous indique, enpointill, quelque chose de trs important propos des correspon-dances symboliques et sociales entre le parti philosophique, leparti de lhumanit19, et le parti de la rvolution. La reprsentationde Madame de Genlis apparat a posteriori lorsque tout estconsomm, dira-t-on. Marque elle-mme par les dterminationssymboliques et idologiques propres sa culture et sa socit, ellenous intresse ici par deux aspects surtout.

    Tout dabord par le jour quelle jette en retour sur les tats de laconjoncture socio-symbolique entourant sa diffusion. Le caractreheureux qui marque linterprtation de Madame de Genlis,labsence de contestation quelle suscite de la part des contem-porains, son cheminement tranquille sont autant dindices de sonintgration sans heurts la masse relativement stable des discourset des pratiques les plus communment partags lpoque. Laperception de Madame de Genlis en tant quelle semble naturel-lement accepte par sa socit, quelle lui apparat vraisemblable,nous renseigne sur un certain aspect de son conformisme culturel.Quelle ide, en ce dbut du XIXe sicle, le citoyen qui adhraitaux dominantes de ce moment de la culture, c'est--dire auxmodles et aux images propags par le discours rvolutionnairergnant, pouvait se faire des prludes philosophiques de lhistoirequil vivait? et aussi bien de lventuelle importance cet gard detels prludes ? Quelles reprsentations construites par le sicle desphilosophes apparaissaient-elles cet hypothtique citoyen, partieprenante de la conception quil se forgeait du monde et, partant,

  • CONTRE NOUS DE LA TYRANNIE...12

    quelles ides, quels objectifs, quelles revendications passs, laRvolution pouvait compter comme des moments prcurseurs de sapropre lutte? Madame de Genlis nous aide parcourir dans les deuxsens de leur rciprocit constitutive, les rapports entre la critique desLumires et celle des pres de la Rvolution, du moins souslaspect de leur nature et de leur fonction idologiques.

    Mais ce nest pas tout. Car, sil y a un modle, il y a invitablementdans la rptition de ce modle, cart et adaptation. Le discours deMadame de Genlis fait peser le soupon sur la fidlit de latranscription en mme temps quil affirme lexistence de cettetranscription. Il indique lidologiste non seulement les formes dela reproduction idologique mais, ce qui est peut-tre encore plusimportant, les lieux des interfrences discursives o la trans-formation sopre imperceptiblement, les lignes du boug culturel,bref tout ce qui, irrductible aux anciennes marques, distinguecomme une production idologique originale, les constructionssignifiantes circulant alors.

    Linterprtation de Madame de Genlis opre la mythification,si jose dire, du rle effectivement central20 jou dans ladiffusion europenne du programme des Lumires, par le barondHolbach, le matre dhtel de la philosophie, comme lappelaitaffectueusement Grimm, lami allemand des Encyclopdistes. Onpeut alors en infrer deux choses au moins: linstitution commerfrent culturel universel de la philosophie, au sens o lentend leXVIIIe sicle, sens quenregistre larticle philosophe dans l'Ency-clopdie, est maintenant chose faite, indiscute et indiscutable;partant, les conditions didologisation du discours philosophiqueet de ses figures centrales sont runies. Le tout est aujourdhuiphilosophe, philosophique et philosophie en France21 qui retentitaussi tt quen 1765, est moins un cri de victoire quune constatationdun tat desprit gnral, la porte de tout un chacun. Cest lairdu temps; il est de bon ton, faut-il ajouter, de se dire philosophe danstoutes les cours europennes, et non seulement dans la socitfranaise. Philosopher, disait Madame de Lambert, cest rendre la raison toute sa dignit et la faire rentrer dans ses droits, cestrapporter chaque chose ses principes propres et secouer le joug delopinion et de lautorit. Servis par le fait que le franais aremplac partout le latin comme langue de connaissance, lesauteurs franais, ainsi que le note Benjamin Franklin qui deviendraleur ami, [ont] moyen dinfluencer lesprit des autres nations sur despoints importants22. . Que le XVIIIe sicle se soit qualifi lui-

  • 13DU SUJET AU CITOYEN

    mme dun bout lautre de lEurope de sicle de la philosophie23,signifie et que la Philosophie, ses ambitions, son action, sontendosses de manire collective comme caractrisant le mieuxlesprit du sicle, et quelle forme, cette poque, lhorizonsymbolique-idologique indpassable24 sous lequel le discoursrvolutionnaire, le linguistique comme le non-linguistique, se dve-loppera invitablement.

    La deuxime infrence que le discours de Madame de Genlisnous invite faire, porte sur la slection idologique qua dcoupe mme cet horizon le discours rvolutionnaire: les lments reprisdans le discours philosophique qui ont t comme les ressorts dedveloppement du nouveau discours. La mythification idologiquequopre la reprsentation de Madame de Genlis, sans oublier queladite reprsentation appartient elle-mme une des sries desimages-gigognes que nous voquions tout lheure, nous permetnon seulement de supposer que la Philosophie a form le matriaudes reprsentations collectives pendant les prolongements rvolu-tionnaires des Lumires le reproductif idologique nonseulement aussi dvaluer, du point de vue idologique, limpact dumessage philosophique sur le discours et sur laction rvolutionnaire, le reproductible idologique mais cet effet mythificateur nouspermet-il encore dapercevoir le coeur signifiant, le moteur con-ceptuel dune idologie qui en rpte une autre tout en la trans-formant. partir de la mtonymie qui est centrale au discours deMadame de Genlis, on peut retrouver quelles ides parmi cellespratiques par la coterie holbachique, quels moyens et quellesmanoeuvres mis par les conjurs au service de la propagation de cesides, ont t repris, travaills, confirms sur la scne sociale par lediscours rvolutionnaire, dune part, et lesquels, dautre part, ont pualors apparatre rtroactivement aux yeux des contemporains, commeles plus audacieux, les plus subversifs, les plus puissants, ceux, pourtout dire, dont la force fut la plus rvolutionnaire.

    Limage-gigogne que reflte entre autres le discours de Madamede Genlis dcoupe, pour lidologiste qui tudie ce moment de laculture en y isolant cette strate particulire, lhorizon conceptuel etinstitutionnel sous lequel les objectifs explicites de la lutte philo-sophique, ses grandes revendications, le respect de la personnehumaine, le respect des lois, le droit la libert dexpression, le droit la tolrance religieuse, le droit la sret, la proprit, larsistance contre loppression, en un mot le droit au bonheur,

  • CONTRE NOUS DE LA TYRANNIE...14

    individuel et collectif, le principe que la dimunitio libertatis est lieinsparablement la diminutio aequalitatis et humanitatis, serontappropris par la lutte politique proprement dite pour fonder lenouveau contrat social et exprimer la volont du nouveau Souverain,le peuple. Robespierre prcise devant la Convention le 17 janvier1794, le travail qui attend la Rvolution:

    Quel est le but auquel nous tendons [...] La jouissance paisible delgalit et de la libert, le rgne de cette justice ternelle dont les lois ontt graves, non pas sur le marbre ou sur la pierre, mais dans le coeur de tousles hommes [...] Nous voulons un ordre de choses o toutes les passionsbasses et cruelles seront enchanes [...] o les distinctions ne naissent quede lgalit mme [...] o la patrie assure le bien-tre de chaque individu [...]Nous voulons substituer la morale lgosme, la probit lhonneur, lesprincipes aux usages [...] Nous voulons, en un mot, remplir les voeux de lanature, accomplir les destins de lhumanit, tenir les promesses de laphilosophie25 . .

    La vision de Madame de Genlis est prise ici comme exemple denombreuses autres circulant lpoque26 car, en tant que telles, entant que synthses intuitives dun pan de la culture laquelle ellesappartiennent, elles soustraient pour ainsi dire au temps les tapesdu processus que doit reconstruire minutieusement lhistorien, etdont il doit arriver prcautionneusement dpartager les dimensions.Ces types de reprsentations figent dans sa coule la symbiosedynamique du combat idologique et du combat politique et social,symbiose que la crise comme toujours prcipite, certes, et rend plusapparente, mais que lidologiste peut seulement prsumer. Dans laremonte quil tente, dans larchologie imaginaire de la R-volution quil creuse, un fragment important se dnude. Le raccourciidologique de Madame de Genlis en exhibe une facette, une pureplus prcisment, dpouille des scories ou des entrelacs de toutordre qui font sa vivante complexit. Facilitant notre tche par sonaspect simplificateur, le discours genlisien, et ce que nous lisonsdans ce discours, nous aide recomposer les termes dune quationque le prisme de linterprtation, travers lhistoire, ne cesse dedissocier ou plus justement dlargir. Les homologies genlisiennesmettent nu le mouvement dune spirale: le mme combat quiunit transhistoriquement les deux bouts dune chane socio-symbolique. Dun ct les Philosophes, les hommes de la raisonspculative, de lautre, leurs hritiers rvolutionnaires, les hommesde la raison politique. Ensemble, ils font sauter les barrires que la

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    Raison naura point poses27, ensemble, ils oeuvrent lintrieurdes processus historiques qui dfinissent ce moment de lorganisationsociale franaise o lon croit par-dessus tout, jusquau tragique,jusqu la Terreur, la force mancipatrice de la Raison. DuneRaison qui est en mme temps Vertu, cest--dire amour des lois, dela patrie, de lgalit, et qui dfinit celui qui la pratique, commelhomme de Bien, politiquement, spculativement, moralement.

    De lintrieur du domaine qua construit limaginaire collectifdes Lumires, de lintrieur des discours et des pratiques dont lesdix-huitimistes de toute allgeance disciplinaire ne cessent descruter les aspects et de les interprter, la reprsentation-inter-prtance que construit Madame de Genlis, renvoie donc, pour nous,comme elle a pu sans doute renvoyer certains de ses contemporains, une conspiration; une conspiration qui, plus est, aura effec-tivement abouti. Entendons-nous: de mme quon a pu parler dervolution permanente, de mme pourrait-on parler ici de conspira-tion continue, dans le sens o il ny a pas vraiment de solutionidologique de continuit28, au moins jusqu lEmpire. Et encore,doit-on parler de rupture nette avec lavnement de la rpubliqueimpriale instaure par Napolon, ou plutt de tournant, din-flchissement dans lhistoire-rptition-transformation de ce nou-veau contrat social qui fut mis en place par la Rvolution? On diraque lvnement Rvolution franaise est suffisant dpartager lesconjurs sur des plans temporels diffrents. dpartager linaire-ment les conjurs entre conjurs pr-89 et post-89, oui, bienentendu, mais non pas les sparer, ni du point de vue de leursidaux, ni du point de vue des effets de leur action. De plus, mmesi les grandes voix se sont tues, et parmi la dernire, celle dedHolbach, les disciples des Philosophes, ceux quon appelait alorslEncyclopdie vivante, les Naigeon, les Condorcet, les Cabanis,les Destutt de Tracy, occuperont, sous le Nouveau Rgime, despostes stratgiques importants, acadmiques ou politiques, et seffor-ceront de relancer le dbat dides, de dvelopper, voire dimplanterconcrtement au service de la nation et en regard du projet globaldes Lumires, les consquences thoriques et sociales du pro-gramme philosophique.

    Les conjurs, quon voque ceux des dbuts de laxe temporel,ou ceux de sa fin, pensent, parlent et agissent, et leur discours estplus souvent qu son tour action, en fonction dun but identique:changer le monde, leur monde. Et ils y russissent, avec audace,

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    pour le meilleur et pour le pire.

    la devise des Lumires, profr par Kant, lOse savoir, la mise en lumire de la fonction sditieuse de la raison critique laquelle semploie lEncyclopdie29, fait cho le rapport de Saint-Just la Convention du 26 fvrier 1794: Osez, ce mot renfermetoute la politique de notre rvolution. Larchange de la rvolutionne notait-il pas encore: [...] Une chose triomphe de tout sur la terre.Cest laudace unie la vertu30. ? Le fil rouge qui court dundiscours lautre est la volont commune de restaurer lhumanitdans ses droits, au nom de la libert et de lgalit; chez les uns, cesera par des moyens prdominance spculative et accessoirementpolitiques, chez les autres, par des moyens prdominance politiqueet accessoirement spculatifs. Tous, nanmoins, revendiquent ex-plicitement pour leurs activits, le terme de Philosophie. Plusquune rencontre fortuite entre discours, il y a eu de la part desrvolutionnaires, Girondins et Jacobins confondus, recours inten-tionnel, dlibr au discours de ceux que Robespierre appelait: laPrface de notre Rvolution31.. Et ce quon nomme conspirationnest peut-tre aprs tout que cet esprit philosophique dont serclament uniment les conjurs pr-89 et post-89 et qui insuffleleurs pratiques. Un appel lhumanit pour quelle sorte de saminorit32, pour quelle secoue ses chanes, et pour que changentles rapports sociaux. Un appel pour que saccomplisse un passage:le passage du sujet au citoyen33, autrement dit laboutissement de laconspiration. Proclam par la Dclaration des droits de lhomme etdu citoyen, celle-ci dcrtant que lhomme nest homme que silexiste comme citoyen libre et gal, ce passage est dj prophtis,en pleine moiti du dix-huitime sicle, par un observateur perspi-cace de la lutte des Philosophes: le marquis dArgenson. Supputantle retentissement politique de toute cette agitation dides, voici cequil crit dans son Journal:

    Il peut se faire que ce gouvernement libre et anti-monarchique soitdj dans les ttes pour lexcuter la premire occasion [...] Quon nedise pas quil ny a plus dhommes pour accomplir ces grands change-ments: toute la nation prendrait feu, et, sil en rsultait la ncessitdassembler les tats-Gnraux du royaume, ces tats ne sassembleraientpas en vain; quon y prenne garde34. .

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    NOTES DE LINTRODUCTION

    1. Cela se passe vraisemblablement vers les annes 1800 o Bonapartenomma Madame de Genlis, inspectrice des coles primaires. Madame de Genlis,rappelons-le, fut la matresse du futur Philippe-galit; et sil faut len croire, elleaurait appliqu les principes de Rousseau dans sa tche dducatrice des enfants dela maison dOrlans. crivain prolifique mais insipide, elle composa dinnombrablesouvrages pdagogiques ainsi que des romans dans lesquels elle se montre gagnepar les ides des Philosophes. Elle avait accueilli en effet avec sympathie laRvolution dans ses dbuts, mais migra ensuite en Angleterre pour ne rentrer enFrance quaprs la prise du pouvoir par Bonaparte. Moins bien en cour sous laRestauration, sa mort en 1830 concide avec la Rvolution de Juillet et les dbutsde la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe. Cf. aussi ses Mmoires indits surle XVIIIe sicle et la Rvolution (1825, dix volumes); cest un ouvrage surtoutanecdotique o Madame de Genlis narre les potins et les scandales de la cour et dela socit franaise (et europenne) quelle avait frquentes. Mle, pendant laRvolution, la dfection de Dumouriez, Robespierre la traite dans lun de sesdiscours de la plus intrigante des femmes de lancienne cour, malgr ses livres surlducation in Oeuvres Compltes, Tome IX, Discours, d. sous la dir. de M.Bouloiseau, G. Lefebvre, J. Dautry, A. Soboul, Paris, P.U.F., 1958, Sance du 10avril 1793, pp. 394-395.

    2. Jattribue la culture, au sous-systme culturel, une triple fonction quila dfinit par les activits quexercent les tres culturels, nommment, larticulation,la gestion et le contrle de la smiosis sociale. Cf. mon texte: Vers une redfinitionmatrialiste du concept de culture, Cahiers Recherches et Thories, n S11,Dpartement de philosophie, UQAM, Montral, 1987.

    3. Le konon est un de mes construct thoriques. Ce concept me sert dsigner la nature et le fonctionnement (selon un schme dexploitation-assimilation rciproque des productions de la smiosis) du discours social com-mun. Fait des rfrences culturelles communes, le konon est le cadre discursifcollectif lintrieur duquel agissent, symboliquement et pragmatiquement, lessujets-agents interprtants. Le concept du konon se dfinit par une fonction decontrle rfrentiel, au sens cyberntique du terme de contrle, assurant, sous la loignrale de la mimsis, lauto-intgration sociale des significations produites unmoment donn, dans une socit donne, leur maintien comme leur transforma-tion. Cf. ma communication: Le bon got, le got pur, le got barbare, Congrsde lACFAS, Universit de Sherbrooke, Sherbrooke, 1981, ainsi que larticleReprsentation idologique et contrle social in Canadian Journal of Politicaland Social Theory, vol 12, n1-2, 1988, pp. 230-240.

    4. Le concept de mimsis symbolique (de mimsis agonique lorsquilrenvoie lactivit symbolique valence idologique) est un construct tho-rique qui me sert dsigner le principe gnral gouvernant le schme (simulation-originalit) selon lequel opre la reproduction-transformation (la reproductionamphibologique) de la smiosis originaire (et individuelle) et collective (sociale).Simulation ou rptition car les productions de la smiosis (A) sont toujours situscomme enjeu (le fait de valoir pour autre chose) par rapport aux productions des

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    activits sociales pragmatiques ou techniques (B); elles sont dfinies par unerelations de valeur: A rfre B, dsigne B, exprime B, reprend B, est B. Spectacleou originalit car les productions de la smiosis sont en mme temps en dcalagepar rapport leur modle imaginaire (psychique) ou pratique (culturel): elles sontdfinies par une relation de reprsentation: une relation logique (A reprsente B)ou une relation dexpression, cest--dire une relation daction (A sexprime parB). Lactivit mimsique des sujets-agents interprtants se caractriserait, selonmes thses, par trois oprations de la fonction signifiante lorsque lon considre lapense dans sa relation au monde (intrieur et extrieur). Ces trois oprations sefont simultanment mais peuvent se dtailler analytiquement comme suit: uneopration de mise en scne qui renvoie la fonction de mise distance par lediscours, de nos modles imaginaires, une opration dcart qui renvoie lajustement ou la mise au point que lon doit exercer pour construire un discourscomptent, et enfin une opration de dcalage qui renvoie la fonction defiction, de construction. Mise distance discursive, cart diffrentiel dans larptition des significations (et le temps linaire social rel) et dcalage transformatif,telles sont, dans mes thses, les dterminations mimsiques de la production-reproduction symbolique; autrement dit les caractres marquant la gestionmimsique du monde quopre le travail de la reprsentation chez lanimal socialhumain. Dans les processus de reproduction idologique, la mimsis agnique (leterme grec agn est pris au sens global de lutte commune pour un enjeu) lesproductions valence idologique de la smiosis, les idologmes (cf. plus loin lanote 15 pour leur dfinition fonctionnelle), runissent les deux dimensions de lavaleur au sens discursif et politique: valoir pour autre chose (lenjeu) et valoir parrapport aux autres valeurs (la lutte). Les idologmes en tant que productionssymboliques valent pour autre chose mais, et cest l leur diffrence spcifique, ilsseront toujours poss dans un rapport symbolique double. Suivant le rapportsymbolique simple (ou univoque) A, comme nous venons de le dire, reprsente Balors que dans un rapport symbolique double, le premier rapport ou rapport simpleet univoque, est lui-mme pos dans un rapport second (quivoque) o il est misen relation avec dautres rapports symboliques de reprsentation. Mon discoursactuel, par exemple, est un discours parce que tout le monde peut le reconnatrecomme un acte de parole dterminant un sens selon les moyens lexicaux etsyntactiques de la langue franaise. Mais un discours portant, mettons, sur ladiffrence des sexes, est susceptible de prendre une valeur quivoque, par rapportau contexte socio-symbolique, dans la mesure o ladite diffrence sera utiliseristiquement (polmiquement-politiquement) et quelle dterminera dans lesfaits des diffrences demploi et de salaire, par exemple, voire des critresdengagement, selon les entreprises. La secrtaire par son sexe se mrite un plande carrire ferm dira un discours fministe dnonant cette situation comme unfait politique inadmissible; or quand on dit par son sexe on marque que ce rapportest aussi en relation avec un ensemble dautres rapports socio-symboliques,dterminant le systme global des discriminations sexuelles. Cf., entre autres, macommunication: Mimsis et reproduction idologique, Congrs des Socitssavantes, Dalhousie University, Halifax, 1982, ainsi que le texte Lactivitsymbolique, sa fonction smantique et lhypothse de la mimsis, in Cahiersdpistmologie, n 8906, Dpartement de philosophie, UQAM, Montral, 1989,35 p.

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    5. Les grands mots du discours patriotique (libert, droits, rpublique...)pratiqu par les Jacobins, sont ainsi qualifis par leurs opposants modrs, pendanttoute lanne 1791. Cf. pp. 5-7, in Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), quipe 18me et Rvolution, fasc. 2, Notions-concepts, Publications delINALF, collection Saint-Cloud, Klincksieck, Paris, 1987.

    6. Formellement parlant, la formation, la diffusion puis le rayonnementuniversel de lesprit philosophique pendant les Lumires peut tre divis en troismoments lesquels, bien quils se distinguent dans le temps par les gnrationssuccessives des auteurs qui les marquent respectivement, sinterpntrent asseztroitement par la force du propos critique commun qui les anime. La premirepartie du sicle, jusquen 1750, est domine par Montesquieu et par le premierVoltaire; cest le moment de la formation, et lesprit critique trouve ses armesdirectement dans Bacon, Locke et Newton. Le parti des philosophes est encore engestation bien quil faille constater que les forces en prsence dans la querelle delEsprit des Lois font de Montesquieu un philosophe avant mme que la petitetroupe ne se soit rassemble. La deuxime gnration est celle de lEncyclopdieet de la coordination du savoir positif. Les Hume, les Rousseau, les Diderot, lesdAlembert, les Helvtius, les Condillac, les Franklin, et bien entendu Voltaireencore, posent explicitement les objectifs de la lutte contre lInfme, cest--direcontre les puissances de la raction anti-librale ou anti-scientifique. Enfin latroisime gnration, tout en poursuivant, voire en exacerbant pour plusieurs, lemouvement de la critique et de la rvision gnrale des valeurs du pass, ltendent lconomie politique et tout ce qui touche le domaine de la politique applique,ce quon appelle en anglais practical politics. Les thoriciens de cette gnrationperoivent lacclration du progrs pour ce quelle est et exploitent moralementet politiquement la rvolution intellectuelle en train de mrir. Cest lpoque destravaux et des ides de dHolbach, de Beccaria, de Lessing, de Jefferson, de Kantet de Turgot. Le criticisme sur le plan intellectuel est tel que la critique nhsite pas se porter sur elle-mme et sur les ralisations dj produites.

    7. Je parle ici bien entendu du point de vue de leffet massif produit. Uneposition plus nuance devrait tenir compte de linfinit des variations dterminespar les espaces et les temps sociaux divers o les images et les sous-images, lesmodles et les sous-modles imaginaires sont susceptibles de se former, dia-chroniquement ou synchroniquement parlant. Les images, par exemple, qulapproche du bicentenaire de la Rvolution construisent de cet vnement,mettons un dix-huitimiste russe, franais ou amricain supposment en train deprparer sa communication au Congrs mondial qui doit clbrer ce bicentenaire,les images donc que ces personnes construisent du mme vnement, la Rvolu-tion, diffreront entre elles mais viendront en mme temps, une fois quelles serontcommuniques et changes travers un appareil culturel, le Congrs du bi-centenaire, sajouter aux strates socio-symboliques et en faire dsormais partieprenante. Lorganisation des lments de pareilles images est videmment tribu-taire, et de lhistoire personnelle des sujets-agents interprtants qui les produisent,et de leur rle social, et de la culture laquelle ils appartiennent. Ce que je veuxsouligner par cette mtaphore de la gigognit, cest lpaisseur smiotique, pourainsi dire, travers laquelle se construit immanquablement une image, unereprsentation quelconque. Celles-ci puisent dans lhistoire, l'vnement, le fait,loccurrence, bref leur matriau, jamais comme un matriau brut mais bien dans

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    les strates symboliques et idologiques en nombre illimit dans lesquellessenchssent cet vnement, ce fait, cette occurrence. De telles strates ne sont passtatiques; les configurations quelles prsentent, et dont on peut retrouver les tracesdans les discours et dans les pratiques collectives collectives quune socitproduit, conserve et transmet, sont en mme temps quen nombre illimit exces-sivement mobiles, dynamiques. La plasticit de telle ou telle image a donc uncaractre double: elle lui vient et de son organisation interne, des relations internesentre les lments qui composent le systme-image, et des relations externes, desrelations quentretient le systme-image en question avec son environnementphysique, social et symbolique. Ce sera prcisment lune des fonctions de laculture et de ses sous-systmes idologiques que dintroduire dans le flux delinformation dou de sens circulant travers ses appareils, un certain nombre detopo, de figures fixes, dune fixit toujours relative et conventionnelle bien sr,autour desquels vont pouvoir se dployer les images et les lieux communs. Lekonon dont nous avons dj parl, actualiserait toutes ces constellationsdimages, formes sous le jeu de la mimsis, en les immobilisant temporairementdans le firmament culturel du moment. Par exemple, au XVIIIe sicle, Dieu, lanature, lhomme, le bonheur, la libert par les lois, le progrs par les sciences et lestechniques.

    8. Jappelle ainsi le systme humain qui est form par lhomme, dfinifonctionnellement par ses activits biologiques, cognitives et pratiques, et sesrelations avec son environnement physique ou construit socialement. Je soutiensque lorganisation sociale humaine doit se concevoir la fois comme un produitdes processus symboliques et comme une condition de production de ce produit.La dfinition de lanimal humain comme un animal social-symbolique, un sujet-agent interprtant, ne fait que sattacher souligner linterdpendance desfonctions psychiques et des fonctions sociales, de la vie symbolique et de la viesociale.

    Je postule, au plan ontologique, un monisme dynamique et matrialiste de laralit. Je soutiens, par suite, la matrialit des processus sociaux, y compris lesprocessus symboliques, ainsi que lefficacit de ces derniers dans lorganisation dela vie sociale. Ces propositions contrlent la perspective sous laquelle janalyse lesmanifestations ou expressions sociales des activits symboliques. Je considre cesderniers en tant que constituant des processus matriels dun type particulier, auxproprits et aux fonctions spcifiques, qui concourent, comme tels, la dtermi-nation dun ordre distinct de la ralit, la ralit sociale o se dfinissent lesmultiples rapports entre, dune part, les animaux sociaux ou animaux symboliquesentre eux, et, dautre part, entre les animaux symboliques et leur environnement.Voir ma publication, Vers une redfinition matrialiste du concept de culture, op.cit.

    9. Cf. ma contribution Leffet Chanson de Geste in Lefficacit dusymbolique. Actes du colloque GRI (groupe de recherche en idologie) 1985, pp.219-254. Collection Cahiers Recherches et Thories, n28, Dpartement dephilosophie, UQAM, Montral, 1986.

    10. Il serait intressant de relever les diverses formes que prend la reprise delhistoire symbolique et pratique de la Rvolution de 89; la cration, par exemple,dune mythologie dmocratique, laque et humaniste par la Troisime Rpubliqueou bien encore lexaltation dune rvolution-rsolution-rnovation qui libre

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    lhumanit de ses chanes et qui restaure sa dignit. Voir LInternationale ouencore Marx/Engels, Manifeste du parti communiste (1848).

    11. Il faut que notre nouvelle existence politique tende le domaine desmots et des tours [...] Cest le voeu de la socit que la masse entire de la languesoit examine dans ses moindres dtails pour que lesprit philosophique portepartout la lumire et la vie. Sance du 7 novembre 1791 de la Socit des amateursde la langue franaise, Journal de la langue franaise du 12 novembre 1791.

    12. On a fait remarquer, en sappuyant sur le tmoignage de leurs discourset de leur action politique, que les Girondins subissent surtout linfluence desthories des Encyclopdistes et de Montesquieu alors que les grands chefs de fileJacobins se rclament davantage de Rousseau. Ce clivage a fait mme parler dedeux rvolutions successives, la rvolution de la libert jusqu la chute de laGironde, celle de lgalit qui sachve avec le 9 Thermidor lorsque Robespierre,dvou la cause du peuple, tombe sous la guillotine. Voir A. Manfred, Rousseau,Mirabeau, Robespierre, trois figures de la Rvolution, Moscou, ditions duProgrs, 1979.

    13. Les Mmoires, les Journaux particuliers, la Correspondance des con-temporains reprsentent pour lhistorien une source des plus intressantes pour serenseigner sur ltat lpoque de la diffusion des ides des Philosophes. Onaperoit par les Mmoires de Madame Roland, par exemple, quelles pouvaient treles lectures dune jeune fille de la bourgeoisie: ainsi Mademoiselle Phlipon nousassure quelle avait, vingt ans, lu tout Voltaire, Helvtius, Diderot, Raynal, leSystme de la nature et quelle commenait avec enthousiasme lire Rousseau.Les Mmoires (I, 26, 41, Paris, 1827) du comte de Sgur, nous instruisent, pour leurpart, de limpact des ides des Philosophes sur les gens du monde: Nous noussentions disposs suivre avec enthousiasme les doctrines philosophiques queprofessaient des littrateurs spirituels et hardis. Voltaire entranait nos esprits;Rousseau touchait nos coeurs; nous sentions un secret plaisir les voir attaquer levieil chafaudage, qui nous semblait gothique et ridicule. Ainsi quoique ce ft nosrangs, nos privilges, les dbris de notre ancienne puissance, quon minait sous nospas, cette petite guerre nous plaisait [...] La libert, quel que ft son langage, nousplaisait par son courage; lgalit par sa commodit. On trouve du plaisir descendre, tant quon croit pouvoir remonter ds quon le veut; et sans prvoyancenous gotions tout la fois les avantages du patriciat et les douceurs dunephilosophie plbienne. On citera enfin Rtif de la Bretonne qui nous laissesouponner que les ides des Philosophes avaient pntr jusquaux couchespopulaires. Il crit en 1785: Depuis quelque temps, les ouvriers de la capitale sontdevenus intraitables, parce quils ont lu dans nos livres une vrit trop forte poureux. Lallemand Storch visitant Paris sextasie du nombre de gens qui lisent Paris, que ce soit femmes, enfants, ouvriers, apprentis. Et lon sait la passion aveclaquelle le futur gnral Hoche lisait Versailles, alors quil tait jeune garondcurie, le Contrat social.

    14. Cf. Condorcet (loge de Franklin, 1790) qui compare la lutte deFranklin contre le fanatisme celle que mena Voltaire: Ainsi, la mmepoque, dans les deux parties du globe, la Philosophie vengeait lespce humainedu tyran qui lavait longtemps opprime et avilie; mais elle combattait avec desarmes diffrentes. Dans lune, le fanatisme tait une erreur des individus, fruitmalheureux de leur ducation et de leurs lectures. Il suffisait de les clairer, de

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    dissiper les fantmes dune imagination gare. Ctaient les fanatiques eux-mmes que surtout il fallait gurir. Dans lautre, o le fanatisme guid par lapolitique, avait fond sur lerreur un systme de domination, o, li toutes lesespces de tyrannie, il leur avait permis daveugler les hommes, pour quelles luipermissent de les opprimer, il tait ncessaire de soulever lopinion, et de runircontre une puissance dangereuse les efforts des amis de la raison et de la libert.Il ny sagissait pas dclairer les fanatiques, mais de les dmasquer et de lesdsarmer.

    15. Jappelle idologme toute reprsentation symbolique dont la fonc-tion est directement polmique (intra-discursivement) et indirectement politique(par rapport aux relations de pouvoir) sur la scne sociale et collective.

    16. Diderot in article Encyclopdie de lEncyclopdie.17. Selon lexpression de Rivarol qui voyait dans le prjug de la noblesse

    la cause majeure de la Rvolution. On pensera aussi au rle idologique jou parle mythe parallle celui de Madame de Genlis mais au contenu invers quicommence circuler ds la formation de lAssemble lgislative: lexistence duncomplot des aristocrates contre-rvolutionnaire qui devait justifier pour lesfactions politiques en lutte pendant la Premire Rpublique, les massacres deSeptembre ou la condamnation mort de Louis XVI.

    18. Lun des diteurs des Discours de Robespierre publis par la Socit destudes Robespierristes, lhistorien Marc Bouloiseau, crit dans son Robespierre,P.U.F., 1961 (pp. 32-33), en sappuyant sur le tmoignage des crits de Robes-pierre: Aucun des crits de ses contemporains, aucun des vnements de sonpoque ne le laissrent indiffrent. Il sest instruit de lexemple des rvolution-naires anglais et amricains. Toutefois, dans ses plaidoiries il cite dj Mon-tesquieu, Bacon, Leibniz et Condillac, Mably, Turgot et Voltaire, plus volontiersque les juristes. [...] Trs vite, il fait dailleurs son choix. Les Encyclopdistes, dontil ne mconnat pas les mrites comptent nombre de charlatants ambitieux.Demeurant toujours au-dessous du peuple, ils rduisent lgosme en systme.Leur idal nest pas le sien. Avec Brutus, Rousseau seul mrite lhommage despatriotes. Il se rclame de lui. Personne mieux que Jean-Jacques na donn uneide plus juste du peuple, parce que personne ne la mieux aim. Dans laprilleuse carrire quune rvolution vient douvrir devant lui, Robespierre ex-prime le voeu de rester constamment fidle aux aspirations quil a puises dansson oeuvre, et la cit dont il rve est celle de Rousseau.

    19. Cest le titre-synthse fort parlant de louvrage de Peter Gay sur lactiondes Philosophes au moment des Lumires: The party of humanity, Weindenfeldand Nicolson, Londres, 1964.

    20. Surtout vers la deuxime tranche de la seconde moiti du XVIIIe sicle, partir de 1763, lorsque la solide nourriture qui sortait de la boulangerie deGrandval remplaa de manire encore plus hardie les petits rubans provenantde la manufacture de Ferney. Il faut signaler aussi les gros moyens financiers dedHolbach qui nhsitait pas mettre sa richesse au service de la cause. Garat, unancien avocat, qui fut dput du Tiers tat aux tats gnraux puis ministre de lajustice lors de lexcution de Louis XVI, snateur ensuite et comte sous Napolon1er, membre de lInstitut et acadmicien, professeur lcole Normale rcemmentcre, souligne dans ses Mmoires sur un autre acadmicien, Suard, la rarerencontre entre lopulence et la philosophie qui se ft cette poque dans la bonne

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    socit en gnral et chez dHolbach en particulier; il y voit lindispensablecondition qui permit finalement au Sicle de la Raison denfanter la Rvolutionpendant laquelle la vrit enflamma les passions au lieu dclairer lesprit. Garatcontinue en faisant lloge de dHolbach, de son salon et de sa table que celui-ciavait transforms en un vritable Institut gnral avant la lettre pour y recevoir lespersonnes les plus influentes de la socit et les esprits les plus distingus de Pariset des capitales europennes. (Mmoires historiques sur la vie de Monsieur Suard,sur ses crits, et sur le 18e sicle 1820), Paris, Belin, pp. 206 sq.

    21. in Correspondance de Grimm, fvrier 1767, tome VII, ditions Tourneux,1877-1882, 16 vol. Voir aussi les Mmoires secrets de Bachaumont (1762-1787)36 vol., publis par Pidansat de Mairobert et Moufle dArgenville, Londres, 1790.Voici comment Pidansat de Mairobert dans sa prface aux Mmoires, aperoit laprparation philosophique de la Rvolution: Linvasion de la philosophie dans larpublique des lettres en France est une poque mmorable par la rvolutionquelle a opre dans les esprits. Tout le monde en connat aujourdhui les suiteset les effets. Lauteur des Lettres Persanes et celui des Lettres Philosophiques enavaient jet le germe; mais trois sortes dcrivains ont surtout contribu ledvelopper. Dabord les Encyclopdistes, en perfectionnant la mtaphysique, eny portant la clart, moyen le plus propre dissiper les tnbres dont la thologielavait enveloppe, ont dtruit le fanatisme et la superstition. ceux-ci ont succdles conomistes; soccupant essentiellement de la morale et de la philosophiepratique, ils ont cherch rendre les peuples plus heureux en resserrant les liens dela socit par une communication de services et dchanges mieux entendus, enappliquant lhomme ltude de la nature, mre des vraies jouissances. Enfin destemps de trouble et doppression ont enfant les Patriotes, qui remontant lasource des lois et de la constitution des gouvernements, ont dmontr les obliga-tions rciproques des sujets et des souverains, ont approfondi lhistoire et sesmonuments et ont fix les grands principes de ladministration. Cette foule dephilosophes, qui se sont placs comme la tte des diverses parties de la littrature,a paru aprs la destruction des jsuites, vritable point o la Rvolution a clat.

    22. Benjamin Franklin a t prcisment envoy dans la terre natale desPhilosophes pour chercher des appuis la cause de la libert qu'il dfend; c'est laLettre du 26 dcembre 1789 de Franklin Noah Webster (in Benjamin Franklin,Correspondance indite et secrte, Paris, Janet, 1817, lettre CXIV). Franklinajoute: cest peut-tre parce quil tait en franais que le trait de Voltaire sur laTolrance a produit sur le bigotisme un effet si subit et si grand quil la presquedtruit.

    23. La formule est entre autres de dAlembert: Notre sicle sest doncappel par excellence le sicle de la Philosophie [...] in Essais sur les lments dela philosophie, d. Chtelain, Amsterdam, 1759, t. IV.

    24. Jemploie ce terme de la mme manire que Sartre disait du marxisme une certaine poque quil formait lhorizon indpassable du XXe sicle. Quonsoit contre ou pour, on pense et on agit en se rfrant au discours marxiste; cestune autre manire de parler dun paradigme.

    25. Cf. Robespierre, Oeuvres Compltes, Tome IX, Discours, (4e partie:sept. 1792-27 juillet 1793), op. cit., Discours la Convention du 17 plviose, AnI, janvier 1794, Sur les principes de morale politique..., p. 352.

  • CONTRE NOUS DE LA TYRANNIE...24

    26. Jen aurais pu voquer dautres, commencer par les ractions desanciens souverains, telle Catherine II, amis des Philosophes qui identifiaient laRvolution loeuvre de ceux-l. Cf. Mallet du Pan, publiciste suisse, qui, linstardautres migrs aux opinions modrs comme lui, smouvait du fait quelopposition militaire et politique la Rpublique franaise saccompagne dunerpudiation aveugle des Lumires dans leur ensemble. Il crivait en 1796 quilstait form en Europe une ligue de sots et de fanatiques qui, sils le pouvaient,interdiraient lhomme de voir ou de penser. La vue dun livre les faisait frmir.Parce quon avait abus des Lumires, ils auraient voulu exterminer tous ceuxquils supposaient clairs. Persuads que sans hommes intelligents il ny auraitpas eu de rvolution, ils espraient la renverser avec des imbciles. In NormanHampson, chap. 8, La crise rvolutionnaire, A cultural history of the Enlighten-ment, New York, Pantheon Books, 1968.

    27. Diderot dans larticle Encyclopdie de lEncyclopdie.28. Voir le livre de F. Rocquain, Lesprit rvolutionnaire avant la Rvolution,

    1715-1789, Paris, 1878, notamment le chapitre XII. Les placards antigouverne-mentaux se multipliaient et pouvaient surgir aux endroits les plus inattendus;tmoin le mot pingl sur le velours de la loge royale, au Thtre des Italiens:Tremblez, tyrans, votre rgne va bientt finir.

    29. Cf. ce qucrit Diderot larticle clectisme, rsumant la tche critiquequi attend le nouveau philosophe: Lclectique est un philosophe qui, foulantaux pieds le prjug, la tradition, lanciennet, le consentement universel, lautorit,en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits, ose penser de lui-mme,remonter aux principes gnraux les plus clairs, nadmettre rien que sur letmoignage de son exprience et de sa raison.

    30. Notes indites de Saint-Just in A.H.R.F., octobre-dcembre 1949.31. Robespierre, in Oeuvres Compltes, Tome IX, Discours, (4e partie: sept.

    1792-27 juillet 1793), op. cit., Discours du 18 floral an II, mai 1794, p. 454.32. Kant, Rponse la question: quest-ce que les Lumires? in Oeuvres

    philosophiques, tome II, trad. H. Wismann, Bibliothque de La Pliade, NRF,Gallimard, Paris, 1985.

    33. Ici on shonore du titre de citoyen, proclame firement une gravurervolutionnaire sous lgide de la devise Union, force, sret quencadrent deuxfigures allgoriques tenant lune le glaive des Lois, lautre une plaque portant lesmots: Je rgne devant les lois. Paris, Chez Bonneville, rue Jacquot, n108.(Bibliothque Nationale)

    34. in dArgenson, Mmoires , VII, 51, d. Rathery, 1859-1867, 9 vol.

  • Jaime cette philosophie qui fait progresserlhumanit

    (Diderot)

    Lefficacit du symbolique

    CHAPITRE PREMIER

  • La Libert arme du spectre de la Raison donne par la Philosophiefoudroie lignorance et le fanatisme.Gravure au pointill en noir dessine par Boizot, grave parChapuy, Paris, Muse Carnavalet.

  • De laffrontement intellectuel aux frontons rpublicains

    Lavnement de la dmocratie, linstitution des droits delhomme comme citoyen seront, comme laura pressenti dArgenson,laboutissement historique de ce que jai appel la conspirationen reprenant mon compte les termes tendancieux du discoursgenlisien. Je qualifie ainsi, sans doute un peu dramatiquement, unerelation entre certains aspects idologiques communs au discoursconstruit par les hommes des lumires de la Raison de part etdautre de lvnement Rvolution. Les dterminations idologiquesdun tel discours apparaissent bien relles puisquelles aurontexerc des effets smiotiques mesurables, retraables travers leschangements qui se rpercutent du culturel au social dans lesreprsentations, les institutions et les pratiques collectives entrelAncien et le Nouveau Rgime. On reconnatra cependant que lonna affaire, prima facie, quaux seules smiosis qui se sont laborespendant ce temps et cet espace social donn, smiosis quon nesaurait encore qualifier didologiques; cest alors, je crois, quemon hypothse de la secondarisation hirarchique, et partantontologique des proprits idologiques dun discours ou dunepratique socio-signifiante, prend toute sa force et vient nous tirerdembarras.

    Le phnomne idologique est un phnomne mergent dontlpiphanie dpend de la conjonction sous les paramtres de lamimsis de deux conditions gnrales:(a) lexistence du matriausocio-symbolique dont la production est contrle et gre par laculture; (b) lexploitation dun tel matriau par le sujet-agentinterprtant pour ses fins polmiques-politiques, lintrieur dunesituation socio-symbolique de caractre ristique. Lensemble desidologmes observables dans une socit, leurs formes commeleurs contenus, constitue ainsi les produits variables dune culture lautre, dun horizon social un autre, dun processus socio-symbolique distinct, que je nomme le processus agnique1. Dans lecas qui nous occupe, nous sommes en prsence de trois idologmesmajeurs, ou plus prcisment de trois sous-ensembles idologiquesinteractifs lintrieur du discours que tiennent les intellectuelsorganiques de lpoque; ceux-ci vont progressivement limposer

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    sur la scne sociale, ltendre de proche en proche, en faire reconnatrela lgitimit jusqu son partage final par lensemble des con-temporains. Oprations toutes ncessaires la polmisation et lapoliticisation de fragments symboliques plus ou moins importantsdu texte culturel commun lpoque, ou, autrement dit, lidolo-gisation de trois ides qui animent les dbats discursifs et pratiquesdu sicle. On assiste ainsi la constitution densembles idologiquesque nous pouvons respectivement subsumer sous la catgorie delibert politique, dgalit politique, et enfin dhumanit. Ce dernieridologme qui prend dans sa phase paroxystique le nom defraternit2, forme la base morale du postulat politique rvolutionnaireunissant les trois ides forces: le nouvel ordre social devraexplicitement tre fond sur lgalit, la libert et la solidarit deshommes.

    La socit tant le seul milieu o lhomme sorti de ltat denature puisse vivre, il convient que le pacte social soit organis demanire que la protection des droits naturels de chacun soit assurecontre les empitements dautrui. De l, la ncessit de lois inflexiblesauxquelles tous doivent tre soumis, lois qui garantissent ces droitset qui permettent laccomplissement des exigences collectivesimposes par la vie en socit. De l aussi limpratif de fraternitqui dcoule des nouvelles rgles tablies de libert et surtoutdgalit, notamment celles relatives au prlvement de limpt etlobligation pour ltat dassurer subsistance, travail et secours auxcitoyens. Tels quelques-uns des articles dont Robespierre rclamaitladoption en 1793. On sait aussi que, ds 1786, Robespierre, loccasion du procs qui lopposait labbaye dAnchin, dfend leprincipe de solidarit qui lie tous les membres dune communaut.Cest encore lui, le premier qui, en dcembre 1790, demanderadinscrire le mot de Fraternit auprs de ceux de Libert et dgalitsur les drapeaux des gardes nationales. Laccentuation de la valeurpolitique et les inflexions smantiques plus explicites, plus apparentesaussi dans ce dernier idologme (la fraternit) que pour les autres,mettent proportion le travail de la mimsis en vidence et leschme simulation-originalit selon lequel saccomplit la pro-duction-reproduction des idologies par les sujets-agentsinterprtants.

    Ce qui rend les choses encore plus intressantes, cest que lesensembles didologmes dont nous nous occupons ne se sont pasforms, et ne sont pas parvenus jusqu nous la faveur dunprocessus agnique simple, mais bien dune duplication de ce

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    processus lui-mme au cours duquel des productions djidologises sont prises comme matriau de remploi. Une premirefois, pour reprendre notre manire la mtaphore platonicienne dutisserand dans Le Politique, ce sont les Philosophes qui, sur les filsde la chane symbolique, font passer la trame idologique; dslenclenchement de sa rptition, ce seront les Patriotes, lesConstituants3 avec leurs propositions et leurs projets de lois, quirepasseront la navette tout au long des duites dj poses dunelisire lautre par les premiers tisserands. Cest ce tissu discursifparticulier qui nous intresse. Un tissu socio-symbolique qui a tourdi deux reprises, idologiquement parlant, unissant ainsi dunbout lautre du XVIIIe sicle, la lutte polmique-politique desLumires philosophiques la lutte des Lumires rvolutionnaires,la lutte pour lhumanit au nom de la libert et de lgalit la luttecontre la tyrannie et pour le progrs. Les hommes de la Rvolutionsacquittent des manoeuvres ncessaires lefficacit sociale de lareprise idologique: remise en jeu des mmes idologmes etsurcharge de leurs enjeux, rlaboration des rptitions smantiques,stipulations originales de leurs incidences politiques.

    La conspiration qui relie travers les Lumires le discoursphilosophique et rvolutionnaire, plus prcisment le schme duprocessus qui rgularise cette relation tout comme les fruits socio-symboliques quelle produit, forme donc lobjet propre de notrerflexion. Son fil directeur est constitu, au point de vue cognitif,par lanalyse des trois principales ides-forces qui, selon nosintuitions de dpart, organisent dans la culture de cette poque aussibien le discours philosophique que ses variantes rvolutionnaires.Nous suivrons la fonction idologique quelles jouent successi-vement: lintrieur dabord du magistre symbolique exerc parle parti philosophique sur lOpinion publique, du pouvoir ensuiteque sapproprie lAssemble Nationale. Nous pensons, et nousallons essayer de le montrer en appliquant nos catgories de lecture un corpus-symbole4 du projet spculatif et politique des Lumires,que les ides de libert et dgalit politique sont les dominantesmatresses du parti de lhumanit dans la parole quil profre etdans la tche quil sest assigne: construire la cit des hommesselon la nature et la raison.

    Libert-galit-fraternit-humanit-ou-la mort: mots daffron-tement pendant tout le XVIIIe sicle, mots de fronton pour laRpublique une et indivisible. Lenchanement des motifspolmiques-politiques que dessinent les thoriciens des Lumires

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    ceux que le discours rvolutionnaire reprendra tout en lestransformant, se fait sous laction de ces trois ides rgulatrices delibert, dgalit, de fraternit: voici la thse initiale de lecture.Trois ides qui se supposant lune lautre conceptuellement, maisaussi pragmatiquement, travaillent sous un paradigme5 socio-symbolique qui leur est immanent en mme temps quil lescommande inconsciemment.

    Le paradigme euphorique de la Nature

    Il est difficile de donner un nom unifiant ce paradigme enraison de la complexit de sa structuration. Disons quon peutlappeler en fin de compte le paradigme de la nature; mais cecidans la mesure o nous entendrons ce terme de nature commelindex dun champ smantique en mme temps que des rfrentssociaux et anthropologiques auxquels renvoie un tel champ. Bienau-del dun index grammatical, la nature joue, ce moment de laconjoncture, le rle dun index qui serait ensemble mtaphysique,gnosologique et axiologique. Cest le triple index de ltre, de lavrit et du bien comme de leur envers, le nant, lerreur, le mal. Leterme de nature renvoyant, au XVIIIe sicle, la fois au rel, cequi est, et au normatif, ce qui doit tre. Dans les deux cas,cependant, le sens de cette notion est actif: la nature est la cause detous les effets de lunivers. Cest pourquoi, par ailleurs, la con-naissance de la nature humaine dpendra de la connaissance de lanature universelle. Le refus de toute forme de transcendance qui estli la critique de toute les formes de lautorit sappuie surlrection de la Nature, assimile la Raison, comme fondementimmanent et garant suprme de lunion entre la thorie et lapratique, entre le connatre et lagir. Le refus de Dieu et de laRvlation est cet gard lexemple le plus symptmatique; ilsaccompagne du discrdit de la mtaphysique, sur le plan cognitif,ainsi que de la recherche dune religion naturelle excluant lesurnaturel. De mme, la religion carte, la morale et la politiqueseront fondes sur la raison et le sentiment, autrement dit sur lanature de lhomme qui est sensibilit et raison6.

    La sensibilit devient plus quun thme, elle apparat, avec larhabilitation des passions qui signale cette redfinition de la naturehumaine, comme une valeur de cette nature. Lhomme aussi chappe la transcendance et limmobilisme: perfectible et sociable, on le

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    considre moins comme une essence que comme une histoire.Lhomme et la socit quil construit sont le fruit dun progrs.Dune part, la Raison la lumire naturelle de la raison lie auxconqutes de la vrit critique dautre part, la (les) Loi(s) ou leDroit indpendants du droit divin ou dune quelconque autorit, etdont la pratique se nomme vertu: les lois naturelles objectives quistructurent la morale naturelle libre de la thologie, la politiquenaturelle qui transforme les sujets en citoyens. La nouvelle Raisonet la nouvelle Loi donc composent ensemble les termes principauxde lindex rerum. La nature sive la socit apparat le rfrentmajeur, voire la seule ralit pour cette poque qui se plat confondre ltre et le devoir-tre ou encore vouloir rgler lesystme social sur le sytme de la nature7. tre homme, scrie versla fin du sicle dHolbach en concluant Le systme de la nature,cest tre sensible et raisonnable, cest obir en tout au code de lanature: Nature! Souveraine de tous les tres! Et vous ses fillesadorables, Vertu, Raison, Vrit! Soyez jamais nos seules divinits8..

    Les termes dun tel index, plus prcisment les oprationsprsidant leur rorientation smantique, noyautent, supposons-nous, lexploitation idologique des discours que dterminent auXVIIIe sicle les ides-forces, les ides rgulatrices du complexePhilosophie-Rvolution, sous ses aspects anthropologiques etpolitiques. Cependant, nous ferons attention en regard de ladcomposition de lindex matre ne pas sparer ce que la pensedes Lumires prend garde de ne jamais disjoindre, ou plutt quellesuperpose constamment au point de leur confusion. Cest peut-trepourquoi, soit dit en passant, les formes que prennent les thories dela connaissance, cette poque, sont si inextricablement lies larflexion morale et politique, et que, de LEsprit des Lois auSystme Social en passant par lmile et Le Contrat, l'on glisse siaisment du descriptif au normatif. Lon devra attendre Kant pourremettre lordre au pays de la Raison!

    Considr comme un tre pensant, un tre intelligent, libre etsensible9, lhomme dispose dun instrument naturel dont la princi-pale caractristique rside dans sa valeur discriminatrice: la raison,cest--dire cette activit critique qui travaillant sur les donnes dessens, fournit les ides abstraites et se diversifie en facults. Silinstrument de la pense est la raison, laction en constitue la

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    rponse. En un certain sens, le cogito cartsien reprsente pour leXVIIIe sicle qui se relie en ceci au XVIIe sicle, la suprme vrit.DAlembert lui-mme dans le Discours Prliminaire10 la bien misen lumire. Un phnomne de la nature, un phnomne du mondephysique ou du monde social, nexiste pour les humains, pour lesujet, qu titre dobjet. Le phnomne, autrement dit, ne devientsignifiant et/ou utile que dans la mesure o il entre dans la sphre deconnaissance de lhomme et quil savre justiciable de son action.Les Philosophes, tout comme Descartes encore une fois, assignentune perspective humaine llaboration de la science. Lhommelui-mme, en tant qutre de la nature, son entendement, ses sens,son ducation, son histoire, cest--dire lensemble de ses activitspar rapport au monde physique quil est le seul dans lchelle destres interprter, comprendre, organiser ou, par rapport aumonde social, quil doit construire, devient le premier objet dtude11.Ainsi la raison guide lactivit de lhomme, la pense mne lactionet laction constitue la force directrice pour le devenir de lhistoire.

    La Raison prend donc une signification nouvelle en mmetemps que des valeurs nouvelles guident son exercice, la bienfai-sance et lutilit envers lhumanit. Lanti-innisme locken deconcert avec le modle exprimental newtonien fondent, sur leplan thorique, une conception de la raison o celle-ci est davantageprouve comme un faire quelle nest dtenue comme un avoir.Militante et combative la raison sidentifie avec lactivit critiquedont le droit de regard stend progressivement tous les domainesen vue de construire un monde clair12. Action, utilit, sociabilit,humanitarisme deviennent les critres selon lesquels sordonne unstyle de vie en mme temps que de rflexion. Ce qui conduit qualifier de philosophique des activits qui ne concernent passeulement la thorie ou labstraction mais toutes celles qui contribuent difier la cit des hommes, la maintenir et la faire progresser:de lconomie politique (les physiocrates), lagriculture et aucommerce13. Tout est bon qui vient de la nature, est de la nature, etqui sapplique la nature. Tel est le postulat sur lequel sappuientles Philosophes, cest--dire les hommes qui considrent la socitcivile comme la vritable divinit sur terre14 rgle par/rglant leslois fondamentales et naturelles, les hommes des lumires de laraison, en vue de justifier leurs principes, dexercer leur pouvoirjudicatoire et critique, de produire leur action. La raison est dansleurs mains un instrument actif, et les vnements sont les moyens

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    que lhomme a datteindre les buts quil a mis devant lui. la foisgnosologiques et sociaux, ces buts sont affirms comme desobjectifs de combat contre tout ce qui dfie la raison-nature, et quisopposerait, par consquent, lessor de lhumanit, son progrs, son bonheur.

    La notion de progrs englobe dans une certaine mesure celle debonheur. Si le progrs se rapporte au dveloppement des con-naissances, celles-ci comprenant les sciences et les techniquesrelatives au monde physique, moral et social, il connote aussi bienla croyance que ce dveloppement est par lui-mme source dubonheur collectif et individuel. Il ny a quun devoir, prconiseDiderot, cest dtre heureux. Et dj Voltaire dans la Lettre Madame la Prsidente de Bernire (1722) d'assurer: La grandeaffaire et la seule quon doive avoir, cest de vivre heureux. Lethme du bonheur qui revient sans cesse au long du XVIIIe siclesenracine dans la philosophie de la nature qui tablit le bonheur delhomme au sein du monde. Sur le plan individuel, la recherche dubonheur guid par la raison et assur par la pratique de la vertuaboutit lharmonie. Tous les hommes sont gaux et libres devantle bonheur qui est inscrit dans leur nature. La vision tragique dumonde sestompe au fur et mesure que simpose le bonheurcomme mode et cole de vie15.

    Sur le plan collectif, le bonheur quil faut entendre dans un sensactif, comme la raison ou comme le progrs, un faire, unepragma, suppose une rencontre: celles des devoirs de lindividu etdes proccupations du lgislateur. Rencontre qui ne sera heureuseque par une pratique privilgie: la vertu qui nest pas autre choseen politique que lobservation des lois, naturelles et sociales, cest--dire de la raison16. Montesquieu prcise bien, aprs sa clbredfinition17 des lois sur laquelle souvre le premier chapitre delEsprit des Lois, que la loi, en gnral, est la raison humaine, entant quelle gouverne tous les peuples de la terre18.. Lquilibreuniversel est en dfinitive le fruit du bon fonctionnement de ces loisauxquelles tous mortels et immortels19 sont soumis. Les lois sontles vritables remparts de la libert et de lgalit des hommes. Cesont elles seules qui pourront assurer, selon la formule fameuse, leplus grand bonheur pour le plus grand nombre possible. Gages dela paix sociale, de la sret, de la proprit, de lintgrit et delautonomie individuelle et collective, les lois positives se con-fondent en fin de compte avec la jus naturale puisque elles se

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    rapportent non pas linjonction dun lgislateur mais la naturedes tres physiques, moraux et sociaux. Les lois qui sont ainsicomprises comme lexpression naurelle des relations de lindividuavec lui-mme, avec les autres tres ou avec les institutions, sontinvesties dun pouvoir moral et ordonnateur. Elles assurent, oudoivent assurer tous, un systme social et politique lintrieurduquel la libert et le bonheur20 ne doivent plus rien au bon plaisirdun quelconque monarque, fsse-t-il bienveillant.

    La signification profonde des finalits qui orientent leparadigme de la nature, de la lutte pour assurer le progrs et lebonheur de lhumanit, senracine dans lanthropologie particu-lire cette poque o lon retrouvera derechef le paralllisme entrefaits-lois de la vie physique et faits-lois de la vie sociale. Lesprincipes matres de cette anthropologie affirment que la libert etlgalit existent par nature, quelles sont le fait de lhomme en tantquhomme, et quen vertu de ce droit naturel les hommes sont unispar les doux noeuds de la fraternit universelle. Cependantlhomme nest pas un loup qui vive au fond des forts; il acommerce avec les autres hommes, un commerce qui doit tre utileet agrable sous la protection des lois. Ce sera dans la vie sociale,dans la vie de tous les jours, en fait dans la vie politique, que cesqualits intrinsques de lhomme, que lgalit, que la libertsuppose par celle-ci, que la sociabilit devront tre dfinies.Lhomme ne peut tre vraiment libre, heureux, en sret quau seindune communaut autonome organise rationnellement; autrementdit par et dans linstitution dun nouveau contrat social lequelassurera concrtement la libert et lgalit de tous et en codifieralgalement les droits, loignant autant que possible les hommes desmenaces de larbitraire, du despotisme ou de la tyrannie.

    Ce sont l les vritables bases du bonheur, de cette ide neuveen Europe comme sexclame Saint-Just en 1792, aussi neuve quelide de rpublique et de gouvernement rvolutionnaire commeRobespierre na de cesse de le rappeler ses commettants21. On aurareconnu loeuvre la triade idologique rvolutionnaire libert,galit, fraternit et loption dmocratique des Jacobins, desAmis de la Libert et de lgalit, du nom quils prennent aprs lajourne du 10 aot, mais aussi le motto commun laction desPhilosophes lesquels plaident tous, par-del leurs divergencesdoctrinales, au nom de la solidarit humaine, pour le maintien,

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    lextension et la sauvegarde de la libert et de lgalit. Si laDclaration des droits signale bien les dbuts dun monde nouveau,elle ne fait cependant que ritrer politiquement et directement uneDclaration dabord polmique et indirectement politique: lInd-pendance de lHumanit, cette dclaration quauront rdige tout aulong du sicle les Philosophes. De Montesquieu Condorcet etjusqu leurs hritiers du sicle suivant, les Idologues, les Philo-sophes dfinissent, fondent, commentent les droits fondamentauxde la nation et des individus que la Rvolution inscrira dans la loi22.Dans le projet prpar par Robespierre des articles de la Dclaration,on a soin dtendre au nouveau dtenteur du pouvoir excutif, aucitoyen, lapplication de ces lois qui sont plus anciennes que toutsystme politique. La rigoureuse observation de telles lois, fixes etinvariables, est la condition premire de la libert politique, cest--dire de la proprit essentielle de lhomme; la reconnaissancemorale de sa souverainet politique en dpend qui sappuie sur lesimmuables lois de la nature: Les rois, les aristocrates quels quilssoient, sont des esclaves rvolts contre le Souverain de la terre, quiest le genre humain, et contre le lgislateur de lunivers qui est lanature23..

    Si linclination suivre en tout la nature24 apparat trs tt en cesicle comme la rgle universelle de conduite, si seul ce qui estnaturel devient le principe ncessaire de laction, la tche principalede la rflexion morale et politique consistera pour lors inventorier, reconnatre et distinguer les lois de ce lgislateur universel questla nature; les lois comme institutions de mme que la loi des lois, laloi positive ou scientifique, lesprit des lois, qui gouverne les trespeuplant cette nature et qui en excutent les ordres.

    Lon supposera que tout, jusqu la divinit, cleste et terrestre,est suspendu linvention et la dfinition des lois. Des lois quirgissent le monde physique, on passe celles du monde humain etsocial: les lois de lentendement, puis de lthos individuel etcollectif. La Loi entendue dans son sens politique et moral est doncconsidre par ses caractres mmes de transcendance et dob-jectivit, comme le plus sr des recours contre larbitraire et latyrannie. Un instrument de dfense mais aussi positivement commele plus sr garant de la libert, la manire de concilier les droits dela libert propre aux tres humains qui vivent en socit avec ledterminisme qui gouverne les tres de la nature. La dfinition queMontesquieu donne de la libert politique25 dans un tat, ou comme

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    il le dit dans une socit o il y a des lois, revient une obissancelibrement consentie aux lois qui gouvernent la collectivit mais qui,dans le meilleur des cas, ne sont que lexpression de la volontgnrale. La boucle de ralimentation de la libert politique estdessine: obissance du bon citoyen des lois dont la constitutionet lexcution sont sous sa responsabilit; en retour, ce sont cesmmes lois qui garantissent son autonomie. La deuxime et latroisime gnration des Lumires feront cho cette dfinitiondun rgime de la libert dont les lois sont le ressort essentiel26 et oselon la formule concise de Montesquieu, il faut que, par ladisposition des choses, le pouvoir arrte le pouvoir27.. La thoriede la loi qui sen dgage constitue un des points importants dejonction et de rencontre28 avec la pense rvolutionnaire qui syrapportera expressment. La conception de la loi comme une loi-relation vient dsormais remplacer lantique notion prdominancemorale et religieuse dune loi-commandement. Lunivers, la natureest fait dlments divers, physiques et moraux, comme on disaitalors. Ces lments ont des caractristiques spcifiques, une nature,qui sont constantes et qui dterminent les faons selon lesquels leslments interagissent; ces faons sont constantes, ce sont des lois.

    Les Encyclopdistes, Voltaire, par