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Eric Coqueugniot Dja'de el Mughara (moyen-euphrate), un village néolithique dans son environnement naturel à la veille de la domestication In: Geyer Bernard. Lyon : Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1998. pp. 1-8. (Travaux de la Maison de l'Orient méditerranéen) Résumé Dja'de est un petit établissement du PPNB ancien (seconde moitié du 9ème millénaire BP) situé sur la rive orientale (Jezireh) du Moyen Euphrate syrien (région du barrage de Tichrine). L'occupation principale correspond à l'horizon de Mureybet IVA et l'étude du site dans son contexte permet de préciser le mode de vie de ce village où ni les céréales, ni les animaux ne sont encore domestiques, contrairement à ce que l'on constate pour le site postérieur (et voisin) de Halula. L'organisation interne du village est caractérisée par des maison rectangulaires de petites dimensions, séparées les unes des autres par des espaces ouverts. Une occupation du Néolithique final (pré-Halaf) est présente sur une partie du tell, un cimetière du Bronze ancien marquant sa dernière utilisation. Abstract Dja'de is a small Early PPNB site (second half of ninth millennium B.P.) on the west bank (Jezireh) of the Syrian Middle Euphrates in the region of the Tichrine dam. The principal occupation corresponds to the Mureybet IVA horizon and the study of the site in its context allows us to define the style of living in this village where neither grain nor animals are yet domesticated, contrary to what is observed for the later, neighbouring site of Halula. The internal organisation of the village is characterised by small rectangular houses separated from each other by open spaces. A late Neolithic (pre-Halaf) occupation is present in one part of the tell. An Early Bronze Age cemetery marks its last use. Citer ce document / Cite this document : Coqueugniot Eric. Dja'de el Mughara (moyen-euphrate), un village néolithique dans son environnement naturel à la veille de la domestication. In: Geyer Bernard. Lyon : Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1998. pp. 1-8. (Travaux de la Maison de l'Orient méditerranéen) http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mom_1274-6525_1998_act_28_1_1103

Coqueugniot (1998) Dja'de el Mughara (moyen-euphrate), un village néolithique dans son environnement naturel à la veille de la domestication

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Eric Coqueugniot

Dja'de el Mughara (moyen-euphrate), un village néolithiquedans son environnement naturel à la veille de la domesticationIn: Geyer Bernard. Lyon : Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1998. pp. 1-8. (Travaux de laMaison de l'Orient méditerranéen)

RésuméDja'de est un petit établissement du PPNB ancien (seconde moitié du 9ème millénaire BP) situé sur la rive orientale (Jezireh) duMoyen Euphrate syrien (région du barrage de Tichrine). L'occupation principale correspond à l'horizon de Mureybet IVA et l'étudedu site dans son contexte permet de préciser le mode de vie de ce village où ni les céréales, ni les animaux ne sont encoredomestiques, contrairement à ce que l'on constate pour le site postérieur (et voisin) de Halula. L'organisation interne du villageest caractérisée par des maison rectangulaires de petites dimensions, séparées les unes des autres par des espaces ouverts.Une occupation du Néolithique final (pré-Halaf) est présente sur une partie du tell, un cimetière du Bronze ancien marquant sadernière utilisation.

AbstractDja'de is a small Early PPNB site (second half of ninth millennium B.P.) on the west bank (Jezireh) of the Syrian MiddleEuphrates in the region of the Tichrine dam. The principal occupation corresponds to the Mureybet IVA horizon and the study ofthe site in its context allows us to define the style of living in this village where neither grain nor animals are yet domesticated,contrary to what is observed for the later, neighbouring site of Halula. The internal organisation of the village is characterised bysmall rectangular houses separated from each other by open spaces. A late Neolithic (pre-Halaf) occupation is present in onepart of the tell. An Early Bronze Age cemetery marks its last use.

Citer ce document / Cite this document :

Coqueugniot Eric. Dja'de el Mughara (moyen-euphrate), un village néolithique dans son environnement naturel à la veille de ladomestication. In: Geyer Bernard. Lyon : Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1998. pp. 1-8. (Travaux de laMaison de l'Orient méditerranéen)

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mom_1274-6525_1998_act_28_1_1103

DJA'DE EL MUGHARA (MOYEN-EUPHRATE),

UN VILLAGE NÉOLITHIQUE DANS SON ENVIRONNEMENT

NATUREL À LA VEILLE DE LA DOMESTICATION

É. COQUEUGNIOT

RÉSUMÉ. - Dja'de est un petit établissement du PPNB ancien (seconde moitié du 9ème millénaire BP) situé sur la rive orientale (Jezireh) du Moyen Euphrate syrien (région du barrage de Tichrine). L'occupation principale correspond à l'horizon de Mureybet IVA et l'étude du site dans son contexte permet de préciser le mode de vie de ce village où ni les céréales, ni les animaux ne sont encore domestiques, contrairement à ce que l'on constate pour le site postérieur (et voisin) de Halula. L'organisation interne du village est caractérisée par des maison rectangulaires de petites dimensions, séparées les unes des autres par des espaces ouverts. Une occupation du Néolithique final (pré-Halaf) est présente sur une partie du tell, un cimetière du Bronze ancien marquant sa dernière utilisation. Mots clés: Néolithique acéramique, pratiques funéraires, architecture, Syrie, Euphrate. ABSTRACT. - Dja'de is a small Early PPNB site (second half of ninth millennium B. P.) on the west bank (Jezireh) of the Syrian Middle Euphrates in the region of the Tichrine dam. The principal occupation corresponds to the Mureybet IVA horizon and the study of the site in its context allows us to define the style of living in this village where neither grain nor animals are yet domesticated, contrary to what is observed for the later, neighbouring site of Halula. The internal organisation of the village is characterised by small rectangular houses separated from each other by open spaces. A Ulte Neolithic (pre-Halaf) occupation is present in one part of the tell. An Early Bronze Age cemetery marks its last use. Key-words: Aceramic Neolithic, funerary practices, architecture, Syria, Euphrates.

Entreprise dans le cadre de la campagne internationale de sauvetage organisée à l'occasion de la construction du barrage de Tichrine, la fouille préhistorique de Dja'de el Mughara (Ja'det al-Moghara) a débuté en 19911.

Ce tell recèle des niveaux archéologiques appartenant principalement au Néolithique précéramique (Pre-Pottery Neolithic [PPNB] ancien) c'est-à-dire à la seconde moitié du 9ème millénaire av. n.e. en âge corrigé. Ces niveaux ont notamment livré un matériel archéologique très abondant (outillages lithiques recueillis homogènes et proches de ceux connus à Mureybet IVA), des vestiges de maisons rectangulaires séparées par des espaces non couverts et plusieurs attestations de pratiques funéraires.

(1) La fouille de Dja'de el Mughara constitue une opération de la Mission Permanente d'El Kowm-Mureybet fondée à l'initiative de J. Cauvin et financée par le Ministère des Affaires Étrangères. Notre travail a été facilité par l'appui que nous avons trouvé auprès de la Direction des Antiquités et des Musées de Syrie, à Damas et à Alep: nous en remercions particulièrement le Pr. Dr Soltan Muhesen, Directeur Général des Antiquités et des Musées de Syrie, le Dr Adnan Bounni, Directeur du Service des Fouilles et M. Wahid Kayyata, Directeur des Antiquités de la région d'Alep. Nous tenons à remercier Danielle Stordeur (CNRS et Directeur de la Mission Permanente d'El Kowm-Mureybet), titulaire du permis de fouilles initial à Dja'de, qui nous a confié la responsabilité technique et scientifique de cette fouille puis qui a oeuvré pour que, à partir de 1996, ce permis nous soit attribué nominalement. L'intérêt archéologique de Dja'de avait été révélé par les prospections du Haut Euphrate syrien effectuées par T. McClellan et par M.-C. Cauvin et M. Molist.

Il s'agit du seul site PPNB ancien actuellement abordable au Levant nord, les niveaux comparables de Mureybet et de Cheikh Hassan ayant été irrémédiablement détruits à la suite de la construction du barrage de Tabqa. Or cette phase est particulièrement importante, car elle correspond à la fin de la période de gestation du processus de domestication, celle où les premières tentatives agricoles ont du être effectuées avec des céréales à morphologie encore sauvage (protoagriculture) et à la suite de laquelle les hommes sont passés d'un mode de vie de chasseurs-cueilleurs plus ou moins sédentaires, à une économie de villageois producteurs mais exploitant toutefois encore largement l'environnement naturel. En effet, à Dja'de les animaux et les céréales consommés sont encore tous sauvages, alors que dans le site voisin de Halula, au PPNB moyen, céréales et animaux sont domestiques. Dja'de constitue donc un jalon majeur dans le processus de domestication qui a abouti à une modification radicale des rapports entre l'Homme et son environnement naturel.

L'ESPACE NATUREL

Situé en amont de Qara Qûsâk, au Nord-Est d'Alep et à environ 30 km au sud de Jerablous, le site de Dja'de (latitude 36°37' N, longitude 38° 13' E, cote supérieure à 330 m) constitue un tell bas (5 à 6 m au dessus de la plaine actuelle2), établi en rive gauche de l'Euphrate, au contact entre la steppe de Jezireh et la vallée. La région

TMO28 © Maison de l'Orient Méditerranéen 109 BCSMS 33 (Québec, 1998) © Canadian Society for Mesopolamian Studies

Espace naturel, espace habité en Syrie du Nord (10e-2e millénaires av. J.-C.)

reçoit aujourd'hui en moyenne 250 à 300 mm de pluie (avec des écarts allant de 450 mm à moins de 150 mm). Le site est installé sur la moyenne terrasse quaternaire (terrasse QII datant de l'avant-dernier pluvial), composée en partie de cailloutis et de galets de roches métamorphiques venant du Taurus. Cette formation est consolidée en un poudingue qui oppose une forte résistance à l'érosion latérale exercée par le fleuve dont les possibilités de divagation sont à ce niveau relativement réduites, ce qui a certainement constitué un des critères de choix de l'emplacement du site de Dja'de. Il se trouve en outre à l'interface de deux milieux à la fois bien distincts et d'accès aisé:

• La plaine alluviale de l'Euphrate avec de nombreux bras plus ou moins actifs (lit majeur et paléoméandres) et des îles végétalisées. Le tell domine cette plaine d'une quinzaine de mètres et elle assurait aux hommes du Néolithique des ressources aisées en eau, nourriture et bois, sans toutefois qu'ils aient à subir les inconvénients liés aux inondations. Cette plaine est particulièrement large en amont de Dja'de, tandis qu'au niveau du défilé de Qara Quzaq, situé peu en aval, la plaine alluviale était très étroite et bordée de collines abruptes.

• L'arrière-pays steppique (Jezireh) aisément accessible grâce à deux larges vallées drainées par des oueds. Au-delà de ces zones relativement basses (moins de 350 m), on trouve des collines, formées dans la roche en place ou dans des formations alluviales anciennes, mais aucun obstacle pouvant gêner les éventuelles expéditions de chasse et cueillette ou d'approvisionnement en matières premières lithiques particulières dans la steppe ou dans le massif volcanique situé au Nord-Est dans lequel poussent encore en abondance des céréales sauvages (engrain: Triticum urartu). Il est évident que les occupants du site, pratiquant

une économie de prédateurs (chasseurs-cueilleurs), ont misé sur la complémentarité de ressources procurée par ces milieux à la fois différents et cependant facilement accessibles. Partant de la connaissance du milieu naturel actuel, notre compréhension du paléoenvironnement au 9ème millénaire av. J.-C. résultera principalement du croisement des analyses géoarchéologiques3, archéozoo- logiques et archéobotaniques.

L'ESPACE CONSTRUIT

Dans le domaine de l'architecture et de l'organisation spatiale de l'espace villageois, le PPNB ancien de Dja'de est caractérisé par la présence de petites maisons rectangulaires généralement unicellulaires, à murs de pisé avec armature de pierres de faible module et à sols en terre battue généralement construits sur un radier de pierres. Ces maisons sont isolées les unes des autres et séparées par de larges espaces non couverts dans lesquels se répartissent les structures de combustion (foyers en fosses ou cuvettes généralement remplis de pierres brûlées), des trous de poteaux attestant la présence de constructions légères en matériaux périssables et un type particulier de constructions à plan général rectangulaire: des séries de murets bas, parallèles et très rapprochés (l'espace entre deux murets varie entre 15 cm et 20 cm) dont le plan évoque les grill-plan du PPNB du Taurus4. Ces murets sont, comme les maisons, construits avec beaucoup d'attention en pisé avec armature de pierres et avec un radier de fondation; il ne s'agit pas de structures provisoires car ils présentent des traces de réfections périodiques des enduits et il en va de même pour les sols environnants successifs qui peuvent présenter une dizaine de réfections. Ces murets sont toujours bas (environ 50 cm) et de hauteur peu variée, si bien qu'ils ont été surélevés lorsque la superposition des sols environnants conduisait à trop les rabaisser. À la différence de ce qui a été signalé en Turquie notamment à Çayonii, nous ne pensons pas qu'ici les intervalles entre les murets aient pu être remplis de terre pour que l'ensemble forme une plate-forme surélevée sur laquelle aurait été érigé l'habitat proprement dit. En effet il est d'une part peu envisageable d'avoir, dans plusieurs niveaux, à la fois des maisons rectangulaires "classiques" et d'autres construites sur des soubassements. D'autre part et surtout, les traces de lissage et de réfection périodique de l'enduit n'auraient aucune raison d'être si les espaces avaient été destinés à être remplis de terre ou même si les murets avaient supporté une couverture ("plancher") permanente (seuls les murets "extérieurs" auraient alors eu droit à un tel traitement)... A contrario nous pensons que ces murets ont servi de support à des plates-formes en matériaux légers, les espaces entre les murs restant ouverts et ayant pour fonction de laisser passer librement l'air afin de com-

(2) La puissance des couches du PPNB ancien est de plus de 4 m, ce qui est tout à fait exceptionnel.

(3) Un des objectifs des études microstratigraphiques entreprises par M. -A. Courty est de contribuer à la restitution des conditions environnementales synchrones des différentes phases d'occupation.

(4) À Çayonii, les grill-plan sont cependant d'une dimension beaucoup plus importante. À l'heure actuelle (1996) plus de 10 constructions à "plan en grille" ont été mises au jour dans les différents niveaux du PPNB ancien de Dja'de, ces structures comprenant de trois à une dizaine de murets parallèles. Dans deux cas, après nivellement de niveaux antérieurs et surélévation des sols d'habitat, des structures de ce type ont été construites exactement au même endroit que les précédentes, comme pour profiter du drainage de fondation constitué par les murets antérieurs.

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Coqueugniot: Dja'de el Mughara

pléter l'assainissement déjà assumé par le radier sous- jacent. Le fait que toutes les surfaces des murets aient été régulièrement réenduites atteste que le sommet de la plate-forme était non pas permanent mais régulièrement remplacé (réfection saisonnière?) ce qui suggère un matériau léger et périssable tel que des roseaux ou des branchages. La fonction exacte de ces structures reste à préciser, qu'il s'agisse de plates-formes de couchages comme il est encore fréquent d'en voir dans la région ou qu'il s'agisse d'aires de séchages pour la conservation des aliments. La présence de constructions légères est attestée aussi bien par des trous de poteaux que par la mise en évidence, hors des "maisons", d'empreintes souvent très bien conservées (minéralisation infra-millimétrique de la matière organique avec conservation en place des phytolithes) de nattes et de tapis végétal (épandage en litières) superposées qui n'auraient pas pu être préservés en milieu non couvert.

Cette conception de l'espace habité avec des maisons de très petites dimensions séparées par des espaces plus faiblement aménagés n'est cependant pas la seule qui ait prévalu durant toute la séquence PPNB ancien à Dja'de. En effet, dans un des secteurs de fouille, les niveaux les plus anciens ont livré une pièce de près de 4 m sur 3,50 m à sol de terre battue dont les murs de pisé à armature de pierre et enduit d'argile lissé sont conservés sur près de 1,10 m de hauteur (plus 20 cm environ de fondations). Il s'agit d'un module encore unique à Dja'de, sans qu'il soit pour l'instant possible de dire s'il s'agit d'une variation locale (coexistence de maisons à très petites pièces et d'autres à grandes cellules) ou d'un changement chronologique.

Les études microstratigraphiques entreprises sous la responsabilité de M. -A. Courty permettent d'affiner cette vision de l'espace habité et elles nous renseignent sur les différents modes d'aménagement et d'occupation. Jusqu'à présent trois types principaux d'aménagement et de fonctionnement ont ainsi être individualisés:

• Dans les espaces en architecture construite (constructions en pierres et leben), les espaces couverts présentent des sols construits bien préparés, avec une faible production détritique qui témoigne d'un entretien soigné au cours de leur fonctionnement. Ceci correspond évidemment à l'observation de l'archéologue qui constate que les sols des maisons sont toujours "nettoyés" et dépourvus de matériel archéologique in situ (hormis dans le cas des "maisons brûlées").

• Dans certains espaces qui ne présentent pas d'architecture évidente à la fouille, les caractères microstratigraphiques indiquent des constructions légères (parois végétales et pisé) et des sols aménagés avec couverture au sol de type tapis végétal. Il est ainsi

possible de reconnaître des espaces couverts stricto sensu et des espaces non couverts (de type cour) ou faiblement couverts (auvents...). Certains espaces sans traces d'aménagement sont caractérisés par des séquences microstratigraphiques faiblement différenciées; l'homogénéité des unités stratigraphiques témoigne alors d'une production détritique continue, synchrone du fonctionnement de l'espace. Il s'agit, selon les relations avec les espaces précédents, d'aires de passage de type ruelle et de cours extérieures.

L'ESPACE FUNERAIRE

Les pratiques funéraires sont largement représentées à Dja'de et elles s'y révèlent très variées. À côté des "habituels" dépôts de crânes sous le sols de maisons, un ensemble exceptionnel a été trouvés, pour lequel le terme de Maison des Morts (fig. 1) semble approprié même si elle reste beaucoup plus limitée que celle de Cayönü. Cette fonction spécifique semble avoir perduré pendant au moins trois phases successives de cette construction, même si ses détails d'aménagement ont varié au cours du temps; ainsi les compartiments/casiers des phases anciennes n'ont-ils plus été fermés lors des phases postérieures, laissant la place aux « antes » caractéristiques de la « maison » finale. Les individus retrouvés étaient tous des enfants et de jeunes adultes et présentaient des traitements variés, les uns en inhumation primaire, les autres représentés seulement par quelques membres ou par des crânes isolés. Le groupe le plus "spectaculaire" a été trouvé sous le radier de sol d'une

Fig. 1 - Dja'de (PPNB ancien) Dernier état de la "Maison des morts". Les deux petites cellules rectangulaires sont prolongées par des antes; dans l'étape antérieure de la maison ces dernières étaient remplacées

par des casiers à usage funéraire.

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Espace naturel, espace habité en Syrie du Nord (10e-2e millénaires av. J.-C.)

petite cellule rectangulaire et il était constitué notamment par un adulte en position semi-fléchie, tenant contre lui un enfant et ayant une main posée sur un crâne isolé. Un autre ensemble était localisé dans un casier et scellé, tant en partie supérieure qu'en partie inférieure, par des radiers de pierres et de galets; il contenait un crâne d'immature et des os longs alignés appartenant à au moins 3 individus adultes. Au total, ce sont les restes d'au moins 38 individus plus ou moins complets qui ont déjà été mis au jour et, avec cet ensemble, ce n'est plus l'espace naturel ou habité mais l'univers mental des habitants de Dja'de que nous abordons. Les uns et les autres ne sont cependant nullement indépendants; l'observation fine des modes d'inhumation suggère en effet que les habitants de Dja'de n'y vivaient peut-être pas en permanence; il pouvait s'agir de semi-nomades qui ramenaient ici les corps des individus décédés lors de périodes d'éloignement du village afin de les enterrer dans une "Maison des Morts", les corps pouvant être transportés enveloppés dans des nattes ainsi que le suggère la découverte d'empreintes de nattes interstratifiées dans deux dépôts funéraires5.

L'EXPLOITATION DE L'ESPACE NATUREL PAR L'HOMME

L'environnement végétal et son exploitation

L'étude anthracologique6 (14 taxons déterminés) montre la forte exploitation de la ripisylve (forêt-galerie) avec le Tamaris (Tamarix sp.), le saule (Salix sp.), le peuplier (Populus euphratica) et des espèces actuellement plus montagnardes telles que le frêne (Fraxinus sp.) et le platane {Platanus orientalis). La forêt "pré- steppique" est représentée notamment par le pistachier {Pistacia atlantica), l'amandier (Amygdalus sp., rare) et l'érable (Acer sp.) qui n'avait pas été identifié sur les sites plus anciens du Moyen Euphrate. Il faut signaler la présence du chêne à feuilles caduques (Quercus f.c), de nos jours totalement absent de la région, mais qui peut cependant se contenter d'une pluviosité de 400 ou même 350 mm avec six mois de sécheresse totale. Le milieu steppique est bien représenté, que ceci traduise une ari-

(5) Les études géoarchéologiques (M.-A. Courty) et archéozo- ologiques (L. Gourichon) portent notamment sur les problèmes de saisonnalité et elles devraient permettre de valider l'hypothèse concernant une occupation non permanente du village de Dja'de.

(6) L'étude archéobotanique a été entreprise sous la responsabilité de WILLCOX, 1995 par lui-même, assisté de V. Roitel et S. Fornite. Une série de prélèvements, effectués entre 1991 et 1993, ont été intégrés dans la recherche doctorale de V. Roitel sur l'anthracologie des sites du Moyen-Euphrate syrien (thèse soutenue devant l'Université de Montpellier II en Novembre 1997).

dite réelle ou le fait que Dja'de se trouve en contact direct avec la steppe de Jezireh.

L'étude des graines et des fruits (carpologie) indique la cueillette des pistaches, des amandes, des lentilles, de la vigne sauvage et de diverses céréales sauvages: orge (Hordeum spontaneum) et engrain (Triticum boeticum/urartu) associés avec des adventices ("mauvaises herbes" commensales des céréales) dont la recrudescence pourrait traduire des tentatives protoagricoles, prémisses de la domestication des céréales.

Des tests ont montré Tassez bonne conservation des pollens à Dja'de et une colonne de prélèvements a été effectuée en vue d'une analyse palynologique. Nous disposerons ainsi d'une source supplémentaire d'informations concernant l'environnement végétal de Dja'de.

La chasse

L'étude archéozoologique préliminaire7 donne dès à présent une vision assez complète des choix cynégétiques des occupants de Dja'de:

Vingt espèces de mammifères, dix-sept d'oiseaux et trois de tortues sont été recensées. Le milieu était composé de deux biotopes; une vallée boisée (chat sauvage, chat des marais, daim de Mésopotamie, blaireau, sanglier, putois marbré, aurochs) et une steppe (gazelle, âne sauvage, hémione, mouflon, perdrix et certains rapaces). La présence du hérisson oriental suggère que Dja'de pouvait recevoir en moyenne 300 mm de pluie.

En ce qui concerne l'économie alimentaire, la différence est faible avec la période précédente (PPNA de Jerf el Ahmar) et la chasse reste centrée sur les gazelles8, les équidés, les aurochs et les oiseaux d'eau (pélicans, oies, canards, grues). Grâce à la proximité de l'Euphrate, couloir naturel pour de nombreux oiseaux migrateurs, la chasse a pu s'exercer sur ces gros rassemblements. Les rapaces sont bien représentés en nombre d'espèces tandis que les poissons sont rares mais ils paraissent cependant légèrement plus abondants qu'à Jerf el Ahmar. Il faut noter que les couches les plus anciennes semblent plus riches en petites espèces chassées. Des études en lames minces des dents des mammifères chassés vont permettre d'envisager la question de la saisonnalité des activités de chasse et, par la suite, elles pourront apporter des éléments concernant la permanence de l'occupation du site par les néolithiques.

(7) L'étude archéozoologique est effectuée par HELMER, 1994 et L. Gourichon (tout spécialement pour les oiseaux et la saisonnalité).

(8) Les gazelles peuvent représenter jusqu'à 70% de la faune dans certaines couches.

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Coqueugniot: Dja'de el Mughara

L'homme et ses outils

II n'est pas dans notre propos d'insister ici sur les outillages façonnés par l'homme, il s'avère cependant nécessaire de les mentionner car d'une part ils permettent de mieux comprendre la finalité de l'espace villageois et, d'autre part, ils représentent un témoin de l'action de l'homme prédateur sur le milieu naturel.

L'outillage lithique recueilli est très abondant et typique de cette époque9; il présente de nombreux parallèles avec le matériel de Mureybet IVA et de Cheikh Hassan PPNB ancien et la matière première est constituée d'une part par des galets de silex roulés à grain moyen, trouvés à proximité du site en position secondaire dans les terrasses et épandages quaternaires, et, d'autre part, par des rognons de silex à grain très fin recueillis dans des bancs (gîtes primaires) qui ne semblent pas appartenir à l'environnement proche du site. L'armement est dominé par les flèches à pédoncule (pointes de Byblos et variantes) façonnées sur des lames rectilignes obtenues à partir de nucleus naviformes dont le type s'était élaboré à la fin du PPNA (Mureybetien final). Parmi les outils d'acquisition du matériel végétal, les lames lustrées sont nombreuses, qu'elles aient servi à la cueillette des céréales ("faucilles") ou à la coupe d'autres végétaux tendres (roseaux...). Comme aux cours des époques précédentes, l'obsidienne est "importée" d'Anatolie (plus précisément de Cappadoce), mais elle reste cependant marginale par rapport au silex et son usage est limité à des lames et lamelles étroites qui ne sont généralement pas retouchées.

L'outillage osseux du PPNB ancien10 comporte essentiellement des poinçons de type très ubiquiste et il est beaucoup moins riche et varié que celui du PPNA (Mureybetien) des sites antérieurs. À l'instar des poinçons, la majorité des pièces fait preuve d'un investissement technique minimaliste par le biais d'une sélection extrêmement rai sonnée d'une conformation anatomique particulière, en fonction de la destination de l'outil. Un investissement approfondi est par contre présent avec des objets clairement transformés (cas où la conformation anatomique n'est pratiquement plus identifiable), avec notamment des crochets11 pour lesquels le support d'origine a été totalement transformé.

Le matériel de broyage et de mouture est abondant, mais presque toujours fragmenté et les pièces passives (meules...) sont, sauf exception, fabriquées en basalte vacuole tandis que le calcaire et les autres matériaux (grès) sont très rares. Ce matériau volcanique ne semble cependant pas provenir de très loin et des basaltes de

(9) COQUEUGNIOT, 1994. (10) L'outillage osseux est étudié par A. G. Vincent. (11) Ces crochets appartiennent à un modèle qui jusqu'à présent

n'était connu sur l'Euphrate syrien que plus tard (Abu Hureyra néolithique et Halula).

même aspect macroscopique sont présents dans des bancs situés à moins de 8 km du site. Ce matériel est a priori associé à la transformation des végétaux (mouture...) mais il ne faut pas exclure d'autres usages tels que le broyage des minéraux (ocre...) ou des matières carnées.

DJA'DE AU NEOLITHIQUE FINAL ET A L'AGE DU BRONZE

II semble que le site de Dja'de ait été abandonné durant les PPNB moyen et récent, avant d'être réoccupé par un village au début du Néolithique avec céramique. Bien que très mal conservés, les niveaux du Néolithique céramique (pré-Halaf, 6ème millénaire av. J.-C.) ont fourni trois niveaux d'architecture et un abondant matériel céramique. Ils attestent de l'appartenance de cette région à l'aire culturelle connue en divers points de la Jezireh syrienne (cf. notamment, sur le Balikh, Sabi Abyad 6 à la fin de la période pré-Halaf ou même au début de la transition vers le Halaf [1er quart du 6ème millénaire av. J.-C. en dates calibrées]). Le mode d'occupation du village était alors très différent de celui du PPNB ancien et les maisons étaient groupées et non plus dispersées. Les courants d'échange étaient plus variés qu'au PPNB ainsi que le suggère par exemple l'importation d'obsidienne non plus de la seule Cappadoce mais aussi d'Anatolie orientale (Bingöl B).

La dernière "occupation" archéologique de Dja'de remonte au début de la seconde moitié du 3ème millénaire avec une nécropole du Bronze ancien III/IV. Deux tombes à ciste inviolées ont été fouillées et le mobilier funéraire associé à ces sépultures individuelles est varié, quoiqu'il semble issu d'une tradition artisanale régionale propre au Moyen Euphrate, même si la matière première (comme le cuivre arsénié) pouvait être importée d'Anatolie12. Il ne semble pas qu'à cette période un village ait existé sur le tell dont la fonction a donc dû être uniquement funéraire, en liaison avec un des villages voisins du Bronze ancien (Qara Qusak?).

Dans tout site préhistorique, espace naturel et espace habité sont intimement liés, tant pour le choix de l'implantion que pour les stratégies de subsistance. Les habitants de Dja'de avaient en effet une économie, pour l'essentiel, prédatrice et par suite la plupart de leur techniques d'acquisition était dépendantes uniquement de l'environnement (encore) naturel et de sa connaissance. Par suite seule l'approche interdisciplinaire de tous les vestiges et artefacts peut permettre de comprendre et surtout d'interpréter ces liens, de comprendre comment l'homme a été capable de les modifier et de passer à une économie de producteurs.

(12) COQUEUGNIOT et al, sous presse.

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Espace naturel, espace habité en Syrie du Nord (10e-2e millénaires av. J.-C.)

DATATIONS ABSOLUES

L'analyse du matériel archéologique (essentiellement l'industrie lithique) laissait espérer une date autour de 7300 14C B.C. soit environ 9250 BP

Ly-5820 Ly-5821 Ly-5822 Ly-5823 UtC-2367 UtC-2369 Ly-6164 Ly-6165 Ly-6166

Ages 14C B.P. (non calibrés)

9540 +/- 290 BP 9610+/- 170 BP 9160 +/- 75 BP 9140+/- 390 BP

9200 +/- 100 BP 9070 +/- 220 Β Ρ 9100 +/- 80 BP 8990 +/- 100 BP

Dates calibrées (selon Stuiver & Reimer 1993)

9128 (8930, 8860, 8790, 8720) 8262 9836(8840,8810,8600)8014

8356 (8090) 8028 9058 (8090) 7428

8429(8320,8190)8026 8831 (8070)7579 8338 (8080) 7976 8323 (8030) 7739

Observations

Très faible quantité de C Très faible quantité de C

Carbone abondant Très faible quantité de C

Mesure à l'accélérateur Très faible quantité de C

Très faible quantité de C

II apparaît que les dates les plus fiables (carbone suffisamment abondant dans l'échantillon ou détermination à l'accélérateur) ont fourni une datation extrêmement proche des dates « prévues », établies sur la base des industries lithiques et confirmées par la composition de la faune (similitudes avec Mureybet IV A).

Éric COQUEUGNIOT CNRS-UPR 7537

Maison de l'Orient Méditerranéen 7 rue Raulin

F- 69007 Lyon, France

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