Corneille Polyeucte 248

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    la Reine Rgente Madame,

    Quelque connaissance que jaie de ma faiblesse, quelque profond respectquimprime Votre Majest dans les mes de ceux qui lapprochent, javoueque je me jette ses pieds sans timidit et sans dfiance, et que je metiens assur de lui plaire, parce que je suis assur de lui parler de cequelle aime le mieux. Ce nest quune pice de thtre que je lui prsente,mais qui lentretiendra de Dieu. La dignit de la matire est si haute, quelimpuissance de lartisan ne la peut ravaler ; et votre me royale se plattrop cette sorte dentretien pour soffenser des dfauts dun ouvrage oelle rencontrera les dlices de son cur. Cest par l, Madame, que jespreobtenir de Votre Majest le pardon du long temps que jai attendu luirendre cette sorte dhommages. Toutes les fois que jai mis sur notre scne

    des vertus morales ou politiques, jen ai toujours cru les tableaux troppeu dignes de paratre devant elle, quand jai considr quavec quelquesoin que je les pusse choisir dans lhistoire, et quelques ornements dontlartifice les pt enrichir, elle en voyait de plus grands exemples danselle-mme. Pour rendre les choses proportionnes, il fallait aller la plushaute espce, et nentreprendre pas de rien offrir de cette nature unereine trs chrtienne, et qui lest beaucoup plus encore par ses actions que

    par son titre, moins que de lui offrir un portrait des vertus chrtiennes,dont lamour et la gloire de Dieu formassent les plus beaux traits, etqui rendt les plaisirs quelle y pourra prendre aussi propres exercer sa

    pit qu dlasser son esprit. Cest cette extraordinaire et admirablepit, Madame, que la France est redevable des bndictions quelle voittomber sur les premires armes de son roi ; les heureux succs quelles ontobtenus en sont les rtributions clatantes, et des coups du ciel qui rpandabondamment sur tout le royaume les rcompenses et les grces que VotreMajest a mrites. Notre perte semblait infaillible aprs celle de notregrand monarque ; toute lEurope avait dj piti de nous, et simaginaitque nous nous allions prcipiter dans un extrme dsordre, parce quellenous voyait dans une extrme dsolation : cependant la prudence et lessoins de Votre Majest, les bons conseils quelle a pris, les grands courages

    quelle a choisis pour les excuter ont agi si puissamment dans tous lesbesoins de ltat, que cette premire anne de sa rgence a non seulementgal les plus glorieuses de lautre rgne, mais a mme effac, par la

    prise de Thionville, le souvenir du malheur qui, devant ses murs, avaitinterrompu une si longue suite de victoires. Permettez que je me laisse

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    emporter au ravissement que me donne cette pense, et que je mcriedans ce transport :

    Que vos soins, grande reine, enfantent de miracles !Bruxelles et Madrid en sont tout interdits ;Et si notre Apollon me les avait prdits,

    Jaurais moi-mme os douter de ses oracles.Sous vos commandements on force tous obstacles,On porte lpouvante aux curs les plus hardis.Et par des coups dessai vos tats agrandisDes drapeaux ennemis font dillustres spectacles.

    La Victoire elle-mme accourant mon roi,Et mettant ses pieds Thionville et Rocroi,Fait retentir ces vers sur les bords de la Seine :

    France, attends tout dun rgne ouvert en triomphant,Puisque tu vois dj les ordres de ta reineFaire un foudre en tes mains des armes dun enfant.

    Il ne faut point douter que des commencements si merveilleux ne soientsoutenus par des progrs encore plus tonnants. Dieu ne laisse point sesouvrages imparfaits : il les achvera, Madame, et rendra non seulementla rgence de Votre Majest, mais encore toute sa vie, un enchanementcontinuel de prosprits. Ce sont les vux de toute la France, et ce sontceux que fait avec plus de zle, Madame,

    De Votre Majest,Le trs humble, trs obissant et trs fidle serviteur et sujet,

    P. Corneille

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    Abrg du martyrede Saint Polyeucte

    crit par Simon Mtaphraste et rapport par Surius

    Lingnieuse tissure des fictions avec la vrit, o consiste le plusbeau secret de la posie, produit dordinaire deux sortes deffets selon ladiversit des esprits qui la voient. Les uns se laissent si bien persuader cet enchanement, quaussitt quils ont remarqu quelques vnementsvritables, ils simaginent la mme chose des motifs qui les font natre etdes circonstances qui les accompagnent ; les autres, mieux avertis de notreartifice, souponnent de fausset tout ce qui nest pas de leur connaissance,

    si bien que quand nous traitons quelque histoire carte dont ils ne trouventrien dans leur souvenir, ils lattribuent tout entire leffort de notreimagination, et la prennent pour une aventure de roman.

    Lun et lautre de ces effets serait dangereux en cette rencontre : il y vade la gloire de Dieu, qui se plat dans celle de ses saints, dont la mort si

    prcieuse devant ses yeux ne doit pas passer pour fabuleuse devant ceuxdes hommes. Au lieu de sanctifier notre thtre par sa reprsentation, nousy profanerions la saintet de leurs souffrances, si nous permettions quela crdulit des uns et la dfiance des autres, galement abuses par cemlange, se mprissent galement en la vnration qui leur est due, et que

    les premiers la rendissent mal propos ceux qui ne la mritent pas, pendantque les autres la dnieraient ceux qui elle appartient.Saint Polyeucte est un martyr dont, sil mest permis de parler ainsi,

    beaucoup ont plutt appris le nom la comdie qu lglise. Le Martyrologeromain en fait mention sur le 13 de fvrier, mais en deux mots, suivant sacoutume ; Baronius, dans ses Annales, nen dit quune ligne ; le seul Surius,ou plutt Mosander, qui la augment dans les dernires impressions, enrapporte la mort assez au long sur le 9 de janvier ; et jai cru quil tait demon devoir den mettre ici labrg. Comme il a t propos den rendre lareprsentation agrable, afin que le plaisir pt en insinuer plus doucementlutilit, et lui servir comme de vhicule pour la porter dans lme du peuple,il est juste aussi de lui donner cette lumire pour dmler la vrit davecses ornements, et lui faire reconnatre ce qui lui doit imprimer du respectcomme saint, et ce qui le doit seulement divertir comme industrieux. Voicidonc ce que ce dernier nous apprend :

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    Polyeucte et Narque taient deux cavaliers troitement lis ensembledamiti ; ils vivaient en lan 250, sous lempire de Dcius ; leur demeuretait dans Mlitne, capitale dArmnie ; leur religion diffrente : Narquetant chrtien, et Polyeucte suivant encore la secte des gentils, mais ayanttoutes les qualits dignes dun chrtien, et une grande inclination ledevenir. Lempereur ayant fait publier un dit trs rigoureux contre leschrtiens, cette publication donna un grand trouble Narque, non par lacrainte des supplices dont il tait menac, mais pour lapprhension quil eutque leur amiti ne souffrt quelque sparation ou refroidissement par cet dit,vu les peines qui y taient proposes ceux de sa religion, et les honneurs

    promis ceux du parti contraire ; il en conut un si profond dplaisir, queson ami sen aperut ; et layant oblig de lui en dire la cause, il prit de loccasion de lui ouvrir son cur : Ne craignez point, lui dit-il, que ldit delempereur nous dsunisse ; jai vu cette nuit le Christ que vous adorez ; ilma dpouill dune robe sale pour me revtir dune autre toute lumineuse,et ma fait monter sur un cheval ail pour le suivre : cette vision ma rsoluentirement faire ce quil y a longtemps que je mdite ; le seul nom de

    chrtien me manque ; et vous-mme, toutes les fois que vous mavez parl devotre grand Messie, vous avez pu remarquer que je vous ai toujours coutavec respect ; et quand vous mavez lu sa vie et ses enseignements, jaitoujours admir la saintet de ses actions et de ses discours. Narque ! si

    je ne me croyais pas indigne daller lui sans tre initi dans ses mystreset avoir reu la grce de ses sacrements, que vous verriez clater lardeurque jai de mourir pour sa gloire et le soutien de ses ternelles vrits !

    Narque layant clairci du scrupule o il tait par lexemple du bon larron,qui en un moment mrita le ciel, bien quil net pas reu le baptme, aussittnotre martyr, plein dune sainte ferveur, prend ldit de lempereur, crache

    dessus, et le dchire en morceaux quil jette au vent ; et voyant des idolesque le peuple portait sur les autels pour les adorer, il les arrache ceux quiles portaient, les brise contre terre et les foule aux pieds, tonnant tout lemonde et son ami mme par la chaleur de ce zle quil navait pas espr.

    Son beau-pre Flix, qui avait la commission de lempereur pourperscuter les chrtiens, ayant vu lui-mme ce quavait fait son gendre, saiside douleur de voir lespoir et lappui de sa famille perdus, tche dbranlersa constance, premirement par de belles paroles, ensuite par des menaces,enfin par des coups quil lui fait donner par ses bourreaux sur tout le visage ;mais nen ayant pu venir bout, pour dernier effort il lui envoie sa fille

    Pauline, afin de voir si ses larmes nauraient point plus de pouvoir sur lespritdun mari que navaient eu ses artifices et ses rigueurs. Il navance riendavantage par l ; au contraire, voyant que sa fermet convertissait beaucoupde paens, il le condamne perdre la tte. Cet arrt fut excut sur lheure ;

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    et le saint martyr, sans autre baptme que de son sang, sen alla prendrepossession de la gloire que Dieu a promise ceux qui renonceraient eux-mmes pour lamour de lui.

    Voil en peu de mots ce quen dit Surius ; le songe de Pauline, lamourde Svre, le baptme effectif de Polyeucte, le sacrifice pour la victoire delempereur, la dignit de Flix que je fais gouverneur dArmnie, la mortde Narque, la conversion de Flix et de Pauline, sont des inventions et desembellissements de thtre. La seule victoire de lempereur contre les Persesa quelque fondement dans lhistoire ; et, sans chercher dautres auteurs,elle est rapporte par M. Cffeteau dans son Histoire romaine ; mais il nedit pas, ni quil leur imposa tribut, ni quil envoya faire des sacrifices deremerciement en Armnie.

    Si jai ajout ces incidents et ces particularits selon lart ou non, lessavants en jugeront ; mon but ici nest pas de les justifier, mais seulementdavertir le lecteur de ce quil en peut croire.

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    Personnages

    Flix, snateur romain, gouverneur dArmnie.Polyeucte, seigneur armnien, gendre de Flix.

    Svre, chevalier romain, favori de lempereur Dcie.Narque, seigneur armnien, ami de Polyeucte.Pauline, fille de Flix et femme de Polyeucte.Stratonice, confidente de Pauline.Albin, confident de Flix.Fabian, domestique de Svre.Clon, domestique de Flix.Trois gardes

    La scne est Mlitne, capitaledArmnie, dans le palais de Flix.

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    Acte premier

    Scne premire

    Polyeucte, Narque.

    NARQUE

    Quoi ! Vous vous arrtez aux songes dune femme !De si faibles sujets troublent cette grande me !Et ce cur tant de fois dans la guerre prouvSalarme dun pril quune femme a rv !

    POLYEUCTE

    Je sais ce quest un songe, et le peu de croyanceQuun homme doit donner son extravagance,Qui dun amas confus des vapeurs de la nuitForme de vains objets que le rveil dtruit ;Mais vous ne savez pas ce que cest quune femme ;Vous ignorez quels droits elle a sur toute lmeQuand, aprs un long temps quelle a su nous charmer,Les flambeaux de lhymen viennent de sallumer.Pauline, sans raison dans la douleur plonge,Craint et croit dj voir ma mort quelle a songe ;Elle oppose ses pleurs au dessein que je fais,Et tche lempcher de sortir du palais.Je mprise sa crainte, et je cde ses larmes,Elle me fait piti sans me donner dalarmes,Et mon cur, attendri sans tre intimid,

    Nose dplaire aux yeux dont il est possd.Loccasion, Narque, est-elle si pressanteQuil faille tre insensible aux soupirs dune amante ?Par un peu de remise pargnons son ennui,

    Pour faire en plein repos ce quil trouble aujourdhui.NARQUE

    Avez-vous cependant une pleine assuranceDavoir assez de vie ou de persvrance ?

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    Et Dieu, qui tient votre me et vos jours dans sa main,Promet-il vos vux de le pouvoir demain ?Il est toujours tout juste et tout bon, mais sa grce

    Ne descend pas toujours avec mme efficace.Aprs certains moments que perdent nos longueurs,Elle quitte ces traits qui pntrent les curs ;Le ntre sendurcit, la repousse, lgare ;Le bras qui la versait en devient plus avare,Et cette sainte ardeur qui doit porter au bienTombe plus rarement, ou nopre plus rien.Celle qui vous pressait de courir au baptme,Languissante dj, cesse dtre la mme,Et pour quelques soupirs quon vous a fait our,Sa flamme se dissipe et va svanouir.

    POLYEUCTE

    Vous me connaissez mal : la mme ardeur me brle,Et le dsir saccrot quand leffet se recule.Ces pleurs, que je regarde avec un il dpoux,Me laissent dans le cur aussi chrtien que vous.Mais pour en recevoir le sacr caractreQui lave nos forfaits dans une eau salutaire,Et qui, purgeant notre me et dessillant nos yeux,

    Nous rend le premier droit que nous avions aux cieux,Bien que je le prfre aux grandeurs dun empire,Comme le bien suprme et le seul o jaspire,Je crois, pour satisfaire un juste et saint amour,Pouvoir un peu remettre, et diffrer dun jour.

    NARQUE

    Ainsi du genre humain lennemi vous abuse :Ce quil ne peut de force, il lentreprend de ruse.Jaloux des bons desseins quil tche dbranler,Quand il ne les peut rompre, il pousse reculer ;Dobstacle sur obstacle il va trouver le vtre,Aujourdhui par des pleurs, chaque jour par quelque autre,Et ce songe rempli de noires visions

    Nest que le coup dessai de ses illusions.Il met tout en usage, et prire et menace,Il attaque toujours, et jamais ne se lasse,Il croit pouvoir enfin ce quencore il na pu,

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    Et que ce quon diffre est demi rompu. Rompez ses premiers coups, laissez pleurer Pauline.Dieu ne veut point dun cur o le monde domine,Qui regarde en arrire, et, douteux en son choix,Lorsque sa voix lappelle, coute une autre voix.

    POLYEUCTE

    Pour se donner lui faut-il naimer personne ?NARQUE

    Nous pouvons tout aimer, il le souffre, il lordonne ;Mais, vous dire tout, ce seigneur des seigneursVeut le premier amour et les premiers honneurs.Comme rien nest gal sa grandeur suprme,Il faut ne rien aimer quaprs lui, quen lui-mme,

    Ngliger, pour lui plaire, et femme et biens et rang,Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.

    Mais que vous tes loin de cette ardeur parfaiteQui vous est ncessaire, et que je vous souhaite !Je ne puis vous parler que les larmes aux yeux.Polyeucte, aujourdhui quon nous hait en tous lieux,Quon croit servir ltat quand on nous perscute,Quaux plus pres tourments un chrtien est en butte,Comment en pourrez-vous surmonter les douleurs,Si vous ne pouvez pas rsister des pleurs ?

    POLYEUCTE

    Vous ne mtonnez point ; la piti qui me blesseSied bien aux plus grands curs, et na point de faiblesse.Sur mes pareils, Narque, un bel il est bien fort :Tel craint de le fcher qui ne craint pas la mort ;Et sil faut affronter les plus cruels supplices,Y trouver des appas, en faire mes dlices,Votre Dieu, que je nose encor nommer le mien,Men donnera la force en me faisant chrtien.

    NARQUE

    Htez-vous donc de ltre.POLYEUCTE

    Oui, jy cours, cher Narque :Je brle den porter la glorieuse marque.

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    Mais Pauline safflige, et ne peut consentir,Tant ce songe la trouble, me laisser sortir.

    NARQUE

    Votre retour pour elle en aura plus de charmes :Dans une heure au plus tard vous essuierez ses larmes,Et lheur de vous revoir lui semblera plus doux,Plus elle aura pleur pour un si cher poux.Allons, on nous attend.

    POLYEUCTE

    Apaisez donc sa crainte,Et calmez la douleur dont son me est atteinte :Elle revient.

    NARQUE

    Fuyez.POLYEUCTE

    Je ne puis.

    NARQUE

    Il le faut ;Fuyez un ennemi qui sait votre dfaut,Qui le trouve aisment, qui blesse par la vue,Et dont le coup mortel vous plat quand il vous tue.

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    Scne II

    Polyeucte, Narque, Pauline, Stratonice.

    POLYEUCTE

    Fuyons, puisquil le faut. Adieu, Pauline, adieuDans une heure au plus tard je reviens en ce lieu.

    PAULINE

    Quel sujet si pressant sortir vous convie ?Y va-t-il de lhonneur ? Y va-t-il de la vie ?

    POLYEUCTE

    Il y va de bien plus.

    PAULINE

    Quel est donc ce secret ?POLYEUCTE

    Vous le saurez un jour. Je vous quitte regret.Mais enfin il le faut.

    PAULINE

    Vous maimez ?

    POLYEUCTE

    Je vous aime,

    Le ciel men soit tmoin, cent fois plus que moi-mme,Mais

    PAULINE

    Mais mon dplaisir ne vous peut mouvoir !Vous avez des secrets que je ne puis savoir !Quelle preuve damour ! Au nom de lhymne,Donnez mes soupirs cette seule journe.

    POLYEUCTE

    Un songe vous fait peur ?PAULINE

    Ses prsages sont vains,Je le sais, mais enfin je vous aime, et je crains.

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    POLYEUCTE

    Ne craignez rien de mal pour une heure dabsence.Adieu : vos pleurs sur moi prennent trop de puissance.Je sens dj mon cur prt se rvolter,Et ce nest quen fuyant que jy puis rsister.

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    Scne III

    Pauline, Stratonice.

    PAULINEVa, nglige mes pleurs, cours, et te prcipite

    Au-devant de la mort que les dieux mont prdite ;Suis cet agent fatal de tes mauvais destins,Qui peut-tre te livre aux mains des assassins. Tu vois, ma Stratonice, en quel sicle nous sommes,Voil notre pouvoir sur les esprits des hommes ;Voil ce qui nous reste, et lordinaire effetDe lamour quon nous offre, et des vux quon nous fait.Tant quils ne sont quamants, nous sommes souveraines,Et jusqu la conqute ils nous traitent de reines ;Mais aprs lhymne ils sont rois leur tour.

    STRATONICEPolyeucte pour vous ne manque point damour ;Sil ne vous traite ici dentire confidence,Sil part malgr vos pleurs, cest un trait de prudence ;Sans vous en affliger, prsumez avec moiQuil est plus propos quil vous cle pourquoi.Assurez-vous sur lui quil en a juste cause.Il est bon quun mari nous cache quelque chose,Quil soit quelquefois libre, et ne sabaisse pas nous rendre toujours compte de tous ses pas.

    On na tous deux quun cur qui sent mmes traverses,Mais ce cur a pourtant ses fonctions diverses,Et la loi de lhymen qui vous tient assembls

    Nordonne pas quil tremble alors que vous tremblez.Ce qui fait vos frayeurs ne peut le mettre en peine :Il est Armnien, et vous tes Romaine,Et vous pouvez savoir que nos deux nations

    Nont pas sur ce sujet mmes impressions ;Un songe en notre esprit passe pour ridicule,Il ne nous laisse espoir, ni crainte, ni scrupule,Mais il passe dans Rome avec autoritPour fidle miroir de la fatalit.

    PAULINEQuelque peu de crdit que chez vous il obtienne,Je crois que ta frayeur galerait la mienne

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    Si de telles horreurs tavaient frapp lesprit,Si je ten avais fait seulement le rcit.

    STRATONICE

    raconter ses maux souvent on les soulage.

    PAULINE

    coute. Mais il faut te dire davantage,Et que, pour mieux comprendre un si triste discours,Tu saches ma faiblesse et mes autres amours.Une femme dhonneur peut avouer sans honteCes surprises des sens que la raison surmonte :Ce nest quen ces assauts quclate la vertu,Et lon doute dun cur qui na point combattu. Dans Rome, o je naquis, ce malheureux visageDun chevalier romain captiva le courage.Il sappelait Svre ; excuse les soupirsQuarrache encore un nom trop cher mes dsirs.

    STRATONICE

    Est-ce lui qui nagure, aux dpens de sa vie,Sauva des ennemis votre empereur Dcie,Qui leur tira mourant la victoire des mains,Et fit tourner le sort des Perses aux Romains ?Lui, quentre tant de morts immols son matre,On ne put rencontrer, ou du moins reconnatre, qui Dcie enfin, pour des exploits si beauxFit si pompeusement dresser de vains tombeaux ?

    PAULINE

    Hlas ! Ctait lui-mme, et jamais notre RomeNa produit plus grand cur, ni vu plus honnte homme.Puisque tu le connais, je ne ten dirai rien.Je laimai, Stratonice ; il le mritait bien.Mais que sert le mrite o manque la fortune ?Lun tait grand en lui, lautre faible et commune ;

    Trop invincible obstacle, et dont trop rarementTriomphe auprs dun pre un vertueux amant !

    STRATONICE

    La digne occasion dune rare constance !

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    PAULINE

    Dis plutt dune indigne et folle rsistance.Quelque fruit quune fille en puisse recueillir,Ce nest une vertu que pour qui veut faillir. Parmi ce grand amour que javais pour Svre,Jattendais un poux de la main de mon pre,

    Toujours prte le prendre, et jamais ma raisonNavoua de mes yeux laimable trahison.Il possdait mon cur, mes dsirs, ma pense,Je ne lui cachais point combien jtais blesse ;

    Nous soupirions ensemble et pleurions nos malheurs.Mais au lieu desprance, il navait que des pleursEt malgr des soupirs si doux, si favorables,Mon pre et mon devoir taient inexorables.Enfin je quittai Rome et ce parfait amantPour suivre ici mon pre en son gouvernement,

    Et lui, dsespr, sen alla dans larmeChercher dun beau trpas lillustre renomme.Le reste, tu le sais. Mon abord en ces lieuxMe fit voir Polyeucte, et je plus ses yeux.Et comme il est ici le chef de la noblesse,Mon pre fut ravi quil me prt pour matresse,Et par son alliance il se crut assurDtre plus redoutable et plus considr ;Il approuva sa flamme, et conclut lhymne.Et moi, comme son lit je me vis destine,Je donnai par devoir son affectionTout ce que lautre avait par inclination.Si tu peux en douter, juge-le par la crainteDont en ce triste jour tu me vois lme atteinte.

    STRATONICE

    Elle fait assez voir quel point vous laimez.Mais quel songe, aprs tout, tient vos sens alarms ?

    PAULINE

    Je lai vu cette nuit, ce malheureux Svre,La vengeance la main, lil ardent de colre ;Il ntait point couvert de ces tristes lambeauxQuune ombre dsole emporte des tombeaux,

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    Il ntait point perc de ces coups pleins de gloireQui, retranchant sa vie, assurent sa mmoire,Il semblait triomphant, et tel que sur son charVictorieux dans Rome entre notre Csar.Aprs un peu deffroi que ma donn sa vue : Porte qui tu voudras la faveur qui mest due,Ingrate, ma-t-il dit ; et, ce jour expir,Pleure loisir lpoux que tu mas prfr. ces mots, jai frmi, mon me sest trouble.Ensuite des chrtiens une impie assemble,Pour avancer leffet de ce discours fatal,A jet Polyeucte aux pieds de son rival.Soudain son secours jai rclam mon pre.Hlas ! Cest de tout point ce qui me dsespre.Jai vu mon pre mme, un poignard la main,Entrer le bras lev pour lui percer le sein.

    L, ma douleur trop forte a brouill ces images,Le sang de Polyeucte a satisfait leurs rages.Je ne sais ni comment ni quand ils lont tu,Mais je sais qu sa mort tous ont contribu.Voil quel est mon songe.

    STRATONICE

    Il est vrai quil est triste.Mais il faut que votre me ces frayeurs rsiste :La vision, de soi, peut faire quelque horreur,

    Mais non pas vous donner une juste terreur.Pouvez-vous craindre un mort, pouvez-vous craindre un preQui chrit votre poux, que votre poux rvre,Et dont le juste choix vous a donne luiPour sen faire en ces lieux un ferme et sr appui ?

    PAULINE

    Il men a dit autant, et rit de mes alarmes.Mais je crains des chrtiens les complots et les charmes,Et que sur mon poux leur troupeau ramass

    Ne venge tant de sang que mon pre a vers.STRATONICE

    Leur secte est insense, impie, et sacrilge,Et dans son sacrifice use de sortilge ;

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    Mais sa fureur ne va qu briser nos autels,Elle nen veut quaux dieux, et non pas aux mortels.Quelque svrit que sur eux on dploie,Ils souffrent sans murmure, et meurent avec joie,Et, depuis quon les traite en criminels dtat,On ne peut les charger daucun assassinat.

    PAULINETais-toi, mon pre vient.

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    Scne IV

    Flix, Albin, Pauline, Stratonice.

    FLIX

    Ma fille, que ton songeEn dtranges frayeurs ainsi que toi me plonge !Que jen crains les effets, qui semblent sapprocher !

    PAULINE

    Quelle subite alarme ainsi vous peut toucher ?

    FLIX

    Svre nest point mort.

    PAULINE

    Quel mal vous fait sa vie ?FLIX

    Il est le favori de lempereur Dcie.

    PAULINE

    Aprs lavoir sauv des mains des ennemis,Lespoir dun si haut rang lui devenait permis ;Le destin, aux grands curs si souvent mal propice,Se rsout quelquefois leur faire justice.

    FLIXIl vient ici lui-mme.

    PAULINE

    Il vient !

    FLIX

    Tu le vas voir.

    PAULINE

    Cen est trop ; mais comment le pouvez-vous savoir ?FLIX

    Albin la rencontr dans la proche campagne ;Un gros de courtisans en foule laccompagne,

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    Et montre assez quel est son rang et son crdit.Mais, Albin, redis-lui ce que ses gens tont dit.

    ALBIN

    Vous savez quelle fut cette grande journeQue sa perte pour nous rendit si fortune,O lempereur captif, par sa main dgag,Rassura son parti dj dcourag,Tandis que sa vertu succomba sous le nombre ;Vous savez les honneurs quon fit faire son ombre,Aprs quentre les morts on ne le put trouver.Le roi de Perse aussi lavait fait enlever.Tmoin de ses hauts faits et de son grand courage,Ce monarque en voulut connatre le visage ;On le mit dans sa tente, o, tout perc de coups,Tout mort quil paraissait, il fit mille jaloux.

    L, bientt il montra quelque signe de vie.Ce prince gnreux en et lme ravie,Et sa joie, en dpit de son dernier malheur,Du bras qui le causait honora la valeur ;Il en fit prendre soin, la cure en fut secrte,Et comme au bout dun mois sa sant fut parfaite,Il offrit dignits, alliance, trsors,Et pour gagner Svre il fit cent vains efforts.Aprs avoir combl ses refus de louange,Il envoie Dcie en proposer lchange,

    Et soudain lempereur, transport de plaisir,Offre au Perse son frre et cent chefs choisir.Ainsi revint au camp le valeureux SvreDe sa haute vertu recevoir le salaire ;La faveur de Dcie en fut le digne prix.De nouveau lon combat, et nous sommes surpris.Ce malheur toutefois sert crotre sa gloire :Lui seul rtablit lordre, et gagne la victoire,Mais si belle, et si pleine, et par tant de beaux faits,Quon nous offre tribut, et nous faisons la paix.Lempereur, qui lui montre une amour infinie,Aprs ce grand succs lenvoi en Armnie ;Il vient en apporter la nouvelle en ces lieux,Et par un sacrifice en rendre hommage aux dieux.

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    FLIX

    ciel ! En quel tat ma fortune est rduite !

    ALBIN

    Voil ce que jai su dun homme de sa suite,Et jai couru, Seigneur, pour vous y disposer.

    FLIXAh ! Sans doute, ma fille, il vient pour tpouser ;Lordre dun sacrifice est pour lui peu de chose,Cest un prtexte faux dont lamour est la cause.

    PAULINE

    Cela pourrait bien tre : il maimait chrement.

    FLIX

    Que ne permettra-t-il son ressentiment ?Et jusques quel point ne porte sa vengeanceUne juste colre avec tant de puissance ?Il nous perdra, ma fille.

    PAULINE

    Il est trop gnreux.

    FLIX

    Tu veux flatter en vain un pre malheureux ;Il nous perdra ma fille ! Ah ! Regret qui me tueDe navoir pas aim la vertu toute nue !Ah ! Pauline ! En effet, tu mas trop obi ;Ton courage tait bon, ton devoir la trahi.Que ta rbellion met t favorable !Quelle met garanti dun tat dplorable !Si quelque espoir me reste, il nest plus aujourdhuiQuen labsolu pouvoir quil te donnait sur lui ;Mnage en ma faveur lamour qui le possde,Et do provient mon mal fais sortir le remde.

    PAULINEMoi ! Moi ! Que je revoie un si puissant vainqueur,Et mexpose des yeux qui me percent le cur !Mon pre, je suis femme, et je sais ma faiblesse ;

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    Je sens dj mon cur qui pour lui sintresseEt poussera sans doute, en dpit de ma foi,Quelque soupir indigne et de vous et de moi.Je ne le verrai point.

    FLIX

    Rassure un peu ton me.

    PAULINE

    Il est toujours aimable, et je suis toujours femme ;Dans le pouvoir sur moi que ses regards ont euJe nose massurer de toute ma vertu.Je ne le verrai point.

    FLIX

    Il faut le voir, ma fille,Ou tu trahis ton pre et toute ta famille.

    PAULINE

    Cest moi dobir, puisque vous commandez,Mais voyez les prils o vous me hasardez.

    FLIX

    Ta vertu mest connue.

    PAULINE

    Elle vaincra sans doute ;

    Ce nest pas le succs que mon me redoute.Je crains ce dur combat et ces troubles puissantsQue fait dj chez moi la rvolte des sens ;Mais puisquil faut combattre un ennemi que jaime,Souffrez que je me puisse armer contre moi-mme,Et quun peu de loisir me prpare le voir.

    FLIX

    Jusquau-devant des murs je vais le recevoir ;Rappelle cependant tes forces tonnes,

    Et songe quen tes mains tu tiens nos destines.PAULINE

    Oui, je vais de nouveau dompter mes sentimentsPour servir de victime vos commandements.

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    Acte II

    Scne premire

    Svre, Fabian.

    SVRECependant que Flix donne ordre au sacrifice,Pourrai-je prendre un temps mes vux si propice ?Pourrai-je voir Pauline, et rendre ses beaux yeuxLhommage souverain que lon va rendre aux dieux ?Je ne tai point cel que cest ce qui mamne,Le reste est un prtexte soulager ma peine ;

    Je viens sacrifier, mais cest ses beautsQue je viens immoler toutes mes volonts.

    FABIANVous la verrez, Seigneur.

    SVREAh ! Quel comble de joie !Cette chre beaut consent que je la voie !Mais ai-je sur son me encor quelque pouvoir ?Quelque reste damour sy fait-il encor voir ?

    Quel trouble, quel transport lui cause ma venue ?Puis-je tout esprer de cette heureuse vue ?Car je voudrais mourir plutt que dabuserDes lettres de faveur que jai pour lpouser ;Elles sont pour Flix, non pour triompher delle.Jamais ses dsirs mon cur ne fut rebelle ;Et si mon mauvais sort avait chang le sien,Je me vaincrais moi-mme, et ne prtendrais rien.

    FABIAN

    Vous la verrez, cest tout ce que je vous puis dire.SVRE

    Do vient que tu frmis et que ton cur soupire ?Ne maime-t-elle plus ? claircis-moi ce point.

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    FABIAN

    Men croirez-vous, Seigneur ? Ne la revoyez point ;Portez en lieu plus haut lhonneur de vos caresses.Vous trouverez Rome assez dautres matresses,Et, dans ce haut degr de puissance et dhonneur,Les plus grands y tiendront votre amour bonheur.

    SVREQu des penses si bas mon me se ravale !Que je tienne Pauline mon sort ingale !Elle en a mieux us, je la dois imiter ;Je naime mon bonheur que pour la mriter.Voyons-la, Fabian, ton discours mimportune ;Allons mettre ses pieds cette haute fortune,Je lai dans les combats trouve heureusementEn cherchant une mort digne de son amant ;

    Ainsi ce rang est sien, cette faveur est sienne,Et je nai rien enfin que delle je ne tienne.

    FABIAN

    Non, mais encore un coup ne la revoyez point.

    SVRE

    Ah ! Cen est trop enfin, claircis-moi ce point.As-tu vu des froideurs quand tu len as prie ?

    FABIAN

    Je tremble vous le dire ; elle est

    SVRE

    Quoi ?

    FABIAN

    Marie.

    SVRE

    Soutiens-moi, Fabian ; ce coup de foudre est grand,Et frappe dautant plus, que plus il me surprend.

    FABIAN

    Seigneur, quest devenu ce gnreux courage ?

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    SVRE

    La constance est ici dun difficile usage :De pareils dplaisirs accablent un grand cur ;La vertu la plus mle en perd toute vigueur,Et quand dun feu si beau les mes sont prises,La mort les trouble moins que de telles surprises

    Je ne suis plus moi quand jentends ce discours.Pauline est marie !

    FABIAN

    Oui, depuis quinze jours ;Polyeucte, un seigneur des premiers dArmnie,Gote de son hymen la douceur infinie.

    SVRE

    Je ne la puis du moins blmer dun mauvais choix :

    Polyeucte a du nom, et sort du sang des rois.Faibles soulagements dun malheur sans remde !Pauline, je verrai quun autre vous possde ! ciel, qui malgr moi me renvoyez au jour, sort, qui redonniez lespoir mon amour,Reprenez la faveur que vous mavez prte,Et rendez-moi la mort que vous mavez te. Voyons-la toutefois, et dans ce triste lieuAchevons de mourir en lui disant adieu ;Que mon cur, chez les morts emportant son image,

    De son dernier soupir puisse lui faire hommage.FABIAN

    Seigneur, considrez

    SVRE

    Tout est considr.Quel dsordre peut craindre un cur dsespr ?

    Ny consent-elle pas ?

    FABIAN

    Oui, Seigneur, mais

    SVRE

    Nimporte.

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    FABIAN

    Cette vive douleur en deviendra plus forte.

    SVRE

    Et ce nest pas un mal que je veuille gurir ;Je ne veux que la voir, soupirer, et mourir.

    FABIAN

    Vous vous chapperez sans doute en sa prsence ;Un amant qui perd tout na plus de complaisance ;Dans un tel entretien il suit sa passion,Et ne pousse quinjure et quimprcation.

    SVRE

    Juge autrement de moi, mon respect dure encore ;Tout violent quil est, mon dsespoir ladore.

    Quels reproches aussi peuvent mtre permis ?De quoi puis-je accuser qui ne ma rien promis ?Elle nest point parjure, elle nest point lgre ;Son devoir ma trahi, mon malheur, et son pre.Mais son devoir fut juste, et son pre eut raison ;Jimpute mon malheur toute la trahison.Un peu moins de fortune, et plus tt arrive,Et gagn lun par lautre, et me let conserve ;Trop heureux, mais trop tard, je nai pu lacqurir ;Laisse-la-moi donc voir, soupirer et mourir.

    FABIAN

    Oui, je vais lassurer quen ce malheur extrmeVous tes assez fort pour vous vaincre vous-mme.Elle a craint comme moi ces premiers mouvementsQuune perte imprvue arrache aux vrais amants,Et dont la violence excite assez de trouble,Sans que lobjet prsent lirrite et le redouble.

    SVRE

    Fabian, je la vois.

    FABIAN

    Seigneur, souvenez-vous

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    SVRE

    Hlas ! Elle aime un autre, un autre est son poux.

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    Scne II

    Svre, Pauline, Stratonice, Fabian.

    PAULINE

    Oui, je laime, Seigneur, et nen fais point dexcuse ;

    Que tout autre que moi vous flatte et vous abuse,Pauline a lme noble, et parle cur ouvert. Le bruit de votre mort nest point ce qui vous perd.Si le ciel en mon choix et mis mon hymne, vos seules vertus je me serais donne,Et toute la rigueur de votre premier sortContre votre mrite et fait un vain effort :Je dcouvrais en vous dassez illustres marquesPour vous prfrer mme aux plus heureux monarques.Mais puisque mon devoir mimposait dautres lois,De quelque amant pour moi que mon pre et fait choix,Quand, ce grand pouvoir que la valeur vous donne,Vous auriez ajout lclat dune couronne,Quand je vous aurais vu, quand je laurai ha,Jen aurais soupir, mais jaurais obi.Et sur mes passions ma raison souveraineEt blm mes soupirs et dissip ma haine.

    SVRE

    Que vous tes heureuse ! Et quun peu de soupirs

    Fait un ais remde tous vos dplaisirs !Ainsi, de vos dsirs toujours reine absolue,Les plus grands changements vous trouvent rsolue ;De la plus forte ardeur vous portez vos espritsJusqu lindiffrence et peut-tre au mpris,Et votre fermet fait succder sans peineLa faveur au ddain, et lamour la haine.Quun peu de votre humeur ou de votre vertuSoulagerait les maux de ce cur abattu !Un soupir, une larme regret pandueMaurait dj guri de vous avoir perdue ;Ma raison pourrait tout sur lamour affaibli,Et de lindiffrence irait jusqu loubli ;Et, mon feu dsormais se rglant sur le vtre,

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    Je me tiendrais heureux entre les bras dune autre. trop aimable objet, qui mavez trop charm,Est-ce l comme on aime, et mavez-vous aim ?

    PAULINE

    Je vous lai trop fait voir, Seigneur, et si mon mePouvait bien touffer les restes de sa flamme,Dieux, que jviterais de rigoureux tourments !Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments,Mais, quelque autorit que sur eux elle ait prise,Elle ny rgne pas, elle les tyrannise,Et, quoique le dehors soit sans motion,Le dedans nest que trouble et que sdition.Un je ne sais quel charme encor vers vous memporte :Votre mrite est grand, si ma raison est forte.Je le vois, encor tel quil alluma mes feux,

    Dautant plus puissamment solliciter mes vuxQuil est environn de puissance et de gloire,Quen tous lieux aprs vous il trane la victoire,Que jen sais mieux le prix, et quil na point duLe gnreux espoir que jen avais conu.Mais ce mme devoir qui le vainquit dans Rome,Et qui me range ici dessous les lois dun homme,Repousse encor si bien leffort de tant dappas,Quil dchire mon me et ne lbranle pas.Cest cette vertu mme, nos dsirs cruelle,

    Que vous louiez alors en blasphmant contre elle ;Plaignez-vous-en encor, mais louez sa rigueurQui triomphe la fois de vous et de mon cur,Et voyez quun devoir moins ferme et moins sincre

    Naurait pas mrit lamour du grand Svre.

    SVRE

    Ah ! Madame, excusez une aveugle douleurQui ne connat plus rien que lexcs du malheur.Je nommais inconstance, et prenait pour un crimeDe ce juste devoir leffort le plus sublime.De grce, montrez moins mes sens dsolsLa grandeur de ma perte et ce que vous valez ;Et cachant par piti cette vertu si rare,

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    Qui redouble mes feux lorsquelle nous spare,Faites voir des dfauts qui puissent leur tourAffaiblir ma douleur avec mon amour.

    PAULINE

    Hlas ! Cette vertu, quoique enfin invincible,Ne laisse que trop voir une me trop sensible.Ces pleurs en sont tmoins, et ces lches soupirsQuarrachent de nos feux les cruels souvenirs :Trop rigoureux effets dune aimable prsenceContre qui mon devoir a trop peu de dfense !Mais si vous estimez ce vertueux devoir,Conservez-men la gloire, et cessez de me voir.pargnez-moi des pleurs qui coulent ma honte,pargnez-moi des feux qu regret je surmonte,Enfin pargnez-moi ces tristes entretiens,

    Qui ne font quirriter vos tourments et les miens.SVRE

    Que je me prive ainsi du seul bien qui me reste !

    PAULINE

    Sauvez-vous dune vue tous les deux funeste.

    SVRE

    Quel prix de mon amour ! Quel fruit de mes travaux !

    PAULINECest le remde seul qui peut gurir nos maux.

    SVRE

    Je veux mourir des miens ; aimez-en la mmoire.

    PAULINE

    Je veux gurir des miens ; ils souilleraient ma gloire.

    SVRE

    Ah ! Puisque votre gloire en prononce larrt,Il faut que ma douleur cde son intrt.Est-il rien que sur moi cette gloire nobtienne ?Elle me rend les soins que je dois la mienne.

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    Adieu : je vais chercher au milieu des combatsCette immortalit que donne un beau trpas,Et remplir dignement, par une mort pompeuse,De mes premiers exploits lattente avantageuse,Si toutefois, aprs ce coup mortel du sort,Jai de la vie assez pour chercher une mort.

    PAULINEEt moi, dont votre vue augmente le supplice,Je lviterai mme en votre sacrifice,Et seule dans ma chambre enfermant mes regrets,Je vais pour vous aux dieux faire des vux secrets.

    SVRE

    Puisse le juste ciel, content de ma ruine,Combler dheur et de jours Polyeucte et Pauline !

    PAULINE

    Puisse trouver Svre, aprs tant de malheur,Une flicit digne de sa valeur !

    SVRE

    Il la trouvait en vous.

    PAULINE

    Je dpendais dun pre.

    SVRE

    devoir qui me perd et qui me dsespre !Adieu, trop vertueux objet, et trop charmant.

    PAULINE

    Adieu, trop malheureux et trop parfait amant.

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    Scne III

    Pauline, Stratonice.

    STRATONICE

    Je vous ai plaints tous deux, jen verse encor des larmes.Mais du moins votre esprit est hors de ses alarmes :Vous voyez clairement que votre songe est vain,Svre ne vient pas la vengeance la main.

    PAULINE

    Laisse-moi respirer du moins, si tu mas plainte :Au fort de ma douleur tu rappelles ma crainte ;Souffre un peu de relche mes esprits troubls,Et ne maccable point par des maux redoubls.

    STRATONICEQuoi ! Vous craignez encor ?

    PAULINE

    Je tremble, Stratonice ;Et, bien que je meffraye avec peu de justice,Cette injuste frayeur sans cesse reproduitLimage des malheurs que jai vus cette nuit.

    STRATONICE

    Svre est gnreux.PAULINE

    Malgr sa retenue,Polyeucte sanglant frappe toujours ma vue

    STRATONICE

    Vous voyez ce rival faire des vux pour lui.

    PAULINE

    Je crois mme au besoin quil serait son appui.Mais, soit cette croyance ou fausse, ou vritable,Son sjour en ce lieu mest toujours redoutable ; quoi que sa vertu puisse le disposer,Il est puissant, il maime, et vient pour mpouser.

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    Scne IV

    Polyeucte, Narque, Pauline, Stratonice.

    POLYEUCTE

    Cest trop verser de pleurs, il est temps quils tarissent,Que votre douleur cesse, et vos craintes finissent :Malgr les faux avis par vos dieux envoys,Je suis vivant, Madame, et vous me revoyez.

    PAULINE

    Le jour est encor long, et, ce qui plus meffraie,La moiti de lavis se trouve dj vraie :Jai cru Svre mort, et je le vois ici.

    POLYEUCTE

    Je le sais, mais enfin jen prends peu de souci.Je suis dans Mlitne, et, quel que soit Svre,Votre pre y commande, et lon my considre ;Et je ne pense pas quon puisse avec raisonDun cur tel que le sien craindre une trahison.On mavait assur quil vous faisait visite,Et je venais lui rendre un honneur quil mrite.

    PAULINE

    Il vient de me quitter assez triste et confus,Mais jai gagn sur lui quil ne me verra plus.

    POLYEUCTE

    Quoi ! Vous me souponnez dj de quelque ombrage ?

    PAULINE

    Je ferais tous trois un trop sensible outrage.Jassure mon repos, que troublent ses regards.La vertu la plus ferme vite les hasards ;Qui sexpose au pril veut bien trouver sa perte ;Et, pour vous en parler avec une me ouverte,Depuis quun vrai mrite a pu nous enflammer,Sa prsence toujours a droit de nous charmer.Outre quon doit rougir de sen laisser surprendre,

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    On souffre rsister, on souffre sen dfendre ;Et, bien que la vertu triomphe de ces feux,La victoire est pnible, et le combat honteux.

    POLYEUCTE

    vertu trop parfaite et devoir trop sincre,Que vous devez coter de regrets Svre !Quaux dpens dun beau feu vous me rendez heureux !Et que vous tes doux mon cur amoureux !Plus je vois mes dfauts et plus je vous contemple,Plus jadmire

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    Scne V

    Polyeucte, Pauline, Narque, Stratonice, Clon.

    CLON

    Seigneur, Flix vous mande au temple :La victime est choisie, et le peuple genoux,Et pour sacrifier on nattend plus que vous.

    POLYEUCTE

    Va, nous allons te suivre. Y venez-vous, Madame ?

    PAULINE

    Svre craint ma vue, elle irrite sa flamme ;Je lui tiendrai parole, et ne veux plus le voir.

    Adieu : vous ly verrez ; pensez son pouvoirEt ressouvenez-vous que sa faveur est grande.

    POLYEUCTE

    Allez, tout son crdit na rien que japprhende ;Et comme je connais sa gnrosit,

    Nous ne nous combattrons que de civilit.

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    Scne VI

    Polyeucte, Narque.

    NARQUE

    O pensez-vous aller ?

    POLYEUCTE

    Au temple, o lon mappelle.

    NARQUE

    Quoi ! Vous mler aux vux dune troupe infidle !Oubliez-vous dj que vous tes chrtien ?

    POLYEUCTE

    Vous par qui je le suis, vous en souvient-il bien ?

    NARQUE

    Jabhorre les faux dieux.

    POLYEUCTE

    Et moi, je les dteste.

    NARQUE

    Je tiens leur culte impie.

    POLYEUCTE

    Et je le tiens funeste.

    NARQUE

    Fuyez donc leurs autels.

    POLYEUCTE

    Je les veux renverser,Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser.Allons, mon cher Narque, allons aux yeux des hommesBraver lidoltrie, et montrer qui nous sommes.Cest lattente du ciel, il nous la faut remplir ;Je viens de la promettre, et je vais laccomplir.Je rends grces au Dieu que tu mas fait connatreDe cette occasion quil a sitt fait natre,

  • 7/25/2019 Corneille Polyeucte 248

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    O dj sa bont, prte me couronner,Daigne prouver la foi quil vient de me donner.

    NARQUE

    Ce zle est trop ardent, souffrez quil se modre.

    POLYEUCTE

    On nen peut avoir trop pour le Dieu quon rvre.NARQUE

    Vous trouverez la mort.

    POLYEUCTE

    Je la cherche pour lui.

    NARQUE

    Et si ce cur sbranle ?

    POLYEUCTEIl sera mon appui.

    NARQUE

    Il ne commande point que lon sy prcipite.

    POLYEUCTE

    Plus elle est volontaire, et plus elle mrite.Il suffit, sans chercher, dattendre et de souffrir.

    POLYEUCTEOn souffre avec regret quand on nose soffrir.

    NARQUE

    Mais dans ce temple enfin la mort est assure.

    POLYEUCTE

    Mais dans le ciel dj la palme est prpare.

    NARQUE

    Par une sainte vie il faut la mriter.POLYEUCTE

    Mes crimes, en vivant, me la pourraient ter.Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure ?

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    Quand elle ouvre le ciel, peut-elle sembler dure ?Je suis chrtien, Narque, et le suis tout fait ;La foi que jai reue aspire son effet.Qui fuit croit lchement et na quune foi morte.

    NARQUE

    Mnagez votre vie, Dieu mme elle importe ;Vivez pour protger les chrtiens en ces lieux.

    POLYEUCTE

    Lexemple de ma mort les fortifiera mieux.

    NARQUE

    Vous voulez donc mourir ?

    POLYEUCTE

    Vous aimez donc vivre ?

    NARQUE

    Je ne puis dguiser que jai peine vous suivre :Sous lhorreur des tourments je crains de succomber.

    POLYEUCTE

    Qui marche assurment na point peur de tomber ;Dieu fait part, au besoin, de sa force infinie.Qui craint de le nier dans son me le nie ;Il croit le pouvoir faire, et doute de sa foi.

    NARQUEQui napprhende rien prsume trop de soi.

    POLYEUCTE

    Jattends tout de sa grce, et rien de ma faiblesse.Mais, loin de me presser, il faut que je vous presse !Do vient cette froideur ?

    NARQUE

    Dieu mme a craint la mort.POLYEUCTE

    Il sest offert pourtant ; suivons ce saint effort,Dressons-lui des autels sur des monceaux didoles.

  • 7/25/2019 Corneille Polyeucte 248

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    Il faut (je me souviens encor de vos paroles)Ngliger, pour lui plaire, et femme et biens et rang,Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.Hlas ! Quavez-vous fait de cette amour parfaiteQue vous me souhaitiez, et que je vous souhaite ?Sil vous en reste encor, ntes-vous point jalouxQu grand-peine chrtien, jen montre plus que vous ?

    NARQUE

    Vous sortez du baptme et, ce qui vous anime,Cest sa grce quen vous naffaiblit aucun crime.Comme encor tout entire, elle agit pleinement,Et tout semble possible son feu vhment.Mais cette mme grce, en moi diminueEt par mille pchs sans cesse extnue,Agit aux grands effets avec tant de langueurQue tout semble impossible son peu de vigueur.Cette indigne mollesse et ces lches dfensesSont des punitions quattirent mes offenses.Mais Dieu, dont on ne doit jamais se dfier,Me donne votre exemple me fortifier.Allons, cher Polyeucte, allons aux yeux des hommesBraver lidoltrie, et montrer qui nous sommes.Puiss-je vous donner lexemple de souffrir,Comme vous me donnez celui de vous offrir !

    POLYEUCTE

    cet heureux transport que le ciel vous envoie,Je reconnais Narque, et jen pleure de joie. Ne perdons plus de temps : le sacrifice est prt.Allons-y du vrai Dieu soutenir lintrt,Allons fouler aux pieds ce foudre ridiculeDont arme un bois pourri ce peuple trop crdule,Allons en clairer laveuglement fatal,Allons briser ces dieux de pierre et de mtal,Abandonnons nos jours cette ardeur cleste,

    Faisons triompher Dieu ; quil dispose du reste.NARQUE

    Allons faire clater sa gloire aux yeux de tousEt rpondre avec zle ce quil veut de nous.

  • 7/25/2019 Corneille Polyeucte 248

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    Acte III

    Scne premire

    PAULINE

    Que de soucis flottants, que de confus nuagesPrsentent mes yeux dinconstantes images !Douce tranquillit, que je nose esprer,Que ton divin rayon tarde les clairer !Mille agitations, que mes troubles produisent,Dans mon cur branl tour tour se dtruisent :Aucun espoir ny coule o jose persister ;Aucun effroi ny rgne o jose marrter.

    Mon esprit, embrassant tout ce quil simagine,Voit tantt mon bonheur et tantt ma ruine,Et suit leur vaine ide avec si peu deffetQuil ne peut esprer ni craindre tout fait.Svre incessamment brouille ma fantaisie :Jespre en sa vertu, je crains sa jalousie,Et je nose penser que dun il bien galPolyeucte en ces lieux puisse voir son rival.Comme entre deux rivaux la haine est naturelle,Lentrevue aisment se termine en querelle :

    Lun voit aux mains dautrui ce quil croit mriter,Lautre un dsespr qui peut trop attenter ;Quelque haute raison qui rgle leur courage,Lun conoit de lenvie, et lautre de lombrage ;La honte dun affront que chacun deux croit voirOu de nouveau reue, ou prte recevoir,Consumant ds labord toute leur patience,Forme de la colre et de la dfiance,Et, saisissant ensemble et lpoux et lamant,En dpit deux les livre leur ressentiment. Mais que je me figure une trange chimre !Et que je traite mal Polyeucte et Svre !Comme si la vertu de ces fameux rivaux

    Ne pouvait saffranchir de ces communs dfauts !

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    Leurs mes tous deux delles-mmes matressesSont dun ordre trop haut pour de telles bassesses :Ils se verront au temple en hommes gnreux.Mais las ! ils se verront, et cest beaucoup pour eux.Que sert mon poux dtre dans Mlitne,Si contre lui Svre arme laigle romaine,

    Si mon pre y commande et craint ce favori,Et se repent dj du choix de mon mari ?Si peu que jai despoir ne luit quavec contrainte :En naissant il avorte, et fait place la crainte ;Ce qui doit laffermir sert le dissiper.Dieux ! Faites que ma peur puisse enfin se tromper !Mais sachons-en lissue.

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    Scne II

    Pauline, Stratonice.

    PAULINE

    Eh bien, ma Stratonice,Comment sest termin ce pompeux sacrifice ?Ces rivaux gnreux au temple se sont vus ?

    STRATONICE

    Ah ! Pauline !

    PAULINE

    Mes vux ont-ils t dus ?Jen vois sur ton visage une mauvaise marque.Se sont-ils querells ?

    STRATONICE

    Polyeucte, Narque,Les chrtiens

    PAULINE

    Parle donc : les chrtiens

    STRATONICE

    Je ne puis.

    PAULINETu prpares mon me dtranges ennuis.

    STRATONICE

    Vous nen sauriez avoir une plus juste cause.

    PAULINE

    Lont-ils assassin ?

    STRATONICE

    Ce serait peu de chose.Tout votre songe est vrai, Polyeucte, nest plus

    PAULINE

    Il est mort !

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    STRATONICE

    Non, il vit ; mais, pleurs superflus !Ce courage si grand, cette me si divine,

    Nest plus digne du jour, ni digne de Pauline.Ce nest plus cet poux si charmant vos yeux,Cest lennemi commun de ltat et des dieux

    Un mchant, un infme, un rebelle, un perfide,Un tratre, un sclrat, un lche, un parricide,Une peste excrable tous les gens de bien,Un sacrilge impie, en un mot, un chrtien.

    PAULINE

    Ce mot aurait suffi sans ce torrent dinjures.

    STRATONICE

    Ces titres aux chrtiens sont-ce des impostures ?

    PAULINEIl est ce que tu dis, sil embrasse leur foi,Mais il est mon poux, et tu parles moi.

    STRATONICE

    Ne considrez plus que le Dieu quil adore.

    PAULINE

    Je laimai par devoir, ce devoir dure encore.

    STRATONICEIl vous donne prsent sujet de le har :Qui trahit tous nos dieux aurait pu vous trahir.

    PAULINE

    Je laimerais encor, quand il maurait trahie.Et si de tant damour tu peux tre bahie,Apprends que mon devoir ne dpend point du sien :Quil y manque, sil veut, je dois faire le mien.Quoi ! Sil aimait ailleurs, serais-je dispense suivre, son exemple, une ardeur insense ?Quelque chrtien quil soit, je nen ai point dhorreur :Je chris sa personne, et je hais son erreur.Mais quel ressentiment en tmoigne mon pre ?

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    STRATONICE

    Une secrte rage, un excs de colre,Malgr qui toutefois un reste damitiMontre pour Polyeucte encor quelque piti.Il ne veut point sur lui faire agir sa justiceQue du tratre Narque il nait vu le supplice.

    PAULINE

    Quoi ! Narque en est donc ?

    STRATONICE

    Narque la sduit :De leur vieille amiti cest l lindigne fruit.Ce perfide, tantt, en dpit de lui-mme,Larrachant de vos bras, le tranait au baptme.Voil ce grand secret, et si mystrieux,

    Que nen pouvait tirer votre amour curieux.PAULINE

    Tu me blmais alors dtre trop importune.

    STRATONICE

    Je ne prvoyais pas une telle infortune.

    PAULINE

    Avant quabandonner mon me mes douleurs,

    Il me faut essayer la force de mes pleurs.En qualit de femme, ou de fille, jespreQuils vaincront un poux, ou flchiront un pre.Que si sur lun et lautre ils manquent de pouvoir,Je ne prendrai conseil que de mon dsespoir.Apprends-moi cependant ce quils ont fait au temple.

    STRATONICE

    Cest une impit qui neut jamais dexemple.Je ne puis y penser sans frmir linstant,Et crains de faire un crime en vous la racontant.Apprenez en deux mots leur brutale insolence. Le prtre avait peine obtenu du silence,Et devers lorient assur son aspect,

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    Quils ont fait clater leur manque de respect. chaque occasion de la crmonie, lenvi lun et lautre talait sa manie,Des mystres sacrs hautement se moquait,Et traitait de mpris les dieux quon invoquait.Tout le peuple en murmure, et Flix sen offense ;

    Mais tous deux semportant plus dirrvrence : Quoi ! lui dit Polyeucte en levant sa voix,Adorez-vous des dieux ou de pierre ou de bois ? Ici dispensez-moi du rcit des blasphmesQuils ont vomis tous deux contre Jupiter mme :Ladultre et linceste en taient les plus doux. Oyez, dit-il ensuite, oyez, peuple, oyez tous.Le Dieu de Polyeucte et celui de NarqueDe la terre et du ciel est labsolu monarque,Seul tre indpendant, seul matre du destin,

    Seul principe ternel, et souveraine fin.Cest ce Dieu des chrtiens quil faut quon remercieDes victoires quil donne lempereur Dcie ;Lui seul tient en sa main le succs des combats ;Il le veut lever, il le peut mettre bas ;Sa bont, son pouvoir, sa justice est immense,Cest lui seul qui punit, lui seul qui rcompense ;Vous adorez en vain des monstres impuissants. Se jetant ces mots sur le vin et lencens,Aprs en avoir mis les saints vases par terre,

    Sans crainte de Flix, sans crainte du tonnerre,Dune fureur pareille ils courent lautel.Cieux ! A-t-on vu jamais, a-t-on rien vu de tel !Du plus puissant des dieux nous voyons la statuePar une main impie leurs pieds abattue,Les mystres troubls, le temple profan,La fuite et les clameurs dun peuple mutinQui craint dtre accabl sous le courroux cleste.Flix Mais le voici qui vous dira le reste.

    PAULINEQue son visage est sombre et plein dmotion !Quil montre de tristesse et dindignation !

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    Scne III

    Flix, Pauline, Stratonice.

    FLIX

    Une telle insolence avoir os paratre !En public ! ma vue ! Il en mourra, le tratre.

    PAULINE

    Souffrez que votre fille embrasse vos genoux.

    FLIX

    Je parle de Narque, et non de votre poux.Quelque indigne quil soit de ce doux nom de gendre,Mon me lui conserve un sentiment plus tendre ;La grandeur de son crime et de mon dplaisir

    Na pas teint lamour qui me la fait choisir.PAULINE

    Je nattendais pas moins de la bont dun pre.

    FLIX

    Je pouvais limmoler ma juste colre,Car vous nignorez pas quel comble dhorreurDe son audace impie a mont la fureur ;Vous lavez pu savoir du moins de Stratonice.

    PAULINEJe sais que de Narque il doit voir le supplice.

    FLIX

    Du conseil quil doit prendre il sera mieux instruitQuand il verra punir celui qui la sduit. Au spectacle sanglant dun ami quil faut suivre,La crainte de mourir et le dsir de vivreRessaisissent une me avec tant de pouvoirQue qui voit le trpas cesse de le vouloir.Lexemple touche plus que ne fait la menace ;Cette indiscrte ardeur tourne bientt en glace,Et nous verrons bientt son cur inquitMe demander pardon de tant dimpit.

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    PAULINE

    Vous pouvez esprer quil change de courage ?

    FLIX

    Aux dpens de Narque il doit se rendre sage.

    PAULINE

    Il le doit. Mais, hlas ! o me renvoyez-vous ?Et quels tristes hasards ne court point mon poux,Si de son inconstance il faut quenfin jespreLe bien que jesprais de la bont dun pre ?

    FLIX

    Je vous en fais trop voir, Pauline, consentirQuil vite la mort par un prompt repentir.Je devais mme peine des crimes semblables,Et mettant diffrence entre ces deux coupables,Jai trahi la justice lamour paternel !Je me suis fait pour lui moi-mme criminel,Et jattendais de vous, au milieu de vos craintes,Plus de remerciements que je nentends de plaintes.

    PAULINE

    De quoi remercier qui ne me donne rien ?Je sais quelle est lhumeur et lesprit dun chrtien :Dans lobstination jusquau bout il demeure.Vouloir son repentir, cest ordonner quil meure.

    FLIX

    Sa grce est en sa main, cest lui dy rver.

    PAULINE

    Faites-la tout entire.

    FLIX

    Il la peut achever.

    PAULINE

    Ne labandonnez pas aux fureurs de sa secte.

    FLIX

    Je labandonne aux lois, quil faut que je respecte.

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    PAULINE

    Est-ce ainsi que dun gendre un beau-pre est lappui ?

    FLIX

    Quil fasse autant pour soi comme je fais pour lui.

    PAULINE

    Mais il est aveugl.

    FLIX

    Mais il se plat ltre.Qui chrit son erreur ne la veut pas connatre.

    PAULINE

    Mon pre, au nom des dieux

    FLIX

    Ne les rclamez pas,Ces dieux dont lintrt demande son trpas.

    PAULINE

    Ils coutent nos vux.

    FLIX

    Eh bien, quil leur en fasse !

    PAULINE

    Au nom de lempereur dont vous tenez la placeFLIX

    Jai son pouvoir en main, mais, sil me la commis,Cest pour le dployer contre ses ennemis.

    PAULINE

    Polyeucte lest-il ?

    FLIX

    Tous chrtiens sont rebelles.PAULINE

    Ncoutez point pour lui ces maximes cruelles ;En pousant Pauline il sest fait votre sang.

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    FLIX

    Je regarde sa faute, et ne vois plus son rang.Quand le crime dtat se mle au sacrilge,Le sang ni lamiti nont plus de privilge.

    PAULINE

    Quel excs de rigueur !FLIX

    Moindre que son forfait.

    PAULINE

    de mon songe affreux trop vritable effet !Voyez-vous quavec lui vous perdez votre fille ?

    FLIX

    Les dieux et lempereur sont plus que ma famille.PAULINE

    La perte de tous deux ne vous peut arrter !

    FLIX

    Jai les dieux et Dcie ensemble redouter.Mais nous navons encore craindre rien de triste.Dans son aveuglement pensez-vous quil persiste ?Sil nous semblait tantt courir son malheur,

    Cest dun nouveau chrtien la premire chaleur.PAULINE

    Si vous laimez encor, quittez cette espranceQue deux fois en un jour il change de croyance :Outre que les chrtiens ont plus de duret,Vous attendez de lui trop de lgret ;Ce nest point une erreur avec le lait suce,Que sans lexaminer son me ait embrasse ;Polyeucte est chrtien parce quil la voulu,Et vous portait au temple un esprit rsolu.Vous devez prsumer de lui comme du reste :Le trpas nest pour eux ni honteux ni funeste,Ils cherchent de la gloire mpriser nos dieux,

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    Aveugles pour la terre, ils aspirent aux cieux,Et croyant que la mort leur en ouvre la porte,Tourments, dchirs, assassins, nimporte,Les supplices leur sont ce qu nous les plaisirs,Et les mnent au but o tendent leurs dsirs ;La mort la plus infme, ils lappellent martyre.

    FLIXEh bien donc ! Polyeucte aura ce quil dsire :

    Nen parlons plus.

    PAULINE

    Mon pre

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    Scne IV

    Flix, Albin, Pauline, Stratonice.

    FLIXAlbin, en est-ce fait ?

    ALBINOui, Seigneur, et Narque a pay son forfait.

    FLIXEt notre Polyeucte a vu trancher sa vie ?

    ALBINIl la vu, mais hlas ! avec un il denvie :Il brle de le suivre, au lieu de reculer,Et son cur saffermit au lieu de sbranler.

    PAULINEJe vous le disais bien. Encore un coup, mon pre,Si jamais mon respect a pu vous satisfaire,Si vous lavez pris, si vous lavez chri

    FLIXVous aimez trop, Pauline, un indigne mari.

    PAULINEJe lai de votre main, mon amour est sans crime.

    Il est de votre choix la glorieuse estime,Et jai, pour laccepter, teint le plus beau feuQui dune me bien ne ait mrit laveu. Au nom de cette aveugle et prompte obissanceQue jai toujours rendue aux lois de la naissance,Si vous avez pu tout sur moi, sur mon amour,Que je puisse sur vous quelque chose mon tour !Par ce juste pouvoir prsent trop craindre,Par ces beaux sentiments quil ma fallu contraindre,

    Ne mtez pas vos dons : ils sont chers mes yeux,

    Et mont assez cot pour mtre prcieux.FLIX

    Vous mimportunez trop ; bien que jaie un cur tendre,Je naime la piti quau prix que jen veux prendre.

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    Employez mieux leffort de vos justes douleurs :Malgr moi men toucher, cest perdre et temps et pleurs ;Jen veux tre le matre, et je veux bien quon sacheQue je la dsavoue alors quon me larrache.Prparez-vous voir ce malheureux chrtien,Et faites votre effort quand jaurai fait le mien.

    Allez : nirritez plus un pre qui vous aime,Et tchez dobtenir votre poux de lui-mme.Tantt jusquen ce lieu, je le ferai venir.Cependant quittez-nous, je veux lentretenir.

    PAULINE

    De grce, permettez

    FLIX

    Laissez-nous seuls, vous dis-je :

    Votre douleur moffense autant quelle mafflige. gagner Polyeucte appliquez tous vos soins,Vous avancerez plus en mimportunant moins.

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    Scne V

    Flix, Albin.

    FLIX

    Albin, comme est-il mort ?

    ALBIN

    En brutal, en impie,En bravant les tourments, en ddaignant la vie,Sans regret, sans murmure, et sans tonnement,Dans lobstination et lendurcissement,Comme un chrtien enfin, le blasphme la bouche.

    FLIX

    Et lautre ?

    ALBIN

    Je lai dit dj, rien ne le touche :Loin den tre abattu, son cur en est plus haut ;On la violent pour quitter lchafaud.Il est dans la prison o je lai vu conduire,Mais vous tes bien loin encor de le rduire.

    FLIX

    Que je suis malheureux !

    ALBINTout le monde vous plaint.

    FLIX

    On ne sait pas les maux dont mon cur est atteint :De penses sur penses mon me est agite,De soucis sur soucis elle est inquite ;Je sens lamour, la haine, et la crainte, et lespoir,La joie et la douleur, tour tour lmouvoir ;Jentre en des sentiments qui ne sont pas croyables,Jen ai de violents, jen ai de pitoyables,Jen ai de gnreux qui noseraient agir,Jen ai mme de bas, et qui me font rougir ;Jaime ce malheureux que jai choisi pour gendre,

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    Je hais laveugle erreur qui le vient de surprendre ;Je dplore sa perte, et, le voulant sauver,Jai la gloire des dieux ensemble conserver ;Je redoute leur foudre et celui de Dcie,Il y va de ma charge, il y va de ma vie.Ainsi tantt pour lui je mexpose au trpas,Et tantt je le perds pour ne me perdre pas.

    ALBIN

    Dcie excusera lamiti dun beau-pre,Et dailleurs Polyeucte est dun sang quon rvre.

    FLIX

    punir les chrtiens son ordre est rigoureux,Et plus lexemple est grand, plus il est dangereux.On ne distingue point quand loffense est publique,Et lorsquon dissimule un crime domestique,

    Par quelle autorit peut-on, par quelle loi,Chtier en autrui ce quon souffre chez soi ?

    ALBIN

    Si vous nosez avoir dgard sa personne,crivez Dcie afin quil en ordonne.

    FLIX

    Svre me perdrait si jen usais ainsi.Sa haine et son pouvoir font mon plus grand souci ;Si javais diffr de punir un tel crime,Quoiquil soit gnreux, quoiquil soit magnanime,Il est homme et sensible, et je lai ddaign,Et de tant de mpris son esprit indign,Que met au dsespoir cet hymen de Pauline,Du courroux de Dcie obtiendrait ma ruine.Pour venger un affront tout semble tre permis,Et les occasions tentent les plus remis.Peut-tre, et ce soupon nest pas sans apparence,Il rallume en son cur dj quelque esprance,Et, croyant bientt voir Polyeucte puni,Il rappelle un amour grand-peine banni.Juge si sa colre, en ce cas implacable,Me ferait innocent de sauver un coupable,Et sil mpargnerait, voyant par mes bonts

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    Une seconde fois ses desseins avorts. Te dirais-je un penser indigne, bas et lche ?Je ltouffe, il renat, il me flatte, et me fche.Lambition toujours me le vient prsenter,Et tout ce que je puis, cest de le dtester.Polyeucte est ici lappui de ma famille,Mais si, par son trpas, lautre pousait ma fille,Jacquerrais bien par l de plus puissants appuis,Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis.Mon cur en prend par force une maligne joie.Mais que plutt le ciel tes yeux me foudroie,Qu des penses si bas je puisse consentir,Que jusque-l ma gloire ose se dmentir !

    ALBIN

    Votre cur est trop bon, et votre me trop haute.Mais vous rsolvez-vous punir cette faute ?

    FLIX

    Je vais dans la prison faire tout mon effort vaincre cet esprit par leffroi de la mort,Et nous verrons aprs ce que pourra Pauline.

    ALBIN

    Que ferez-vous enfin, si toujours il sobstine ?

    FLIX

    Ne me presse point tant. Dans un tel dplaisir,Je ne puis que rsoudre, et ne sais que choisir.

    ALBIN

    Je dois vous avertir, en serviteur fidle,Quen sa faveur dj la ville se rebelle,Et ne peut voir passer par la rigueur des loisSa dernire esprance et le sang de ses rois.Je tiens sa prison mme assez mal assure :Jai laiss tout autour une troupe plore,

    Je crains quon ne la force.FLIX

    Il faut donc len tirer,Et lamener ici pour nous en assurer.

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    ALBIN

    Tirez-len donc vous-mme, et dun espoir de grceApaisez la fureur de cette populace.

    FLIX

    Allons, et sil persiste demeurer chrtien,

    Nous en disposerons sans quelle en sache rien.

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    Acte IV

    Scne premire

    Polyeucte, Clon, trois autres gardes.

    POLYEUCTEGardes, que me veut-on ?

    CLONPauline vous demande.

    POLYEUCTE prsence, combat que surtout japprhende !

    Flix, dans la prison jai triomph de toi,Jai ri de ta menace, et tai vu sans effroi.Tu prends pour ten venger de plus puissantes armes :Je craignais beaucoup moins tes bourreaux que ses larmes. Seigneur, qui vois ici les prils que je cours,En ce pressant besoin redouble ton secours ;Et toi qui, tout sortant encor de la victoire,Regardes mes travaux du sjour de la gloire,Cher Narque, pour vaincre un si fort ennemi,Prte du haut du ciel la main ton ami.

    Gardes, oseriez-vous me rendre un bon office ?Non pour me drober aux rigueurs du supplice,Ce nest pas mon dessein quon me fasse vader,Mais comme il suffira de trois me garder,Lautre mobligerait daller qurir Svre.Je crois que sans pril on peut me satisfaire.Si javais pu lui dire un secret important,Il vivrait plus heureux, et je mourrais content.

    CLON

    Si vous me lordonnez, jy cours en diligence.POLYEUCTE

    Svre, mon dfaut, fera ta rcompense.Va, ne perds point de temps, et reviens promptement.

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    CLON

    Je serai de retour, seigneur, dans un moment.

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    Et qu titre desclave il commande en ces lieux.Je consens, ou plutt jaspire ma ruine : Monde, pour moi tu nas plus rien, Je porte en un cur tout chrtien Une flamme toute divine, Et je ne regarde Pauline

    Que comme un obstacle mon bien.Saintes douceurs du ciel, adorables ides,Vous remplissez un cur qui vous peut recevoir ;De vos sacrs attraits les mes possdes

    Ne conoivent plus rien qui les puisse mouvoir.Vous promettez beaucoup, et donnez davantage, Vos biens ne sont point inconstants, Et lheureux trpas que jattends Ne vous sert que dun doux passage

    Pour nous introduire au partage Qui nous rend jamais contents.

    Cest vous, feu divin que rien ne peut teindre,Qui mallez faire voir Pauline sans la craindre.Je la vois, mais mon cur, dun saint zle enflamm,

    Nen gote plus lappas dont il tait charm ;Et mes yeux clairs des clestes lumires,

    Ne trouvent plus aux siens leurs grces coutumires.

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    Scne III

    Polyeucte, Pauline, gardes.

    POLYEUCTE

    Madame, quel dessein vous fait me demander ?Est-ce pour me combattre ou pour me seconder ?Cet effort gnreux de votre amour parfaiteVient-il mon secours, vient-il ma dfaite ?Apportez-vous ici la haine ou lamiti,Comme mon ennemie, ou ma chre moiti ?

    PAULINE

    Vous navez point ici dennemi que vous-mme,Seul vous vous hassez, lorsque chacun vous aime,Seul vous excutez tout ce que jai rv :

    Ne veuillez pas vous perdre, et vous tes sauv. quelque extrmit que votre crime passe,Vous tes innocent si vous vous faites grce.Daignez considrer le sang dont vous sortez,Vos grandes actions, vos rares qualits ;Chri de tout le peuple, estim chez le prince,Gendre du gouverneur de toute la province,Je ne vous compte rien le nom de mon poux :Cest un bonheur pour moi qui nest pas grand pour vous.Mais aprs vos exploits, aprs votre naissance,Aprs votre pouvoir, voyez notre esprance,Et nabandonnez pas la main dun bourreauCe qu nos justes vux promet un sort si beau.

    POLYEUCTE

    Je considre plus. Je sais mes avantagesEt lespoir que sur eux forment les grands courages.Ils naspirent enfin qu des biens passagers,Que troublent les soucis, que suivent les dangers ;La mort nous les ravit, la fortune sen joue ;Aujourdhui dans le trne, et demain dans la boue,Et leur plus haut clat fait tant de mcontentsQue peu de vos Csars en ont joui longtemps. Jai de lambition, mais plus noble et plus belle ;

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    Cette grandeur prit, jen veux une immortelle,Un bonheur assur, sans mesure et sans fin,Au-dessus de lenvie, au-dessus du destin.Est-ce trop lacheter que dune triste vieQui tantt, qui soudain me peut tre ravie,Qui ne me fait jouir que dun instant qui fuit,Et ne peut massurer de celui qui le suit ?

    PAULINE

    Voil de vos chrtiens les ridicules songes,Voil jusqu quel point vous charment leurs mensonges.Tout votre sang est peu pour un bonheur si doux !Mais, pour en disposer, ce sang est-il vous ?Vous navez pas la vie ainsi quun hritage ;Le jour qui vous la donne en mme temps lengage,Vous la devez au prince, au public, ltat.

    POLYEUCTEJe la voudrais pour eux perdre dans un combat,Je sais quel en est lheur, et quelle en est la gloire.Des aeux de Dcie on vante la mmoire,Et ce nom, prcieux encore vos Romains,Au bout de six cents ans lui met lempire aux mains.Je dois ma vie au peuple, au prince, sa couronne,Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne.Si mourir pour son prince est un illustre sort,

    Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort !PAULINE

    Quel dieu !

    POLYEUCTE

    Tout beau, Pauline : il entend vos paroles,Et ce nest pas un dieu comme vos dieux frivoles,Insensibles et sourds, impuissants, mutils,De bois, de marbre, ou dor, comme vous les voulez,

    Cest le Dieu des chrtiens, cest le mien, cest le vtre,Et la terre et le ciel nen connaissent point dautre.

    PAULINE

    Adorez-le dans lme, et nen tmoignez rien.

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    POLYEUCTE

    Que je sois tout ensemble idoltre et chrtien !

    PAULINE

    Ne feignez quun moment, laissez partir Svre,Et donnez lieu dagir aux bonts de mon pre.

    POLYEUCTELes bonts de mon Dieu sont bien plus chrir :Il mte des prils que jaurais pu courir,Et, sans me laisser lieu de tourner en arrire,Sa faveur me couronne entrant dans la carrire ;Du premier coup de vent il me conduit au port,Et, sortant du baptme, il menvoie la mort.Si vous pouviez comprendre, et le peu quest la vie,Et de quelles douceurs cette mort est suivieMais que sert de parler de ces trsors cachs des esprits que Dieu na pas encor touchs ?

    PAULINE

    Cruel ! Car il est temps que ma douleur clate,Et quun juste reproche accable une me ingrate,Est-ce l ce beau feu ? Sont-ce l tes serments ?Tmoignes-tu pour moi les moindres sentiments ?Je ne te parlais point de ltat dplorableO ta mort va laisser ta femme inconsolable ;Je croyais que lamour ten parlerait assez,Et je ne voulais pas de sentiments forcs :Mais cette amour si ferme et si bien mrite,Que tu mavais promise, et que je tai porte,Quand tu me veux quitter, quand tu me fais mourir,Te peut-elle arracher une larme, un soupir ?Tu me quittes, ingrat, et le fais avec joie ;Tu ne la caches pas, tu veux que je la voie,Et ton cur, insensible ces tristes appas,Se figure un bonheur o je ne serai pas !

    Cest donc l le dgot quapporte lhymne ?Je te suis odieuse aprs mtre donne !

    POLYEUCTE

    Hlas !

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    PAULINE

    Que cet hlas a de peine sortir !Encor sil commenait un heureux repentir,Que, tout forc quil est, jy trouverais de charmes !Mais courage, il smeut, je vois couler des larmes.

    POLYEUCTE

    Jen verse, et plt Dieu qu force den verserCe cur trop endurci se pt enfin percer !Le dplorable tat o je vous abandonneEst bien digne des pleurs que mon amour vous donne,Et si lon peut au ciel sentir quelques douleurs,Jy pleurerai pour vous lexcs de vos malheurs.Mais si, dans ce sjour de gloire et de lumire,Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prire,Sil y daigne couter un conjugal amour,

    Sur votre aveuglement il rpandra le jour. Seigneur, de vos bonts il faut que je lobtienne :Elle a trop de vertus pour ntre pas chrtienne.Avec trop de mrite il vous plut la former,Pour ne vous pas connatre et ne vous pas aimer,Pour vivre des enfers esclave infortune,Et sous leur triste joug mourir comme elle est ne.

    PAULINE

    Que dis-tu, malheureux ? Quoses-tu souhaiter ?

    POLYEUCTECe que de tout mon sang je voudrais acheter.

    PAULINE

    Que plutt

    POLYEUCTE

    Cest en vain quon se met en dfense :Ce Dieu touche les curs lorsque moins on y pense.

    Ce bienheureux moment nest pas encor venu.Il viendra, mais le temps ne men est pas connu.

    PAULINE

    Quittez cette chimre, et maimez.

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    POLYEUCTE

    Je vous aime,Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-mme.

    PAULINE

    Au nom de cet amour, ne mabandonnez pas.

    POLYEUCTEAu nom de cet amour, daignez suivre mes pas.

    PAULINE

    Cest peu de me quitter, tu veux donc me sduire ?

    POLYEUCTE

    Cest peu daller au ciel, je vous y veux conduire.

    PAULINE

    Imaginations !POLYEUCTE

    Clestes vrits !

    PAULINE

    trange aveuglement !

    POLYEUCTE

    ternelles clarts !

    PAULINETu prfres la mort lamour de Pauline !

    POLYEUCTE

    Vous prfrez le monde la bont divine !

    PAULINE

    Va, cruel, va mourir ; tu ne maimas jamais.

    POLYEUCTE

    Vivez heureuse au monde, et me laissez en paix.PAULINE

    Oui, je ty vais laisser ; ne ten mets plus en peine ;Je vais

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    Scne IV

    Polyeucte, Pauline, Svre, Fabian, gardes.

    PAULINE

    Mais quel dessein en ce lieu vous amne,Svre ? Aurait-on cru quun cur si gnreuxPt venir jusquici braver un malheureux ?

    POLYEUCTE

    Vous traitez mal, Pauline, un si rare mrite : ma seule prire il rend cette visite. Je vous ai fait, Seigneur, une incivilit,Que vous pardonnerez ma captivit.Possesseur dun trsor dont je ntais pas digne,

    Souffrez avant ma mort que je vous le rsigne,Et laisse la vertu la plus rare nos yeuxQuune femme jamais pt recevoir des cieuxAux mains du plus vaillant et du plus honnte hommeQuait ador la terre et quait vu natre Rome.Vous tes digne delle, elle est digne de vous ;

    Ne la refusez pas de la main dun poux ;Sil vous a dsunis, sa mort vous va rejoindre.Quun feu jadis si beau nen devienne pas moindre :Rendez-lui votre cur, et recevez sa foi,

    Vivez heureux ensemble, et mourez comme moi.Cest le bien qu tous deux Polyeucte dsire. Quon me mne la mort, je nai plus rien dire.Allons, gardes, cest fait.

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    Scne V

    Svre, Pauline, Fabian.

    SVRE

    Dans mon tonnement,

    Je suis confus pour lui de son aveuglement.Sa rsolution a si peu de pareilles,Qu peine je me fie encore mes oreilles.Un cur qui vous chrit (mais quel cur assez basAurait pu vous connatre, et ne vous chrir pas ?),Un homme aim de vous, sitt quil vous possde,Sans regret il vous quitte ; il fait plus, il vous cde,Et comme si vos feux taient un don fatal,Il en fait un prsent lui-mme son rival !Certes, ou les chrtiens ont dtranges manies,Ou leurs flicits doivent tre infinies,Puisque, pour y prtendre, ils osent rejeterCe que de tout lempire il faudrait acheter. Pour moi, si mes destins, un peu plus tt propices,Eussent de votre hymen honor mes services,Je naurais ador que lclat de vos yeux,Jen aurais fait mes rois, jen aurais fait mes dieux ;On maurait mis en poudre, on maurait mis en cendre,Avant que

    PAULINEBrisons l ; je crains de trop entendre,Et que cette chaleur, qui sent vos premiers feux,

    Ne pousse quelque suite indigne de tous deux.Svre, connaissez Pauline tout entire : Mon Polyeucte touche son heure dernire,Pour achever de vivre il na plus quun moment ;Vous en tes la cause, encor quinnocemment ;Je ne sais si votre me, vos dsirs ouverte,Aurait os former quelque espoir sur sa perte,Mais sachez quil nest point de si cruel trpasO dun front assur je ne porte mes pas,Quil nest point aux enfers dhorreurs que je nendure,Plutt que de souiller une gloire si pure,

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    Que dpouser un homme, aprs son triste sort,Qui de quelque faon soit cause de sa mort,Et, si vous me croyiez dune me si peu saine,Lamour que jeus pour vous tournerait toute en haine.Vous tes gnreux, soyez-le jusquau bout :Mon pre est en tat de vous accorder tout ;

    Il vous craint ; et javance encor cette parole,Que sil perd mon poux, cest vous quil limmole ;Sauvez ce malheureux, employez-vous pour lui,Faites-vous un effort pour lui servir dappui.Je sais que cest beaucoup que ce que je demande,Mais plus leffort est grand, plus la gloire en est grande ;Conserver un rival dont vous tes jaloux,Cest un trait de vertu qui nappartient qu vous,Et si ce nest assez de votre renomme,Cest beaucoup quune femme autrefois tant aime,

    Et dont lamour peut-tre encor vous peut toucher,Doive votre grand cur ce quelle a de plus cher ;Souvenez-vous enfin que vous tes Svre.Adieu. Rsolvez seul ce que vous voulez faire.Si vous ntes pas tel que je lose esprer,Pour vous priser encor je le veux ignorer.

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    Scne VI

    Svre, Fabian.

    SVRE

    Quest ceci, Fabian ? Quel nouveau coup de foudre

    Tombe sur mon bonheur et le rduit en poudre ?Plus je lestime prs, plus il est loign,Je trouve tout perdu quand je crois tout gagn,Et toujours la fortune, me nuire obstine,Tranche mon esprance aussitt quelle est ne.Avant quoffrir des vux je reois des refus,Toujours triste, toujours et honteux et confusDe voir que lchement elle ait os renatre,Quencor plus lchement elle ait os paratre,Et quune femme enfin, dans la calamit,Me fasse des leons de gnrosit ! Votre belle me est haute autant que malheureuse,Mais elle est inhumaine autant que gnreuse,Pauline, et vos douleurs avec trop de rigueurDun amant tout vous tyrannisent le cur.Cest donc peu de vous perdre, il faut que je vous donne,Que je serve un rival lorsquil vous abandonne,Et que, par un cruel et gnreux effort,Pour vous rendre en ses mains je larrache la mort !

    FABIANLaissez son destin cette ingrate famille,Quil accorde, sil veut, le pre avec la fille,Polyeucte et Flix, lpouse avec lpoux.Dun si cruel effort quel prix esprez-vous ?

    SVRE

    La gloire de montrer cette me si belleQue Svre lgale, et quil est digne delle,Quelle mtait bien due, et que lordre des cieux

    En me la refusant mest trop injurieux.FABIAN

    Sans accuser le sort ni le ciel dinjustice,Prenez garde au pril qui suit un tel service :

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    Vous hasardez beaucoup, Seigneur, pensez-y bien.Quoi ! Vous entreprenez de sauver un chrtien !Pouvez-vous ignorer pour cette secte impieQuelle est et fut toujours la haine de Dcie ?Cest un crime vers lui si grand, si capital,Qu votre faveur mme il peut tre fatal.

    SVRECet avis serait bon pour quelque me commune.Sil tient entre ses mains ma vie et ma fortune,Je suis encor Svre, et tout ce grand pouvoir

    Ne peut rien sur ma gloire, et rien sur mon devoir.Ici lhonneur moblige, et jy veux satisfaire ;Quaprs le sort se montre ou propice ou contraire,Comme son naturel est toujours inconstant,Prissant glorieux, je prirai content.

    Je te dirai bien plus, mais avec confidence.La Secte des chrtiens nest pas ce que lon pense :On les hait ; la raison, je ne la connais point,Et je ne vois Dcie injuste quen ce point.Par curiosit jai voulu les connatre :On les tient pour sorciers dont lenfer est le matre,Et sur cette croyance on punit du trpasDes mystres secrets que nous nentendons pas ;Mais Crs leusine, et la Bonne Desse,Ont leurs secrets comme eux Rome et dans la Grce ;

    Encore impunment nous souffrons en tous lieux,Leur dieu seul except, toute sorte de dieux,Tous les monstres dgypte ont leurs temples dans Rome,

    Nos aeux leur gr faisaient un dieu dun hommeEt, leur sang parmi nous conservant leurs erreurs,

    Nous remplissons le ciel de tous nos empereurs,Mais, parler sans fard de tant dapothoses,Leffet est bien douteux de ces mtamorphoses ; Les chrtiens nont quun Dieu, matre absolu de tout,De qui le seul vouloir fait tout ce quil rsout ;Mais, si jose entre nous dire ce que me semble,Les ntres bien souvent saccordent mal ensemble,Et, me dt leur colre craser tes yeux,

    Nous en avons beaucoup pour tre de vrais dieux ;

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    Enfin chez les chrtiens les murs sont innocentes,Les vices dtests, les vertus florissantes,Ils font des vux pour nous qui les perscutons,Et, depuis tant de temps que nous les tourmentons,Les a-t-on vus mutins ? Les a-t-on vus rebelles ?

    Nos princes ont-ils eu des soldats plus fidles ?

    Furieux dans la guerre, ils souffrent nos bourreaux,Et, lions au combat, ils meurent en agneaux.Jai trop de piti deux pour ne les pas dfendre.Allons trouver Flix, commenons par son gendre,Et contentons ainsi, dune seule action,Et Pauline et ma gloire et ma compassion.

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    Acte V

    Scne premire

    Flix, Albin, Clon.

    FLIX

    Albin, as-tu bien vu la fourbe de Svre ?As-tu bien vu sa haine ? Et vois-tu ma misre ?

    ALBIN

    Je nai rien en lui quun rival gnreux,Et ne vois rien en vous quun pre rigoureux.

    FLIXQue tu discernes mal le cur davec la mine !Dans lme il hait Flix et ddaigne Pauline,Et, sil laima jadis, il estime aujourdhuiLes restes dun rival trop indignes de lui.Il parle en sa faveur, il me prie, il menace,Et me perdra, dit-il, si je ne luis fais grce.Tranchant du gnreux, il croit mpouvanter :Lartifice est trop lourd pour ne pas lventer,

    Je sais des gens de cour quelle est la politique,Jen connais mieux que lui la plus fine pratique.Cest en vain quil tempte et feint dtre en fureur,Je vois ce quil prtend auprs de lempereur.De ce quil me demande il my ferait un crime ;pargnant son rival, je serais sa victime,Et sil avait affaire quelque maladroit,Le pige est bien tendu, sans doute il le perdroit.Mais un vieux courtisan est un peu moins crdule :Il voit quand on le joue, et quand on dissimule,

    Et moi jen ai tant vu de toutes les faons,Qu lui-mme au besoin jen ferais des leons.

    ALBIN

    Dieu ! Que vous vous gnez par cette dfiance !

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    FLIX

    Pour subsister en cour cest la haute science.Quand un homme une fois a droit de nous har,

    Nous devons prsumer quil cherche nous trahir,Toute son amiti nous doit tre suspecte.Si Polyeucte enfin nabandonne sa secte,

    Quoi que son protecteur ait pour lui dans lesprit,Je suivrai hautement lordre qui mest prescrit.

    ALBIN

    Grce, grce, seigneur, que Pauline lobtienne !

    FLIX

    Celle de lempereur ne suivrait pas la mienne,Et, loin de le tirer de ce pas dangereux,Ma bont ne ferait que nous perdre tous deux.

    ALBIN

    Mais Svre promet

    FLIX

    Albin, je men dfieEt connais mieux que lui la haine de Dcie :En faveur des chrtiens sil choquait son courroux,Lui-mme assurment se perdrait avec nous. Je veux tenter pourtant encore une autre voie.

    Amenez Polyeucte, et si je le renvoie,Sil demeure insensible ce dernier effort,Au sortir de ce lieu quon lui donne la mort.

    ALBIN

    Votre ordre est rigoureux.

    FLIX

    Il faut que je le suive,Si je veux empcher quun dsordre narrive.Je vois le peuple mu pour prendre son parti,Et toi-mme tantt tu men as averti.Dans ce zle pour lui quil fait dj paratre,Je ne sais si longtemps jen pourrais tre matre ;

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    Peut-tre ds demain, ds la nuit, ds ce soir,Jen verrais des effets que je ne veux pas voir,Et Svre aussitt, courant sa vengeance,Mirait calomnier de quelque intelligence.Il faut rompre ce coup, qui me serait fatal.

    ALBIN

    Que tant de prvoyance est un trange mal !Tout vous nuit, tout vous perd, tout vous fait de lombrage.Mais voyez que sa mort mettra ce peuple en rage,Que cest mal le gurir que le dsesprer.

    FLIX

    En vain aprs sa mort il voudra murmurer,Et sil ose venir quelque violence,Cest affaire cder deux jours linsolence.

    Jaurai fait mon devoir, quoi quil puisse arriver.Mais Polyeucte vient, tchons le sauver.Soldats, retirez-vous, et gardez bien la porte.

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    Scne II

    Flix, Polyeucte, Albin.

    FLIXAs-tu donc pour la vie une haine si forte,

    Malheureux Polyeucte ? Et la loi des chrtiensTordonne-t-elle ainsi dabandonner les tiens ?

    POLYEUCTEJe ne hais point la vie, et jen aime lusage,Mais sans attachement qui sente lesclavage,Toujours prt la rendre au Dieu dont je la tiens.La raison me lordonne, et la loi des chrtiens,Et je vous montre tous par l comme il faut vivre,Si vous a