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CORRESPONDANCE. KARL LÖWITH – ERIC VOEGELIN. Préambule. E N présentant une traduction de la correspondance entretenue par Eric Voegelin et Karl Löwith et publiée en 2007 par la revue allemande Sinn und Form, nous n’entendons pas seulement réduire un peu le retard accusé par la réception française de leurs œuvres respectives. Ce contretemps ne tient sans doute qu’incidemment au différé ordinaire de la réception souvent paresseuse que la langue française daigne concéder à ses voisines — et pourrait bien du reste faire bientôt place à son contraire, si l’on en croit la multiplication des traductions récentes de quelques livres de Voegelin (dont celle de Domi- nique Weber dans Conférence [nº 26, printemps 2008]). Notre motif excède ces circonstances, il tient à une certitude entée sur une évidence : le regain de la méditation philosophique en France entraîne avec lui celui d’un genre, la philosophie de l’histoire, qui y passait pour suranné, et à son tour cette réapparition réactualise un autre genre encore, qu’on y déclarait mort et enterré — la zone d’interférences entre théologie et philosophie. La puissance herméneutique des argumentations à l’œuvre dans les lettres échangées par les deux philosophes allemands en exil aux États-Unis est ici son propre index de vérité et d’actualité, et se passe souverainement de tout commentaire à son endroit. Voegelin et Löwith, au moment où ils dialoguent ainsi, sont l’un et l’autre déjà par- venus au centre le plus fécond de leur œuvre, et le cyclone où ils sont

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CORRESPONDANCE.

KARL LÖWITH – ERIC VOEGELIN.

Préambule.

EN présentant une traduction de la correspondance entretenuepar Eric Voegelin et Karl Löwith et publiée en 2007 par la revueallemande Sinn und Form, nous n’entendons pas seulement

réduire un peu le retard accusé par la réception française de leursœuvres respectives. Ce contretemps ne tient sans doute qu’incidemmentau différé ordinaire de la réception souvent paresseuse que la languefrançaise daigne concéder à ses voisines — et pourrait bien du restefaire bientôt place à son contraire, si l’on en croit la multiplication destraductions récentes de quelques livres de Voegelin (dont celle de Domi-nique Weber dans Conférence [nº 26, printemps 2008]). Notre motifexcède ces circonstances, il tient à une certitude entée sur une évidence :le regain de la méditation philosophique en France entraîne avec luicelui d’un genre, la philosophie de l’histoire, qui y passait pour suranné,et à son tour cette réapparition réactualise un autre genre encore, qu’ony déclarait mort et enterré — la zone d’interférences entre théologie etphilosophie. La puissance herméneutique des argumentations à l’œuvredans les lettres échangées par les deux philosophes allemands en exilaux États-Unis est ici son propre index de vérité et d’actualité, et sepasse souverainement de tout commentaire à son endroit. Voegelin etLöwith, au moment où ils dialoguent ainsi, sont l’un et l’autre déjà par-venus au centre le plus fécond de leur œuvre, et le cyclone où ils sont

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embarqués, le monde et l’immonde de la guerre mondiale et de la guerrefroide, a rarement paru ramener l’ascèse philosophique à une situationaussi somptueuse et aussi dérisoire. Du moins faut-il avoir présente àl’esprit cette échelle des choses et des situations si l’on veut goûter toutela splendeur d’une pensée que rien ne décourage ni ne captive, et qui tiresa féconde fermeté du savoir quotidien de cette disproportion.

À nous qui sommes les passeurs et le relais de cette liasse de quelqueslettres écrites entre quelques livres et, précisément, écrites comme on écritun livre, il paraît utile de n’insister ici que sur l’une des curiosités théoré-tiques les plus frappantes de la controverse nouée par les deux penseurs.Le désaccord porte, en effet, sur une question qu’ils s’efforcent de pro-blématiser mais qui semble devoir se refuser à cette transformation dedeux hypothèses incompatibles en une problématique homogène : Voe-gelin tient qu’il est possible de repenser et d’enrichir l’argument augusti-nien d’un sens commun donné identiquement en partage à l’humanitépaïenne et à l’humanité chrétienne, Löwith soutient que l’événement dela sécularisation mis en branle aux Temps modernes périme en tout étatde cause cette hypothèse puisque, dit-il, cet événement a rendu l’une àl’autre incommensurables l’histoire sainte et l’histoire universelle(Löwith ayant, on s’en doute, lu avec une attention passionnée les pre-miers textes du jeune Hans Blumenberg travaillant à sa Légitimité desTemps modernes).

C’est un des moments les plus captivants de cette correspondanceque de nous faire entendre comment une controverse touche à ses limitesquoi qu’elle en ait — et de nous faire reconnaître dans cet épuisementprogressif et pour le moins involontaire de l’argumentaire un des grandsmystères de la vie de l’esprit — celui que connaissent, par exemple, telsmathématiciens certains par intuition de la vérité d’un concept mais toutd’abord incapables d’élaborer le langage et la démonstration qui trans-formeront leur idée (singulière) en un accord objectif (au sens poppé-rien). Tel est précisément l’obstacle qui se dessine entre Löwith et Voege-lin, tout comme si les deux auteurs n’en faisaient qu’un aux prises en sonfor intérieur avec une objection qui, malignement, le priverait de laconclusion de son propre raisonnement. Les pages qu’ils consacrent au

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cas Nietzsche le montrent bien : pour Voegelin, Nietzsche incarne le typehumain surgi à l’époque où les Églises, bureaucraties nationalisées duspirituel, se coupent à jamais de leur source mystique (ou même simple-ment existentielle) — tandis que, pour Löwith, le même cas Nietzschetémoigne des affres d’une époque nouvelle, celle qui voit l’histoire uni-verselle supplanter son précurseur, l’histoire sainte, et usurper le GrandRécit des origines. Transféré dans les termes d’une phénoménologie deschamps de conscience, le débat tourne alors autour de la question desconditions de possibilité d’une expérience approfondie (Voegelin) ouinterrompue (Löwith) de la transcendance (ou du sublime).

Tel est bien ce qui fait la grandeur de ces pages : elles se font le lieud’un différend auquel jamais elles ne se résignent. Affleurant à proposdu cas Nietzsche, il cherche à se transformer plutôt qu’à se voiler : ilpasse d’une élucidation partielle du cas Nietzsche à une problématisa-tion rigoureuse de toute possible philosophie de l’histoire, et de celle-ci àde possibles prolégomènes de la différence entre l’esprit — comme senscommun aussi bien que comme Esprit Saint — et la conscience —comme champ de perception aussi bien que comme conscience morale.L’obstination avec laquelle se cherche ici la bonne question, celle qui sur-girait d’une problématisation enfin homogène parce qu’enfin amenée àson objet véritable (véritable mais introuvable, désiré mais inattendu,nécessaire mais non connaissable), cette obstination fait la vertu —c’est-à-dire la modestie même de ce mode de conscience vigilante qu’estle veiller du philosophe : dire et faire entendre les harmoniques et lesdissonances où se concertent les langues de l’expérience plurielle, celledes hommes passionnément épris de leur monde comme du seul qui, leurétant donné mais pour peu de temps, doit être transmis comme ils l’habi-tent, avec amour.

Jean-Luc Evard.

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Karl Löwith à Eric Voegelin.

14 novembre 1944

Monsieur et cher collègue,

Il y a quelques jours, par l’intermédiaire d’E. Hula, j’ai prisconnaissance de votre essai sur Nietzsche1, et j’avais déjà lu avecun vif intérêt celui sur Siger de Brabant2. Quel dommage quevous soyez si loin d’ici, il y aurait tant à discuter + ici, à Hartford, iln’y a littéralement pas 1 homme avec qui parler de quoi que cesoit. Il est malheureusement impossible de se procurer The Jour-nal of Politics dans notre bibliothèque — si vous possédez encoreun tiré-à-part dont vous pouvez vous défaire, ayez donc l’obli-geance de me le réserver !

Depuis le lycée, Nietzsche, pour moi, c’est LE grand événe-ment moderne + même si je n’ai ni l’envie ni guère de motivationpour rendre en un méchant anglais ce que j’avais écrit en alle-mand sur N[ietzsche] il y a dix ans3, je me suis tout de même lancédans un article que je vous envoie séparément. La seule nou-veauté qui s’y trouve, à vrai dire, c’est l’horizon historique, c’est-à-

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1 « Nietzsche, the Crisis and the War », paru en 1944, reproduit dans levolume 10 de l’intégrale des écrits de Voegelin, Collected Works,Columbia et Londres, University of Missouri Press, 1990, p. 125-156.[Sauf mention expresse, toutes les notes émanent du traducteur.]2 Siger ou Sigier, théologien et philosophe du XIIIe siècle, condamnépour hérésie, auteur entre autres de De aeternitate mundi et de commen-taires averroïstes d’Aristote. Au chant X du Paradis, Dante le place auxcôtés des plus grands docteurs, dont Thomas d’Aquin, leur porte-parole dans ce chant : « […] la lumière éternelle de Sigier / qui, ensei-gnant dans la rue du Fouarre, / syllogisa des vérités qui lui firent tort. »3 Probablement la communication donnée par Löwith au 8e CongrèsInternational de Philosophie en septembre 1934, à Prague, « Nietzsche,der Philosoph unserer Zeit » (rééditée dans les Œuvres complètes(Sämtliche Werke, Stuttgart, J. B. Metzler, 9 volumes), vol. 6.

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dire la reprise par Nietzsche, à son insu, de la polémique paléo-chrétienne contre la doctrine de l’éternel retour, chez saint Justin,Origène, saint Augustin, etc. Dans le cadre de cet essai je n’ai punéanmoins qu’y faire allusion. Dans ce contexte, votre mention dela doctrine cyclique de Siger m’intéresse beaucoup. J’aimeraisdonc bien connaître la référence pertinente. Quant à votreNietzsche : je le trouve excellent, instructif + lumineux. Mais enmême temps, je ressens encore une fois comme il est hopeless devouloir s’aménager ici une niche intellectuelle avec un tel background intellectuel.

Je ne vois pas tout à fait comme vous la relation intime deNietzsche à la révolution allemande. De fait, à mes yeux, Nietzscheest un événement spécifiquement germano-protestant (v. Dostoïevski,Journal d’un écrivain, 1877 : « l’Allemagne, l’Empire protestataire4»).

Dans le détail, mes questions portent sur quelques points devotre exposé, p. ex. p. 198 : « his soul was closed to transcendentalexperiences. » Or l’« inspiration » d’où vient l’idée de l’éternelretour n’est-elle pas purement et directement une telle expé-rience, et dans les ultimes poèmes dionysiens N[ietzsche] n’a-t-ilpas traversé « The Dark Night » ? Je rejoins votre appréciation surGeorge, E. Jünger ne m’étant jamais apparu moins significatif, euégard, précisément, à ce qui chez lui remonte à Nietzsche.

Votre remarque sur B. Bauer me fait voir que vous connaissezmon dernier livre5 + j’aimerais savoir ce que vous avez publié ces

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4 Notations de mai et juin, p. 1048 sq de l’édition de La Pléiade, trad. G.Aucouturier (1972). La formule ici évoquée par Löwith avait frappé leslecteurs allemands de l’écrivain russe : dans l’essai qu’il lui consacre,Thomas Mann s’arrête longuement sur cette qualification, et la faitsienne pour opposer l’Allemagne et sa « culture » à la « civilisation » dela France et de la Grande-Bretagne (Considérations d’un apolitique, 1918).5 De Hegel à Nietzsche, datant de 1941 et réservant trois chapitres àBruno Bauer (traduction française de Rémi Laureillard, Paris, Galli-mard, coll. « Bibliothèque de philosophie »), 1969. L’ouvrage est dédié àla mémoire de Husserl.

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dernières années, et où. En Allemagne, Max Weber avait été l’oc-casion de notre premier contact6 — le seul aussi, si je ne metrompe. Cet été seulement, j’ai appris par Hula, devenu notre voi-sin gentleman-farmer, ici, dans le Vermont, que vous aussi vousêtes sur place. Me vient une idée téméraire : ne pourrions-nousécrire ensemble un livre sur Nietzsche ? L’été dernier, à NY,K. Wolff m’a proposé d’écrire pour lui un livre sur N[ietzsche] —eh bien, en nous répartissant les points de vue, à deux, qu’endiriez-vous ?

Recevez mes meilleures salutationsK. Löwith

P. S. — Si vous possédez dans votre bibliothèque Fortune, lemagazine, vous trouverez dans le numéro de décembre 43 un essaide moi, une sorte d’échantillon de mes expériences au Japon7. J’yai enseigné de 1936 à 1940. Ce qui était autrement plus intéressantqu’à Hartford.

*

Karl Löwith à Eric Voegelin.

8 décembre 1944

Cher Monsieur,

Grand merci pour votre lettre, les MS [manuscrits] + les tirés-à-part. Entre-temps, vous aurez reçu, j’espère, mon propre exem-

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6 Trace de cette rencontre, l’essai « Max Weber und Karl Marx », Archivfür Sozialwissenschaft und Sozialpolitik 67 (1932), réédité dans le volume 5des Œuvres complètes.7 « The Japanese Mind. A Picture of the Mentality that We MustUnderstand if We are to Conquer », réédité dans le vol. 2 des Œuvrescomplètes, p. 556-570.

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plaire. Il y a quelques jours, j’étais au colloque Nietzsche à NewYork, sans pouvoir contacter K. Wolff, sans quoi je lui aurais sou-mis le projet d’un éventuel travail en commun [avec vous]. Au col-loque, il y avait, de Chicago, Ch. Morris, pas inintéressant — m’asurpris la façon dont un Américain de la belle eau peut être suffi-samment au diapason de N[ietzsche] pour le mettre en rapportavec Whitman + Melville. — Naturellement, votre N[ietzsche]-Pas-cal m’a fasciné8 + certes, vous avez raison, pour N[ietzsche] Pascalest un miroir dans lequel il se considère. N’empêche, je doute queson homo natura soit un « symbole mystique » + bien plutôt il tentede restaurer le concept classique de « physis ». J’ai l’impressionque la prudence et la finesse de vos analyses émoussent le tran-chant de ma position critique, même si c’est dans une moindremesure que l’exposé de Jaspers, qu’en 1938 j’avais critiqué demanière assez implacable (je vous poste cette recension9, merci deme la renvoyer).

Quant à la suite de vos études nietzschéennes : Carlyle, Blake, S.Butler — si leur envergure correspond à votre N[ietzsche]-Pascal,elles rempliront assurément à elles seules tout un livre. Je ne voisdonc pas très bien comment nous y prendre — je parle de l’objet delibrairie — pour planifier et exécuter ensemble. Qu’en pensez-vous ?Pour ma part, de telles oppositions me stimulent de plus en plus + jesonge même à écrire à l’occasion un essai : N[ietzsche] + T. E.Lawrence + à reprendre mon N[ietzsche]-Kierkegaard 10. Mais ce que

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8 Réédité en traduction allemande dans la revue Sinn und Form 56(2004-3).9 Datant en fait de 1937, et parue in Zeitschrift für Sozialforschung 6,p. 405-407. Sur ce livre, Löwith avait également adressé une lettre à JeanWahl, qui en publia un extrait dans Recherches philosophiques 6 (1936-37).10 « Kierkegaard und Nietzsche », paru en 1933 et réédité dans le volume6 des Œuvres complètes ainsi que, la même année aux Editions V. Klos-termann, Kierkegaard und Nietzsche oder philosophische und theologischeÜberwindung des Nihilismus.

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j’ai projeté, pour l’essentiel du travail d’introduction, c’est plutôt untableau systématique de la philosophie de N[ietzsche] sous l’angle direc-teur : paganisme versus christianisme. Quand j’écrivis mon livre surN[ietzsche], je ne connaissais pas encore la critique patristique de ladoctrine de l’éternel retour, et aujourd’hui je l’étudierais par égardpour l’importance historique de N[ietzsche] dans le vaste ensemblede l’histoire des idées en Occident. Ce qui, en soi, ne déparerait pasune série de brefs traités où N[ietzsche] serait mis en rapport avecdes têtes du monde anglo-saxon. Mais, tout compris, cela fait, jerépète, 2 volumes*.Votre projet N[ietzsche]-W. Blake m’intéresse toutparticulièrement. D’ailleurs, depuis un moment, je m’apprête à ren-trer dans la lecture de Blake + ai acheté récemment la grande édi-tion Nonesuch (superbe), et à Cambridge (à la Harv[ard] Library etau musée Fogg) j’ai contemplé les superbes originaux des illustra-tions de Blake. Ne manquez pas de demander qu’on vous les montrequand vous viendrez en juin. Mais d’abord : convenons dès mainte-nant de nous voir cet été. De Cambridge, on rejoint facilement notrevillégiature estivale, dans le Vermont (comme celle de Hula) : cheminde fer jusqu’à Chester (Vermont), où ensuite je pourrai venir vouschercher en auto. L’endroit où nous nous trouvons s’appelle Weston(Vermont) + n’est qu’à 13 mn de Chester.

Vous vous enquérez de mon livre sur Burckhardt11 : malheu-reusement il n’y en a plus d’exemplaires disponibles nulle part +moi-même n’en possède plus qu’un ; je vous le prête bien volon-tiers, sans pouvoir m’en défaire.

Le sommaire de votre imposant ouvrage excède de loin mescapacités et mon savoir, ce qui ne m’empêchera certes pas de lelire attentivement. Quant à Toynbee, je n’ai pas la patience ; la dis-proportion entre l’abondance des faits et l’indigence des vues yest par trop fâcheuse. Ce qui est exclu, s’agissant de vos pages ; lesommaire déjà fait voir que vous ne vous contentez pas de racon-

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11 Jacob Burckhardt : der Mensch inmitten der Geschichte, Lucerne, Vitanova Verlag, 1936.

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ter des « paraboles », mais que vous risquez toute une structure del’histoire. En lisant votre essai sur « Political Theory + the Patternof General History12 » je me demandais si vous connaissez celui,bien intéressant, de W. Kaegi (paru chez Corona, aux alentours de193613), sur la fin de l’image chrétienne de l’histoire (au momentoù sont découvertes les sources de l’historiographie chinoise).Kaegi, enchaînant sur P. Hagard14, se penche sur le cas Voltaire-Bossuet. Le texte est court mais très instructif.

Et la vie, dans votre college de Louisiane, elle est à peu prèssupportable ? ou bien aussi morne qu’à Hartford ?

Une question : êtes-vous tombé sur de bons commentaires despoèmes de W. Blake ? Le livre de Swinburne15 + le petit volume deJ. K. Chesterton16, c’est encore ce que j’ai trouvé de mieux.

Dans l’espoir de vous voir cet été, et avec mes cordiales saluta-tions

Karl Löwith

P. S. Dites-moi sans façon si mon écriture n’est pas un sup-plice pour vous — auquel cas j’essaierai de m’améliorer d’ici à laprochaine fois. Pour moi, l’écriture de Hula est bien plus ardue àdéchiffrer — et pour lui la mienne !

*La date : 1946 ne me gênerait pas puisque de mon côté rienne presse.

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12 Paru dans la revue American Political Science Review 38 (1944), rééditédans le volume 10 des Œuvres complètes.13 Cette année-là, Kaegi (1901-1970), par ailleurs spécialiste de JacobBurckhardt et de Johan Huizinga, publie Michelet und Deutschland (Bâle,B. Schwabe).14 Löwith pense manifestement à Paul Hazard.15 Sans doute Charles Algernon Swinburne.16 Il s’agit en fait de Gilbert Keith Chesterton, et de son livre WilliamBlake, paru en 1912 (Londres, Duckworth).

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Eric Voegelin à Karl Löwith.

17 décembre 1944

Cher Monsieur Löwith,

Grand merci pour votre missive du 8 décembre et l’envoi àpart sur les dernières nouveautés de la recherche nietzschéenne ;et puis l’essai extrait de la Church History est aussi arrivé17.

Votre projet d’un livre écrit à deux sur Nietzsche me tente deplus en plus, et il semble que vous n’ayez pas d’objection à l’idéed’en reporter la date, ce que je ne peux malheureusement pas évi-ter. Dessein que je trouve fécond car vous et moi attaquons lemême problème, me semble-t-il, à partir de positions très diffé-rentes. Écart de « perspectives » qui ne devrait pas nous intéressernous seulement, mais le lecteur aussi. Et si nous nous entendionssur le plan d’un ouvrage commun, il me resterait à espérer qu’à lafin nous n’irions pas nous « influencer » au point que s’effacel’opposition de ces perspectives.

Permettez-moi de débrouiller de manière provisoire la ques-tion de cette perspective, pour ce qu’elle concerne de mon pro-pos. Tout comme vous, Nietzsche me retient (depuis mes annéesde lycée) — mais jamais encore de manière décisive. Pour autantque je me souvienne, ma fascination, jadis, était pour l’essentielde nature esthétique — à commencer par le Zarathoustra. Sur leplan intellectuel, à cette époque, je n’ai certes pas compris laproblématique de Nietzsche. Plus tard, m’ont surtout intéresséles parties de l’œuvre touchant à la politique, ainsi de « l’Étatgrec ». (Je ne suis pas philosophe, mon métier c’est politologueet constitutionnaliste ; mes cours à l’Université, comme monprincipal domaine de travail, portent sur le gouvernement amé-

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17 « Friedrich Nietzsche (1844-1900) », in Church History 13 (1944), p. 163-181.

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ricain, le gouvernement russe et l’Empire britannique.) Ces dixdernières années, il m’a fallu affronter le multi-problèmeNietzsche pour diverses raisons : vos propres travaux, ceux deBertram18 et de Jaspers19, et l’impossibilité de faire lumière surdes constellations intellectuelles sans avoir d’abord comprisNietzsche à fond — des constellations telles que la psychanalyse,le national-socialisme, Stefan George, Klages, Spengler, etc.Nécessité devenue de plus en plus pressante ces deux dernièresannées puisqu’il est à peu près impossible de traiter l’History ofPolitical Ideas 20 au XIXe siècle sans avoir bien fait le point sur lerôle de Nietzsche. Mes essais sur Nietzsche, ceux que vousconnaissez, ainsi que les autres encore à reprendre, je les ai enta-més comme autant d’ébauches du chapitre sur Nietzsche. —Étapes de mon travail sur Nietzsche que je vous énumère afinque vous voyiez qu’il n’est pas au cœur de mes centres d’intérêten philosophie ; ce que, je dois l’ajouter, la tendance de ces der-nières années à se pencher de plus en plus activement sur lui n’aguère modifié. Comme phénomène intellectuel, Nietzsche m’enimpose ; je crois comprendre aussi à quoi tient son effet boule-versant sur bien des gens ; de même s’agissant de son impor-tance comme symptôme le plus massif de la crise de notretemps ; sur moi-même je peux noter l’effet pédagogique de saprobité implacable ; je peux éprouver de la sympathie pour lui,et quelque chose comme de la pitié ; mais rien en moi n’est tou-

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18 Ernst Bertram, proche de Stefan George, avait publié en 1918 un essaisur Nietzsche qui fit grand bruit. La traduction française parut en 1932,Nietzsche. Essai d’une mythologie (rééditée en 2007).19 Il s’agit soit des conférences prononcées par Jaspers à l’Université deGroningue en 1935, parues en français en 2003 sous le titre « Raison etexistence » en appendice à Nietzsche et le christianisme (traduit parJeanne Hersch), soit de l’ouvrage de 1936, Nietzsche. Introduction à saphilosophie, traduit par Jean Wahl.20 En anglais dans l’original, car Voegelin pense aussi à son propreouvrage en 8 volumes, ainsi intitulé.

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ché en profondeur par lui, moins encore bouleversé, qui neserait alimenté par des sources autres, et plus profondément,plus globalement.

Quant à la position à partir de laquelle j’interprète Nietzsche,vous l’aurez bien sûr aisément reconstituée grâce à mon étude surPascal. C’est la position de la theologia negativa — Eckhart, Nicolasde Cues et surtout Augustin. Abstraction faite des questions per-sonnelles ici en jeu, cette position me paraît, d’un point de vue deméthode, non contournable si l’on veut fournir une interpréta-tion de l’histoire intellectuelle occidentale sans défigurer les pro-blèmes. Dans mon travail sur l’History of Political Ideas, les catégo-ries applicables au tableau d’ensemble comme autant d’invariantsindiquent la question méthodologique cardinale. Il s’est avéréimpossible d’appliquer une telle grille selon des critères natio-naux (allemands, français ou anglais) ou, comme à l’école, de sys-tème (Marx, Kant ou Locke) car une telle approche auraitcontraint à des reconstitutions « épicycliques » qui défigurent lesconstellations propres à d’autres nations ou d’autres visions dumonde. On aurait abouti à quelque panade comme par exempleune histoire des idées politiques au Moyen Âge dans les catégo-ries de Locke façon Carlyle, ou un modèle d’histoire des idées à laGierke21, c’est-à-dire tendant à son idée de « personne réelle », etc.Méthodologiquement, la position du mystique touche au plusjuste parce que sa systématicité est suffisamment générale pourdécrire les niveaux plus profonds des concrétisations historiquesen tenant compte de leur relativité telle ou telle. Sur le plan poli-tique et historique non plus ce choix ne tient pas du hasard carles positions mystiques surgissent dans l’histoire avec un éland’autant plus décisif qu’elles en brisent les plans de concrétisa-tion plus profonds — ainsi, à l’époque d’Augustin, l’empire chré-tien de l’Antiquité, ou, d’Eckhart à Nicolas de Cues, l’empirechrétien du Moyen Âge.

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21 Otto von Gierke (1844-1921), médiéviste spécialiste d’histoire du droit.

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J’en viens maintenant à Nietzsche. Aujourd’hui, nous voici ànouveau à l’heure d’un effondrement (et, rythme non fortuit, cinqcents ans après celui du XVe siècle). La crise, aujourd’hui, etcomme toujours avec les crises, affecte la société, pas forcémentles personnes. Ce qui s’effondre, c’est un niveau historique deconcrétisation, ainsi que les institutions y afférentes ; à l’individu,et ce comme au Ve et au XVe, reste une position socialement indes-tructible, celle de la theologia negativa ; de crise, pour l’individu, iln’y en a que s’il s’obstine à trouver ses coordonnées propres dansl’absolu de la nation, du marxisme, du libéralisme, etc. Le pro-blème de Nietzsche, me semble-t-il, tient uniquement à ce qu’il avécu comme nul autre la dimension tout entière de l’effondre-ment et que pourtant sa réponse à cette expérience vécue ne futpas le repli, mais bien plutôt la folle aventure du lancement d’unenouvelle « civilisation » (à dignité égale avec la civilisation chré-tienne) à partir de ses ressources personnelles. Cette aventure(s’engager pour les millénaires à venir comme le Christ de la civi-lisation nouvelle), voilà qui fascine, tant c’est démoniaque ;moment d’illumination en ce que s’y entrouvrent les profon-deurs, jusqu’à celles touchées par l’effondrement, et qu’il fait voirà quelle profondeur le renouvellement est nécessaire — le résul-tat étant, me semble-t-il, du moins dans la perspective de notreépoque, le fiasco d’un mégalomane.

Commandant cette tentative, la doctrine du Retour. Un pointsur lequel je n’ai, moi, décidément pas grand-chose à vous dire,mais seulement à vous écouter. Vous me permettrez donc que jeme contente de suggérer où se situe le problème que je jugeimportant. Pour le dire de manière scolaire : la doctrine de l’Éter-nel Retour ressortit du chapitre des antinomies de l’infini. Lesproblèmes de cette création finie et de sa réitération sans fin meparaissent avoir été traités à fond dans l’analyse augustinienne duproblème de la création, dans l’analyse de la prédestination et dulibre arbitre chez Augustin et Thomas, chez Occam et, pour finir,chez Kant ; certes, on pourra les formuler mieux encore ; toute-

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fois, en son cœur, la problématique a été sondée de part en part :il s’agit d’un « problème-limite », et la fixation dogmatique surl’aspect fini ou infini du problème dialectique n’est pas licite. Etpour le dire à nouveau de manière scolaire : la doctrine de l’Éter-nel Retour me paraît être une fixation dogmatique sur laquelle, auplan philosophique et critique, on ne peut faire fond. — Le pro-blème serait donc réglé si justement celui qui renouvelle cetteconception du monde n’avait pas été Nietzsche. Question : qu’est-ce qui a poussé Nietzsche à se jeter dans ce mythe, de toute sa fer-veur ? Question à laquelle ne me vient à vrai dire aucune réponse.L’« expérience vécue » de 1881, voilà tout d’abord pour moi le pro-blème tout à fait opaque. L’« anneau » déjà, vous l’avez montré, estsymbole remontant à l’époque du lycée ; qu’est-ce que l’expé-rience de 1881 y a apporté de plus, au point de donner à l’idée sajeune force fracassante de mythe ? Je ne vois pour le momentqu’un seul moyen de donner une manière de réponse à cettequestion : l’hypothèse d’une lacune singulière dans la vie psy-chique de Nietzsche, ce que j’ai appelé « manque d’un vécu trans-cendantal » (au sens augustinien de l’intentio animi adressée àDieu) cependant que, à l’évidence, ce qui le poussait si puissam-ment à quêter une transcendance (nature, paysage, passions, men-talité de civilisateur) pouvait percer autrement. Cette singulièrestructure psychique, voilà comment je m’expliquerais, d’une part,sa profonde intelligence des problèmes d’un Pascal, d’autre part,l’impossibilité, après le naufrage, de se replier dans la mystique —et, troisièmement, le fait que la fuite dans la doctrine du Retourn’ait pas buté sur les résistances qu’elle aurait dû rencontrer si,pour lui, les antinomies de l’infini, qui ont leurs racines dans latranscendance, avaient eu valeur de problématique vivante. —Toutes choses où je vous demande de ne pas voir mon point devue « définitif », mais la tentative d’énoncer un problème qui, surle plan psychique, ne m’est qu’en partie accessible.

Ma missive s’arrêtera ici pour aujourd’hui. Je vais répondredemain ou après-demain aux autres points de votre lettre. J’ai

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hâte de savoir comment vous réagirez à mes commentaires car,faute d’imagination, je n’ai pas pu encore deviner votre propreposition à partir de vos travaux sur Nietzsche. Tous mes effortspour enfoncer vos défenses ont échoué, je n’ai pas réussi à vous« prendre en flagrant délit » de lapsus, retranché comme vousl’êtes dans votre réserve d’historien. En lisant votre De Hegel àNietzsche j’avais ici et là l’impression que vos sympathies vont plu-tôt vers Goethe.

Salutations très cordiales de votreEric Voegelin

P. S. : votre écriture est parfaitement lisible, je ne pourrais endire autant de Hula. Cette fois, j’ai écrit à la machine parce que jevoulais conserver un carbone.

*

Karl Löwith à Eric Voegelin.

THE HARTFORD SEMINARY FOUNDATION

A UNIVERSITY OF RELIGION

= un jardin d’enfants pour protestantisme éreinté !

7 janvier 1945

Cher Monsieur (Vögelin),

Pardonnez s’il vous plaît ma réponse tardive. Je vous ai envoyémon Burckhardt il y a quelques jours parce que le chapitre Ieffleure la question du pouvoir-oublier en histoire — certes, sanstrancher dans un sens ou dans l’autre. Dans la dialectique effective

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de l’histoire, on oubliera, je crains, le custode + c’est des rénova-teurs qu’on se souviendra !

Grâce à vos lettres je me sens encouragé à persévérer dans ceprojet d’un livre en commun sur Nietzsche ; si vous pouvez resser-rer l’éventail de vos études nietzschéennes et vous en tenir à unproblème-phare, alors la chose est faisable (sur le plan technique)en un seul volume. En lisant votre étude sur Nietzsche et Pascal, jeme disais qu’on pourrait un peu l’émonder, sans qu’elle ensouffre. Et des études comparées (Carlyle, Blake, Butler) seraientcertainement très instructives + souhaitables, si l’on veut trouveren Amérique un lecteur sensible à une approche de N[ietzsche]non exclusivement allemande. Ne pourriez-vous aussi fournir uneétude N[ietzsche] + Léon Bloy, dont la teneur serait différente maisla configuration identique ? — Comme vous admettez le cadregénéral du problème (christianisme/Antiquité), cela devrait suffireà solidariser nos analyses malgré la diversité des points de départ.

Je vous envoie aussi ci-joint le manuscrit de ma conférence deNew York sur Nietzsche22, parce qu’elle prolonge l’autre texte deChurch History. Pas de nouveautés par rapport à mon livre, à l’ex-ception des références des dernières pages. Merci de me le ren-voyer quand l’occasion se présentera.

Que N[ietzsche] n’ait jamais bien pourpensé les antinomies del’infini, voilà qui est juste, assurément. N’empêche que dans sadoctrine du Retour je vois quelque chose de plus qu’une « fixa-tion dogmatique » illicite. Non, selon la fatalité de son destin, cethéritier d’un monde d’expériences chrétiennes ne pouvait s’an-crer à son « inspiration » avec la naïveté d’un homme de l’Anti-quité, mais dut s’y tenir comme à une résolution de sa volonté.L’expérience vécue de 1881 est + reste une « expérience mentalevécue » (selon sa propre expression) + comme telle elle prolongel’hypothèse du jeune homme de 1868. La passion débordante

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22 Sans doute « Nietzsche’s Doctrine of Eternal Recurrence », vol. 6 desŒuvres complètes, p. 415-426.

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avec laquelle, plus tard, Nietzsche se jettera sur cette idée — bienque, jusqu’à la fin, elle ne soit pour lui que « peut-être » vraie —est, à mon sens, de même nature que le crescendo (analogue) deson évolution antichrétienne, de l’essai contre Strauss23 à l’Anté-christ.

Chez Nietzsche, ce crescendo a en même temps quelque chosede forcé et d’originaire en seconde instance, grâce à quoi il s’acquittade sa tâche fatidique. Burckhardt, par tempérament, était plusproche de sa prime nature, ce qui ne l’empêcha pas, tel un moinerevenu dans le siècle, de finir dans la résignation.Au départ + de parsa nature, rien d’originel chez Nietzsche, mais la philologie + lapériode de service chez Wagner + le style Zarathoustra l’ont si vigou-reusement propulsé qu’après la rupture avec Wagner il devint lui-même philosophe + prophète, pour finir dans un véritable délire +devenir lui-même un mythe, tandis que, pour lui, l’élément diony-siaque ne se manifestait que de seconde main (la philologie + musi-calement, chez Wagner). Plutôt qu’un moine habitant ce mondecomme une retraite temporelle il est devenu un héraut intellectueldans le monde, un apôtre — qui déjà vit le Nouveau Régime, alorsque Burckhardt vit encore de l’Ancien.

C’est là une possibilité spécifique de la décadence : « déca-dent » soi-même, se promouvoir en quelqu’un d’artificiel, en sesacrifiant — littéralement. Nietzsche, ainsi, n’a pas seulementscellé la dislocation du vieux monde européen, il en a aussilancé un nouveau. Ses affinités tant avec le « nouveau Reich » deStefan George24 qu’avec le Reich effectif, le Troisième, + avectout ce qui, de toute évidence, va son train depuis 1914, tout cela,

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23 « David Strauss, l’apôtre et l’écrivain », la première des Considérationsinactuelles.24 Par allusion au titre du dernier recueil publié de son vivant par le poète, en 1928 : Das Neue Reich. Löwith reprend ici presque mot pour mot une idée introduite dans le chapitre VIII de Histoire et Salut(p. 198).

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me semble-t-il, plaide en faveur de la vérité historique et existen-tielle de sa mission.

Dans sa manière d’aller au monde N[ietzsche] est moins sécu-larisé que Burckhardt dans sa façon de s’en retirer. Je ne vois pasbien ce que vous entendez par « expérience » mentale « vécue dela transcendance ». Si vous entendez là la transgression de tout ledonné naturel, alors c’est à l’extrême que N[ietzsche] est puis-sance de transcendance, non pas toutefois de par une vague puis-sance de transcendance à la Jaspers mais en vue d’un objectifprécis, non chrétien, nommé : « monde dionysien ». C’est danscette perspective que, de fait, il doit pouvoir oublier, comme le « Jesuis » de l’enfant cosmique dans la troisième Métamorphose25.

D’ordinaire, solution est fournie à des problèmes tout simple-ment en ce qu’ils perdent de leur intérêt et de leur pertinence +tombent de facto dans l’oubli. N[ietzsche], lui, s’est remémoré siméthodiquement l’histoire du christianisme + son problème qu’ildut activement l’oublier pour libérer une voie où se rendre dispo-nible au novum de l’histoirea. De fait, pour se targuer de dicter àl’Europe ses orientations spirituelles, il faut à un individu unesorte de mégalomanie ; mais cette ambition n’est pas plus déliranteque celle de, disons : Dostoïevski ou, dans la sphère de l’actionpolitique, que celle de Napoléon +…Hitler. Le novum introduitpar N[ietzsche] quand il pratique cette amnésie est, tout au moinsau stade des douleurs de l’enfantement, rien moins que sympa-thique, et même atroce ; et pour ce qui me concerne ses préten-tions apostoliques elles me sont aussi étrangères que la plus lointainedes planètes. Je sympathise, « naturellement », avec Burckhardt

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25 Le dialogue qui s’engage ici à propos de l’anamnèse dans l’existencehistorique fait écho aux textes réunis dans le volume 6 (1978) desŒuvres complètes de Voegelin, sous le titre Anamnesis. On the Theory ofHistory and Politics (édition allemande : Munich, Piper, 1966). Quant à l’« enfant » ici évoqué, il s’agit sans guère de doute de celui des « troismétamorphoses » qui inaugurent les « Discours de Zarathoustra » aulivre I d’Ainsi parlait Zarathoustra.

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(+ plus modérément avec Goethe), mais comme je sais que ma sym-pathie pour Burckhardt et son retrait hors du monde correspond àmon propre point faible, je ne peux m’empêcher, à l’encontre de messympathies, de prendre parti pour la vérité qu’est N[ietzsche] + pource que, en destructeur, il a fondé et fomenté. Que, dans mon livre,vous n’ayez pas déchiffré ma « position » ne tient pas à un défautd’imagination mais à ceci que ma réserve, en raison de ce que j’avan-çais juste avant, est la substance de ma « position » — à supposer que,en tant que non-Américain, vous puissiez m’accorder que le « to sit onthe fence » [rester neutre, ne pas se prononcer] est aussi une position— comparable, sur le plan politique, à celle, disons de Tocqueville vis-à-vis de l’Ancien + du Nouveau Régimeb. Une position précaire de cegenre ne méritant ni étalage ni proclamation, je ne l’ai donc pas nonplus affichée comme telle.

Vous occupez, me semble-t-il, une position plus gratifiante,puisque avec la theologia negativa + les mystiques elle est à la foisméthodologiquement globale et « sans ajustage social précis ».Une fois seulement que votre ouvrage sera paru, je m’autoriseraiun commentaire critique à ce propos. En prélude, je ne peux faireici que deux remarques, sans même peut-être de rapport avecvous : 1) d’après moi, même le repli le plus farouche n’est ce qu’ilest que dans sa relation tendue au monde social dont on se retire+ Augustin, par exemple, était tout autant un évêque et grandadministrateur qu’un mystique « chrét[ien] + un ascète ; 2) l’idéalthéor[ique] d’une méthode d’interprétation historique globaleprésuppose un « intérêt » pour l’ensemble historique de la vie del’esprit, idéal qui me paraît incompatible avec un genre quel-conque de transcendance chrétienne.

Qu’il suffise pour aujourd’hui. J’espère vivement que vousaurez collecté l’argent pour Cambridge, si bien que nous pour-rons nous voir cet été.

Avec mes salutations bien cordialesKarl Löwith

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a Et pourquoi devrait-il être impossible ou aberrant de reve-nir en deçà du degré déjà atteint + du niveau de conscience atteint+ de retraduire l’homme, autrement dit N[ietzsche] par exemple,dans le texte original « natura » ? Des tentatives de ce genre (p. ex.celle de N[ietzsche], de D. H. Lawrence, L. Klages26) ne sont aber-rantes que si l’on présume que le minimum de progrès (la « conti-nuité ») est le mince fil conducteur sur lequel doit se guider l’his-toire pour avancer. Or, de facto, dans le procès historique, il y a enpermanence autant d’oubli que de réminiscence.

b Comparable sur un plan théologique à la « position » drama-tiquement sincère d’Overbeck27 ; c’est sur elle que se concluaitmon « Hegel-N[ietzsche] », loin que j’étais d’entrevoir que j’auraismoi-même à enseigner dans le cadre d’un séminaire de théologie.Quand j’ai à officier à la chapelle, je m’en tiens au speech + chargeun collègue régulièrement ordonné de dire la prière et la béné-diction — quoique, de tous mes collègues ordonnés, je sois le seulqui sache encore à peu près ce qu’est le christianisme, sans lereprésenter.

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26 Lui-même auteur d’un essai sur Nietzsche, Die psychologischen Errun-genschaften Nietzsches, paru en 1926 ; Löwith évoque probablement laréduction de l’œuvre de Nietzsche par Klages à une « philosophie del’orgasme ». C’est du moins par là que fait sens le rapprochement avecle romancier anglais.27 Löwith présentant par ailleurs cette « sincérité » comme suit : « Over-beck soumet le christianisme primitif et le christianisme décadent àune analyse historique » (De Hegel à Nietzsche, II, 5, 11) — « [Pour Over-beck] la nécessité de l’interprétation allégorique au sens le plus largerepose sur le fait que la foi chrétienne et l’Église s’appuient sur undocument historique qu’il faut interpréter spirituellement si l’on veutprouver sa vérité » (Histoire et Salut, p. 187, note 4).

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Eric Voegelin à Karl Löwith.

8 février 1945

Très honoré Monsieur Löwith,

Permettez-moi d’accuser réception de votre lettre du 7 janvierainsi que de votre manuscrit de la conférence de New York ; demême votre livre sur Burckhardt est-il bien arrivé. Confirmationqui bien impoliment ne vous parvient qu’aujourd’hui, car aumoment juste où arrivaient vos courriers j’étais empêtré dans untravail extraordinairement compliqué, construire la présentationdes problèmes et des chapitres concernant le XVIIIe siècle. Un sup-plice, et j’étais incapable d’un peu d’énergie pour quoi que ce fûtd’autre ; voilà, je m’en suis sorti, et je patauge dans la rédaction deces pages, moins absorbante. Pardonnez donc, je vous prie, leretard mis à répondre à votre lettre, si décisive pour moi.

Mais avant que j’en vienne à cette missive, permettez-moi uneinformation d’ordre matériel : la Rockefeller Foundation aaccordé le grant-in-aid [une subvention] pour cet été, si bien quemon voyage pour l’Est est maintenant chose certaine.

J’ai deux raisons de fort apprécier votre lettre. Premièrement,elle pointe, concernant Nietzsche, un trait que jusqu’à maintenantje n’avais pas distingué si clairement : ce que vous nommez ce côté« forcé », la volonté de s’arracher à la décadence par un tour de force 28, sans « inspiration » originaire. Cela est pour moi éminem-ment instructif ; et pas seulement concernant Nietzsche, maisaussi, à titre d’ingrédients de base, pour des phénomènes commeGeorge et Hitler. — Deuxièmement, vos développements éclairent,quant à votre rapport à Nietzsche et à votre position « fence-sitting »,bien des aspects qui, dans vos écrits, m’échappaient jusqu’à main-tenant ; et après cet échange de préliminaires, nous pouvons peut-

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28 En français dans l’original.

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être aborder progressivement tel ou tel de ces problèmes. Et sur-tout : j’ai, bien entendu, la plus haute considération pour cetteposition du fence-sitting ; quoi qu’on puisse sans doute toujours yobjecter : elle l’emporte largement sur l’élégance et l’imprudencesi fréquentes du « saut » dans une conviction. N’empêche : cetteposition non plus n’est pas complètement fence ; vous aussi, toutde même, vous campez solidement sur le terrain de la rationalitéscientifique pour vous orienter dans le monde, ce qui signifie quevous pouvez parler et argumenter avec d’autres, et eux de mêmeavec vous. Permettez-moi de reprendre ici une note de bas de pagede votre lettre, où, me semble-t-il, vous avez un peu décroché dufence et occupez le terrain de l’argumentation scientifique. Vousdemandez pourquoi il devrait être « impossible ou aberrant » derevenir en deçà d’un niveau de conscience déjà atteint et de retra-duire l’homme, N[ietzsche] en l’occurrence, dans le texte original« natura » ; de telles tentatives ne sont aberrantes, dites-vous, que sil’on présume que si le minimum de progrès (la continuité), est le filrouge le long duquel l’histoire doit se dérouler ; en réalité, il y aautant d’oubli que de souvenance dans le progrès. — voilà unenote où, me paraît-il, vous avancez, quant à l’essence de l’élémentde l’histoire, certaines hypothèses qui outrepassent la simple neu-tralité — et ce, d’ailleurs, en rapport fort étroit avec le problèmeN[ietzsche]. Je m’accorderais avec vous qu’il n’est pas impossible— ce en un sens purement factuel — que l’histoire évolue ens’éloignant du niveau de conscience atteint et « demi-tour » ; maisj’incline à croire qu’un tel pas, pour l’individu qui l’accomplitsciemment, est aberrant car je ne vois pas ce que le terme de« sens » pourrait signifier en matière d’évolution historique sinonjustement : « ascension lucide sur l’échelle des niveaux deconscience ». Un « regrès », pour moi, devrait signifier, par défini-tion : une « rechute » à partir d’un niveau de conscience déjàatteint, quelles que soient alors les raisons d’une telle irruptiond’absurde. Si on renonce au régime du sens comme principe d’in-terprétation de l’histoire, alors celle-ci cesse, et nous nous retrou-

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verions sur le terrain de processus de communauté « naturels » (pré-ou posthistoriques). Je ne tiens pas pour possible, ni pour un actesensé, le geste qui consiste à retraduire l’homme (vers l’amont)dans le texte premier « natura » ; pour qu’il fasse sens, il faut que letexte premier soit prononcé en toute naïveté ; dans la traductionqui remonte à la source, il devient sentimental. Je flaire même dansNietzsche quelque chose de Rousseau, la nostalgie du paradisperdu et de l’innocence du devenir. Toutes choses qui me parais-sent signe de faiblesse, même si forcées ; la force, ce serait d’enre-gistrer la crise à la même échelle que Nietzsche et de progresservers un nouveau niveau de conscience (ce que d’ailleurs je ne tienspas pour impossible). Le problème me paraît donc se faire plusardu, faisant apparaître la question de la conception de l’histoire :doit-on encore parler d’histoire pour un processus où le trait spé-cifique de l’histoire dans l’ère chrétienne, sa signifiance linéaire,est aboli ? Et dans un tel cas, que resterait-il de l’histoire sinon 1)une histoire pragmatique locale (Thucydide) 2) l’universalismeréduit à un régime encyclopédique d’annales 3) des légalités uni-verselles devenant visibles dans des séquences locales (Spengler,Toynbee) ? À ce niveau, le point de vue universel authentique nesaurait plus être historique, on devra plutôt le trouver (un point surlequel, à mon avis, N[ietzsche] est conséquent) au niveau de lanature ; l’éternel retour est une catégorie cosmologique, non pashistorique. Mais quel intérêt devrait alors avoir encore l’histoire engénéral ? À moins que l’intérêt en question ne soit critique, monu-mental ou traditionaliste29 — aucun d’entre eux, à ce qu’il meparaît, n’étant l’authentique intérêt pour l’histoire propre à laconception chrétienne. — Cela dit, en réalité, nous ne sommes pasparvenus, du moins je ne le crois pas, à un tel point de la fin de

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29 Voegelin reprenant ici la classification avancée par Nietzsche dans ladeuxième Considération inactuelle intitulée « De l’utilité et des inconvé-nients des études historiques pour la vie ». « Traditionaliste » traduit icil’allemand antiquarisch, selon la version de G. Bianquis adoptée à sontour par P. Rusch.

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l’histoire [Geschichtsende]. Ainsi que vous l’avez brillammentdébrouillé, on ne peut comprendre dans leur plein sens la natureet [l’éternel] retour chez Nietzsche qu’à contre-pied du christia-nisme, le présupposant donc dans l’interprétation en jeu. Et lesgrands mouvements que sont le national-socialisme et le commu-nisme, avec leurs Führer et leurs Troisièmes Reich, ne font en finde compte qu’en dériver — non sans s’y éreinter — du Paracletjohannique et du Royaume de l’Esprit Saint, et dans leur façonmême de s’interpréter eux-mêmes se situent encore pleinementdans la structure de sens des catégories chrétiennes. Pour lemoment, si aiguë la crise soit-elle, je ne vois encore aucune ruptureeffective. J’incline à croire que pour en arriver là il nous faudraitdes barbares d’une tout autre envergure que ces pékins de Russieet du national-socialisme. Même les Germains du temps desgrandes migrations n’y sont pas parvenus : après quelques incar-tades, ils ont fait soumission au christianisme et à Rome. GengisKhan et les Mongols auraient peut-être réussi ; même là, pourtant,j’ai mes doutes, car la théologie d’empire des Mongols, au XIIIe

siècle, présente une surprenante ressemblance avec l’idée d’em-pire chez Dante ; qui sait si n’en serait pas sorti quelque intéres-sant nouveau « niveau de conscience ». — Et pour finir, vous ditesdans votre note que des tentatives comme celle de N[ietzsche] neseraient aberrantes qu’à condition de supposer que l’histoire doitlonger le fil rouge de la continuité. Un point auquel, après tout cequi précède, j’acquiesce. Et derechef la question se poserait :qu’est-ce que l’histoire si elle n’est pas continuité de sens ? — etmême en tenant compte de l’« oubli » où tombent telle ou tellegigantesque constellation locale. Le problème de l’« oubli », ici, mesemble-t-il, n’est pas encore cogité de manière tout à fait satisfai-sante. L’oubli, me semble-t-il, n’est pas antipode du souvenir, maisils s’entr’appartiennent en tant que ce complexe de fonctions aveclequel l’esprit œuvrant à l’interprétation réagit à l’expression de lacontingence dans les substructions qui émergent du processushistorique. Il faut que de temps à autre, et peut-être pour toujours,

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de vastes constellations historiques tombent dans l’oubli — parexemple quand, dans le chantier de la civilisation sur une base eth-nique nouvelle après les grandes migrations, le niveau de civilisa-tion (et non pas le niveau historique) est trop faible pour déclinerles valeurs civilisationnelles plus élevées d’un niveau historiquemoins élevé. Un Bernard de Clairvaux, qu’est-ce que le « souvenir »du siècle de Périclès aurait pu lui inspirer ? Il y allait de la réalisa-tion par la société d’un niveau spirituel supérieur à celui du sièclede Périclès, et ce dans un environnement civilisationnel demoindre rang que le sien. Quand sonne l’heure de la civilisation,alors se produisent les Renaissances. Quant à aujourd’hui et pource qui est de l’« oubli » du christianisme, voici comment les chosesme semblent à peu près se présenter : pour une bonne part, il meparaît mûr pour l’oubli et, de fait, au plan social, il est déjà oubliécar, au sens le plus large du terme, le christianisme abrite desnoyaux de civilisation sans grande pertinence pour la structure —et surtout pour la restructuration — de notre société. Si je devaisénumérer, je nommerais : l’essentiel de la patristique et de la scho-lastique (mais pas tout : la théorie de l’action, chez saint Thomas,par exemple, me semble aujourd’hui encore supérieure à toutes lesnouveautés, y compris Max Weber), les éléments naturalistes de ladoctrine chrétienne (car, de fait, même l’Église catholique y arenoncé, quand bien même à contrecœur — officiellement, il n’y apas de conflit avec les sciences de la nature), une part considérabledes composantes historiques de la doctrine (un domaine où larésistance est plus vive encore). Et puis il y a des parties du chris-tianisme qui ne sont pas encore mûres pour l’oubli parce qu’ellesconstituent le niveau historique que l’on peut franchir, mais endeçà duquel il n’est pas « sensé » de revenir ; j’y inclus : la fides cari-tate formata, la psychologie de la concupiscentia et de la superbiavitae (bien supérieure, comme système psychologique, à toutes lestentatives modernes du genre de la psychanalyse), ainsi que cer-taines constellations théologiques que peuvent ici nous servir àdésigner Eckhart et ses spéculations sur la divinité, Schelling et sa

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doctrine des puissances, ou des tentatives plus récentes venues dela théologie dialectique. — Quant à l’oubli nietzschéen du christia-nisme pour cause de morale d’esclave, je ne le tiens pas pour judi-cieux. Il y a là je crois un malentendu sur le fond. En son noyau (lesÉvangiles synoptiques), le christianisme ne possède pas d’éthiquesociale, qu’elle soit servile ou autre — si par morale sociale onentend un système de règles de conduite destinées à régir le com-portement individuel au sein d’une communauté humaine conçueen longue durée. Les consilia évangéliques valent sous présupposi-tion de l’attente eschatologique — l’attente, autrement dit, de la fin« proche » des communautés historiques existantes : la semaineprochaine, ou l’année prochaine, et en tout cas la présente généra-tion va voir la fin du monde et le Règne de Dieu. Les consilia évan-géliques, j’y vois un bréviaire de maximes pour l’héroïsme eschato-logique. Du point de vue du reste de la communauté humaine, noncroyante, cette règle de vie fait figure de morale d’esclave : gens quiconsentent à tout ; individus agents de décomposition sans égardspour les valeurs civilisatrices de la communauté conçue dans ladurée ; et réfractaires à la vie d’un « seigneur » de la « hautesociété ». Il se peut que ce trait d’opposition à la civilisation escha-tologique-héroïque refasse régulièrement irruption, mais en sonaxe l’histoire du christianisme ne se déroule pas moins par compro-mis avec le monde, dans l’imperium chrétien. La prestation génialedu christianisme médiéval, édifiant la société, c’est tout de même,en fin de compte, et fondée sur la « division du travail », l’organi-sation de la règle de vie chrétienne, réservant un espace pour lesvertus guerrières de la noblesse non moins que pour l’impéria-lisme intellectuel d’un Thomas (la forme matricielle et fondamen-tale du sentiment de supériorité des Européens), et dans laquelleest institutionnalisée, au sein du monachisme, la règle de vie ausens des consilia. Cette grandiose création d’une société, qu’a-t-elleà voir avec une morale d’esclaves ? Il vaudrait mieux, à ce qu’il me semble du moins, que l’on sache ici témoigner d’un peu de« souvenance ».

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Toutes ces considérations font un peu « rambling » [décousu] ;je tenais simplement à suggérer où se trouvent, à mes yeux, lesproblèmes systématiques d’une philosophie de l’histoire, et quelssont les attendus concrets, matériels, qui me retiennent, pourl’instant du moins, de reconnaître dans la tentative de Nietzscheprise en son ensemble quelque chose d’exemplaire et de décisif.Pour vous, autant de billevesées, peut-être !

Je vous renvoie d’ici quelques jours le manuscrit de la confé-rence. Et pour le livre sur Burckhardt, où en sommes-nous ? Jel’ai lu, c’est un tableau prodigieux de minutie, j’ai appris bien deschoses. Faut-il peut-être vous le renvoyer maintenant, en sollici-tant de pouvoir m’en servir une fois encore dans quelques mois ?

Votre environnement vous déprime beaucoup, dirait-on. Sicela peut vous consoler : le mien ne me fait pas plus de bien, voireplutôt moins puisqu’il n’y a pas de possibilité de détente comme àNew York ou Cambridge. D’un autre côté, ce genre d’exil a aussises avantages. Je ne crois pas que le commerce sans aucun douteautrement plus réjouissant avec mes nombreux amis new-yorkaisme permettrait autant d’assiduité au travail que maintenant.

Avec mes salutations bien cordiales,Eric Voegelin

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Karl Löwith à Eric Voegelin.

31 mars 1945

Cher Monsieur,

Pardonnez-moi tout ce retard mis à répondre à vos missivesdu 8 février et du 5 mars. À la bonne heure ! L’été à Cambridgeest assuré, nous pourrons donc nous voir à Weston. La semaine

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prochaine je rencontre K. Wolff à New York + à l’occasion je l’en-tretiendrai de nos projets Nietzsche. Je ne pense pas que les affi-nités de nos points de vue ôtent à notre collaboration la part dedivergences qu’elle requiert. — Dois-je apporter à Weston l’opus-cule de B. Bauer sur la Russie et l’Allemagne30, ou bien est-il dis-ponible à Harvard ? Le Burckhardt, n’hésitez pas à le garder jus-qu’à l’été + apportez-le à Weston. Je viens de lire, de Croce,Politique + morale 31 — chez lui non plus je ne trouve plus d’autrecroyance fondatrice que celle en la simple continuité de l’histoire.

La raison du retard pris à vous répondre est d’ordre tout à faitdomestique : il nous fallait nous mettre en quête d’une nouvelledemeure + comme il n’y a absolument rien à louer j’ai dû acheterune maison, ce qui, par chance, dans ce pays, est possible à 80 %de mortgage [prêt immobilier] si bien que, en fin de compte, c’estencore meilleur marché que la location. La difficulté, désormais,c’est de faire vider les lieux aux locataires actuels de cette maison.Le temps de la visiter + toute la procédure d’achat, l’ensemblenous a coûté tout notre temps libre deux mois durant. Mais main-tenant tout est réglé.

J’attends bientôt les épreuves de la conférence sur Nietzsche +vous saurais donc gré de me renvoyer le manuscrit car je ne pos-sède pas d’autre exemplaire corrigé.

Vous dites, dans votre lettre, qu’il est absurde de rétrograderconsciemment vers un niveau antérieur de conscience historique.Assurément vous avez raison de reconnaître pour une part duRousseau dans le retour nietzschéen au texte antérieur, uneasthénie forcée. Mais même un personnage aussi isolé que Höl-derlin — et d’une autre manière, Goethe aussi — montre que laconscience historique du chrétien n’est pas la conscience entière+ celle fondant toutes les autres, mais un dérivé chrétien + en

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30 Russland und das Germanentum, Berlin-Charlottenburg, E. Bauer, 1853.31 Etica e politica : aggiuntovi il Contributo alla critica de me stesso, Bari,G. Laterza, 1931.

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tant que tel exposée en effet à une possible apostasie32. À suppo-ser qu’il n’y ait aucune « anima naturellement christiana »(d’ailleurs avez-vous compris — moi pas — pourquoi donc lemême Tertullien pouvait maintenir que personne n’est un chré-tien mais qu’on peut seulement le devenir ?), mais bel et bienune anima naturellement pagana, cela signifierait que, chezHérodote et Thucydide la conception de l’histoire est essentiel-lement plus naturelle et plus véridique que toute « théologiechrétienne de l’histoire » + et que toute philosophie de l’histoirequi en est issue. Le hic : la vision naturelle de l’histoire estproto- ou post-« historique » pour nous, certes, mais pas en soi.De manière générale, vous en demandez trop à N[ietzsche] sivous exigez que le texte-source soit dit naïvement — commentcela serait-il possible après 2000 ans de christianisme = 2000ans d’« interprétation » chrétienne du texte-source [ ?]. D’un pointde vue purement historique + formel, tout, maintenant, certes,est « chrétien », y compris la science + l’athéisme + l’antichristia-nisme, quoique in principio l’élément pré-chrétien soit constam-ment là + agissant + aussi durable que tout élément « naturel » +pas du tout une simple preparatio du christianisme. Vous ditesqu’il nous incombe de progresser vers un nouveau niveau deconscience, à l’égal de N[ietzsche] — pourquoi faut-il donc qu’ilsoit nouveau et supérieur ? Le Vrai ne peut-il donc être l’An-cien, ou plutôt (+ pour le dire avec Burckhardt) : ne peut-il êtrel’homme ainsi qu’il est toujours, l’était et le sera ? Un défaut delinéarité du sens ne signifie pas que l’histoire cesse, mais uni-quement que cesse une interprétation déterminée de l’histoire.

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32 Même Rilke ne se prête pas à l’interprétation du seul point de vuechrétien. On aurait beau subtiliser, on s’égarerait en lisant les livres deGuardini sur Hölderlin [Hölderlin : Weltbild und Frömmigkeit] + Rilke [leSens de l’existence chez Rilke : une interprétation des « Élégies de Duino »] (cedernier, à l’occasion, si vous en avez un exemplaire, je serais bien aisede vous l’emprunter) comme étant cette religiosité nouvelle + qui n’estplus chrétienne [note de Löwith].

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Factuellement — et c’est un point où je vous rejoins —, toutes lesidées modernes de Reich et de Führer ont parenté de sens avec laconception chrétienne de l’histoire mais cette subordination caté-goriale ne signifie pas que la conception classique et chrétiennene soit pas exténuée + que le socialisme moderne, toutes nuancesconfondues, ne ressuscite pas — c’est la thèse de Sorel — le citoyende l’époque pré-chrétienne. Mon essai, Histoire et Salut, ne visaitqu’à montrer aux théologiens chrétiens le cadre d’ensemble pré-supposé par une interprétation chrétienne de l’histoire car, parun tour assez grotesque, même les théologiens (protestants) ontoublié que le « sens » de l’histoire n’est pas chose qui aille ainsi desoi. Vous-même renoncez à un volet fort considérable, pour voussans pertinence désormais, du christianisme historique.Vous vousen tenez à la psychologie de la concupiscentia + superbia vitae + lafides caritate. Well, mais je crois que ça marche aussi sans + je nevois vraiment pas comment une détermination chrétienne, quellequ’elle soit, serait tenable sans la foi inconditionnée en Christcomme centre, commencement + fin de toute histoire. Histori-quement (au sens profane), seul le compromis du christianisme etdu monde est tangible. Même ce compromis d’ailleurs n’est plusau centre du mouvement et de l’attente historiques depuis que lasuprématie et l’hégémonie de l’Europe sur l’Orient sont deve-nues un conte de fées. Je vous l’ai déjà écrit, je crois, ce qui m’a leplus impressionné au Japon, c’est le paganisme authentique qui yvit et tel que je ne le connaissais que par les manuels scolairesconsacrés à la culture romaine + grecque. Certes, l’Europe chré-tienne nous a ouvert tous les autres continents et nous a intro-duits dans l’histoire universelle, mais c’est ainsi justement que leschéma classique qui pour Hegel avait encore son évidence (del’Est vers l’Ouest) a trouvé son prolongement33.

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33 Selon la formule de la Raison dans l’histoire : « L’histoire universelleva de l’Est vers l’Ouest car l’Europe est véritablement le terme, et l’Asiele commencement de cette histoire » (traduction K. Papaioannou, Paris,

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Quant à moi, je ne saurais dire, malheureusement, que monisolement à Hartford profite à mon énergie et à mon entrain autravail. Je n’en suis que plus forward-looking votre visite de l’étéprochain.

Salutations bien cordiales deVotre Karl Löwith

*

Karl Löwith à Eric Voegelin.

THE GRADUATE FACULTY OF POLITICAL AND SOCIAL SCIENCE

ORGANIZED UNDER THE NEW SCHOOL OF SOCIAL RESEARCH

66 WEST 12TH STREET NEW YORK 11, N.N.

6 janvier 1950

Cher Monsieur Vögelin,

Afin que ne s’égarent pas d’éventuels tirés-à-part que vousm’enverriez, je vous informe de ma nouvelle adresse, ou plutôt,de mon adresse personnelle : 92 E, Brookside Drive, Larchmont,NJ

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UGE, 1965, p. 280). J.-F. Kervégan, un des traducteurs de Histoire etSalut, donne une tout autre version de cette phrase : « L’histoire dumonde va d’est en ouest car l’Europe est tout simplement la fin de l’his-toire du monde. » L’enjeu dessiné par l’écart de ces deux traductions dumême texte est évidemment plus que considérable. Posons ici au passageque, précisément, pour une bonne part, l’œuvre de Voegelin et celle deLöwith ont cherché à le cerner. Car l’écart de l’allemand et du françaisprojette l’image d’un écart intrinsèque à l’énoncé d’origine et inhérent àsa visée : il n’y a décidément pas de langues étrangères, mais un estrange-ment du Verbe au monde — et du monde dans le Verbe.

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Trop tard malheureusement, j’apprends qu’à New York, à laveille de Noël, vous avez tenu une conférence remarquable sur lesreligions pol[itiques]34.

M’intéresse évidemment beaucoup de connaître votre juge-ment — dites-le sans fard — sur mon Histoire et Salut — mais vousêtes certainement jusqu’au cou dans votre propre ouvrage. Quandparaît-il ?

Dans le nouveau livre de Heidegger, Chemins qui ne mènentnulle part (Klostermann), devrait particulièrement vous intéresserle chapitre consacré aux présupposés de la moderne image dumonde.

Tous mes vœux pour 1950Votre Karl Löwith

*

Eric Voegelin à Karl Löwith.

9 janvier 1950

Cher Monsieur Löwith,

Grand merci pour vos lignes amicales. J’étais absolumentnavré que nous ne nous soyons pas vus à New York où je n’aipassé que deux jours et demi, si accaparé que je ne pouvais guèreprendre la tangente. Ce que je regrette d’autant plus que de fait jeme serais volontiers entretenu avec vous de votre Histoire et Salut,et vous eusse demandé des éclaircissements sur bien des détails

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34 L’écho rencontré par cette conférence précède donc celui, considé-rable, des six conférences Walgreen prononcées sur le même sujet parVoegelin un an plus tard, en janvier 1951, à Chicago et qui aboutiront à larédaction de la Nouvelle Science du politique. Une introduction (trad. fr. S.Courtine-Denamy, Paris, le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2000).

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— ce qui est difficile dans une lettre, la controverse, pour êtreadéquate à son objet, devant prendre alors les dimensions d’unlivre.

Non que de ma part quoi que ce soit y appelle de critiquenégative — au contraire — spontanément, pour tout ce quiconcerne votre exposé du problème, nous sommes d’accord (abs-traction faite de détails techniques sans conséquences pour lespoints fondamentaux). Tout ce que vous avez à dire sur le carac-tère dérivé de la philosophie moderne de l’histoire, je ne peuxque le contresigner. Nos désaccords ne portent pas sur le maté-riau, mais sur des positions philosophiques de principe — ainsique, je crois, il ressortait à l’occasion de notre conversation deCambridge. Pour ce qui est du matériau, j’ai même la vilaineintention de faire main basse ici et là dans vos sources et vosbibliographies. Nos désaccords portant sur l’élément substantielde la position qui inspire votre ouvrage, j’aurais à objecter pourainsi dire à chaque page et chaque phrase — avec de nouveaul’obstacle qu’oppose le courrier à la controverse. Permettez-moidonc d’en extraire une phrase qui permette de lancer le débat surles points fondamentaux :

Vous écrivez p. 187 de votre livre : « Empirically, the histories ofIsrael and of the Christian church are events like other events within acertain period of secular history but not phases in a history of salvation,preparing and fulfilling a central event. » À une telle phrase (impec-cable et parfaitement légitime, selon les conventions linguistiquesen usage chez les philosophes) j’aurais néanmoins, partant d’uneautre position philosophique, à objecter ce que voici : dans votrelangage, « empirique » équivaut à « séculier » et admet « histoiresainte » pour opposé. Philosophiquement, cet usage (et la théoriequ’il implique) me paraît illicite parce qu’il confond l’histoiresainte comme interprétation de l’histoire consécutive à la foi (parexemple, une histoire augustinienne du sacré) avec l’histoiresainte comme différenciation des vécus transcendantaux. Le vécudu salut est un fait de l’histoire ; « foi » (au sens différencié qu’a le

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terme in He 11,1) est un vécu, qui est de fait ; les res sperandae etnon apparentes sont, de par la cognitio fidei, déchiffrées commeréelles. De par la différenciation des vécus transcendantaux aumoment où l’ouverture à la transcendance est comprise commehumainement essentielle et où par conséquent le telos humain ausens d’Aristote s’élargit jusqu’à inclure l’exaucement des destinsde l’âme au sein de la beatitudo transcendante, l’histoire de l’hu-manité est de fait devenue histoire sainte. En cet autre sens l’his-toire sainte est histoire empirique ; sur le plan critique, il ne mesemble pas licite de restreindre la signification du terme « empi-rie » à l’histoire politique et à celle de la « civilisation ». Ce faisant,on se refuse à reconnaître la foi comme source de savoir relative àla transcendance ; ce qui, en ce sens, ressortit de la métaphysiquepositiviste.

La position que je viens d’évoquer brièvement implique, bienentendu, une très sensible révision de l’image de l’histoire saintetelle qu’esquissée par des penseurs chrétiens en fonction du vécude leur foi. Révision présupposant que les images antérieures del’histoire sainte (celle augustinienne par exemple) faisaient sens etse légitimaient à leur niveau historique propre, et que, de fait, estpossible quelque chose comme — disons : une révision critiquede l’histoire sainte. À une telle révision programmatique (prinzi-piell) il reviendrait d’admettre que l’apparition de Christ est l’évé-nement décisif de l’histoire sainte pour autant qu’en elle l’expé-rience vécue de la metanoia 35 et de la rédemption ahistoriquement imprégné la société ; mais que cette expériencevécue a une préhistoire multiséculaire, et qui n’est pas unique-ment juive. Une révision critique très approfondie s’impose pourle jeu de catégories christianisme/paganisme ; l’opposition estsurgie au cours des siècles paléochrétiens, provoquée par la polé-mique entre auteurs chrétiens et païens. Polémique qui a figé lasignification de « païen » sur la mentalité et les attitudes de résis-

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35 En grec, « retournement », « conversion ».

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tance au christianisme au cours de ces premiers siècles. « Empiri-quement », les Pères de l’Église étaient eux aussi des « païens »,bien sûr ; du point de vue d’une science critique de l’histoire iln’y a à mon avis aucune raison de ne pas interpréter le christia-nisme comme une évolution du paganisme et de ne pas com-prendre les « païens » des siècles paléochrétiens comme autant depenseurs qui ne purent participer à cet avatar du paganisme.J’évoque ce problème car il me semble tenir une certaine placedans votre interprétation de l’opposition entre « classique » et« chrétien ». Vous parliez de visions du monde « classique » et« chrétienne », jugeant qu’au fond seule la classique est une« vision du monde » effective parce que la position chrétienne sefonde sur la foi en un « non-vu » ou un « invisible ». Cette manièrede les opposer est justifiée si vous avez en tête, s’agissant de la for-mation du concept-type « classique », la composante ionienne dumonde grec (elle domine fortement aussi le bios theoretikos aristo-télicien). Elle fait question, toutefois, si vous considérez des verscomme ceux-ci, de Solon : « Il est difficile de discerner la mesurenon vue des choses, laquelle détermine pourtant leurs limites àelles toutes », ou : « Le monde des immortels a un sens que nevoient pas les hommes (aphanès noos) ». Vous avez là, au VIe sièclegrec, des formules recelant presque littéralement la définition dela foi de l’Épître aux Hébreux citée supra — et singulièrement sivous songez que, « non vue », cette « mesure » l’est, assurément, ausens « empirique », mais que Solon n’en fait pas moins la mesurebel et bien recensée, le fil conducteur et principe pratique de saréforme politique. L’eunomie solonienne concrétise la mesureinvisible en tant que modérateur des passions dans la polis. Lapolis est et demeure le passage obligé des concrétisations, jusqu’àPlaton et Aristote. En principe, elle ne laisse pas, cependant, des’étendre à l’échelle de l’humanité ; un siècle après Solon, ontrouve cette extension chez Xénophante et dans son idée d’un« Dieu très grand, sans qualités », corrélat d’une expérience vécuede la transcendance entendue à l’échelle de l’humanité universelle.

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Cela pour suggérer seulement à quel point le monde chrétien quise manifeste en Christ de manière décisive remonte loin dansl’élément « païen ». (Pour compléter, il y aurait encore bien deschoses à dire sur la « période axiale » chez Jaspers36.) Votre pas-sionnante citation de Cullmann, p. 183, résume excellemment lamême évolution pour les dérivés issus de l’histoire juive37. Cepanorama (d’Israël à Christ, la « réduction »), je ne le tiens paspour un plan du Salut par opposition à l’histoire empirique, maispour une description empirique tout à fait remarquable (même si,historiquement, primitive à bien des égards) de l’évolution histo-rique du vécu du salut — de sa gangue d’expérience collectivejusqu’au vécu personnel, qui se comprend comme universelle-ment humain. « Plan du Salut » que l’on retrouve dans la penséegrecque, en tant que processus empiriquement observable. Pourla compréhension historique du fait singulier et par ailleurs inin-telligible qui veut que, dans la société, le personnage de Christ aitpu rencontrer l’écho que l’on sait, il me paraît indispensable decomprendre la signification typologique de cette histoire sainte.Ma prime thèse s’énoncerait ainsi : le plan du Salut est un fait his-torique accessible à l’investigation critique ; investigation devantconduire, cela dit, pour l’horizon historique élargi qui est le nôtre,à des résultats qui s’écarteront sensiblement de ceux obtenus parles penseurs des débuts du christianisme à l’horizon plus res-treint. Quant au principe du skandalon, au fait, autrement dit, ques’accomplissent en certains lieux, dans certains peuples, via cer-taines personnes, des événements décisifs pour l’ensemble del’humanité — cela bien entendu n’y change rien. La pleine saisiede la « vérité » (de l’alètheia parménidienne, par opposition à ladoxa) n’est pas l’affaire du premier venu ; historiquement, sa pre-

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36 Jaspers vient tout juste de publier, en 1949, Origine et sens de l’histoire,où il expose la conception liée à cette formule.37 Dans la note 1 du chapitre XI de Histoire et Salut, Löwith s’appuie surChristus und die Zeit, publié par O. Cullmann à Zurich, Zollichon, 1946.

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mière mise au jour peut bien être « unique ». Solon lui aussi pas-sait pour un fou auprès de ses concitoyens.

J’en viens maintenant à la seconde révision programmatique.L’histoire sainte, au sens d’histoire de la différenciation et de lapurification des vécus de la transcendance, ne se conclut pas avecChrist. Le symbolisme chrétien des débuts (Augustin y compris)comprend encore, en matière de dogme et de confection del’image de l’histoire, des quanta fort considérables de matériauxencore non soumis à réélaboration critique. L’eschatologie enparticulier, aussi longtemps qu’elle est prise à la lettre, appliquéeà la matière du monde, rentre pour moi parmi ces matériauxbruts. La figure de Jean signale que cet état de choses a été vécudans le malaise, même si la solution johannique et sa conclusionen queue-de-poisson sur le Paraclet devant fonder un règne del’Esprit dans l’histoire ont massivement dénaturé le problème.Mais Jean avait le « hunch » [pressentiment, intuition] — car, defait, il s’est passé quelque chose : (1) élucidation critique de la doc-trine de Dieu de par l’analogia entis chez saint Thomas ; et (2) lamystique du XIVe siècle. Les deux événements me paraissententretenir des rapports étroits. Seul le fait que Thomas ait été unmystique explique la grandiose solution critique fournie à la théo-rie théologique de la connaissance — et pour cette raison juste-ment elle est sans doute devenue un modèle didactique desmanuels dogmatiques, mais sans mener à quelque affinement duchristianisme dans le sens de l’expérience vécue — ce qui n’estpas à la portée du premier venu. La percée massive de la mys-tique, dans la génération qui suit celle de Thomas, me paraît avoirprovoqué l’événement décisif de l’histoire occidentale, dans lamesure où l’Église, ne pouvant assimiler institutionnellement la mystique et sa radicale mise en transparence des dogmescomme autant de symboles, en a été ravagée. Historiquement, lamystique avait « raison » ; et en refusant son alètheia la dogmatiques’est faite doxa. L’échec de l’Église sur ce point critique eut pourfuneste conséquence, non seulement de légitimer la Réformation

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sur le plan spirituel, mais encore, par le schisme et la destructionde l’autorité, de pousser la révolte en soi légitime vers la fameuse« sécularisation », sans freins institutionnels. Voilà l’événement oùme semblent trouver leur origine les confusions d’une « civilisa-tion chrétienne » si brillamment analysée par vous. L’Église estréactionnaire parce qu’en résistant à la spiritualisation appeléepar la mystique elle a aussi perdu sa mobilité intellectuelle, et lemonde progressiste est en état de faillite intellectuelle parce quesans l’empirie de la « mesure invisible » l’intellect n’a pas de sub-stance qui lui permette d’opérer.

Quant à me répandre en conjectures sur les catastrophes etles dénouements appelés par cette misère, voilà qui me paraîtraitbien sot au regard de la dimension d’histoire universelle du pro-blème. On ne peut dire qu’une chose : la vérité de la transcen-dance telle qu’on en fait l’expérience dans la foi reste la véritémême si ses incarnations et symbolisations institutionnelles dansles Églises établies devaient entièrement disparaître de l’histoireet qu’il fallait la redécouvrir (ou la « révéler ») après des périodesd’affreuses ténèbres.

Je ne sais si ces allusions, très cursives au regard de la com-plexité du problème, font bien voir le point d’antagonisme de nospositions. Mais j’ai bien confiance que vos ressources de philo-sophe vous permettront de combler les lacunes.

Grand merci pour la référence à Heidegger. Je ne connais pasce livre. Si je vous déchiffre bien, il s’intitule Holzweg [sic, « Che-min qui ne mène nulle part »] ?

Ci-joint, un extrait de mon analyse du Gorgias.

Recevez mes salutations bien chaleureuses.Très cordialement, votreEric Voegelin.

*

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Karl Löwith à Eric Voegelin.

11 février 1950

Cher Monsieur Voegelin,

Mes remerciements pour votre lettre si circonstanciée du moisde janvier n’iront pas sans un peu d’indécence, tout simplementparce que je suis abominablement busy à la New School, suite à lamort de Felix Kaufmann. Des difficultés financières font que sonposte va rester vacant ; Riezler en est à à son second terme à Chi-cago, si bien que je représente à moi tout seul, avec H. Kallen ( !),tout le département et que je dois reprendre je ne sais combiend’affaires restées en suspens et les doctorats de la successionKaufmann. À quoi s’ajoute New York la vorace. — Merci aussipour le « Gorgias », intéressant + piquant. Et certes, je milite,quant au philosopher socratique, contre l’usage du catalogue des« Existences » non moins, que s’agissant de la foi chrétienne,contre son extension à des « expériences vécues de la transcen-dance » historiquement opératoires — peut-être parce que Jas-pers m’a définitivement gâché le mot. La cognitio fidei n’est jamais« cognitio » au sens où elle l’est sans foi + quand vous dites que,sainte, l’histoire l’est devenue « de fait », vous-même présupposez,avec ce « de fait », quelque chose d’autre que moi de mon côtéavec « empiriquement » + ni vous ni moi ne pouvons faire abstrac-tion de la distinction de ce qui est évident (visible) et non évident,disons : confidentiel — ni la séparation que pour ma part je pra-tique là ni l’unification que vous prônez et qui soumet à une révi-sion critique et historique l’histoire sacrée augustinienne. Oui, lesformules grecques du VIe siècle que vous utilisez me paraissentfaire « presque réellement » le lit de la définition paulinienne dela foi, ou même la contenir. La « mesure invisible des choses » estsans doute inaperçue, elle n’est pas res speranda. Raison pourlaquelle mon livre se conclut par l’« Épilogue » qui met en question

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l’espérance en soi. Dans cette mesure même l’alternativepaïen/chrétien me paraît de toutes manières décisive + et pourcette raison si prometteurs Kierkegaard, d’une part, Nietzsche,d’autre part. Naturellement, l’affaire prend une tout autre allurequand on admet comme un fait historique la traduction d’une foieschatologique en une religion chrétienne universelle + que, auplan de l’histoire des religions, l’on rende compte du christia-nisme sur cette base. Émerge alors, par exemple, une imagecomme du « devenir-homme » chez L. Ziegler38, image qui, priseen soi, peut être aussi convaincante que l’inverse, mon schémasensible. Alors on pourra dire à bon droit, comme vous le faites,que les païens des premiers siècles chrétiens étaient ceux qui neparticipèrent pas à l’« évolution nouvelle du paganisme ». Appli-qué à l’histoire révolutionnaire politique, cela n’est jamais faux —se pose la question de savoir si l’irruption d’une croyance peutjamais être rendue intelligible historiquement. Je suis tellement dela vieille école que je crois de toutes façons à la distinctiond’Overbeck — passée complètement inaperçue — entre « proto- »et préhistoire. La controverse protestante déclenchée par Bult-mann (« Kerygma » und Mythos, Hambourg, 194839) me paraît elleaussi importante dans ce contexte.

En revanche, je suis parfaitement d’accord avec ce que vousécrivez sur la mystique après saint Thomas + sur la faillite de l’Église.

Je crains que, sur le plan de la méthode et des présupposés,vous ne deviez rejeter plus catégoriquement encore les lignesdirectrices de ma présentation si c’est à son accent essentielle-ment « destructeur » que vous êtes sensible. Sous cet angle, larecension critique de H. Kuhn (Journal of Philosophy, 1948, p. 822

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38 De Leopold Ziegler, Löwith suggère ici Gestaltwandel der Götter (1920)et Von Platons Staatheit zum christlichen Staat (1948).39 Année de parution du premier cahier de la revue du même nom,Kerygma und Mythos.

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sq) m’a beaucoup intéressé, même si je ne lui (à Kuhn) reconnaispas le droit de s’excepter si facilement de mon « nous » (at the endof the modern hope).

En effet, la dernière publication en date de Heidegger s’inti-tule HOLZWEGE.

Excusez la brièveté de la réponse + l’ECRITURE — je n’ai jamaisappris à taper à la machine et je n’aime guère dicter mes lettres.

Faites signe, s’il vous plaît, quand vous repassez à New York.CordialementVotre Karl Löwith

*

Eric Voegelin à Karl Löwith.

25 mai 1952

Cher Monsieur Löwith,

Laissez-moi vous remercier bien chaleureusment pour vosdeux essais sur Heidegger (Die « Kehre » et « Denker in dürftigerZeit 40 »). J’apprends bien des choses auprès de vous, car je n’ai paslu tous les textes de H[eidegger] de ces dernières années (j’ai lu laLettre sur l’humanisme et « La caverne », mais pas les Chemins qui nemènent nulle part). De plus, je me félicite que H[eidegger] soit sou-mis à une critique experte — et le simple fait que vous l’entrepre-niez, et à une telle envergure, démontre que, manifestement,

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40 Respectivement : « Le tournant » et « Penseur en temps de dénue-ment ». Le premier, « Heideggers Kehre », parut dans Die Neue Rund-schau 62, 1951-4, p. 48-79 : le second, dans la même revue, cahier 63,1952-4, p. 1-27. Sous le titre Heidegger, Denker in dürftiger Zeit : zur Stel-lung der Philosophie im 20. Jahrhundert, édition en volume en 1953(Francfort/Main, 1953), puis une nouvelle fois dans le volume 8 desŒuvres complètes (Stuttgart, Metzger, 1981).

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H[eidegger] a en Allemagne plus d’admirateurs que je ne l’auraiscru ; que cette critique, donc, est nécessaire.

Si j’avais une objection critique à l’égard de ces travaux, c’estqu’à mon goût ils ne vont pas assez loin. La nuit de l’hiver 1929, àHeidelberg, où j’avais dévoré Être et Temps comme un roman policierremonte désormais à bien loin. En ce temps, le tempérament del’auteur et sa compétence technique m’avaient fortement impres-sionné. Depuis, il s’est passé certains événements. Quant au tempé-rament, je ne suis pas moins disposé à le reconnaître ; quant à lacompétence, je me permettrais d’en douter, étant donné la fichuesottise avec le « non-celé » (« Das Unverborgene ») ; et que Heideggerne soit pas philosophe, mais relève du genre « prophète », et, au seinde ce genre, de l’espèce « faux prophète » — cela me paraît certain41.Quand on prend la philosophie au sérieux, sans simplement bavar-der à son propos comme de coutume, alors elle est, au sens platoni-cien, saisissement de l’âme qu’empoigne l’amour du sophon, volontéde subordonner la vie à ce saisissement et — en termes de commu-nication — tentative d’énoncer l’interprétation du vécu de cetamour et, grâce à cette interprétation, de le rendre opérant au seinde la communauté. Philosopher du point de vue de l’immanence,c’est contradictio in adjecto — et là où apparaît ce phénomène, il fau-drait, pour éviter la confusion des notions, rechercher une typologieadéquate. Platon, comme vous savez, a nommé ce type-là philodoxos,ainsi distingué de philosophos. Où que puisse aboutir aujourd’huiune telle tentative, la spéculation à l’immanence est en tout cas aussipeu de la philosophie qu’a à voir avec le christianisme une secte« chrétienne » récusant le péché originel et destituant ainsi Christ desa fonction rédemptrice. Bref, je m’ingèrerais ici avec plus d’âpreté.D’un autre côté, je me suis vivement félicité que vous mettiez bienen lumière l’épisode nazi de H[eidegger] au lieu d’observer làpudique silence. Car le tact des uns fait la saloperie des autres.

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41 Est ici évidente l’allusion à la célèbre philippique de Max Weber ton-nant en 1918 contre les « prophètes » déguisés en « professeurs » (leMétier et la vocation de savant).

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Me consternent en particulier les retouches infligées à l’histoirepar H[eidegger] et son « contre-mouvement en profondeur » ; jusqu’àlecture de vos essais, je n’avais pas encore bien vu les dimensions decette aberration. Vous relevez divers points, telle par exemple soncontresens sur la notion nietzschéenne de valeur. Mais là encore,cela ne suffit pas à ma grossièreté de rustre. Si H[eidegger] falsifieimpudemment l’histoire, pourquoi lui ferait-on la faveur de prendredes gants ? — quand un doctorant serait recalé et joliment étrillé.Intéressante aussi l’interprétation de Hölderlin que vous résumezdans cette phrase : « Alors la nature en tant que l’être de tout étantserait la raison de l’histoire, de l’art et de la nature (p. 23 du DürftigenDenkers). Il ne vous aura pas échappé que, sous une forme confuseet embrouillée H[eidegger] reproduit la théorie schellingienne despuissances (laquelle bien sûr est aussi en rapport avec Hölderlin). Lapremière occurrence de « nature » dans votre énoncé est le Ao deSchelling ; les autres termes sont, chez lui,A1,A2, etc. Cette interpré-tation de Hölderlin est plaisante parce que l’on prend H[eidegger]en flagrant délit, se faufilant sur ses chemins torves qui ne mènentnulle part. S’il était honnête, il devrait pousser ce problème (qu’unconnaisseur de Schelling comme l’est H[eidegger] ne peut mécon-naître) jusque dans ses conséquences spéculatives ; et s’il le faisait, ils’emberlificoterait dans les problèmes de la théologie schellin-gienne ; et s’il en venait jusque-là, il lui faudrait alors se résoudresoit à admettre la spéculation gnostique de Schelling (partant d’unenature primordiale, toute tendue entre la masse qui l’entrave et sonélan vers la liberté divine), soit à déclarer critiquement indigeste cebrouet spéculatif, pour les raisons que Balthasar a si excellemmentdéveloppées dans son Prométhée 42. Bref : il lui faudrait prendre position dans l’univers de la controverse philosophique — et c’en serait fait de la prophétie.

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42 Hans Urs von Balthasar : Prometheus : Studien zur Geschichte des deut-schen Idealismus, paru en 1947, intitule le premier volume de Apokalypseder deutschen Seele.

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À vos enveloppes je vois que vous vous trouvez à Heidelberg.Êtes-vous définitivement rentré, ou bien n’est-ce qu’hospitalité ? Sicela n’est pas trop vous demander, vous pourriez me décrire un peucomment vous vous êtes inséré, quelles sont vos expériences avec lescollègues et les étudiants, et aussi les conditions matérielles.Tout ceque vous pourriez me dire là me serait bien précieux car je suis toutjuste en train de négocier avec Munich. Ils veulent de moi là-baspour une chaire d’américanistique (whatever that is) et comme direc-teur de l’Institut d’Amérique. Mais d’ici je ne peux guère partirmoins de deux ans ; nous sommes donc parvenus à un compromis,j’irai là-bas pour un an, comme professeur invité ; mais cela seule-ment si une fondation américaine couvre les frais de voyage et lecourant de mes obligations financières aux États-Unis.Tout est doncencore en suspens, je doute que la chose se fasse. En tout cas, j’ai-merais savoir quelle allure ont les choses en Allemagne.

Entre-temps, de mes divers travaux, la New Science of Politicsest terminée43 ; elle sort en septembre aux Chicago UniversityPress ; je vous en envoie un exemplaire dès que j’en dispose. Dansle cahier d’avril de Merkur est paru un article sur « GnostischePolitik » — malheureusement, je ne possède pas de tiré-à-part44.

Ci-joint, vous trouvez un court manuscrit, le chapitre intro-ductif de la grande « History ». Je prends la liberté de vous l’en-voyer car j’aimerais bien savoir ce que vous en dites — les pro-blèmes y touchent de près ceux soulevés par votre article surHeidegger ; en particulier, vous remarquerez comment, s’agissantd’un « retour à la nature », nous nous entendons bien.

Avec mes meilleures salutations et mes vifs remerciements,Très cordialement, votre

Eric Voegelin*

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43 Cf. note 35. Dans l’édition américaine des Œuvres complètes, corres-pond au volume 5, p. 75-241.44 Merkur 6, n° 4 ; vol. 10 des Œuvres complètes, p. 223-240.

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Karl Löwith à Eric Voegelin.

Heidelberg, Université

6 juin 1952

Grand merci pour votre lettre et le manuscrit joint, que je liraidès que je pourrai souffler. Je passe tout mon temps à préparermon cours et régler d’infectes questions de logement.

Pour répondre à votre question, ceci simplement, en hâte : les cir-constances à la New School m’ont beaucoup aidé à prendre ma déci-sion pour Heidelberg — sans que je puisse encore dire si c’est du longterme ou si je suis simplement invité + si aux USA on me faisait uneproposition raisonnable dans les deux-trois ans qui viennent j’yretournerais sans doute, et pour la raison déjà que je ne veux pasperdre la citizenship + et que je n’envisage pas de reprendre la citoyen-neté allemande. Du seul point de vue professionnel et universitairema situation ici est bien sûr autrement plus confortable et satisfai-sante que dans un quelconque college américain. Les étudiants témoi-gnent d’un tout autre intérêt pour la philosophie, ils sont encore aptes— ou le sont de nouveau — au latin ou au grec. Les collègues sympa-thiques ne manquent pas non plus + comme Heidelberg est devenuune espèce de grande ville — pour ce qui est du bruit et de la circula-tion aussi, hélas —, il y a beaucoup d’échanges avec l’étranger.

Sur le plan social et politique (intérieur), le tableau est bienmoins réjouissant — ressentiments anciens, nouveaux boucsémissaires sur lesquels on se défausse de ses propres incompé-tences, pas de sens de la responsabilité morale + ni de sensus com-munis. Il suffit de voir le beauf allemand en culotte bavaroise +partout la quantité de touristes KdF45 dans leurs cars pour com-

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46 Initiales du slogan « Kraft durch Freude » (« la force par la joie ») dontle régime hitlérien estampillait la propagande destinée aux classespopulaires (tourisme, loisirs, sport, etc.), sous l’égide du DeutscheArbeiter Front, le « Front des Travailleurs Allemands ».

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prendre à quel point, de toutes façons, le nazisme leur convenaitbien. — Sur le plan matériel, disons que, par comparaison avecl’Amérique, gîte et pitance reviennent bon marché, tout le restecoûtant cher, mais de loin pas autant qu’en Italie, en Suisse +France. En pouvoir d’achat, 1000 DM équivalent à peu près à 500 $. Munich, mon ancienne patrie, est pareille à elle-même + onne pourrait vous faire, je trouve, de proposition plus attrayante. Leniveau de l’Université a salement chuté, la jeune génération fai-sant partout défaut dans les sciences humaines. Pourtant, l’isole-ment est moindre qu’aux USA + et l’on trouve des gens cultivésavec qui cinq minutes de conversation féconde permettent demieux se comprendre qu’avec les mêmes collègues dans les uni-versités américaines.

J’attends avec impatience et grand plaisir votre New Science ofPolitics. Quant aux « gants » enfilés pour traiter de Heidegger, cen’était pas sans intention de ma part : je tenais à ne pas commen-cer par rebuter la foule de ses adeptes et admirateurs. Soninfluence exerce partout son empire, tant parmi les jeunes gensdoués que chez leurs aînés. C’est à coup sûr le subliminal pseudo-religieux qui fascine + son hostilité à la « science ». Il est + resteun petit grand homme d’un démonisme et d’un entêtementinquiétants. Voilà maintenant des décennies qu’il cache son jeuavec ses livres (Eckhart, Schelling, etc.) + fait comme s’il n’avaitpas encore abattu sa carte hist. [?].

Venez donc l’automne prochain à Munich, qui est bien plusprès de Heidelberg que Bâton Rouge de New York.

Tous mes vœux, et mes pensées bien cordialesVotre Karl Löwith.

Traduit de l’allemand par Jean-Luc Evard.

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