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SUSAN STEPHENS
Coup de foudre imprévu
Résumé :
Si Charlotte s’est rendue sur l’île d’Iskos, c’est pour écrire un article, et certainement
pas pour tomber amoureuse. Pourtant, dans la petite crique déserte où elle descend
se baigner, elle fait un jour une rencontre des plus troublantes – celle d’un homme
au regard brûlant. Très vite, elle apprend que le sublime inconnu s’appelle Iannis
Kiriakos...
COLLECTION AZUR
Editions Harlequin
Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre :
THE GREEK’S SEVEN-DAY SEDUCTION
Traduction française de MONIQUE DE FONTENAY
1.
Les pieds dans l’eau et les yeux levés vers les étoiles, Charlotte se tenait debout, face à
la mer, en extase. Pour une Anglaise, Iskos — île minuscule de la mer Egée —
représentait tout simplement le paradis.
Trois semaines s’étaient écoulées depuis son arrivée et elle était toujours aussi
émerveillée par cet endroit magique. Elle appréciait tout particulièrement la douceur
de la température, à la tombée de la nuit.
Pourtant, avec l’arrivée de l’automne, les touristes avaient déserté l’île.
Charlotte laissa échapper un soupir de contentement, rassérénée par le bruit
lancinant du ressac. Chaque vague venait lécher le sable et emportait quelques grains
dorés minuscules, tel un trésor, pour les reposer quelques secondes plus tard, comme
prise de remords. Il en était ainsi depuis toujours. Ce sentiment d’éternité avait le don
de calmer ses nerfs à vif.
Le moment tant espéré était arrivé. Elle était enfin prête.
S’avançant de quelques pas dans la mer, Charlotte leva son bras et lança, aussi loin
que possible, l’anneau d’or et de diamants qu’elle gardait au creux de sa main. Le
bijou était tout ce qui lui restait de son riche mariage, le dernier symbole dont elle
devait se débarrasser.
On ne garde pas de souvenir du plus cuisant des échecs.
Les yeux fermés, elle imagina l’objet en train de sombrer doucement au cœur des
eaux profondes. L’image lui procura un plaisir intense. Elle mettait enfin un point
final à cette expérience désastreuse.
Son geste accompli, elle sortit de l’eau pour s’asseoir sur le sable encore chaud de la
plage et entoura ses genoux de ses bras.
S’être débarrassée de l’anneau symbolique n’allait sans doute pas changer la face du
monde mais, indubitablement, le geste l’avait délivrée. Elle se sentait différente, libre.
Tel un oiseau libéré de sa cage dorée qui peut enfin déployer ses ailes.
Son divorce faisait désormais partie du passé. Une nouvelle vie s’offrait à elle.
Les yeux de nouveau levés vers les étoiles, Charlotte tenta de se projeter dans l’avenir.
Journaliste d’une revue qui connaissait un certain succès, elle gagnait correctement
sa vie et appréciait ce métier qu’elle pouvait exercer depuis n’importe quel point de la
planète — depuis cette île paradisiaque, par exemple — grâce aux nouvelles
technologies.
Mais pour jouir pleinement des choses de la vie, il lui restait encore des progrès à
accomplir.
Retrouver le goût de vivre était primordial.
Installée sur l’île pour un séjour d’un mois, elle n’avait, jusqu’alors, guère quitté le
refuge de la villa qu’elle louait, au sommet de la falaise, face à la mer. Elle y vivait en
ermite.
Il était temps que cela cesse !
Ce voyage en Grèce faisait partie d’une stratégie pour se reconstruire. Non seulement
dans sa vie privée, mais également dans sa vie professionnelle.
Hélas, depuis l’échec de son mariage, l’inspiration l’avait désertée et, malgré tous ses
efforts, sa confiance en elle tardait à revenir.
Les tenues affriolantes qu’elle avait apportées pour les sorties nocturnes dormaient
dans la penderie de la chambre. Pourtant, elles portaient la griffe de célèbres
créateurs, un cadeau de sa revue. Mais ce cadeau avait un prix.
« Bouge-toi, Charlotte ! Trouve-nous un apollon dont tu puisses faire le sujet de ton
prochain article ! Va dans une île grecque et raconte-nous une de ces histoires dont tu
as le secret et qui fera rêver nos lectrices ! »
Telle avait été la commande de sa rédactrice en chef. Et elle ne pouvait s’y soustraire.
Sa carrière en dépendait. Son divorce désastreux semblait avoir sapé son talent et son
habileté à camper ces personnalités masculines qu’elle se plaisait à décrire, pour le
plus grand bonheur de ses lectrices.
Malheureusement, les dieux de la mythologie ne semblaient pas lui être favorables et
les apollons devaient avoir déserté la Grèce, tout au moins la délicieuse Iskos où elle
avait trouvé refuge. Son séjour se terminait dans une semaine et elle n’avait pas
encore écrit une seule ligne.
Des éclats de rire lui parvinrent de la taverne, construite au bord de l’eau, quelques
centaines de mètres plus loin. « Peut-être les apollons s’y réunissent-ils », pensa-t-
elle, amusée. Hélas, elle n’éprouvait aucune envie de se mêler à une foule bruyante.
Il était temps pour elle de rentrer à la villa.
Sans grande conviction, elle se remit sur ses pieds. Elle époussetait les grains de sable
attachés à ses vêtements lorsqu’un bruit lui fit soudain dresser l’oreille. Attentive, elle
perçut distinctement le clapotis des rames d’un bateau. Balayant du regard la surface
de l’eau devenue argentée sous les rayons de lune, elle aperçut une barque avançant
lentement sur la mer étale. « Un pêcheur, sans doute », songea-t-elle, néanmoins
intriguée.
Une lanterne, fixée à l’avant du bateau, lui permit de distinguer la silhouette de
l’homme qui tenait les rames. Ces dernières s’enfonçaient dans l’eau sombre suivant
un rythme puissant et régulier. Le rameur était doté d’une carrure impressionnante et
semblait avoir la parfaite maîtrise de ses mouvements.
Sans qu’elle sache pourquoi, le cœur de Charlotte se mit à danser une folle sarabande
dans sa poitrine et, comme hypnotisée, elle ne put détacher ses yeux de la scène.
Etait-ce la magie de l’endroit ou de ce moment unique entre tous ? Il lui semblait que
cet homme était celui qu’elle attendait. Comme si, ayant reçu en cadeau son anneau
nuptial, les dieux répondaient enfin à sa prière.
Un sourire fleurit sur ses lèvres. Il n’en fallait pas plus pour réactiver son inspiration
tarie. Depuis son arrivée dans l’île, elle avait eu maintes occasions d’observer des
pêcheurs locaux au travail mais aucun, jusqu’alors, n’avait réussi à lui procurer
pareilles sensations.
L’apparition soudaine de ce pêcheur solitaire, surgi mystérieusement de l’obscurité,
enflammait son imagination et lui redonnait l’envie impétueuse d’écrire. C’était peut-
être, plus simplement, la carrure de l’homme, synonyme de force et de virilité, qui
excitait sa sensibilité féminine trop longtemps restée en sommeil.
Trouver la réponse à ces interrogations lui importait peu. Elle retrouvait l’inspiration
et cela seul comptait. Elle chercha ses sandales, trouva le chemin qui grimpait le long
de la falaise et courut, haletante, jusqu’à la villa.
La maison possédait une vaste terrasse de pierres, traditionnelle dans l’île. Une table
et des chaises s’y trouvaient, face à la mer, permettant de profiter pleinement de la
vue.
Munie de son ordinateur portable, Charlotte s’y installa aussitôt pour écrire. Comme
la plupart des maisons de l’île, la villa était équipée de lumières extérieures. La jeune
femme pouvait donc écrire toute la nuit si elle le désirait. Frénétique, elle se mit au
travail, son regard fréquemment attiré — comme par un aimant — par le bateau à la
lanterne.
Désormais, elle était trop éloignée pour distinguer l’homme qui s’y trouvait mais,
étrangement, le savoir là la rassurait. Aériens, ses doigts couraient sur le clavier. De
nouveau, les mots, les phrases lui venaient naturellement.
La magie de l’île opérait enfin. Elle était guérie !
Peu à peu, les éléments de son article prenaient corps. Le pêcheur solitaire serait son
héros. « Puissance, force, grâce, détermination, aura », tels étaient les mots qui lui
venaient à l’esprit pour le décrire.
Comme elle s’arrêtait de pianoter sur le clavier et relevait la tête, elle sentit une
étrange émotion l’envahir. Incroyable ! Sans rien connaître du mystérieux inconnu,
elle éprouvait pour lui une attirance irrésistible. Sans doute remplissait-il le vide
abyssal laissé en elle par la terrible rupture qui l’avait si profondément meurtrie et
humiliée.
« Attention, danger ! intervint la voix de la raison. Tu es là pour écrire un article, pas
pour tomber amoureuse ! »
Mais, sourde à cet avertissement, la jeune femme laissa de nouveau courir ses doigts
sur le clavier. Elle avait tant de choses à décrire : « son épaisse chevelure brune sous
les rayons argentés de la lune... son profil aquilin... sa carrure d’athlète... »
Elle fit une nouvelle pause, le cœur battant. Du feu semblait couler dans ses veines.
Elle releva la tête et, une fois encore, son regard se trouva irrésistiblement attiré par
le point de lumière dansant sur les flots sombres.
Il était là, à la fois si près et si loin ! Objet magique cristallisant tous ses fantasmes, lui
permettant de fuir la triste et dure réalité de sa situation.
Les mots lui venaient si aisément qu’il fallut la chute brutale de la température pour
qu’elle se décide enfin à éteindre son ordinateur et à rejoindre sa chambre,
frissonnante.
Comme tous les soirs, à la même heure, le vent en provenance de la mer s’était levé,
provoquant une brusque chute de température.
Un profond silence accueillit la jeune femme à son entrée dans la villa. Mais ce silence
ne l’angoissait nullement. Il était son complice. Il l’apaisait. Elle ne craignait pas la
solitude. Elle la recherchait. A la seconde même où l’agent immobilier lui avait fait
visiter la villa, elle avait su que celle-ci était le refuge qu’elle cherchait. C’était la
retraite idéale ! Jamais elle ne trouverait meilleur endroit pour panser ses blessures !
Construite au sommet de la falaise, face à la mer, loin du village, mais possédant tout
le confort nécessaire, c’était le lieu parfait pour qu’elle se retrouve face à elle-même et
— après avoir fait le point — qu’elle tourne la page.
L’échec de son mariage l’avait plus affectée qu’elle ne le croyait au début. Tout
d’abord, un terrible sentiment de culpabilité l’avait submergée. Sans doute n’av ait-
elle pas été à la hauteur ! Puis étaient venus la souffrance et le sentiment de la vacuité
de son existence. Mais elle avait survécu et ce séjour en Grèce, imposé par son travail,
se révélait finalement salutaire.
Il allait lui permettre de reprendre confiance en elle afin de mieux rebondir.
Serrant son ordinateur portable et les premières feuilles imprimées sur son cœur,
Charlotte ouvrit, d’un coup d’épaule, la porte qui conduisait à sa chambre. Comme le
reste de la maison, la décoration de la pièce était rustique et traditionnelle avec son
sol de tommettes recouvert d’un tapis artisanal au subtil dégradé de roux.
Pour satisfaire les clients aisés, aucune dépense n’avait été épargnée. Les murs d’un
blanc étincelant encadraient un immense lit positionné de telle sorte que le ou les
occupants pouvaient jouir d’une vue panoramique sur la mer. Un lit qui ne pouvait
que séduire la femme romantique qu’elle était. Des coussins de soie multicolores
achevaient de donner à la pièce une atmosphère de conte de fées. Il n’y manquait plus
que le prince charmant !
La chambre communiquait avec une spacieuse salle de bains entièrement décorée de
blanc et de bleu. Un bain chaud et parfumé la récompenserait du travail intense
qu’elle venait de fournir. Mais, au lieu de céder à ce besoin légitime, elle se dirigea
vers l’immense baie vitrée qu’elle ouvrit pour respirer l’air du large.
« Avoir des idées est une chose, songea-t-elle. Elles sont les ingrédients nécessaires.
Mais seront-elles suffisantes pour donner du corps au récit ? »
Il ne lui restait plus qu’une semaine avant son départ de l’île. Le temps, désormais, lui
était compté. Elle devait impérativement s’approcher au plus près du bel inconnu.
La lune jouait à cache-cache avec un nuage. Même les petites feuilles argentées de
l’olivier à quelques centimètres d’elle semblaient s’être dissoutes dans l’obscurité.
Fermant les yeux, elle huma le parfum des citronniers qui venait lui caresser les
narines. Dans le lointain, le cri d’un oiseau nocturne déchira le silence de la nuit.
Rouvrant les yeux, elle chercha la lumière de la lanterne. Le bateau devait se trouver
là, quelque part. Elle le crut tout d’abord disparu mais, soudain, la lumière réapparut,
comme une étoile posée sur la mer.
— Bonne nuit ! murmura-t-elle avant de quitter la fenêtre.
« C’est vraiment le lit le plus confortable que j’ai eu dans mon existence ! », pensa
Charlotte en s’allongeant paresseusement au milieu des coussins moelleux afin de
pouvoir contempler le paysage nocturne.
Ses yeux cherchèrent le bateau à la lanterne et le trouvèrent. Qui pouvait bien être ce
pêcheur solitaire et patient ?
Elle s’agita. Comment dormir alors que ses pensées tourbillonnaient tel un
maelström dans son esprit, toutes dirigées vers l’homme à la carrure d’athlète aperçu
dans la barque ? Pourquoi ne l’avait-elle pas rencontré durant ces trois semaines
passées dans l’île ? D’où venait-il ?
Depuis son arrivée à Iskos, son univers s’était réduit à cette plage, cette falaise et cette
maison, loin des siens et de toute personne connue. La situation présentait au moins
un avantage. Dans cet endroit perdu au bout du monde, elle pouvait avoir une
aventure sans que personne ne l’apprenne. Elle allait pouvoir se jeter dans les bras de
l’inconnu pour un flirt sans lendemain. Pas de sentiment. Pas d’attachement. L’idée la
séduisait.
Son corps, en tous cas, semblait parfaitement en accord avec ces pensées audacieuses.
Des sensations délicieuses le parcouraient tandis qu’elle gardait ses yeux fixés sur la
lanterne dansant lentement au gré des flots. L’espace d’un instant, elle imagina que le
bateau se rapprochait d’elle, qu’il venait la chercher. Hélas, il n’en fut rien et, dans
l’encadrement de la baie vitrée, la lumière finit par disparaître, avalée par la nuit.
2.
A l’aube, Charlotte fut réveillée par le roucoulement d’un couple de tourterelles niché
sur l’olivier derrière la maison.
Sautant aussitôt hors du lit, pieds nus sur le sol carrelé, la jeune femme se précipita
vers la baie vitrée. Il fallut quelques minutes à ses yeux pour qu’ils s’habituent à la
lumière du jour naissant. Quand enfin elle put parcourir l’étendue bleue de l’océan du
regard, elle laissa échapper un soupir d’intense déception.
Qu’avait-elle donc espéré ? Le bateau et le pêcheur avaient disparu de sa vue juste
avant son sommeil. Pensait-elle vraiment qu’il allait s’installer définitivement dans
son champ de vision afin de nourrir l’inspiration nécessaire à la rédaction de son
article ?
Elle ne put s’empêcher de sourire. Ce matin, elle se sentait habitée d’une énergie
nouvelle. Le ciel semblait de la même humeur qu’elle. Rosissant sous les caresses des
premiers rayons de soleil, il portait en lui les promesses d’une rencontre possible avec
le bel inconnu.
Les derniers jours de son séjour à Iskos pourraient bien se révéler plus riches et plus
excitants que prévu.
Elle ouvrit grand la baie vitrée avec l’ardent désir de s’imprégner de toutes les odeurs,
les couleurs, des murmures de ce paysage paradisiaque qu’elle devrait, hélas, bientôt
quitter.
Une fois encore, elle balaya la mer du regard, espérant l’apercevoir, mais elle dut se
rendre à l’évidence : nul bateau ne se trouvait sur les flots. Peut-être n’existait-il que
dans ses rêves.
« Il est temps d’aller nager ! pensa-t-elle. Rien ne vaut une baignade dans l’eau
fraîche du petit matin pour se remettre les idées en place. »
Simplement vêtue de son pyjama, Charlotte prit le chemin de la plage. La
température élevée de l’île et le fait que jamais personne ne venait se baigner sur cette
portion de plage au petit matin avaient eu raison de ses inhibitions. Ce matin encore
— comme elle le faisait depuis quelques jours — elle se baignerait nue.
Elle descendit en courant les marches creusées dans la falaise et atteignit enfin le
sable de la plage. Des objets colorés, semblant flotter sur les flots à quelques mètres
du rivage, attirèrent aussitôt son attention. Elle n’eut aucun mal à les identifier. Il
s’agissait de deux bouées rouges auxquelles pouvait s’amarrer un bateau. Le
mystérieux inconnu les avait déposées.
Il allait donc revenir ! Cette nuit, sans doute, pour poursuivre la pêche commencée.
Sans plus attendre, Charlotte se débarrassa de son vêtement de nuit qui tomba, en
tas, à ses pieds, et offrit son corps à la délicieuse caresse du vent. Une caresse qui
suscita en elle le désir d’autres attouchements.
Seigneur... Si tel était son état d’esprit, ce matin, il eût mieux valu qu’elle restât
sagement à la maison !
Mais il n’était nullement désagréable de sentir de nouveau son corps vibrer après ce
long endormissement. Cela la mettait dans d’excellentes dispositions pour rédiger
son texte. Cette situation l’inspirait.
Il lui suffisait d’imaginer le pêcheur entrevu sous les rayons de lune pour savoir quelle
direction allait prendre son article.
Le mystère, le suspense, la beauté du lieu, son isolement... L’attraction exercée par le
beau pêcheur solitaire sur les lectrices de la revue serait immense.
Elles allaient adorer ! Un homme, puissant et fort, vivant en harmonie avec la nature
sauvage et grandiose de cette île grecque perdue au milieu de la mer Egée, voilà qui
ne pouvait que les faire rêver !
Mais que devenait son projet de se reconstruire après son terrible échec ? Le pêcheur
allait-il rester un personnage imaginaire, n’existant que dans les pages de son article ?
Repoussant la réponse à ces questions à plus tard, Charlotte plongea résolument dans
les vagues. Bonne nageuse, elle gardait la tête sous l’eau la plupart du temps. Elle
éprouvait un plaisir immense à se mouvoir dans cette eau si pure et transparente. Les
amas de rochers offraient des refuges à des myriades de poissons multicolores. Peu
farouches, certains venaient nager à ses côtés, frôlant parfois ses jambes.
Comme attirée par un aimant, elle s’était dirigée vers les bouées rouges laissées — elle
en avait la certitude — par le pêcheur de la barque entrevue la veille. Elle aperçut
alors les pièges à langoustes installés entre deux rochers, juste en dessous des bouées.
La jeune femme s’accrocha à l’une d’elle pour souffler.
Poussée par les vagues, la bouée caressa ses seins nus. Avec volupté, Charlotte ferma
les yeux, se soumettant avec délice aux pensées érotiques qui lui venaient à l’esprit.
— Oy ! Min to kanis afto !
Le cœur de Charlotte bondit dans sa poitrine et elle libéra aussitôt la bouée, comme
prise en faute. L’exclamation faite d’une voix de stentor provenait du rivage. Elle dut
se retourner afin de voir qui l’interpellait ainsi.
Celui qui hantait désormais ses pensées se tenait sur la plage, immense, superbe et
visiblement inquiet. Sans doute croyait-il qu’elle se noyait !
Comme il semblait vouloir s’élancer vers elle, elle agita le bras, frénétique, afin de
signaler que tout allait bien, qu’elle n’avait nullement besoin d’aide. Elle poussa un
soupir de soulagement quand son signe arrêta l’homme dans son élan.
Mais elle n’en était pas quitte pour autant. Ne la sentant plus en danger, l’inquiétude
de l’homme se changea en fureur. De toute évidence, il n’appréciait pas qu’elle
s’approchât de ses bouées. Pourquoi ? Croyait-il qu’elle allait lui voler ses langoustes ?
Ce fut au tour de Charlotte d’être furieuse. La mer lui appartenait-elle ? La jeune
femme était bien décidée à rester où elle était jusqu’à ce qu’il quitte les lieux. Mais,
bientôt, elle entendit le bruit d’un moteur. Se retournant, elle aperçut un bateau de
pêche qui se dirigeait droit sur elle.
Sur la plage, le bel inconnu se tenait toujours planté à côté de son pyjama. L’homme
qui conduisait le bateau semblait être plus âgé et portait des moustaches. A
l’évidence, il ne l’avait pas vue. Le bateau était désormais si près qu’elle pouvait
distinguer les bandes bleues peintes sur sa coque. Rester là où elle était représentait
un sérieux danger. En un crawl énergique, elle s’éloigna en direction de la plage.
Le problème, cependant, restait entier. Cette idée de se baigner nue, fort séduisante
les jours précédents, se révélait finalement une provocation absurde. Cette plage ne
lui appartenait pas, comme le prouvait l’arrivée des deux pêcheurs. Celui qui, sur la
plage, se tenait planté à côté de son pyjama la mettait de toute évidence au défi de
venir le reprendre.
Comme elle restait à quelque distance de la plage, il brandit soudain le vêtement au
bout de son bras, tel un drapeau. Il la narguait, le monstre ! Ne pouvant l’affronter en
tenue d’Eve, Charlotte dut se résoudre à aller chercher refuge dans les rochers. La
rencontre avec le bel inconnu ne se déroulait pas exactement comme dans ses rêves
mais, incontestablement, elle mettait un peu de sel dans son existence.
Sans se préoccuper d’elle, l’homme, dans le bateau, vaqua à ses occupations. Coupant
le moteur, il amarra la barque à la bouée et remonta les casiers à langoustes.
Charlotte envoya une prière au ciel pour que celui de la plage rejoigne son
compagnon. Hélas, telle n’était visiblement pas son intention. Combien de temps
encore allait-il rester là, à la défier ?
Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale. L’homme possédait un charisme
à nul autre pareil. Lorsque leurs regards s’étaient croisés, quelques instants plus tôt,
elle avait éprouvé l’impression qu’il la sondait jusqu’au plus profond de son âme et en
avait été bouleversée.
A l’abri de son rocher, elle pouvait désormais tout à loisir le contempler. Sa carrure
était vraiment impressionnante. Un sourire vint aux lèvres de la jeune femme. Ne
venait-elle pas de dénicher l’Apollon qu’elle avait mission de découvrir ? Nul doute
que les sculpteurs de l’Antiquité l’eussent volontiers pris pour modèle ! Debout, face à
la mer, vêtu d’un simple short noir, son torse musclé exposé aux rayons du soleil
levant, il était l’image même de la perfection faite homme.
L’espace d’un instant, Charlotte s’imagina dans ses bras et son pouls s’accéléra.
D’instinct, elle percevait que ce serait une expérience exceptionnelle. Des images d’un
érotisme brûlant lui venant à l’esprit, elle ferma les yeux pour mieux les apprécier.
Lorsqu’elle les rouvrit, elle poussa un cri. L’homme s’était rapproché et se tenait
désormais à un mètre seulement du rocher qui l’abritait. Hélas, cet abri se révélait
d’une efficacité douteuse, l’eau claire et limpide de cet endroit paradisiaque ne
cachant rien de son anatomie.
— Déposez mes vêtements sur le rocher et partez ! ordonna-t-elle d’un ton peu
amène.
Il ne bougea pas. Plus que des mots, son regard exprimait une intense satisfaction. Ce
qu’il contemplait, sans la moindre pudeur, ne semblait pas lui déplaire.
— S’il vous plaît...
En utilisant le ton de la supplication, peut-être parviendrait-elle à l’amadouer. Elle ne
réussit qu’à le faire avancer d’un pas.
— Restez où vous êtes ! cria-t-elle alors, au bord de la panique.
« Je suis stupide, pensa-t-elle. Il ne comprend sans doute pas un mot d’anglais ! »
Les pêcheurs de l’île — comme elle avait pu le constater — ne parlaient que leur
langue. Elle se demandait quelle attitude adopter lorsqu’il lança, arrogant :
— Pourquoi ne quittez-vous pas votre abri pour venir récupérer votre vêtement ? Si
vous vous baignez nue, vous devez vous attendre à être surprise dans cette tenue, non
?
Charlotte en resta sans voix. Le pêcheur maniait l’anglais sans le moindre accent.
3.
Charlotte se recroquevilla sous son rocher. Cette parfaite maîtrise de sa langue par
l’inconnu la laissait pantoise. Décidément, cet homme ne cessait de la surprendre.
Qui était-il ? Où avait-il appris l’anglais ? Avec les touristes ?
Elle se mordit la lèvre. Il ne devait pas manquer de professeurs ! Les femmes devaient
lui tomber dans les bras sans qu’il ait beaucoup d’efforts à faire.
Il allait pouvoir se moquer d’elle, avec ses congénères, ce soir, à la taverne.
Mais si elle voulait que son plan réussisse, elle allait devoir ravaler sa fierté. Il ne lui
restait plus qu’une semaine à passer sur l’île et son article n’était toujours pas écrit.
Finalement, que son mystérieux inconnu parle anglais allait lui faciliter la tâche.
Levant le menton, elle sortit de sous son rocher, bien décidée à l’affronter.
— Un gentleman...
La diatribe qu’elle s’apprêtait à lancer mourut sur ses lèvres. La plage était déserte. Il
avait disparu ! L’unique preuve qu’elle n’avait pas rêvé était son pyjama abandonné, à
portée de main. Poussant un soupir de soulagement teinté d’un brin de frustration,
Charlotte s’empara du vêtement et s’en couvrit.
Iannis escalada la falaise avec l’agilité développée par une pratique physique régulière
et atteignit rapidement le sommet où se trouvait son poste d’observation préféré. De
cet endroit, il avait une vue panoramique sur la plage.
Encore sous le choc de la rencontre qu’il venait de faire, il se demanda si tout cela
était bien réel. La magie de l’île — toujours aussi forte à chacun de ses retours —
n’avait-elle pas fait apparaître une sirène à ses yeux éblouis ? Ces magnifiques
cheveux blonds, ces yeux vert émeraude et, surtout, ce corps de déesse, ne pouvaient
être que le fruit de son imagination enfiévrée.
Il se frotta les yeux mais elle était toujours là, au milieu des rochers, désormais
habillée du vêtement qu’en parfait gentleman il lui avait finalement rendu.
Que se serait-il passé s’il ne l’avait pas fait ? La question lui procura une étrange
excitation. La manière arrogante dont elle l’avait défié lui plaisait, l’émoustillait. Et,
surtout, ce qu’il avait pu contempler, dans la transparence de l’eau limpide, resterait à
jamais imprimé dans sa mémoire : un corps parfait, fait pour l’amour et les caresses.
Un corps qu’il rêvait de tenir dans ses bras.
Qui était cette créature de rêve ? Il devait impérativement mener une enquête pour le
découvrir. Une telle femme n’était certainement pas passée inaperçue sur l’île.
Marianna, à qui rien n’échappait, allait sans doute pouvoir le renseigner.
Avant de quitter les lieux, il lança un dernier regard vers la plage et vit la délicieuse
ondine se diriger vers le chemin montant le long de la falaise jusqu’à la villa qui la
surplombait. Une information intéressante !
Durant un long moment encore, il ne put détacher son regard de la frêle silhouette
qui, soudain, lui semblait fort différente du personnage joué quelques instants
auparavant. En fait, marchant la tête baissée, les épaules voûtées, son pyjama mouillé
lui collant à la peau, elle paraissait si triste et vulnérable qu’il fut touché en plein
cœur.
Mais, très vite, son visage se durcit. Comment avait-elle osé se baigner nue ? Cette
attitude dénotait un total mépris pour les habitants d’Iskos et leurs traditions. Dans
l’île, les jeunes femmes convenables n’allaient jamais seules à la plage. Se baigner nue
était encore moins envisageable. Dieu merci, cette femme n’appartenait pas à sa
famille, et ses mœurs, après tout, ne le regardaient pas.
Une force irrésistible, cependant, le retenait de s’éloigner. « Cette femme est vraiment
d’une beauté exceptionnelle ! pensa-t-il. Ces longues jambes fuselées, ces hanches,
cette poitrine... Theos ! Que m’arrive-t-il ? »
Poussant un juron, il détourna enfin son regard, bien décidé à chasser définitivement
l’image de la tentatrice de ses pensées. Hélas, il était peut-être trop tard ! Le visage et
les formes parfaites de la mystérieuse baigneuse semblaient imprimés dans sa
mémoire.
Une fois encore, il se retourna. Elle n’était plus désormais qu’à quelques dizaines de
mètres. Dissimulé derrière un rocher, il pouvait voir sans être vu. Cette attitude ne lui
ressemblait guère. Lorsqu’une femme lui plaisait, il avait pour habitude de ne pas
laisser échapper sa proie. Que signifiait cette soudaine timidité qu’il éprouvait, cette
retenue ?
Etait-ce l’apparente tristesse de l’inconnue qui venait de percer son cœur plus
sûrement qu’une flèche ? Un sourire cynique déforma ses lèvres. Jamais, jusqu’alors,
son cœur de chasseur ne s’était laissé émouvoir.
Marianna, une veuve d’une cinquantaine d’années, en charge de l’entretien de la villa
louée par Charlotte, se tenait sur le perron de la villa, les mains sur les hanches et le
regard sévère, lorsque celle-ci la rejoignit. Une grande complicité unissait d’ordinaire
les deux femmes. Mais, ce matin, Marianna ne semblait pas d’excellente humeur.
— Qu’est-ce qui vous a pris de vous baigner nue ? l’apostropha-t-elle.
— Euh... à cette heure, la plage est généralement déserte et...
— Elle ne l’était pas, aujourd’hui ! Ces choses-là ne se font pas à Iskos ! Il y a
toujours un pêcheur quelque part ! La prochaine fois, je vous accompagnerai !
Consciente qu’elle méritait pleinement ces reproches, Charlotte s’empressa de
changer de sujet.
— Laissez-moi vous aider, Marianna, dit-elle en se penchant pour prendre la
corbeille à linge que cette dernière avait déposée à ses pieds.
Marianna la lui ôta impérativement des mains.
— J’ai vu les pêcheurs, dit-elle. Vous ont-ils parlé ?
— Il y en avait un...
— Plus grand que les autres ?
— Plus grand que tous ceux que je connais, admit Charlotte.
Marianna arqua ses sourcils.
— Lui avez-vous parlé ?
— Un peu. Pourquoi ? Vous le connaissez ?
— Je connais tout le monde, ici ! Tout cela est ma faute ! J’aurais dû me rappeler
qu’à cette période de l’année cette partie de l’île est la plus riche en poissons et
langoustes et ne pas vous laisser...
— Mais, enfin, pourquoi est-ce si répréhensible d’avoir parlé à ce pêcheur ?
— Pêcheur ! s’exclama Marianna en levant les yeux au ciel comme si elle venait de
proférer une incongruité.
— Il n’en est pas un ?
Mais, d’ordinaire volubile, Marianna venait de se fermer comme une huître.
— J’ai du travail, affirma-t-elle, péremptoire, en lui tournant le dos. Le petit
déjeuner est servi sur la terrasse !
Charlotte comprit aussitôt qu’il serait inutile d’insister. Elle n’obtiendrait rien de celle
qui, pourtant, au fil des jours, était devenue son amie et sa confidente.
— Je vais tout d’abord prendre une douche et me débarrasser de ce sel qui me colle
à la peau, annonça-t-elle en se dirigeant vers la salle de bains.
Tout en offrant son corps au jet d’eau bienfaisant, Charlotte ferma les yeux, mais
l’image du bel inconnu revint la hanter, obsédante ! Une idée lui vint alors. Elle se
munirait désormais de son appareil photo afin de prendre des clichés du bel apollon
et du paysage. Son article, ainsi illustré, n’en serait que plus plaisant.
Quand elle gagna la terrasse, elle balaya la mer du regard et poussa un cri de surprise.
Il était là ! Elle ne pouvait en croire ses yeux ! Juste au-dessous d’elle, sur la plage.
Son imposante carrure permettait à la jeune femme de le distinguer nettement au
milieu des pêcheurs qui l’aidaient à retirer ses filets.
Terriblement excitée, Charlotte sortit son appareil photographique de son étui et
mitrailla la scène qui se déroulait sous ses yeux. Grâce au zoom de l’appareil, elle
pouvait, sans la moindre difficulté, prendre les clichés qui illustreraient le travail de
ces hommes.
Le délicieux petit déjeuner, préparé par Marianna, l’attendait sur la table. Charlotte
ne pensait nullement à se nourrir, l’objectif de son appareil photo focalisé sur le torse
musclé et bronzé du héros de son article. Mais, soudain, elle recula, comme prise en
faute. L’inconnu venait de lever brusquement la tête et elle avait reçu le choc de son
regard à travers l’objectif.
D’instinct, Charlotte couvrit ce dernier de sa main. Le soleil, se reflétant sur sa face
polie, avait dû renvoyer son éclat en direction du modèle photographié. Les mains
tremblantes, la jeune femme s’empressa de ranger son appareil dans son étui, comme
pour le protéger.
De toute évidence, l’attention de l’homme avait été attirée. Toute son attitude le
prouvait. Il se tenait, les jambes écartées, les mains sur les hanches, la tête levée vers
le haut de la falaise, en direction de la terrasse. Et, bien qu’elle soit trop éloignée pour
pouvoir lire l’expression de son visage, elle devinait qu’il était furieux.
— Vous n’avez rien mangé !
La jeune femme se retourna, heureuse d’entendre la voix chaleureuse de Marianna.
Elle la gratifia d’un sourire.
— Je suis désolée, s’excusa-t-elle. Je n’ai vraiment pas faim. Laissez-moi vous aider
à ranger tout cela dans la cuisine.
— Si vous continuez à ne pas vous nourrir, il ne vous restera bientôt plus que la
peau sur les os !
— Je n’en suis pas là ! rétorqua Charlotte en riant.
Traversant le hall, la jeune femme lança néanmoins un regard critique à son image se
reflétant dans le miroir en pied qui le décorait. Les séances de natation quotidiennes,
associées à un régime à base de fruits, de légumes et de poissons frais, lui avaient
sculpté une nouvelle silhouette.
Ce séjour dans ce lieu paradisiaque, loin des bruits et de la fureur de la ville, avait
produit un miracle. Aucune séance de remise en forme dans son institut de Londres
n’avait réussi à lui donner cette silhouette svelte, ferme et musclée, qui était la sienne,
aujourd’hui.
Son séjour à Iskos l’avait transformée, elle devait le reconnaître. Ses longs cheveux
avaient pris la couleur des blés murs et sa peau, sous le soleil, une teinte dorée
mettant en valeur le vert émeraude de ses yeux.
Hélas, ce même soleil avait renforcé un des défauts de son visage : ses taches de
rousseur. Jamais celles-ci n’avaient été aussi évidentes. Ce que la jeune femme
ignorait, c’est qu’elles lui conféraient un air mutin tout à fait charmant.
— Ce soir, vous allez m’accompagner à la taverne et manger ! lança Marianna, d’un
ton sans réplique.
— Ce soir ? La taverne ? questionna Charlotte, intriguée.
— C’est la fête, ce soir. Il y aura de la musique...
Levant les bras au-dessus de sa tête, Marianna esquissa un pas de danse avec, dans
les yeux, une étincelle que Charlotte ne lui avait encore jamais vue.
—... et des plats traditionnels, poursuivit-elle. Un régal à nul autre pareil ! Vous
viendrez, n’est-ce pas ?
Comment résister à une telle avalanche de délices en perspective ?
— Je viendrai, Marianna, promit Charlotte. Merci de m’inviter à vous accompagner.
— Et surtout, mettez votre plus belle robe ! Il s’agit d’une soirée très spéciale et tous
ceux qui viendront mettront leurs plus beaux atours.
Charlotte repoussa la question qui lui venait aux lèvres. Son bel inconnu serait-il
présent ?
— Soyez prête à 21 heures, dit Marianna. Je passerai vous prendre. Je tiens toutefois
à vous faire une recommandation : surtout, ne prenez pas votre appareil photo !
— Pourquoi ?
— Les gens d’ici détestent être photographiés. Surtout les hommes !
Charlotte porta les mains à ses lèvres pour dissimuler son sourire. C’était ridicule et...
— Et il vaudrait mieux que vous respectiez les us et coutumes de l’île ! avertit son
chaperon d’un ton sévère.
— D’accord, Marianna ! Ne vous fâchez pas ! Je vous promets de ne prendre aucune
photo sans avoir demandé l’autorisation au préalable.
— Non ! Vous laisserez votre appareil ici ! Il n’est pas question que vous l’emmeniez
avec vous ! On ne badine pas avec ce genre de choses, ici !
A l’expression de son visage, Charlotte comprit qu’il valait mieux ne pas insister.
— C’est entendu. Je laisserai mon appareil dans ma chambre.
« Ainsi, j’ai pris des risques en prenant ces clichés des pêcheurs, tout à l’heure ! »,
pensa-t-elle.
Le bel inconnu avait-il compris qu’il venait d’être photographié lorsqu’il avait
violemment réagi ? Charlotte ne regrettait en rien son geste, bien au contraire. Son
article, sans le cliché de son héros, serait beaucoup moins attractif.
— A ce soir, 21 heures, dit-elle à l’attention de Marianna qui prenait congé.
En fin d’après-midi, assise à la table, sur la terrasse, Charlotte laissa son regard errer
jusqu’à la taverne qui, pour l’occasion, avec ses guirlandes de lumière se reflétant
dans l’eau, semblait avoir revêtu ses habits de fête.
Les tables, dehors, étaient disposées sous une tonnelle recouverte d’une vigne
abondante. L’idée d’y passer la soirée en compagnie de Marianna rendait Charlotte
heureuse. Il était grand temps pour elle de sortir de son refuge et de profiter de tous
les charmes de l’île.
A cette heure, la mer semblait parfaitement sereine. Il n’y avait plus aucun signe du
bel inconnu, ni de son bateau, ni des autres pêcheurs.
Ainsi privé de toute présence humaine, l’endroit n’en demeurait pas moins magique.
Charlotte ne se lassait pas de se laisser pénétrer par sa beauté. Fortement inspirée,
elle avait travaillé à son article toute la journée. Elle se promit de danser toute la nuit,
en récompense de son efficacité.
Elle n’avait toujours pas choisi sa tenue pour la soirée. Elle hésitait encore entre deux
modèles : un fourreau rouge au large décolleté qui l’enveloppait comme un gant et
une robe plus discrète, de la couleur de ses yeux. Cette dernière, cependant, laissait
son dos entièrement nu. Charlotte haussa les épaules. Après tout, ce n’était pas un
désavantage. Elle espérait que la couleur discrète de la robe ne la fasse pas remarquer
et se promit de prendre un châle pour s’en couvrir.
Au moment de choisir les chaussures adéquates, Charlotte se souvint de la paire mise
dans sa valise au tout dernier moment : des escarpins qui mettaient en valeur la
finesse de ses chevilles. Peu pratiques pour marcher dans le sable, ils étaient restés
sagement au fond de la penderie. Mais ce soir...
Contemplant son reflet dans le miroir qui lui faisait face, Charlotte remonta ses
cheveux qu’elle retint avec des peignes, ne laissant retomber que quelques boucles
pour encadrer son visage. « Tu commences à ressembler à Cendrillon se préparant
pour le bal ! pensa-t-elle, amusée. Mais Cendrillon n’avait pas ces horribles taches de
rousseur. »
D’un geste rageur, elle les couvrit de fond de teint. L’effet fut immédiat. Les taches de
rousseur avaient disparu, mais elle éprouvait la désagréable impression de porter un
masque ! Avec un tel maquillage, ses lèvres avaient besoin de rouge et ses cils de
mascara.
Le miroir lui renvoya bientôt l’image d’une femme fort différente de celle qu’elle était
quelques instants auparavant : une femme sûre d’elle et qui l’affichait. Un
déguisement tout à fait adéquat pour la soirée !
Marianna arriva à l’heure dite, habillée d’une jupe lui descendant jusqu’aux chevilles
et d’un corsage de dentelle noire dissimulant ses bras jusqu’aux poignets. Pour
parfaire le tout, elle portait sur la tête un foulard de la même couleur ne laissant
échapper que quelques mèches de ses cheveux grisonnants. Marianna allait
manifestement à la taverne pour danser et non pour séduire.
— Vous êtes prête ? demanda-t-elle en examinant sa protégée sous toutes les
coutures.
La coupe de la robe eut l’air d’obtenir son approbation mais le dos nu amena une
moue de réprobation sur ses lèvres. Elle s’empressa de le recouvrir du châle préparé
par Charlotte, l’épinglant avec une broche pour être sûre qu’il ne glisse pas.
— Je suis prête ! déclara Charlotte.
— Alors, allons-y !
4.
Les appréhensions éprouvées par Charlotte pour sa première sortie nocturne dans
l’île se dissipèrent dès leur entrée dans la taverne, grâce à son chaperon. Marianna
fut, en effet, accueillie comme une reine et on les conduisit aussitôt à l’une des
meilleures tables de la salle, près de la piste de danse.
Marianna tint à la présenter à Mikos, le patron de l’établissement. D’un claquement
de doigts, ce dernier amena un des serveurs à leur table qui alluma aussitôt les
bougies du chandelier et leur apporta une corbeille remplie de pains juste sortis du
four.
— Venez donc toutes deux me rendre visite dans ma cuisine, dit Mikos. Cela vous
permettra de choisir les mets que vous souhaitez déguster.
Mikos se montrait particulièrement déférent, les assurant qu’il serait heureux de leur
servir sa meilleure cuisine.
— La pêche a été bonne, aujourd’hui, expliqua-t-il à Charlotte. J’ai des poissons
excellents. Nulle part ailleurs, on n’en mange de meilleurs. Pêcher est notre passe-
temps favori sur cette île. Nous apprenons à pêcher dès notre plus tendre enfance et
cela nous est aussi nécessaire que l’air que nous respirons.
Charlotte éprouva une sympathie immédiate pour le volubile Mikos. Il renforçait ses
convictions au sujet de son article. Dans cette île, les hommes, proches de la nature,
semblaient plus préoccupés de vivre en harmonie avec elle que de faire fortune.
Mais l’enthousiasme affiché par le patron de la taverne pour la pêche ramena ses
pensées vers son bel inconnu. Elle s’était pourtant promis de le chasser de son esprit
afin de profiter pleinement de la fête. Et si, lui aussi, se préparait à y participer ?
Perturbée par cette éventualité, la jeune femme lança un regard autour d’elle. Peu à
peu, les tables se remplissaient, mais nulle part celui qu’elle aurait reconnu entre tous
n’était visible. Elle était si absorbée dans ses pensées que Marianna dut lui répéter
deux fois son invite à suivre Mikos. Lorsque, enfin, elle se tourna vers elle, son
chaperon lui adressa un regard dubitatif, les sourcils froncés.
— Je suis désolée, s’excusa Charlotte, comme prise en faute.
D’un geste quasi maternel, Marianna réajusta sur les épaules de la jeune femme le
châle qui en avait glissé, s’assurant ainsi que nul ne pouvait voir son dos dénudé. Au
lieu de l’agacer, cette attention émut Charlotte. Marianna veillait sur elle et cette
pensée la rassurait.
En pénétrant dans l’antre de Mikos, Charlotte éprouva l’impression d’entrer dans les
ateliers de Vulcain, tant le vacarme y était assourdissant. Les couvercles
s’entrechoquaient, le contenu de certaines marmites bouillonnait, d’autres laissaient
échapper de la vapeur et une armée de jeunes serveurs s’activaient en s’invectivant,
comme montés sur des ressorts.
Fascinée par le spectacle, Charlotte s’adossa à l’un des murs, se faisant la plus
discrète possible afin de ne gêner personne. Soudain, l’effervescence ambiante
sembla s’amplifier encore avant de brusquement se calmer comme si un événement
venait de se produire.
Charlotte sut alors — d’instinct — qu’il était là.
Comme elle dirigeait son regard vers la porte qui venait de s’ouvrir, leurs regards se
croisèrent. Il était là, en effet, et la fixait d’un regard sévère.
Aucun doute n’était possible. Il s’agissait bien de son inconnu. Elle l’aurait reconnu
entre mille.
Ses yeux, surtout — noirs pailletés d’or —, l’hypnotisaient. « Des yeux de tigre »,
pensa-t-elle aussitôt tandis qu’un frisson la parcourait tout entière.
Sans la moindre vergogne, il la jaugeait, l’évaluait. Elle fit de même. S’il pensait
l’impressionner, il se trompait !
Durant ce qui parut une éternité à la jeune femme, ils s’évaluèrent ainsi
mutuellement, tels deux boxeurs sur un ring avant le combat.
Pas un seul instant Charlotte n’avait imaginé retrouver son bel inconnu dans la
cuisine de la taverne. Qu’avait-elle fait pour mériter ce regard dans lequel perçait une
évidente critique ? Comme elle se rappelait qu’il l’avait vue nue le matin même, ses
joues s’embrasèrent mais elle réagit aussitôt. « Et alors ? », disait clairement le regard
qu’elle lui opposait.
Il avait troqué sa tenue de pêcheur pour un pantalon noir au pli impeccable et une
chemise blanche immaculée, ouverte sur le devant et laissant apercevoir son torse
tanné par le soleil.
— Iannis, quelle bonne surprise !
L’exclamation de Marianna sembla produire sur l’un et l’autre comme un électrochoc.
Ayant perçu la terrible tension installée entre eux, la sage quinquagénaire montait
spontanément sur le ring afin de s’interposer ou de servir d’arbitre aux deux
belligérants.
— Je ne pensais pas te voir ici, ce soir, Iannis, poursuivit-elle en anglais afin que sa
protégée puisse suivre la conversation. Mais je suis ravie de te voir parmi nous et je
vais pouvoir faire les présentations...
S’emparant de la main de Charlotte, elle l’entraîna à sa suite en direction de
l’arrivant. Ce dernier sourit à Marianna. Un sourire tendre et affectueux. Charlotte
aurait payé cher pour qu’il lui soit adressé.
« Ces deux-là se connaissent et sont même complices ! », pensa-t-elle aussitôt,
surprise.
Une réelle complicité semblait en effet unir le nouvel arrivant et Marianna, comme le
confirma l’attitude chaleureuse de cette dernière. Le prenant dans ses bras, elle lui
plaqua deux baisers sonores sur les joues.
Au fil des jours, Charlotte avait appris à apprécier la sûreté de jugement de son
chaperon improvisé. Pourquoi donc, ce matin, avait-elle montré de fortes réticences à
lui dévoiler l’identité de ce Iannis qu’elle semblait, ce soir, parfaitement connaître ?
Décidément, le mystère s’épaississait autour de l’inconnu qui, bientôt, ne le serait
plus.
— Charlotte Chase, laissez-moi vous présenter Iannis Kiriakos.
Ainsi son pêcheur avait désormais non seulement un prénom mais aussi un nom.
Iannis Kiriakos. Un nom de héros de roman. Hélas, il lui était impossible de l’utiliser
pour son article, son héros devant rester anonyme.
Comme les doigts puissants de l’homme se refermaient sur les siens, la jeune femme
frémit de tout son être.
— Nous nous sommes déjà rencontrés, je crois, murmura-t-il afin de n’être entendu
que d’elle seule.
Sans doute voulait-il lui rappeler dans quelles conditions s’était faite cette rencontre
sans pour autant attirer l’attention de Marianna. Mais Charlotte n’était plus en
mesure de penser correctement. Bouleversée par le simple contact de sa main sur la
sienne, elle était en état de choc. Lorsqu’il libéra sa main — beaucoup trop tôt à son
gré —, elle recula d’un pas, comme pour échapper à la terrible attraction.
Car il s’agissait bien d’une force irrésistible, telle celle d’un aimant, qui l’attirait vers
lui. En fait, elle n’avait plus qu’un désir : se blottir dans ses bras, poser sa tête sur son
torse puissant et rester là, sa vie durant.
Incroyable ! Jamais encore, jusqu’alors, elle n’avait ressenti pareil engouement. Il lui
semblait que sa vie, sans cet homme dont elle ignorait tout, n’aurait désormais plus
aucun sens. Plus extraordinaire encore, par sa seule présence, il lui insufflait une
énergie nouvelle.
« Que m’arrive-t-il donc ? », se demanda Charlotte, effarée.
L’odeur, légèrement épicée, de son eau de toilette vint lui titiller les narines. Elle
reconnut la marque d’un parfumeur qu’elle appréciait elle-même. Elle en fut étonnée.
Ce choix n’était-il pas très sophistiqué pour un simple pêcheur ?
« Contente-toi de collecter les éléments pour ton article ! », lui souffla la voix de la
raison.
Comme elle semblait pétrifiée et ne disait mot, Marianna s’empara de son bras.
— Nous avons passé suffisamment de temps dans cette cuisine et avons vu tout ce
qu’il y avait à voir ! affirma-t-elle en l’entraînant derrière elle.
Charlotte lui fut infiniment reconnaissante de la tirer de ce mauvais pas. Alors
qu’elles regagnaient leur table, se frayant un chemin dans la taverne maintenant
bondée, Marianna — au grand amusement de Charlotte — lança un regard noir à tous
les hommes qui semblaient trop ouvertement s’intéresser à sa protégée. Le signal
était clair : « Bas les pattes ! Elle est sous ma protection ! »
Cela convenait parfaitement à la jeune femme. Que Marianna la protège de tous, en
particulier de Iannis Kiriakos ! Mais, à peine étaient-elles assises qu’elle ne put
s’empêcher de demander :
— Qui est Iannis, Marianna ?
Cette dernière allait répondre lorsque leur voisin de table l’interpella. Charlotte se
mordit la lèvre d’impatience. Connaître le nom et le prénom de son bel inconnu ne lui
suffisait pas. Elle voulait en apprendre davantage. Mais, avant qu’elle ait eu
l’opportunité de reposer sa question, des applaudissements nourris retentirent à
l’entrée du groupe de musiciens qui alla s’installer sur l’estrade montée pour
l’occasion.
— Enfin, voici les bouzoukis ! annonça Marianna, applaudissant à tout rompre. Je
les connais. Ce sont les meilleurs de l’île. J’espère sincèrement que vous allez passer
une bonne soirée, Charlotte. Vous êtes restée trop longtemps enfermée ! Vous êtes
bien trop jeune pour vous couper ainsi de la vie !
Charlotte lui sourit.
— Vous êtes ma bonne fée, Marianna. Grâce à vous, je vais certainement passer la
meilleure soirée depuis mon arrivée. Vous avez raison. La vie d’ermite a ses limites.
Mais son sourire se figea brusquement sur ses lèvres. Iannis Kiriakos venait de
prendre place à une table, juste en face de la leur. De nombreuses personnes
l’interpellèrent, levant leur verre pour lui porter un toast. La salle entière semblait
vibrer différemment en sa présence. Pourquoi une telle popularité ?
« Sans doute vient-il de revenir dans l’île après une longue absence ! », pensa
Charlotte.
Cet accueil plus que chaleureux suggérait, en effet, quelque chose de ce genre. Mais
où avait-il pu se rendre et pour y faire quoi ?
Charlotte sentit les yeux de Marianna fixés sur elle. Avait-elle perçu son émoi lors de
leur rencontre, quelques instants plus tôt ? Si son souhait était d’en parler, il ne
pouvait se réaliser, le bruit de plus en plus assourdissant de la salle empêchant
désormais toute conversation.
Ses yeux rencontrèrent ceux de son vis-à-vis et elle ressentit, une fois encore, comme
un électrochoc. « Disponible ? », questionnait son regard tandis que le léger pli
sardonique à la commissure de ses lèvres laissait entendre qu’il connaissait la
réponse. L’arrogant personnage !
Avant que Charlotte puisse trouver une parade, les plats commandés par Marianna,
en cuisine, arrivèrent, portés par une file de serveurs devant laquelle marchait, tel un
général d’armée, l’inimitable Mikos.
Un tonnerre d’applaudissements s’ensuivit qui, fort heureusement, mit fin à la
terrible tension qui l’habitait. Elle allait pouvoir s’adonner, tout à loisir, au péché de
gourmandise !
— Toute cette nourriture est absolument extraordinaire ! s’extasia-t-elle, sincère, à
l’attention de Marianna.
— Rater cette soirée aurait été un crime, non ? rétorqua cette dernière. J’étais
certaine que cela vous plairait.
Quelque chose dans le ton de Marianna alerta Charlotte. Que signifiait cette lumière
qu’elle voyait briller dans les yeux de son amie ? La jeune femme eut soudain
l’impression qu’elle faisait référence à autre chose qu’à la simple nourriture. Que
mijotait-elle donc ?
Comme son chaperon concentrait son attention sur les plats apportés, Charlotte
repoussa les doutes qui lui étaient venus à l’esprit. Marianna ne pouvait avoir planifié
cette rencontre avec Iannis Kiriakos ! Aux yeux de Charlotte, elle était celle qui veillait
au strict respect des traditions de l’île et quelqu’un en qui elle pouvait avoir toute
confiance. Elle ne pouvait vouloir la jeter dans les griffes de ce prédateur !
A peine installée dans la villa sur la falaise, Charlotte s’était spontanément confiée à
Marianna qui, chaque jour, venait s’occuper de l’intendance. Elle s’était laissée aller à
des confidences qu’elle n’avait faites à personne d’autre.
Marianna possédait ce don unique de l’écoute, de la compréhension. Le don d’alléger
les souffrances. Charlotte avait éprouvé le besoin de lui raconter l’échec cuisant de
son mariage avec un homme fortuné, uniquement préoccupé à engranger plus de
fortune encore, et le désespoir infini qui en avait découlé. Ce faisant, elle avait senti la
blessure lentement se refermer. Le processus de guérison était en route.
Marianna avait été catégorique.
— Cet homme ne vous méritait pas, Charlotte ! Il vous faut un homme de caractère,
solide sur ses bases et dont l’objectif, dans la vie, n’est pas d’amasser sans cesse plus
de richesses pour prouver qu’il existe.
Non, jamais cette femme sensée ne la pousserait dans les bras d’un homme qui la
regardait comme si elle était le prochain plat à déguster.
Pour l’instant, Marianna semblait uniquement préoccupée de la nourrir, pour ne pas
dire de la gaver. Elle lui tendait, en effet, une assiette pleine à ras bord de mets dont
le fumet titillait agréablement ses narines.
La jeune femme en porta un morceau à sa bouche et oublia aussitôt ses
préoccupations. Jamais elle n’avait goûté quelque chose d’aussi bon ! Le poisson, cuit
dans de délicieuses épices, fondait dans la bouche. Les bols de crudités et autres hors-
d’œuvre étaient si variés qu’elle ne savait lesquels choisir.
— Utilisez vos doigts ! lui conseilla Marianna en donnant l’exemple.
Coupant un morceau de pain, Charlotte le trempa dans la sauce puis lécha ses doigts
avec gourmandise. Ce faisant, elle ne put s’empêcher de lever les yeux. A l’autre table,
face à elle, une lueur de concupiscence au fond de ses prunelles de velours sombre,
Iannis la dévorait du regard. Il fut alors impossible à la jeune femme de détourner le
sien. Tout se passait comme si des fils invisibles les reliaient l’un à l’autre et qu’ils ne
faisaient plus qu’un.
Fort heureusement, Marianna fit une nouvelle fois diversion en attirant l’attention de
sa protégée sur un des plats dont elle voulait lui vanter la saveur. Délivrée, Charlotte
se rapprocha de son chaperon pour se mettre sous sa protection. Mais, à plusieurs
reprises, son regard se retrouva irrésistiblement attiré par Iannis. Force lui fut alors
de constater qu’il ne regardait pas les autres femmes comme il la regardait. Elle ne
sut si elle devait s’en réjouir ou, au contraire, s’en effrayer.
C’était comme s’il lui faisait l’amour en public ! Comment osait-il...
Mais elle n’était pas plus raisonnable ! Son corps vibrait sous la caresse de ses
regards. Elle était prête à se donner à lui. Ses yeux devaient parler pour elle.
Seigneur...
« Reprends-toi, Charlotte ! intervint en elle la voix de la raison. Ne vois-tu pas que tu
es en train de perdre la tête ! Ce n’est pas le moment ! Aurais-tu oublié l’objectif de
ton séjour dans l’île ? Dans moins d’une semaine, tu dois fournir à ta revue un article
sur un apollon, symbole de ces îles grecques, capable de faire rêver tes lectrices. Après
trois semaines improductives, tu sembles enfin avoir trouvé l’objet d’étude idéal.
Efforce-toi de le regarder comme tel, à la manière d’un scientifique ! »
Comme elle aurait aimé que ce fût aussi simple ! Sans doute était-ce une fatalité. La
plupart des scientifiques ne deviennent-ils pas obsédés par leur objet d’étude jusqu’à
la déraison ? Car tel était bien ce qui était en train de se passer pour elle.
Petit à petit, les assiettes repoussées sur le côté, les verres se remplirent et les
lumières se firent plus tamisées. « Le temps est venu de danser », pensa Charlotte
tandis qu’un murmure d’anticipation montait des tables. Les bouzoukis — qui
s’étaient arrêtés pour manger — reprirent leur place sur l’estrade. Des spots
s’allumèrent au-dessus de la piste de danse et la tension monta d’un cran. Charlotte
concentra son attention sur celui qui paraissait être le leader du groupe. Tous,
d’ailleurs, tenaient leurs yeux fixés sur lui.
Il leva la main et une note s’éleva, plaintive comme un appel. Ce devait en être un car,
à ce signal, des hommes se levèrent dans la salle et vinrent former une ligne sur la
piste de danse, se tenant par les épaules.
— Ils vont danser le Kalamatiana, annonça Marianna, une lueur dans le regard.
Puis, soudain, les notes s’élevèrent, enveloppant les danseurs et l’assemblée de leur
rythme entraînant. Sur la piste, l’expression du visage des hommes se transforma. Ils
étaient désormais habités par cette musique qui enflammait leurs sens et animait
leurs corps comme s’ils étaient envoûtés.
Dès le début, la mélodie contenait la promesse de ce qui allait suivre et, bientôt, tous
les convives frappaient dans leurs mains en cadence, accompagnant le rythme de plus
en plus endiablé. Charlotte se retrouva debout, comme les autres, avec des fourmis
dans les jambes. Le talent de ces musiciens était immense. Nul ne pouvait rester
insensible à cette musique.
Soudain, l’un des danseurs — d’âge mur — rompit la chaîne pour s’approcher des
spectateurs et les solliciter afin qu’ils le rejoignent sur la piste.
Lorsqu’il tendit la main vers elle, Charlotte n’hésita pas une seconde. Se débarrassant
de ses chaussures, elle se précipita sur la piste. Plus rien ne comptait que cette
musique entraînante. La jeune femme voulait danser. Danser pour oublier. Danser
pour s’enivrer.
Rejoignant les hommes au bout de la ligne, elle rejeta la tête en arrière et sourit à
celui qui se tenait à côté d’elle.
Trop occupée à essayer de suivre les pas exécutés par les danseurs, la jeune femme
n’eut pas immédiatement conscience du silence de la salle, qui avait suivi son acte. Ce
qui l’indisposa, en revanche, fut la conduite de son cavalier. Son bras passé autour de
sa taille, il la tenait beaucoup plus serrée contre lui qu’il n’était nécessaire et sa main
se faisait résolument exploratrice.
Iannis se dressa sur ses pieds. Non seulement cette femme se baignait nue mais elle
osait, ce soir, se donner en spectacle ! Tous les regards étaient désormais fixés sur
elle. C’était plus qu’il ne pouvait en supporter !
Charlotte commençait à paniquer, incertaine de la conduite à tenir, quand son
partenaire se détacha d’elle, la libérant si brusquement de son étreinte répugnante
qu’elle faillit en perdre l’équilibre.
— Où vous croyez-vous ? demanda une voix rageuse à son oreille.
Elle se retourna, surprise. Iannis Kiriakos se tenait devant elle, manifestement hors
de lui et nullement préoccupé par le fait que tout le monde avait désormais le regard
braqué sur eux. Charlotte se révolta, les joues rouges d’indignation. Que faisait-elle de
mal ? Tout le monde était venu pour danser, non ?
— Quand donc cesserez-vous de braver les interdits de cette île ? poursuivit-il.
N’avez-vous donc que mépris pour nos traditions ?
Avant même qu’elle ait le temps de répondre, il leva sa main en direction de
l’orchestre. Aussitôt, le rythme de la musique ralentit.
— Vous voulez danser ? Eh bien, dansons !
L’assistance retenait son souffle. Ils étaient devenus l’attraction de la soirée. Tous
attendaient de voir la suite de cet intéressant spectacle.
— Cela ne vous dérange pas d’être la seule femme dans une danse réservée aux
hommes ? demanda Iannis, les mâchoires crispées, en la plaçant à son côté, au bout
de la ligne des danseurs.
— Une danse réservée aux hommes ! répéta Charlotte, effarée, prenant enfin
conscience de l’impair qu’elle venait de commettre.
Mais cela ne fit que renforcer la colère qui montait en elle.
— Comment aurais-je pu le savoir ? se révolta-t-elle. Je pensais révolu le temps où
l’on séparait les hommes des femmes ! Surtout pour danser ! Quel mal peut-il y avoir
à participer, tous ensemble, à la fête ?
A peine avait-elle terminé sa diatribe que la musique reprenait sur un rythme
endiablé. Comme Iannis lui enserrait fermement la taille, semblant peu enclin à la
laisser s’échapper, elle n’eut d’autre choix que de suivre le tempo.
Son nouveau partenaire était fort différent du précédent. Iannis ne chercha
nullement, en effet, à s’adonner à des caresses lascives. Il s’évertua, au contraire, à la
guider dans l’apprentissage des figures de danse imposées qui ne manquaient pas de
sophistication. Il la tenait si fermement contre lui qu’elle pouvait, sans effort, adopter
ses mouvements. Son corps ondulait en cadence avec le sien. C’était tout simplement
magique !
Alors qu’elle aurait voulu que cet instant dure toujours, Iannis fit un nouveau signe
en direction des musiciens. Le rythme de la musique changea aussitôt et, rompant
brusquement son étreinte, Iannis l’abandonna sur la piste, les jambes flageolantes.
Volant aussitôt à son secours, Marianna la rejoignit et la prit par le bras pour la
soutenir.
— Qu’ai-je fait de mal ? geignit Charlotte tout en suivant des yeux Iannis qui, faisant
le tour de la salle, invitait les femmes de l’assistance à le rejoindre sur la piste.
— Vous ne comprenez donc pas ? répondit Marianna, les yeux brillant de
contentement. En invitant les autres femmes à rejoindre la piste, il sauve votre
honneur.
— Mon honneur !
Aucune des femmes sollicitées ne pouvait résister à l’invite du beau pêcheur.
Charlotte suffoquait d’indignation.
— Cet homme se croit vraiment le roi du monde !
— Sauriez-vous le contrer ?
— Marianna ! Cet arrogant personnage ne m’intéresse pas le moins du monde !
— Vraiment ! Toutes les femmes s’intéressent à Iannis Kiriakos. Pourquoi feriez-
vous exception ?
Charlotte baissa la tête, vaincue.
— Ici, à Iskos, seuls les hommes participent à la danse Kalamatiana, expliqua
Marianna. Ainsi le veut la tradition.
— Comment aurais-je pu le savoir ?
Marianna haussa les épaules, fataliste.
— Aucune femme, jusqu’alors, n’avait participé à cette danse. Vous comprendrez
que, pour notre communauté, vous voir braver l’interdit a été un choc.
Elle sourit.
— Vous nous avez donné là un sujet de conversation pour tout l’hiver !
Charlotte n’écoutait plus, trop occupée à observer Iannis. Jeune ou plus âgée, aucune
des femmes sollicitées ne lui résistait. Toutes étaient sous le charme. Allait-il revenir
vers elle ? Il le fit mais ne prononça qu’un seul mot :
— Prête ?
D’un signe de tête, il lui indiqua de mettre son bras sur le sien tandis que Marianna
prenait position de l’autre côté. La musique s’éleva de nouveau du groupe des
bouzoukis, infatigables.
Charlotte sentit le corps de Iannis contre le sien et une étrange ivresse l’envahit. Ils
dansèrent bientôt en rythme comme s’ils ne faisaient qu’un. Cette musique enivrante
avait quelque chose de magique.
Charlotte ferma les yeux avec l’impression d’être transportée dans un rêve lascif tant
son corps s’abandonnait aux fantasmes érotiques qu’elle suggérait. Plus rien n’existait
que cette danse aux côtés de Iannis Kiriakos.
5.
Suivre Iannis dans les pas compliqués de la Kalamatiana semblait à Charlotte si
naturel que c’était comme s’ils partageaient un langage secret, connu d’eux seuls.
Leurs regards se rencontrèrent et se soudèrent, Charlotte aurait voulu qu’il l’enlève
sur-le-champ et la transporte dans quelque endroit retiré pour lui faire l’amour.
Comme son châle glissait de son épaule, prêt à tomber, Iannis s’en empara pour le
poser sur le dos d’une chaise. « Je dois être l’image même de l’indécence ! », pensa
Charlotte sans se sentir le moins du monde inhibée. Désormais, en effet, elle avait le
dos nu, sa robe remontée jusqu’au-dessus des genoux et n’avait plus qu’un désir : que
Iannis lui arrache ses vêtements, devenus une gêne. Seigneur...
La musique, de nouveau, ralentit puis s’arrêta. Marianna regagna leur table pour
souffler. La plupart des danseurs et danseuses firent de même. Mais, au lieu de la
libérer, Iannis la retint auprès de lui. Il n’en avait pas fini avec elle. Sur un signe de
lui, les bouzoukis recommencèrent à jouer. Un air lent et sensuel. Des couples mariés
envahirent la piste et s’enlacèrent, dansant l’un contre l’autre sans aucune inhibition.
Pour eux, cela était permis. Relevant la tête, Charlotte lut le défi dans les yeux de
Iannis. Elle ne baissa pas les siens, bien au contraire. Il voulait jouer ? Elle était prête
!
Il l’enlaça alors et leurs deux corps s’ajustèrent parfaitement. Comme il posait sa
main sur son dos nu, elle frémit de tout son être, comme sous l’impact d’une décharge
électrique. Jamais encore, jusqu’alors, elle n’avait éprouvé pareilles sensations. Un
volcan endormi semblait brusquement se réveiller en elle. Des laves incandescentes
coulaient dans ses veines. Comment un homme qu’elle connaissait à peine pouvait-il
enflammer ainsi ses sens ? Elle ne se reconnaissait plus. Cette soirée, avec sa
musique, sa nourriture délicieuse, son ambiance spéciale teintée d’érotisme, était-elle
la cause de cette explosion de sentiments ? Sans doute. Mais il y avait plus. L’étrange
fascination qu’elle éprouvait pour l’homme qui la tenait dans ses bras la rendait
terriblement vulnérable.
Qui était-il exactement ? Un simple pêcheur d’une île perdue au milieu de la mer
Egée ? Elle aurait donné cher pour que tel fût le cas. L’échec de son mariage avait
laissé une blessure qui n’était pas près de se refermer. Elle avait épousé un homme
dont l’unique préoccupation était d’amasser une fortune. Rien d’autre ne comptait à
ses yeux. Surtout pas sa femme. Riche à millions, il voulait toujours plus. Charlotte
avait supporté cette quête sans fin jusqu’à l’écœurement. « Plus jamais ça ! », s’était-
elle promis.
C’est ainsi qu’elle s’était retrouvée dans cette île perdue, en quête d’authenticité. «
D’accord, pour trouver un sujet, avait-elle déclaré à sa rédactrice en chef, mais je
souhaite surtout trouver un homme capable d’éprouver autre chose que l’appât du
gain ! Il en existe certainement. Je ferai un article sur cette perle rare. Cela ne
déplaira pas à nos lectrices, j’en suis certaine. » La rédactrice en chef avait accepté. La
demande pour ce type de sujet existait réellement.
Sa quête l’avait conduite à Iskos, une île encore protégée de la civilisation industrielle,
du bruit et de l’agitation des grandes métropoles. Une île qui vivait encore selon les
anciennes traditions. Une île où les hommes, le plus souvent simples pêcheurs, non
seulement se contentaient de leur condition mais l’appréciaient.
Son instinct ne l’avait pas trompée puisqu’un soir, au moment où elle désespérait de
trouver le héros de son article, Iannis Kiriakos lui était soudain apparu, seul dans sa
barque de pêche, sous les rayons de lune. Cela s’était produit alors qu’elle venait de
jeter à la mer son anneau nuptial. Un signe du destin, elle en était certaine.
Pour l’instant, elle était heureuse, lovée dans les bras du héros. Finalement, peu lui
importait qui il était vraiment. Il incarnait tout simplement ses fantasmes les plus
débridés et cette nuit, magique entre toutes, il allait devenir son amant.
Telle était, en effet, la décision qu’elle venait de prendre. Elle se donnerait à lui sans
restriction. Tout son corps quémandait ses caresses. Cet homme devait être passé
maître dans l’art amoureux. Ils allaient donc passer une nuit mémorable puis, au petit
matin, ils se sépareraient, chacun retrouvant le cours de sa vie.
Iannis Kiriakos serait l’amant idéal pour lui faire oublier l’humiliation infligée par son
ex-mari. Elle se serra contre ce corps musclé, symbole de la virilité.
Iannis ressentit les intenses vibrations de ce corps de femme aux formes parfaites qui
s’abandonnait contre le sien. Il n’était nul besoin d’avoir fait des études de
psychologie pour savoir ce que Charlotte Chase désirait. Il la ferait attendre, se
promit-il, un sentiment d’intense satisfaction l’envahissant. Lorsque le poisson est
indubitablement ferré, le pêcheur éprouve une profonde jubilation à jouer avec lui. Il
se délectait à l’avance du plaisir qu’allait lui donner cette belle Anglaise prise dans ses
filets.
La piste de danse ayant été installée sous le ciel étoilé, Iannis laissa errer son regard
sur ce paysage qu’il adorait : la falaise surplombant la mer, les rochers accordant
mille et une cachettes aux poissons, l’eau qui scintillait sous les rayons de lune,
comme si mille diamants se cachaient sous sa surface.
Oui, il aimait cet endroit, cette île, son île ! Il éprouvait un bonheur immense à l’avoir
retrouvée pour quelques jours. Là étaient ses racines. Et ce soir, un cadeau lui était
offert : une créature de rêve qui se lovait contre lui et qu’il sentait vibrer dans ses
bras.
Une touriste comme des milliers d’autres qui débarquaient chaque année dans cet
endroit paradisiaque à la recherche du mâle avec lequel s’accoupler. Une quête aussi
importante que celle du bronzage à ramener impérativement en Angleterre pour faire
pâlir d’envie les amies.
N’importe quel mâle faisait l’affaire à condition qu’il soit exotique. Un souvenir à
rapporter pour alimenter les conversations durant les longues soirées d’hiver dans les
brumes du Nord. Plus la fin du séjour approchait, plus les touristes étaient en général
impatientes de trouver un partenaire.
Un sourire fleurit sur ses lèvres à la pensée de ses jeunes compatriotes alignés le long
de la plage, évaluant le degré de frustration des beautés blondes exposant leurs corps
à la caresse du soleil. Ils n’avaient qu’à se baisser pour les cueillir. Il baissa les yeux
vers le visage de sa cavalière. A voir le maquillage aguicheur qui le recouvrait, son
séjour devait toucher à sa fin.
La peau nue de son dos, sous sa main, était douce et tentante. Au moins, elle s’était
épargné les coups de soleil. Une sage précaution que négligeaient souvent les jeunes
écervelées qui s’en retournaient au pays rouges comme des tomates ou leur peau
pelant lamentablement.
« A quoi pense-t-il ? », se demanda Charlotte, percevant intuitivement que son
partenaire était perdu dans ses pensées. Il dansait divinement bien. Sans doute avait -
il maintes occasions de pratiquer cette activité durant la saison touristique. Jusqu’où
était-il prêt à aller ? Elle se crispait tandis que leurs regards se croisaient puis
s’évitaient. Elle ne voulait surtout pas de conflit. Elle désirait seulement qu’il lui fasse
l’amour. Rien d’autre. Toute une nuit. Puis, au matin, ils se diraient adieu, tout
simplement. Sans regrets. Sans attaches. Juste le plaisir partagé.
Elle ne savait que penser de son attitude envers elle, ce soir. Avait-il vraiment cherché
à la protéger, à « sauver son honneur », comme l’affirmait pompeusement Marianna
? Ou avait-il, plus simplement, voulu s’approprier la proie qu’il convoitait ? Les
touristes se faisaient plus rares en ce début d’automne.
« Qui, exactement, est cette femme ? », se demanda Iannis, fortement intrigué malgré
lui. Il percevait intuitivement qu’elle était d’une autre trempe que ces midinettes en
mal d’aventures débarquant habituellement, par grappes, sur l’île. De toute évidence,
Marianna l’avait prise sous son aile et cela ne manquait pas de le surprendre. Jamais
cela ne s’était produit auparavant. Marianna — dont il respectait le jugement —
n’éprouvait généralement que mépris pour le comportement débridé des locataires de
la villa. Pourquoi ce traitement de faveur pour Charlotte Chase ?
Cette dernière possédait indéniablement une forte personnalité. A l’évidence, elle le
défiait, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Cela donnerait du piquant à l’aventure.
Comme il resserrait son étreinte, elle s’abandonna contre lui. « Elle est prête ! »,
pensa-t-il. Il lui appartenait désormais de décider quand et où il allait prendre ce
qu’elle lui offrait. Diable ! Pourquoi éprouvait-il soudain comme une timidité ?
« Cette danse est scandaleusement érotique, pensa Charlotte. Cette musique est un
véritable pousse-au-crime ! »
Tout son corps vibrait désormais à son rythme, s’ajustant parfaitement à celui de son
cavalier. La jeune femme passa sa langue humide sur ses lèvres desséchées. Qu’il
passe à l’acte ! Qu’il l’emmène loin des regards indiscrets, dans quelque coin obscur
où il pourrait enfin éteindre le feu qu’il avait allumé en elle !
Iannis baissa les yeux tandis qu’elle humectait ses lèvres du bout de sa langue et
retint un gémissement. Cette femme était l’image même de la tentation ! Ses lèvres, à
proximité des siennes, gonflées par le désir et désormais humides, l’attiraient comme
un aimant. Elles étaient faites pour les baisers. Il n’avait plus qu’un but : les goûter.
Mais il devait attendre. Attendre encore. Rien ne pressait. Elle serait à lui, cela ne
faisait plus aucun doute. Plus il attendrait, meilleur ce serait ! Il la dégusterait comme
une friandise. Il prendrait son temps. Elle en valait la peine. Sans cette couche de
maquillage qui lui couvrait le visage, elle devait être délicieuse.
« Qu’attend-il pour m’emmener loin d’ici ? », se demanda Charlotte, ivre de
frustration. D’instinct, elle percevait que son cavalier suivait une stratégie, mettant
tout en œuvre pour la rendre folle de désir afin de mieux la posséder. « Qu’il fasse
attention ! Il pourrait bien se prendre à son propre jeu ! » Elle ne manquait pas
d’armes à sa disposition. Bien décidée à lui faire perdre la maîtrise de la situation, elle
s’enroula autour de lui et ondula des hanches sans la moindre retenue.
Iannis retint sa respiration. Cette femme était le diable incarné. Jamais il n’avait été
aussi près de perdre le contrôle. Loin de subir son joug, Charlotte prenait la direction
des opérations, enflammant ses sens, le rendant fou de désir.
« Tel est pris qui croyait prendre ! », pensa Charlotte, plus que satisfaite par l’effet
produit et bien décidée à tirer le meilleur profit de la situation. Sa mission sur cette
île paradisiaque allait se terminer en apothéose. Elle tenait tous les éléments de son
article et allait, en plus, goûter aux plaisirs de la chair dont elle s’était privée depuis
son divorce.
— Trouvons-nous un endroit plus tranquille !
La voix de Iannis, aux accents subitement rauques, la tira de son introspection. Il
n’avait nul besoin d’en dire plus. Enfin, il passait à l’action ! Charlotte se laissa guider
sans réticence vers la sortie. Ils allaient l’atteindre lorsqu’une voix, reconnaissable
entre toutes, les stoppa net dans leur élan.
— Ainsi, vous êtes prêts à rentrer, dit Marianna en leur barrant la route. Merci,
Iannis, je prends le relais et raccompagne thespinis Charlotte jusque chez elle.
6.
« Zut, zut et zut ! » En rage, Charlotte se vengea sur son oreiller — qui, pourtant, ne
lui avait rien fait — en le martelant de ses poings. Non seulement elle devait gérer ses
propres inhibitions et son code de l’honneur, mais aussi la bienveillante protection de
Marianna ! Mais jamais il ne serait venu à l’idée de la jeune femme de se rebeller
contre celle qui était devenue son amie et qu’elle respectait infiniment.
A leur retour de la taverne, Marianna s’était montrée d’une extrême prévenance, lui
offrant de préparer une tisane au miel dont elle avait le secret et qui calmait — selon
elle — toutes les humeurs. Charlotte se laissa faire, espérant obtenir de son chaperon
des informations sur son cavalier de la soirée. Mais, une fois encore, Marianna se
ferma comme une huître, laissant la jeune femme sur sa faim.
— Il a la réputation d’être un excellent pêcheur et il est respecté de tous, ici.
Ce fut tout ce qu’elle obtint comme précisions sur son compte. A maintes occasions,
Charlotte avait pu apprécier la justesse du jugement de sa confidente. La confiance
qu’elle portait à Iannis Kiriakos la rassurait. Mais à peine cette pensée lui avait -elle
traversé l’esprit qu’elle se révoltait. Que lui importait la valeur de cet homme et le
jugement que les autres portaient sur lui ? Pour l’usage qu’elle voulait en faire...
Le séduisant pêcheur commençait à prendre une place beaucoup trop importante
dans ses pensées. Il représentait incontestablement un danger pour son équilibre.
Iannis Kiriakos ne devait pas servir à autre chose qu’à lui procurer du plaisir et à lui
rendre ainsi un peu de sa confiance en elle, bafouée par son divorce. En un mot, il
allait contribuer à faire de la fin de son séjour un moment agréable.
L’oreiller reçut quelques coups de poing supplémentaires. Le temps pressait. Son
séjour se terminait. L’intervention intempestive de Marianna avait compromis une
issue qui ne faisait aucun doute. Un pur gaspillage de ce temps désormais compté !
Cette pensée ne contribua pas à lui faire trouver le sommeil. Aussi se leva-t-elle dès
l’aube avec le besoin impérieux de nager, de se dépenser physiquement L’eau froide
du matin contribuerait peut-être à calmer ses ardeurs.
Cette fois, elle porterait un maillot de bain ! Dans ses valises, elle en avait apporté un
qui ferait parfaitement l’affaire : celui de son club de natation, à Londres. On ne
pouvait trouver plus décent. Elle sourit. Les membres de son club étaient plus
préoccupés par leur performance en natation qu’en séduction. Le maillot lui écrasait
la poitrine, mais si sa coupe ne mettait guère en valeur sa silhouette, elle lui
permettait d’obtenir des temps honorables lorsqu’il lui arrivait de se mesurer aux
autres, lors de compétitions amicales.
« Elle est magnifique, une vraie naïade ! », pensa Iannis tandis que, de son poste
d’observation, à l’abri des rochers, il contemplait la jeune femme, debout, au bord de
l’eau. Elle était indéniablement la plus belle femme qu’il ait jamais rencontrée.
Il sourit. Son maillot, en revanche, était d’une sagesse désespérante. Son corps parfait
aurait mérité un autre écrin. Il finissait par bénir l’occasion qui lui avait été donnée
de la voir nue, lors de leur première rencontre. Se baigner à cette heure de la journée
était courageux. L’eau était froide. Avait-elle, tout comme lui, passé une nuit blanche
?
S’adossant au rocher, il chercha la position la plus confortable pour s’adonner au
plaisir de la contemplation. Depuis combien de temps cela ne lui était-il pas arrivé ? Il
lui semblait que des siècles s’étaient écoulés depuis qu’il avait éprouvé pareil
enchantement. La beauté de cette femme parlait à tous ses sens. Il respira à pleins
poumons l’odeur du thym mêlée à celle des embruns.
Sa nuit blanche l’avait propulsé, à l’aube, sur les rochers, pour contempler le lever du
soleil. Peut-être, aussi, le secret désir d’apercevoir la sirène qui hantait ses pensées
n’était-il pas étranger à sa présence, si tôt, dans ces lieux. Elle était là, plus belle
encore que dans ses souvenirs malgré l’affreux maillot de bain dont elle s’était
affublée. « Le désir guide toute chose », pensa-t-il. Que serait-il devenu sans désir ?
Qu’aurait-il accompli ?
Debout, les pieds dans l’eau, celle qu’il avait tenue dans ses bras, palpitante, la veille,
semblait hésiter. L’eau était-elle trop froide ? Avait-elle, comme lui, ressenti cette
terrible frustration, après l’intervention intempestive de Marianna ?
Theos... Comment dormir alors que son corps lui faisait mal, tendu vers l’unique désir
de faire l’amour à cette créature de rêve qui croisait aujourd’hui son chemin mais qui
repartirait bientôt dans les brumes du Nord, disparaissant à jamais de sa vie ?
Etait-ce ce sentiment de rencontre éphémère qui la lui rendait si importante ?
Intuitivement, il savait qu’il y avait plus, beaucoup plus. Charlotte Chase représentait
un réel danger pour sa tranquillité d’esprit. Depuis leur rencontre, elle ne quittait
plus ses pensées et à la simple idée que, dans quelques jours, elle ne serait plus là, un
malaise indéfinissable le submergeait.
Soudain, elle plongea. Il la suivit du regard tandis qu’elle nageait énergiquement vers
les bouées. S’il avait su qu’elles exerceraient un tel pouvoir d’attraction sur elle, il
aurait fait construire un ponton sur lequel il aurait pu la rejoindre. Cette seule pensée
suffit à raviver cruellement son désir.
Il ne la quitta pas des yeux jusqu’à ce qu’elle revienne et reprenne pied sur le rivage. Il
lui importait qu’elle soit en sécurité. Pourquoi ? Son attitude, la veille, à la taverne, lui
avait clairement laissé entendre qu’elle était indépendante et bien décidée à mener la
vie qu’elle désirait. Elle n’avait fait aucun mystère de son désir qu’il lui fasse l’amour.
Qu’attendait-il pour répondre à son appel ? Iannis s’éloigna avant d’être découvert,
un sourire de contentement sur les lèvres. Il venait de mettre au point un plan
d’approche. Il ne lui restait plus qu’à le mettre en application.
Ses doigts couraient de nouveau, légers, sur le clavier. Charlotte éprouvait un intense
sentiment de satisfaction. L’article avançait plus vite qu’elle ne l’avait espéré. De toute
évidence, Iannis Kiriakos l’inspirait. Les idées lui venaient, foisonnantes, à l’esprit. La
seule difficulté était désormais de faire le tri de toutes ces données.
La séance de natation, au petit matin, avait fait merveille. La beauté du soleil levant
sur la mer limpide ainsi que la fraîcheur de l’eau avaient calmé sa frustration et,
surtout, lui avait redonné l’énergie nécessaire pour se remettre au travail. Lorsqu’elle
avait rejoint la villa, l’article était au bout de ses doigts.
Il lui suffisait de penser au séduisant pêcheur, danseur exceptionnel, pour que les
mots lui viennent naturellement. Ne se révélait-il pas être exactement celui qu’elle
avait espéré trouver dans ce lieu paradisiaque ? Pour elle, il en était indubitablement
le prince, le roi, le dieu.
Inconsciemment, elle avait espéré apercevoir sa barque sur les flots, ce matin, mais
seules les deux bouées rouges lui avaient rappelé que l’existence du pêcheur était bien
réelle, qu’elle ne l’avait pas rêvée.
Les souvenirs de la veille — ce moment magique où elle s’était retrouvée dans ses
bras, lovée contre lui — remontèrent à la surface. Il la désirait, cela ne faisait aucun
doute. Cette seule pensée fit courir une onde de chaleur au creux de ses reins.
Incroyable ! Une telle excitation semblait totalement déraisonnable. Elle se sentait
comme une adolescente à ses premiers émois !
Etait-ce parce que son mari l’avait longtemps négligée, trop occupé à s’enrichir
toujours plus, qu’elle avait perdu tout intérêt pour les représentants de l’autre sexe ?
Peut-être ! L’humiliation laisse des cicatrices difficiles à refermer. Mais il semblait
que le temps était enfin venu, pour elle, de se reconstruire.
Alors que personne dans son entourage n’avait réussi à susciter son intérêt, Iannis
Kiriakos — qu’elle ne connaissait pas deux jours auparavant — faisait battre son cœur
et enflammait ses sens.
Une explication lui vint à l’esprit : Iannis était l’opposé de celui qui l’avait meurtrie.
Avec sa simple barque de pêche, il semblait aux antipodes de ces hommes dont
l’unique intérêt est l’importance de leur compte en banque. La manière dont il l’avait
regardée...
Soudain, un bruit derrière elle la fit se retourner. Elle porta la main à son cœur.
L’objet de ses pensées venait brusquement de se matérialiser, à quelques pas d’elle,
sur la terrasse. L’île conférait-elle ce pouvoir à ses habitants ?
— Excusez-moi, thespinis Chase, énonça l’apparition. Loin de moi l’idée de vous
effrayer mais vous étiez si perdue dans vos pensées que vous ne m’avez pas entendu
arriver.
Charlotte battit frénétiquement des paupières. Iannis Kiriakos était-il vraiment
présent sur sa terrasse ou allait-elle se réveiller ? Elle se pinça et retint un cri de
douleur. Il ne s’agissait pas d’un rêve !
Que venait faire Iannis à la villa ? L’intervention intempestive de Marianna, la veille,
l’avait terriblement frustrée. Mais ce matin, elle ressentait une profonde gratitude
pour celle qui l’avait protégée d’un grave danger. Elle avait brusquement pris
conscience qu’elle ne serait pas de taille à gérer une aventure sans lendemain avec le
héros de son article. Tant qu’il restait un personnage mythique sur le papier...
— Vous ai-je interrompu dans votre travail ? demanda l’arrivant.
Seigneur ! Absorbée par son introspection, la jeune femme avait oublié que son
travail consistait — précisément — à écrire sur son irrésistible interlocuteur. Quelle
serait sa réaction s’il venait à le découvrir ?
Comme prise en faute, Charlotte couvrit de ses mains les feuillets de papier sur
lesquels elle avait jeté quelques notes concernant l’objet de son étude, avec l’espoir de
les dissimuler à son regard. Ridicule ! Le geste maladroit allait, à coup sûr, attirer son
attention et éveiller ses soupçons.
— Etiez-vous en train d’écrire quelque chose d’intéressant ?
« Quelque chose de particulièrement intéressant puisqu’il s’agit de vous ! » Charlotte
ravala les mots qui lui venaient aux lèvres. Elle doutait que Iannis Kiriakos apprécie
l’idée d’être ainsi jeté en pâture aux riches lectrices oisives de la revue anglaise, même
si l’article était particulièrement élogieux.
— Euh, je... il s’agit juste d’un article auquel je dois mettre la touche finale avant de
rentrer.
— Vous partez bientôt ?
— Dimanche. Il ne reste donc plus que cinq jours avant mon départ, dit-elle en
rassemblant les feuilles éparses sur son bureau.
— Cinq jours ! C’est vraiment très peu !
Le cœur de la jeune femme se serra. C’était très peu, en effet !
— Sans doute désiriez-vous voir Marianna, dit-elle. Elle vient juste de partir.
— Je ne suis pas venu pour Marianna. Je suis venu pour... vous !
— Oh...
Il fit un pas vers elle. Elle recula, paniquée.
— Je... je dois ranger toutes ces feuilles. Le vent se lève et risque de les emporter.
Mieux vaut que je les mette à l’intérieur.
Elle fit un tas des feuillets griffonnés, mais ses mains tremblaient si fort et elle était si
bouleversée qu’elle ne vit pas deux d’entre eux tomber et atterrir sous la table.
Repoussant la chaise sur laquelle elle se tenait assise pour se lever, elle faillit la faire
tomber à son tour.
— Que... que puis-je faire pour vous ? balbutia-t-elle.
S’approchant de la balustrade qui entourait la terrasse, il s’appuya contre elle.
— Vous pouvez faire beaucoup, lança-t-il, le sourire aux lèvres, comme, par
exemple, venir sur la plage et partager mon repas. Je viens de pêcher des poissons
que je m’apprête à faire griller au barbecue.
Charlotte retint sa respiration. Partager son repas ! C’était un cadeau du ciel !
Comme, déstabilisée, elle tardait à répondre, il précisa :
— Il s’agit de sardines. Fraîches et grillées avec des herbes, elles sont vraiment
délicieuses !
Comment résister à pareille invite ? Charlotte lança un regard inquiet vers son
ordinateur et son travail inachevé. Il valait mieux qu’il ne lise pas ce qui était affiché à
l’écran.
— Accordez-moi quelques minutes, dit-elle.
Après avoir pris soin de faire une sauvegarde de ce qu’elle venait d’écrire, elle referma
l’ordinateur. Relevant la tête, elle vit son regard fixé sur elle. Ce diable d’homme
semblait lire en elle comme dans un livre ouvert. Elle aurait donné cher pour avoir la
même capacité en ce qui le concernait car, pour elle, il restait une énigme.
— Viendrez-vous ? insista-t-il.
Quittant l’appui de la balustrade, il s’avança vers elle. Il avait revêtu un jean coupé
aux genoux et un T-shirt noir qui semblait avoir connu des jours meilleurs. Il n’était
pas rasé. Le préférait-elle ainsi, en tenue de pêcheur, ou en danseur sophistiqué,
comme hier soir ?
— J’ai besoin d’une réponse. J’ai faim.
Elle aussi avait faim, mais pas de sardines grillées au barbecue, aussi délicieuses
soient-elles. En sa présence tout son corps vibrait, en proie à des sensations
difficilement maîtrisables. Elle n’était plus habitée que par un seul désir : se lover
contre lui et quémander ses caresses.
— J’accepte votre invitation, finit-elle par dire, mais vous allez devoir encore
attendre quelques minutes. Je dois tout d’abord rentrer mon ordinateur et me
changer.
— Faites vite et, surtout, n’oubliez pas de mettre un maillot de bain !
Une manière élégante de lui rappeler, de nouveau, les circonstances de leur première
rencontre. Charlotte rougit jusqu’à la racine des cheveux.
— Je n’en aurai pas pour longtemps, promit-elle en s’empressant de quitter la pièce.
Ainsi, il était venu jusqu’à la villa l’inviter à partager son repas ! Une aubaine en ce
qui concernait l’article qu’elle devait écrire. Le temps pressait et elle allait pouvoir
recueillir plus d’informations encore sur son pêcheur. Alors, pourquoi avait-elle
hésité à répondre positivement à son invitation ? Qu’avait-elle à perdre ?
Quel maillot de bain allait-elle choisir aujourd’hui ? Aucun de ceux apportés dans ses
bagages ne convenait vraiment. Elle finit par choisir un bikini d’une blancheur
immaculée. Sa coupe n’avait rien de provocant mais, mouillé, il était pratiquement
transparent. « Si ce n’est pas de la provocation ! », s’insurgea la voix de sa conscience.
Mais Charlotte sourit. Elle aimait parfois jouer avec le feu.
A peine Charlotte avait-elle quitté la pièce que Iannis se penchait prestement pour
ramasser les deux feuillets de papier tombés sous la table. Il allait pouvoir les lire
avant son retour et savoir enfin ce qu’elle écrivait.
Il se relevait lorsqu’une voix retentit derrière lui.
— Iannis !
Il se retourna.
— Oh ! Marianna... Quel plaisir de te voir !
Marianna tendit la main vers lui.
— Donne-moi ça ! ordonna-t-elle. Thespinis Charlotte ne tient certainement pas à
perdre son travail.
Iannis plia soigneusement les feuillets en quatre et les glissa dans la poche arrière de
son jean.
— Ces feuilles de papier sont à moi, assura-t-il d’une voix tranquille.
Marianna leva un sourcil, dubitative, mais le sourire de son interlocuteur la désarma.
Elle lui sourit en retour.
— Qu’est-ce qui nous vaut le plaisir de ta visite, Iannis ?
— Je suis venu inviter Charlotte à un barbecue sur la plage.
Au grand soulagement de Iannis, Marianna sortit de la pièce pour vaquer à ses
occupations. Marianna disparue, Iannis portait la main à sa poche, impatient de lire
la prose de Charlotte, lorsque celle-ci réapparut soudain à la porte.
— J’espère ne pas vous avoir trop fait attendre ! dit-elle.
Iannis pinça les lèvres. La lecture serait pour plus tard. Mais il y avait une
compensation. L’apparition valait la peine qu’il lui consacre toute son attention. Dans
un bikini d’un blanc immaculé, Charlotte semblait tout droit sortie d’un tableau
représentant Vénus sortant des eaux. Elle était vraiment superbe. II se délecta à
l’avance du moment qu’il allait passer en sa compagnie. Combien de temps allait-il
pouvoir attendre avant de lui ôter ce maillot de bain et de lui faire l’amour ? Sans lui
laisser le temps de réfléchir, il lui prit la main et l’entraîna derrière lui sur le chemin
qui descendait à la plage. Ils étaient à mi-parcours lorsque Charlotte s’arrêta
brusquement.
— Excusez-moi...
Il se retourna, impatient.
— Que se passe-t-il ?
— J’ai oublié de prendre un vêtement et une serviette de bain, dit-elle. Je dois
retourner les chercher. Continuez sans moi. Je vous rejoindrai.
Iannis retint un juron. Sa vie serait tellement plus facile si cette femme se
débarrassait définitivement de cet air de fragilité et de vulnérabilité qui lui donnait
l’irrésistible envie de la protéger ! Qu’elle soit une redoutable séductrice lui convenait
mieux pour l’usage qu’il voulait en faire. Un flirt sans importance. Une aventure sans
lendemain. Toutefois, son retour à la maison présentait un avantage certain en lui
offrant les quelques minutes nécessaires à la lecture des feuillets dérobés.
— Faites vite ! ordonna-t-il.
— Thespinis Charlotte !
Cette fois, Iannis ne put retenir le juron qui lui vint spontanément aux lèv res à la vue
de Marianna dévalant le chemin vers eux, un panier à la main. Ecartant Charlotte, il
se précipita à la rencontre de l’intruse. Dans sa hâte, elle risquait de glisser sur la
pente escarpée de la falaise.
— Tu n’es vraiment pas raisonnable, Marianna ! s’insurgea-t-il. Qu’est-ce qui te
prend de courir ainsi ! Ce chemin est glissant et dangereux. T u pourrais tomber !
— Que se passe-t-il, Marianna ? renchérit Charlotte, elle-même très inquiète.
— Rien de grave ! rétorqua l’interpellée en s’éventant le visage de sa main. Vous
aviez oublié les serviettes, la crème solaire et vos vêtements, Charlotte. Vous ne devez
pas laisser cet homme vous bousculer comme il le fait ! Faites-le attendre !
D’autorité, elle tendit à sa protégée un large T -shirt et un short afin qu’elle puisse s’en
couvrir. Charlotte s’exécuta sans discuter. Iannis comprit qu’il allait devoir attendre
jusqu’au soir pour satisfaire sa curiosité. Que le diable emporte les chaperons trop
zélés ! Mais ce contretemps ne devait pas gâcher sa journée. De quoi se plaignait-il ?
La proie convoitée était tout aussi séduisante en T -shirt et short qu’en maillot de
bain. Cela ne prendrait que quelques minutes de plus pour la déshabiller !
— Prends ton temps pour remonter, Marianna, recommanda-t-il. Tu n’es plus aussi
jeune que tu l’as été.
Comme Marianna se retournait pour lui adresser un regard noir, il lui sourit. Elle
avait gagné cette manche, mais pas la guerre. Charlotte serait à lui très bientôt. Avoir
à la déshabiller ne donnerait que plus de sel à la chose.
Un sentiment de triomphe l’envahit, vite tempéré par la honte. Pourquoi ? Que lui
arrivait-il ? Charlotte Chase n’était pas différente des hordes de touristes qui
envahissaient l’île, chaque été, en quête d’une aventure sans lendemain. D’ailleurs, ne
l’avait-il pas surprise en train de se baigner nue lors de leur première rencontre ?
Ce souvenir ne fit que renforcer sa colère. Pourquoi cette superbe créature se
conduisait-elle d’une manière aussi amorale ? Ne savait-elle donc pas que sa beauté
naturelle était son meilleur atout ? En ce qui le concernait, même revêtue des habits
les plus informes, elle lui paraîtrait toujours aussi séduisante.
Son visage devait témoigner de sa mauvaise humeur car elle s’inquiéta.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle.
— Non, non, tout va bien !
Il devait tout faire pour ne pas gâcher ce moment passé en sa compagnie. Son plan
avait marché jusqu’alors. Il avait réussi à l’avoir pour lui tout seul. Compromettre
l’issue de ce plan par un accès de mauvaise humeur serait stupide.
Iannis retrouva le barbecue caché dans une anfractuosité de rocher avec le fruit de sa
pêche mis en sécurité, à l’abri du soleil. Ce dernier, désormais haut dans le ciel,
dardait ses rayons brûlants. Charlotte fut heureuse d’en être protégée par ses habits
et par l’auvent naturel offert par les rochers choisis par Iannis pour leur pique-nique.
— Vous aimez les sardines grillées ? s’enquit-il.
— Je l’ignore. Les seules sardines que j’ai eu l’occasion de manger jusqu’alors
étaient en boîte.
— Je puis vous assurer qu’elles n’ont rien à voir avec celles que je vais vous
préparer. Vous allez adorer, j’en suis certain !
Fascinée, la jeune femme ne le quitta pas du regard tandis qu’il s’emparait du couteau
qu’il portait dans un étui de cuir à sa ceinture. La fine lame coupait comme un rasoir
et il s’en servit avec une précision stupéfiante. Les poissons furent prestement vidés.
Charlotte admira ses longues mains étonnamment fines et racées, imaginant sans
peine le plaisir qu’elle éprouverait à être caressée par elles. Il ne fallut que peu de
temps aux sardines pour prendre une belle teinte dorée sur les braises du barbecue.
Iannis lui prépara alors une assiette avec deux d’entre elles qu’il accompagna de
quelques rondelles de tomate arrosées d’un filet d’huile d’olive aromatisée, de jus de
citron et d’une pincée de sel et de poivre.
Comme il prenait place sur le rocher en face d’elle avec la même assiettée pour lui, la
jeune femme porta avidement à sa bouche un peu du mets et ferma les yeux, en
extase. C’était délicieux, meilleur que tout ce qu’elle avait mangé jusqu’alors dans
l’île. Mais plus encore que la saveur du poisson fraîchement péché, Charlotte
appréciait le fait de partager ce repas préparé par Iannis, dans ce décor de rêve, face à
la mer.
Il s’établissait soudain entre eux une intimité nouvelle qui, curieusement, allait de soi.
Bouleversée jusqu’au plus profond d’elle-même, Charlotte prit le verre de vin que lui
tendait Iannis. Il avait pensé à tout, même à mettre une bouteille à rafraîchir dans
l’eau. Le vin, couleur de miel, avait ce léger goût de résine, si typique des vins grecs,
qu’elle adorait.
— Merci pour ce moment exceptionnel, Iannis, murmura-t-elle en levant son verre
vers lui en guise de toast. Il va rendre la fin de mon séjour inoubliable.
— Vous m’en voyez enchanté...
Iannis se sentait sincèrement heureux que son invitée apprécie ce repas partagé. Elle
le faisait en toute simplicité, de toute évidence aussi enchantée qu’il l’était de la magie
du moment. Ils semblaient en parfaite symbiose.
Durant tout le repas, Charlotte ne quitta pas le visage de son compagnon des yeux. Il
tenait souvent les siens tournés vers le large comme s’il percevait l’appel de la mer. «
Qui est vraiment cet homme ? », se demanda-t-elle pour la énième fois. Il appartenait
indubitablement à cette île et, pourtant, parfois, il lui semblait qu’il venait d’ailleurs,
que cet îlot perdu au milieu de la mer Egée, aussi paradisiaque soit-il, était trop étroit
pour lui.
— Vous avez aimé ? demanda-t-il, alors qu’elle ramassait la dernière miette de
nourriture restant encore dans son assiette à l’aide de son pain.
— Oui, beaucoup ! Vous aviez raison. Ce que je viens de déguster, jusqu’à la dernière
miette, n’a vraiment rien à voir avec les sardines en boîte que je connaissais. Je ne
suis pas près d’oublier ce repas.
Il la contempla longuement avant de demander :
— Vous ne vous sentez pas trop isolée dans cette villa que vous avez louée, loin du
village ?
Déstabilisée par ce brutal changement de sujet, Charlotte prit quelques minutes avant
de répondre.
— Si votre question sous-entend que j’ai peur et que j’ai besoin d’un homme pour
me protéger, la réponse est non, Iannis.
La jeune femme avait conscience d’avoir utilisé un ton ridiculement défensif alors
qu’il ne l’avait pas véritablement agressée. Levant la tête, elle croisa son regard et
l’affronta sans ciller, déterminée à lui montrer qu’elle ne craignait personne.
Iannis réprima un sourire avant de concentrer de nouveau son attention vers le large.
— Vous n’avez aucune raison d’être sur la défensive, Charlotte. Je comprends votre
désir de solitude et je le partage. Rien n’est plus constructif que de se retrouver seul
face à soi-même. Il est alors bien difficile de tricher ou de se raconter des histoires.
Charlotte sentit une étrange émotion la submerger. Qu’il était bon de l’entendre
parler ainsi ! Cet échange, pour le moins inattendu, lui mettait du baume au cœur.
Iannis utilisait les mots qui lui venaient également aux lèvres. Se reconstruire...
N’était-ce pas ce qu’elle était venue faire dans ce refuge ?
Ainsi, plus qu’un repas, ils partageaient un moment d’exceptionnelle complicité. Elle
avait tant rêvé de vivre de tels moments, dans le passé, sans jamais qu’ils se
produisent !
Le silence, uniquement perturbé par le clapotis des vagues contre les rochers, les
enveloppait. Ni l’un, ni l’autre n’éprouvait le besoin de parler. Ils étaient en parfaite
communion.
— J’aime ce silence, avoua Iannis. Il permet d’écouter les bruits qui nous entourent
mais aussi les pensées qui nous habitent.
— Oui. C’est pour cela que j’ai choisi de vivre dans la villa au sommet de la falaise,
loin du village. Pour écouter le silence.
Ils n’avaient pas besoin de se toucher pour ne faire qu’un. Il leur suffisait de rester
assis, ainsi, face à la mer.
— Les pêcheurs sont des hommes d’une patience infinie, expliqua Iannis. Ils
peuvent parfois attendre toute une journée sans pêcher un seul poisson. C’est un
excellent apprentissage pour maîtriser ses pulsions.
Charlotte observait son profil qui aurait certainement inspiré un sculpteur pour le
fixer à jamais dans le marbre. Possédait-elle cette patience qu’il décrivait ? Peut-être.
Pour elle, il ne s’agissait pas d’attendre le poisson mais les mots, les phrases,
l’inspiration. Cette dernière n’était pas toujours au rendez-vous, loin s’en faut. Il lui
arrivait parfois de rester des heures devant la feuille blanche dans l’attente des
phrases qui ne venaient pas.
— Quelqu’un vous a-t-il fait souffrir ? demanda Iannis tout de go, ses yeux toujours
fixés sur la ligne d’horizon.
— Je ne veux pas en parler.
— Ainsi, quelqu’un vous a fait mal !
Il tourna la tête vers elle, ses yeux exprimant clairement qu’il n’en aimait pas l’idée.
La gorge nouée par l’émotion, Charlotte éprouva le violent désir de se confier à lui,
mais la voix de la raison l’en dissuada. Iannis n’était qu’un étranger qui n’avait que
faire de sa peine. Elle haussa les épaules, fataliste.
— J’ai survécu, dit-elle. N’en parlons plus !
— Parlez-moi de vous, Charlotte, insista-t-il. J’ai envie de mieux vous connaître.
Allez-y, rien ne presse, j’ai tout mon temps.
La jeune femme fit tout d’abord des essais infructueux mais, devant la qualité de
l’attention qu’il lui portait, elle finit par se laisser aller aux confidences. Son mari
s’était totalement désintéressé d’elle, trop occupé à diriger son entreprise et ses
filiales internationales. Elle avait disposé de tout l’argent qu’elle désirait mais avait
manqué de l’essentiel. Lorsqu’elle abandonna ce sujet pour parler de son enfance,
Iannis sembla tout aussi intéressé.
— Ainsi, vous avez fomenté une révolte parce que la dame de la cantine avait été
renvoyée ?
— Oui mais, hélas, cela ne lui a pas fait retrouver son travail.
— Et vous vous êtes réfugiée sur le toit de l’école pour échapper à un cours que vous
détestiez.
— Les pompiers sont venus me récupérer avec leur grande échelle.
— Une vraie rebelle !
C’était le plus beau compliment qu’on puisse lui faire. Il y avait de l’admiration dans
sa voix. Elle lui fit chaud au cœur. Son mari ne s’était jamais intéressé à ce qu’elle
était, encore moins à ce qu’elle avait été. « Prends garde, Charlotte, intervint une fois
encore la voix de la raison, cette relation ne va pas dans le sens d’une aventure
passagère ! » La jeune femme se ressaisit. La voix avait raison. Cette complicité
inattendue avec Iannis était la pire chose qui pouvait lui arriver à quelques jours de
son retour à Londres. Surtout pas de sentiment ! Pas d’attache ! Il s’agissait de
retrouver sa liberté d’esprit, non de la perdre.
N’était-ce pas déjà trop tard ? L’attraction qu’exerçait sur elle le séduisant pêcheur
était si forte qu’elle semblait lui avoir ôté toutes ses défenses. Seigneur...
— Il est temps d’aller nager ! lança-t-elle en se dressant brusquement sur ses pieds.
Nager dans l’eau froide, telle était effectivement la solution qu’elle venait de trouver
pour gérer au mieux la crise. Sans plus attendre, elle courut vers l’eau, se
débarrassant de ses vêtements au fur et à mesure de sa progression.
Comme elle plongeait au milieu des vagues, l’eau froide se referma sur elle, lui
procurant un choc salutaire. Animée d’une énergie nouvelle, elle nagea en direction
du large, fuyant Iannis, l’article qu’elle devait écrire, mais aussi, et surtout, elle-même
et sa vulnérabilité.
Jamais elle ne devait oublier ce qu’elle s’était promis de devenir en jetant son anneau
nuptial au fond de la mer : une femme libre de toute entrave.
7.
Iannis n’eut aucun mal à la rattraper. Il nagea alors autour d’elle comme l’aurait fait
un dauphin, plongeant puis réapparaissant, passant au-dessous d’elle en un jeu
aquatique sans cesse renouvelé. L’eau était indubitablement son élément. Il possédait
une agilité extraordinaire. Bientôt, gagnée par son humeur ludique, Charlotte riait et
s’amusait comme elle ne l’avait pas fait depuis longtemps. Peut-être, d’ailleurs, ne
s’était-elle jamais vraiment amusée jusqu’alors.
Iannis avait pris soin d’amarrer sa barque à l’une des bouées rouges. Elle dansait
lentement sur les flots, ballottée par les vagues. Charlotte s’en approcha et s’agrippa à
un bord afin de souffler un peu. Eprouvant sans doute, lui aussi, un peu de fatigue,
Iannis se hissa à bord d’un mouvement souple et fluide.
Cela sembla si facile à Charlotte qu’elle voulut l’imiter. Mais elle fit si
dangereusement pencher la barque qu’elle faillit la faire chavirer. Déstabilisée, la
jeune femme lâcha prise, but la tasse et se retrouva coincée sous le bateau. Gagnée
par la panique, elle se débattit frénétiquement, ne faisant ainsi qu’aggraver la
situation. Le pire aurait pu arriver si Iannis n’était venu à son secours. Son bras passé
fermement autour de sa taille, il la ramena à la surface où elle put enfin respirer.
— Vous m’avez fait peur ! avoua-t-il, sincèrement inquiet.
Charlotte fut tout d’abord dans l’incapacité de répondre. Son cœur cognait à grands
coups dans sa poitrine et ses poumons lui faisaient mal. Mais elle sentait le corps
puissant et musclé de Iannis contre le sien et elle savait que plus rien de néfaste ne
pouvait lui arriver. Elle était en sécurité.
— Merci, réussit-elle enfin à articuler, son souffle recouvré.
— Vous tremblez ! dit Iannis. Le danger est passé, Charlotte ! Vous ne risquez plus
rien. Je suis là et jamais je ne vous laisserai vous noyer.
Qu’il était bon de l’entendre parler ainsi ! Elle était si bien dans ses bras ! Trop bien !
Il dut percevoir sa soudaine réticence car il demanda :
— Voulez-vous monter sur le bateau ? Cela vous permettrait de vous reposer un peu.
— Je n’ai pas votre agilité !
— Je vais vous aider.
Du même mouvement souple que précédemment, il se hissa à bord sans que le bateau
soit le moins du monde déstabilisé.
— Donnez-moi votre main, ordonna-t-il.
A peine avait-elle obéi qu’elle se retrouvait, debout, en face de lui, dans la barque. Cet
homme possédait une force exceptionnelle.
— Merci, murmura-t-elle de nouveau.
— Cessez de me remercier ainsi à tout instant, Charlotte ! Il est de mon devoir de
veiller sur vous.
Son devoir ! Comme pour atténuer le mot prononcé, il approcha la main de son visage
et, dans un geste d’une tendresse infinie, caressa ses lèvres de son pouce.
Bouleversée, Charlotte ferma les yeux et une onde de chaleur l’envahit tout entière.
Seigneur... Elle était prête à se donner à lui.
Iannis sentit le désir le submerger. Il allait la prendre, là, dans cette barque
inconfortable, sans plus attendre. Elle était prête. Il l’avait sauvée et elle
s’abandonnait à lui. Le fruit était mûr. Alors pourquoi hésitait-il ? La conquête était-
elle trop facile ? Eprouvait-il un sentiment de honte à profiter lâchement de sa
faiblesse ? Sans doute. Lorsqu’il lui ferait l’amour, il voulait qu’elle participe
pleinement, pour d’autres raisons que la simple gratitude. Il s’écarta brusquement
d’elle afin de résister à la terrible tentation.
Charlotte rouvrit ses yeux, terriblement frustrée. Que lui arrivait-il ? N’était-elle pas
là uniquement pour recueillir des informations en vue de son article ? Au lieu de cela,
elle se montrait si maladroite que sans l’aide de son héros elle se serait noyée. Pire
encore, une simple caresse tendre de sa part et elle était prête à inventer n’importe
quel stratagème pour se retrouver dans ses bras.
Ridicule ! Ils se connaissaient à peine et la simple idée de le quitter bientôt lui
devenait insupportable. Certes, elle avait éprouvé un plaisir certain à partager ce
succulent repas puis à jouer dans l’eau avec lui, comme deux enfants insouciants.
Mais le jeu devait s’arrêter là, sous peine de mettre en péril cet équilibre précaire
qu’elle semblait peu à peu retrouver.
Iannis n’était pas certain de pouvoir contrôler encore longtemps ses pulsions.
Charlotte l’attirait comme un aimant. Il venait de passer des moments absolument
délicieux en sa compagnie. Des moments idylliques qui lui avaient laissé entrevoir
qu’ils partageaient les mêmes valeurs.
Comment son ex-mari avait-il pu lui préférer ses affaires ? Elle en avait été
profondément blessée, d’où sa vulnérabilité. Il dut faire un terrible effort sur lui-
même pour ne pas la reprendre dans ses bras et la serrer fort contre lui, pour la
protéger du monde. Tout à l’heure, lorsqu’elle avait failli se noyer, il était devenu fou
d’inquiétude.
Mais, par tous les dieux de l’Olympe, n’avait-elle donc pas conscience que, mouillé,
son maillot de bain ne cachait plus rien de son anatomie et qu’elle était la tentation
incarnée ? Combien de temps encore allait-il pouvoir lui résister ?
Au travers du tissu devenu transparent, il pouvait voir la pointe de ses seins se
dresser, gorgée de désir. Ne pas répondre à cet appel était une épreuve terrifiante.
Elle lui rappelait celle subie par les marins d’Ulysse. Eux avaient cédé à l’appel des
sirènes...
Que sont les mythes sinon des leçons données par les Anciens aux générations à venir
? Céder à l’appel des sirènes conduit irrémédiablement au malheur. Mais comme il
comprenait les marins ! Lui-même avait du mal à détourner son regard de ce corps
splendide qui s’offrait à lui.
Il pressentait le plaisir fou qu’il aurait à le déguster, à le caresser de ses mains, de ses
lèvres, de sa langue, à goûter cette peau de pêche délicatement dorée par le soleil.
Cela viendrait, il en était certain. Mais, auparavant, il devait recueillir plus
d’informations sur elle. Pourquoi avait-elle choisi l’île d’Iskos — son île — pour son
séjour ? Une simple coïncidence ? Qu’était-elle en train d’écrire ? Il se rappela les
deux feuillets subtilisés à la villa et rangés dans la poche arrière de son jean. Il lui
tardait de pouvoir les lire. En règle générale, ses intuitions ne le trompaient pas. Cette
jeune femme cachait quelque chose. Il devait découvrir quoi.
Trop de questions restaient actuellement sans réponse. Se laisser prendre au piège de
la séduction, rendre les armes, serait une erreur. « Contente-toi, pour l’instant, de
regarder, de remplir tes yeux des images de ce corps somptueux », lui recommanda la
voix de la raison.
— Je vous ramène, dit-il en s’asseyant pour prendre les rames.
La pensée des deux feuillets, désormais, l’obsédait. Au fil des minutes qui passaient,
son impatience grandissait de pouvoir se retrouver seul pour les lire.
Charlotte perçut sa soudaine hâte de rentrer. Qu’avait-elle donc fait pour qu’il
éprouve ainsi le désir de se débarrasser d’elle de toute urgence ? Pire encore, qui
avait-il hâte de retrouver ?
Durant tout le temps que dura le trajet jusqu’au rivage, il resta désespérément muet,
enfermé dans ses pensées. Elle demeura tout aussi silencieuse. Qu’avait-elle appris de
nouveau pour son article ? Rien ! Elle s’était confiée à lui mais n’avait pas obtenu la
moindre confidence en retour. La seule information recueillie n’était pas à son
avantage : elle s’attachait beaucoup trop au séduisant pêcheur.
Cela ne pouvait durer. Elle devait tout mettre en œuvre pour découvrir enfin qui était
vraiment Iannis Kiriakos.
Etait-il marié ? Cette pensée lui fit l’effet d’un coup de poignard en plein cœur. Mais
sa détermination à mener son enquête n’en fut que plus grande. Elle devait, coûte que
coûte, savoir à qui elle avait affaire.
Pour cela, elle ne voyait plus qu’une solution : le suivre à son insu dès qu’ils
quitteraient la barque. Trouver son lieu d’habitation l’éclairerait sur sa façon de vivre,
lui fournirait des indices. Tout ce qu’elle pourrait découvrir ainsi servirait à nourrir
son article. Elle ne devait plus garder à la mémoire que le but assigné à son séjour à
Iskos, la commande impérative de la direction de sa revue, ce pour quoi on la payait.
C’est tout au moins ainsi qu’elle justifiait sa conduite à venir.
— Merci de m’avoir ramenée à bon port, lança-t-elle tandis qu’ils accostaient. Allez-
vous rentrer en bateau ?
— Non ! Je me suis arrangé pour que quelqu’un vienne le chercher ainsi que le
barbecue.
Charlotte retint un sourire. Cela lui convenait à merveille. Il serait ainsi plus facile
pour elle de le suivre. La jeune femme l’observa tandis qu’il rangeait la barque dans
un abri naturel de rochers. La cache était astucieuse. Nul ne pouvait la voir de la plage
ni de la mer. C’était sans doute la raison pour laquelle elle avait échappé à son regard.
Que cachait-il d’autre encore ? Charlotte dut se faire violence pour ne pas laisser
deviner son impatience.
— Vous rentrez également ? demanda Iannis.
— Euh... j’ai l’intention de prendre un dernier bain de soleil, annonça-t-elle en
faisant mine d’étendre sa serviette de bain sur le sable.
— Surtout, gardez votre bikini ! recommanda-t-il. Celui qui doit venir chercher la
barque ne va pas tarder.
Puis, lançant un regard vers le soleil prêt à disparaître à l’horizon, il ajouta, dubitatif :
— Pour un bain de soleil, c’est un peu tard !
Charlotte comprit qu’il valait mieux se trouver une excuse valable.
— Ma peau est très sensible. C’est la meilleure heure pour ne pas brûler.
— Sage précaution ! Je passerai à la villa, ce soir, avant de reprendre la mer pour
une pêche nocturne.
« J’aurai alors lu les feuillets rangés dans ma poche et je saurai enfin ce que vous
essayez de me cacher ! »
— Quand viendrez-vous ? demanda Charlotte, soudain inquiète à l’idée de ne pas
être de retour en temps et en heure.
— Je serai là vers 19 heures, juste avant le départ de Marianna. Je dois
impérativement lui parler.
Il ne lui restait donc plus qu’une heure pour accomplir la mission qu’elle s’était
assignée. Certaine de la mener à bien, il lui tardait de la commencer. Comme Iannis
rassemblait les couverts du pique-nique, Charlotte lui tendit le panier apporté par
Marianna.
— Vous devriez prendre ceci, dit-elle. Vous le rapporterez à Marianna, ce soir.
— C’est une bonne idée.
« Excellente, en effet ! », pensa Charlotte, ainsi débarrassée de la charge de le
rapporter elle-même, ce qui la rendait plus libre de ses mouvements. Son impatience
était de plus en plus grande. Aussi, lorsqu’il prit enfin congé, elle poussa un soupir de
soulagement. Lui laissant prendre quelques mètres d’avance, elle compta jusqu’à dix
puis partit sur ses traces.
Comme elle s’y attendait, Iannis avançait rapidement, en terrain connu. Comme il se
dirigeait vers le port, l’espace d’un instant elle l’imagina vivant dans une maison
rudimentaire avec juste le strict nécessaire.
Marianna lui avait maintes fois décrit la vie simple des pêcheurs d’Iskos, qui
habitaient les maisons basses regroupées autour du port. « Ces hommes, avait-elle
l’habitude de déclarer, aiment plus leur bateau que leur maison. Ils passent d’ailleurs
tout leur temps en mer. » Mais Iannis passa sans s’arrêter devant les portes colorées,
se contentant de répondre, au passage, au salut des habitants qui croisaient son
chemin. Il semblait pressé. Il ne restait guère de temps avant l’heure du rendez-vous
fixée par lui-même pour sa visite à la villa.
Charlotte s’efforçait d’effectuer sa filature le plus discrètement possible. Elle ne devait
attirer ni l’attention de Iannis ni celle des passants, heureusement rares à cette heure.
A plusieurs reprises, elle dut chercher refuge dans l’ombre propice et faillit ainsi
perdre la trace de celui qu’elle suivait. Elle manqua la perdre définitivement lorsque,
tournant brusquement sur la droite, il prit un sentier dissimulé entre deux maisons,
qui grimpait sur la colline.
La nuit tombant, elle allait devoir prendre une décision. Il aurait été plus sage de
rebrousser chemin, mais la curiosité l’emporta sur la sagesse. Ne pouvant plus
bénéficier de la protection des maisons, elle redoubla de précautions. Fort
heureusement, le chemin serpentait au milieu des oliviers et il lui serait facile de se
cacher derrière leur tronc.
Soudain, un morceau de branche morte craqua sous ses pas et elle eut juste le temps
de s’aplatir contre l’arbre, le cœur battant à tout rompre, avant que Iannis ne se
retourne.
Quelle serait sa réaction s’il découvrait quelle le suivait ? La colère, à n’en pas douter !
Et il aurait raison. Sa conduite était déraisonnable, elle le reconnaissait volontiers.
Dans quelques jours, elle serait de retour à Londres et toute cette histoire ne serait
plus qu’un lointain souvenir. Elle se donna bonne conscience en se disant que cette
filature avait pour but d’enrichir son article.
Le sentier montait jusqu’au sommet de la colline pour redescendre ensuite de l’autre
côté vers une nouvelle baie qu’elle ne connaissait pas.
Blotties l’une contre l’autre, deux maisons blanches aux volets bleus se tenaient au
bord de l’eau. Ayant pris de l’avance sur elle, Iannis avait disparu de son champ de
vision. Où pouvait-il être ? Dans une de ces deux maisons, sans aucun doute !
Une barque ressemblant étrangement à la sienne était attachée à un ponton de bois
devant l’une des maisons. On avait dû la lui ramener, comme il l’avait annoncé.
A part la barque, il n’y avait aucun autre indice révélateur. Elle allait devoir
s’approcher si elle désirait en savoir plus.
La filature, toutefois, devenait risquée. Totalement déboisée de ce côté, la colline
n’offrait guère de cachettes. Elle avait donc de fortes chances d’être repérée.
Il n’était cependant pas question d’être venue jusqu’ici et de repartir sans obtenir les
informations recherchées ! Si Iannis était marié, il valait mieux qu’elle le sache. Cela
ne changerait rien pour son article, mais cela changerait considérablement les choses
pour elle.
« En quoi ? », demanda la voix de la raison. La jeune femme repoussa la question à
laquelle elle ne savait répondre.
Obligée de s’arrêter chaque fois qu’un caillou roulait sous ses pieds, ses progrès
furent exagérément lents. Les lumières s’étaient allumées dans les deux maisons. Elle
parvint enfin près de l’une d’elle et se plaqua contre le mur à côté d’une des fenêtres,
le souffle court.
Sa respiration redevenue normale, elle risqua un œil à l’intérieur. Une ombre passa
dans l’embrasure d’une porte ouverte. Iannis ! Elle l’avait retrouvé !
Hélas, l’intérieur de la maison ne livrait pas plus d’informations que l’extérieur. Avec
ses murs d’un blanc immaculé, ses meubles simples et basiques, la pièce n’offrait pas
le moindre désordre. Seul un bouquet de fleurs locales, sur la table, semblait indiquer
une éventuelle présence féminine. Elle imaginait mal Iannis les cueillir lui-même.
Charlotte porta la main à son cœur. Ainsi, il y avait une femme dans la vie de celui qui
occupait désormais toutes ses pensées ! Elle observa attentivement la pièce, à la
recherche d’autres indices. De toute évidence, il s’agissait d’une cuisine avec ses
ustensiles suspendus et des assiettes en porcelaine bleue et blanche rangées sur une
étagère. Le strict nécessaire. La maison ressemblait plus à une résidence louée pour
les vacances qu’à un lieu habité toute l’année.
Elle dut s’aplatir de nouveau contre le mur, Iannis venant de pénétrer dans la pièce.
Ses cheveux, mouillés, semblaient indiquer qu’il venait de prendre une douche. Cela
ne la rendit que plus consciente du sel qui collait à sa propre peau.
Au risque d’être repérée, elle regarda de nouveau, tant sa curiosité était grande. Par
chance, Iannis lui tournait le dos. Il portait un pantalon noir à la coupe parfaite et
avait une serviette jetée autour de son cou. Il s’approcha d’une chaise sur le dossier de
laquelle se tenait une chemise fraîchement repassée. Un autre indice, hélas, d’une
présence féminine à ses côtés !
Elle dut exprimer son désarroi sans le vouloir car, comme s’il venait de déceler une
présence, il se retourna brusquement pour regarder en direction de la fenêtre.
Charlotte eut juste le temps de se fondre de nouveau dans l’obscurité.
Elle s’adossa au mur, les jambes flageolantes. Elle avait été idiote de penser qu’un tel
homme pouvait vivre seul !
La lumière de la pièce s’éteignit. Iannis devait en être sorti. Sa curiosité n’étant pas
totalement satisfaite, l’espionne amateur se glissa contre le mur vers une autre
fenêtre qui venait de s’éclairer.
Elle risqua de nouveau un œil. Il s’agissait, cette fois, de la pièce principale, meublée
avec goût, ce qui ne fit que confirmer ses doutes. Cette maison n’était pas celle d’un
simple pêcheur.
L’épais tapis de laine aux dessins géométriques, le divan recouvert du même tissu que
les rideaux, la vaste cheminée aux formes modernes ne cadraient pas avec ce qu’elle
connaissait de l’habitat des pêcheurs de l’île. Il lui restait à voir la chambre. En
l’observant, elle saurait si une femme vivait là ou non, elle en était certaine.
Poursuivant son investigation, Charlotte grimpa les marches de l’escalier conduisant
à une terrasse et à une porte-fenêtre ouverte. Son intuition féminine ne l’avait pas
trompée. Il s’agissait bien d’une chambre. Celle de Iannis car, sur le lit, se trouvaient
le T-shirt et le short portés dans la journée. Mais elle ne trouva aucune trace d’une
occupation féminine.
Entendant la porte s’ouvrir, Charlotte s’enfuit. Elle en avait assez vu. Elle devait
rentrer à la villa afin de s’y trouver avant l’arrivée de Iannis.
Mais, alors qu’elle longeait de nouveau le rivage, elle entendit soudain un bruit de
rames. Iannis avait pris le bateau ! Elle n’avait désormais plus aucune chance
d’arriver avant lui. Marianna allait s’inquiéter de voir arriver Iannis sans sa protégée !
Elle maudit sa curiosité et pressa le pas.
8.
Charlotte n’avait nullement l’intention de se cacher à son arrivée à la villa. Entendant
Marianna converser avec Iannis sur la terrasse, elle décida de les y rejoindre.
— Bonsoir, Iannis, lança-t-elle en s’avançant vers lui.
Il se retourna et l’examina d’un œil critique.
— Dieux du ciel, où étiez-vous donc passée ? s’exclama Marianna, visiblement
soulagée de son arrivée.
— Mlle Chase désirait profiter des derniers rayons du soleil, ironisa Iannis, mais elle
a plutôt profité de ceux de la lune !
— Je me suis endormie !
Charlotte eut conscience que son explication sonnait faux et, surtout, que ses joues
s’empourpraient. Elle n’avait jamais montré un très grand talent pour le mensonge.
— Je me suis inquiétée ! dit Marianna.
— Je vais très bien, la rassura Charlotte, mais j’ai vraiment besoin d’une douche.
— Bien ! Je vais rentrer. Tu me raccompagnes, Iannis ?
— Avec plaisir !
Charlotte se détendit. Marianna venait, une fois encore, de la protéger et elle lui en
était infiniment reconnaissante. Elle avait eu son quota d’émotions pour la journée !
La jeune femme resta de longues minutes sous la douche bienfaisante, lava et sécha
ses cheveux. Elle se préparait à rejoindre la terrasse pour admirer une dernière fois le
paysage sous les rayons de la lune lorsque Iannis réapparut.
— J’ai oublié quelque chose, déclara-t-il en s’avançant vers elle.
Le cœur battant à tout rompre, elle demanda :
— Puis-je vous aider à le retrouver ?
Il la prit dans ses bras.
— Inutile, j’ai trouvé ce que je cherchais !
— Je... je ne comprends pas, balbutia-t-elle, essayant de se dégager de son étreinte.
— Vous allez comprendre, pedhaki mou, dit-il.
Charlotte avait entendu maintes fois les femmes de l’île utiliser ce mot tendre avec
leur bébé. Entendre Iannis l’utiliser à son endroit la bouleversa.
Iannis sentit le corps de la jeune femme vibrer contre le sien. Il tenait sa revanche
pour tout ce qu’elle avait écrit sur lui, pour sa trahison. Il allait l’utiliser comme elle
l’utilisait. Il n’avait désormais plus aucun scrupule. Il prendrait du plaisir à assouvir
ses fantasmes. Il lui ferait l’amour comme il ne l’avait fait à personne. Il lui ferait
l’amour afin que jamais elle ne puisse l’oublier. Ce serait l’expérience la plus érotique
de sa vie. Il ne restait que quelques jours avant son départ. Le temps pressait.
Il la dévora du regard. Elle venait de prendre une douche. Sa peau était aussi douce
que celle d’une pêche, ses cheveux lisses comme de la soie. Il allait la déguster comme
une friandise. Elle le désirait, c’était évident. Il pouvait le lire dans ses yeux. Il le
sentait dans les vibrations de son corps lové contre le sien.
Se venger d’une femme aussi belle que Charlotte Chase allait être un plaisir à nul
autre pareil. Elle avait voulu se servir de lui, le donner en pâture à ses lectrices. Elle
avait voulu l’utiliser à son insu. Il l’utiliserait, en retour, comme objet de plaisir.
Elle lui offrait ses lèvres. Il les prit avec ardeur, les séparant de sa langue afin de
pénétrer, tel un prédateur, dans la cavité humide de sa bouche. Elle l’accueillait avec
bonheur. Pourquoi pas ? Il aurait détesté avoir à la forcer. Le sexe, entre eux, allait
être encore plus délectable qu’il ne l’avait envisagé.
Charlotte vivait un rêve éveillé. Elle était dans les bras de Iannis. Des laves
incandescentes coulaient dans ses veines. Elle n’était plus que désir. Ses mains, sur
elle, étaient aussi puissantes qu’elle les avait imaginées. Toute pensée raisonnable la
déserta. Elle n’était plus habitée désormais que par un seul but : être à lui, lui
appartenir.
— Voulez-vous être à moi, Charlotte ? demanda-t-il, sa bouche tout contre son
oreille. Répondez-moi ! Voulez-vous être à moi ? Je veux vous entendre l’affirmer.
— Si vous voulez m’entendre vous supplier de me prendre, alors vous allez être
déçu, Iannis !
Les yeux de Charlotte brûlaient désormais d’un feu intérieur. Tout en le défiant, elle
admettait que jamais elle n’avait désiré un homme comme elle le faisait aujourd’hui.
Elle laissa échapper un soupir de contentement lorsqu’il la serra contre lui à
l’étouffer.
— Vous allez me supplier, lui promit-il en laissant courir ses mains le long de ses
bras dénudés en une caresse délicieuse. Je vais tout faire pour cela, vous pouvez en
être certaine.
— Ou vous me traitez en égale ou nous arrêtons ce jeu immédiatement ! rétorqua la
jeune femme, frémissante.
— Vraiment ! Vous n’êtes pas en position d’imposer vos conditions, Charlotte Chase
! murmura-t-il tout contre son oreille. Nous allons prendre une douche ensemble.
— Mais je viens d’en prendre une ! protesta-t-elle.
— Moi aussi. Et alors ?
Son arrogance la stupéfiait. Cependant, elle devait bien reconnaître que l’idée de
prendre une douche en sa compagnie, loin de lui déplaire, l’excitait terriblement.
Comme s’il avait perçu son accord implicite, Iannis se pencha, passa son bras sous ses
genoux et la souleva de terre avec une facilité déconcertante. Chargé de son fardeau, il
se dirigea ensuite vers la salle de bains dont la porte était demeurée ouverte. L’ayant
déposée sur ses pieds, il recula d’un pas.
— Déshabillez-vous, Charlotte, ordonna-t-il alors d’une voix rauque et, surtout,
prenez votre temps. Je vais me délecter du spectacle !
La jeune femme se liquéfia littéralement. Ses lèvres la picotaient, avides d’un autre
baiser. Là où ses mains l’avaient touchée, elle ressentait comme une brûlure. Mais
elle était bien décidée à ne pas lui obéir aveuglément. Il v oulait la voir nue ? Elle le
ferait attendre. Elle allait tout d’abord le déshabiller, lui. Elle en rêvait depuis si
longtemps ! Mais comme elle tendait sa main vers les boutons de sa chemise, il arrêta
son geste.
— Vous d’abord, Charlotte !
Il avait manifestement l’intention de guider leurs échanges. Pourquoi ne pas le laisser
faire ? Elle pouvait le contempler dans le miroir. Immense et brûlant de désir. En
parfait gentleman, il avait raccompagné Marianna, mais était de retour. Pour elle.
Pour lui faire l’amour. N’était-ce pas ce qu’elle avait espéré obtenir depuis leur toute
première rencontre ? Finalement, elle l’avait amené très exactement là où elle voulait.
— Notre relation devra se faire sur un pied d’égalité ou pas du tout ! affirma-t-elle
d’un ton déterminé.
Iannis dut admettre que son excitation était plus grande encore du fait qu’elle osait le
défier. Cette femme qui, parfois, donnait l’impression d’être d’une grande
vulnérabilité était indubitablement dotée d’une volonté de fer. Cela ne lui déplaisait
pas, bien au contraire. Elle ne serait pas seulement un objet de plaisir entre ses mains
mais participerait à l’action. Qui aurait pu s’en plaindre ? Une chose était certaine.
Elle le désirait tout autant qu’il la désirait. Elle avait une conscience claire de ce
qu’elle faisait. Lui aussi.
Cette fois, lorsqu’elle se proposa de déboutonner sa chemise, il ne se défendit pas
mais l’aida, au contraire, tendant ses poignets vers elle afin qu’elle puisse lui ôter ses
boutons de manchettes écartant ses bras lorsqu’elle s’évertua à faire glisser la
chemise hors de ses épaules. Il sourit. Le fait qu’elle doive se mettre sur la pointe des
pieds pour le faire l’amusait beaucoup. Dans l’action, ses seins effleurèrent son torse
et, à travers le tissu, il sentit leurs pointes durcies et réagit aussitôt en se tendant
comme un arc.
— Il se pourrait, finalement, que ce soit vous qui me suppliez..., lança-t-elle, un brin
ironique.
Iannis adorait jouer ainsi au jeu du « qui perd gagne » ! Alors que la jeune femme
posait ses mains sur la boucle de son pantalon, il demanda :
— Avez-vous besoin d’aide ?
— Non ! Je pense savoir faire, répondit-elle, les yeux dans les siens.
Sa voix était posée mais ses yeux luisaient d’une intense lueur, révélant, mieux que
des mots, le plaisir qu’elle éprouvait.
Iannis frémit de tout son être. Pour la première fois, il laissait une femme prendre la
direction des opérations et son excitation en était décuplée. Cette femme était une
magicienne. Ou, plus simplement, elle était celle qu’il attendait depuis toujours. Une
légende grecque raconte qu’à l’origine des temps l’homme et la femme formaient un
tout avant d’être séparés. Depuis, chacun cherche sa moitié, celui ou celle qui lui
correspond parfaitement. Hélas, il arrive que cette recherche dure toute une vie sans
jamais aboutir !
Comme le pantalon de Iannis tombait sur le tapis, la jeune femme glissa ses mains
sous l’élastique de son slip afin de caresser le membre en érection. Iannis ferma les
yeux. C’était tout simplement délicieux. L’espace d’un instant, il se rappela pourquoi
il était revenu à la villa : pour la punir de ce qu’elle avait fait. Pour la punir de le
mettre sur la place publique. Pour la punir de l’avoir trahi. Mais cette pensée ne
pouvait rivaliser avec l’intensité du plaisir qu’elle lui procurait.
Charlotte retint sa respiration, son cœur dansant une folle farandole dans sa poitrine.
Dans ses mains vibrait le membre gorgé de désir de Iannis. Elle sentait son sang
pulser sous ses caresses. Jamais elle n’avait été, elle-même, dans un tel état
d’excitation. Pour lui, elle se sentait prête à toutes les folies. S’agenouillant, elle le prit
dans sa bouche.
Rejetant la tête en arrière, Iannis ne put retenir un cri sous l’effet du plaisir éprouvé.
Les sensations qu’elle suscitait en lui étaient si intenses qu’il lui semblait les
connaître pour la toute première fois de son existence. Charlotte Chase était une
sirène qui l’avait envoûté, lui, Iannis Kiriakos, qui se targuait de toujours garder le
contrôle de toutes choses !
— Arrêtez, Charlotte ! Arrêtez, je vous en prie !
Elle ignora sa supplique. Qui avait jamais osé lui désobéir ? Aussi loin que
remontaient ses souvenirs, personne, jamais, n’avait osé.
Mais aussi délicieuses que soient ces caresses, elles ne lui suffisaient plus, car un désir
fou désormais l’obsédait : lui procurer du plaisir à son tour. Charlotte déclenchait en
lui des sentiments qu’il ne connaissait pas. Se baissant, il l’aida à se relever.
— Cela ne vous plaît pas ? lui demanda-t-elle, inquiète.
— Si, beaucoup !
Elle chercha son regard.
— Alors, pourquoi...
Il posa un doigt sur ses lèvres comme pour lui signifier qu’il n’était plus temps de
parler, que les mots, désormais, avaient perdu leur utilité. Comme il s’emparait de sa
bouche avec fièvre, Charlotte fut convaincue qu’il avait raison. Pourquoi parler alors
qu’ils avaient des choses bien plus importantes à faire ?
Il était nu mais elle ne l’était pas. Il entreprit donc de la déshabiller à son tour, avec
une lenteur étudiée, prenant le temps de savourer le spectacle qui s’offrait à lui.
Sous son regard de feu, Charlotte se sentit belle. Jamais personne ne l’avait dévorée
ainsi des yeux. Son admiration indéniable lui mettait du baume au cœur, lui rendait
sa confiance en elle. Elle était la meilleure des thérapies qui soit.
Iannis fit glisser le long de ses hanches son délicieux slip de soie et de dentelle,
dernier rempart qui protégeait encore sa féminité puis s’agenouilla à son tour devant
elle, cherchant de sa langue le cœur vibrant de sa féminité. Charlotte émit un
gémissement de plaisir. Alors, plaquant ses mains sur ses reins, il approfondit son
baiser, jouant de sa langue avec une telle maestria que la jeune femme fut vite
emportée par la vague du plaisir qui déferla en elle jusqu’à l’orgasme final.
— Gourmande ! lança-t-il lorsqu’elle eut enfin recouvré son souffle et ses esprits.
Vous ai-je donné la permission...
— Je... je m’excuse, balbutia-t-elle.
De nouveau, il posa un doigt sur ses lèvres avant de demander :
— Où se trouve le savon ?
— Le savon ?
— Oui. Nous allons prendre une douche ensemble et je vais éprouver un réel plaisir
à savonner votre corps dans ses recoins les plus intimes.
L’entraînant sous la douche, il ouvrit les robinets et l’eau jaillit, les enveloppant tous
deux de son jet puissant. Prenant le savon qu’il avait trouvé, Iannis se mit en devoir
de réaliser ce qu’il avait promis. L’eau tiède et le savon qui glissait sur sa peau
provoquaient chez Charlotte de délicieuses sensations d’un érotisme torride. Elle ne
cessait de gémir de plaisir.
— Cela vous plaît ? demanda Iannis d’une voix rauque.
— Beaucoup...
Comme les doigts de Iannis s’aventuraient entre ses cuisses pour masser le cœur
sensible de son intimité, la jeune femme rejeta sa tête en arrière, une fois encore au
bord de l’extase. Mais Iannis interrompit son massage.
— Non ! Je ne vous laisserai pas perdre de nouveau le contrôle.
Comme il déposait un baiser sur son épaule, Charlotte sentit sa barbe naissante
titiller la zone sensible de son cou et un long frisson la parcourut. Ce jeu la rendait
folle de désir. Mais il y avait plus. Il existait entre Iannis et elle une intimité naturelle,
une complicité spontanée qui allaient bien au-delà du simple désir charnel.
« Ce sentiment que j’éprouve pour lui, est-ce de l’amour ? », se demanda-t-elle.
Elle repoussa aussitôt la question dérangeante, n’ayant nulle envie de connaître la
réponse. Iannis se révélait un amant fabuleux avec lequel elle entreprenait un voyage
merveilleux au pays de l’érotisme. Que demander de plus ? Connaître les raisons qui
les poussaient ainsi dans les bras l’un de l’autre lui importait peu. Elle vivait un rêve.
Il serait toujours temps de se poser des questions plus tard.
Iannis ne pouvait détacher son regard de ce visage de madone, auréolé de cheveux
blonds, levé vers lui, pour lequel il commençait à éprouver une sorte de vénération.
Ce n’était nullement dans ses habitudes. Il connaissait un succès certain auprès de la
gente féminine et ne s’attardait généralement que très peu de temps auprès de ses
conquêtes. Il n’allait guère s’attarder auprès de Charlotte Chase puisqu’elle allait
bientôt repartir dans son pays.
Tandis qu’il se trouvait ainsi perdu dans ses pensées, Charlotte saisit le savon qu’il
tenait toujours dans ses mains et, se reculant, commença à savonner longuement ce
corps d’athlète en tout point parfait. Elle le dévorait du regard comme pour imprimer
à jamais son image dans sa mémoire. Iannis la laissa faire mais, bientôt, son
excitation fut telle qu’il lui ôta le savon des mains.
— Il vaut mieux arrêter, sinon...
— Vous êtes sûr ?
— Tout à fait sûr ! Il existe certainement un endroit plus confortable pour la suite...
Il offrit son visage et son corps au jet d’eau de la douche pour un dernier rinçage puis,
enveloppant Charlotte dans une serviette de bain mousseuse, il la souleva dans ses
bras et la porta jusqu’à la chambre pour la déposer délicatement sur le lit au milieu
des coussins soyeux. Cela fait, il s’allongea auprès d’elle et la regarda longuement.
— Je vais devoir ôter votre enveloppe...
— Comme un paquet cadeau ?
Charlotte crut voir une ombre obscurcir soudain le visage de Iannis. Une ombre si
fugitive qu’elle pouvait s’être trompée. Elle n’en éprouva pas moins un malaise.
L’espace d’une seconde, il lui avait semblé sentir comme un retrait, une fermeture,
chez son amant. Comme il la couvrait de milliers de baisers, tous plus ardents les uns
que les autres, elle oublia tout, combien était dangereuse cette incroyable infatuation
à son égard, combien court était le temps qui lui restait encore à passer sur l’île.
— Vous pleurez ? demanda Iannis en s’éloignant d’elle afin de mieux scruter son
visage. Que se passe-t-il, Charlotte ?
Son nom semblait si doux prononcé par lui ! La jeune femme se garda de lui avouer
son chagrin à l’idée de son proche départ. Quelle serait sa réaction s’il apprenait la
vraie raison de sa venue sur l’île, la mission fixée de trouver un héros valorisant pour
son article ? Pire encore, comment réagirait-il en découvrant qu’elle l’avait choisi ?
Jamais elle n’aurait dû accepter d’écrire cet article ! Jamais elle n’aurait dû débarquer
sur cette île enchanteresse !
— Faites-moi l’amour, Iannis, supplia-t-elle. Faites-moi l’amour afin que j’oublie
tout !
Devant ses magnifiques yeux vert émeraude embués de larmes, Iannis se sentit
submergé par une vague d’émotion. Il aurait voulu la couvrir de baisers, sécher ses
pleurs afin qu’elle recouvre le sourire. Ses larmes avaient le goût du sel et, comme il
enfouissait son visage dans sa chevelure blonde, un parfum de fleurs sauvages titilla
ses narines. Charlotte noua ses bras autour de son cou et il lui prit les lèvres avec une
telle avidité qu’elle laissa échapper un gémissement de douleur.
— Pardon...
— Ce n’est rien ! dit-elle en s’offrant à lui sans aucune retenue.
Galvanisé, Iannis la couvrit de son corps, lui relevant les jambes afin qu’elle
s’accroche à sa taille. Dans cette position, elle était totalement ouverte, prête à le
recevoir. C’est ce qu’elle désirait. Mais il la fit attendre, s’amusant à la caresser du
bout de son membre en érection sans vraiment la pénétrer. Charlotte murmura son
nom comme une prière mais il secoua la tête.
— Pas encore...
Et il reprit ses lèvres en un baiser qui la laissa pantelante. Elle prononça de nouveau
son nom, ivre de désir.
— Que veux-tu, Charlotte ? Dis-le-moi. Je veux l’entendre de ta bouche.
Il l’avait tutoyée, introduisant ainsi entre eux une nouvelle intimité.
— Prends-moi, Iannis, prends-moi, je t’en supplie !
— Pas tout de suite, Charlotte. Tu dois apprendre à te contrôler. Cela n’en sera que
meilleur !
— Je n’ai pas de temps à perdre à attendre ! lui rappela-t-elle.
— Nous avons tout le temps qu’il nous faut, Charlotte ! dit-il en plongeant en elle
mais en se retirant aussitôt.
— Ne joue pas avec moi, supplia Charlotte. Prends-moi ! Tu as gagné. Je t’en
supplie.
Elle poussa un long soupir de contentement quand, accédant enfin à sa supplique, il
s’enfonça profondément en elle, la possédant entièrement.
Ce qu’elle ressentit alors était si différent de ce qu’elle avait ressenti dans ses
expériences précédentes qu’elle en fut comme tétanisée, incapable de participer, le
laissant totalement maître du jeu.
— Tout va bien ? demanda Iannis, inquiet.
— Oui. Surtout, ne t’arrête pas !
— N’aie aucune crainte, agape mou, il n’est nullement dans mes intentions
d’arrêter... tout au moins, pour cette nuit !
Charlotte perçut, dans sa voix, un changement, subtil mais bien réel.
— Que veux-tu dire ? demanda-t-elle.
— Tais-toi et laisse-toi faire !
Charlotte succomba à la tentation sans combat. Sa faim de lui était bien trop grande
pour qu’elle puisse encore raisonner. Il y avait plus. La façon dont Iannis lui faisait
l’amour lui redonnait confiance en elle et cela n’avait pas de prix. C’est pourquoi elle
laissa de côté les questions tout en ayant la vague intuition que les réponses qui
viendraient un jour ne lui plairaient pas forcément.
9.
Quand Charlotte ouvrit les yeux, au petit matin, Iannis pénétrait dans la chambre,
entièrement nu, portant un plateau avec une bouteille de jus de fruit et deux verres.
Elle lui sourit.
— Tu n’as pas froid, dans cette tenue ?
— Te déplairait-elle ?
— Pas le moins du monde ! J’avoue que j’apprécie être ainsi servie au lit. Je ne me
souviens pas que cela me soit jamais arrivé.
Charlotte avait la curieuse impression d’être passée sous un rouleau compresseur tant
ses muscles étaient endoloris. Ils avaient fait l’amour toute la nuit mais Iannis ne
semblait nullement en être affecté. Sans doute était-il le digne descendant d’un de ces
dieux de l’Olympe venu courtiser une mortelle. Elle ne s’en plaignait pas, bien au
contraire, et n’avait qu’un désir, qu’il la rejoigne au lit.
— Je ne me suis pas habillé car j’ai bien l’intention de te rejoindre sous les draps.
— Qu’attends-tu pour le faire, Iannis ? Je suis prête à te recevoir.
— Serais-tu insatiable ? demanda-t-il, en lui tendant un verre de jus d’orange, une
lueur brillant au fond de ses yeux noirs.
— Tu as affirmé que je devais apprendre. Je suis prête.
Repoussant les draps qui la recouvraient, elle offrit son corps nu à sa vue. Elle eut
alors l’immense satisfaction de constater l’effet qu’avait le spectacle sur lui.
— Et si je te disais que je suis épuisé ? lança-t-il, taquin.
— Je ne te croirais pas. Ton corps parle de lui-même, Iannis. Tu ne peux cacher que
tu me désires.
— Pourquoi chercherais-je à cacher quoi que ce soit ?
De nouveau, imperceptible mais réelle, la tension s’installa entre eux. Charlotte tendit
sa main vers lui et caressa le membre en érection.
— Il est difficile, pour un homme, de cacher ce qu’il ressent.
— Une femme, par contre, peut être beaucoup plus hypocrite ! assura Iannis en
repoussant sa main.
Charlotte fronça les sourcils. Que se passait-il ? Elle chercha son regard, mais Iannis
le tenait fixé sur un point de l’horizon. Un instant, elle se sentit exclue de ses pensées.
Mais cela ne dura pas. Il se tourna vers elle, lui sourit, releva une mèche qui lui
tombait sur le front et déclama dans un soupir :
— Ô temps suspends ton vol et, vous, heures propices...
Il s’arrêta brusquement et, comme s’il ne pouvait attendre plus longtemps, déposa un
doux baiser sur ses lèvres. Charlotte oublia tout et s’ouvrit à lui comme une fleur
s’épanouit au printemps. Il plongea alors en elle en une étreinte si folle et si parfaite
que les mots semblaient désormais inutiles pour exprimer leur soif mutuelle.
Aux environs de midi, Iannis la quitta. Il le fit d’une manière si discrète que Charlotte
s’en rendit compte bien trop tard. Elle regretta de n’avoir pas pu le retenir. Alors
qu’elle somnolait, elle l’avait vaguement entendu prendre une douche. Quelques
minutes plus tard, la maison était retombée dans un profond silence. Elle était seule.
Charlotte dormit tout l’après-midi, roulée en boule tel un fœtus, essayant de se
persuader que tout était pour le mieux. Après tout, si Iannis vivait de sa pêche, il
devait se rendre à son travail. Elle n’allait pas lui reprocher ce métier — pour lequel il
semblait éprouver une véritable passion — alors qu’elle avait choisi d’en faire le sujet
de son article !
Mais était-elle certaine qu’il exerçait le métier de pêcheur ? Elle commençait à
éprouver de sérieux doutes à ce sujet. Son enquête ne l’avait guère éclairée. Le
personnage de Iannis recelait une part de mystère qu’elle aurait aimé élucider avant
son départ.
« Quelle que soit son activité, tu ne peux tout de même pas le garder nuit et jour à tes
côtés afin de satisfaire tes besoins sexuels ! », s’indigna la voix de la raison.
« Pourquoi pas ? » pensa Charlotte, amusée, enfouissant son visage dans l’oreiller de
satin encore empreint de l’odeur légèrement épicée de son eau de toilette. L’idée ne
lui déplaisait pas, tant elle avait pris goût à son savoir-faire.
« Parce qu’il est inutile de te faire des illusions ! renchérit la voix. Dans quelques
jours, tu seras loin de lui et le rêve sera fini. »
Hélas, la voix avait raison. Le temps jouait contre elle. « Ô temps suspends ton vol... »
avait déclamé Iannis, mais qui a jamais pu arrêter la marche du temps ? Soudain,
Charlotte se figea. Iannis avait cité un vers de Lamartine, le célèbre poète romantique
français ! Iannis Kiriakos, un simple pêcheur ? Certainement pas !
La jeune femme sauta à bas du lit, éprouvant l’urgent besoin d’une douche froide qui
l’aide à recouvrer ses esprits. Frissonnant sous l’eau glacée, elle prit conscience
qu’elle avait bâti tout un roman sur un homme dont elle ignorait tout et qui s’était
bien gardé de s’ouvrir à elle. Qu’avait-il donc à cacher ?
Son pêcheur était comme un livre qu’elle avait cru connaître mais dont, en fait, elle
n’avait lu que la première page. Il fallait reconnaître qu’ils n’avaient guère eu le temps
de parler tant ils étaient occupés à autre chose !
Son image, renvoyée par le miroir qui lui faisait face, l’étonna, en particulier ses yeux
brillant d’une lumière intérieure et ses lèvres gonflées, témoins des folles étreintes de
la nuit. Cette rencontre avec Iannis Kiriakos semblait l’avoir transformée de bien des
manières.
Sa détermination devint alors totale : il lui fallait impérativement savoir qui il était
vraiment. Le temps consacré à son enquête jusqu’alors avait été nettement
insuffisant. Qu’avait-elle donc espéré ? Qu’il suffisait de l’amener dans son lit pour
qu’il se livre ? S’étant donnée à lui sans restriction, elle avait espéré qu’il fit de même.
Mais tel n’était pas le cas et elle ne pouvait incriminer la barrière de la langue. Son
pêcheur maîtrisait parfaitement la langue anglaise et citait même des vers d’un poète
français !
De tous les hommes de l’île, pourquoi fallait-il qu’elle ait une aventure avec le plus
mystérieux ? Peut-être fuyait-il quelque chose ou quelqu’un ! La jeune femme
repoussa aussitôt cette idée. Elle ne pouvait imaginer Iannis Kiriakos en fugit if. Mais
si cela était... Non, impossible ! Ils étaient devenus trop proches, trop complices, pour
que Iannis lui dissimule des choses aussi importantes !
« Ah, oui ? s’indigna la voix de la raison. Que penses-tu de ta propre attitude,
Charlotte ? Aurais-tu oublié la raison pour laquelle tu as tout fait pour te rapprocher
de cet homme ? »
Charlotte rangea sa brosse à cheveux dans le tiroir du meuble de la salle de bains.
Qu’allait-elle faire avec ce satané article ? Les seules informations recueillies sur son
héros, ces dernières heures, n’étaient pas imprimables !
Il ne lui restait plus qu’une solution : envoyer l’article tel qu’elle l’avait rédigé à sa
rédactrice en chef, sans plus de détails, en lui demandant son avis. « Le mystérieux
pêcheur en complète harmonie avec son environnement » ferait sans doute rêver
toutes celles et tous ceux qui perdent le sens essentiel de la vie dans le bruit et la
fureur des villes. Après tout, elle-même ne s’était-elle pas laissé prendre au charme de
ce mythe ?
Mais si la mission qu’on lui avait confiée pouvait être ainsi réglée, il ne lui restait pas
moins à en apprendre plus sur l’homme qui s’était emparé de son cœur. Elle ne
pouvait quitter Iskos sans en savoir davantage sur lui. Il lui fallait donc retourner,
sans plus attendre, à la maison au bord de l’eau.
Lorsqu’elle y parvint, le cœur battant à tout rompre, elle trouva la porte ouverte. Cela
prouvait au moins que quelqu’un était présent. Alors qu’elle se préparait à pénétrer
dans les lieux, une pensée la retint : de quel droit venait-elle, forcer sa porte ? Il était
parti sans laisser le moindre mot, signifiant ainsi, clairement, que leur aventure serait
sans lendemain. Elle aurait dû comprendre le message mais ne pouvait s’y résoudre.
Le son de la voix de Iannis lui parvint avant même qu’elle l’ait aperçu. Elle
s’approcha. Il lui tournait le dos, occupé à répondre à un interlocuteur sur son
téléphone portable. Charlotte ne pouvait comprendre la conversation qui se déroulait
en grec mais il lui sembla que Iannis dictait des ordres. L’émotion la submergea.
L’avait-il déjà oubliée, rayée de sa vie pour toujours ? Son cœur se serra. Pourquoi la
vie était-elle aussi absurde ?
Iannis portait un jean usagé et des sandales d’un modèle courant dans l’île. Ces
dernières, d’ailleurs, étaient la seule chose, dans sa tenue, à rappeler les coutumes
locales. Sa chemise était indéniablement en pur lin et sa montre en or. Il dut
percevoir sa présence car il se retourna brusquement. Elle esquissa un pâle sourire. Il
ne lui sourit pas en retour. Elle n’avait pas espéré un accueil chaleureux mais celui-ci
était glacial. Il termina sa conversation et posa le téléphone sur la table.
— Que viens-tu faire ici ? demanda-t-il d’une voix peu amène.
C’était pire que tout ce qu’elle avait imaginé. Où était donc passé l’homme qui lui
avait fait l’amour la nuit durant ?
— Nous devons parler..., énonça-t-elle.
De quoi ? Il était clair qu’il n’éprouvait aucun plaisir à la revoir, bien au contraire !
Son visage était de marbre, vide de toute émotion autre que la colère. Hélas, il n’en
allait pas de même pour Charlotte. Dans la seconde même où ses yeux s’étaient de
nouveau posés sur lui, les souvenirs de leur folle nuit l’avaient submergée.
Comment oublier ses caresses, le plaisir ressenti à le toucher, à laisser courir ses
lèvres sur sa peau tannée par le soleil, à sentir ses muscles d’acier vibrer sous ses
attouchements, à l’explorer de sa langue ? Cela avait-il vraiment existé ? Ne l’avait-
elle pas tout simplement rêvé ? L’homme qui se tenait, à cet instant, devant elle
n’était plus qu’hostilité.
— Comment as-tu découvert où j’habitais ?
La froideur de son ton allait de pair avec celle de son visage. Frénétique, Charlotte
chercha une explication. Il lui semblait stupide d’avouer l’avoir suivi.
— J’ai demandé...
— Je répète ma question, Charlotte. Comment as-tu découvert où j’habitais ?
Comme elle demeurait silencieuse, il poursuivit :
— Souhaites-tu que je te répète la question encore une fois ?
— Non ! Ce ne sera pas nécessaire. J’ai découvert où tu habitais en te suivant, l’autre
jour, à ton insu.
Son aveu sembla le déconcerter. Il baissa les bras et changea de position. Elle prit
alors conscience de la terrible tension qui l’habitait. A quoi était-elle due ?
Iannis éprouvait des difficultés à cacher sa surprise. La nuit dernière était supposée
mettre un point final à leur aventure et voilà que Charlotte se présentait sur le pas de
sa porte au moment même où, sur son portable, il recevait les informations
demandées, à son sujet, à l’un de ses avocats.
Etrangement, il était en colère contre son interlocuteur. Qui était-il pour lui parler
ainsi de Charlotte ? Avec les mots propres aux avocats, il en avait fait un portrait qui
ne correspondait nullement à la femme vibrante de passion qu’il avait tenue dans ses
bras, la nuit précédente. Selon lui, cette femme était une journaliste à la recherche
d’articles à sensation. Etait-ce donc ce qu’elle était ? Une sorte de vautour,
uniquement préoccupée de lui soutirer des informations sur sa vie priv ée pour les
donner en pâture à des lectrices en mal de frissons ?
Alors qu’il la défendait, voilà qu’elle apparaissait sur le seuil de sa maison dont il lui
avait soigneusement caché l’adresse et lui avouait l’avoir suivi à son insu. Comment
osait-elle se tenir ainsi, devant lui, la tête haute, le défiant du regard ? Celle femme
possédait vraiment un toupet monstrueux ! Alors qu’il aurait dû la mettre dehors,
l’insulter, il ne pouvait s’empêcher de l’admirer et une vague de désir le submergea.
Incroyable ! Une force irrésistible le poussait vers cette femme qui, pourtant — il en
était désormais certain — l’avait trahi.
— Entre, puisque tu es là ! lança-t-il, s’effaçant pour la laisser passer.
Comme, au passage, la poitrine de la jeune femme l’effleurait, il frémit de tout son
être. Charlotte dut faire un effort surhumain pour ne pas se jeter dans ses bras.
Jamais elle ne pourrait oublier cet homme qui, la nuit précédente, avait privilégié le
plaisir qu’il pouvait lui donner, lui redonnant ainsi confiance en elle-même. Elle
s’était alors offerte à lui jusqu’à y perdre son âme. Mais sa froideur, aujourd’hui, était
un choc dont elle ne se remettait pas. Un bruit, soudain, la fit se retourner vers
l’escalier qui menait à l’étage supérieur.
— Marianna ! s’exclama-t-elle, au comble de la stupéfaction, à la vue de la femme
qui en descendait les marches. Que faites-vous ici ?
— Il se trouve que j’habite la maison d’à côté, ma chère Charlotte, et que je prends
soin de celle-ci et de son occupant ! répondit Marianna en adressant un sourire
affectueux à Iannis.
Le bouquet de fleurs fraîchement coupées, la chemise repassée... Les pièces du puzzle
se mettaient en place.
— As-tu encore besoin de moi, Iannis ? demanda Marianna. Je dois me rendre au
village et...
— Tu peux partir...
Charlotte aurait donné cher pour pouvoir retenir son chaperon mais n’en avait pas
l’autorité.
— Assieds-toi, proposa Iannis dès que Marianna eut franchi la porte.
La jeune femme accepta le siège qu’il lui tendait.
— De quoi es-tu donc venu me parler ? demanda-t-il en prenant place en face d’elle.
Cela doit être important puisque tu as fait l’effort de venir jusqu’ici !
Charlotte repoussa les larmes qui lui venaient aux yeux. Ce n’était vraiment pas le
moment de montrer sa vulnérabilité ! Qu’avait-elle donc espéré en venant le relancer
dans sa maison ? Que Iannis lui avoue éprouver pour elle autre chose qu’une
attirance sexuelle ? Qu’il lui demande de repousser son départ ? Quelle naïveté ! La
vie ne lui avait-elle donc rien appris ? Pourquoi ne s’était-elle pas contentée de le
considérer comme un simple objet d’étude pour son article ?
« Comment en est-on arrivés là ? », se demanda Iannis. Après la nuit qu’ils avaient
passée, comment pouvaient-ils se tenir assis, l’un en face de l’autre, tels deux
étrangers ? La question ne fit qu’alimenter encore sa colère. Elle n’avait pas le droit
de briser cette harmonie qui existait entre eux !
Avec aucune de ses nombreuses conquêtes précédentes, il n’avait ressenti cette
plénitude. Ils semblaient tellement faits l’un pour l’autre ! Mais elle avait tout gâché !
Il savait désormais n’être qu’un objet d’étude entre ses mains, un élément à
décortiquer pour le plus grand plaisir de ses lectrices.
Comment avait-il laissé cela se produire, lui, si jaloux de préserver sa vie privée ?
Comment avait-il laissé cette femme ouvrir une brèche dans le rempart construit
autour de son intimité ? Quels pouvoirs magiques possédait-elle donc ? Il devait
regarder la réalité en face. Charlotte Chase possédait tout simplement des charmes
auxquels il ne pouvait que succomber.
Tout avait commencé, ce matin-là, sur la plage, lorsqu’elle s’était baignée nue. Elle lui
était apparue telle Vénus sortant des eaux et, depuis, cette image l’obsédait. Nul
doute qu’elle avait orchestré cette rencontre pour le prendre dans ses filets, un
comble pour un pêcheur !
Le soir même, à la taverne, il l’avait vue danser, totalement habitée par le rythme de
la musique ancestrale. Il avait alors vu le regard avide des hommes sur elle et n’avait
pu le supporter. Tout son être réclamait cette femme comme lui appartenant. Il avait
éprouvé le besoin instinctif de se l’approprier mais aussi de la protéger des dangers
du monde.
Incroyable ! Sans la connaître, il avait éprouvé la certitude qu’elle faisait partie de sa
vie. Sa colère, sa frustration, en avaient été d’autant plus grandes à la découverte de
sa trahison. Pour la première fois de sa vie, il avait mal. Mal dans son cœur, mal dans
sa chair.
Malgré cette colère, il ne pouvait s’empêcher de penser à ce qui s’était passé la nuit
précédente, à l’expression de son visage lorsqu’elle prenait son plaisir, à la manière
dont elle s’était donnée à lui.
Hélas, tout cela n’était pour elle qu’un jeu, une façon d’obtenir des informations dont
elle pourrait se servir pour se faire un nom dans ce métier de journaliste voyeur qu’il
abhorrait. La traîtresse !
De nouveau, un désir de vengeance le submergea. Pour ce qu’elle avait fait, pour ce
qu’elle avait détruit, pour la souffrance qu’elle avait générée, elle allait devoir payer !
Elle montrait un grand appétit en matière sexuelle, se souvint-il. Pourquoi ne pas en
profiter ? Ne venait-elle pas, elle-même, se jeter dans la gueule du loup ?
Elle semblait en colère. Pourquoi ? Parce qu’il était parti trop tôt ? Parce qu’elle
n’avait pas obtenu toutes les informations nécessaires pour nourrir son odieux article
? Qu’à cela ne tienne ! Il ne lui serait pas désagréable de profiter d’elle, de son corps
magnifique avant de, plus tard, lâcher ses avocats pour la détruire sur le plan
professionnel. On ne s’attaque pas impunément à Iannis Kiriakos ! Ses yeux dans les
siens, il lui sourit. Déconcertée, elle s’humecta les lèvres de sa langue. « Le poisson
est définitivement ferré ! » pensa-t-il, triomphant.
Charlotte sentit une onde de chaleur monter de ses reins et l’envahir tout entière.
Sous son regard de velours noir qui la déshabillait littéralement, elle se liquéfiait.
Quel étrange pouvoir il exerçait sur elle ! Comment pouvait-il passer aussi facilement
de cette colère incompréhensible à cette entreprise évidente de séduction ? A quel jeu
pervers jouait-il donc en soufflant ainsi, alternativement, le chaud et le froid ? Mais,
plus étrange encore, comment pouvait-elle se laisser piéger à ce jeu cruel ?
Lorsqu’il se leva et tendit les bras vers elle, elle s’y précipita. Là était indubitablement
sa place. Leurs lèvres se joignirent en un baiser violent, passionné. Ils étaient comme
deux voyageurs assoiffés au milieu du désert trouvant enfin le point d’eau tant espéré.
— J’ai envie de toi, Iannis, avoua Charlotte en sanglotant, se lovant contre lui.
— Je vais te faire l’amour comme jamais, promit Iannis d’une voix rauque.
Et, sans plus attendre, il la porta dans l’escalier jusqu’à la chambre aperçue lors de sa
filature. Frénétiques, ils se déshabillèrent mutuellement. Il n’y avait plus place pour
les mots devenus inutiles. Tous deux savaient parfaitement ce qu’ils voulaient. Leurs
corps, leurs mains, leurs lèvres, leurs langues, parlaient d’eux -mêmes. Ils se
cherchaient, se trouvaient, s’interpénétraient. Ensemble, ils trouvèrent le rythme
harmonieux les conduisant à l’orgasme suprême.
Après la douche prise en commun, Iannis sécha Charlotte à l’aide d’une serviette
mousseuse. Sous le jet bienfaisant de la douche, ils n’avaient cessé de rire et
d’échanger des baisers.
Charlotte reprenait confiance. Iannis était l’homme dont elle avait toujours rêvé.
Dans ses bras, elle se révélait une femme sensuelle et comblée. Après ce qu’ils
venaient de partager, une fois de plus, prétendre être seulement à la recherche de
matériaux pour son article n’était plus possible. La pensée qu’elle avait envisagé de
l’utiliser comme un simple objet d’étude lui donnait désormais la nausée.
— Aimerais-tu visiter les lieux ? demanda-t-il.
Sa proposition la surprit agréablement.
— Ce serait un vrai plaisir ! admit-elle spontanément. Tu es sûr que cela ne te
dérange pas ?
— Te l’aurais-je proposé si tel était le cas ? répondit-il, un sourire malicieux aux
lèvres. Tu as déployé de tels efforts pour découvrir ma tanière que tu mérites d’être
récompensée...
Il éprouvait surtout un bonheur réel à rester en sa compagnie. Une fois de plus, il
succombait à son charme, mais qui pouvait l’en blâmer ? Ses avocats ? Il leur
laisserait la charge de la poursuivre en justice. Après tout, c’était pour cela qu’il les
payait. Pour qu’ils le protègent de ceux qui tentaient de s’immiscer dans sa vie privée.
Quant à lui, il était curieux de découvrir jusqu’où cette femme pouvait aller afin de se
procurer des informations qui alimenteraient son article.
— Après toi, dit-il en s’inclinant avec déférence puis en s’effaçant pour lui permettre
de franchir la porte de la salle de bains.
— Mes habits...
— Laisse-les pour le moment. Je vais te procurer un de mes peignoirs dans ma
chambre.
Il devenait si coopératif que Charlotte éprouva un sentiment de gêne. N’était-ce pas,
pourtant, ce qu’elle avait toujours voulu : pénétrer dans son intimité afin de recueillir
le plus d’informations possible pour alimenter son reportage ? Mais si elle n’y prenait
garde, son article risquait de devenir un hymne d’amour à la gloire de celui qui avait
pris son cœur ! Telle n’était pas la mission qu’on lui avait confiée. Rester objective
devenait difficile. Pourtant, il le fallait !
La visite guidée des lieux se révéla pleine de surprises. Sur une étagère, par exemple,
Charlotte découvrit une collection de CD dévoilant — en matière de musique — des
goûts pour le moins sophistiqués : musique classique, jazz, blues...
— Belle collection ! s’exclama-t-elle. Mike Davis, Duke Ellington, Ella Fitzgerald... Il
semble que nous ayons des goûts communs.
— Vraiment ?
La jeune femme crut percevoir comme un sarcasme dans sa voix mais espéra s’être
trompée. Il avait l’air si détendu !
— Tu veux boire quelque chose ? demanda-t-il.
— Volontiers !
Avant de s’exécuter, Iannis choisit un disque et le mit dans le lecteur. Aussitôt des
notes envahirent la pièce en provenance de plusieurs enceintes réparties
harmonieusement aux quatre coins de la chambre. Lorsqu’il revint de la cuisine, une
bouteille de vin et deux verres à la main, la jeune femme ne put s’empêcher de
remarquer :
— Tu aimes vraiment écouter la musique dans de bonnes conditions !
Il sourit.
— En effet. Cela te surprend ?
— Mon mari détestait écouter de la musique. Pour lui, c’était une perte de temps.
Charlotte se mordit la lèvre. Les mots lui avaient échappés.
— Une perte de temps ! répéta Iannis, stupéfait. La musique m’est aussi
indispensable que l’air que je respire. Il est des musiques différentes pour chaque
moment de la vie.
« Quel morceau choisirait-il pour célébrer l’amour ? se demanda Charlotte. Une
musique envoûtante, anesthésiant toute velléité de se défendre ? »
— Tiens, voici un de mes peignoirs, dit-il en lui tendant le vêtement.
Charlotte s’en revêtit aussitôt.
— Tu es magnifique ! s’extasia-t-il alors qu’elle refermait pudiquement les pans sur
sa poitrine.
La prenant impulsivement dans ses bras, il s’empara avidement de ses lèvres.
Charlotte ferma les yeux, savourant chaque seconde de cette nouvelle étreinte. Que
lui importait que Iannis Kiriakos soit une énigme permanente ? Elle éprouvait un
plaisir infini à être dans ses bras. Elle adorait la façon dont il l’enlaçait, comme si elle
n’appartenait qu’à lui seul. Une pensée lui traversa l’esprit. Elle avait envoyé son
article et attendait les commentaires de sa rédaction. Pourquoi quitter l’île ? Partir
était stupide ! Elle était si bien, ici !
Hélas, le malaise éprouvé persistait. Pourquoi Iannis évitait-il son regard ? Rien, chez
lui, ne correspondait à ce qu’elle avait imaginé de son héros. L’homme décrit dans
son article n’était-il finalement qu’une illusion, un fantasme, un pur produit de son
imagination ? N’avait-elle pas inventé purement et simplement un personnage
correspondant à ce qu’elle espérait trouver dans ce lieu mythique qu’était l’île d’Iskos
? De qui était-elle tombée follement amoureuse ? De l’homme inventé, construit de
toutes pièces, ou de celui qu’elle commençait à découvrir ? Charlotte enfonça ses
doigts dans l’épaisse chevelure brune et bouclée de son partenaire, s’accrochant
désespérément à l’image du héros de son article. Elle aurait tant voulu qu’il se
rapproche de la réalité !
— Pourquoi cet air sérieux, tout à coup, Charlotte ? demanda Iannis, les sourcils
froncés.
Charlotte se figea. Ce diable d’homme possédait la faculté de lire en elle comme dans
un livre ouvert.
— Pour rien de précis, se défendit-elle.
— Mmm... j’ai du mal à le croire mais... peu importe ! Donne-moi un baiser !
Charlotte sentit le souffle de Iannis effleurer ses lèvres. La musique les enveloppait,
lancinante, enivrante.
— C’est une musique parfaite pour...
— ... l’amour? proposa Iannis, encerclant sa taille de son bras.
Charlotte n’était plus que désir. Ne faire plus qu’un avec lui, se repaître encore et
encore de son odeur, de sa chaleur, de sa puissance, telle était son obsession. Son
cœur battait si fort qu’il en devenait douloureux.
« Est-ce cela, aimer ? », se demanda-t-elle.
Mais comme elle levait la tête vers lui, persuadée qu’il devinerait son émotion, elle ne
rencontra qu’un regard froid et détaché. Elle comprit alors, horrifiée, que l’amour
qu’elle éprouvait n’était pas partagé.
— Il vaut mieux que tu t’habilles, lui recommanda-t-il d’une voix dépourvue de la
moindre chaleur.
— Certainement. Je...
— As-tu faim ?
La question, bassement matérielle, lui fit brusquement prendre conscience que son
estomac criait effectivement famine.
— Oui, avoua-t-elle.
— Alors, il est de mon devoir de te préparer à manger. En Grèce, nous ne
supportons pas que nos visiteurs puissent avoir faim.
Qu’elle puisse souffrir de son indifférence, en revanche, lui était égal !
— Pendant que je prépare une omelette, tu es autorisée à visiter la maison, si tu le
souhaites. Marianna m’a apporté un gâteau de sa fabrication. Je suis prêt à le
partager avec toi si tu te conduis bien.
— Vraiment ? Je suis tentée. Que dois-je faire ?
Au lieu de répondre, il la saisit de nouveau par la taille pour un baiser brûlant.
— Theos, tu me rends fou, Charlotte ! murmura-t-il lorsqu’il eut repris son souffle.
Dépêche-toi de t’habiller et de me rejoindre !
L’autorisation de visiter lui étant accordée, Charlotte prit le temps d’examiner
minutieusement chaque recoin de la maison. Très vite, elle fut certaine que cette
maison n’était pas le lieu d’habitation principal de Iannis. Une autre découverte lui
sembla capitale : sa trousse de toilette, son parfum, sa valise — tous d’excellente
facture — coûtaient une fortune. Iannis Kiriakos n’était pas un simple pêcheur de l’île
d’Iskos !
Cette découverte, aussi intéressante qu’elle fût, n’avait désormais plus d’importance.
Elle avait envoyé son article à la rédaction de sa revue. Après tout, que le héros soit le
pur produit de son imagination ne modifiait pas l’intérêt que ses lectrices pourraient
lui porter. Un séjour en Grèce ne conduit-il pas irrémédiablement à produire des
mythes ?
Refermant soigneusement le placard qu’elle venait d’explorer et qui ne contenait pas
le moindre vêtement féminin, Charlotte décida qu’il était temps de rejoindre son hôte
dans la cuisine. Elle était à présent dévorée par la faim !
— C’est tout simplement délicieux ! s’extasia Charlotte en avalant la dernière
bouchée de l’omelette, moelleuse à souhait, préparée par Iannis. Iannis, tu
représentes vraiment l’homme idéal, le rêve de toute femme !
— Ne t’imagine surtout pas que je cuisine tous les jours ! se défendit Iannis,
récupérant son assiette vide pour la laver avec la sienne. Je me fais souvent servir ou
achète des plats tout faits.
— Tout comme moi, admit Charlotte.
— Que penses-tu de ma maison ?
— Elle est confortable, répondit Charlotte sans trop se compromettre. Il semble que
ta vie soit agréable.
— Elle l’est, en effet ! Et je ne laisserai jamais rien ni personne venir la perturber !
Il chercha son regard mais la jeune femme le détourna, gagnée de nouveau par un
sentiment de malaise.
— Je comprends, dit-elle, tu as tout ce qu’il te faut...
« Pour passer d’agréables vacances », aurait-elle voulu ajouter, mais elle se garda de
le faire.
— J’ai tout ce qu’il me faut, en effet, dit-il. Surtout aujourd’hui. Viens dans mes
bras, Charlotte !
— Iannis, je...
— Je sais. Viens dans mes bras !
Il tendit ses bras vers elle et elle lui obéit. Lorsqu’il la serra contre lui, elle
s’abandonna. Que pouvait-elle faire d’autre ? Cette fois, ils ne se rendirent pas à la
chambre à coucher — trop lointaine — mais firent l’amour sur le canapé du salon.
Leur désir était trop fort pour qu’ils perdent une seule seconde. Iannis ne se
reconnaissait plus, il devait l’admettre. Malgré la trahison de Charlotte, il n’avait plus
qu’un objectif : lui procurer du plaisir encore et encore. C’était de la pure folie mais il
ne pouvait résister. Elle était si belle, si... il l’aimait !
Horrifié, il repoussa cette idée saugrenue. L’amour n’était pas pour lui mais pour les
faibles qui croyaient que ce sentiment existait. Lui savait qu’il n’en était rien. Dieu
merci, il avait réussi à s’en préserver jusqu’alors ! Procurer du plaisir à cette traîtresse
était en fin de compte un sentiment égoïste car cela lui en procurait tout autant.
Comment ne pas prendre plaisir à la voir se cambrer pour mieux lui offrir son corps
parfait, ses seins arrogants, la courbe généreuse de ses hanches, la finesse de sa peau
? Comment ne pas adorer la manière dont elle s’ouvrait un peu plus à lui à chacune
de ses caresses ? Tout se passait comme s’il devinait très exactement où se trouvaient
ses points sensibles. Tel un musicien expérimenté, il jouait de son corps comme d’un
instrument docile dont il maîtrisait parfaitement la technique.
Les mains enfouies dans les cheveux de son amant, Charlotte se demandait si, un
jour, elle pourrait se rassasier des caresses de Iannis. Il lui avait fait l’amour toute la
nuit. Il lui avait fait l’amour sous la douche à peine une heure plus tôt et elle en
redemandait. Cette fois, il avait pris soin de l’installer de sorte qu’elle puisse jouir de
la plus belle vue de l’île. Celle que l’on pouvait découvrir à travers la fenêtre située
juste en face du divan. Tandis qu’elle se délectait de cette vue unique, il la
submergeait de caresses à l’aide de ses lèvres, de sa langue et de ses doigts experts.
Ronronnant de plaisir, elle se prépara à le recevoir en elle.
Lorsqu’il la pénétra, ils demeurèrent un long moment sans bouger comme pour
mieux profiter de cet instant unique. Leur émotion fut si forte, si intense et si
inattendue, que des larmes leur vinrent aux yeux. La suite fut plus qu’un
éblouissement, l’impression d’atteindre un sommet de plénitude partagée.
Comme Charlotte laissait échapper un long soupir de contentement, Iannis demanda
:
— Tu n’exprimes pas un regret, j’espère !
— Comment le pourrais-je alors que je viens de vivre le moment le plus
extraordinaire de ma vie ? Si je devais exprimer un regret, ce serait celui d’avoir à
partir bientôt.
— Iskos est une île magique, Charlotte. Parfois, elle nous retient enchaînés...
— Je n’en doute pas une seconde.
— Vraiment ?
« Pourquoi cette ombre sur son visage ? se demanda Charlotte. A quel jeu joue-t-il
donc ? » Alors qu’elle se posait ces questions, il se leva brusquement et s’éloigna sans
un regard.
— Où vas-tu ?
— Prendre une douche et m’habiller !
Son départ laissa la jeune femme désemparée. Décidément, cette façon qu’avait
Iannis de souffler le chaud et le froid la déstabilisait. Que cherchait-il exactement ?
Entendant couler l’eau de la douche, elle se leva à son tour. Il ne l’avait pas invitée à le
rejoindre. Son attitude indiquait, au contraire, clairement, que le jeu était terminé,
qu’elle pouvait s’en aller. Elle achevait de se vêtir lorsqu’il apparut dans
l’encadrement de la porte.
— Quelles sont tes intentions ? demanda-t-il.
— Je rentre ! énonça-t-elle, son ton à l’unisson du sien. Il se fait tard !
Iannis éprouva alors une soudaine sensation de froid dont il fut le premier étonné. La
simple idée qu’elle ne serait plus à ses côtés lui semblait insupportable.
— La nuit va tomber. Je te raccompagne.
— Non !
— Si !
Il s’approcha et, de son pouce, souligna le dessin de ses lèvres.
— Je ne voudrais pas que tu te perdes...
Charlotte haussa les épaules. Il était trop tard. Elle s’était perdue à jamais.
10.
« Qui est-il ? » se demanda une fois de plus Charlotte alors qu’ils av ançaient tous
deux sur le sentier conduisant à la villa. Apparemment, pas un pêcheur, mais qu’en
savait-elle, après tout ? Pourquoi un simple pêcheur ne pourrait-il pas avoir des goûts
musicaux tels que ceux qu’elle avait découverts chez Iannis ? Pourquoi ne pourrait-il
recevoir des cadeaux somptueux de la part d’une riche maîtresse reconnaissante ?
Horrifiée, elle repoussa cette pensée qui lui donnait la nausée.
La villa leur apparut soudain, tel un spectre blanc se détachant sur les ombres des
oliviers. Pour la première fois, elle sembla menaçante à Charlotte qui apprécia la
présence de Iannis à ses côtés.
« Comment a-t-elle pu choisir une maison aussi isolée ! se demandait dans le même
temps celui-ci. Cette femme n’a-t-elle donc peur de rien ? » L’irrésistible besoin de la
protéger le titillait de nouveau. Avait-il oublié sa trahison ? Cette femme n’était pas à
protéger mais à neutraliser. Ses avocats allaient s’en occuper. Fort heureusement,
cette histoire allait très vite tourner à son avantage et, dans quelques jours, la
journaliste disparaîtrait à jamais de sa vie.
Comme la jeune femme trébuchait dans le noir, il fut aussitôt près d’elle pour la
soutenir. Elle tenta de le repousser.
— Laisse-moi ! Je suis tout à fait capable de marcher sans aide.
— Sans doute, mais je dois me lever tôt pour aller pêcher et n’ai aucune envie de
t’accompagner à l’hôpital pour une cheville foulée !
— Trop aimable !
— Je sais !
Ils étaient de nouveau comme chien et chat, toutes griffes dehors. Lorsqu’ils
atteignirent la porte d’entrée, Iannis tendit la main afin qu’elle lui confie la clé, ce
qu’elle fit.
— N’as-tu pas peur de te retrouver seule, dans cette grande maison isolée ?
demanda-t-il alors qu’ils pénétraient dans le hall froid et désert.
— Non ! répondit spontanément Charlotte en allumant la lumière. Vivre seule dans
cette villa, face à l’immensité de la mer m’a été, au contraire, très bénéfique. J’avais
besoin de me reconstruire. Mais sans doute ne comprends-tu pas ce que cela signifie
?
Iannis ne répondit pas. Ne revenait-il pas périodiquement à Iskos, son île natale, pour
les mêmes raisons ?
Mais la traîtresse se gardait de donner la vraie raison de son séjour. L’enquête
demandée à ses avocats s’était révélée des plus fructueuses. Hélas, Charlotte faisait
bien partie de ces journalistes qu’il exécrait, ceux qui traquent les personnalités en
vue afin d’exposer leur intimité et la donner en pâture à leurs lecteurs assoiffés de
sensations fortes. Elle allait payer ! Et apprendre qu’on ne s’attaquait pas indûment à
Iannis Kiriakos !
Charlotte lança un regard vers la porte de la cuisine restée ouverte. Elle y avait
installé son ordinateur. Elle avait hâte de le consulter pour connaître les réactions de
sa rédactrice en chef. Elle allait devoir attirer Iannis vers le salon, détourner son
attention, proposer de lui préparer une boisson chaude... Iannis surprit la direction
de son regard, sans doute vers l’ordinateur connecté à Internet.
— Attends-moi dans le salon, proposa-t-elle avec un sourire. Je vais nous préparer
un café. Cela ne me prendra que quelques minutes.
— Je préfère t’attendre sur la terrasse.
Il n’était pas dupe de la raison pour laquelle elle désirait se retrouver seule dans la
cuisine. La perfide ! Il faillit laisser éclater sa rage mais se contint. « La vengeance est
un plat qui se mange froid ! », pensa-t-il, savourant à l’avance le plaisir qu’il
éprouverait à la mettre entre les mains de ses avocats pour la détruire
professionnellement.
— J’apporterai le café sur la terrasse, dit-elle. Je n’en ai pas pour longtemps.
— Je ne suis pas pressé...
Iannis s’installa confortablement dans une des chaises longues de la terrasse. Mais au
lieu de se mettre face à la mer, il se tourna de façon à garder une vue sur la cuisine. Il
aurait dû quitter l’île ce jour même mais avait retardé son départ afin de passer une
dernière nuit en compagnie de celle qui occupait ses pensées. Il n’avait pu se résoudre
à la quitter aussi brutalement.
Un muscle tressauta nerveusement sur sa joue lorsqu’il la vit s’asseoir devant l’écran
et se mettre à pianoter sur le clavier. Ainsi, elle rentrait les toutes dernières
informations recueillies ! Décidément, cette femme était la pire des manipulatrices,
séduisant ses victimes afin de mieux les utiliser. Une vraie professionnelle de la
dissimulation ! S’il n’avait pas subtilisé les feuillets tombés de la table quelques jours
plus tôt, jamais il n’aurait pu deviner le double jeu qu’elle jouait ! Oubliant totalement
sa présence, elle tapait frénétiquement sur le clavier de son ordinateur.
Il étudia attentivement son profil. Elle était totalement concentrée et ses lèvres
affichaient un sourire satisfait. La diablesse ! Elle devait avoir reçu de bonnes
nouvelles en provenance de sa revue. Il esquissa une moue de dégoût. Il n’éprouvait
que mépris pour ce type de littérature et pour ses lecteurs et lectrices. Comment
pouvait-on trouver du plaisir à se repaître de la vie intime des autres ? Charlotte était
allée jusqu’à le suivre en cachette pour mieux l’épier, l’espionner, lui voler son
intimité. Combien allait-elle être payée pour ce crime ? Personne ne pouvait se
conduire ainsi vis-à-vis d’un Kiriakos sans être puni ! Ses avocats étaient désormais
sur sa trace et elle allait payer le prix fort. Alors pourquoi éprouvait-il ce profond
malaise ? Pourquoi l’idée de la détruire professionnellement ne lui procurait-elle pas
la jouissance escomptée ?
« Parce que tu es tombé éperdument amoureux d’elle ! », énonça la voix de la raison.
Absurde, ridicule ! A trente-cinq ans, il ne pouvait être tombé amoureux d’une infâme
manipulatrice !
Iannis se souvenait de chacun des mots lus sur les feuillets dérobés. Des mots
excessifs qui feraient sans doute beaucoup rire les lectrices attitrées de la revue
londonienne. Un pêcheur dans une île perdue. Un pêcheur hors du temps, coupé de
toute modernité, empêtré dans des traditions d’un autre âge ! Telle était sans doute
l’image de lui qu’elle leur avait donnée en pâture.
— Je suis désolée ! lança Charlotte en apparaissant soudain à la porte-fenêtre. Je ne
pensais pas prendre tout ce temps !
Iannis haussa les épaules, feignant l’indifférence.
— Des nouvelles du pays ? demanda-t-il.
Grande était sa colère. Il avait repoussé son départ pour elle. Pourquoi ? Pour qu’elle
puisse lui soutirer de nouvelles informations ? Deux options s’offraient désormais à
lui : lui cracher son mépris au visage ou profiter, une dernière fois, de son corps
magnifique.
— Des nouvelles de mon travail, en effet, admit-elle, le sourire aux lèvres. Il se
rappelle à mon existence.
Elle poussa un cri lorsque, se levant brusquement de la chaise longue, il l’attira
violemment contre lui. « Que signifie cette violence ? se demanda-t-elle, perplexe.
Que je vais lui manquer ? »
Avec passion, elle enfouit les doigts dans la chevelure brune et bouclée de son amant
et attira son visage vers elle pour lui donner un baiser ravageur. Fermant les yeux,
elle se lova contre lui afin de profiter de sa force, de sa chaleur, de sa protection. Il
était si viril, et il lui avait tant appris ! Elle avait désormais un corps et il savait le faire
vibrer.
Il y avait plus. Les nouvelles reçues de sa revue, à propos de l’article envoyé, étaient
excellentes. Rien de ce qu’elle avait écrit jusqu’alors n’avait été aussi bien reçu. Son
inspirateur devait être remercié pour cela.
Iannis, de nouveau, n’était plus que désir. Cette femme déclenchait en lui des
émotions qu’il ne savait contrôler. Il se rassit et la prit sur ses genoux. Glissant la
main sous son T-shirt, il trouva ce qu’il cherchait : la pointe durcie d’un mamelon
qu’il massa savamment. A sa plus grande satisfaction, Charlotte se tortilla aussitôt de
plaisir.
— Tu sais ce que je veux, n’est-ce pas ? murmura-t-il d’une voix rauque à son oreille.
— Oui...
L’assentiment de la jeune femme était total. Elle ne voulait rien d’autre. Se donner à
lui devenait une obsession, un besoin qu’elle ne maîtrisait plus. Comment allait-elle
pouvoir vivre sans lui ?
— Laisse-moi te déshabiller, ordonna-t-il.
Elle le laissa faire. Elle éprouvait une excitation délicieuse à se laisser dévêtir ainsi
sous la voûte étoilée, à offrir son corps nu aux rayons de lune, à se laisser caresser au
rythme lent du ressac des vagues venant lécher les rochers juste au-dessous d’eux.
De nouveau, la magie fonctionnait. Ils étaient seuls au monde, uniquement
préoccupés par leur plaisir mutuel. Iannis prit conscience de ce que ce moment avait
d’exceptionnel. Comment se lasser de ce corps magnifique que la lune, ce soir, parait
de rayons argentés ? Il adorait le caresser, le sentir vibrer sous ses doigts. Il pourrait
le faire toute la nuit et même sa vie durant.
Bon sang, il perdait la tête ! Envisager de lier sa vie à cette journaliste prête à tout
pour un bon papier ! Décidément, cette femme représentait un réel danger pour lui !
Elle lui ôtait sa capacité de raisonner sainement. Elle leva les yeux vers lui et il cessa
de penser. C’était plus fort que lui. A l’unisson de leurs corps, leurs âmes se fondaient
l’une dans l’autre. Jamais, avec aucune de ses conquêtes précédentes, il n’avait connu
pareille félicité. Etait-ce cela, trouver l’âme sœur ? Prenant sa main, il l’entraîna vers
la chambre et ils firent l’amour encore et encore jusqu’à ce qu’ils s’endorment,
épuisés, dans les bras l’un de l’autre.
Lorsqu’elle se réveilla, le lendemain matin, la première pensée qui vint à l’esprit de
Charlotte fut le regret d’avoir à quitter l’île. Son séjour, cette fois, touchait vraiment à
sa fin. Les yeux encore fermés, elle allongea le bras pour caresser le corps qui devait
se trouver à côté d’elle.
La place était vide !
Désormais totalement réveillée, elle s’assit dans le lit. Les premiers rayons du soleil
pénétraient à travers les interstices des volets. Regardant autour d’elle, elle put
constater qu’il ne restait plus aucune trace du passage de Iannis. Si son corps n’avait
été endolori par l’ardeur de leurs ébats, elle aurait pu penser avoir rêvé.
Elle retint sa respiration et tendit l’oreille, attentive au moindre bruit. La maison était
plongée dans un profond silence. Sautant à bas du lit, elle se saisit de sa robe de
chambre posée sur le dossier d’une chaise, s’en revêtit et, pieds nus, partit en quête de
son amant.
Elle avait deviné intuitivement qu’il avait quitté la villa, mais elle n’en courut pas
moins jusqu’à la terrasse, espérant l’y trouver. Hélas, celle-ci était tout aussi déserte
que la maison. Seules traînaient là quelques feuilles en provenance des oliviers et des
citronniers, apportées par le vent. Se penchant à la balustrade, elle regarda vers la
plage et poussa un soupir de soulagement. Iannis s’y trouvait, occupé à tirer ses filets,
au milieu d’autres pêcheurs. Il avait dû se lever à l’aube pour aller les rejoindre.
Charlotte porta la main à son cœur. Pourquoi avait-elle paniqué ? Qu’avait-elle craint
? Qu’il se soit volatilisé à jamais ? Quelle idée ridicule ! N’allait-elle pas elle-même
avoir à quitter l’île dans quelques heures ? Mais comment se raisonner lorsque tout
son être n’était plus tendu que vers un seul but : être dans les bras de celui qu’elle
aimait jusqu’à l’obsession.
Fascinée, elle ne le quittait plus des yeux, éprouvant un immense plaisir à le
contempler en action, bandant ses muscles, interpellant ses compagnons. Elle aurait
voulu crier au monde entier que cet homme lui appartenait, qu’ils avaient fait l’amour
toute la nuit.
Ses yeux s’attardèrent sur ses cuisses puissantes qui avaient contrôlé les siennes alors
qu’elle prenait son plaisir, au-delà de ce qu’elle avait cru possible. Iannis ne possédait
pas seulement un corps magnifique mais un savoir-faire amoureux extraordinaire.
Un sourire heureux s’épanouit sur ses lèvres. Elle était une femme comblée.
En bas, sur la plage, à l’évidence, les autres pêcheurs obéissaient à Iannis. Cet homme
possédait naturellement l’autorité et l’art du commandement. La légère brume qui
s’élevait de la mer, la couleur émeraude de l’eau étale et limpide, les pêcheurs tirant
leurs filets, formaient comme un tableau que la jeune femme voulut aussitôt fixer sur
la pellicule. Elle courut chercher son appareil photo.
Elle avait déjà pris un certain nombre de clichés lorsque, brusquement, Iannis leva les
yeux vers la terrasse et comprit ce qu’elle était en train de faire. Une vague de plaisir
la submergea. Un large sourire fleurit sur ses lèvres et elle agita sa main pour lui
indiquer de se reculer afin qu’elle puisse l’isoler sur la photo.
L’espace de quelques secondes, Iannis demeura comme pétrifié, son regard noir fixé
sur elle. Le sourire disparut des lèvres de Charlotte. Il était manifestement très en
colère. En colère contre elle ! Après avoir lancé des ordres à l’attention de ses
compagnons, il les abandonna pour se précipiter sur le sentier conduisant à la villa.
Otant la bride de l’appareil passée autour de son cou, Charlotte courut vers sa
chambre pour le mettre à l’abri. A peine en était-elle ressortie que Iannis arrivait sur
la terrasse. Sans même prendre le temps de la saluer, il s’empara de son bras et
voulut l’entraîner à l’intérieur de la maison. La jeune femme se débattit, tentant de se
libérer. Mais les doigts de Iannis enserraient si fort son bras qu’elle n’arrivait pas à se
dégager.
— Que signifie cette attitude ? demanda-t-elle, outrée. Est-ce ainsi que l’on traite les
femmes, en Grèce? En usant de violence ?
Iannis pâlit et ses mâchoires se crispèrent.
— Inutile de nous donner en spectacle, dit-il. Nous parlerons à l’intérieur.
— Non !
— Si ! Tu me dois une explication !
— Pourquoi ? Qu’ai-je donc fait ? Si tu as quelque chose à me reprocher, je suis
prête à l’entendre ici, sur la terrasse.
Exaspéré, Iannis la souleva dans ses bras et la porta manu militari jusqu’à la
chambre. Charlotte ne sut si elle parvint à se libérer en se débattant ou s’il la laissa
tomber de lui-même sur le lit. Elle ne s’attarda pas à trouver la réponse. Se levant
d’un bond, elle se précipita vers la porte qu’elle tint ouverte.
— Sors d’ici immédiatement ! ordonna-t-elle, hors d’elle. Qu’avais-tu l’intention de
faire ? De m’infliger une correction ?
Iannis sembla choqué.
— Il n’est pas dans mes habitudes d’exercer quelque violence que ce soit sur une
femme, affirma-t-il d’un ton glacial.
— Alors, vas-tu, enfin, m’expliquer ce que tout cela signifie ?
— Je te retourne la question.
Les seules pensées qui venaient à l’esprit de la jeune femme étaient les souvenirs
torrides des folles étreintes de la nuit précédente.
— Il vaudrait mieux que nous quittions cette pièce, énonça-t-elle d’une voix vibrante
d’émotion.
— Pas avant que tu m’expliques ce que tu faisais avec ça ! rétorqua-t-il en se
saisissant de l’appareil photo et en l’agitant devant son nez.
— Cet appareil sert à prendre des photos et...
De nouveau, il saisit son bras et l’entraîna vers la cuisine.
— Et avec ça ? demanda-t-il en désignant l’ordinateur. Que fais-tu ?
— J’écris des articles. Comment penses-tu que je gagne ma vie ? Je suis journaliste
et, pour exercer mon métier, j’ai besoin d’un appareil photo et d’un ordinateur. Quel
mal y a-t-il à cela ?
— Journaliste ! C’est donc ainsi que tu nommes le métier que tu exerces ?
Le ton employé était si méprisant qu’un frisson glacial parcourut Charlotte. Horrifiée,
elle le vit retirer la disquette de son appareil photo.
— Je ne te permets pas...
— Vraiment ! As-tu demandé ma permission et celle de mes compagnons pour
prendre ces photos ? De quel droit te permets-tu d’utiliser nos images ? Parce que tu
te nommes journaliste, tu crois avoir tous les droits ?
— Donne-moi cette disquette, sinon...
— Sinon, quoi ? Tu appelleras ton avocat ?
Charlotte se figea. Cette conversation prenait un tour totalement inattendu. Certes,
Marianna l’avait prévenue du fait que les habitants de l’île détestaient se faire prendre
en photo. Mais, tout de même, on n’était plus au Moyen Age, et Iannis...
— Que croyais-tu donc ? poursuivit ce dernier. Que le fait de m’avoir amené à
partager ton lit te donnait tous les droits sur moi ?
Un instant, Charlotte se trouva dans l’incapacité de prononcer un seul mot tant ce
qu’elle venait d’entendre la choquait.
— Comment oses-tu m’insulter ainsi ? finit-elle par articuler.
— T’insulter ! Ta conduite mériterait des mots bien pires encore !
Charlotte vacilla sous cette nouvelle accusation.
— Si je comprenais de quoi tu parles, je pourrais peut-être me défendre.
Iannis sortit deux feuillets froissés de la poche de son pantalon.
— Qui d’autre que toi a écrit ceci ? demanda-t-il en les agitant sous son nez.
Charlotte pâlit en reconnaissant les notes qu’elle avait jetées sur le papier avant
d’écrire son article. Où les avait-il donc trouvées ?
— Il s’agit de mes notes, en effet ! reconnut-elle.
— Des notes qui t’ont servi à écrire cet article que tu pensais illustrer avec les photos
que tu viens de prendre sans ma permission, n’est-ce pas ?
Charlotte baissa la tête, submergée par un soudain sentiment de culpabilité. N’avait-il
pas, en effet, toutes les raisons d’être en colère pour ce mensonge par omission ?
— Je... j’aurais sans doute dû t’en parler, mais...
—... tu ne l’as pas fait ! Et, maintenant...
— D’accord, j’ai écrit cet article ! se révolta-t-elle. Mais je n’en ai pas honte !
Iannis éclata d’un rire méprisant.
— Combien vas-tu être payée pour l’effort fourni ?
— Ne sois pas ridicule, Iannis ! Tout travail mérite salaire. J’ai en effet écrit un
article qui fait ton éloge et, d’après ma rédactrice en chef, il s’agit d’un excellent
travail pour lequel je vais recevoir un salaire mérité.
— Auquel vont s’ajouter les droits internationaux...
— Les... les droits internationaux ?
Iannis lui aurait parlé hébreu qu’elle n’aurait pas été plus décontenancée,
— Ne joue pas la surprise, je t’en prie !
Il brandit de nouveau la disquette contenant les clichés.
— Quant aux photos...
— Elles sont là pour illustrer mon article, rien de plus.
— Tu as volé mon image et tu vas le payer cher.
— Illustrer un article par des photos est une pratique des plus courantes. Ne me dis
pas que toi et tes congénères vous êtes superstitieux !
— Superstitieux ! répéta Iannis, au comble de la fureur. Crois-tu que mes
compagnons et moi sommes restés à l’âge de pierre ? Comment oses-tu nous insulter
ainsi ?
Il lança les feuillets qu’il tenait à la main par terre. Charlotte ne fit pas un mouvement
pour les ramasser.
— Où en est cet article ? s’enquit Iannis. J’exige que tu me le donnes
immédiatement !
— Je vais effectivement te donner mon article afin que tu le lises. Lorsque tu l’auras
fait, tu me feras des excuses, j’en suis certaine.
— Permets-moi d’en douter. Je vais surtout m’en servir pour défendre mes droits.
Charlotte laissa échapper un soupir de découragement.
— Je n’ai pas écrit cet article pour te causer quelque tort que ce soit mais, au
contraire, pour glorifier un style de vie qui a tendance, aujourd’hui, à disparaître. Je
l’ai écrit avec mon cœur. Tu m’es apparu comme un idéal, un mythe. Jamais ton nom
n’apparaît dans l’article...
De nouveau, il laissa échapper ce rire sans joie qui lui déchirait le cœur.
— Tu me prends vraiment pour un idiot, Charlotte ! Tu te dis journaliste mais tu
n’es qu’un de ces vautours à la recherche de vies à jeter en pâture à des lecteurs
désœuvrés.
— Un vautour ! s’exclama Charlotte en s’étranglant d’indignation. C’est vraiment
méconnaître notre travail de journaliste.
— Ne joue pas les innocentes, s’il te plaît ! C’est exactement le terme approprié pour
désigner ceux qui, comme toi, font ce travail répugnant pour lequel je n’éprouve que
du mépris.
— Sors d’ici, immédiatement ! ordonna Charlotte d’une voix soudain étrangement
calme. Si tu penses cela de moi, nous n’avons vraiment plus rien à nous dire. Mais,
surtout, ne pars pas sans emporter cet article que tu condamnes. Il te prouvera que je
ne suis pas celle que tu crois. Tu sembles détenir ces feuillets depuis un certain temps
déjà. Tu m’as donc fait l’amour alors que tu n’éprouvais que mépris à mon égard.
Comment appelles-tu cette attitude ?
Comme il ne répondait pas, elle répéta :
— Sors d’ici, Iannis !
Elle était bien trop fière pour lui laisser voir les larmes qui lui venaient aux yeux.
11.
Iannis prit une nouvelle bière dans le réfrigérateur et se rassit à la table de la cuisine.
Il aimait cette maison qui lui servait de refuge lorsqu’il prenait quelques jours de
congé pour venir se ressourcer sur son île natale. Mais aujourd’hui, elle ne lui
procurait plus le calme espéré.
La journée d’hier avait été la plus difficile de son existence. Après avoir quitté la villa,
il avait vaqué à ses occupations, accomplissant ce qui devait l’être, mais le cœur n’y
était pas. Puis il s’était installé, l’article de Charlotte bien en évidence devant lui, son
téléphone portable à portée de main, prêt à être activé pour appeler ses avocats. Mais
il ne pouvait s’y résoudre. Pas, en tout cas, avant d’avoir lu attentivement ce qu’elle
avait écrit. Il lui devait au moins cela avant d’activer la machinerie judiciaire qui ne
manquerait pas de la broyer.
L’aube se levait. Charlotte le devinait aux premiers chants d’oiseaux qui lui
parvenaient. Bientôt, il ferait jour. Le ciel prendrait cette délicieuse teinte rosée,
caractéristique des petits matins, à Iskos.
La jeune femme enfouit son visage dans l’oreiller. Elle aurait donné cher pour que le
jour ne se lève pas ! Mais, personne n’a jamais réussi à arrêter la marche inexorable
du temps. Son instinct naturel de survie lui fit chasser les noires pensées qui
l’envahissaient. Elle était venue à Iskos pour se reconstruire, pas pour en repartir
avec le cœur en lambeaux. Si elle était tombée follement amoureuse de Iannis
Kiriakos, elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même.
Ce qui s’était passé le jour précédent avait tout d’un cauchemar. Comment Iannis
avait-il pu s’imaginer une seule seconde qu’elle avait tenté de le ridiculiser ? Son
article était, au contraire, un hymne à une vie saine, en complète harmonie avec la
nature environnante. Une vie que chacun rêve d’avoir, tout en se laissant séduire et
tromper par l’attrait de la modernité. Ses lecteurs n’allaient pas se moquer de lui,
mais l’envier.
Iannis lança un regard à sa montre, ce qu’il faisait toutes les cinq minutes depuis une
heure. Il était 5 heures du matin et, à cette heure, Charlotte devait sans doute dormir.
Combien de temps encore allait-il pouvoir attendre ?
Il avait passé la nuit à lire et relire les feuillets étalés devant lui, à la recherche de tout
ce qui pouvait dénaturer son image, mais il était parvenu, à la fin de chaque lecture, à
la même conclusion : leur auteur ne cherchait nullement le scandale. C’était un récit
magnifique, un hymne à la gloire d’un pêcheur de l’île paradisiaque d’Iskos.
Les mots et le ton employés étaient aux antipodes de ce qu’il avait imaginé. En
aucune façon, Charlotte n’avait cherché le sensationnalisme. Elle avait seulement
quelque peu idéalisé son mode de vie à Iskos. Non, le problème n’était pas là. Ce
n’était pas le contenu de l’article en lui-même qui le révulsait, mais tout le mensonge
qu’il cachait.
Car la réalité était tout autre ! Il n’était pas un simple pêcheur d’Iskos, et Charlotte, en
tant que journaliste, ne pouvait pas l’ignorer. Il était un homme puissant, avec des
responsabilités internationales, et cet article n’allait pas manquer de lui causer de
sérieux ennuis si elle ne le retirait pas sur-le-champ.
Sa fureur grandit au souvenir des photos qu’elle avait prises de lui et de ses
compagnons. De quel droit s’immisçait-elle ainsi dans la vie des gens ? Certes,
l’article en lui-même n’était pas dangereux puisqu’il ne mentionnait pas son nom.
Mais les photos révéleraient son identité sur la place publique et, cela, il ne pouvait le
permettre. Trop de choses étaient en jeu.
Fort heureusement, il avait réussi à lui soustraire la disquette contenant les clichés
avant qu’ils ne soient transmis ! Une chance ! Avec les moyens offerts par Internet,
une photo pouvait être diffusée en moins d’une minute dans le monde entier. Il lui
restait toutefois à vérifier que d’autres clichés n’avaient pas été pris à son insu.
A une certaine vibration de l’air, Charlotte sut que Iannis se trouvait à proximité. Elle
se figea, s’arrêtant dans son entreprise de balayage de la chambre. Entreprise inutile,
bien entendu, Marianna ayant veillé à ce que la villa resplendisse comme un sou neuf.
Mais il fallait bien s’occuper pour ne pas devenir folle. Elle se précipita à la fenêtre
pour voir Iannis arriver à la porte, vêtu d’un pantalon et d’une chemise en denim, et
tenant à la main les feuillets de l’article qu’elle lui avait confié.
« Il vient s’excuser ! » pensa-t-elle, ivre de bonheur, abandonnant sur-le-champ son
balai afin de courir le recevoir. Elle n’avait pas le temps de s’apprêter. En robe de
chambre et pantoufles, elle ne devait pas être un modèle de séduction mais peu lui
importait ! Il était venu s’excuser et cela seul comptait. Son sourire disparut de ses
lèvres dès qu’elle ouvrit la porte et se trouva confrontée à l’expression du visage de
son visiteur.
— Puis-je entrer ? demanda-t-il, glacial.
Un frisson parcourut Charlotte tandis qu’elle s’effaçait pour le laisser passer. Se
dirigeant directement vers la cuisine, il déposa l’article à côté de l’ordinateur. Comme
elle l’avait suivi, il lui montra la disquette de l’appareil photo qu’il avait également
emportée.
— Merci de me rapporter..., dit Charlotte avant qu’il ne l’interrompe brutalement.
— Possèdes-tu d’autres clichés de moi que ceux qui se trouvent sur cette disquette ?
— Pardon ?
— Si tu en possèdes d’autres, tu dois me les donner immédiatement !
Sans même attendre sa réponse, il ouvrit les tiroirs et commença à fouiller.
— Arrête ! ordonna Charlotte, ivre de rage. Je pensais que tu étais venu t’excuser. Je
vois qu’il n’en est rien. De quel droit te permets-tu de fouiller dans mes affaires ?
— J’ai tous les droits que me donne le fait que tu as pris des photos de moi sans
autorisation. Dieu merci, il existe une loi qui protège les citoyens de ces odieuses
pratiques !
Charlotte s’interposa entre lui et les tiroirs.
— Il en est une autre qui protège les citoyens de l’intrusion de voleurs dans leur
maison ! Sors d’ici immédiatement ou je porte plainte.
Iannis sut qu’elle était tout à fait capable de mettre sa menace à exécution.
— Asseyons-nous et parlons ! proposa-t-il d’un ton plus amène.
— Je ne pense pas que nous ayons encore quoi que ce soit à nous dire, Iannis !
— Tu te trompes !
— Si tu crois m’intimider...
— En voulant m’utiliser, tu t’es trompée de cible, Charlotte !
— T’utiliser ? De quoi parles-tu ?
Il brandit les feuillets devant ses yeux.
— Cet article n’est-il pas signé Charlotte Chase ?
— Oui, et alors ? Je n’ai jamais nié l’avoir écrit et si tu l’as lu...
— Je l’ai lu !
— Alors, tu as pu constater par toi-même que...
— Que tu m’as pris pour cible sans mon autorisation !
— J’aurais dû t’en parler avant, je le reconnais, mais...
— Tu aurais dû, en effet !
— ... mais tu étais pour moi le héros idéal, celui qui...
— ... fait la fortune des paparazzi ?
— Ah, non ! Tu ne vas pas recommencer sur ce sujet, Iannis ! Hier, déjà...
— Ne fais pas celle qui ne comprend pas, Charlotte !
— Mais, enfin, si j’étais vraiment un paparazzi, pourquoi me serais-je intéressée à
un simple pêcheur... à moins que...
La jeune femme avait brusquement pâli. Elle porta la main à ses lèvres.
— A moins que ? insista Iannis.
Charlotte croisa ses bras sur sa poitrine comme pour se protéger. Il lui semblait qu’un
immeuble de trente étages venait subitement de s’effondrer sur elle. Si seulement elle
s’était montrée moins aveugle, moins obsédée par la rédaction de son article !
Soudain, elle voyait clairement toutes les incohérences ressenties ces derniers jours
mais laissées obstinément de côté. Elle chercha le regard de son interlocuteur.
— Qui es-tu exactement, Iannis ? demanda-t-elle. Tu n’es pas un simple pêcheur
d’Iskos, n’est-ce pas ? Alors, qui es-tu ?
Il éclata d’un rire amer.
— Comme si tu ne le savais pas ! Arrête de jouer la comédie. Tu n’as pas choisi l’île
d’Iskos par hasard et...
— Contente-toi de répondre à ma question, Iannis !
— Bien ! Comme tu le sais — j’en suis certain malgré tes dénégations — mon nom
est Iannis Kiriakos. Je suppose que ça te dit quelque chose. La Kiriakos Shipping Line
sillonne tous les océans et toutes les mers du globe.
Charlotte dut s’appuyer au mur pour ne pas tomber. Iannis Kiriakos ! Non, c’était
impossible ! Quelle piètre journaliste elle faisait ! Son mystérieux pêcheur — en
parfaite harmonie avec la vie simple et paisible de l’île d’Iskos — était un
multimillionnaire mondialement connu !
Elle ferma les yeux, assommée par le choc de cette découverte. Elle comprenait
désormais le doute que pouvait ressentir Iannis quant à sa sincérité. Elle comprenait
également qu’il puisse penser qu’elle était un de ces paparazzi à la recherche d’articles
croustillants sur une personnalité connue. Seigneur, qu’avait-elle fait ?
Pour lui, elle n’était également qu’une femme en quête d’un homme fortuné, lui
offrant son corps sans vergogne en espérant en tirer de nombreux avantages. Allait-il
jusqu’à imaginer qu’elle avait profité de leur intimité pour prendre des photos de lui...
lorsqu’ils faisaient l'amour, par exemple !
A cette pensée, la nausée lui monta aux lèvres. Elle essaya de concentrer son attention
sur la conversation tandis qu’il poursuivait :
— Il m’arrive, plusieurs fois dans l’année, de fuir le stress de mes lourdes
responsabilités et de venir ici, à Iskos, l’île de mes ancêtres.
« Suis-je vraiment éveillée, se demanda Charlotte, ou cela n’est-il, simplement, qu’un
mauvais rêve ? »
Comme, anéantie, elle restait sans réaction, son interlocuteur continua, véhément :
— Je vois que ce que je peux dire n’a aucun intérêt pour toi !
— Mais pas du tout ! se défendit Charlotte. Je suis très intéressée, au contraire ! Tu
crois que je connais tout de toi alors que je ne connais rien.
— Tu mens !
— Non ! Un mystérieux pêcheur m’est apparu, un soir, au clair de lune, seul dans sa
barque. II m’a inspiré l’article que tu as lu. Découvrir que ce simple pêcheur est, en
fait, un multimillionnaire possédant toute une flottille de bateaux sillonnant les
océans et mers du globe est un choc dont j’ai du mal à me remettre. Mais pourquoi es-
tu si véhément ? Mon article a-t-il dévoilé une chose que tu tenais à garder secrète ?
Est-il déshonorant, pour toi, d’éprouver du plaisir — comme je le démontre — à vivre
la vie simple d’un pêcheur en totale harmonie avec la nature ? Personnellement, je ne
vois aucun mal à cela.
— Une attitude totalement irresponsable ! Comment peux-tu, ainsi, t’immiscer dans
ma vie intime pour ensuite, à mon insu, la jeter en pâture à tes lectrices sans te
préoccuper des conséquences de ton acte ? Sache que j’exècre ce type de littérature.
Oui, j’aime cette île ! J’aime me mêler aux simples pêcheurs, j’aime ce rapport simple
à la nature, mais cela ne regarde que moi.
— Qui es-tu vraiment, Iannis ? l’interrompit Charlotte. Iannis Kiriakos, le
multimillionnaire ou Iannis Kiriakos, le simple pêcheur ?
— Je te laisse le soin de choisir. Nul doute que ton choix est déjà fait.
Elle avait choisi, en effet ! Comme elle restait muette, il poursuivit :
— Laisse-moi t’aider. Que penses-tu de Iannis Kiriakos, le riche célibataire ?
Charlotte pâlit plus encore.
— Ainsi, tu crois non seulement que je fais partie de cette presse de caniveau que
j’exècre tout autant que toi, mais aussi que je me suis donnée à toi pour ta fortune,
espérant peut-être ainsi me faire passer la bague au doigt !
— Je ne pourrais mieux le formuler !
— C’est bien mal me connaître, Iannis ! Il y a quelques jours seulement, j’ai jeté à la
mer ma bague d’or et de diamants afin de me débarrasser définitivement des liens
symboliques qui pouvaient encore m’unir à un homme riche et fortuné. J’avais plus
d’argent qu’il ne m’en fallait avec lui mais il me manquait l’essentiel : l’amour et la
considération. Tu oses affirmer que je t’ai utilisé...
Elle éclata d’un rire amer.
— Mais comment qualifies-tu ta propre attitude ? Crois-tu plus honorable de
partager mon lit en me cachant ta véritable identité, m’utilisant ainsi comme simple
objet de plaisir ?
— Tu t’es jetée dans mes bras !
— Sors de cette maison, Iannis ! Tu me fais horreur, désormais. J’avais cru trouver
en toi un homme débarrassé de ce cynisme qui est aujourd’hui la règle dans nos
sociétés modernes uniquement guidées par la recherche du profit. Quelle erreur ! J’ai
inventé un personnage qui n’existe pas. Sors d’ici !
— Je ne partirai pas avant de m’être assuré de certains détails.
— Lesquels ? Que veux-tu encore obtenir de moi ? Je t’ai tout donné.
— Ton article...
— Je vais l’effacer de la mémoire de mon ordinateur et envoyer un mail à la
direction de ma revue pour demander qu’il ne soit pas publié. Et maintenant, si tu
veux bien me laisser... j’ai un avion à prendre dans quelques heures !
— Désolé, mais je ne peux prendre le risque de te laisser partir, Charlotte !
— Pardon !
— Qui peut m’assurer que tu ne vendras pas cet article, accompagné de photos, à
d’autres journaux ?
— Je t’en donne ma parole.
— Cela ne me suffit pas.
— Que proposes-tu ? Tu n’as tout de même pas l’intention de me retenir ici contre
mon gré !
Portant la main à sa poche, Iannis en sortit un téléphone portable sur le clavier
duquel il se mit à composer un numéro sans la quitter des yeux. Un frisson glacial
parcourut Charlotte tandis qu’elle l’écoutait transmettre des ordres en grec.
— Téléphoner à tes avocats était inutile, Iannis, s’indigna-t-elle. Un simple mail à
ma rédactrice en chef va suffire pour tout arrêter. Et, demain matin, dès mon arrivée
au bureau, je...
— Tu ne seras pas à ton bureau demain matin, Charlotte, car tu ne quitteras pas
cette île avant que cette affaire soit définitivement réglée. J’ai toujours privilégié
l’efficacité de mes avocats à toute autre forme de procédure et, crois-moi, bien m’en a
pris.
— Ainsi, tu ne me fais pas confiance ?
— Non ! En attendant la réponse de mes avocats, tu resteras ici. A mes frais, bien
entendu !
— Tu... tu me prends en otage ?
— Epargne-moi le mélodrame, je t’en prie ! Tu t’es mise toi-même dans cette
situation. Je ne te prends pas en otage. Je t’invite simplement à prolonger ton séjour
dans l’île — à mes frais — jusqu’à ce que mes avocats trouvent une solution définitive
à cette histoire.
— Je n’ai nul besoin de ton argent ! Si je dois rester plus longtemps ici, ce sera à mes
frais, pas aux tiens !
Iannis haussa les épaules.
— Comme tu veux ! Pourquoi n’envoies-tu pas ce mail dont tu parles ?
L’ordinateur était un outil bien trop coûteux pour qu’elle le détériore en le lui lançant
au visage. Ses doigts volèrent sur le clavier. Elle aurait donné cher pour pouvoir haïr
son geôlier. Mais ce qu’elle éprouvait pour lui était, hélas, bien différent !
— Voilà qui est fait, dit-elle en lui montrant l’écran afin qu’il puisse vérifier par lui-
même. Vas-tu enfin quitter cette maison ?
— Non ! Je ne la quitterai pas avant d’avoir des nouvelles de mes avocats. Tu peux
vaquer à tes occupations, faire comme si je n’étais pas là...
— Et si je refuse ?
— Je ne te le conseille pas !
La jeune femme comprit alors qu’elle n’obtiendrait rien par des méthodes
conventionnelles. Elle ne s’avouait pas vaincue pour autant. Pour se sortir de cette
situation épineuse, elle allait simplement devoir se montrer astucieuse. Ce qui, en fin
de compte, n’était pas pour lui déplaire.
12.
« Où pourrais-je bien aller ? », se demanda Charlotte tandis qu’elle s’occupait, dans la
cuisine, à ranger ce qui l’était déjà. Planifier de s’enfuir était une chose, mettre en
œuvre le plan en était une autre. Avec un seul vol par semaine au départ de l’île, les
possibilités de la quitter par les airs se trouvaient terriblement réduites. Il était déjà
trop tard pour espérer prendre le vol sur lequel une place lui avait été réservée. Seule
Marianna était susceptible de l’accueillir. La jeune femme lança un regard en
direction de son geôlier, plus séduisant que jamais. Il ne semblait nullement en proie
aux remords. Parfaitement à l’aise, il était occupé à lire la presse locale. Repoussant
sa chaise, dans un geste de colère, la jeune femme se leva.
— Où vas-tu ? demanda-t-il aussitôt.
— Je sors !
Il fut plus rapide qu’elle et lui barra la route vers la porte.
— Pour aller où ?
— N’importe où, pourvu que ce soit loin de toi !
Laissant échapper un juron dans sa langue maternelle, il lui saisit violemment le bras
mais, en reculant, heurta un tabouret qui se trouvait derrière lui. Emporté par son
élan, il tomba lourdement en arrière, entraînant Charlotte dans sa chute.
La jeune femme mit quelques secondes à se remettre du choc puis vit le visage de
Iannis, à quelques centimètres seulement du sien, d’une pâleur extrême. Iannis avait
tout fait pour la protéger dans la chute. Elle n’avait pas la moindre meurtrissure mais
lui avait violemment heurté le carrelage de sa tête et tenait ses yeux fermés, comme
assommé.
— Iannis, parle-moi, je t’en supplie, cria-t-elle, affolée.
Il ouvrit les yeux, se massa le cuir chevelu et esquissa une grimace.
— Il se peut que je survive ! assura-t-il.
— J’ai eu très peur pour toi ! avoua-t-elle d’une voix tremblante.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment ! Tu aurais pu te faire très mal.
Etendue sur lui, elle prit soudain conscience de la chaleur de son corps contre le sien
et... de son érection !
— Iannis, je...
— On fait la paix ? demanda-t-il d’une voix rauque.
— Oui, mais à une condition !
— Laquelle ?
— Tu me libères !
— Tu es entièrement libre de faire ce que tu veux, Charlotte... à condition de ne pas
quitter la villa avant que je reçoive la réponse de mes avocats. Je l’aurai aujourd’hui,
j’en suis certain. Promets-moi de rester.
Pour l’instant, rester dans ses bras était son vœu le plus cher. Sans plus attendre, elle
se mit en devoir de déboutonner sa chemise afin de caresser son torse. La peau frémit
sous ses doigts qu’elle remplaça bientôt par ses lèvres et sa langue. Iannis gémit de
plaisir.
— Tu es mon prisonnier, mon otage, désormais, Iannis, dit Charlotte en débouclant
la ceinture de son pantalon, et tu ne partiras pas d’ici avant que j’aie obtenu de toi ce
que je veux.
Iannis poussa un soupir de contentement. Il fit semblant de protester.
— Non, non, arrête, je ne veux pas...
— Impossible ! Tu as été méchant et tu dois payer !
Se soulevant, il l’aida à le déshabiller et Charlotte ne put s’empêcher d’admirer, une
fois encore, le corps d’athlète qui s’offrait, nu, à son regard. « Pourquoi ne pas en
profiter ? », pensa-t-elle en le dévorant des yeux. Il était à elle. Entièrement à elle,
soumis à son diktat. Peu lui importait qu’il soit Iannis le pêcheur ou Iannis le
multimillionnaire. II était juste un homme gémissant de plaisir sous ses caresses. Elle
avait bien l’intention d’en profiter pleinement. En explorant le corps superbe, la jeune
femme put constater que les muscles puissants étaient totalement détendus. Bien ! Il
avait baissé la garde, s’offrant à elle pour qu’elle lui fasse l’amour.
— Je suis totalement à toi, confirma-t-il dans un soupir extatique.
Charlotte prit un plaisir certain à poursuivre le jeu. Elle ôta les peignes de ses cheveux
qui retombèrent en masse sur ses épaules, encadrant son visage d’une auréole de
lumière.
— Tu es magnifique ! murmura Iannis, les yeux brillants. Ote ton T-shirt que je
puisse, à mon tour, me repaître de ta beauté.
Charlotte obéit mais garda son soutien-gorge. Assise sur lui, elle prenait un plaisir
immense à contempler sa mâle beauté.
— Tu aimes ce que tu vois ? demanda-t-il.
— Oui, beaucoup, et tu le sais.
Levant ses deux bras au-dessus de sa tête, il s’offrit sans réserve à sa vue.
— Alors, régale-toi !
— Tu n’es qu’un monstre d’arrogance !
— Et cela ne te déplaît pas !
Iannis était ravi. Cette manière d’occuper le temps, en attendant la réponse de ses
avocats, lui convenait à merveille. Il n’aurait pu rêver mieux.
— Iannis, l’interpella Charlotte, es-tu prêt à te soumettre à tous mes caprices ?
— Je suis prêt à me soumettre à tous les jeux amoureux que tu me proposes.
Se penchant, Charlotte récupéra la ceinture de cuir du pantalon de Iannis et l’enroula
prestement autour des poignets de son prisonnier.
— J’ai toujours rêvé de t’enchaîner...
Il rit.
— Tu es la maîtresse du jeu, admit-il. Fais de moi ce qu’il te plaira.
Charlotte regarda autour d’elle à la recherche de ce qu’il lui fallait : un support pour
enchaîner son geôlier afin qu’elle retrouve sa liberté. Un des piliers soutenant des
étagères, scellé dans le sol, ferait parfaitement l’affaire. Comme Iannis fermait les
yeux, se soumettant entièrement à elle, elle attacha la ceinture au support.
— Voilà qui est parfait, dit-elle. Désormais, tu es vraiment mon prisonnier. Essaie
de te détacher.
Iannis ouvrit les yeux et tira sur les liens qui l’enchaînaient. Charlotte retint son
souffle. La ceinture ne fit que se resserrer encore autour des poignets du prisonnier.
Se penchant vers lui, Charlotte caressa longuement le torse dénudé jusqu’à ce que
Iannis la supplie d’arrêter.
— Tu es le plus expert des bourreaux, admit-il dans un souffle. Quelles délicieuses
tortures... Déshabille-toi ! Mon tourment, alors, sera complet.
Au lieu d’accéder à son désir, Charlotte se leva et remit son T -shirt.
— Que fais-tu ? demanda Iannis, soudain inquiet.
— Je pars, Iannis, et te laisse goûter au doux plaisir d’être pris en otage.
Sans plus attendre, la jeune femme quitta la pièce, poursuivie par les hurlements de
rage de Iannis. Avec sa force, il ne serait pas long à se libérer, elle en était certaine.
Elle devait courir, s’éloigner de la villa, trouver refuge chez Marianna.
Parvenue sur la plage, elle se précipita vers l’endroit où elle avait vu Iannis attacher sa
barque. Elle s’y trouvait ! Sautant aussitôt dans l’embarcation, elle parvint sans
encombre à détacher le cordage qui la retenait au rocher et, grâce aux rames, à
s’éloigner du rivage.
Elle manquait d’expérience dans le maniement d’une barque mais la peur lui donnait
la force nécessaire pour s’éloigner au plus vite de cet endroit. Elle bénit ses longues et
quotidiennes séances de natation qui, en musclant ses bras, allaient lui donner la
résistance nécessaire pour traverser la baie.
— J’ai réussi ! cria-t-elle à l’attention des mouettes qui piaillaient au-dessus de sa
tête.
Le vent du large lui caressait le visage. Elle aurait voulu hurler sa joie au monde
entier. Elle s’était montrée à la hauteur de la situation ! Mais, soudain, son euphorie
tomba d’un coup. Que se passerait-il si Iannis ne parvenait pas à se détacher ? S’il y
avait un incendie à la villa ? La peur la submergea. S’il arrivait malheur à Iannis,
jamais elle ne se le pardonnerait ! Elle devait impérativement retourner à la villa afin
de le délivrer. Mais, alors qu’elle dirigeait l’avant du bateau vers la plage, elle aperçut
son prisonnier, debout au sommet de la falaise, regardant dans sa direction. La jeune
femme en éprouva un tel choc qu’elle faillit faire chavirer l’embarcation. Il lui fallut
quelques minutes pour la stabiliser de nouveau. Lorsqu’elle regarda de nouveau vers
le sommet de la falaise, Iannis avait disparu.
La traversée de la baie lui apparut très vite interminable. Elle devait avancer à contre-
courant et l’effort demandé, intense, se révélait à la limite de ses forces. Seule sa
détermination à atteindre son but et trouver refuge auprès de Marianna lui permit de
ne pas s’effondrer. Seigneur ! Comment avait-elle pu se montrer aussi inconséquente
? Elle découvrait — un peu tard — qu’elle aurait dû se munir de bouteilles d’eau, d’un
chapeau et de crème solaire. Plus le temps passait, plus agressifs se faisaient les
rayons du soleil. Très vite, elle ressentit les effets de la déshydratation et perçut la
brûlure sur son visage, ses bras, ses jambes. Pire encore, agressés par la réverbération
du soleil sur la surface de l’eau, ses yeux la faisaient terriblement souffrir.
Lorsqu’elle atteignit enfin la jetée de bois, elle faillit fondre en larmes tant était grand
son épuisement physique et moral. Elle attacha la barque au pilier puis sauta dans
l’eau. Celle-ci la rafraîchit mais le sel ne fit qu’accentuer encore les brûlures qu’elle
ressentait sur toutes les parties de son corps exposées au soleil. Mais peu lui
importait. Elle avait enfin atteint son but. Tout au moins, l’espérait-elle. La demeure
de Marianna devait être cette coquette maison blanche, aux volets bleus et au
bougainvillier luxuriant courant sur sa façade, juste à côté de celle de Iannis.
Comme elle s’approchait, des rires d’enfants lui parvinrent. La maison de son
chaperon devait être le refuge de beaucoup d’entre eux, elle en était certaine. Rouge
comme une écrevisse et avec ses vêtements mouillés, elle ne devait pas être à son
avantage pour se présenter mais il était désormais trop tard pour reculer. Dans son
état, il lui fallait impérativement trouver un abri. Une adolescente sortit de la maison
et, à sa vue, se précipita vers elle, instantanément compatissante, lui parlant en grec.
Charlotte secoua la tête, chancelante.
— Je... je suis désolée, balbutia-t-elle, je ne parle pas votre langue et...
La soutenant par le bras, l’adolescente se tourna vers l’intérieur de la maison et
appela :
— Mama ! Mama !
Marianna jaillit de la porte d’entrée comme un diable de sa boîte. Charlotte aurait
voulu la rassurer mais elle éprouvait les plus grandes difficultés à parler. Sa langue
semblait avoir doublé de volume et être scotchée à son palais. Il lui fallait boire de
toute urgence. Des papillons dansaient devant ses yeux. Elle fut obligée de s’asseoir.
Son visage, ses bras, ses jambes, n’étaient plus que brûlures. Il lui fallait prendre une
douche, laver ce sel qui lui collait à la peau. En moins d’une seconde, comprenant la
gravité de la situation, Marianna saisit Charlotte par le bras et l’entraîna vers
l’intérieur de la maison où, à l’évidence, se déroulait une fête d’anniversaire. Après lui
avoir donné un verre d’eau, elle se mit en devoir de l’examiner sous toutes les
coutures.
— Par tous les dieux de l’Olympe, qu’avez-vous donc fait pour vous mettre dans un
état pareil ?
Charlotte voulut porter sa main à son visage mais Marianna l’en empêcha.
— Surtout, ne touchez pas votre peau ! conseilla-t-elle. Vous venez de prendre le
pire des coups de soleil que j’ai vu depuis longtemps ! Dieu merci, avec tous ces
enfants qui courent au soleil, j’ai conçu un baume de ma composition qui fait des
miracles ! Vous en avez sérieusement besoin ! Mais la première chose que vous allez
faire, c’est prendre un bon bain afin de vous débarrasser de tout ce sel...
— Marianna, je. ..j’ai fait une chose terrible...
— Ça, c’est sûr ! Rester ainsi au soleil, sans chapeau, était vraiment stupide !
Comment avez-vous pu...
— S’il ne s’agissait que de cela ! J’ai fait bien pire encore !
Mais Marianna refusa d’écouter quoi que ce soit avant que le bain soit prêt et sa
protégée confortablement installée dans une eau parfumée d’un mélange d’herbes de
sa composition. Se plantant alors devant la baignoire, ses mains sur les hanches, elle
lança :
— Qu’avez-vous donc fait de si grave, à part vous exposer stupidement au soleil,
Charlotte ?
— J’ai attaché Iannis !
Marianna ouvrit de grands yeux.
— Vous avez fait quoi ?
— J’ai écrit un article sur lui pour la revue qui m’emploie, expliqua Charlotte.
Lorsqu’il l’a appris, il est devenu fou de rage. Il voulait me retenir contre mon gré
jusqu’à ce qu’il reçoive des nouvelles de ses avocats mis sur l’affaire. Alors, je l’ai
attaché et je me suis enfuie.
Un large sourire s’épanouit sur les lèvres de Marianna.
— Où est-il ?
— Il a réussi à se détacher et me cherche. Il m’a vue prendre sa barque et traverser
la baie. Il va venir ici.
— Qu’il vienne et je lui dirai ma manière de penser ! Vous avez bien fait de venir
vous réfugier ici, Charlotte ! Tant que vous serez sous ma protection, vous ne risquez
rien.
— Vous ignorez de quoi il est capable !
Marianna sourit.
— Vraiment ? Il se trouve que je connais Iannis Kiriakos depuis sa naissance,
Charlotte.
— Co... comment...
— J’ai été sa nounou !
Une nouvelle pièce du puzzle venait de se mettre en place.
— Il a grandi, depuis, Marianna, et je doute que vous puissiez...
— Jamais je ne permettrai à Iannis de vous voir ce soir ! affirma Marianna,
impérative. Il prendrait peur.
La jeune femme ferma les yeux, vaincue. Durant ces quatre semaines passées dans
l’île, elle avait pris grand soin de protéger sa peau fragile ; mais il semblait que la
traversée de la baie, sans aucune protection, ait eu des effets désastreux. Plus tard,
dans la chambre, alors qu’elle enduisait de son baume miracle les parties de son corps
exposées aux brûlures du soleil, Marianna l’avertit :
— Vous allez avoir du mal à supporter le frottement des draps sur votre peau.
— Si Iannis vient ici...
— Je vous promets de m’en occuper ! Et maintenant, tâchez de dormir.
Elle ferma les volets et quitta la chambre. Charlotte laissa échapper un soupir. En
cherchant refuge chez Marianna, elle avait eu le bon réflexe. Les draps frais sentaient
la lavande. Plus rien, désormais, ne pouvait lui arriver. A peine avait-elle fermé les
yeux qu’elle sombra dans un profond sommeil.
Sa fatigue devait être extrême car Charlotte ne se réveilla que le lendemain matin, au
chant du coq célébrant le lever du soleil. Revenant lentement à la conscience, elle
garda les yeux fermés, de peur qu’ils ne soient encore douloureux après ce qu’ils
avaient subi la veille. Attentive aux moindres bruits, elle perçut ceux en provenance
de la basse-cour, derrière la maison. Marianna devait être occupée à nourrir ses
animaux.
Les souvenirs de la veille lui revinrent alors à la mémoire, compromettant gravement
ce moment de béatitude qui suit, en règle générale, le réveil. Levant la main vers son
visage, elle toucha précautionneusement ses joues. La sensation de brûlure avait
totalement disparu ! Ouvrant alors les yeux, elle sauta à bas du lit et se précipita vers
le miroir qui ornait un des murs de la chambre.
Le baume de Marianna avait accompli des miracles. Son visage était coloré mais pas
vermillon comme elle l’avait craint. Comme sa peau la picotait encore un peu, elle prit
au bout de ses doigts un peu de baume dans le pot laissé sur la table de nuit et s’en fit
un masque. La sensation de bien-être fut immédiate.
Charlotte sourit à son image. Avec cette chemise de nuit en coton prêtée par
Marianna, qui lui descendait jusqu’aux pieds, lui couvrait les bras et remontait
jusqu’à son cou, elle semblait être protégée par une armure. C’est dans cette tenue
qu’elle ouvrit la porte de la cuisine pour y prendre un verre d’eau et se trouva nez à
nez avec Iannis.
Iannis n’était aucunement préparé à ce qu’il éprouva à la vue de Charlotte. Son cœur
se mit à danser une folle sarabande dans sa poitrine et il dut se faire violence pour ne
pas la prendre dans ses bras. Il avait promis à Marianna de se conduire en gentleman.
— Où est Marianna ? demanda Charlotte, atterrée. Que lui as-tu fait ?
— Marianna va très bien. Elle est occupée à nourrir ses animaux. Elle sait que je suis
là. Il fallait que je te montre ceci.
De la main, il lui indiquait l’ordinateur qu’il avait apporté et posé sur la table de la
cuisine. L’écran affichait un texte. Sa curiosité éveillée, la jeune femme s’approcha.
Iannis ne la quitta pas des yeux, observant attentivement ses réactions. A la lecture
du texte affiché, Charlotte ouvrit de grands yeux et porta la main à sa bouche.
— Je... je ne comprends pas ! C’est... c’est impossible !
« Sa surprise n’est pas feinte ! », pensa Iannis.
— Tu es en train de lire la première page en ligne du Daily Messenger, ma chère
Charlotte, annonça-t-il, un journal qui tire à des milliers d’exemplaires.
— Je... je n’ai rien à voir avec ça !
— Vraiment ? Il me semble, pourtant, qu’il s’agit de l’article que tu m’as donné à
lire.
Charlotte regarda plus attentivement et lut le titre : « La cachette de Iannis Kiriakos,
le célèbre armateur multimillionnaire, enfin découverte. » Et, en bonne place pour
illustrer l’article, une photo montrait Iannis, les pieds dans l’eau, tirant un filet, au
milieu des autres pêcheurs.
— Tu m’avais parlé d’un simple article pour une revue confidentielle, tu m’avais
promis de retirer cet article et voilà que je le retrouve en première page d’un journal à
gros tirage, énonça Iannis, amer. Une fois de plus, tu m’as menti et mes pires craintes
se trouvent ainsi justifiées. Sauras-tu jamais ce que l’on peut ressentir lorsque l’on est
ainsi la cible des journalistes ? Sauras-tu jamais ce que l’on ressent à être harcelé,
photographié, analysé, décortiqué, jugé ?
— Iannis, pardon, je suis...
— … désolée ? C’est un peu tard, ne crois-tu pas ?
Charlotte baissa la tête. Il avait mille fois raison. Mais comment aurait-elle pu
imaginer... Elle n’avait envoyé la toute première photo de Iannis au milieu de ses
congénères que pour montrer qu’elle avait enfin trouvé le héros idéal. Elle ne
comprenait pas que son article et cette photo se trouvent sur la première page d’un
journal à gros tirage. Que s’était-il passé ? Elle devait, de toute urgence, contacter sa
revue !
— Puis-je utiliser ton ordinateur, Iannis ?
— Mais je t’en prie...
Les doigts de Charlotte coururent sur le clavier pour entrer les données nécessaires à
la connexion. Hélas, elle trouva vite le mail envoyé par sa rédactrice en chef.
— Des nouvelles ? demanda Iannis.
— Oui, répondit-elle, accablée. Il semble que mon contrat contienne une clause
permettant d’utiliser mes articles pour les vendre aux journaux du monde entier.
Celui-ci — paraît-il — est un scoop.
— Je n’en doute pas une seconde. Et sais-tu ce qui va se passer, maintenant, à cause
de ton inconséquence ? Des dizaines de personnes peuvent perdre leur emploi !
— Mais...
— Ce sont les lois du marché, Charlotte ! Les cotations boursières connaissent des
hauts et des bas. Une information telle que celle-là peut donner à penser à mes
actionnaires que j’abandonne les rênes, que je préfère me retirer dans une île perdue
plutôt que de veiller à leurs intérêts. Qu’ils retirent leur confiance à mes entreprises et
ce sont des dizaines d’emplois menacés ou perdus !
— N’exagères-tu pas un peu ?
— Nous n’allons pas tarder à le savoir. La Bourse de Londres ouvre dans quelques
minutes. Je suggère que tu ailles t’habiller et reviennes constater avec moi si j’ai eu
raison ou tort de m’inquiéter.
Le T-shirt et le short de Charlotte avaient été lavés et repassés par la diligente
Marianna. La jeune femme débarrassa son visage du baume qui le recouvrait. De
nouveau, il avait fait merveille et, seule une rougeur sur ses joues et son nez
témoignait encore du drame de la veille. Mais, dans la situation présente, son
apparence était le dernier de ses soucis. Des choses bien plus importantes étaient en
jeu. Comme elle le rejoignait dans la cuisine, Iannis porta son regard sur ses jambes
nues et s’exclama, horrifié :
— Theos, que t’est-il arrivé ?
Charlotte regarda à son tour. Ses jambes portaient les traces des égratignures faites
lors de la course folle, sur le sentier escarpé descendant le long de la falaise, pour
rejoindre le bateau.
— Marianna a-t-elle vu ces blessures ?
— Oui. Elle a un baume magique qui...
— Donne-le-moi !
Elle lui tendit le pot qu’elle tenait encore à la main.
— Mais... la Bourse...
— Elle attendra !
Avec douceur et délicatesse, il se mit en devoir de passer l’onguent miraculeux sur les
plaies et meurtrissures.
— Qu’as-tu fait, Charlotte ? murmura-t-il.
La jeune femme comprit qu’il ne faisait pas seulement allusion à l’état de ses jambes
et repoussa les larmes qui lui venaient aux yeux.
— Nous devrions regarder ce qui se passe à la Bourse, Iannis.
— Non ! Toi seule es importante...
Tendant la main vers son visage, il caressa tendrement sa joue avant de poursuivre :
— Les choses auraient pu être si différentes entre nous, Charlotte !
— Crois-moi, Iannis, si j’avais su que je risquais de te mettre en difficulté, jamais je
n’aurais... je suis vraiment navrée...
Elle semblait si sincère qu’il laissa échapper un soupir.
— Je le suis, moi aussi, de t’avoir donné l’impression que la seule solution qui te
restait, pour régler le problème, était de m’attacher et de te sauver par la mer...
— Je... je n’aurais pas dû t’attacher ! Si un malheur t’était arrivé, jamais je ne me le
serais pardonné. D’ailleurs, je suis revenue pour te détacher. J’étais en train de
rebrousser chemin lorsque je t’ai aperçu sur la falaise.
— Vraiment ? Pourquoi faisais-tu cela ?
— Parce que... parce que je t’aime, Iannis, avoua-t-elle, à bout de regret et de
douleur.
Au diable son orgueil ! Les larmes, trop longtemps contenues, roulèrent sur ses joues
sans qu’elle puisse les retenir. Comme venait de le dire Iannis, les choses auraient pu
être différentes si elle n’avait pas tout gâché.
13.
L’aveu de Charlotte alla droit au cœur de Iannis. Se pouvait-il qu’elle dise vrai ?
Marianna semblait, elle, ne pas douter de cette femme dont il était, qu’il le veuille ou
non, tombé follement amoureux. Il s’approcha d’elle et, de ses lèvres, sécha les larmes
qui coulaient sur ses joues.
— J’ai une question importante à te poser, Charlotte. Fais-moi le plaisir de
m’écouter comme je t’ai écoutée.
— Voyons d’abord ce qui se passe à la Bourse, protesta la jeune femme . Les
dommages que j’ai pu causer à tes entreprises et aux gens qui y travaillent
m’obsèdent et...
— Si l’article a, comme je le pense, causé des dégâts, je me battrai — comme je l’ai
toujours fait — pour sauvegarder les emplois. Le fait que j’aie l’air de me cacher dans
une île perdue de la mer Egée risque d’alimenter des rumeurs, ce qui n’est guère
sécurisant pour les actionnaires. Ce sont eux qui, désormais, font et défont les
empires économiques. De leur confiance dépend l’avenir de nos entreprises. Nous
vivons, hélas, dans un monde un peu fou où les catastrophes arrivent très vite.
Il établissait la connexion avec les marchés boursiers lorsque son téléphone sonna. Il
le porta aussitôt à son oreille.
— Mon bureau..., annonça-t-il à l’attention de Charlotte.
Cette dernière tint ses yeux fixés sur son visage pendant toute la durée de la
conversation. Il était visiblement grave et tendu. Seigneur, qu’avait-elle fait ? La
situation était peut-être plus grave encore qu’il ne l’avait imaginé... La jeune femme
ferma les yeux. Elle ne devait pas laisser son imagination s’emballer mais, pour une
fois, accepter de regarder la situation en face. Iannis raccrocha et posa le téléphone
sur la table sans un mot. Puis, toujours sans prononcer le moindre mot, il s’assit
devant l’ordinateur et entra l’adresse du site à consulter.
— Assieds-toi près de moi et regarde, ordonna-t-il enfin.
Charlotte obéit, avide de connaître l’étendue des dégâts qu’elle avait provoqués. La
presse financière s’était déjà emparée de l’histoire. Le cœur battant, la jeune femme
parcourut des yeux les textes affichés à l’écran.
« Iannis Kiriakos... un homme riche à millions... qui, pourtant, n’hésite pas à renouer
avec la vie simple de ses ancêtres... un homme sage... solide... les actions de Kiriakos
Shipping Line ont monté en flèche... »
Charlotte étouffa l’exclamation de joie qui lui venait aux lèvres. Ainsi, au lieu de
desservir la compagnie, comme Iannis le craignait, l’article l’avait, au contraire,
valorisée ! Les actionnaires préféraient sans doute voir le grand patron tirer ses filets
au milieu de ses congénères plutôt que dépenser leurs deniers dans les palaces ou les
casinos. Iannis se tourna vers elle.
— Je voulais te poser une question, tout à l’heure.
— En effet...
— Serais-tu restée, ici, à Iskos, si Iannis le pêcheur te l’avait demandé ?
— Oui !
— Aurais-tu accepté de l’épouser s’il te l’avait demandé ?
— Oui !
— Mais alors, tu m’aimes vraiment ?
— Oui !
Les yeux de Charlotte se remplirent de nouveau de larmes. Oui, elle aurait accepté
d’épouser Iannis, le simple pêcheur. Ne l’avait-elle pas aimé dès leur première
rencontre ? Il représentait son idéal, même s’il était dangereux de croire que celui-ci
puisse exister.
— Si tu m’aimes vraiment, Charlotte, alors je suis le plus heureux des hommes car,
en te voyant prendre ces risques insensés sur ce bateau, j’ai eu peur, et j’ai compris
que, sans toi, ma vie perdait tout son sens. Mes affaires, cette île, ne signifient rien si
tu n’es pas à mes côtés.
— Ne joue pas avec moi, Iannis, je t’en prie ! Ne dis pas des choses que tu ne penses
pas !
— Jamais je n’ai été aussi sérieux ! Je t’aime, Charlotte, et je te demande de
m’épouser !
La jeune femme porta la main à son cœur. Seigneur... Elle ne pouvait faire deux fois
la même erreur ! Epouser un homme fortuné ne lui avait causé que des déboires.
— Je ne peux t’épouser, Iannis ! Comprends-moi... Je suis tombée amoureuse d’un
simple pêcheur, mais tu es à la tête d’un empire et...
— Je peux le perdre du jour au lendemain !
— Tu seras tout le temps pris par tes affaires, occupé à gagner toujours plus
d’argent...
— Certainement pas ! J’ai toujours fui les palaces pour retrouver la vie simple
d’Iskos au milieu de mes vrais amis, les simples pêcheurs qui m’acceptent comme l’un
d’entre eux. Dans mon cœur, je serai toujours Iannis, le pêcheur, celui que tu dis
aimer. Je te renouvelle ma demande : Charlotte, veux-tu m’épouser ?
La jeune femme lut dans le regard de Iannis tant de sincérité qu’elle sourit à travers
ses larmes.
— Oui, j’accepte. J’accepte d’épouser Iannis, le pêcheur d’Iskos, celui qui a pris mon
cœur une nuit de pleine lune, celui que je cherchais et qui m’a réconciliée avec la vie.
Iannis la prit dans ses bras et lui sourit tendrement.
— Dans ton article, tu as écrit que je possédais tout ce qu’un homme pouvait
désirer. Tu te trompais. Un homme n’a rien tant qu’il n’a pas rencontré la femme qui
lui est destinée.
Charlotte sut alors qu’elle avait enfin trouvé son port d’attache.
Épilogue
Iannis caressait tendrement le ventre arrondi de Charlotte quand, brusquement, un
garçonnet aux boucles brunes jaillit de la cuisine de la taverne, Mikos sur ses talons,
criant à tue-tête :
— Mama ! Papa ! J’ai quelque chose de très important à vous dire !
Iannis prit l’enfant sur ses genoux.
— Nous t’écoutons, Manos, qu’y a-t-il donc de si important ?
— Mikos veut m’emmener avec lui à la pêche, demain matin. Il dit que je dois
apprendre à pêcher dès maintenant si je veux être un bon pêcheur plus tard. Tu veux
bien me laisser aller avec lui ?
— Tous les Grecs doivent apprendre à pêcher, mon fils, déclara Iannis d’un ton
solennel en caressant tendrement les cheveux bouclés de son fils. Qu’en pense ta
maman ?
Charlotte chercha le regard de son mari et un sourire heureux fleurit sur ses lèvres.
— Tu peux aller pêcher, Manos, dit-elle. J’ai une tendresse particulière pour les
pêcheurs d’Iskos et je serais ravie que tu deviennes l’un d’eux.
Elle suivit des yeux l’enfant qui repartait et se blottit avec un soupir de bonheur
contre son mari. Iannis avait tenu sa promesse. Jamais son empire n’était passé avant
sa famille. Celle-ci allait encore s’agrandir et coulait désormais des jours heureux
dans l’île paradisiaque d’Iskos.