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COUP DE ROUGE ROMAN CYPRIEN LURAGHI *************************************************************** UN -Le fantôme, il est livré avec? -Haha, le fantôme! Le vieux grince des dents, s'agite du béret. -C'est que la Ramounette, elle pourrait bien encore traîner par ici, tiens... Alors, c'est entendu, vous me versez six mois d'avance, en liquide; à trois cent par mois, la location du pré en sus; ça fait deux cent quatre-vingt mille... Parkinsonien, son hochement de tête, au vieux, ou bien c'est l'évocation du fantôme? Elle m'avait prévenu, Solange, au Népal, en me parlant de chez la Ramounette, que la maison était hantée. J'avais sorti ça à mon nouveau proprioche, et il avait branlé du chef, point. Pas loquaces, les gens du coin, et pourtant c'est le sud... Il paraît que; on dit, à Paris et au nord de la Loire, que les sudouestiens sont accueillants. Pour l'heure ce n'est que mon fric, qu'ils accueillent... Mais de me fêter ça, tout de même, au vin rouge et au marocain vert. 1

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COUP DE ROUGE

ROMAN CYPRIEN LURAGHI *************************************************************** UN -Le fantôme, il est livré avec? -Haha, le fantôme! Le vieux grince des dents, s'agite du béret. -C'est que la Ramounette, elle pourrait bien encore traîner par ici, tiens... Alors, c'est entendu, vous me versez six mois d'avance, en liquide; à trois cent par mois, la location du pré en sus; ça fait deux cent quatre-vingt mille... Parkinsonien, son hochement de tête, au vieux, ou bien c'est l'évocation du fantôme? Elle m'avait prévenu, Solange, au Népal, en me parlant de chez la Ramounette, que la maison était hantée. J'avais sorti ça à mon nouveau proprioche, et il avait branlé du chef, point. Pas loquaces, les gens du coin, et pourtant c'est le sud... Il paraît que; on dit, à Paris et au nord de la Loire, que les sudouestiens sont accueillants. Pour l'heure ce n'est que mon fric, qu'ils accueillent... Mais de me fêter ça, tout de même, au vin rouge et au marocain vert.

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Donc, la maison de la Ramounette, sur la commune de Crassac, à quatre kilomètres du bourg, c'est maintenant chez moi. Je suis locataire d'une bicoque au fond de la France, quelque part entre Lot et Dordogne. Je ne suis plus parisien et ça me fait tout drôle. Avec la maison j'ai hérité d'une vieille chienne, Dolly. Le vieux m'avait prévenu: -Faudra que vous fassiez avec, c'était la chienne de la mémé... -Ça me dérange pas, j'ai toujours voulu un clebs. -C'est étonnant, elle vous a pas aboyé après, pourtant c'est une teigneuse, elle n'a jamais laissé approcher personne; on ne sait même pas comment elle se débrouille pour manger... Personne n'en avait voulu, de cette maison; déjà, elle était hantée, puis il fallait accepter la chienne... Dolly pue très fort; elle est couverte d'eczéma. D'après le vieux, elle a plus de vingt ans, il n'arrive même plus à se rappeler. Ses mamelles cancéreuses pendent à terre; elle n'a aucune sorte de race, c'est une loque maigre et sale. Elle pète, elle est à demi sourde et coincée du train arrière, totalement aveugle; seule la truffe fonctionne, et la langue, une grosse languasse tiède et pleine d'amitié qui se fourre dans la manche de mon pull. Dolly est contente de revoir de l'humain, et moi du chien. *****

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DEUX Jusqu'à la semaine dernière, je créchais à Paris, au fond d'une impasse désormais détruite, dans un quartier jadis populo, maintenant peuplé de couples sans enfants, payant très cher leurs trente mètres carrés avec vue sur le cimetière du Père-Lachaise et façade carrelée façon salle d'eau. On nous avait foutus dehors parce qu'on allait démolir l'immeuble, qu'on allait nous construire le nouveau Paris, qui n'est pas pour nous autres, économiquement faibles. Nous étions une bande de doux glandeurs, vivant ensemble et se partageant tout... Il y avait Victor, Roger, Bernadette et moi-même. Victor était punk, -c'étaient les années quatre-vingt- destructeur et suicidaire, la seringue plantée au creux du bras, troué de partout avec des trucs moches et pointus. Victor n'habitait pas chez nous en permanence; c'était mon meilleur ami. Des fois on ne le voyait plus pendant des mois, puis un soir, violent ramdam dans la cage d'escalier, la grosse blondasse d'en bas qui gueule; Victor est de retour, très maigre et très mal, l’œil vitreux et prêt à imploser. Les chats ont neuf vies; alors dès le lendemain, il allait mieux. On s'installait sur les coussins; on parlait; de ci et de ça, surtout de la folie que constitue l'état normal des

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choses et des gens; lui avec son regard de paria que le quidam rêve de gazer tel un doryphore; et moi, tout aussi gazable, renégat idem, aux antipodes néanmoins, car avec mes six ans de plus j'étais pile dans la génération baba-route-des-Indes... Les Indes, dans lesquelles je m'étais englouti, au point d'en faire mon gagne-pain. J'y guidais des groupes de touristes cinq à six fois l'an. Entre deux circuits, repos... Victor était cuistot par intérim, et pyromane par vocation; avec goût cependant, n'incendiant que des lieux détestés: usines, supermarchés. La nuit, toujours... Il ne voyageait que dans Paris et ses banlieues, mais il faut reconnaître qu'il y a de quoi faire. Etant souvent fauché, j'avais sous-loué la petite chambre à un couple d'amis rencontrés au Népal, Bernadette et Roger. Ils suivaient les enseignements d'un lama tibétain, après vingt-trois ans de route et de recherches spirituelles diverses. Ils approchaient de la cinquantaine et s'étaient sentis l'envie de revenir au pays pour se poser un peu. Bernadette surtout commençait à souffrir de ces déménagements continuels, qui l'avaient vieillie prématurément. Roger, le ratatinage au jour le jour le faisait flipper plus que tout; il savait qu'il allait mourir, qu'il était passé sur l'autre versant, que c'était inéluctable. Mais il faisait vieux-beau et ça passait encore. Au fond de notre impasse condamnée vivaient donc trois générations sous le même plafond de plâtre de Paris, unis face à la tristesse compacte d'une France écrasée par le plafond bas des nuages gris; la civilisation discrète et planquée de la téloche et de ses adeptes. Babas, punks et vieux beatniks, tous révoltés et

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chacun sa manière... Roger et Bernadette étaient restés à peine six mois, le temps de reprendre contact avec leurs anciennes connaissances et de trouver une maison à louer en Dordogne, tout à côté des monastères tibétains. Bernadette, ex-militante de la branche dure des féministes d'il y a vingt ans, se découvrait une vocation mystique, sa ferveur croissait de jour en jour, et nous la retrouvions souvent, au retour des courses, en pleine séance de prosternations, un sport dévotionnel pratiqué de manière intensive par nos amis lamaïstes. À Paris ça sentait le grillé; je me retrouvais seul, Victor ayant craqué, s'exilant en Hollande pour bosser dans un resto et rejoindre son Olga, très amoureuse, et se refaire une santé avec de l'héroïne premier choix. L'ambiance était à la pelleteuse, aux travaux de démolition dans l'impasse d'à côté. Notre proprio avait tout essayé pour nous forcer à décaniller, y compris de mettre le feu à l'immeuble. L'impasse se dégradait doucement, le quartier se mourait; déjà je ne reconnaissais plus rien... Dans les mois précédant la démolition, je me suis remué. Inutile de chercher à nous reloger à prix abordable dans le centre, de nos jours; je me suis donc tourné vers la brousse, grâce à Solange, une amie qui travaillait au Népal pour une association d'aide humanitaire, et qui est du sud-ouest. -Oscar, tu es con, pourquoi tu ne chercherais pas quelque chose à te louer en province, plutôt que de t'angoisser à chacun de tes retours que ton immeuble soit démoli? -Oui, ben c'est que la province française, je ne la connais pour ainsi dire pas; et je ne vois pas par où commencer...

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-Alors c'est simple, écoute-moi et prends des notes: tu vas aller à Crassac, c'est de là que je suis, tu vas voir l'épicière -Florence- de ma part, et tu lui dis qu'elle te mettes en relation avec le propriétaire de chez la Ramounette... -La quoi? -La Ramounette. C'est une maison que le vieux te louera peut-être... ***** TROIS Tout de suite, ce fut l'hiver. C'est là que je me suis rendu compte que la maison était vraiment hantée. Il y avait toujours, dans le coin droit de l'immense cheminée -qu'on appelle un cantou, ici-, une présence quasi-matérielle, une petite fumée persistante, comme un mini-nuage. Au début je n'avais pas relevé; ça devait être de la suie, un tourbillon de poussière, et puis j'ai remarqué que sous les vieilles cendres de l'âtre, il y avait quelques braises qui ne s'éteignaient jamais. Pas grand-chose, mais tout de même... Dolly, chienne comateuse, sortait parfois de son hébétude pour se mettre à couiner sur le mode canin de la

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mélancolie joyeuse du truffard reniflant le fumet de son maître adoré, le seigneur des gamelles... Dolly faisait comme si je n'avais pas été seul à la maison. Bon, mais s'il y a fantôme, ça ne peut être celui d'un esprit triste; au contraire, très souvent soufflait un vent gai; ça se mettait à sentir la cuite et la fiesta, le confit de porc et le boudin frais, l'ail et le vin noir. La mémé sirotait en douce; mon cubi se vidait tout seul. Non, ce n'était pas moi; pas tout le cubi, je vous assure... Loin, loin, la capitale. Lointaines aussi, les girls langoureuses à l'air pétasse speedant sur le boulevard pour aller au taf. Ici la brousse. La maison est minuscule, cuisine-salon-cantou, une pièce à droite en montant six marches, une autre sous le toit; les chiottes au dehors, où l'on s'accroupit sur deux parpaings au milieu du bosquet de bambous, et voilà... La forêt tout autour. C'est à trois cent mètres en contrebas d'un tout petit hameau, au bout d'un chemin goudronné. Avec la maison vient un pré d'un demi-hectare et un morceau de bois d'autant; châtaigniers, chênes et pins. Les coteaux fessus et verdoyants roulent jusqu'à l'horizon circulaire. Le bourg est au loin, le premier Intermarché à perpète; c'est calme. Je n'ai rien d'autre à faire que d'explorer Crassac et les environs, avec Dolly pour guide. Une fois dérouillée, elle marche à peu près bien. Il faut lui pousser le cul pour le franchissement des fossés, mais elle est infaillible pour trouver les chemins secrets. Sa truffe

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est une merveille. Dolly pige tout sans rien entendre, un genre de télépathie. L'hiver est particulièrement moche cette année. Mes voisins ont l'air gratinés; ils sont au nombre de deux; le vieux paysan s'appelle Burc, et la femme bouffie et rougeaude aux airs de vieille rentière, c'est la Baronne. Ils ne daignent pas répondre à mes salutations. Roger et Bernadette n'habitaient pas très loin -soixante bornes- et on se rendait visite à tour de rôle, à peu près toutes les semaines. Roger se déplaçait en mobylette. Il était devenu pauvre alors que je l'avais connu grand seigneur, ne comptant pas le fric. Très élégant, malgré tout, la coupe en brosse argentée, les larges tempes, le nez fin et busqué, les veines du cou gonflées en permanence. Il déboulait à l'improviste, et toujours seul. Roger et moi on canonnait au rouge en vrac et vendu au noir, sous l’œil narquois de la Ramounette, dont nous ne soupçonnions pas encore la présence. Roger causait de trois choses: les femmes, ses aventures personnelles et le bouddhisme. Et causer, là, il est maître. Bien sûr, avec l'âge -et l'abrutissement provoqué par les vibrations décervelantes de sa mob-, il radotait. Mille fois les avais-je ouïes, ses histoires de vieux marginal. Tout fait, il avait. Bernadette se faisait complice et le laissait délirer, appuyant ses mensonges d'un hochement de tête, les yeux baissés sur son tricotage. Elle gagnait sa croûte en vendant des pulls faits main sur les marchés et Roger faisait des chantiers de restauration pour les résidents secondaires, parisiens ou anglais. Mais les

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contrats se faisaient rares et les pulls se vendaient mal, aussi envisageaient-ils de s'inscrire au RMI. Le changement était brutal avec leur vie d'avant. Il avait le physique de l'emploi, Roger, qui ressemblait au renard des sables, séduisant et charognard, petit foulard noué au cou, fils d'intellectuel condamné au prolétariat par la rudesse des temps -la seconde guerre-, élevé par les Jésuites. Il s'inventait une vie de corsaire de ce système de merde; mais en présence de Bernadette, il la rabattait, et n'abordait jamais le sujet. Le cul, tabou avec Bernadette, qui n'avait pas l'air comme ça mais tenait son homme bien serré, sans quoi il aurait dérapé. Roger est un fou talentueux, je l'ai toujours pensé, mais avec quelques cases grillées. Il a vu une bombe atomique exploser en 62, alors qu'il était simple soldat sur un escorteur de la flotte. Il a vu l'Eclair et le Nuage. Depuis, il erre de par le monde. L'inquiétant avec lui, c'est la colère. Roger s'énerve vite, se monte le bourrichon et veut assassiner, tout de suite. Il écume, se hérisse, devient globuleux, épineux, rouge pivoine, dès qu'il exècre untel. Avec moi ça allait, on trouvait un terrain d'entente en parlant d'Asie, en vieux amateurs. Il mettait un point d'honneur à ne pas me tanner avec le bouddhisme, car si je suis tombé amoureux du peuple tibétain, je ne suis pas du type religieux. Les nouveaux convertis se sentent obligés, pour mieux se convaincre, de convaincre les autres; les religions se forment ainsi... En tête à tête, on parlait surtout de femmes, puisqu'il n'y en avait pas pour nous entendre. Roger était

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salement frustré. -Tu comprends, avec Bernadette, ça fait des années que j'ai pas baisé; elle me fait pas bander. Tu la verrais à poil, ça te ferait pareil... On s'est connus il y a si longtemps; on est devenus comme deux vieux potes... -Ouais, enfin, potes, laisse moi rigoler. Faudrait pas quand même que tu ailles décharger tes glandes ailleurs, non? -Oh, je sais pas... maintenant elle est de plus en plus dans le bouddhisme, au point qu'elle envisage de prendre des vœux de nonne et de faire une retraite de trois ans... j'existe à peine; tout juste bon à lui faire ses courses et lui vider son seau de merde dans le jardin, quand elle fait ses dévotions... le sexe, ça n'a jamais été son truc. Elle pense à la mort; elle se détache de tout ce qu'elle peut, moi y compris. Je le sens bien; elle a changé. On se fait vieux, tu sais; je comprends qu'elle ait eu envie de s'arrêter, de se préparer à mourir le plus consciemment possible. -Toi, ça t'angoisse pas? -Arrête, me parle pas de ça... -C'est toi qu'a commencé, hein! -Tu verras, Oscar, à cinquante ans on y pense tous, à la mort, et, insidieusement, progressivement, on ne voit plus qu'elle. -Dis donc, Roger, à quatre-vingt ans, on fait comment? -Ta gueule, petit con. ***** QUATRE

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C'est un coup de fil de Victor qui a mis fin à mon premier hiver chez la Ramounette. Le moral n'était pas vraiment bas, mais bon... j'avais tenu le choc. -Salut Oscar! Je viens demain, c'est OK? -Ah mais c'est très bien, ça... prends de quoi te couvrir, parce que ça caille. -Ça peut pas être pire qu'ici... tu veux que je te ramène quoi, d'Amsterdam? -Un chichon à fumer, et une belle blonde. -D'ac... à demain, donc. On peut toujours compter sur Victor; quand il promet, il tient. Il est donc arrivé le lendemain soir au volant d'une épave immatriculée NL avec un gros morceau de pakistanais et Olga, belle et blonde. Ça lui a plu tout de suite, à Victor, ça lui rappelait notre nid parisien, sauf qu'au lieu du terrain vague, on plongeait du regard par chaque fenêtre sur un paysage comme japonais, avec squelettes d'arbres dans la brume d'hiver, et l'immense silhouette des pins dépassant par bosquets, dans le lointain; ci et là un pré à vaches. Des blondes, des rousses et des blanches; des vaches à viande. Ma campagne lotoise plût à l'ami kepon... L'harmonie du paysage l'avait frappé. Rien ne venait choquer l’œil, la marque de l'homme n'y était point trop pesante. Trop peu nombreux, les bipèdes, trop clairsemés; un par ci, un par là, et de l'espace, entre... Victor en avait sa claque, de la Hollande. Certes, tout y est plus doux qu'en France, les lois plus souples, les

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vieux moins acharnés à écrabouiller leur jeunesse, mais cela cachait une froideur énervante à force d'être impalpable. Les Hollandais sont gens du nord, que Victor, non. Aussi, l'héro qu'il se balançait dans les veines à raison de deux grammes par jour était plus facile à trouver et bien moins chère qu'en France; mais on s'y emmerdait ferme. Aux Pays-Bas on nageait dans le nougat... -Bon, c'est décidé; je rentre trois mois à 'Dam, le temps d'achever mon contrat avec le resto et je viens te rejoindre... et je décroche de l'héro. Ça te va comme programme? -Ça me va... Olga me lança le mauvais oeil; je la sentis se raidir après qu'il eut parlé; ses mots résonnaient encore sous les poutres noires. Victor n'avait qu'une parole. Olga savait. La mémé fantomatique fit péter les braises en les titouillant avec le tisonnier, pour solenniser l'atmosphère. Les étincelles s'engouffrèrent sous le manteau de l'immense cantou barrant tout un mur, antique et noir total. La vieille esquissa un sourire; Victor lui plaisait bien; il lui rappelait son jeune âge, un de ses amants d'autrefois qui lui ressemblait tant, un qui était mort, lui aussi. Un impertinent. La même tronche en lame de couteau, les os saillants de partout, les mêmes grands yeux bordés de longs cils sombres, la même douceur incisive, et l'ironie intense émanant du bonhomme Quand Victor voulut repartir, le surlendemain, la porte de la cuisine refusa de s'ouvrir. Rien à faire, la

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serrure était bien huilée, les gonds aussi, mais pas moyen. Il fallut casser le carreau. La Ramounette ne voulait pas lâcher Victor... Cette vie nouvelle, chez elle, la faisait revivre un peu. Depuis sa mort elle avait décidé de rester. Elle avait beaucoup souffert, ici. Elle avait tout vu. Quinze jours à peine après sa disparition, les voisins d'en haut étaient venus, -la Baronne et cette ordure de Burc- pour fouiller chez elle, au cas où elle aurait planqué quelques sous dans une poutre creuse... Et la vieille Lulu, sa seule amie, qui lui avait piqué son troupeau de dindons... Et le notaire qui lui a vendu sa maison parce qu'elle n'avait pas d'héritier; et ce nouveau propriétaire, ce salopard de Franco, ce vieux à grand béret, à demi-collabo pendant la guerre, passant ses vieux jours à rafler pour des clopinettes les fermes ruinées par l'exode rural et l'hécatombe guerrière... Puis, au fil du temps, la Ramounette était devenue philosophe. Vingt ans exactement à se morfondre avec pour seule partenaire la Dolly, qui était elle-même devenue une mémé chienne prête à clamser n'importe quand. La Ramounette voyait venir la mort de Dolly avec une peur indicible, sachant qu'elle disparaîtrait en même temps que le dernier être vivant en ces lieux. Dolly n'avait pas du tout réalisé que la vieille était morte; elle la voyait parfaitement, l'entendait et sentait son odeur aigrelette de vieux jupons; donc, c'est que la Ramounette était présente. Et elle était bien là, faisant son barouf habituel, celui de quelqu'un ayant beaucoup vécu seul, ignorant le tapage, chantant à haute voix, ce qui glaçait de terreur les gens du hameau. Les Crassacois le savaient: on ne vient pas à bout aisément d'une femme du calibre de la Ramounette.

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On avait déclaré la maison maudite et hantée; on évitait de passer par là, le chemin était envahi de ronces, la bicoque croulait sous le lierre, mais les murs et le toit tenaient bon. Dolly s'était installée dans la cave. Elle survivait en allant bouffer les poules du voisinage et en croûtant des rats morts, défendant l'accès de la maison, écumante, tous crocs dehors. Burc, avide des derniers biens de la terrible mémé, avait eu le cul mordu, et violemment, encore... Burc et la Baronne rêvaient depuis toujours d'annexer la maison et le lopin de la vieille, qui possédait une petite enclave dans les terres de ses puissants voisins. Depuis la nuit des temps, des ramounés vivaient là; des manants, des gens de basse caste, des insolents de surcroît; car les ramounés, tous cradoques et loqueteux qu'ils fussent, n'avaient jamais baissé les bras. À l'insulte ils cueillaient salauds et grands bourgeois. Ultime rejeton de la lignée, la Ramounette avait dépassé les bornes; c'est au crachat verdâtre et au seau de purin dans la gueule qu'elle recevait les notaires envoyés par la Baronne, et chargés de lui faire des offres mirifiques pour sa parcelle. Au bourg, les paris étaient ouverts. Vendrait-elle? Peau de couille! Elle disait à qui voulait l'entendre que la maison ne lui appartenait pas, qu'elle la tenait de ses ancêtres, des hommes préhistoriques, sûrement, et qu'un tel patrimoine, ça ne peut se vendre. -Mais, la vieille, ils vous en donnent cinq fois le prix; avec

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ça vous pourriez entrer en maison de retraite, quoi; soyez raisonnable, vous n'êtes plus toute jeune... -Miladiou! vous voulez donc que je remonte les jupes et que je vous cague sous le nez, que ça pue bien, que vous compreniez? Le notaire s'en retournait, l'air coincé. Alors, Burc et la Baronne ourdissaient d'autres plans pour venir à bout de l'indestructible mémé. La Baronne avait racheté tous les terrains qu'elle avait pu, de façon à mieux l'enclaver encore. Burc essayait d'empoisonner Dolly, sachant bien que cela achèverait la vieille, mais, peau de zob, quoique étique et famélique, elle ne s'y laissait pas prendre. Les boulettes qu'on lui proposait avaient bien l'odeur de la viande, mais par dessous elle flairait quelque chose de louche, le parfum de la mort, du poison à corbaques, le bon vieux chloral des familles. On interdit l'accès au puits du hameau, condamnant la Ramounette à chercher l'eau sale de la mare; mais rien n'aurait su l'atteindre, elle qui en avait vu bien d'autres. C'est qu'à Crassac, on en entendait de belles, à son sujet. ***** CINQ

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Au bourg, la tchatche a lieu en trois endroits: le café de l'Amitié, squatté par les anciens, chez Marcel, troquebar-tabac de style campagnard moderne, et enfin chez Florence, l'épicière. C'est un petit village de quatre cent âmes, perdu dans une région bâtarde, entre Quercy et Périgord, au fond d'un vallon sombre et glacial. On y trouve aussi boucherie, plombier, boulange, et succursale du Crédit Agricole -ouverte chaque mercredi-, mairie, école maternelle, plan d'eau et camping municipal. On est surtout paysan, par ici; trente quatre pour cent, bien plus que la moyenne nationale. Petit paysan, carrément; oui, ceux-là même qui sont en voie de disparition. Rien que des bouseux, donc, et qui se cramponnent. Venez chez nous dans dix ans et vous n'en verrez plus un; faut se dépêcher. L'un après l'autre ils laissent tomber, vendent leurs vaches et leurs terres. L'agriculture, ça ne vaut plus la peine qu'on s'y était donnée. Ils bouffent à pleins ventres, mais ils n'ont pas le sou et sont nippés comme des gueux. La Ramounette, en son temps, était la plus minable d'entre eux; le bouc-émissaire, donc.

Il en faut un, toujours, et si ce n'est pas le sacristain débile, alors on se rabattra sur une vieille cradoque, qu'on roulera régulièrement dans la boue... Un ramoneur alcoolique l'avait épousée en 32, et la populace s'était esbaudie; on s'en était usé la gorge, dans les cantous -les Lotois passant les trois-quarts de leur temps d'hiver assis sur des chaises basses à se faire fumer

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la couenne à l'intérieur de leurs vastes cheminées, devant un petit tas de braises-; puis les années filèrent et les deux ramounés n'eurent pas d'enfant. On la railla, elle, les rares fois qu'elle descendait pour acheter du sel ou des allumettes

Les mioches gueulaient en cortège après ce ventre mort, qu'un cimetière elle avait en ses entrailles, que c'était une pute, une voleuse de pommes et de champignons. Là, ils avaient tort, la Ramounette ne sortant presque jamais de son lopin, vivant en autarcie avec son troupeau de dindons et ses deux cochons. Le ramouné pionçait ferme après chacune de ses bitures quotidiennes. Il mettait ça dès le réveil. À la prune. C'est elle qui devait tout faire. -La Ramounette, vouèille, vouèille... Dis donc, c'est que tu me rappelles des temps lointains... alors, tu habites chez elle, toi? On avait sympathisé il y a quelques temps, le vieux et moi; Elie qui me faisait causette à la petite table, dans la pénombre du long corridor qui tient lieu de bar à Marcel. C'est le tout premier crassacois qui m'ait adressé la parole, et c'est toujours le seul. C'est un militant communiste acharné et pas très aimé, ici. -Il faut pas que tu leur en veuilles; ils sont un peu ours, mes compatriotes, mais ils ont des excuses. Ils ont toujours été pauvres et ça n'arrange pas les caractères, crois-moi. Imagine qu'il y a quarante ans de ça, ici, on n'avait pas à becqueter, on se battait pour des brassées de

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bois mort... Mais ils ne sont pas mauvais, non... -Elie, dites-moi, pourquoi personne ne veut répondre quand je pose des questions au sujet de la Ramounette? -Et pourquoi tu veux savoir, d'abord? -Parce que j'y vis, et qu'il y a une drôle d'ambiance, là-haut... -Petit, tu te rends pas compte, mais tu remues de la merde. -Ah... -Tu ignores beaucoup à propos de Crassac... c'est comme une petite mare; quand tu touilles au fond, sa fait des bulles et ça pue... Appuyé sur sa canne, la jambe droite tendue à côté de la table, Elie se penche vers mon oreille gauche en me plantant ses yeux droit dans les miens, au passage, pour me susurrer presque: -La Ramounette... tu tiens vraiment à savoir, alors je vais te dire. D'abord, les gens, s'ils la détestaient tant et que tout à la fois elle les faisait rire, c'est que du caractère, elle en avait. Eux, on peut pas dire; les crassacois ont l'air rudasse, comme ça, mais en fait ce sont des faibles... tu vois, la Ramounette, ce qu'ils lui reprochent, c'est d'avoir jeté son mari. Elle en avait jusque là, du ramouné; en plus il était méchant. Il était tellement imprégné le soir où elle l'a fait, qu'il ne s'est rendu compte de rien. Ça a fait jaser, ça... tu vois, on ne l'avait jamais fait, avant elle. Pas à Crassac... -Oui, enfin... -Je sais, tu penses qu'on est des vieux schnoques, et je te donne raison; mais, qu'est-ce que tu veux, c'était l'époque, on n'aurait pas songé à faire autrement que ce que les autres faisaient; on vivait sous le regard des autres... -Ah, parce que maintenant non, c'est plus comme ça?

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-Ah mais c'est plus pareil, je peux te dire... il y avait du peuple, avant, que maintenant c'est une maison sur deux qui est vide, et les seuls qui restent sont des vieux cons comme moi. Il n'y a plus de jeunesse... -Vous en faites pas, Elie, attendez seulement quelques petites années et vous verrez: c'est avec des comme nous qu'on vous la repeuplera, votre campagne! -Et c'est où que tu iras trouver du travail, toi? Il s'emporte et s'émotionne en rougissant des pommettes. Ça l'étrangle, qu'il n'y ait plus de boulot. Ça ne s'était jamais vu, ça non plus. -Avec leurs saloperies de machines qui nous bouffent le pain, on se retrouve saignés; ici, ça redeviendra le désert, je te dis. -Elie, je bosse à l'étranger, alors, en France je peux vivre où je veux... -Où ça, tu travailles? -Je guide les touristes en Asie; cinq ou six fois par an, ça me suffit à vivre... -Et le reste du temps, tu fais quoi? -Ben je me repose, tiens! et je bois des canons avec vous! chez la Ramounette le loyer n'est pas cher et je n'ai pas de gros besoins... Elie, coco pinté Suze-glaçons, a plongé dans la ouate des vapeurs éthyliques, me laissant observer à loisir sa dégaine de vieux stal des brousses: bleu de chauffe et casquette prolétaire idoine, bleu-marine à galon et visière de celluloïd épais, pull-camionneur gris à col en V, chaussettes idem roulochées sur des charentaises -par beau temps- ou des galoches en caoutchouc -quand c'est bouillasse-, avec juste la peau des mains et de la tête qui dépasse, les yeux francs et miros, déjà recouverts d'un

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voile de cataracte. Il marmonne. -La Ramounette, la Ramounette... elle en avait, un de ces champs de fraises, tiens... tous les amoureux y allaient avec leurs fiancées. C'était le seul endroit peinard de la commune. Les parents n'y venaient jamais. Chez la Ramounette, c'était champ libre. On y piquait ses fraises, à la mamie, mais ça la dérangeait pas; elle les plantait pas pour les vendre, c'était sauvage, rien que pour le plaisir. Elle nous observait de loin, en binant les patates, avec le sourire en coin. On n'y causait jamais; elle non plus, d'ailleurs. On aurait dit qu'elle faisait partie d'un autre monde. -Ces gens-là, en Inde, on les appelle des parias. -Paria, c'est ça, une paria, c'était; et puis une teigneuse aussi. Anarchiste. J'ai bien essayé de la convaincre d'adhérer au Parti, mais elle n'a jamais voulu. ***** SIX En bêchant le jardin je trouve des éclats de silex blond bien taillés; depuis la préhistoire il y a du monde ici. D'ailleurs, la Ramounette, elle a dû toujours exister; une très ancienne Ramounette, peut-être, ou bien une réincarnation, ou encore une Ramounette perpétuelle, un

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esprit cramponné au lieu... va savoir... Mais elle est là, dans le sou de bronze que je déterre; et, trois rangs de bêche plus loin dans la clochette brisée, sous l'antique tas d'immondices, et dans les tessons de poterie que j'exhume un peu partout... La région entière se fossilise; tout s'assèche. On le voit bien, qu'il y a cent et mille ans de gros torrents dégoulinaient de partout, que d'immenses glaciers traînaient leurs grosses langues au fond des vallons, là où de nos jours ne subsiste qu'un filet d'eau baptisé rivière. Et, il y a cinquante mille ans et plus, chez la Ramounette, c'était un campement de chasseurs; plus bas le flot roulait sa boue de fonte des neiges vers le grand fleuve. On se faisait des brasiers dans la toundra, on croquait de la barbaque, on s'envoyait en l'air dans les replis du terrain; c'était plein d'animation, tous les étés. On pouvait voir les feux des autres campements rougeoyer de partout sur les rebords du plateau. Mais c'est là et pas ailleurs que poussaient de fameuses fraises sauvages, et qu'on se roulait dessus à l'abri de tous regards. Sauf celui de la vieille... Les lueurs des feux ont fait place à de rares réverbères, et à la lueur bleutée des téloches; jusqu'à dix heures du soir, et dodo. La toundra, elle, est devenue forêt de chênes et châtaigniers, charmes et pins, après avoir été dix mille ans durant le royaume de hordes de moutons et biquettes, et ce jusqu'à la dernière guerre, où tout le monde a levé l'ancre, où la ronçaille s'est trouvée bien aise de tout envahir, avant d'elle-même céder la place à de jeunes arbres qu'elle avait couvés de son ombre.

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***** SEPT IL S'EN TROUVE! Dès les premiers jours du printemps, c'est la guerre. La chasse est close jusqu'à l'automne; alors, girolles, cèpes et autres, mais rien que des vendables. Les autres, on les écrase. À Crassac on se guette d'un oeil sale. Le premier qui radine chez Florence avec un panier couvert sous le bras et des bottes fangeuses concentre sur lui l'essence des ragots de l'an neuf. C'est l'épicière qui rachète les champignons et les fourgue aux conserveries; c'est elle aussi qui fixe les prix. Bigoudis derrière son comptoir, qu'on dirait échappée d'une loge de concierge, elle sait tout de tout le monde et avant tout le monde.. De sa boutique suintent les rumeurs les plus abominables. C'est chez Florence qu'on déballe ses vieilles rancœurs, chacun son tour et sans témoin, en achetant des trucs dont on n'a pas besoin. C'est elle seule qui décide ce qui filtrera, à qui elle choisira de dire quoi, à qui elle se taira...

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Et ce printemps, le premier champignard, c'est Burc. Je suis avec Elie, sirotant un jus à l'Amitié. -Celui-là que tu vois passer, ben il vaut pas grand-chose, Oscar, je te dis. -Enfin, je sais pas, moi, mais comme voisin, il est pas très causant... -Les Burc, c'est des pourris de père en fils; tu trouveras pas pire, sur Crassac... t'as pas de chance, tiens; puis tu as la Baronne aussi, comme voisine... tu pouvais pas rêver mieux! -La bonne femme qui habite en face de chez Burc? elle m'a jamais fait de crasses, ça non, mais je peux pas dire qu'elle soit aimable... -Et bien, tu verras, ils vont pas tarder à te chercher des merdes. -... -Oui; et me regarde pas comme ça; tu as l'air con. Crassac, je connais. Tu me donnes quel âge? -Soixante et des; je sais pas, moi. -Tu es loin du compte. Soixante dix-huit, j'ai. -Ça conserve, de faire paysan; ou c'est la graisse de canard? -Non, c'est le feu de la forge. je te l'ai pas dit? et bien j'étais charron. -Charron? -Ceusses qui font les charrettes, nigaud. Ils savent plus rien, maintenant! charron et forgeron aussi, affûteur d'outils, bricoleur de ci et ça; le mécanicien d'avant les moteurs, quoi. Et l'air que tu respires au dessus de l'enclume, tout brûlant qu'il est, il te tue les microbes dans les naseaux. Tel que tu me vois, je n'ai jamais été malade.

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-Mais, la forge, vous n'y travaillez plus, c'est la retraite, non? -Tiens donc, en voilà une nouvelle! tu me crois crevé? tous les matins j'y suis. Qu'est-ce que tu crois? de six à neuf, chaque jour. Et pas de dimanche, un truc de curé, ça, le dimanche. -Holà! c'est pas des heures, ça; c'est que je vis la nuit, surtout. -Tu es bien du nord de la Loire, toi! -Ta gueule, vieux con! -Tiens donc, tu me tutoies, maintenant? allez, il ne te reste plus qu'à continuer... allez, va, je t'offre la tournée, je me ferais pardonner. -Hé, regarde, voilà le Burc qui ressort, panier vide. -Salopard. Trois chiens, ils m'ont empoisonné, les Burc. Tu prends le père, le fils, les aïeux et même les femmes; c'est la même racaille. Burc Raymond, l'actuel, il vit avec l'obsession qu'on empiète sur ses terres. Il tire la gueule à tout le monde, pas qu'à toi. Il n'y a qu'à la Baronne, qu'il cause; il lui entretient ses bois. Et elle, elle vit seule et ne voit jamais personne. Sa famille l'a fuie... Burc et la Baronne; tu verras si je radote, Oscar. Tu succèdes à la Ramounette; tu peux pas savoir ce qu'il lui ont fait. Ça dure depuis des générations, cette haine, et ça n'est pas prêt de finir... ça doit leur faire mal, que ce soit de nouveau habité, tu peux me croire. -Ils auraient pas pu la racheter à Franco, la maison? elle doit pas valoir des masses, dans l'état qu'elle est. -Ton propriétaire, il est ce qu'il est ,-près de ses sous- mais c'est un brave homme. Il a les idées qu'il a -et qui sont très connes- mais la maison de la Ramounette, il n'a jamais voulu la vendre, même à dix fois le prix. Il affirme qu'il ne

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se sent que responsable des murs. C'est la plus ancienne construction de la commune... Tu le sais, je suis communiste; toutes ces chose, je n'y crois pas; mais ce qu'on dit par ici, c'est que la maison de la Ramounette, il ne faut pas y toucher... ***** HUIT Burc est de mauvais poil. De loin, dans les bois, sa silhouette évoque irrésistiblement celle d'un beau cèpe. Justement, il est en train de ruminer à cause de l'épaisseur de son ventre, qui l'empêche de voir à ses pieds les toutes premières girolles de l'année. Sur sa tête ronde est greffé le béret à large plateau. Burc est un ours. Derrière lui, en plissant les yeux un instant, en se concentrant fort, on aperçoit un cortège lamentable de chiens fantômes, une douzaine, l'air morne, langues pendouillantes, truffes à terre, le suivant au pas... Burc en chie dans son froc; c'est à chaque fois pareil: les chiens le suivent; il ne les voit pas mais il sait... Il les sent comme il sent les champignons, un don transmis de Burc en Burc, depuis l'aube des temps... Il hume l'exhalaison tiède et forte d'un filon de girolles, à cent mètres de là. Burc Raymond vibre au diapason de la fibre

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champignesque. L'endroit est constellé de moisissures blanches et ça renifle à plein nez... Là, sous le vieux châtaignier, un chouille à droite, encore. Là... PUTAING DE CONG! SECTIONNES NET! DECAPITES! ENVOLES! EMBARQUES! DANS UN AUTRE PANIER, LES GIROLLES... "Ça ne peut être que celui de chez la Ramounette, se dit Burc; faut que j'aille le dire à la Baronne". Les chiens morts ont souri. La Ramounette, qui observait ça d'un oeil amusé, tourna ses galoches et s'en revint auprès de l'âtre, pour somnoler peinardement. ***** NEUF Ça ne marchait pas fort dans le petit monde du tourisme international; j'étais en panne de boulot, coincé chez moi. J'ai donc décidé d'arrondir le RMI en allant aux girolles, fort nombreuses cette année, et très en avance. -À cinquante francs le kilo, ça vous fera cent soixante deux cinquante...

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-Bon, Florence, vous me rayez le crédit et vous me mettez deux bouteilles de cuvée-maison, d'accord? -Ça ira. Vous ne me devez plus que cinquante deux quarante. Florence, elle ne peut plus m'entuber sur le poids des champignons; elle a remis sa balance d'aplomb après qu'un papy lui ait fait remarquer que l'engin était de traviole. Alors, elle triche sur les crédits; elle en rajoute toujours un peu, mais c'est difficile à prouver... Vas-y, toi, à te rappeler une trentaine de balles, sur trois mois... Mais elle arnaque, c'est certain; la vieille Molle l'a dit au boucher, le sacristain l'a rapporté à Marcel, avec le pain. De toute façon, la Florence, elle couche. Et elle a les dents longues, vous savez... Elle a la mainmise sur Crassac. Le boulanger, qui bat sa femme et son mioche -une honte- lui a déjà emprunté bonbon. Pour sûr, elle y demande de l'intérêt.. Je sors; je croise Burc, les yeux dans les charentaises; un petit nuage de fumée noire émanant de son occiput. Il a les glandes, mais pourquoi? Tilt! j'ai tout compris; un court instant j'ai vu ses yeux plonger dans mon panier... Il flippe sur ses girolles, tiens! J'ai senti sa haine. Maintenant, ça sera la guerre. Faudrait pas qu'il me voie dans ses bois... Je l'emmerde, lui; ce genre de connards, j'adore me les farcir. Mais là, j'ai fort à faire; le vieux a dû en user d'autres... Et la Baronne, aussi; pas commode, comme

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pourriture. À eux deux, ils possèdent les trois-quarts des terres environnantes... Je me sens Ramouné. À Crassac et partout dans le Sud-Ouest, c'est le même schéma: la population a fui en masse vers les villes pour cause de mouise chronique. Les rares qui sont restés ont hérité de tout; des terres immenses et plein de maisons vides, le tout en ruines. Et les restants sont les mauvais frères, les Burc et compagnie. Ça ne leur suffisait pas; il fallait encore qu'ils s'approprient le lopin de la Ramounette, le meilleur hectare à dix bornes à la ronde; point de source, mais un affleurement humide dans un pays où l'irrigation est impossible, ça vaut de l'or... La mémé Ramounette, avec son troupeau de dindons, son champ de fraises et ses grosses tomates; la Ramounette, donc, se la coulait douce alors que les autres, là-haut, la vieille Baronne, mère de l'actuelle, et le vieux Burc, Hyppolite, père de Raymond, se mangeaient les sangs à compter leurs hectares, à se ruiner en procès avec les membres de leurs familles respectives pour récupérer chaque parcelle, âprement, sans concession. Et de baver devant le morceau verdoyant de la Ramounette... Mais les années passaient et la vieille Baronne tombait malade, s'étiolait, crevait d'un cancer du foie; le vieil Hyppolite se faisait écrabouiller par une charrette, et la Ramounette tenait bon. Puis, un matin dans les années soixante, la Ramounette disparut.

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On ne la vit plus jamais, et voilà. Du hameau, on entendit trois jours durant les dindons glousser en continu et les cochons brailler. On descendit donc avec deux gendarmes, pour le cas où... on ne sait jamais comment on va se faire recevoir, chez la vieille... La porte de la cuisine était ouverte, le petit souk de la mamie bien en place, comme à l'habitude, devant le cantou; un joli bordel de grand-mère indigne. Le feu éteint, une odeur de moisi. De la cave émanait un petit criaillement; d'un coup d'épaule, les gendarmes ont enfoncé la porte pour découvrir une petite chienne de quelques mois, crevant famine. La Lulu, une voisine, brave dame, s'est dévouée un mois durant pour aller nourrir la petite ménagerie de la Ramounette. La gendarmerie a lancé un avis de recherche, interrogé tout le monde à l'entour, mais rien... On a donc classé l'affaire et déclaré la mémé disparue, probablement crevée dans quelque bois éloigné... Pas étonnant, à son âge; elle aurait de toute façon claqué dans pas longtemps... La maison est restée vide. La Lulu a fini par rapatrier les dindons pour en vendre quelques uns et becqueter les autres. Les cochons eurent le même sort. La chienne, elle, a refusé de déguerpir; on l'a donc laissée là. La maison fut confiée à Franco, à qui la Ramounette devait des sous. Il fut bien emmerdé, d'ailleurs. La vieille ayant simplement disparu, il ne put revendre. Il a donc cloué les volets et laissé pourrir tout ça sous les ronces...

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***** DIX Roger est passé ce soir. Ça tombait à pic, il faisait épouvantablement moche et, le fantôme de la Ramounette n'étant pas très causant, je commençais à m'emmerder ferme. Se pinter seul, c'est du vice. -Oscar, tu sais, Bernadette et moi on va entrer en retraite... -Et tu veux que je vous garde le chat pendant, c'est ça? -Tu n'as pas pigé... c'est LA retraite, celle qui dure trois ans, trois mois, trois semaines, trois jours et trois heures. La vraie, quoi... -Quoi? toi, Roger, tu vas te passer trois ans chez les moines? encore, Bernadette, je comprends, mais toi? parole, tu es à fond dans le trip! ceci dit, je te vois pas tenir le coup... -Oscar, Bernadette et moi, on réalise tous les jours qu'on est devenus des vieux, qu'on se rapproche de la mort... -Mais, c'est morbide, ça! -Me coupe pas. J'en ai vingt de plus que toi, tu peux pas me juger. Je sais ce que j'ai à faire... -Bon, bon... et ça commence quand? -Dans quinze jours... La dernière fois que j'ai vu Bernadette, elle avait les yeux fiévreux d'une qui s'apprête à vivre une grande

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aventure... J'étais passé chez eux, histoire de m'oxygéner et de m'offrir le spectacle des moines Tibétains, tonsure au vent, drapés dans leurs toges lie-de-vin, déambulant devant les drapeaux de prières. J'avais le cafard, j'étais en manque du pays de mon cœur. Bernadette nous avait préparé le thé, Roger roulait les pétards; on causait du Népal. On était voisins de palier, à Bodhnath, pas loin de Katmandou. J'étais venu pour le boulot, eux pour suivre les enseignements d'un lama. Le maître résidait dans un centre bouddhiste, à deux kilomètres de chez mes amis... Il y avait de la détresse dans le regard de Roger, ce soir-là. Bernadette était partie méditer dans sa chambre. -Ho, dis, ça va pas? je lui demandais. -Si, mais je peux pas m'empêcher de penser à la retraite. Ça s'est décidé soudainement... Bernadette voulait le faire depuis longtemps, mais le lama le lui avait déconseillé. Ce sont eux qui décident; ils n'acceptent que des gens équilibrés, capables de tenir le choc, même si ici c'est moins radical qu'au Tibet, où les retraitants se retrouvent seuls, emmurés dans une masure aveugle à l'écart de tout, leur vie durant, avec trois kilos de farine d'orge par mois pour survivre. Ici, ça se fait en groupe -on sera une trentaine- avec une bouffe simple et équilibrée, un réfectoire et des sanitaires en commun. On sera logés dans de petits bungalows individuels. -Et comment tu vas faire, avec Bernadette? -Te fais pas d'illusions, Oscar, la dernière fois qu'on a baisés, j'arrive plus à me rappeler quand , tellement c'est loin; alors, ça me changera guère... Pourtant, Roger, je le sais, ça le démange. En face d'un cubi de rouge vidé, il ne parle que de cul, en termes grossiers, encore. C'est un loup-garou

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libidineux; pire, un frustré de la queue condamné au fantasme, coincé par son dragon de femme, qui, sous des airs cool est une véritable mégère. Roger, lui, s'était forgé un masque de vieux et bel artiste, talentueux et cultivé en tout, rebelle et profondément spirituel. Avec en plus cette colère qui lui sue de chaque pore, émane de chacune de ses attitudes, et le mépris majuscule qu'il affiche à l'égard du genre humain, trop bête, bien trop bête... -Va falloir en plus que je laisse tomber les clopes, les joints, la picole et la viande... Bernadette a déjà tout arrêté; moi, j'attends le dernier moment. Faut être pur; les intoxicants bloquent la circulation des énergies dans le corps et empêchent certains processus spirituels... le plus dur, ça va être de tenir trois ans tout en sachant que la porte est ouverte et que tu peux partir quand tu veux... c'est plus pervers qu'une prison. -Et, tu vas y faire quoi, dans ta retraite? -Méditer, dormir dans une caisse et suivre les enseignements du lama, qui passera une fois par semaine. -Je sais, ça va te sembler con que je demande ça, mais, c'est cadeau? -Comment ça, cadeau? -Ben oui, quoi, combien ça coûte? -C'est trente mille balles pour les trois ans, mais c'est pas une histoire de fric, les fauchés peuvent se faire financer par un riche donateur; moi, je préfère bosser pour payer. Je ferais le cuistot. Deux fois par semaine, je sortirai faire les courses au Mammouth du coin... Je suis scié. Lui, Roger, il parle comme ça, avec l'air convaincu, en plus! Déjà, Roger végétarien, deux mots qui ne sont pas d'accord. C'est un carnivore forcené,

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capable de s'enfiler un kilo de pâté bien gras en moins de deux, l'air de rien. Roger buveur d'eau... Là, non; ça fait trop longtemps qu'il turlutte. Les litrons, d'une manière étonnante, s'enfilent sans broncher dans sa glotte sans fond, sans qu'on sache où tout ça ira se loger, dans ce corps sec et osseux... Et les pétards, hein? bien sûr qu'on peut s'arrêter, clac dans les doigts, sans être en manque, mais, le jointosse, ça fait partie intégrante de la culture du Roger... Et, Roger encore, queutard infâme, comment fera t’il? je vous demande... Bernadette la première fut atteinte du syndrome boubou-fana, que l'histoire du minou me révéla. Un matin, elle avait trouvé un chaton famélique devant sa porte. Elle l'avait adopté, le joli mimi, toute heureuse de faire une bonne action. Seulement voilà, les chats ne sont que des tigres miniatures, en fait... Au premier piaf zigouillé, Bernadette flippa sec. -Oscar, me dit-elle, je suis face à un dilemme: en sauvant une vie -celle du chat- j'ai contribué à en éliminer plusieurs autres -moineaux et souris-; je ne sais plus quoi faire... Ça m'a laissé pantois. En face de moi, il y a elle, qui a l'air de ce qu'elle est: une vieille hippie fripée, rescapée d'on ne sait quel trip d'acide plus violent que les autres, ravagée par les intempéries, les yeux chassieux, les joues pendantes à cause d'une peau trop fine, comme érodée par la causticité du temps qui passe, les dents réduites à une ligne de chicots noirâtres. -Je sais pas quoi te conseiller, je lui avais répondu; tiens, ton chat, t'as qu'à essayer de le rendre végétarien... j'ai lu

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dans une revue chez le véto, que les chats adorent la levure... Ce que j'avais pas dit là! Quelques jours plus tard, elle s'était mise en tête de transformer son matounet en herbivore. Le félin avait choppé une chiasse terrible, qui ne lui avait laissé que la peau sur les os. Et Roger trouvait ça normal. Le pauvre chaton n'avait plus même la force d'essayer de chasser. Il se prenait des beignes dès qu'il reniflait les trous de souris... Mes doux amis se muaient en intégristes. C'est toujours pareil; au début, les candidats à la sagesse sont de braves gens, sincères et pas ennuyeux du tout. Puis, ils deviennent fanas, insidieusement, petit à petit, sans s'en rendre compte; ils se radicalisent, endossent l'uniforme mental du bon disciple et deviennent très chiants. Au Népal, Roger et Bernadette mettaient un point d'honneur à fustiger, de concert avec moi, ces caricatures de bouddhistes occidentaux, leur comportement bizarre et leurs manies obsessionnelles. On rigolait bien, alors, à voir déambuler ces jeunes commères -Anglo-Saxonnes-, la trentaine, longues tresses, queues de cheval ou chignons, ou bien tondues, le chapelet pendu au cou et toute la verroterie du parfait boubou; connes et conauds à la peau rose, pas à l'aise dans leurs oripeaux couleur de prune, confits de dévotion nunuche. Et là, en France, Roger et Bernadette s'étaient coulés dans le moule... Enfin, on restait bons copains, quand même... Il valait mieux, d'ailleurs, des amis, à Crassac, il ne s'en trouve guère; Roger partant en retraite me condamnait à

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une solitude profonde et rurale. Il y avait Elie pourtant, avec qui le jus passait, de plus en plus fluide. Il avait le cœur pur et un regard terriblement perçant posé sur son entourage. Nul n'aurait pu dégoiser sur son compte, à Crassac. Il avait vu défiler tout le bourg dans sa forge, en cinquante ans de métier; il avait retapé les outils à tout le monde, accordant du crédit quand il fallait... Certes, il avait des nuages dans la tête et de bien étranges idées; il était coco, mais bon, on faisait avec. Roger, ce soir, s'en est mis plein la lampe, de tout ce qu'il ne pourra plus enfourner pendant trois ans: pinard à fond les manivelles, vingt-cinq pétards bien tassés d'une herbe suave et forte, plein de clopes et deux entrecôtes géantes. ***** ONZE C'est le grand printemps. Je respire, comme la forêt, de retrouver tout ce vert, les oiseaux en rut dans le bosquet de bambous derrière la maison. La vieille Dolly

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s'est mis un an de plus dans le museau, dont le poil a blanchi totalement. Je me fais dans les deux kilos de girolles chaque jour. Ça me fait des sous. Roger et Bernadette sont en retraite depuis un mois. C'était une belle cérémonie; une trentaine de bouddhistes occidentaux -beaucoup d'Américains- et mes deux oiseaux tonsurés de frais, en procession, lama en tête, comme pour une communion solennelle, franchissant le portail du centre de retraite... Crassac s'éveille doucement de sa léthargie hivernale; les pépés sont de retour à la terrasse de l'Amitié, sifflant Suze-cass' et ballons de rouge, enchaînant demis et galopins alors que les rombières sont à la messe. Elie n'aime pas les curés, et particulièrement le père Debec, curé de Crassac depuis 34. -Un collabo, pire, un milicien... les gamins qu'il cuisinait au catéchisme pour savoir où se planquaient les maquisards, les nazis qu'il a fait appeler en 44, pour qu'ils viennent arrêter et exécuter une douzaine de villageois, dont trois vieilles insuffisamment bigotes; en bref tous ceux qui n'idolâtraient pas le Maréchal... Inexplicablement, Debec était resté curé à Crassac jusqu'à nos jours. C'est un homme sec, décharné, au dos et au regard droits, fervent pétainiste, défenseur des valeurs morales et de Pasqua; le meilleur ami de la Baronne, et, comme elle militant passionné du front des nazes. -Ce salopard... je te dis, je suis vieux et lui aussi, mais il ne crèvera pas dans son lit! -Elie, tu vas pas me dire que tu as l'intention de le zigouiller, non?

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-Ben tiens, petit, j'irai me gêner... s'il n'y avait pas ma Simone, ça ferait longtemps que ça serait fait, déjà; et de la racaille comme ça, ça me dérangerait pas de tirer dessus, et dans le dos, encore! -Elie, tu ne penses pas qu'il vaudrait mieux laisser tomber? que tu es vieux et que t'as autre chose à faire, que tout ça c'est des vieilles histoires; et puis tu n'as même pas de fusil. -Vas, tu n'es qu'un petit con, mais je t'aime bien; mais fais excuse, tu n'as pas idée de ce que cet homme-là porte sur la conscience... un de ces jours, je te raconterai... Elie s'assoupit un instant, les mains crispées sur sa canne, un sourire amer au coin des lèvres. -Pas de fusil, pas de fusil... mais, de fusil, je n'en ai pas besoin... J'ai l'arbalète et la baliste. Ça ne pardonne pas, ça... -Baliste? -Ouèille; baliste, une arbalète géante utilisée au Moyen-âge; j'en ai une qui m'attend chez moi, dans l'atelier... je te ferais voir. -Elie, on en est à huit Suzes... on s'en recause demain, de tout ça, tu veux bien? Mais il est reparti cinquante ans plus tôt, les yeux dans le vague du plafond brun-mégot. -Les salauds! le Burc qui avait dénoncé la Ramounette parce qu'elle hébergeait des résistants; le petit complot des collabos qui lui avait fait envoyer la maréchaussée pour la perquisitionner... "Tiens, les voilà, vos terroristes!", qu'elle leur avait lancé, aux képis, en leur pointant les cochons du doigt. Ils n'avaient pas insisté... "C'est la Ramounette, chef, faut pas la prendre au sérieux; elle est comme ça mais elle ne fait pas de politique... les résistants, il faudra

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chercher ailleurs..." Dommage pour eux qu'ils n'y soient pas allés voir, dans le grenier de la vieille; c'est pas un, mais une douzaine de maquisards, qu'ils y auraient trouvé, ces cons! et moi dans le tas... et cette sale peau de Baronne; excuses-moi, j'aime pas dire du mal des femmes, mais celle-là! ça n'était pas partout que l'on festoyait, à l'époque, on n'avait pas de quoi; mais chez elle, c'était le raout des nababs, du maquignon au maire en passant par le chef de la milice, le notaire et le curé... tu m'entends, après la guerre on a été bien cons; on a exécuté le milicien et sa femme -une institutrice alsacienne qui fouettait les mômes pour leur faire cracher le morceau- mais on n'a pas touché à la Baronne, ni au curé. On aurait dû, pourtant, dans la foulée, ç'aurait été vite vu; mais, que veux-tu, on n'était pas de vrais soldats, on avait deux morts sur la conscience, c'était bien assez lourd à porter pour de simples gens comme nous autres, pas habitués au massacre, et pas très rancuniers... et puis aussi, les autres, -rien que des fils de paysans- avaient le respect du Noble, du Riche, du Maître; on aurait juré que la Révolution n'avait pas atteint Crassac; il n'était pas concevable de lever le petit doigt contre plus haut que soi... on leur a donc fichu la paix; on est repartis chacun à sa tâche. Il y avait eu assez de sang; ça suffisait comme ça... moi, non, je n'oublie pas. Ils crèveront pas dans leur lit, ça non, et ils le savent. Je savoure leur peur. Je ne rigole pas. C'est qu'eux, ils ne nous l'ont pas fichue, la paix... et ce sont leurs enfants qui continuent. Ils perpétuent leurs lignées. Burc et la Baronne, avec la Ramounette ils ont continué de faire chier, en lui envoyant les gendarmes à tout bout de champ, en la déclarant folle pour la faire interner...

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***** DOUZE -Allô, ouais? -Salut Oscar, c'est Victor... dis-moi, si je débarque demain, ça te pose pas de problème? -Non, pas vraiment... je m'emmerde un peu ces temps-ci, depuis que Roger et Bernadette sont en retraite. -Et qu'est-ce qui te fera plaisir que je te ramène d'Amsterdam? -Un chichon, ta tronche et une blonde, tiens! -Pour les deux premiers, ça baigne... pour la blonde, c'est râpé... faut plus m'en parler, des blondes; Olga et moi, c'est foutu... -Ah. -Bon, je vais pas me ruiner, je te dis tout ça demain, à la maison, hein; au prix du téléphone... ***** TREIZE

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C'était nuit blanche; je me suis enfilé un Demi-Zola, le dictionnaire botanique, de la BD débile, un litre de cahors, une enveloppe de sinsemilla et trente clopes de Drum; et du café, plein. Je l'ai bien vu, cette nuit, le feu qui ne mourait pas, les trois petites braises toujours rougeoyantes dans le cantou. Dolly pionçait sur son bout de lino, le museau dans les poils de la queue, et je sentais presque le souffle de la Ramounette, esprit du lieu avec lequel j'avais appris à vivre. Si elle n'avait pas été présente, elle m'aurait manqué. Je ne la voyais pas, mais je ne me posais pas la question. Elle était là, dans son cantou, et voilà. C'est un des derniers feux de l'année; dehors il fait bien chaud mais les murs crachent encore l'humidité de l'hiver. La maison est de plain-pied, sans fondations, une sorte de cabane en pierres qui ressemble de loin à une maison. C'est la plus petite et la plus pauvre des masures de Crassac; une habitation maintes fois détruite et reconstruite. Au tout début, il n'y avait là qu'une murette de pierres sèches d'un petit mètre de haut, arrangée en demi-cercle pour protéger le feu du vent de nord. Puis, il y a neuf mille ans environ, on a fermé le cercle, on y a posé un toit de lauzes, à cause de la pluie qui maintenant tombait sans cesse sur le sud-ouest de ce qui allait devenir la France. Dès lors, à chaque siècle passant, on n'a cessé de reprendre et d'améliorer l'abri initial. Les chasseurs sont devenus pasteurs, puis cultivateurs, continuant à traquer le gibier jusqu'à nos jours, où le calibre douze a remplacé la

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sagaie et l'arc primitif, où la vaste confrérie des connards à casquettes a remplacé le noble peuple aborigène. La dernière modification de la maison date du siècle dernier. Après un incendie provoqué par le maître des lieux -un paysan misérable et galeux-, la baraque fut reconstruite avec les pierres de l'endroit -dont certaines provenaient du muret originel- et de poutres récupérées d'un castelet démonté à la Révolution. Mon regard se promène sur les ronces et la forêt -qui a triplé de taille depuis l'exode- et le pré à vaches de Burc. Ce morceau de Périgord vit encore à l'ancienne, de manière très assoupie, avec rien que des vieux. Le progrès s'est figé net dans les années soixante, la vie aussi. Les vieux, les vieux, il n'y a plus qu'eux. S'il n'y avait pas nous autres, petit troupeau d'exilés des villes -dix pour cent de la population, tout de même- pour repeupler la brousse, ça serait un mouroir... ***** QUATORZE Jojo est un vieux chien. Je l'appelle Jojo parce que c'est marqué sur son collier de cuir rouge craquelé. Jojo vient souvent me rendre visite, et pas qu'à moi.

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Jojo est un vieux chien, et Dolly une vieille chienne; n'empêche, ils sont en rut deux fois l'an. Chez les clebs, ça ne s'arrête jamais. Jojo est l'amant de Dolly. Il vient de loin, les babines baveuses, les crocs pourris, la langue pendante, tremblant une demi-heure au coin de l'âtre, à cause de l'effort surcanin qu'il a dû fournir pour venir ici. À quinze ans révolus on n'en est pas moins un mâle dominant, quand on est un Jojo, fier et intransigeant; on se doit d'être capable d'effectuer un trajet de dix bornes dans la forêt profonde, de se castagner le museau plusieurs nuits de suite avec tous les mâles du secteur, pour avoir accès aux reins de la Dolly, tout seul, les oreilles dentelées et la truffe sanguinolente, et se la sauter... Et, se faire la vieille n'est pas une mince affaire, il faut la conquérir de haute lutte vu qu'elle ne se laisse pas faire. Rien que de lui renifler le croupion, tu te fais niaquer... et elle s'effondre à tout bout de champ; il faut se faire le plus léger possible... mais, quelle baiseuse! on reste comme ça, bien enfoncé, sous le regard de l'humain de service, l'autre, là, le nouveau, et de la mémé fantôme qui se marre doucement. Nous autres, chiens, n'avons aucune intimité; ce qui ne nous dérange guère, d'ailleurs. Ça les fait marrer, ces cons! Je voudrais bien les y voir, eux, à s'envoyer la Dolly... faut du doigté; ils voient pas ça, les bipèdes; ils voient rien du tout; même la Ramounette, ils la voient pas, ni les chiens morts, ni rien... ce qu'ignore le nouveau locataire, c'est qu'on n'y meurt jamais tout à fait, qu'il reste toujours quelque chose...

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Et la cohorte des chiens fantômes de hurler à la lune, de se lamenter à leur mort évoquée, au goût amer qui leur traîne toujours dans la gorge, la saveur atroce du poison des Burc de père en fils, empoisonneurs depuis les temps primaires; parce que c'est comme ça et pas autrement... Dolly et moi ne sommes pas si stupides; les Burc, on les niaque, quand ils veulent nous faire manger de leurs boulettes. En attendant, on se donne bien du plaisir... ***** QUINZE On était trois autour de la table, chez la Ramounette: Roger, Victor et moi-même; trois échoués en face d'un cubi très vidé, et de l'horloge qui marque trois heures dans la nuit. Victor, d'Amsterdam arrivé, roulait pétard sur pétard, machinal et impeccable, alors que Roger nous débitait son histoire du jour, nous en servant toutes chaudes les tranches qu'il voulait bien. J'étais impassible et passablement cassé, mais je m'en souviens comme d'hier. Il n'avait pas tenu le choc, en retraite. Les premiers jours tout avait été mignon et parfait. L'harmonie, enfin, au

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beau milieu de ce monde de merde. Bernadette passait son temps en diverses méditations et prosternations; Roger cuisinait pour les trente disciples. Tout baignait. Puis, ça a dégénéré, les repas en commun perdirent au fil des jours de leur sérénité splendide; les Américains de la bande râlaient, réclamant des hamburgers et de la pizza. La tambouille à Roger les débectait. Les Français, en minorité, baissaient les yeux sur leurs assiettes et ruminaient en silence que les amerlauds, c'est vraiment des cons, qu'un pain dans la gueule de ces mutants multivitaminés, ça n'aurait pas fait de mal. Roger et Bernadette, en particulier, avaient choppé la haine. Ils se montaient le biniou ensemble, tenant conseil de guerre sous un grand pin, au milieu du parc. Bernadette surtout avait les glandes enflées; elle mit donc en branle son merveilleux talent d'embobineuse afin que Roger lui assure une digne vengeance. Alors, il devint plus teigneux encore que de coutume, agressif et intenable, au point qu'un jour il allongea le chef du clan ricain sur le carrelage de la cuisine, le nez en sang. Faire la bouffe pour trente péquins, trois fois par jour et chaque jour, ça occupe son homme; son seul répit, il le trouvait en sortant du centre deux fois par semaine pour aller faire les courses à Mammouth. Là, avec le budget des bouddhistes, il s'offrait une bouteille de champagne à pas cher qu'il s'enfilait au goulot sur le chemin du retour, d'un seul long trait, en rotant du fond des tripes juste avant de franchir le portail du centre. Ces cons de retraitants commençaient à lui sortir par les trous de nez. Ils en demandaient de plus en plus; l'ordinaire ne leur suffisait plus. Coupés de l'extérieur, il ne leur restait plus que la boustifaille comme plaisir des

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sens. Ces géants américains s'immisçant dans la cuisine en pleine nuit pour allez se faire un tartinage de frometon; et ces histoires de portions, que l'on trouvait toujours congrues... Enfin quoi, ces gens étaient venus là pour atteindre une certaine sagesse, se détacher progressivement de leurs désirs matériels, et les voilà plongés dans la mangeaille, sous son jour le plus barbare... C'est alors que Roger a commencé à faire des fugues. Tout d'abord il a été revoir une vieille amie à lui, dans le seul but d'aller se taper une entrecôte saignante, le régime végétarien ne lui convenant pas du tout. La Comtesse -une petite-fille d'immigré russe, en fait- les lui cuisinait avec amour, bien beurrées, persillées, très saignantes, puis ça se terminait au rouge, et pas des pires, car elle avait de quoi... Son bouddhisme à elle était du genre mondain; ça frimait, de s'afficher en robe de nonne, les cheveux ras, sur les boulevards de la capitale. Il fallait en être pour n'avoir pas l'air nul; et elle en était. Elle s'était offerte une résidence secondaire en Dordogne; c'est moins cher et plus chicotte que sur la Côte, d'où tout le monde s'évacuait pour laisser place à la piétaille en vacances... Les sorties de Roger passaient inaperçues, il pouvait donc mener sa double vie tout à son aise, à l'abri des soupçons de sa Bernadette. Il y prit goût et la Comtesse aussi, qui, mine de rien, s'était mise en tête de s'envoyer le Roger. Elle frémissait délicieusement à l'idée de pervertir un moine authentique et de lui faire rompre ses vœux. En vieille peau s'emmerdant ferme dans l'existence, elle avait des goûts assez relevés. Elle adorait qu'on la batte, ce qui est somme toute très courant, quoi que, dans nos campagnes... Elle en avait causé à Roger: elle voulait qu'il

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lui lacère le dos. Elle avait choisi le bon moment, Roger était très allumé ce soir-là, par les effluves du filet de bœuf qu'il venait de s'envoyer avec du rouge de luxe et de la coke très pure que la Comtesse lui alignait en gros rails. Il accepta. Il était coincé. Il lui fit tout ce qu'elle voulut, avec dégoût au début, puis avec rage et passion... Et le voilà qui avait déboulé à la Ramounette, ce soir, deux heures de mob, dégoulinant, halluciné, les cases bien grillées, congelé et bouffé de remords. La mamie dans le cantou n'avait pas tout compris, elle se contentait de hocher la tête, pour avoir l'air poli. Victor cassa le silence qui suivit le discours de Roger, d'un geste sec de la main. -Si elle t'aime et toi aussi, où est le mal, tu peux me dire? -J'ai cassé mes vœux, et ça, c'est terrible... ma retraite ne vaut plus rien. Je n'ai pas eu le courage d'en parler à mon lama... -Ah ça, mon vieux, démerdes-toi avec ta conscience! Roger ne pleura pas; seule la colère se lisait dans ses yeux béants; rouge dans le blanc, gris d'acier froid au centre. ***** SEIZE

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Victor, ça le faisait marrer, la gamberge à Roger. Lui, ce n'était ni sa queue ni sa conscience qui le démangeaient... Vivre en Hollande, ça non, il ne pouvait plus; il sortait de là avec quarante deux jours de crachin en continu, et autant d'engueulades avec Olga-la-blonde. Il avait replongé sévère dans l'héroïne et son problème se résumait à quitter les Pays-Bas et décrocher de la dreup' avant, vu qu'en France c'est cent fois plus galère pour en trouver. Et puis l'héro, c'est pas une vie. Ça va un temps. il avait donc pris la précaution de se faire prescrire de la méthadone, une grosse boîte. Je n'aimais pas les junkies, mais Victor était le seul dans mes connaissances qui ne m'ait jamais rien chouré à la maison; une rareté lorsqu'on connaît la douleur engendrée par le manque et les conneries qu'elle fait faire... Chez nous régnait une paix très étrange et sacrée, une entente tacite entre rebelles de tous horizons; une paix qui durait depuis Paris, où, quelque part dans le onzième arrondissement, au troisième-droite, Victor le punk et moi le baba, en avions marre de la connerie ambiante, où nous voulions vivre comme bon nous semblait... Ne pas céder aux injonctions, à rien d'absurde, à tout prix; ne pas être une des bêtes du troupeau, voilà. Céder, c'est devenu le mot d'ordre, de nos jours. Faut savoir se vendre, hein! Pas un dans notre entourage qui n'ait viré sa cuti, ne soit

devenu honorable. Rien que nous trois chez la Ramounette, maintenant.

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Les autres? oui, les incorruptibles, les intransigeants; ils sont quoi, maintenant?

Morts. Ou bien on ne sait où... Victor reprit un cacheton de méthadone, Roger un canon et moi aussi. Roger était en transes; il commença un très long monologue, sans plus tenir compte de nous. Avec son cou tendu et ses veines jugulaires enflées à péter, on se dit que cet homme-là est un fou, quand on le voit pour la première fois; un très fou. On est marqué d'emblée par la vividité du personnage, tout en viande et en os. Quand on le connaît mieux, on se dit que finalement, il en sait, des choses; que même s'il enjolive et radote, qu'il a tout piqué dans les magazines -qu'il retient par cœur, des bibliothèques entières-, c'est un brave camarade et qu'au moins il met du talent dans sa prose. Son métier, c'était voleur, cambrioleur-déménageur, précisément. un art qu'il avait pratiqué deux décennies durant, sans jamais se faire avoir. C'est sûrement pour cela qu'il est un brin parano. Il voit des flics partout. Pour venir à la Ramounette, il emprunte de minuscules routelettes, onduleuses et désertes. Dans les années soixante-dix, il avait aussi frayé avec l'extrême gauche armée, et craignait tout le temps qu'on se rappelle de lui... Là, devenu bouddhiste, il était coincé. Voler, il ne pouvait plus, ni mentir, ni rester violent. Il était plus écumant que jamais, pourtant, parce que sous pression, cuit comme une brique au four, réduit à néant, refusant d'abdiquer haine et colère, qui lui dégoulinaient en longs filets de bave; cuit au pinard, aussi... Il voulait encore tout faire sauter, poser des

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bombes, mais désormais se contentait d'en parler, mâchoires serrées, enfonçant le clou dans le dos de ceux qu'il avait pris en grippe. Mais cela non plus il n'était pas censé faire, Roger; il lui fallait extirper à tout jamais sa colère. C'était le travail que son lama lui avait demandé; c'est pour cela qu'il était en retraite... Bernadette, elle, devenait une vraie sainte, comme si elle avait voulu exorciser toutes ces années à vivre au jour le jour avec Roger, en faisant bonne figure. Elle avait patiemment attendu son heure et soigneusement composé son personnage. Roger, elle avait fini par le vaincre; elle semblait lui dire que la gaudriole, maintenant, c'était fini, qu'on passait aux choses sérieuses, qu'il fallait désormais se concentrer sur le peu d'années qu'il nous reste à vivre, qu'on est sur la pente descendante et qu'on n'aura pas trop du temps restant pour se préparer à passer sereinement et en pleine conscience dans l'au-delà. Elle avait miné Roger en lui assenant continuellement l'idée de la mort; peut-être à cause de ses chicots pourrissants, qui la ramenaient douloureusement à la réalité brute. Or, Roger, l'immobilité n'était pas son truc. Il pourrissait comme une vieille ratiche, moisissant et frustré. La sainteté, il n'en voulait pas vraiment, mais il s'était promis de suivre Bernadette jusqu'au bout, par devoir et compassion purement bouddhiques. Ne pas la heurter, cette compagne de galère, ne pas la laisser tomber... Et elle, de jouer fort bien de ce chantage au Roger. Et lui, de devenir un peu conaud, un peu émasculé. Elle le poursuivait partout, de toute la force de ses

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pensées. Pas un verre qu'il ne bût sans se sentir coupable; qu'elle,

elle n'avait pas craqué, qu'elle était restée en retraite; que lui non, et qu'il n'est qu'une vieille merde... et que tant qu'à puer le chiotte, autant en profiter vraiment, hein!

Ainsi délirait le Roger de ce soir, seul face à nous deux, Victor et Oscar, accoudés à la table en bois, chez la Ramounette, endormie et très morte. On finit par l'installer sur un matelas, dans la petite chambre. ***** DIX-SEPT Au bar à Marcel, Victor se fit vite un ami: Elie. Ils ont en commun un amour sans bornes pour la Suze-glaçons, et partagent la même vision du monde. Elie a beau cotiser au PCF pour emmerder le voisinage, il ne rêve en réalité que d'un monde sans état, sans cons et sans chefs. Victor idem, en beaucoup plus radical. Avoir ainsi à portée de main tous les instruments d'un bonheur absolu, les machines et la technique moderne, et se retrouver, habitants involontaires d'une planète entièrement vouée à la guerre, l'avidité, la bêtise-crasse, la méchanceté, ils ne

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pouvaient pas gober... -Y a pas, Victor, ça pourrait être si beau... -À ton âge, tu y crois encore? -Ne te moque pas; je sais, je suis vieux et je vais bientôt y passer; j'ai déjà trop vu le soleil se lever, mais quoi, j'ai beau me languir, je peux pas m'empêcher de rêver... ça me tourmente, j'y pense tout le temps... et je vois pas quoi faire... regarde, rien qu'à Crassac, où le premier Arabe est à trente bornes, il y a bien huit cons pour voter le pen à chaque élection. -On n'a qu'à leur faire sauter le gueule! -Mais, petit, c'est que j'y pense... -Elie, je t'aime bien, mais des j'y pense, j'y pense, j'en ai ma claque, moi... -Holà! ne t'excite pas; tu crois peut-être que je vais tout te dire comme ça, tout cru, alors que je te connais à peine? -Et me dire quoi? -Approche-toi et tends bien ton oreille, je vais pas parler fort, faut pas que les autres entendent. Elie, Gauloise au bec, casquette et charentaises, lunettes à monture sécu, modèle télé à coins ronds, couperose et bajoues, ridules et les yeux clairs, de porcelaine vitreuse, Elie donc, très vivant et très là, soufflait de petits nuages de fumée bleue dans l'oreille gauche à Victor, dont les yeux immenses et brun-sombre s'arrondissaient. -Tu le sais, j'étais charron, et je me suis gardé la main en me disant que ça pourrait servir. Je me bricole tout un tas de trucs, dans l'atelier. Depuis toujours, ma passion, c'est les armes anciennes, de l'antiquité jusqu'au Moyen-âge; les catapultes, les mangonneaux, les trébuchets, arbalètes et autres balistes...

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-Les quoi? -Les balistes... ah, tu sais pas? c'est un genre d'arbalète géante, voilà ce que c'est; la plus redoutable machine de guerre de l'antiquité, qui te perce un gros chêne de part en part à un kilomètre... -Tu fais des modèles réduits? -Non, justement, ce que j'aime c'est de les faire grandeur nature, et qui tirent de vrais projectiles. -Et tu les as déjà essayées? -Eh non, gamin; tel que tu me vois je suis encore capable de tailler les pièces de bois et d'en forger les ferrures mais je suis bien trop vieux pour assembler tout ça... Mais c'est pas l'envie qui me manque, de les essayer; imagine-toi, une baliste de quatre mètres d'envergure, projetant un épieu aciéré de trente cinq kilos à trois cent à l'heure; ça pourrait t'embrocher une moissonneuse-batteuse... et, je te le dis, si j'en avais la force, le premier trait serait pour ce salaud de curé, cette merde de Debec, tout centenaire qu'il est! -Et tu attends quoi? elle est finie depuis cinquante ans, la guerre... -C'est à cause de Simone, ma femme. Elle est malade du cœur, il faut pas que je lui fasses des émotions. Elle n'est pas sortie depuis trente ans, elle ne tient que par pas grand-chose. Il lui faut cinq bols de tisane de pavot par jour, elle est trop nerveuse. Il faut surtout pas qu'elle s'énerve, alors, si elle apprenait que j'ai descendu Debec, elle en mourrait... Pour moi, je crois que c'est foutu... peut-être bien que j'ai eu tort de me cramponner, peut-être que c'est stupide, que c'est de la vieille histoire... et dire que mes armes pourriront dans la forge, qu'elles ne seront jamais montées. À moins que quelqu'un ne se décide à les

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récupérer et s'en serve après ma mort. -Y aurait peut-être pas besoin d'attendre aussi longtemps... -Tu insinues quoi, toi? -Que si un jour tu as besoin d'un coup de main, je suis là... -Ça me fait plaisir, ce que tu me dis, mais je suis fichu; à force d'attendre, c'est devenu trop tard... -À ta place, j'hésiterai pas, tu n'as plus rien à perdre, non? -Si, il y a Simone... -Marcel, deux Suzes, s'il te plaît. Elie et Victor rêvassent à mi-voix alors que le bar à Marcel tout entier se met à onduler lentement sous l'effet de l'apéro siroté par la douzaine de réguliers du dimanche matin; vapeurs qui, dans un premier temps, apaisent les nerfs... C'est presque le silence. Victor détaille à Elie les mille plaisirs et les cent déboires d'un petit punk des banlieues. Il s'épanchait sans retenue, contant son Longjumeau natal, le charme des Boeings frôlant les barres de HLM, la joie et l'exaltation d'une bande de mioches larguée par leurs vieux, errant librement au milieu du béton, jouant à des jeux de mort, pariant canettes et pétards à savoir qui osera traverser l'autoroute aux heures de pointe, et foutre l'incendie, un peu partout... Victor, c'est sa passion, le feu. C'est pourquoi il s'est laissé pousser une crête rouge, fine et bien dressée, trois centimètres d'herbe écarlate au sommet du crâne, qui emmerdent le peuple. Pyromane, quelle autre vocation pour Victor, fait de feu et de cendres? Victor crache le morceau; Elie n'est plus qu'une seule oreille, absorbant les vibrations inouïes d'un discours pour lui très neuf... Jamais il n'aurait cru qu'un mode de vie aussi unique que celui des kepons de banlieue puisse exister sous notre soleil... Et Victor de lui raconter les

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beaux incendies de Paris, lorsqu'il partait de nuit acheter un bidon de cinq litres d'essence à la station du coin, arpentant les rues éclairées au sodium, pour en inonder une benne à ordures ou un bulldozer au milieu du boulevard, y craquer l'allumette, regarder brûler, s'éloigner dix minutes et revenir en badaud, mater les pompiers furax éteindre le plastique fondu à coups de lances... Un petit plaisir, comme ça, tout simple et fort, pas onéreux, quand on s'ennuie dans la grand-ville, qu'il fait trop moche au dehors, qu'on a froid et pas le sou, et rien à boire ou à fumer, ni à se balancer dans les veines; là, direct... Elie, amer et sucré telle la Suze dans son verre, a plongé en d'autres temps, quand il était jeune -et là, tout le monde l'ignore à Crassac, c'était un mal-gouillat, un mauvais gars-. Sa spécialité à lui, c'était le détroussage des ploucs aux retours des grandes foires. Planqués au fond des bois, lui et quelques compagnons guettaient les charrettes pour les arraisonner. Les bouseux d'alors n'étaient pas bien malins: le fric, ils le cachaient toujours dans les longerons. Et puis les filles tremblaient dans les hameaux. Si on détroussait dans les bois, on y troussait aussi, approchant les belles par derrière, à la cueillette des fraises. Très belles, les belles, pas si farouches, d'ailleurs, et vachement consentantes. Elie en a presque oublié sa Simone. -Faut que j'y aille, va... *****

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DIX-HUIT Burc contemple le coucher de soleil sur son troupeau de blondes d'Aquitaine, qui sont tout simplement des vaches. Il est penché sur son carré de salades et râle à cause de son gros bide, qui lui gâche le travail, l'empêchant d'arroser avec précision. Pourtant, précis il faut être, car l'arrosoir en tôle galvanisée ne contient pas que de l'eau, non... C'est un petit mélange dont il tient le secret de son père, le vieil Hyppolite. Cette plate-bande, il la réserve exclusivement à l'usage de la Baronne, sa chère voisine... Il l'aura, cette pourriture, et lui fera signer pour ses terres; il suffira d'être patient, ça fera son effet... La faire crever à petit feu, la rendre malade au point qu'elle lui vende ses bois, voilà ce que veut Burc Raymond, ce qu'ont voulu tous les Burc depuis l'aube des temps. Des générations de baronnes ont vu leurs jours abrégés par leurs fermiers, les Burc, sans que jamais elles ne leur cèdent leurs champs et leurs forêts. Mais là, Burc le sent, il y a de l'espoir. Coriace tout de même, cette Baronne; depuis vingt ans qu'il s'acharne, avec toutes sortes de poisons qu'il teste auparavant sur les chiens qui passent, et qu'elle est toujours là... Il ne les aime pas, les chiens. Il faut les tuer tous, tels qu'ils sont, voilà ce qu'il en pense, le pansu à béret. La plupart des autres canicides y vont au calibre douze, mais Burc n'est pas un excité de la gâchette; c'est

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un empoisonneur. Il les aime, ses poisons, et, quand on est paysan, rien de plus facile que de s'en procurer, à la coopérative agricole. Il y en a pour tout: insectes, corbeaux, lapins, renards et toutes autres bestioles nuisibles. Ses poisons, il les collectionne sur les étagères de son atelier; des centaines de différents, dont certains remontent à son arrière grand-père... Il fait des mélanges: un peu de fongicide, de la strychnine, un soupçon de lindane, c'est avec ça qu'il arrose les laitues de la Baronne, et ce depuis cinq ans. Avant, ça ne marchait pas, il arrosait au raticide et au poison à corbeaux, mais ça ne lui faisait rien, à cette vieille peau. Au contraire, elle ne lui avait jamais paru aussi fraîche, pleine de vie, presque joyeuse... que là, avec la nouvelle mixture, elle commence déjà à se plaindre de maux de ventre... Dans sa caboche coiffée du béret délavé, plantée sur un corps gras aux bras courts et mous, Burc se dit qu'il vaudrait mieux y aller mollo, que ça risquerait de se voir à l'autopsie, et qu'il est préférable de prendre tout son temps; et que le temps, il l'a... -Ah, monsieur Burc, justement, je venais vous voir... -C'est pour les salades? -Oui, les salades... mais non, en fait c'est à propos des jeunes, là, chez la Ramounette... -Ah, ceux-là... -Oui, et bien justement, monsieur Burc, voyez-vous, je les observais hier matin, en bas du pré... -Oui?" Burc tend l'oreille. C'est qu'il a de la terre, par là. -Ils vous ont cueilli vos coulemelles. -Chez moi? vous en êtes sûre? -Oui, avec un panier, encore... -Ceux-là! que je te les attrape! ils vont y voir! mais, j'ai

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bien mieux, pour eux... -Ah? -Je ne vous dis rien, mais bientôt vous verrez; il faut me laisser le temps. Moi, tout ce qu'il me faut, c'est le temps. Avec ceux d'en bas, on sait comment s'y prendre... -Oui, enfin, la Ramounette, elle nous a filé sous le nez, c'est le moins qu'on puisse dire. -Ah, mais, la Ramounette, c'était un gros calibre... rien à redire, là c'est vrai qu'elle nous a eus; mais, les deux d'en bas, les nouveaux, ils ne risquent pas de traîner autant que la vieille; ils sont pas nés d'ici, eux... ***** DIX-NEUF Il y avait Jacques. On l'avait rencontré chez Marcel, devant de gros ballons de rouge supérieur, avec Elie et Victor. On ne le voyait pas souvent au village. Jacques est un ermite érémiste, un baba-cool de l'ère ancienne, replié sur lui-même à cause du monde qui a trop changé et de nos générations sans espoir, encoconnées dans la baisouille et la conso; et que ça, il ne supporte pas. Que toutes ces belles idées de liberté et de monde

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meilleur se soient barrées en couille, qu'elles soient maudites par ceux-là même qui les prônaient, c'était insoutenable... Alors, il avait débrayé, décidé de vivre au minimum sur ses quatre hectares de lande à moutons, dans un cabanon minuscule, de se mettre en retraite anticipée, de toucher le RMI à vie, aussi longtemps que ça serait possible. Jacques était rare, dans le sens où on ne le rencontrait pas souvent; il ruminait son amertume en permanence et ne voulait pas la partager, pour ne pas nous emmerder avec ses angoisses, peut-être. Au village il ne parlait qu'à nous trois, renégats. Les autres, il les ignorait superbement, autant qu'ils le détestaient, avec sa démarche chaloupée, son grand corps de deux mètres, sa tête de haschischin très allumé, avec du rouge dans le blanc de ses yeux très bleus, qu'il roule sans cesse, comme un qui a perdu l'habitude de frayer avec les humains... Jacques s'est mis au point mort; il ne touche plus à rien, son jardin est noyé sous les ronces, il n'a plus planté le moindre clou dans sa cagna depuis des lustres, la bâche qui tient lieu de toit se déchire et les murs se lézardent; il pleut à l'intérieur mais Jacques s'en tape. Il laisse filer... "À quoi bon se speeder? regarde les autres comme ils ont changé", qu'il nous dit. "Ils ont de gros comptes en banque maintenant, et de belles bagnoles neuves, et tu crois qu'ils sont heureux pour autant? ils nous méprisent et moi encore plus que vous deux, parce qu'on n'a pas craché sur nos convictions, et que nous sommes jugés immobiles, poids-mort pour la société..." Dans notre monde, si t'avances pas, tu recules... Nos anciens amis nous jugent, et c'est d'autant plus grave que ce qui fait l'amitié, c'est qu'on ne s'entre juge

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pas... On a fini la soirée à quatre sous le regard du fantôme-maison et de Dolly, à qui décidément les nouveaux hôtes plaisaient beaucoup. Jacques est sorti de chez nous très cassé, a titubé jusqu'à son véhicule, une Ami 8 hors normes et hors d'âge, sa seule richesse, pour rentrer chez lui, à cinq kilomètres de là... Son obsession, mais il n'en parle jamais, c'est les chasseurs. Ça le taraude depuis longtemps, les chasseurs. Il en a marre, des chasseurs. Ils lui gâchent l'existence, les chasseurs. Ces salauds à casquettes lui bousillent sa solitude en passant sur son terrain; et il ne peut rien faire; il n'a pas la surface requise. En France, pour faire interdire la chasse chez soi, il faut posséder une vingtaine d'hectares d'un seul tenant; c'est peu démocratique, mais c'est comme ça. D'ailleurs, la France est-elle une démocratie? Puis, Jacques, de toutes façons, il n'aime pas les chasseurs, c'est aussi comme ça... Les ventrus kakis, munis de tubes à feu, trucidant du gibier d'élevage, ça lui fait gonfler les glandes de la haine. Il les vire de chez lui à chaque fois et ça se termine régulièrement à la gendarmerie; lui traîné comme un chien, insultant la volaille. Rien ne le fera changer d'avis. Les premiers temps, la société de chasse communale a bien tenté de faire de la diplomatie, mais ça n'a pas marché. Pas question d'aller zigouiller quoi que ce

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soit chez lui, qui vit heureux avec son troupeau de lapins de garenne, sa bande de sangliers qui vient en hiver se réfugier dans la vieille serre, et, lors des sècheresses, s'abreuver à la mare. Il ne lui en faut pas plus pour jouir de sa retraite méditative. Jacques est un véritable glandeur solitaire, très organisé. Son abri est minus, certes, avec le sol en terre battue et un robinet d'eau froide, mais tout est nickel, la vaisselle accrochée à des clous, les casseroles récurées, la lessive sur sa corde face à la cheminée de tôle noire, et, au fond de la pièce unique, un piano droit posé sur quatre parpaings. Jacques avait quitté sa Normandie natale dans les années soixante pour venir s'installer en communauté ici. Ils étaient une dizaine à se partager une belle ruinasse au fond d'un vallon, sans route carrossable ni électricité, allant puiser l'eau au ruisselet d'en bas avec de gros jerrycans qu'ils se charriaient sur l'épaule. Huit années à tout faire pour survivre, se cramponner là, alors que la plupart des autres babas baissaient les bras devant les longs hivers à bouffer des châtaignes, de la confiture de mûres et des champignons secs, à se geler les couilles devant des cheminées refoulant l'air glacial du plateau. Jacques et quelques uns avaient passé le cap; ils s'étaient endurcis, ne se déshabillant pas de toute la saison froide, pour mieux vivre à poil en été. Ils s'étaient installé une basse-cour et des clapiers, fabriquaient du fromage de chèvre et des babioles en cuir à l'usage des touristes bedonnants et urbains qui les photographiaient sur les marchés, tant ils étaient typiques. Puis, avec l'usure du temps, la communauté s'était déchirée; on ne pouvait plus se voir en peinture, les

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histoires de cul devenaient sordides... Les derniers avaient fui en ville, se beaufisant à outrance, refermant une parenthèse, ayant vécu la seule aventure de leur vie, et pas prêts à recommencer... Ça laissait de la place pour d'autres, dans le pays, et ce ne sont pas les ruines habitables qui manquent, par ici... Il y eut donc nous deux, Victor et moi, qui, à l'instar d'Elie, Roger et Jacques, n'avions pas changé notre mode de vie, puisque c'est notre credo. D'ailleurs, pourquoi changer? pourquoi vouloir à tout prix rentrer dans le rang? et pourquoi se forcer à aimer le béton? Puisque je vous dis qu'on n'a pas envie, qu'on est bien là, qu'on gazouille et que ça gaze, au chaud, sous les jupons de laine de la Ramounette, au coin du feu... Jacques, donc, après son départ rumina tout cela et ne s'endormit point, quoiqu'il fut trois heures dans la nuit, bien tapées... L'ouverture de la chasse était pour dans bientôt et Jacques préparait quelque chose de son cru à ces cons vêtus de caca d’oie, casquettés de velours côtelé, imbéciles et méchants. LE GIBIER, DESORMAIS, CE SERAIT EUX. Mais, comment faire? La question torturait Jacques, qui n'en dormait plus. Le fusil? radical, mais il n'en possédait point. L'allié de Jacques, c'est le temps; à quarante deux ans on en a plein de reste... Les chasseurs, c'est bien connu, reviennent tous les ans à date fixe, tels les animaux qu'ils persécutent.

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C'est donc en hiver qu'il faudra sévir; et mettre l'été à profit pour les repérer, se familiariser avec leurs têtes, bien les visualiser afin de ne pas les confondre avec d'inoffensifs piétons. Et puis encore, peaufiner la mécanique, transformer l'Ami 8 de 1969 en engin de mort, lui rajouter un pare-chocs en tube d'acier, régler le vieux moteur, consolider les longerons rouillés à mort avec de la grosse ferraille, s'entraîner à mordre le fossé sans déraper, sans laisser la moindre trace de pneus. Depuis quinze jours Jacques est totalement concentré. Pour un érémiste campagnard, le temps passe différemment que pour un travailleur; il coule très simplement, tel un ruisseau huileux, et le calendrier finit par s'empoussiérer sur l'étagère; on oublie les dates, le jour de la semaine, on ne repère que le dimanche au son des cloches, et encore, quand le vent porte vers chez soi... Jacques passe donc toutes ses aubes à repérer avec un soin maniaque tous les endroits fréquentés par la gent chasseresse. Le moindre bord de route fait l'objet d'une étude approfondie. Comme toutes les grandes idées, la sienne est simple: pour éliminer les chasseurs, il faut leur faire très peur et les frapper ainsi qu'ils frappent eux-mêmes. S'ils tuent, il faut les tuer. Point. Comme Burc tue les chiens, Jacques veut exterminer les chasseurs; comme Elie qui rêve de descendre le père Debec, comme Victor rêvant d'incendier la connerie universelle, comme Roger d'éliminer son ego -tâche impossible-, et comme moi je rêve... à tout ça réuni. Comment calculer la trajectoire parfaite, l'Ami 8 lancée à fond de train, droit sur le chasseur, sans lui laisser

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le temps de faire ouf... Comment l'écraser net? Mais pour l'heure, Jacques rêve... ***** VINGT Un vendredi, au marché, au gros bourg sur la vallée, à quinze bornes de Crassac, loin, j'étais au stand de la fille qui vend des nems, quand une fille pas très grande se pointa, suivie d'un énorme dogue allemand tout noir, et m'aborda ainsi: -Salut, toi, c'est pas la première fois que je te vois; tu saurais pas par hasard où je pourrais trouver une maison à louer pas cher dans le coin de Crassac? -Là, je vois pas, mais laisse-moi ton téléphone; je te ferais signe ,au cas où... Trois semaines plus tard, Caroline -puisque c'est elle- s'est installée dans une bicoque assez pourrie que je lui avais trouvée, un demi-kilomètre en contrebas de chez la Ramounette. Avec Caroline, ça a collé tout se suite. Elle s'était cassée de son bled natal, à douze bornes d'ici, car elle en avait sa dose des ploucs qui la traitaient de sorcière. Faut dire qu'elle a la touche, Caroline; un mètre

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cinquante cinq, revêtue de peau mate et de cheveux longs-noirs, sapée de fringues plutôt boueuses, invariablement chaussée de Doc Martens montantes à coquille d'acier, survêtue de pelisses informes et frangées, ne laissant dépasser que peu de peau, car elle se croit moche, quoiqu'elle ait très tort. Elle n'a pas échappé à l’œil affûté du Victor, la girondité de Caroline. Victor qui commençait à devenir chiant, ces temps-ci. Victor qui ne peut vivre sans femme. Et pourtant, celles avec lesquelles il vécut ne furent que galères, démonesses ou midinettes stupides, ou encore cupides comme Olga-de-Hollande. Victor, c'est à noter, est aussi parfaitement invivable. Filles qui Victor désirez, n'espérez ni calme ni équanimité de sa part, non. Au contraire, il vous faudra changer de domicile tous les quinze jours, ne pas dormir avant six heures du mat', passer des nuits dans divers commissariat, zoner sans savoir pourquoi sur le trottoir d'en bas, allumer le feu à toutes les bennes à ordures qui se présentent, s'immiscer nuitamment dans de laides usines pour chourer du matos, et surtout passer énormément de temps à chercher une dose quelque part dans la ville, dans des endroits louches, et se remettre en cause chaque matin, vivre toutes poches vides, les huissiers à la porte; tout, quoi, sauf le calme, la stabilité, la sérénité, notions absentes du Victor... Or, caroline -chance-, le petit bonheur des gens simples n'était pas son truc. Les humains sont d'une race dont elle ne fait pas tout à fait partie, fille née au beau milieu des animaux, façonnée, éduquée par eux; chiens, chats et surtout chevaux; parce que, Caroline sans

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chevaux, quelque chose manque au tableau... C'est à cause d'eux qu'on la traitait de sorcière, dans son trou à ragots. Elle branlait ses étalons, les nuits de pleine lune, chuintait la rumeur, matérialisée sous la forme d'un gang de rombières en tabliers à fleurs, n'ayant d'autre chose à foutre que de dégoiser sur les èstrandgers et autres zhippies. Il n'y a plus guère qu'au fin-fond des brousses que l'on parle encore des hippies, terme générique pour tout ce qui n'est pas dans la norme. Le barjot ordinaire, le goitreux, le sacristain puceau, le gogol et l'ivrogne méchant n'en font pas partie; que Caroline si, qui de plus est une pute droguée, ce qui est partiellement vrai, puisqu'il suffit à la populace qu'une fille du cru aie des potes et tire sur le pétard avec eux pour se faire traiter de... Et, tout ceci on ne vérifie point, car la rumeur ne vaut que si elle reste en l'état. On n'ira jamais voir sur place de quoi il en retourne; il vaut bien mieux qu'elle soit la sorcière en titre, puisqu'elle en a la tronche et que le poste est vacant depuis le dernier bûcher. Jusqu'à Crassac le brouhaha l'avait suivie; vu qu'il n'y a que quinze kils depuis son ancien trou ; alors, tu penses... ça ne la rend pas philosophe, Caroline, non; mais au fond de son vallon elle est loin des autres et c'est tant mieux comme ça. Donc, Caroline et Victor, Victor et Caroline, face à face accoudés à la table de bois branlante... Les verres qui se remuent, le douze degrés cinq rouge-violine qui passe par dessus bord et les pétards de l'herbe à Caroline -très parfumée, sinsemilla de grande classe- qui filent, et la vie qui défile...

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***** VINGT-ET-UN J'ai dormi, et pas eux. Les piafs chantaient comme si ç'avait encore été le printemps, alors que les premières feuilles tombaient déjà, à cause de la grande sècheresse. On a foncé tous trois chez Marcel pour se fêter ça, aux frais de Victor qui venait d'encaisser son RMI. Nous étions fort à l'aise lorsque le vieil Elie fit son apparition, l'air mortifié... Pas un mot, pas un salut; il a filé droit au comptoir, seul comme un chien. -Une Suze, Marcel, s'il te plaît. -Ben quoi, quelque chose qui ne tourne pas rond? -... -Oh dis, vieux, braille Victor, torché et très heureux, tu nous tire la tronche, ou quoi? -... Elie, très droit à l'ordinaire, s'est ratatiné, plié en deux au zinc en bois verni; il est devenu poignant, effondré, le visage dans les mains, sanglotant en silence, de grosses larmes jutant sur le comptoir. Des gouttes de douleur cristallines, c'était... -Simone... Marcel a la tête dans le cul; sa grande gueule, il l'a remisée au placard.

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-Ben quoi, Simone? elle va pas bien? -Elle est morte, décédée, crevée, elle est; dans la nuit... -Quoi? On s'est trouvés comme trois nouilles. Caroline s'est crispée, Victor est blême et j'ai le coeur cassé. Après hier soir, ça fait contraste; il nous faut encaisser, digérer, qu'on se laisse couler l'ambiance dessus comme le filet d'une douche pas assez chaude, qui vous enveloppe progressivement en vous faisant frissonner. Défaits, nous nous approchons du comptoir où Elie vient de sécher ses larmes. -Une autre Suze, Elie? -Oui, avec du Seltz...et puis non, sans, de la Suze amère et sèche, sans rien, comme moi qui suis devenu sec et sans rien de reste... un Mirage, voilà ce que c'est, un Mirage... -Un mirage? -Oui, un avion de guerre, un salaud de Mirage à onze heures du soir; on dormait déjà, Simone et moi... et s'il n'y en avait eu qu'un, de Mirage, mais non; à croire qu'ils se préparent pour une guerre! Autour d'Elie nous formons un trio douloureux; il n'y a que nous autres comme clients, en ce matin d'été mourant, pour consoler notre vieux coco préféré, notre amoureux de sa Simone défunte, anesthésié par l'alcool et la terrible nuit dernière, et qui continue de raconter. -Au ras des tuiles, ils sont passés; ça lui a porté au coeur, j'ai senti sa main me cramponner l'épaule; ça m'a réveillé juste à temps pour entendre l'avion s'éloigner et le suivant arriver à fond de train... et ma Simone, blême, incapable d'articuler, toute frissonnante; et moi qui ai compris alors qu'elle était en train de mourir... Je n'ai pas même songé à appeler l'ambulance, non, ça n'aurait servi à rien... et ma

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Simone, là, comme ça, livide, qui me fixait, muette, avec tout l'amour de ses yeux, et qui savait... et toi qui ne peux rien faire, qui es là à ses genoux, à terre, qui lui tiens la main, ta Simone qui expire une dernière fois; le temps qui passe tu ne sais pas comment ni à quelle vitesse, elle qui se refroidit; le jour qui se lève, bien trop vite... Elie a les yeux vides et lavés de larmes, éclaircis et déterminés quand il rajoute: -Je suis vieux et seul; mais je vous le jure, à vous trois: tous les jours qui me restent à vivre, je les consacrerai à me venger de ce Mirage. Il n'y a pas que Debec, maintenant, qui soit à abattre... ***** VINGT-DEUX -On va quand même pas lui faire des funérailles nationales, non? Dit Florence à la mère Molle, en lui fourrant sa ration de patates et de cabécous dans le panier. -Tout de même, un enterrement civil, ça ne s'était point vu, par ici... Raymond Burc entre dans la boutique, un cageot plein de cèpes sous le bras. -Il n'y a pas grand-monde pour la femme à Elie, dites donc...

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-Y a ceux de chez la Ramounette. -Et la noiraude, là, la sorcière... bon, ça vous fait quatre kilos deux cent... à cinquante cinq le kilo... -Ah, si je n'avais pas ces voleurs pour voisins, j'en aurai ramené six... -Raymond, les autres jours peut-être, mais ce matin, je ne pense pas qu'ils aient pu aller sur vos terres. Ils ont bien autre chose à faire; vous êtes bien trop médisant, je vous l'ai toujours dit; ça finira par vous jouer des tours... -Et pourquoi donc ils ne font pas de messe? -C'est que Simone aussi, elle en était.... -Elle était quoi? -Communiste, tiens donc! Il y avait eu Ghislain, le fossoyeur-bedeau-cantonnier-sonneur de cloches, qui avait été gentil avec nous autres. Mais Ghislain, il est toujours gentil... ***** VINGT-TROIS On a conclu les funérailles de Simone chez la Ramounette, Elie n'ayant pas eu le coeur de célébrer chez lui. Il désertait Crassac-bourg autant que possible, n'ayant plus d'amis par là. Il se trouvait à son aise au milieu de

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notre sacrée bande d'oiseaux... Ce soir-là, devant l'inextinguible tas de braises, Victor, Caroline, Jacques, moi-même et Roger - qui venait de se faire le mur comme à chaque pleine lune- étions assemblés. Au dehors les feuilles s'arrachaient au vent d'Autan; pour la première fois depuis des mois nous avions senti l'air piquer de froid. Les bourrasques folles secouaient la maison, apportant avec elles des senteurs de silex et d'ozone. Le ciel vrombissait de tous ses avions de chasse. Ça s'agitait sérieux, là-haut. Il se préparait quelque chose, dans le monde. Une guerre. Nous étions en l'an 90; la radio ne parlait que de ça. Saddam Hussein, le Koweït; tout cela... Les Mirages passaient au ras du toit, à trente mètres au plus au dessus de la cime des pins. Les campagnes reculées sont considérées par l'armée de l'air comme zones désertes; c'est là que les pilotes d'élite se font la main. C'était du sérieux. Les engins, lancés à fond les ballons dans l'air agité, crachant du bleu par la tuyère, avec de longs missiles effilés sous les ailes... Dolly, pourtant très sourde, grognait sur son lino; Victor et Roger lançaient d'innombrables imprécations à l'adresse de l'armée et de ses sbires. Je restais coi, ce qui n'est pas coutume, ainsi que les autres, sirotant de petits godets de vieille prune. Elie s'était plongé dans le dialogue, une lueur assassine dans le regard, qu'il a bleu et perçant. Jacques nous roulait des joints. Le vieux le regardait faire, sans oser lui demander ce que c'était qu'on mélangeait au tabac et qu'on se refilait pour tirer dessus. Il

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restait fidèle au cahors noir, qu'il éclusait consciencieusement, dans le but de mieux se noircir l'âme, rite ultime d'une funéraille achevée, aussi accomplie que sa vie avec Simone, soixante ans d'amour brûlant. Cela faisait trois jours que c'était arrivé; Elie n'avait pas encore eu le temps de souffler; et maintenant c'était fini-fini, le premier soir où l'on se retrouvait entre amis, à causer sans fin et picoler sec. Oui, les Mirage; il avait raison, Elie; il fallait en finir, marquer le coup. On cherchait la manière. Abattre un Mirage. On tournait autour du pot; on tchappait de ci et ça; et la conversation de se resserrer automatiquement sur le sujet. Victor, particulièrement, était très remonté. -Holà! tu es bien, toi, je lui dis, et comment tu vas t'y prendre, pour descendre un pareil tas de ferraille? -On monte en Belgique; sûr qu'en deux jours maxi on trouvera un missile anti-aérien au marché noir; y a pas de raisons, si toutes les guérillas et tous les dictateurs du monde viennent se fournir là, nous aussi... -Combien ça peut coûter, un missile? -Ça coûte bonbon... -Et comment c'est-y qu'on va trouver le fric, hein? -Ben ça... avec le RMI, je vois pas bien... -Faut trouver autre chose. -Là, je vois pas; ça doit pas être si facile à dégommer, un zingue comme ça... -Oh, tu sais, quand ils volent en rase-mottes, ils vont pas vite, et ils passent toujours au même endroit, au mètre près

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et à heure fixe. -Avec un bon flingue, peut-être; c'est moins cher et plus facile à se procurer... -Non; un fusil, même à éléphants, ça tire pas assez loin... -Moi, je sais comment faire... Elie vient de lancer ça, impassible, après un petit gorgeon de cahors. On le regarde tous. -Avec ma baliste, tout bêtement. -Quoi? -Oui, la baliste que j'ai fabriquée dans mon atelier; et bien elle est en état de marche, il suffit de la monter, de bien viser, et hop...un Mirage en moinsse. -Avec une arme du Moyen-âge? -Vous n'avez pas la moindre idée de la puissance de tir d'une baliste. La conception en est antique, certes, mais elle doit être parfaitement capable de descendre un avion en plein vol, s'il passe suffisamment bas et lentement, y a pas de raisons. Et puis, la machine, je l'ai améliorée; j'ai rajouté quelques bricolages bien à moi, et construit tout ça avec des aciers d'une qualité inconnue dans l'ancien temps... je vous le dis: ça doit marcher... et puis, qu'est-ce que j'ai à perdre, maintenant? mieux vaut s'amuser un peu, avant d'en finir, hein? mieux vaut agir que se languir! allez, verse-m'en un autre, Caroline... Faut que vous veniez la voir, ma machine de guerre! L'ectoplasmique Ramounette, calée sur sa chaise de cantou, s'étire et soupire d'aise. Le vin coule à flots, ça tchatche comme au bon vieux temps, un gros nuage de fumée bleue frotte les poutres; il y a même une fille. La vie revient dans ses antiques veines; elle se repaît des vapeurs de rouge, rien de tel pour la tirer de sa torpeur de

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morte. Dolly, pré-hibernante, rêve au printemps prochain, à de grands mâles en rut la sautant frénétiquement, jusqu'à épuisement. ***** VINGT-QUATRE Jacques n'est décidément pas très net, ce matin; un peu flou, même, comme le brouillard qui s'étale en nappes au creux des vallons. En Ami 8, la route est longue de chez la Ramounette jusqu'à chez lui, mais le moteur accuse ses trois cent mille bornes et suce autant d'huile que d'essence. C'est juste avant le petit jour, il fait déjà bien froid. Soudain, un chasseur. Il est là, planté à trois cent mètres, au bord du goudronnet vicinal, chaussé de bottes noires, vêtu de kaki, penché sur le coffre de sa voiture, s'apprêtant pour la journée, attendant les potes qui doivent le rejoindre pour la battue au chevreuil, sifflotant la Marseillaise. Jacques a senti son coeur se contracter brutalement, ses reins cracher la haine, ses yeux rétrécis fixant la cible.

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Un chasseur, c'est à éliminer, lui susurre sa conscience; surtout après la nuit dernière chez la Ramounette avec Elie qui a perdu sa femme, justement à cause d'un chasseur, car les Mirage, ce sont aussi des chasseurs, non? Les phares sont faiblards, mais déjà il aperçoit les moustaches. Encore, s'il n'y avait pas eu les moustaches et la casquette à oreillettes; mais là, aucune excuse, c'est bien un chasseur et il a les moustaches, la gibecière, et pas de chien... JACQUES, TU TE LE FAIS, TON PREMIER? Trois mille cinq cent tours-minute pour les deux cylindres de la Citroën, c'est beaucoup demander, mais Jacques a mélangé à son carburant des additifs ad hoc et nul ne saurait se douter que l'engin est dopé, capable -temporairement- de développer soixante-dix chevaux-vapeur. Le chasseur est idéalement placé, tout au bout d'une ligne droite, au début d'un virage suffisamment large pour continuer d'accélérer après le choc fatal, qui eut lieu à sept heures trente deux, le matin du 25 septembre 90, sur le chemin vicinal numéro 2 de la commune de Crassac. Les képis vinrent constater, mesurer, prélever; mais ils ne trouvèrent nulle trace, nul indice, et aucun témoin. Les amis du chasseur trucidé déclarèrent qu'ils étaient partis pour une battue au chevreuil... L'homme avait été heurté par un objet indéterminé, mais dur et lourd, puis poussé à terre et la tête écrabouillée. Il n'avait pas eu le temps de réaliser. À Crassac, ça grouillait de monde dans tous les

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lieux publics; les machines à bière débitaient en continu et les commerçants se frottaient les mains. Florence ne savait qui accuser, tant les suspects étaient nombreux; ç'aurait pu être un touriste de passage, un ennemi personnel du chasseur, ou n'importe qui d'autre, non? Qui donc aurait bien pu lui en vouloir au point de l'assassiner, ce PDG lyonnais qui venait chasser sur les terres au vieux Malbec? des jaloux au village, un paysan aigri du genre Burc, les fous de chez la Ramounette, ou qui encore? les zhippies, c'est bien capable de tout... -Mais Florence, tout de même, hier soir ils étaient chez eux avec Elie, jusque tard dans la nuit, pour les funérailles à Simone... non-non, moi je ne crois pas que ce soit eux... il m'est avis que ce chasseur-là, qui n'est pas de chez nous, a eu affaire avec des gens de par chez lui. Ça n'a rien à voir avec nous autres... C'est ce que le chef de la brigade a inscrit sur son rapport. Après sa partie de chasse, Jacques était sorti d'un état second qui avait duré la journée entière, ragaillardi et conforté par le sentiment de la vengeance accomplie. Aucun remord, non; les chasseurs non plus n'en ont pas; il ne faut pas en avoir pour tuer ainsi de pauvres bestioles, rien que pour le plaisir de tirer, de sentir jusque dans l'épaule la puissance de la cartouche qui s'extrait du canon, l'odeur de la poudre, le poli de cet engin qui vous transforme un couard en tueur maniaque. Le fusil... C'est bien cela qu'il leur faut, aux chasseurs: un chasseur de chasseurs; voilà ce qu'il leur manquait. Bien plus efficace que Brigitte Bardot.

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Jacques est revenu chez lui, a rallumé le feu dans la cheminée de tôle avec de vieux fagots, ceux qu'il garde en réserve pour les grands hivers, et s'est roulé au moins dix pétards de son herbe, la meilleure à des lieues à la ronde... Il ne ferma pas l'oeil de la journée qui s'ensuivit, buvant café sur café, rêvant à de futurs cartons. ***** VINGT-CINQ Thérèse a déboulé qu'il n'était pas neuf heures. Tu penses si on n'avait pas envie de voir du monde, ce matin, lendemain d'hier soir, où nous fêtâmes la mort de Simone. On n'avait pas dormi, attendant le point du jour pour ramener Elie au bourg, sur le porte-bagages de la mobylette, confits au rouge. Jacques nous avait quittés deux heures plus tôt, Caroline ronflait sur le canapé avec son clébard chéri dans les bras. Les mégots dégueulaient des cendriers. Thérèse... Avec un sac à dos, un mètre cinquante neuf et pas plus, de grosses lunettes moches, le pull à bouloches et des baskets pourries, quarante ans et bien plus de boutons sur le visage, elle n'est pas belle, non, mais je suis bien content de la revoir. C'est une ancienne

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cliente de mes treks dans l'Himalaya -ne l'oublions pas, je suis guide de randonnée quand je ne suis pas érémiste-. En juillet nous avions cheminé ensemble avec un groupe plutôt nullard, quelque part dans les montagnes indiennes. On avait fait bande à part, les autres étant par trop mauvais coucheurs -et couche-tôt, ce qui est pire- et bien sympathisé autour de gros spliffs de haschisch local. Je l'avais invitée à passer me voir en mon camp de base français, et la voici venue, comme je l'aime, sans prévenir. Mais ce matin j'étais bien trop éteint pour lui offrir un accueil à l'asiatique... Thérèse n'a pas l'air dans son assiette, non plus. Ce qui ne tourne pas rond? la santé? les amours? va savoir... Ce matin je suis, et nous sommes tous décalqués, assommés par la fatigue et les évènements... On ne la connaissait pas bien, Simone, mais ça nous a laissé de l'amertume au bord des lèvres... J'ai donc fait un café à Thérèse, avant d'aller me repieuter, et basta. Le lendemain, on est descendus en bande à Crassac. On nous a matés en coin, avec de mauvais yeux. On avait l'habitude. Les parias ont l'habitude. Non, mais là, l'angle des regards de traviole n'était pas habituel; Crassac tout entier faisait d'immenses efforts pour nous observer sans qu'on s'en doute; sauf que le populo d'un dimanche matin atteint de torticolis épidémique, ça se remarque gros... Chez Marcel, devant notre ignorance manifeste de

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la chose, on nous avait tout conté, devant des demis. Il (ou elle) ne l'avait pas raté, le chasseur. Crâne broyé, reins brisés, ça n'avait pas pardonné... C'était arrivé hier, sur la vicinale 2, à l'aube. Bon, on avait déjà assez chialé et même si c'était bien malheureux, ça nous aurait plutôt réjoui, en temps ordinaire, que ce soit un chasseur. Au bourg non plus on ne se lamentait pas; on était bienheureux que cette histoire vienne alimenter la chronique locale, qui tournait en rond depuis trop longtemps... À part nous autres, les gens ne savaient plus sur qui dégoiser. De chez Marcel, on a filé direct chez Elie. On voulait voir sa baliste. La maison du vieux est un vaste foutoir; un bordel énorme règne dans les lieux; c'est immense, plein de pièces partout, de poussière et d'outils de toutes sortes, des monceaux d'outils... La cave fait office d'atelier et s'ouvre vers l'arrière, sur le ruisselet qui traverse Crassac. C'est tranquille pour réfléchir et bosser; là, tout est méticuleusement rangé. Ça sent le charbon et le fer huilé. À droite en entrant on trouve la forge, avec feu et enclumes. Au fond s'ouvre la porte de l'étuve, qui sert à former les pièces de bois dur. Pour les refroidir, il y a le ruisseau, à deux pas. Les murs aussi sont couverts d'outils. Elie en est amoureux; ils lui ont bouffé les mains pendant si longtemps, et lui en a usé les lames et les fers jusqu'au trognon, comme par vengeance contre ce métal si dur qu'est le fer... La collection d'armes anciennes est remisée dans une pièce annexe, où elles sont accrochées aux murs, ou bien pendues aux poutres, avec des chaînes et des

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courroies, démontées, enveloppées dans de vieux journaux. La baliste, elle, se repérait de suite: les deux parties de l'arc mangeaient tout l'espace; l'affût en beau noyer, taillé d'une seule pièce, le treuil, un magnifique chef-d’œuvre d'acier et de bois dur, avec enroulé dessus un joli câble d'acier fin de six millimètres de diamètre. Simplissime et combien imposante, la baliste d'Elie... Il nous a ouvert son carnet de croquis. Le montage de la bête prendrait une bonne journée; après quoi nous pourrions l'essayer. Il faudrait aussi forger les flèches, qui sont de la taille d'un bel épieu, mais ce serait une plaisanterie si un costaud voulait bien lui donner le coup de main; parce que, à cet âge avancé, hein... ***** VINGT-SIX Thérèse avait décidé de rester un temps chez nous, afin de prospecter dans les environs et de se trouver une baraque pas chère à acheter. Elle plaquait. Son boulot, son apparte parisien dans le Marais, tout. Quinze ans à turbiner dans une centrale nucléaire, c'est quinze ans de trop, avait-elle soudain songé. Quand elle nous en parlait, on avait froid dans le

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dos; les fuites un peu partout, les négligences, le laisser-aller, la routine mortifère... Elle avait revendu l'apparte avec un joli bénéfice, et avait encaissé une mignonne indemnité de départ. Avec son blé tout frais placé en actions sûres, elle pouvait envisager la retraite anticipée. À quarante ans, c'est impeccable. Ça lui faisait un SMIC à vie. Elle ne voulait plus travailler, mais vivre enfin, simplement, chichement, et seule... Oui, seule, car Thérèse est une véritable ermite. Les hommes, ça n'est pas son truc, les filles non plus, d'ailleurs... Aussi dénuée de sexe que le commandant Cousteau, elle fendait la vie de sa démarche traînante, préférant les voyages scientifiques et lointains à l'attrait d'une vie de couple. Son physique la destinait à cela. Elle est très moche; visage de petite fille studieuse, un corps minuscule et flasque cependant, ponctué de deux seins riquiquis, des raisins secs. Avec Thérèse on est comme avec son meilleur pote, voilà; on peut causer de tout, avec elle, et c'est pour ça que je l'aime bien... Et on parle d'Asie, ce qui ne gâche rien... Ça tombait à pic qu'elle veuille s'installer dans le coin, vu que Victor désertait la Ramounette de plus en plus fréquemment pour aller squatter chez Caroline. Bien sûr, je ne suis pas tout seul; il y a la Ramounette et Dolly; mais pour ce qui est de l'animation, je n'y compte pas... *****

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VINGT-SEPT Il s'en trouvait des masses. Des girolles, des cèpes, et bientôt la truffe. Burc avait cessé de dormir, anxieux, sur le pied de guerre. Dans la forêt, après l'été brûlant, le sol s'était détrempé des grandes averses douces de l'automne installé. L'être souterrain du champignon -le blanc- s'était vigoureusement éveillé pour assurer la perpétuation de l'espèce, et aussi beaucoup pour le plaisir de pousser, de s'agrandir, d'aller voir plus loin, de digérer le moisi des sous-bois. Ça sentait le champignon de partout, à plein nez. Des recoins sombres et pentus, au nord, où s'épanouissent les colonies de trompettes des morts, aux sous-bois clairs d'essences mêlées où la girolle à soixante balles le kilo fait tout ce qu'elle peut pour soulever de sa chair tendre le tapis de lierre dru... Déjà, le brûlé s'installait sous les chênes, annonçant une récolte de truffes exceptionnelle. Les cours allaient chuter, à Lalbenque (plus gros marché truffier de France) mais ça resterait rentable. À deux mille balles le kilo, c'est toujours une bonne affaire. Burc-le-solitaire s'est levé avant l'aube pour filer droit au coeur des bois. Il fait immédiatement corps avec la forêt, règle sa sensibilité champignesque sur l'image mentale d'un beau cèpe de Bordeaux, encore appelé "tête de nègre". Les ramasseurs assidus savent de quoi je

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cause... Ce que Burc ne voit pas, c'est le cortège des chiens fantômes qui le suit, absorbé qu'il est par sa transe automnale... Les chiens qu'il avait empoisonnés, résultat de nombreuses générations de canicides dans la famille Burc. Une grosse cinquantaine de chiens cramponnés à ses basques, et Burc qui l'ignore... Rien que lui, Raymond, en avait trucidé une bonne douzaine, sans raison jamais, sans remords ni retenue, attirant le cabot avec une boulette de barbaque imprégnée de chloral. Burc ne se retournait jamais quand il allait au bois. Une vieille peur l'en empêchait. Souventes fois il se tortillait au lit, tiré du sommeil par quelque aboiement plaintif, proche et lointain tout à la fois. Sur son sommier à ressorts, à portée de main de sa femme, il se rassurait comme il pouvait, se bouffant les sangs dès qu'il prenait le panier, sous le porche... Burc n'est jamais heureux; ce qui lui tient lieu de bonheur exclusif et d'extase, c'est lorsqu'il découvre un beau nid de cèpes... Là, près du ruisseau asséché, là où l'humidité affleure, à l'ombre des chênes, des châtaigniers et des grands pins; là, oui là; un mignon chapelet de cèpes, à cinquante centimètres, juste sous son nez, qu'on ne voyait pas tant ils sont fondus dans le décor; des douzaines de gros cèpes, plusieurs kilos; ce qui, à soixante francs le kil', fait approximativement... Là, ça ne rigolait pas, ça faisait du bon argent, tout de suite; quelques billets de cinquante mille à serrer en liasses dans les boîtes à biscuits en fer-blanc, entreposées dans un endroit connu de lui seul... Si sa femme ne l'a pas quitté, c'est à cause du magot. Mais l'espoir est faible pour elle de mettre un jour la main dessus; Raymond lève avant l'aube et ne dort que d'un oeil... C'est derrière sa collection

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de poisons, dans un trou de mur habilement dissimulé, qu'il entasse soixante deux patates, et rien de moins. C'est que le petit commerce marche bien, pour le Burc. En dehors des champis, il y a le bois, qu'il revend pour le chauffage et les papeteries, puis la gnôle, distillée en loucedé et qui lui rapporte dix francs par litre de backshish net. La ferme elle-même lui fournit un alibi valable pour aller pleurer misère à la préfecture, et encaisser les primes de ci et ça. La terre, Burc l'aime à condition qu'elle rapporte, voilà; il l'aime comme le pou aime à sucer le sang. Seul l'argent le fait s'illuminer, si on peut parler d'illumination lorsqu'on voit sa trogne d'enculé, à cet homme petit et gras. Pour l'heure, il est en train de nous maudire et d'échafauder un plan pour qu'on trêve, comme des chiens. Et, les chiens, il sait comment les prendre, Burc. D'une poche de son bleu il extrait une fiole d'aluminium brossé, étiquetée d'une tête de mort noire sur fond orange; il la débouche et se saisit d'une pipette, pompe le liquide huileux et jaunâtre, en dépose une goutte sur le chapeau de chaque cèpe... C'est un essai. Si demain les cèpes sont toujours là, alors il sourira; s'ils n'ont pas flétri, s'ils ont bonne mine, alors c'est qu'il aura trouvé le poison pour ceux de la Ramounette. Et s'ils sont crevés, les cèpes il recommencera, encore et encore, jusqu'à réussir... Il songe soudain à la Baronne. Là, il tient le bon bout; son dernier mélange est efficace, un chouïa trop, même. Elle a eu des coliques. Le docteur a dû venir... Il faudra passer la voir pour prendre les nouvelles, et, mine

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de rien, laisser traîner un flacon dans la cabane à outils; -c'est lui qui s'occupe du jardin de la Baronne- comme ça, s'il y a enquête, ils concluront au suicide... Son coeur se mit à battre fort, soudain. Derrière lui, du troupeau de chiens morts, sortit un jeune mâle, noiraud, trapu, la queue en panache et l'air furieux, qui lui passa sous le nez en montrant les crocs... Burc ne le vit pas, mais la haine dégagée par le fantôme animal était si forte qu'elle s'éjecta de sa dimension pour se muer en ondes émotives et heurter de plein fouet son thalamus. Relayé par un système nerveux en bon état de marche, le signal de panique lui fit éjaculer de l'adrénaline au creux des reins et il se mit à courir comme un fou, droit vers la route et son goudron rassurant. Il manqua de se faire écraser par une mobylette dès qu'il mit le pied sur la chaussée. Il n'eut que le temps d'apercevoir un homme maigre monté dessus, plié en deux afin d'améliorer l'aérodynamisme, un homme dans la quarantaine, lunettes noires et casque de cheveux gris, l'air concentré, le nez crochu, petit foulard noué sur la pomme d'Adam, clope au bec, regard absent. Il n'avait pas vu Burc. ***** VINGT-HUIT

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Roger fulminait, au guidon de son Peugeot 103 à variateur intégré. Il sortait de sa retraite, mais cette fois c'était son lama qui le lui avait conseillé. Il avait su deviner qu'en Roger sommeillait un loup-garou, alors il avait pris la décision de faire une entorse au règles régissant les retraites et de lui accorder des permissions de pleine lune, pendant les trois ans que cela durerait. Roger, pour la première fois, se sentait vraiment libre, loin de Bernadette, de ses reproches et de sa jalousie. Il s'était jeté dans le bourbier, ayant décidé de mettre ces trois années à profit pour assouvir enfin ses fantasmes profonds. À chacune de ses sorties il fonçait droit chez la Comtesse, pour se bâfrer de viande saignante et se gaver de gros rouge, du Bergerac de préférence, et s'enfiler dans ses fesses, car Roger avait horreur des vulves. L'idée même le faisait frémir -"Boudiou, y en a qui aiment ça!"- La Comtesse, de son côté, était un tantinet perverse; déjà, dévoyer un moine bouddhiste en retraite, ça lui faisait des choses là où il faut que ça fasse, mais l'avoir dans son lit, toute vieille peau qu'elle est, après huit ans à se morfondre, là, c'est l'extase, carrément, et quand Roger la lui enfonce... Roger, lui, avait conscience de s'enfoncer, certes, mais dans la merde... Et la sainteté, hein? il l'avait oubliée? déjà? il défoulait sa crasse du bas-fond tout en songeant qu'en fin de compte ça s'accordait pas mal avec sa nature, plutôt cradoque. Mais la Comtesse le lassait. Il voulait autre chose; il voulait qu'on l'aime. Bernadette, l'amour n'entrait pas dans ses concepts. Roger n'avait jamais réussi à en tirer le moindre soupir; elle faisait le sac, il avait renoncé à s'acharner depuis

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quinze ans. Sainte Bernadette, zéro-libido... Grâce aux permissions de pleine lune, il n'avait rien à craindre; il y avait encore plus de deux ans à tirer avant la fin et Bernadette songeait déjà à jouer les prolongations, à demander à son lama l'autorisation de rempiler à vie, le sacrifice suprême... Elle voulait acquérir du mérite et se préparer à sa vie future, mettre toutes les chances de son côté pour bénéficier d'une meilleure incarnation, la prochaine fois. Obsédée par l'idée de la mort et de la décadence, de l'impermanence de toute chose et de tout être, elle ne désirait plus que vivre à l'opposé de ce qu'elle avait connu avec Roger, loin de toute aventure, des rapines, de la mendicité et de l'insécurité continuelle... Et, qu'il ne la suive pas dans son histoire, elle s'en contrefoutait. Elle sentait la mort lui déchausser les quenottes, ses gencives se retrousser, découvrant le squelette. Avec une foi naïve elle suivait son lama en confondant bouddhisme et pensionnat de bonnes sœurs... Roger se cramponnait, mû par un énorme sentiment de culpabilité -chez les Jésuites il a grandi- aux basques de sa Bernadette; par devoir et sans y arriver... Elle s'était mise à l'étude du tibétain, engrangeant des quintaux de textes sacrés, passant son temps en méditations et macérations, se privant de tout, continuant de nourrir son pauvre chat à la levure de bière, et de l'engueuler à chacune de ses tentatives d'attraper une souris ou un piaf.

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Roger fulminait sur son Peugeot dans la montée terminale, en songeant à tout ça. Non, ce qu'il lui faut maintenant, c'est de trouver la femme idéale, puisque l'autre... Qu'elle passe sa vie en retraite si elle le voulait, mais lui, son sexe le démangeait; il avait envie de vivre vraiment, de faire tout ce dont il avait rêvé depuis si longtemps... Et vivre dans le luxe, ne plus penser à l'aumône du RMI qui ne permet que de sous-vivoter, ni aux mobylettes -toujours en panne, ces merdes-, lui qui adore les grosses voitures... Dans la descente qui mène chez la Ramounette, Roger se sent étreint du coeur. A t’il bien vu, ou c'est un rêve? À l'orée du bois se profile une grand-mère, qui marche tranquillement, et, la suivant au pas, Dolly, remuant doucement de la queue. Elle se retourne, son regard croise celui de Roger, soudain mort de froid. Il y a lourd de réprobation, dans ces yeux voilés de cataracte, et Roger sait pourquoi... ***** VINGT-NEUF

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J'étais rentré d'une saison de deux mois en Asie, à guider des groupes de touristes sur les pentes himalayennes; ça faisait trois jours que je n'avais pas fermé l'oeil, très occupé avec Caroline et Victor à causer de notre projet d'abattage de Mirage. -Oscar, tu es aveugle... -Comment ça, Caroline, que je suis aveugle? -Il est con, celui-là! tu l'as pas vu, que Thérèse est amoureuse de toi? -Hein? quoiquoiquoi? mais ça va pas la tête, non? Thérèse?" Caroline déconne à pleins tubes. Voilà ce que j'entends à peine de retour!... Thérèse était partie chercher une maison à acheter, elle était en goguette depuis ce matin. -Ecoute, Oscar, pendant le temps que tu étais parti, Thérèse n'a pas arrêté de nous les brouter, elle causait que de toi; elle trêve d'amour, tu sais... -Mais-mais, elle ne m'en a jamais parlé, à moi, ni même laissé savoir quoi que ce soit, et j'ai beau ressasser toutes les soirées qu'on a passées ensemble, je ne vois pas la moindre once d'amour émanant de la Thérèse! -Tu es têtu, toi -Caroline, fais pas chier, je te dis que... Hélas, elle avait raison. Thérèse dut se douter de quelque chose au retour, car elle ne m'a pas fait la bise rituelle; filant direct dans le cantou pour bidouiller dans les braises, baissant le nez, ayant l'air de rien au point de ne plus exister, presque, les oreilles rouges dépassant de ce néant. Caroline et Victor se sont éclipsés. -Eh, Thérèse, c'est quoi, ce truc que m'a raconté Caroline?

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-... -Dis, c'est des conneries, hein, que tu es amoureuse de moi? Elle s'est effondrée, petit tas de larmes faisant chuinter la braise en tombant dessus, sous l'oeil compatissant de la Ramounette, remisée à l'autre coin d'âtre. Caroline doit avoir raison; je dois être très con ou très aveugle... je me sens devenir chiotte. Puis c'est l'ardeur qui revient. Je sors dans la nuit; il pleut froid, ça me remet les idées en place. Non. Thérèse, non. Je rentre et lui dis que non, avec des pincettes, le plus délicatement, le plus gentiment que je peux. Elle écarquille des billes, un voile lui envahit la cornée, noyant le cristallin dans un flou ondulant, image encore déformée par ses épais carreaux. Je suis une saloperie de mec, sûrement. D'abord, je ne suis pas d'humeur, ces temps-ci. J'ai eu des galères de ce côté-là; c'est encore frais... La fin de soirée fut grise et cafardeuse. Thérèse n'arrête pas de siroter de petits godets de prune qu'elle dilue de ses pleurs. Elle se tait, évite de croiser mon regard, et part s'affaler sur le matelas de la petite chambre, seule et sanglotante. Le lendemain est de cuite. À l'aube nous sommes tirés du sommeil par le boucan d'une mob. C'est Roger qui sort de retraite. Après moult branlettes cérébrales, il venait de faire un vœu, tremblant encore d'avoir vu le fantôme... Il se sauterait la première fille qu'il verrait dans la journée...

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Ce fut Thérèse qui lui ouvrit en pleurnichant. Soit, se dit le Roger, j'ai promis, et promesse je tiendrai. Mais bon... Il entreprit donc, dès lors, de concentrer tout son pouvoir d'attraction virile sur Thérèse, qui était loin de s'y attendre. Elle avait une grosse envie de suicide, mais c'était encore flou; elle n'avait pas élaboré le détail de l'opération. Pour l'heure, elle vivait avec le sentiment intense d'être excessivement merdique, objet non désirable et chiffe moche... Ils ne s'étaient jamais rencontrés. J'étais allongé au lit, fumant des clopes et fixant le plafond, l'ouïe absorbée par les bruits ambiants; les oiseaux du petit matin, moins vaillants depuis l'arrivée du froid, les chiens qui s'aboient les nouvelles, Thérèse et Roger entamant la première tchatche du jour neuf, dans la cuisine. Dolly est calée au bas du matelas, tenant mes pieds au chaud. -Salut Roger, je lui lance, tu me laisse le temps d'ouvrir les yeux, je me sape et j'arrive... sers toi de tout, en attendant... Mais je me suis rendormi; le décalage horaire... Ça gazouillait quand je suis descendu à la cuisine, Thérèse avait retrouvé ses couleurs et ne me boudait plus. Roger avait déjà entamé le cubi, et ça papotait. Il avait le sourire sardonique des grands jours. tant mieux, je me suis dit, ça change de l'ordinaire... Pas envie de me taper de jérémiades, aujourd'hui. Thérèse, j'avais la dose, et Roger, ses histoires de Comtesse maso, hein, pareil... À chaque sortie de retraite, il est invivable. Il ne parle plus que de ses galères, de la mauvaise ambiance du centre, de son boulot crevant et chiant à la cuisine, des gros bouddhiste

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américains qui lui chouravent la bouffe, des petites mesquineries entre disciples, d'Untel qui a bousculé Machine à la sortie du rituel matinal, de Truc qui a renversé les offrandes à Bernadette, rien que pour faire chier; et ça la fait chier. Bernadette vire à l'aigre, elle n'adresse plus la parole à personne, et même à Roger, qu'elle soupçonne de quelque chose de louche. Il fait quoi, quand il s'absente de retraite plusieurs jours d'affilée? Elle ne s'y trompe pas, Bernadette; Roger est excellent acteur avec les autres, mais avec le Dragon, ça ne passe pas. Il sent le sperme et le parfum de femme, la clope froide et le vin rouge, toutes odeurs inconnues d'un centre de retraite bouddhiste. Ce sont ces quatre odeurs, et les autres mêlées, qui firent frémir Thérèse lorsqu'elle aperçut Roger, tout à l'heure. Jamais homme n'avait eu pareille attitude, jamais on ne l'avait ainsi dévisagée d'un sourire, et courtisée. La nuit dernière était effacée, elle vivait dans son rêve, qu'elle superposait à l'image de ce Roger dont elle s'était éprise en moins de deux... Le cahors et les stickounets d'herbe lotoise aidaient bien à gommer la réalité crue de son corps de fillette pas grandie, à peine formée, la chair cachée sous de vague fringues moches et trop larges. Son visage, elle ne pouvait le cacher, et ça l'angoissait, car elle connaissait trop bien la réaction des hommes à qui elle se montrait: les yeux fuyants, le nez dans la tasse, les conversations qui évitant toute référence à la sensualité, la beauté, sujets inabordables, notions inconnues de Thérèse. Mais le loup-garou des retraites avait jeté son dévolu sur elle, sacrifiée des plaisirs de la chair, vierge et

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martyre. Il arrivait de chez la Comtesse, qu'il venait juste de plaquer, après l'avoir soigneusement saucissonnée chez elle. Il en rigolait encore. Non, il n'en pouvait plus, de cette pouffiasse. Encore, qu'elle soit maso, passe; il avait toujours secrètement voulu faire souffrit les femmes, mais sadique, là, non, il ne marchait plus. Ça le laissait froid, pire, ça le répugnait. Roger a horreur du sang, sauf dans les entrecôtes... La femme qu'il lui fallait était là, sous ses yeux, et sa laideur fut vite transcendée -avec un oreiller sur la tronche, ça pourra aller... Une femme laide, ce sera forcément quelqu'un qui vous aimera, sera prête à tout donner pour vous, ne sera ni féministe ni bouddhiste -comme cette conne de Bernadette- et sera bien docile, malléable. Et puis Roger a toujours eu de l'attirance pour les boudins; ça lui vient du fait qu'il pense n'être qu'une sale merde, indigne de mériter mieux que le pire. ***** TRENTE Je suis sorti sur la pointe des pieds, j'ai enfourché ma mob, j'ai roulé jusqu'à chez Marcel, au cas où j'y rencontrerai les potes. Les deux autres, dans la cuisine, ne m'avaient pas même effleuré du regard...

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C'est le grand émoi, au rade. Tous les clients sont en conférence. Un autre chasseur vient de se faire assassiner. Mêmes circonstances que pour le premier. Là, ça fait bizarre; encore, l'autre, là, le Lyonnais, ça pouvait passer pour un accident, et c'est ainsi que les gendarmes avaient classé l'affaire, mais là... Et ça causait aussi des Américains s'excitant contre Saddam Hussein, la propagande commençant à faire son effet sur le populo. Tout le monde voulait qu'on le bombarde, qu'on l'aplatisse, ce dictateur arabe, moustachu de surcroît. Victor était là, avec Elie et Caroline, à la table du fond, à côté du baby, juste sous la téloche. C'est un trio de conspirateurs que je rejoins. Victor est en plein conciliabule avec Elie, à propos de la puissance de tir de la baliste. Il est question d'agir bientôt, et d'installer la machine à la Ramounette, la maison étant idéalement située sous un couloir aérien très fréquenté, un Mirage y passant tous les jours à heure fixe. Le débat tournait autour du sort du pilote, que l'on ne voulait pas tuer. On voulait juste dégommer le zingue, marquer le coup. On n'est pas des violents, quoi. Elie objectait que ces salauds, eux, n'avaient pas eu de regrets, que lorsqu'il avait voulu porter plainte à la gendarmerie, on l'avait débouté, l'armée ayant tous les droits; qu'on n'était pas des bonnes sœurs, et que si le pilote y passait, après tout, ça faisait partie des risques du métier, que la mort, c'est le boulot des militaires... Ils

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n'ont donc pas à se plaindre; on n'a pas non plus à les pleurer. -Ils s'en foutent, les pilotes, ils risquent pas des masses, ils ont un siège éjectable, dit Caroline. -Alors on peut y aller. -On a qu'à essayer, on verra bien... Le seul hic, c'est le transport de l'engin. En mobylette, impossible, sauf pour les petites pièces; le reste, il faudra se le coltiner à dos d'homme, la nuit, à pied. Cinq kilomètres, c'est pas le bout du monde, mais c'est qu'elle plombe, cette baliste... -La prochaine fois, je vous ramène deux porteurs népalais, dis-je, connement. -Et si on le faisait avec mes chevaux? -Caroline, c'est bien pensé, mais tu sais dans quoi tu t'impliques, hein? si on se fait gauler, on est très mal... -Je m'en tape, ça me fera plaisir. Les militaires, je les adore pas... à chaque fois qu'ils survolent mon pré, les chevaux sont pris de panique, cassent les clôtures et se tirent à des bornes... et puis ça fait crever mes poules... -Tiens, c'est Jojo qui passe... Victor a vu juste, le Jojo trempé des familles arrive, quatre-pattant en crabe, langue à l'air et l'air absent, filant chez la Ramounette, en plein rut automnal... Deux képis viennent d'entrer chez Marcel. On la ferme, tout le monde, sauf le speaker de la Une qui nous détaille les opérations en cours dans le Golfe, nous parle d'avions militaires, de Koweït et d'ONU. La paire de keufs vient enquêter sur le meurtre du second chasseur. Nul ne sait rien, bien sûr... Le gars était

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connu, mais de loin seulement, vu qu'il n'était pas de Crassac, et qu'on ne les apprécie guère, les èstrandgers de la commune d'à côté... Tout ce qu'on sait, c'est qu'il s'apprêtait à chasser là où il n'aurait pas dû, que le propriétaire des bois n'était pas au courant, que ça ne lui aurait pas fait plaisir, et qu'en outre il était à l'orée d'une réserve de repeuplement de gibier -zone interdite aux tromblons-. C'est les gendarmes qui nous en ont appris plus, après que Marcel leur eût offert le café. L'étrangeté de l'affaire, c'est que les circonstances des deux morts étaient exactement similaires. Le gars avait été fauché au bord d'une route, alors qu'il était seul et sans chien, comme si un véhicule l'avait sciemment surpris après avoir effectué une brusque embardée, passant au ras du goudron afin de ne pas laisser de traces... Ça n'était pas chez Marcel qu'ils trouveraient leur assassin, alors ils ont filé à l'Amitié, aussi parce que c'était la fin du service, qu'ils pourraient aller se changer aux chiottes, vu que c'est l'heure de l'apéro. -Alors, on se le fait quand, notre premier transport? j'ai demandé à la ronde. -Dès que la météo annonce du beau. ***** TRENTE-ET-UN

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Jacques est en plein rêve. Deux. Deux chasseurs. En quelques jours à peine. C'est net. L'Ami 8 a certes un peu souffert; il faudra revoir la segmentation et consolider l'amortisseur avant droit qui a morflé, mais ça ira; Jacques est bon mécano et il a tout son temps. Le temps est avec lui, je l'ai dit. Pour ses courses, il ira en vélo, comme d'habitude. Les chasseurs sont encore venus le narguer en passant sur ses terres, mais cette fois Jacques a ricané en les matant à la jumelle. Dans quelques temps, ils seront moins nombreux. C'est un genre de folie qui s'est emparé de lui; à force de vivre seul, sans chien ni chat, avec seulement les souris pour compagnes, la nuit, sous le piano, Jacques vit dans son petit monde, fait de petites habitudes. Il a froid, soudain, ranime le feu et se perd dans les flammes... Il n'a rien à perdre, ni personne. Même nous autres de chez la Ramounette ne sommes pas ses intimes. Il n'a pas de famille, pas d'animaux, pas de femme ou d'enfant pour le retenir et l'empêcher de vivre sa folie à fond, et jusqu'au bout. Il aura fort à faire, car en France il y a deux millions de chasseurs, et qu'un homme seul ne peut prétendre à les abattre tous. Mais, peut-être qu'un jour, d'autres chasseurs-de-chasseurs verront naître leur vocation, en entendant parler

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de ses exploits... Et s'il se faisait avoir, Jacques? On le mettrait chez les fous. Moisir ici ou bien au trou, quelle différence, hormis le paysage? Mais il n'avait pas l'intention de se faire niquer, ni par les képis, ni par les casquettes. Il lui faudrait être vigilant, changer de lieu et de technique, surprendre son gibier et ne pas se faire voir. La prochaine fois, il lui piquerait son fusil, à l'autre con. ***** TRENTE-DEUX Thérèse s'était tirée. Le lendemain de sa rencontre avec Roger, elle avait couru acheter la première baraque en promo chez l'agent immobilier du secteur, pour quinze patates, avec aucun confort et tout à refaire, mais quatre murs et un toit sans fuites, à trente bornes de Crassac et une demi-heure à pinces du premier bourg.

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Elle ne m'avait plus jamais porté le moindre intérêt depuis l'autre soir, et m'avait quitté en laissant une liste des trucs qu'elle viendrait récupérer quand elle pourrait. Elle m'en voulait à mort. Son dieu, c'était Roger; j'étais un étron sec. Bon. À la Ramounette on restait à deux, Victor et moi. Victor s'engueulait tous les jours avec Caroline et il avait fini par se faire jeter. On se coulait de douces journées bien au chaud, près du cantou, de la défunte mamie et de la chienne immortelle, quoique décrépite. Roger passait à chaque pleine lune, pour deux ou trois nuits de tchatche... Il ne voulait pas aller trop loin avec Thérèse, de peur de casser cet être fragile et sur les nerfs. Il se contentait de lui filer quelques coups de main pour les travaux de remise en état de sa maison. Thérèse s'exaspérait en silence, dans son pigeonnier glacial; Roger la faisait languir, elle sentait en son flanc les tressaillements de l'amour. Elle en pinçait drôlement pour notre pote, aventurier buriné et bouddhiste. Un matin, elle enfourcha sa meule, parcourut soixante kilomètres seule sur le goudron gelé, évitant gravillons, nids de poules et matelas de feuilles mortes. Surgelée, une seule idée lui subsistait au fond du ciboulot: suivre le panneau Montignac... Garer la mob, enlever quelques pelures, les gants de ménagère en latex rose enfilés sur ceux de laine, les journaux pour se garantir la poitrine du froid, les deux écharpes, poser le casque sur la selle et foncer voir un lama tibétain. Elle était arrivée dans l'un des centres bouddhistes de Dordogne.

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On la reçut aimablement, on lui dépêcha un traducteur, le lama de service ne parlant pas français; on lui offrit du thé et des gâteaux secs, et on lui conseilla gentiment de se documenter d'abord, pour être bien sûr de savoir si on voulait devenir bouddhiste. Le lama est un brave homme, qui en a vu d'autres... Les Occidentaux, il commence à mieux comprendre leur fonctionnement; il lui aura fallu une paire d'années, car ils sont bien plus complexes que les Tibétains. Ils vous posent des questions inimaginables, auxquelles on n'aurait pas songé, au Tibet. Et ils veulent se convertir au bouddhisme, en plus... N'auraient-ils pas leur compte de philosophie, chez eux? Leurs prêtres ne leur offriraient-ils pas leur dose minimale de sagesse? Etranges, les Occidentaux, mais tellement intéressants, quand on a été abbé d'un grand monastère au Tibet, puis au Népal, et qu'on dispensait son savoir à des centaines de moines pas motivés du tout, placés là par la famille, ne songeant qu'à manger et en faire le moins possible, ça fait du bien de tomber sur des étudiants attentifs, efficaces, organisés, prenant en charge vos besoins matériels et allant jusqu'à faire construire monastères et centres de retraite... Cette Thérèse, elle a les yeux trop humides; qu'elle patiente un peu... Alors, elle s'est inclinée devant le lama, s'est retirée sur la pointe des pieds, en marche arrière, les mains jointes à hauteur de poitrine, comme elle l'avait vu faire maintes fois dans les monastères himalayens, qu'elle avait visités en ma compagnie.

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Elle a repris sa mobylette, s'est calée en selle, a vibré aux rythmes conjugués du moteur et de son clitoris, stimulé par les vibrations de la mécanique... Dans les descentes, lancée à soixante-cinq à l'heure, elle eut plusieurs orgasmes consécutifs... Chez elle, sur son matelas à même le sol, dans le froid de l'hiver, elle fantasma sur tout ce que pourrait lui faire son Roger, en dehors des travaux de maçonnerie. Elle reviendrait à la charge. Cette fois, le lama la ferait bouddhiste , comme Roger. Le lama, lui, se grattait la peau du crâne à propos de la retraite de trois ans qu'il avait organisée... C'est Roger et quelques autres qui posaient problème Au Tibet, il eût été inconcevable qu'un retraitant franchisse la clôture symbolique; mais là... Non, là-haut, le candidat retraitant partait se réfugier dans un ermitage au sommet d'un piton, s'emmurait lui-même et ne revoyait personne pendant tout le temps que ça devait durer, se contentant de quelques kilos de farine d'orge par mois, pétrie à l'eau froide, et rien d'autre. En France, il avait fallu composer; la rigueur n'est pas la même, tout est moins extrême, à commencer par le climat et le mode de vie. Au Tibet, on survit, alors pensez, en retraite, pas question de luxe... En France, on les fait en groupe; chacun son bungalow chauffé, une palissade pour toute clôture, un réfectoire, des sanitaires... Pour le vieil homme, il n'avait pas été facile de s'adapter à cette nouvelle situation, mais, après tout, n'est-ce pas la vocation d'un maître spirituel, que de se mouler dans tout?

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Dans cet enclos boisé, trente humains fermentaient. À lui de mener à bien le mélange; à la sortie, on verrait bien. Il y aurait de la casse, ou pas. On obtiendrait du bon vin, ou du vinaigre... Mais Roger, il fallait le laisser sortir. Rarement le lama avait pu observer de si près l'incarnation de la colère même. Il semblait perpétuellement déchiré entre son désir de sainteté, et de ses instincts, fort purulents... Un vil personnage, pensait le lama, et pourtant, si brillant, habile en tout et parfait contradicteur; celui-là même que l'on a besoin d'avoir en face de soi, quand on est un lama adoré, chouchouté par son club de fans... Il avait donc choisi de lui accorder une sortie de quelques jours à chaque pleine lune. Ça lui faisait du bien, sinon, il aurait viré dangereux. Confiné dans l'enclos, il aurait bien pu achever tout le monde, les bouddhistes ricains en premier... Et Bernadette, en laquelle il reconnaissait la réincarnation d'une authentique bigote tibétaine, le chapelet à portée de main, obséquieuse, ne vivant plus que par et pour le lama, qui en était fort gêné. Et les ricains, de vraies caricatures, du genre dont il n'est pas facile de se défaire, gluants de dévotion, collets-montés, néo-puritains et bio-mormons... ***** TRENTE-TROIS

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Victor sortait d'un rêve. Un, deux, trois, puis mille étincelles chaudes et palpitantes lui étaient apparues... Le songe avait duré toute la nuit; Victor se le gardait au chaud, au secret. La Mongolie, la Mongolie, voici ce que mille voix douces lui avaient susurré au creux de l'oreille interne, et Victor n'avait plus que cela en tête, la Mongolie, et ça l'avait plongé dans un état proche de l'extase pure, un état inconnu de notre kepon, même lors des plus chaudes heures de l'héroïne, qui lui semblait très minable et très loin, désormais. La Mongolie. Au point du jour, il s'habilla chaudement et ne fit ni une ni deux, selon son habitude, enfourcha sa mob et parcourut sans pause les soixante kilomètres, seul. Sa barbe de quatre jours picotait de givre. Il alla directement chez le lama, et demanda un entretien privé, qui lui fut accordé sur le champ. Il lui raconta son rêve et lui tint un langage peu usités en ces lieux décrétés saints. Il lui dit tout, sa vie et son secret. Il devint bouddhiste sur l'heure, car cela ne pouvait

attendre. Victor était très mûr, quasiment blet. Le lama le laissa repartir. En Victor il trouvait non seulement un disciple, mais un ami, un confident, le contraire aussi de Roger. Il en avait marre de la dévotion niaise, réalisant soudain que l'antique religion des bouddhistes était arrivée à un point-charnière; qu'en Occident elle allait prendre une tournure nouvelle, et ne

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plus jamais se remettre à ronronner comme dans les vieux monastères, même si une partie des élèves d'ici s'acharnaient à reproduire les erreurs du passé... Il était parfaitement heureux. ***** TRENTE-QUATRE Sur l'établi, une pièce de vieux bois s'élabore, au coeur de la nuit. Elie veut que sa vengeance soit belle, à la démesure du malheur qui l'a frappé; alors il ponce à perfection, use des meilleurs bois, -amassés en cinquante ans de carrière- des aciers les plus durs, invente les assemblages les plus efficaces. Elie veut de toutes ses force que sa baliste soit digne d'admiration, qu'elle ne manque pas son but, que le Mirage soit abattu. Après seulement, il sera tranquille. Avant, il ne dormira pas. Il a déménagé dans son atelier, laissant la maison telle qu'elle, le lit défait, la vaisselle dans la souillarde, le linge sale... -On emmène quoi, cette nuit, Elie? -Tenez, là, tout ce qui est par terre; les caisses allongées... Caroline a bâté les deux chevaux qui assureront le

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transport. On fait ça en silence, dans le noir. On ne moufte pas. Dans le ciel de Crassac anesthésié passent les Mirages de la nuit, agités comme des frelons de septembre, s'excitant comme jamais vers une guerre pour du mazout... Il est quatre heures et ça pèle, miladiou! Les guirlandes de Noël ont été posées hier soir par Ghislain, l'employé communal. Quatre câbles noirs tendus en travers de la grand-rue, cent vingt ampoules de quinze watts, multicolores et tristounettes, qui guident les pas de Victor et Caroline, menant les chevaux vers le gouffre noir des bois. Je les attends au coin de l'âtre en compagnie d'une très ancienne muse en robe sale, ragaillardie par l'intensité de toute cette vie qui a saisi la maisonnée. Dolly se gratte l'oreille droite et me sourit. ***** TRENTE-CINQ Roger est frigorifié, tremblotant et trempé. Il pleut du vomi froid ce matin, et quarante bornes sur deux pneus par ce temps-là, c'est duraille. Sa glotte ayant atteint trente sept degrés cinq, il actionna ses deux cordes vocales sur

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un mode grave et pitoyable, comme pour mieux se réchauffer... Thérèse le prit de court. -Roger, tu ne peux plus venir en mob, sous la pluie, ça va finir par t'achever... -Il me faudrait une voiture; avant je n'avais jamais froid, mais là... je ne suis plus qu'une vieille bête... et, pour une bagnole, je ne vois pas comment faire; avec les deux milles balles du RMI et Bernadette en retraite... -Alors, je t'en offre une... -Comment ça? -J'ai du fric à gauche pour pas mal d'années, mes actions ont pris de la valeur. Et ça te fera une avance pour les travaux que tu dois me faire... une voiture, c'est pas très cher. On trouve de bonnes occases... Roger se sourit au dedans. On y est, enfin... Le sujet. Le fric. En tant que voleur retraité, il n'a pas de scrupules; Thérèse est à sa merci. Elle est éperdument amoureuse de lui, et prête à tout. Jamais il n'avait ressenti cette sensation de puissance, la tentation suprême; le jardin des délices. Tout ce qu'on n'est pas supposé faire lorsqu'on est en retraite, censément chaste et pur. Mais, l'occasion ou jamais est là, sous ses yeux, sous la forme de Thérèse... Malgré son âge, c'est une véritable nymphette au caractère de poupée; très fleur bleue et très monstre aussi. Roger s'en doute: s'il met le doigt dans l'engrenage, c'est foutu. Mais c'est comme Victor face à la seringue; l'envie est trop violente; on se dit qu'on n'y touchera que le week-end. Et c'est plus fort que soi, on passe à tous les jours, puis plusieurs. À la première déprime, la moindre engueulade, on retombe...

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Avec Thérèse, idem... Roger se tâte, sirotant du thé chaud dans le fauteuil. Pour l'heure il n'a rien fait, si ce n'est de sourire à la donzelle, et entreprendre ses travaux: une grosse chape en béton, un escalier carrelé et la charpente, qu'il a fallu changer à moitié... Mais Thérèse, il n'a toujours pas entrepris... Laisser mariner, laisser marner; voir ensuite; la jauger, la rendre progressivement dépendante, estimer sa force de caractère, la soupeser; enfin la réduire à quantité négligeable, afin d'être certain qu'elle ne puisse pas aller trop loin. "Bernadette, ah, Bernadette! Bouddhiste modèle, ma femme; fasse Bouddha ou qui tu voudras que tu t'enterres dans ta retraite, qu'à la fin des trois ans tu y restes, que tu te détaches de moi, enfin, car les moments sans toi ont été rares, depuis vingt trois ans que je te connais... C'est depuis que tu es dans ton trou sanctifié que je revis... J'ai laissé repousser les ailes que tu m'avais rognées; ma queue me démange comme au temps de mon adolescence; je frémis, je frétille, j'exulte! Certes, Thérèse est une aberration, une erreur de la nature, mais son vagin, hein... il doit bien valoir le tien qui sent le vieux coquillage, et que j'exècre... Ah, Bernadette! c'est à cause de toi et de ton vagin puant que je les déteste tous... J'aime les femmes, et pas leur sexe." Il se faisait toutes ces réflexions alors que Thérèse, ceinte d'un tablier en plastique, faisait frire deux énormes pièces de bœuf achetées pour l'homme qu'elle voulait faire sien. Une vraie petite femme, prévenante, aux petits

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oignons avec son Roger... -Tu veux vraiment m'acheter une voiture? -Oui. -Mais, je n'aurais rien à t'offrir en échange... à part les travaux. -Les travaux, c'est à part. Là, je te paie; la voiture, c'est cadeau. -Pourquoi tu es si gentille avec moi? Elle rougit et baissa les yeux, l'air modeste et soumise. -Dis-moi, tu es vierge? -...Oui. Elle s'effondra, se plia en deux sur la chaise, sanglotant à gros bouillons. Thérèse, quoique vieille fille, n'avait jamais renoncé au dépucelage, frustrée de n'avoir connu l'orgasme que par le biais d'une vibro-mob et de son doigt gigoteur interposés; et Thérèse, là, soudain plongée dans la pénombre, Roger ayant coupé la lumière; Thérèse saisie par les cheveux, doucement mais en force, agenouillée sur le tapis, pleurant puis suçant de toute sa bouche la queue de Roger, avide, concentrée, en état de transe profonde, soulevée par une vague d'émotions fortes et nouvelles, s'imprégnant de la substance mâle. Elle aurait donné sa vie pour qu'il la déflore. Il n'avait pas envie. Le vagin. L'idée que ça saigne à chaque lune. Non, pas le vagin... Il fallait trouver un truc pour la calmer.

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-Tu sais, Thérèse, je ne peux rien te faire de plus, dit-il d'un ton suave; c'est incompatible avec la retraite. Déjà, je n'aurai pas dû... mais tu l'apprendras, l'amour; tu en as besoin, et tu l'apprendras avec moi... laisse-moi simplement un peu de temps... ...Il est cinq heures et le jour se fait attendre, Thérèse pleure ses dernières larmes sur le tapis, barbouillée du sperme à Roger, qui ronfle en slip sur le canapé. ...Il est cinq heures, la Ramounette se dit que ça fait belle lurette qu'elle n'a pas mis le nez dehors; que ça ferait du bien à ses vieux reins, mortifiés d'avoir croupi tout un hiver sur la chaise du cantou. ...Cinq heures, Burc Raymond se réveille, fils et arrière petit-fils d'empoisonneurs notoires, canicides, trafiquants de gnôle douteuse et de viande aux hormones... ***** TRENTE-SIX ...Cinq heures du matin, dans le froid sommeille Jacques, dans son caillon bâché, auprès des dernières

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braises; sommeille mais ne dort pas, rêve, échafaude des plans, se prépare mentalement à partir, à se lever, à aller vérifier les niveaux de l'Ami 8, à doper le carburant.... Bientôt la chasse sera fermée, il ne veut pas s'endormir sur son score. Deux, c'est déjà deux; mais un de plus, ça ne se refuse pas, non? Non, ça s'offre, un troisième; mais faut grouiller, la méfiance commençant à réveiller les gendarmes et la populace... Il est là, debout, l'air de rien. Là, dans le virage. Longiligne et bedonnant, la cinquantaine, parka kaki, casquette à oreillettes, l'autocollant de la fédération des chasseurs bien en place sur le hayon de la 4L fourgonnette, et seul. La lune, réduite à la taille d'un pois, aveuglante dans le ciel de glace, éclaire la scène d'un ton bleuté... Jacques a escaladé la butte qui surplombe le virage; c'est manifeste, le chasseur attend quelque chose ou quelqu'un... Parano? Non. Il faudra agir vite, ou pas... De là-haut, on voit à cinq cent mètres à la ronde... Redescendre la colline, jusqu'à la voiture, garée en lisière, moteur au ralenti... Jacques actionne le clapet qui obture le pot d'échappement, ce qui rend l'Ami 8 parfaitement silencieuse, embraye jusqu'en troisième, en sous-régime, naviguant tel un requin blanc avant l'assaut, l'air de rien, les dents en avant, les branchies palpitantes, car cette fois

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le gibier est aux abois, il le sait. Ce qu'il attend, le chasseur, c'est Jacques. C'est à un duel qu'il l'a convié, dans ce beau virage où le véhicule déboule à soixante-quinze, dans le noir des branchages entremêlés, alors que le chasseur a relâché sa vigilance pour aller pisser; parce que ça caille, miladiou! Cela fait un bruit mat, comme un sanglier rendant l'âme; cela s'étale dans le fossé, en long, et cela ne bouge plus. Jacques s'est arrêté cinquante mètres plus loin. Il a saisi son menton entre pouce et index, fixant le vide noir où tourbillonnent des millions de phosphènes, mosaïques dansantes. Il sort calmement; il va y voir. L'homme est allongé, paisible et détendu, dans le fossé; des fourmis ont envahi ses membres. Il les sent mais ça le laisse indifférent, le chasseur mort. Jacques le dévisage un temps, puis s'empare du fusil, posé sur le goudron. Il s'engouffre dans la voiture et repart chez lui, dans le silence... ***** TRENTE-SEPT

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Burc s'étire; temps pour lui d'aller s'ébrouer dans l'évier, se rincer la bouille, enfiler son bleu de chauffe à bretelles par dessus le slip de la semaine, et les charentaises; café réchauffé, tiédasse et bouilli, bien sucré, tartine au ventre, panier en main, et, à six heures pile, direction les truffes, seul. Il n'a pas de chien. Il a bien essayé d'en adopter, mais à chaque coup le clébard se tirait; ou bien on le retrouvait mort, empoisonné au coin d'un bois. Dans le voisinage, on avait fini par lui refuser les chiots. Les pires bâtards n'en auraient pas voulu pour maître. Burc a le don des truffes. Burc a le nez. Sans chien ni cochon pour l'aider, il les sent tout seul, les truffes, et de loin, encore... Il ne les flaire pas des naseaux, mais de tout son corps, comme le sourcier sent l'eau. Ça le met dans une espèce de transe, qu'il acquiert après quelques heures d'errance au plus profond de ses bois -et ceux des autres, tiens!-. Il lui faut tout d'abord se mettre au diapason des ondes forestières, et ça prend le temps qu'il faut. Soit que les truffes ne sont pas mûres, ou que le génie protecteur de leur espèce le leur ait intimé, ou que ce jour-là c'est repos et qu'il ne saurait être question de l'enfreindre; sans quoi il pourrait le prendre, ce don... Burc est en pleine gamberge, les pieds gelés dans ses bottes de caoutchouc noir. Ça ne sent pas trop la truffe, ce matin; mais quand même un petit peu, vers l'ouest; vers chez la Ramounette.

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"Tiens donc, chez les zhippies, j'y avais point songé, encore, qu'il se dit... ces feignants-là, ils doivent encore ronfler, à cette heure... y a pas de risque à aller y faire un tour... et, au passage j'irai visiter les parcelles de la Baronne... malade comme elle est, aujourd'hui, elle ira pas... Hé hé, c'est mes salades, tiens! faut bien se rembourser de l'effort qu'on y a mis, pas vrai? clouée au lit, cette vache! c'est que de la truffe, il y en a, chez elle..." "Là, il y avait la vigne; maintenant c'est de la forêt. Plus personne n'en veut, de cette terre... Ils se sont tous battus pour, hein Dolly, tu te rappelles? les Burc et la Baronne, depuis combien de temps, déjà? oh, dis, tu me réponds pas? t'as pas l'air heureuse, vieille; y aurait-y quelque chose ou quelqu'un que t'aimes pas, dans les parage?" La Ramounette se fait des réflexions à haute voix, vu que nul ne peut l'entendre, là où elle est. "Ah, c'est Raymond, ce petit salaud; et chez moi, encore... il va voir, lui... allez Dolly, viens donc, on va y coller au cul, qu'il se tourmente, qu'il se languisse..." La silhouette trapue et bombée de Burc se détache en contre-jour sur l'aube des sous-bois, se déplace sur la pointe des pieds, retient son souffle, avec le délicieux sentiment du danger ancré aux tripes, l'ivresse d'enfreindre une règle sacrée, d'aller cueillir sur d'autres terres que les siennes. Il a l'angoisse rivée au maillot de corps, une très ancienne panique lui remonte de la panse interne. C'est la Ramounette. Il la sent, comme il sent les truffes. Le génie lui a joué un sale tour, ce matin... La Ramounette, son fantôme plutôt, suivie de Dolly, chienne

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de peau et d'os, que Burc aperçoit entre deux châtaigniers, elle même suivie d'une bande de chiens fantômes, légèrement luminescents, gémissant en sourdine. Et ceci alors qu'il commençait à ressentir la vibration souterraine de la truffe, très fort, annonçant la grosse quantité, à coup sûr le panier plein, et qu'il venait de déterrer la première, énorme, gonflée comme une patate aux nitrates, cent cinquante grammes d'un coup. La transe l'avait déserté. Il ne voyait que Dolly, l'échine hérissée de haine, le museau pointé vers lui, avec ses yeux d'aveugle, les mamelles touchant terre, le train arrière rigide, écumante et grondante. Il ne pouvait voir la Ramounette, mais il la savait présente; c'était chez elle, après tout. Il ne se serait retourné à aucun prix, de peur de se voir foudroyé d'horreur. Il humait le fumet de vieux jupon laineux, l'odeur de feu de chêne, de musc et de beurre rance, agrémenté d'un soupçon de vinasse aigrie. Il les avait à zéro; il mouillait de trouille, le bleu trempé de sueur... Il s'accroupit et ferma les yeux, secoué de spasmes, les jambes sciées. Il l'avait redoutée plus que tout, cette rencontre. C'était de sa faute, il avait osé s'aventurer sur ses terres, et voilà. Il avait brisé le tabou. Burc se jura de ne plus jamais contrevenir à la loi des terres; chacun chez soi et tout le monde sera heureux. Il se sentit raffermi par ces résolutions, posa le petit panier, comme offrande au génie du lieu et disparut sous le regard haineux de Dolly. La Ramounette, après avoir bien rigolé, se fit pensive. Elle fut prise de tristesse face à cette forêt des temps modernes, poussée en trente années à peine, là où les humains s'étaient échinés pendant des millénaires à

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défricher, brûler, dessoucher, gratter, sarcler, remuer la glaise, planter, faire paître les troupeaux... Les temps avaient salement changés... Elle se dit qu'un jour, il lui faudrait, elle aussi, quitter le lieu, aller ailleurs, dans un autre monde encore... Mais on n'en était pas là. Burc avait déguerpi, trente chiens à ses trousses. La mémé restait là avec Dolly, à contempler le panier avec sa truffe dedans, posée sur un matelas de mousse fraîche, à ne plus rien penser, à se laisser dissoudre dans la nature, tout simplement. Ça ne serait que cela, la mort? ça ne serait pas plus terrible? Il est huit heures et quart, le jour se lève. Un Mirage, passant au ralenti, crachant du tonnerre grave, frôle la cime des arbres; on distingue nettement le pilote et les deux missiles pointus dessous les ailes. La terre résonne. ***** TRENTE-HUIT "Ne faire qu'un avec sa machine, en être l'esprit et se guider vers son destin, quel qu'il soit... Porteur de grande mort, je suis, une mort lourde de trente

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mégatonnes. Dans l'azur je file plus vite que reste du monde, épine de chair enfoncée dans le métal, chevauchant des tonnes de kérosène, suivant l'invisible fil tracé dans l'air par les ondes électromagnétiques, mes fées, mes anges gardiens, mes muses qui m'aiguillonnent et m'inspirent, et ne me laissent penser à autre chose que piloter cette machine qui traverse la France et le monde, suivant au plus près le relief du sol... Je porte la mort et je vais vers mon but. Ma mission est d'ignorer mon objectif, d'appuyer sur les bons boutons, de tirer les manettes adéquates, au bon moment. Je ne réfléchis pas, je n'ai pas de philosophie, je fais où on me dit de faire, et je suis un héros car je risque ma peau, et tous les petits garçons de par le monde m'envient et rêvent de devenir pilote de chasse... C'est un exercice, encore; je vogue au dessus de la France-sud, trois minutes trente pour franchir le Périgord, j'oblique en passant la Dordogne et je ralentis à l'extrême, parce que j'ai le temps et que c'est beau, en bas. Un plaisir, que de se mouler dans ce paysage. Un jour, j'irai là en vacances... Elles seront quand, les prochaines? va savoir, ça fait six mois qu'on tourne à fond, et qu'on répète à grande échelle une guerre qu'on va bientôt s'offrir, au dessus de l'Irak..." Le Pilote est dans une espèce de rêve extrêmement lucide; il plane, la cervelle shootée à l'oxygène et aux petites pilules spéciales de l'armée... L'avion se laisse glisser doucement, le vent des ailes agitant les grands pins. Il conçoit un grand plaisir à flotter ainsi, à caresser la terre, à l'effleurer presque. C'est parce qu'il excelle au rase-mottes qu'on l'a désigné. Bientôt, on aura besoin de lui...

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Le petit village, là, Crassac, indique le plan de vol... L'approcher, serrer au plus près le clocher, et mettre pleins gaz, suspendu à vingt mètres, se laisser porter par l'air jusqu'au sommet de la colline, survoler à mi-pente la maisonnette au bosquet de bambous, et repartir à la verticale, très haut, vers le ciel violine... ***** TRENTE-NEUF Bel engin qu'une baliste. Oiseau-dinosaure de bois poli et d'acier bronzé, aussi fonctionnel qu'un drakkar. Nous l'avons extirpée des caisses et assemblée sur le pré. C'est une machine de guerre faite pour durer, et qui eût fait des ravages dans l'antiquité. Pour Elie, le plus ardu fut de trouver un modèle de flèche, ou plutôt de lance, capable de percer la coque d'un chasseur à réaction dernier cri. Ça lui avait occasionné quelques nuits blanches, passées à se documenter sur les alliages utilisés dans l'aviation. Il avait soupiré d'aise en apprenant que ces engins de mort étaient somme toute assez fragiles. Il suffirait de viser pile dans le réacteur... Dans l'après-midi on est partis chercher le vieux pour lui faire admirer son bijou enfin monté, prêt à tirer. Il fut très ému de contempler son chef-d’œuvre. Il s'installa

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au poste de tir, sur l'affût. Victor et moi, on se mit aux manivelles, pour régler l'angle de tir. La première lance a jailli dans un bruit d'air vibrant et s'est fichée deux cent mètres plus loin dans le tronc d'un gros pin, avec une précision parfaite. On est restés là, comme des nouilles molles, heureux, le coeur battant, fascinés que ça marche. On vivait sur un nuage depuis la mort de Simone, coupés du reste du monde, avec un but unique en tête: abattre un Mirage pour venger Elie. On n'avait pas réfléchi, on n'était pas des

gens posés, ni des sages, rien de tout ça. On fonçait dans le lard. On était écœurés, malades. Le monde ne changeait qu'en pire. Les cons restaient des cons, comme d'habitude. Et les cons allaient faire la guerre du Golfe; il n'y avait pas

de quoi se réjouir... Et les moutons? Les moutons moutonnaient, broutant à la téloche leur pâtée de propagande biquotidienne; les petits jeunes fonçaient tête baissée dans l'oubli ouaté du con-con, le confort-consommation; les petits vieux vivaient pendus à leurs systèmes d'alarme, le doigt sur la détente; et les petits entre-deux roucoulaient sous la couette, se passionnant exclusivement pour la dernière voiture monocoque de chez Renault et la haute technologie des Mirage 2000 et autres avions furtifs, piaffant qu'on aille ratatiner Saddam...

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Que, nous autres, nous avions décidé que la meilleure chose au monde qui soit à faire en ce début de guerre, en janvier 91, c'était d'envoyer dinguer un Mirage, parce qu'un vieux fou nommé Elie n'en avait plus la force, et que nous si, et qu'on l'aimait bien... -Faudra noter exactement les heures de chaque passage, et, dès qu'on repère une fréquence sûre et fixe, on s'y met! et s'entraîner aussi, et planquer la bête; de là-haut elle pourrait se voir... Ils pourraient se poser des questions... -...Et faudrait aussi aller se fêter ça chez Marcel, tout de suite, même. -C'est bien dit. ***** QUARANTE Deux képis. Un petit, gros, chef, barbichu comme un instit' et méchant comme la gale; et l'autre, le subalterne, grand, moustachu et gentil, questionnaient le Marcel en gros pull derrière son comptoir, qui s'efforçait de leur faire piger par force gestes et postillons qu'il n'était pas au jus. Le chef s'est retourné vers nous, l'air hargneux. -Vous autres, hier soir, vous faisiez quoi? et ce matin? -De quoi, a lancé Victor, y a problème?

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-Ça ne vous regarde pas, c'est moi qui questionne. Alors dites-moi ce que vous avez fait entre hier soir et ce matin. -Héla! on n'est pas obligés de répondre, que je sache! -On pourrait tout aussi bien vous embarquer. -Mais c'est quoi, cette embrouille? on n'a rien fait, nous autres; on venait juste boire un coup avec Elie, quoi... On doit pas avoir l'air coupables. Le chef jette un oeil entendu au sous-fifre, un oeil complice. Nul au bar n'a l'air au courant de quoi que ce soit. -Bon, je vais vous expliquer, dit le chef; c'est à cause du chasseur... -Ho, hé! ils nous les broutent, avec leur chasseur écrasé! on s'en fout, nous, des chasseurs! -Mais c'est qu'il s'agit d'un autre, un nouveau... -Hein? Le bar est comble, c'est l'heure de l'apéro. Les bérets se sont tus, ont poussé à fond le volume de leurs sonotones. On le voyait bien, que ça faisait plaisir au chef d'être le point focal de l'attention... -Je ne devrai pas, mais comme je suis sûr que ce n'est pas un de vous, je vais tout vous dire. Bon, voilà: on a retrouvé un autre chasseur assassiné ce matin. Ça fait trois. Les deux premiers, on aurait pu penser que c'étaient des accidents, que le chauffard avait pris la fuite, et basta... mais là, pas de doute, c'est un meurtre... on lui a volé son fusil, à la victime... et, il est de Crassac. -C'est qui? demande Marcel. -Lefébure, Joseph. Ça ne moufte pas. Lefébure, c'est le président de la société de chasse crassacoise. Ici, tout le monde est chasseur, sauf Ghislain-le-bedeau, les femmes, les trop

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âgés, Jacques et nous autres, ramounés... Mais Lefébure, tout conaud qu'il ait été, n'avait point d'ennemis; et même nous autres lui payions le coup rien que pour le charrier sur la connerie des viandards. À Crassac il s'occupait du loto annuel, du club de pétanque, de la belote, et, bien sûr, de la chasse. Il était un peu fou de la gâchette, le Joseph, au point de tirer sur n'importe quoi, chats, chiens, hérissons, hérons, et même un cochon rose échappé de son enclos; mais bon, sa gentillesse nunuche faisait passer la pesanteur mastoque de l'homme fruste et rougeaud qu'était Lefébure. La brigade de Crassac est dans la panade; on ne sait qui soupçonner. Ou bien c'est une sombre histoire entre chasseurs, ou bien un fou errant... Les képis ont passé la population au peigne fin, ils ont même pensé à cet ours de Jacques, le seul qui haïsse franchement les chasseurs, mais les meurtres ont été commis à la voiture, et Jacques, s'il en possède une, c'est un tas de ferraille rouillée qu'il est bien trop pauvre pour faire assurer. Et une Ami 8, ça n'aurait pas eu la force d'écraser un chasseur... Au village on ne l'a jamais vu qu'en vélo. Alors, le chef a téléphoné aux enquêteurs de Cahors, qui viendront dans l'après-midi, tout heureux de se débarrasser d'un fardeau bien trop pesant. Ça dépasse leurs compétences, aux bleus... En dehors des affaires de champignons volés, de chiens empoisonnés et de planteurs d'herbe, ils se contentent d'aller rançonner le touriste, planqués derrière le cimetière, pour justifier leur paye et remplir les caisses de l'état. Maintenant, c'est la tchatche.

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Il est dix heures, les bigotes filent à la messe, et les mâles au bistrot. Les gendarmes sont repartis; on est à la table du fond, à l'ombre d'un mur compact de poivrots endimanchés. Caroline fait des bises à Victor; Elie s'efforce de ne pas regarder, un peu gêné. Je laisse traîner mes oreilles. Lefébure accapare toutes les conversations, et déjà ses collègues pensent à le venger. On élabore un plan, au comptoir. À compter d'aujourd'hui les chasseurs auront consigne de ne plus se déplacer seuls, on organisera des tours de garde dans les secteurs dangereux, on se tiendra prêts à riposter. On se perd en conjectures sur le mobile du meurtre. On plaint la femme à Lefébure. On évoque des épisodes salaces de la vie du mort. Ça sent les obsèques et le rouge supérieur. On opte pour un fou, un serial-killer, -c'est la mode en

Amérique- mais on ne voit pas qui. Un temps, on nous observe en biais, puis on se ravise. On est plus folkloriques que dangereux, à leurs yeux. Bon, tout baigne; déjà ça n'est pas pour notre projet qu'ils sont venus, les bleus... Aucun risque, d'ailleurs, puisque même Jacques et Roger n'ont pas été mis au courant, que seuls nous quatre allons nous y coller. On a bien pris soin de n'en causer à personne, de ne rien dire au téléphone, et que nos nombreux allers-retours entre la Ramounette et chez Elie soient mis sur le compte de l'amitié et de l'ivrognerie. Que ça reste un petit complot de taille familiale...

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Eh, on sait ce qu'on risque! ***** QUARANTE-ET-UN On est arrivés chez nous en même temps que Roger. Il s'est installé à la cuisine. Victor, Caroline et moi, on est partis siester; après la nuit dernière on en a bien besoin... Roger, mains serrés aux tempes et coudes appuyés sur le plastique rouge de la nappe, se lamente. Les veines du cou gonflées pour mieux s'oxygéner le cerveau, il extrait de sa mémoire ce qui s'est passé ce matin à cinq heures. Un pli profond comme un cañon barre son front, affichant sa terrible culpabilité. Il ressasse à haute voix, afin qu'on en profite tous... À vrai dire, ça nous les gonfle, nos petites glandes, ça nous empêche d'en écraser; vu que Roger, même s'il chuchote, on l'entend à dix bornes. Roger, donc, se sent merdeux, et, d'un autre côté il se voit en héros. Il se cure le nez d'un doigt expert, pète d'un air concentré, foirant du cul et de la bouche, s'épandant sur Untel, qui est un con majeur, s'acharne sur la Comtesse et Bernadette, comateux et lucide, en vautour dégueulasse... Et moi, seul auditeur, allongé dans le duvet, sans le

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moindre tonus musculaire, pétard au bec, louchant sur le plafond, j'écoute, j'ingurgite toute la bouillie mentale à Roger, vieux pote, mais plus très fréquentable... Lentement, lancinament, il parle de Thérèse, cette pauvre vieille fille aigre qui vient de lui sucer la bitte: "Je peux faire ce que je veux, avec elle... Bernadette, vois-tu, elle me m'avait jamais fait ça... l'amour, pour elle, c'est pang-pang-tchao, et dodo... et pas depuis huit ans; au début, déjà elle ne voulait faire l'amour qu'une fois par mois, en cinq minutes maxi... quand elle n'avait pas sa putain de migraine ou ses règles... et depuis qu'elle est devenue bouddhiste, je te dis pas... quand je pense que c'est moi qui l'ai quasiment traînée de force dans un monastère! connerie! non, pas le bouddhisme, la connerie, mais Bernadette, oui!" Roger rage et pleure, mâchoires crispées. "Je ne suis qu'une vieille merde, un étron puant, un sac de crasse... au moins, ils m'ont appris ça, les lamas... ils ne m'ont rien caché, ah, ça rien! tu me vois déchiré, là, toi qui fais semblant de dormir, peinard dans ton sac à viande; et, tel que je te connais, Oscar, tu es en train de tout noter, et tu nous feras un bouquin avec, un de ces quatre..." -Mais Roger, je t'assure, y a méprise; tes histoires, elles sont à toi, tu te les garde. Mais je pensais à part que je n'allais pas me priver d'une si belle scène dans le prochain... Marrant, non, ce qui se passe dans mon entourage, en ce moment? On ne dirait pas, à voir comme ça; tout a l'air assoupi, enveloppé du manteau forestier et de la douceur du climat, la petite brume sur l'étang de Crassac, les deux ornières goudronnées et le gazon au milieu, comme un vieux décor en carton-pâte; comme si on pouvait toujours apercevoir un genre de Ramounette à

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multiples jupons lourds, se promenant avec un troupeau de dindons à ses trousses... Et comme si Burc était un personnage immémorial, -le salaud de plouc- inféodé au trou de cul d'une intemporelle Baronne... Et tous ces personnages arrivés là dans le récit, sans prévenir et qui font partie d'un petit drame cosmique déroulant ses volutes... Ainsi gambergé-je en écoutant Roger et les bruits de l'amour dans la chambre du haut, où Victor et Caroline s'entraînent à l'harmonie, après une lune entière dédiée à l'empoignade. Il n'y a que sous le toit que ça ne respire pas la haine, car même Elie, vieux et sage, est porteur de colère; et même Jacques. Et la population de Crassac aussi, bouillonnante de hargne et de rancœur avec leurs vieilles querelles de résistants et de collabos, tous ligués cependant contre les èstrangers, nous autres néo-ruraux, mauvaises graines des villes, contaminant leurs terres sacrées. Et je bous, moi aussi, dans mon duvet en plume d'oie, celui que j'emporte dans toutes mes randonnées himalayennes, lequel duvet pue comme cent diables et m'évoque maints passages de ma vie... Or, Caroline venait d'émettre un râle de contentement, quelque chose de l'ordre du primordial, entre jouissance et feulement prolongé, se mêlant aux éructations malsaines de Roger-le-Vil, incarnation de la Colère même. *****

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QUARANTE-DEUX Le lama se grattait l'occiput, tiraillant au passage les trois millimètres de cheveux -résultat de quatre jours sans tondeuse-; ce Roger lui posait problème Et cette retraite, la première qu'il eût à diriger en Occident, c'était une drôle de cocotte-minute... Il en avait vu bien d'autres, et de se remémorer l'invasion chinoise au Tibet, dans les années soixante, et les horreurs qui s'étaient ensuivies: lui, jeune moine obligé de renier publiquement sa religion, de cracher sur les saintes reliques, forcé d'insulter le vieil abbé, son vénéré maître; et, lui-même encore, s'évadant du camp de concentration, arrivant en Inde, puis en France, soudain adulé par de nombreux disciples blancs, fortunés, politiciens et hommes d'affaires, et par d'autres aussi, résidus sociaux de leur société gavée d'ultra libéralisme. Des élèves motivés, certes, mais un peu branques, disant tout haut ce qu'ils pensent, contre toutes les règles de la bienséance et de l'étiquette tibétaine, fort compliquée au demeurant. Le lama fixait le plafond de vieilles poutres de sa chambrette, noircies par la fumée séculaires des feux de bois vert... Quelques toiles d'araignées, dont une, particulièrement énorme, où une mouche verte se débat, aux prises avec le monstre de service, velu et octuplement pattu, qui l'attendait en rapetassant un coin de sa nasse,

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l'air de rien... Ainsi sont donc les humains, compliqués à l'extrême, se faisant avoir pour des riens, tombant dans divers panneaux dès que possible, semblant aimer cela par dessus tout, masochistes par essence -ce Roger en était bien l'exemple, se débattant entre sagesse et vilenie-. Il décida de prier pour tout ce petit monde et se dit que les vieilles écritures avaient bien raison, que tout était donc bien vrai, les prédictions antiques l'ayant annoncé: ça se passerait désormais en Occident, ça serait inexorable, la religion bouddhiste changerait... Il se gratta longuement le crâne, une fois de plus; et passa à autre chose... Thérèse, dès lors, accapara son attention. Qui était-elle donc? Elle était venue, quasi-prosternée, l'air humide, et repartie de même. Elle connaissait les usages du Haut-Pays. Et, pourquoi donc voulait-elle devenir bouddhiste? Pourquoi voulaient-ils tous? Le lama souriait, maintenant, rigolait en douce... Coup du sort, le voici à soixante douze ans, obligé de rompre sa routine, forcé de s'adapter à une nouvelle vie, une nouvelle mentalité. En fin de compte, ce changement lui plaisait. C'était intéressant. Il se promit d'entreprendre cette Thérèse, si elle avait persisté dans son désir. Il décida aussi de lâcher encore plus la bride à Roger, dont la cervelle lui semblait irrécupérable. Et cette

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bigote de Bernadette, trop sage pour être honnête; il la secouerait un peu à l'occasion, ça lui ferait du bien. Maintenant, c'est l'heure du thé, alors... Il cessa son grattage et se remit debout sur ses jambes, douloureuses d'être restées croisées des heures durant sur le tapis de la chambre, en face de la fenêtre. ***** QUARANTE-TROIS La première pensée de Thérèse, en cette fin de matinée langoureuse et brumeuse, fut d'enfourcher sa meule, de foncer chez le boucher du coin et d'y prendre cinq kilos de viande fraîche pour son Roger. Elle avait un homme! Ce sentiment la renforça dans sa conviction d'y aller franco, de tirer la poignée des gaz dans le coin, afin de provoquer un orgasme surmultiplié, ce qu'elle n'avait jamais osé auparavant... Certes, il ne l'avait pas déflorée; mais c'était tout comme, et puis un jour, il le ferait, pour sûr! Elle ne rêvait qu'à ça, Thérèse, les sacoches pleines de filet de bœuf, lancée à soixante-dix sur le plat, six mille tours-minutes au creux des reins, lunettes sautillantes,

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évitant avec art les gravillons et les flaques, en pleine extase... Comme Roger, elle allait devenir bouddhiste, car elle se sentait des aspirations; et ça la rapprocherait un peu plus de son Roger... Et que cette Bernadette putride y reste, elle qui n'a jamais réussi à rendre son homme heureux... Dans l'après-midi elle passa voir le garagiste et lui acheta une R 16 grand sport. Il serait comblé, son Roger... ***** QUARANTE-QUATRE Sept heures vingt-deux. Il faudrait être fin-prêts à cette heure précise, et même un peu avant, sachant que l'avion surgirait du nord-ouest et que l'on n'aurait pas droit de se planter. On pouvait être repérés aussi sec. Ça ne ferait pas un pli. Il faudrait bien viser. Elie avait tout calculé; ça devait marcher. On avait soigneusement chronométré le passage de chaque Mirage; l'un d'entre eux passait tous les matins au

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dessus de la maison, à sept heures vingt-deux, volant si bas que l'on pouvait voir le pilote. Nous avions rôdé la baliste, nous entraînant à viser des arbres et des cerfs-volants, jusqu'à ne plus jamais rater nos cibles. Caroline et Victor étaient particulièrement doués. Elie et moi, on les regardait faire en hochant la tête à chaque fois que l'épieu mettait dans le mille. L'engin était au point, ça ne pouvait pas rater; il ne fallait plus attendre. Ça serait pour demain. Nous picolâmes plus que de coutume, en cette veillée guerrière. Le fantôme de la mémé s'offrait du bon temps, humant les bouteilles au passage, car nous avions raclé les fonds de poches pour s'offrir du supérieur, songeant que ce pourrait bien être la dernière murge avant longtemps. Comme à chaque fête, la Ramounette s'était mise à revivre et nous sentions tous sa présence; Dolly sortait alors de son coma, rajeunie de quinze ans, lapant les coulures de cubi, sous la table... D'ordinaire, l'alcool tue les chiens à très petites doses, mais elle, ça la soûlait. Elle se mettait alors à japper d'un ton joyeux, comme si elle avait voulu se mêler à nos conversations. La Ramounette se cramponnait; elle se trouvait bien là, au milieu de nous, et ne nous aurait quittés sous aucun prétexte. C'est nous qui la tenions, et, sans le savoir, l'empêchions de se laisser entraîner sur le chemin qui ne ressemble à nul autre, pavé de lumières et de sons émouvants, vers ce tunnel rouge-chaud de l'inconscience et de la dissolution, qui l'avait maintes fois attirée avant notre venue, alors qu'elle s'ennuyait à mourir, noyée sous les ronces et la gravasse, obstinément collée devant ces trois petites braises dans l'âtre, qui refusaient de s'éteindre...

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Caroline et Victor se faisaient de tendres bécots; Elie baissait les yeux, rougissant en douce, sous le regard légèrement amoureux de la Ramounette. S'il avait pu la voir, peut-être ne serait-il pas resté indifférent. L'absence de Simone lui pesait cruellement... Mais là, non, rien d'autre ne comptait que d'abattre cette saloperie de Mirage, celui-là même qui l'avait enveuvé. Il lui fallait rester lucide, mais avec ces deux-là, comment faire? "L'autre maigre avec sa crête verte qui fume des cônes pas nets, qui ne sentent pas le Bergerac; et sa fumelle en blouson de cuir noir, en rut comme une jument... je te jure, quelle époque! ce qu'il faut pas supporter, de nos jours... sont bien mignons tout de même, à s'aimer tant que ça... sont tous mignons, ceux-là, de toute façon. Tous ces nouveaux, dans notre campagne, ça me fait penser à la guerre, avec les réfugiés des villes qui nous arrivaient de partout... maintenant, c'est tout comme; toute cette jeunesse qui nous revient, ça fait de la vie. C'est normal, après tout, qu'ils viennent, les citadins, il y a de la place pour tout le monde... et puis ça nous change; les gens d'ici sont bien trop cons. Des sacs à pinard, et encore... ils n'ont pas même besoin de se soûler pour être mal, les crassacois... ils méritent bien ce qu'il leur arrive... des bêtes de zoo, voilà ce qu'ils sont condamnés à devenir! Que les touristes viennent donc les reluquer, leur jeter du pop-corn, qu'on les indemnise pour les terres qu'on leur a forcé à mettre en friche, qu'on leur file la retraite des vieux, qu'on les laisse crever, qu'on les oublie enfin, que la forêt se venge, reprenne les terres qu'on lui avait volées depuis la nuit des temps, que tout croule sous les ronces et le goudron des autoroutes futures, que les technocrates parisiens installent une décharge nucléaire à Crassac, que

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leurs girolles en soient irradiées, invendables, et cætera..." "Si le monde s'effondre aujourd'hui, 17 janvier 91, moi, je m'en tape; du moment que je descend cette pourriture d'avion, le reste, hein..." ***** QUARANTE-CINQ -Comète! tu t'appelleras Comète, maintenant... non mais, Victor, t'as vu comme elle est mignonne! Caroline a la banane. La choute, la chignoute! Non, mais, regarde-moi cette chose... Onze mois d'attente, c'était pas pour des prunes! T'as vu, non mais, T'AS VU, comme elle est belle, ma fille! À trois heures dans la nuit du 17 au 18 janvier, était née Comète, fille de Syria et Toofan, fine fleur du plus pur sang Barbe-Arabe, dans l'écurie de Caroline, commune de Crassac, alors que tout le monde roupillait, y compris l'abominable Roger, qui avait passé sa journée à débiter au kilomètre des horreurs sur un nombre

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incroyable de monde, et à se mettre très mal à petits godets de la prune à Elie, un distillat caustique titrant cinquante quatre degrés. À trois heures, Elie ronflait sur le canapé de la cuisine, couvé du regard doux et voilé de la Ramounette, qui n'avait jamais fermé l'oeil tout à fait depuis sa mort, rien que pour s'occuper du feu; ne pas laisser crever les braises. Elie rêvait, ses neurones débridés se laissant aller à quelques friponneries avec Simone. Il eut un autre songe, aussi, celui d'un bel épieu de bois durci à la pointe aciérée filant vers l'infini dans un ciel strié de traînées vaporeuses, émanées de réacteurs ronflant comme des lampes à souder... À trois heures du matin, ce même jour naissant, Jacques écoutait battre son coeur à cent trente pulsations-minute, pris d'un vertige meurtrier. Ce sentiment nouveau le confondait. Lui, l'ours, si doux cependant de nature; lui, si innocent. Lui, qui par amour de l'ordre naturel des choses avait assassiné, il n'y avait pas d'autre mot pour ce qu'il avait fait; son cerveau disjonctait. Il virait barjot et le savait, le sentait: une tache indélébile avait définitivement recouvert sa lucidité. Il caressait le fusil, mécanique étrange, bel engin d'acier lisse. Aussi longtemps que nul ne devinera ma folie, se dit Jacques, je serais le chasseur-de-chasseurs. Jacques-le-

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Paisible s'était mué en dieu vengeur, instrument du destin des chasseurs, incarnant à eux seuls la méga-connerie toute imprégnante, infusée dans chaque strate de la population... C'est pourquoi lui, Jacques, allait se venger. Ce matin, il allait en descendre deux, en leur tendant un piège, en les traquant comme du gibier. Ça devenait du sport. ***** QUARANTE-SIX Le Pilote vit sur un nuage; il a plusieurs cerveaux qui fonctionnent en même temps. Il est fasciné et fier d'être une pièce de cette belle machine, si sophistiquée, quasi-intelligente. Une partie de ses sens est en prise directe avec l'électronique de l'engin, un Mirage de la dernière génération, avec lequel il fait corps depuis un an. Le Pilote fonce droit dans l'air glacé de la France, à six cent à l'heure et mille deux cent mètres d'altitude. Une répétition de plus, un exercice. Ou, peut-être, la Mission, il ne sait. Les pilotes ne sont guère au fait des desiderata de l'état-major; ils savent juste piloter, c'est tout ce qu'on leur

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demande. On ne réfléchit pas, on n'a pas le temps matériel de le faire. Déjà, il faut annihiler une partie de son intellect pour se faire posséder par la Machine; alors, la pensette... Tout juste a t'on le temps d'admirer le paysage; on est dans un état second, on pense trop vite, on tente juste d'abolir les temps de réponse aux sollicitations diverses, d'accélérer l'influx nerveux... On se garde une petite case bêtement humaine, qui fait que l'on admet que le plaisir de piloter n'est pas complètement innocent. On sait qu'on transporte la mort, mais un réflexe conditionné fait qu'on l'oblitère. Pourtant, à son évocation on se raidit; alors on pense au Drapeau, à la Nation, l'Armée, le Devoir; on est prêts sans hésitation à enfoncer les touches qu'il faudra pour larguer les trente mégatonnes accrochées sous la voilure... Ne pas penser aux victimes civiles. Surtout pas. Ne pas aborder le sujet, non. Le Pilote a bien du mal à y résister, à cette pensée inopportune, d'autant qu'à l'instant même il vient de recevoir un ordre de déroutement, que dans cinq minutes un ravitailleur viendra lui faire le plein... L'avion amorce un virage sur l'aile, stabilise sa route vers le sud-ouest, à Mach un virgule un, attendant les instructions. Soudain, devant lui, le ravitailleur. Le Pilote en a l'intime conviction: c'est à quatre mille kilomètres au sud-est qu'il va se diriger, et que dans peu il passera le mur du son, qu'il s'élèvera à treize mille mètres au dessus de la planète, et qu'il ne reviendra peut-être pas... On ne lui a rien dit, mais il sait où il va; dans le

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casque les nouveaux paramètres du vol lui parviennent, lapidaires. Peut-être la voix qui lui parle est, elle aussi, électronique... Il s'agit de faire comme si c'était un exercice normal, maintenant. Il est sept heures dix huit, l'avion se laisse glisser de plus en plus bas, sans autre bruit que celui de la tuyère, qui se fait moelleux. Il épouse le relief, à cent mètres, le plus lentement possible. La forêt est nue; seul le béret de Burc est visible depuis le cockpit. Burc est aux truffes, peinard. L'avion le fait frissonner. Décidément, ils passent de plus en plus bas, ces temps-ci. Peut-être l'état surveille t’il les caveurs de truffes? Déjà qu'ils viennent compter les vaches en hélico et qu'il est de plus en plus difficile de distiller la gnôle sans s'attirer d'emmerdes, que les gendarmes et les douaniers encouragent la délation... Les temps changent, pense Burc, et il n'est pas le seul... La ville s'étend aux portes de la forêt profonde, les campagnes se vident... Qui restera, après que l'ancienne génération ait disparu? À Crassac il n'y a déjà plus foule pour cultiver la terre. Les friches se multiplient; les paysans revendent leurs vaches et leurs machines agricoles pour ne garder que le tracteur et la faucheuse... La république paie les ploucs afin qu'il disparaissent sans jacquerie... Pour survivre, Burc et les autres font tout au noir: gnôle, cèpes et truffes n'iront pas engraisser les agents du fisc... Mais, c'est programmé, dans les dix ans à venir, il n'y aura plus personne aux champs. Burc est concentré, il guette la mouche jaune qui le guidera infailliblement vers la truffe, une petite de cinquante grammes qu'il déterre en grommelant... Déjà

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que les cours s'effondrent avec les truffières industrielles, ça fera pas bézef. Le zingue file vers chez la Ramounette, et Burc, à l'évocation du nid de salopards d'èstrangers qui y crèche, se met à jurer, lorsqu'un bruit insolite retient son attention: l'avion s'est mis à faire un drôle de zinzin; quelque chose n'a pas l'air de tourner rond dans le moteur, qui, après un bruit mat, un SCHTAKK claquant dans l'azur, a nettement hoqueté, pour sombrer dans les ultra-graves. Dans les secondes qui suivirent, le front de Burc se plissa en quatre rides soucieuses... Et si c'était la guerre? Jusque chez Raymond la télé s'est immiscée, parlant du Golfe deux cent fois par jour, ressassant les mêmes images de foules en délire devant le portrait du moustachu antipathique de service. Et si c'était Saddam Hussein qui nous envoyait des missiles chimiques? ***** QUARANTE-SEPT Le Pilote pensait à plein de trucs en même temps,

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quand ça fit SCHTAKK, nettement. Un bruit non répertorié. Pas dangereux. Peut-être un piaf, une grosse buse... Peut-être. Mais, tous les voyants qui se mettent au rouge, c'est quoi? Le Pilote n'a pas envie de s'extraire de sa torpeur pilotante; il était bien comme ça, en plein rêve érotique, au chaud, calé entre deux seins, et voilà que tout se met à clignoter, qu'il faut se speeder, que c'est une situation inconnue, dangereuse... et que, et que... Le réacteur est très mal, très-très mal, même. On a beau tirer les manettes ad hoc, enfoncer tous les boutons et les machins qu'il faut, ça ne veut pas... C'est mou, mou, au point qu'on risque de décrocher n'importe quand et de planter l'engin dans la forêt, les vallons, les crêtes, sans parler des lignes électriques et des hangars. Ne pas flipper. Voir ce qui reste de la puissance initiale -pas grand-chose-, repérer le moindre courant d'air, larguer tout le kérosène, et ça devrait pouvoir le faire, se dit le Pilote, blême et moite... "Si je m'en sors, je le jure, je quitte l'armée et je m'installe plouc dans le bled là, juste en bas..." Le fantôme de la Ramounette a souri, la main en visière... Elle se promet de tout faire pour exaucer le voeu du pilote; ça fera du monde en plus, on se languira

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moinsse... C'est à ce moment que l'avion effleura le clocher de l'église de Crassac, sous les regards impavides et croisés de Florence et de la mère Molle. -Putaing-cong! émettèrent-elles de concert, la voix blanche, avant de la boucler et de verdir à l'ombre de la mort soudain très proche, si énorme, ayant pris la forme d'une silhouette vrombissante de métal gris en perdition... Le Pilote ne veut pas se crasher. Trop risqué, avec ce qu'il trimballe. Prenant avantage d'un air excessivement porteur, il file en ondulant au ras des pins, puis dans la plaine à légumes, jusqu'à l'aéroport d'Agen, où il se pose de justesse, mais sans casse. C'est un bel épieu d'acier martelé et de bois dur d'une trentaine de kilos qui s'est fichée à l'entrée du réacteur, bousillant tout. Consternation chez les experts militaires: Saddam frappe depuis la France. Il connaît nos plans, c'est certain. Et grave. Ils ont dû opérer d'une base secrète, quelque part entre Lot et Dordogne, là où nul ne les attendait; un secteur couvert de forêts, sauvage et perdu, peuplé de retraités, de paysans minables et de érémistes. Saddam l'a échappée belle: les trente mégatonnes, c'était pour sa pomme. Chez la Ramounette, c'est la bringue.

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***** QUARANTE-HUIT On a viré fissa la baliste, emballée, chargée sur deux chevaux, et foncé la planquer dans une grottelle à deux bornes de la maison; une cache connue de quelques vieux crassacois seulement, où les résistants se terraient pendant la dernière guerre, en attendant des jours meilleurs. C'est là que la Ramounette venait les approvisionner. Elie s'en rappelle comme d'hier. On a effacé toutes les traces dans les bambous, histoire que si les bleus se mettaient en tête de jeter un oeil par chez nous, ils ne puissent rien voir d'autre qu'une bande d'allumés; et, en clignant des yeux très fort, dans l'obscurité du cantou, le spectre d'une antique grand-mère. Et rien d'autre. Nous sommes des bienheureux; notre Mirage, on l'a pas loupé. Quand il s'est pointé dans l'axe de tir, avec trois minutes d'avance sur l'heure prévue, on a cru que c'était râpé; mais on était prêts, on avait sa trace dans le ciel gravée profond dans nos cervelles. Victor pointait,

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alors que Caroline et moi ajustions l'angle de tir; Elie nous regardait faire. À trois nous fîmes merveille, tel un seul corps arqué, tendus vers un seul but: planter une banderille dans la carlingue de ce chasseur d'humains en métal dur. Elie pleurait doucement, à petits sanglots. Ça serait la dernière fois, nous avait-il annoncé, avec émotion, parce que Simone était vengée. Et ses ultimes jérémiades se muèrent en gloussements joyeux. On avait mis France-Info; une heure après ils en causaient déjà. Le pilote s'en était sorti, l'avion s'était posé à Agen, mais il était hors d'usage. On ne parlait que de problèmes techniques, l'armée ne semblant pas désireuse de s'étendre sur le sujet. Il valait mieux pas. L'affaire fut classée Secret-Défense; les gendarmeries de Crassac et des cantons limitrophes furent discrètement alertées... Les tuniques bleues s'agitèrent intensément, quoiqu'à contrecœur. À la brigade de Crassac, on se désolait; après les morts de chasseurs mystérieuses -on en avait encore retrouvé deux, ce matin- voici que des terroristes pro-irakiens fomentaient leurs complots dans les bois du Périgord... Le chef se grattait le cuir chevelu, soulevant délicatement et de manière professionnelle son képi, introduisant le majeur gauche à la recherche de dartres intéressants à dépiauter... Il ne vint à son cortex qu'une seule idée, pas très lumineuse: aller glaner à droite, à gauche, au bourg et dans les environs. Il commença par le centre de la rumeur publique, la source de tous les ragots officiels: l'épicerie de Florence. Il en ressortit sans rien avoir appris, pourtant Florence n'était pas avare de caftage; c'est ainsi que

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Jacques fut balancé par elle pour huit pieds d'herbe, alors que cette pétasse avait laissé traîner ses guêtres chez lui, juste pour y voir... Mais là, rien. De retour à la brigade, il rédigea un rapport explicite à l'usage de ses supérieurs, où il se déclarait incompétent, qu'il valait mieux laisser pisser, qu'hormis un ramassis de vieux ploucs renfrognés, de trafiquants de truffes et de quelques hippies drogués, il n'existait point à Crassac de suspect digne de ce nom... Le chef songeait à sa retraite, dans deux ans, -tondre, arracher les mauvaises herbes, astiquer sa collection d'armes- lorsqu'il aperçut dans le pinceau de ses phares, sur le goudron qui le menait à son havre familial, une vieille femme vêtue de grosses jupes, portant fichu de laine et suivie d'une chienne jaunasse, apparition chairdepoulesque autant qu'immatérielle, vaporeuse et légèrement luminescente... Le chef se dit que ça allait bien comme ça, qu'il avait abusé de prune et de boulot, qu'il allait se faire dormir les yeux, après niquage-express de son épouse. Les pensées libidineuses prirent le pas sur les autres; il arriva chez lui en bandant. Deux mois que ça ne lui était pas arrivé. Il fallait fêter ça. *****

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QUARANTE-NEUF La Baronne est au lit, volets fermés, porte close. Elle se tripote un bouton de puce mal placé, dans le pli de l'aine; elle est nue, allongée, les jambes écartées, et seule à se contempler dans le grand miroir; seule aussi à réaliser l'ampleur des dégâts. De la tête aux pieds elle s'inspire du dégoût; le ventre surtout qui n'est qu'une masse de plis mous, et ces seins indécemment pendouillants de part et d'autre d'un thorax n'abritant qu'un coeur fait pour pomper du sang. La Baronne a beau faire, elle est vide de sentiments; il ne faut pas en avoir pour être baronne de Crassac. Depuis le Moyen-âge ses ancêtres ont régné sans compassion pour leurs sujets. La Révolution les a encore aigris, décapités qu'ils furent à la pelle, salauds tout désignés d'un monde crevant la dalle. À la Baronne actuelle, dernier rejeton de la souche initiale, il ne restait qu'une tâche ultime à accomplir, avant de clapoter: faire le mal, vider la fosse à merde familiale, semer la haine et le mépris, emporter avec elle le plus de monde possible dans la chute, ainsi que l'avaient fait d'anciens chefs, ensevelis avec leurs serviteurs... Elle avait jeté son dévolu, pour des raisons de commodité géographique -elle était très malade, quasiment impotente- sur ceux de chez la Ramounette, les désignant comme ses victimes, ainsi que ce pourri de Burc. Elle voulait leurs peaux, rien de moins, à Victor et ses amis, surtout Caroline... Et la Baronne, tout en se torturant le bouton de

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puce, -douleur cuisante et plaisante- se plût à imaginer que c'était Caroline qu'elle triturait ainsi; cette fille trop belle, trop libre et trop heureuse, dans les bras du beau Victor. Secrètement, la Baronne en était amoureuse, et sa faiblesse la faisait enrager. Qu'une De Crassac fût incapable de contrôler ses sentiments, c'était nouveau. Une sensation oubliée naquit alors au creux de ses cuisses; insensiblement, honteusement presque, elle délaissa son bouton de puce pour un autre, bien au centre, lui, fleur de chair si longtemps négligée... Des images lui vinrent à l'esprit, celles de son mari -un autre Victor- disparu il y a vingt ans, évanoui, parti sans laisser d'adresse... Elle avait violemment souhaité son départ, elle avait tout fait pour, et ce bon et bel homme avait fini par déguerpir... Elle se savait invivable, et mettait un point d'honneur à entretenir son image; seule avait grâce à ses yeux la noblesse de sang. Malheureusement pour elle, les plus proches nobliaux créchaient au diable, et c'était une fois l'an seulement qu'elle fréquentait les gens de sa caste, à Cahors, pour le raout du sang bleu de province, où nul ne lui adressait la parole, la réputation des De Crassac étant par trop fuligineuse... Toutes ces histoires, pendant la guerre, qu'on n'en finissait pas de ressasser... La Baronne contempla d'un air gris le portrait du Maréchal, sur la cheminée... "Des collabos, voilà ce que nous sommes, des parias maudits à jamais, et je reste la seule, fière de cet héritage... Jusqu'à moi, les De Crassac revendiqueront leur infamie, car notre espoir est qu'un jour très prochain, un gouvernement ami revienne au pouvoir; et ce jour ne saurait tarder..." "Victor, ah, Victor... il faut que j'élimine cette pute de Caroline, et que je me l'approprie... en utilisant Burc,

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peut-être... il a l'esprit tordu, lui, il ne pense qu'à ses terres; pour elles il est prêt à tout. Si je le manipulais une fois de plus -il est tellement niais- et que je lui faisais croire que cette Caroline lui vole ses truffes, je crois bien qu'il chercherait à se venger. Et Burc, il y va au poison, c'est de famille... En suivant la spirale de ses pensées, elle avait perdu le sens du temps, le regard flou égaré dans les fentes du plafond, le majeur droit agité d'un va-et-vient régulier, s'égarant de plus en plus profondément au coeur de l'orifice de chair, flaccide et frigide depuis vingt ans, depuis la dernière fois que son Victor d'ex-mari l'eût violemment gamahuchée, lui provoquant le seul orgasme qu'elle eût jamais ressenti, avant de la quitter le jour-même, lui ôtant tout espoir de la revoir... Victor, ah, Victor! Le flamboyant Victor de la Ramounette lui avait impressionné la rétine et les neurones d'une façon inoubliable, la première fois qu'elle le vit chevauchant l'étalon de Caroline. Un chevalier famélique et médiéval, campé sur sa monture comme s'il était né dessus, osseux, coiffé d'un damier de cheveux bleus et jaunes. Le regard narquois qu'il émettait de sa paire de grands yeux doux la faisait se cabrer intérieurement... Comment donc elle, baronne, succombait ainsi à la vue d'un punk exilé des banlieues, un renégat voleur de pommes, érémiste de surcroît, et drogué... Caroline, ah, Caroline! La Baronne fut animée de haine concentrée à l'évocation de sa concurrente imaginaire, comme autrefois lorsqu'elle voulait éliminer la Ramounette. Quelque chose d'irraisonnable, de dévastateur; mais là elle n'avait plus de

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forces, elle sentait qu'elle allait quitter le monde bientôt et qu'il lui faudrait agir par l'entremise de Burc, pour avoir la peau de cette salope. Dans son esprit, Caroline et la Ramounette ne faisaient plus qu'un... Victor et Victor aussi s'entremêlaient dans ses fantasmes cruels; elle aurait bien possédé l'un et l'autre, mais tous deux étaient inaccessibles, l'un si loin et l'autre à portée de main, mais d'un monde si différent du sien. Elle fut prise de honte, à se trouver aussi faible, comme une fillette, et cette honte lui aiguillonna le désir, et elle fit ce qu'elle n'avait plus fait depuis Mathusalem: un orgasme la secoua longuement. Puis elle s'effondra en larmes de rage et de frustration. Oui, avant de trépasser, elle voulait un homme, rien qu'un homme, et rien d'autre. À vivre seule aussi longtemps, à distiller le mal, à concentrer la haine, elle avait perdu... À peine remise, fixant la photo du Maréchal, elle se jura de travailler Burc au corps, à propos de Caroline. Elle eut très mal au ventre, soudain, comme si un poignard lui avait trifouillé la panse, et ce mal lui fit peur, la mort ayant commencé son boulot. C'était devenu intolérable; depuis trois mois elle se sentait agonir. Elle se leva, enfila un vieux peignoir et alla gerber... Deux feuilles de salade à peine mâchées surnageaient dans la cuvette. Son échine frissonna. *****

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CINQUANTE -PSS, PSS, PSSS, allez, viens-y, mon salopard, viens-y donc, à la boulette à Raymond, le gentil Burc qui ne te veut que du bien... té-là; la bouboule de carne, bien tendre et bien rouge, que je t'ai pas mis d'os dedans, rien que du meilleur... Allez, viens-y donc, vieux museau... Jojo avait senti un truc inhabituel, ce matin, un fourmillement dans les papattes, un chatouillis dans la truffe, une propension de sa queue à se remuer seule, indépendamment de son humeur aussi morose que le temps de merde. À notre âge, quand l'hiver nous fait languir, qu'il dure des six mois et plus, on n'a plus envie de rien, on se laisse aller à somnoler sur le carrelage, la truffe calée dans les poils de la queue; on attend le printemps... et il arrive, et c'est peut-être ce matin même qu'il est arrivé, et, même vieux chien, on a la force de se secouer, de se dire qu'un petit tour chez la Dolly, ben ça ferait pas de mal, pour fêter le retour du Grand-Vert... Jojo donc, éveillé par les premiers pollens allergènes, s'était senti pousser les glandes et s'était fait la malle à l'insu de ses maîtres ingrats -qui ne s'étaient rendus compte de rien- pour filer d'un pas allègre, trottinant en crabe dans les bois... C'est en arrivant dans les parages de chez la Ramounette qu'il rencontra le Burc et sa boulette. Derrière l'homme, Jojo pouvait entendre d'étranges sons, des lamentations de chiens à l'agonie, ainsi qu'une odeur de charogne lui agressant les naseaux; et cet homme, là,

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qui lui tendait un morceau de barbaque. De la viande, ça n'était pas tous les jours qu'il en mangeait, et chaque nuit il en rêvait, Jojo; de la bien faisandée, juste à point... Mais aujourd'hui, il a beau avoir les crocs, les côtes saillantes après sa longue hibernation, l'idée de la viande ne le fait ni saliver ni tressaillir... Ce sont d'autres glandes que les salivaires qui le travaillent, Jojo; et l'idée confuse d'aller se planter au coeur de la Dolly, dont il a perçu quelques molécules hormonales du rut printanier, depuis chez lui, à sept kilomètres de là... Il grogne donc à la gueule du Burc à béret, avec la hargne d'un amoureux dérangé dans ses rêves, les dents à découvert. Burc ressentit alors la même terreur qu'en janvier, lorsqu'il avait empiété sur les terres de la Ramounette et qu'elle lui était apparue... Aujourd'hui aussi elle était là, il la sentait, il en mourait d'épouvante... Il lâcha la boulette et courut aussi vite que le lui permettait son ventre boursouflé, à s'en faire péter le coeur. Jojo poursuivit son chemin, guidé infailliblement par la fragrance de Dolly. Il était porté par les senteurs du vaste monde, puisqu'il était aveugle depuis l'an passé. Non seulement il la sentait, mais en plus, elle était en chaleur. Dolly avait ouvert l'oeil gauche; elle réalisa illico que quelque chose avait changé... Un parfum nouveau dans l'air, ou bien le décor qui avait changé? Là-haut, ça se remuait. Ça fleurait la Caroline et le Victor, à plein nez, ça reniflait l'amour. La mémé Ramounette n'était plus là, voilà ce qu'il y avait, et ça sentait le Jojo. Donc, c'était le printemps.

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Dolly couina pour sortir, puis elle gratta la porte avec insistance. Victor, à poil et en râlant, se leva pour la foutre dehors. Comme Jojo, Dolly vivait uniquement par l'odorat, le seul bruit qu'elle percevait encore étant celui de la gamelle, et qu'elle ne voyait rien d'autre qu'un nuage gris-blanc. Des millions de particules infimes s'enfournèrent d'un coup dans ses naseaux. Il y avait là Burc suant sa trouille, mêlé au musc de la Ramounette, atténué cependant par son passage dans le monde matériel, mais bien présent tout de même; et le Jojo amenant avec lui les tout premiers grains de pollen de l'an neuf. Un atavisme canin la fit se hérisser, une giclée de haine pure lui partit des reins... Jojo allait lui renifler le croupion et elle détestait ça, comme toute chienne qui se respecte. Au début de la parade amoureuse, il fallait montrer quelque résistance, et cela pouvait demander plusieurs jours. Jojo devrait aller défendre son droit de cuissage face aux autres mâles; et chaque année de nouveaux prétendants entraient en lice, que Jojo, invincible, défaisait à coups de crocs et d'ergots acérés. Dolly fit donc sa pétasse, remuant indécemment de la queue, pour mieux répandre son fumet hormoné à la face du monde, et d'ainsi provoquer le duel, en gente dame de la gent canine qu'elle est. Jojo bavait, possédé par le rut; il alla droit vers Dolly, tentant d'y fourrer sa truffe sous la queue... Elle grogna sourdement; il bava. Un long filet de salive dégoulinait jusqu'à terre. Il se fit jeter comme un malpropre et se résigna à son sort. Une fois de plus il trotta vers la forêt, jusqu'à l'endroit mystique où depuis trente

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mille ans tous les chiens du canton viennent se fritter la gueule pour des femelles. De plus, il allait jeûner, car il faut se mettre en condition pour sa belle; avoir l'air d'un chevalier hagard, collectionner les cicatrices. -C'est pas fini, ce bordel? Victor, en slip, envoya bouler Dolly d'un coup de latte bien placé... Quand elle était en chaleur, c'était l'enfer. Dolly, le cul meurtri, ainsi que l'âme penaude et lubrique, fila se réfugier au milieu du bosquet de bambous, pour bouder Victor et attendre patiemment le retour du Jojo. Victor était congelé. Sept heures! cette conne de Dolly l'avait réveillé. Toujours en slip et charentaises, il pissa sur le poteau de la clôture électrique que Burc avait collée au ras de la maison. D'un seul élan, nous avions décidé de faire pourrir les poteaux... Ça venait doucement; à force de les compisser, ils se ramollissaient et devenaient spongieux; à leurs pieds des champignons poussaient -coulemelles et coprins- et Burc enrageait d'avoir à tout replanter l'an prochain. Mais, couard de nature, il se contentait de nous voir faire chaque matin, à l'heure où il sortait ses vaches... Victor, après s'être reslipé, branla le piquet d'une chiquenaude... ça bougeait, il n'y en avait plus pour long... Depuis trois jours, Victor n'avait pas décoincé. Il était resté seul avec Caroline, à la maison... La guerre du Golfe s'était terminée en bain de sang, soigneusement occulté par la propagande; le tourisme avait redémarré et j'étais au loin pour trois mois, à guider mes randonneurs

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sur les sentes himalayennes... Victor et Caroline, Caroline et Victor. Après le coup du Mirage, la bande s'était séparée pour un temps. Elie était reparti dans sa maison du bourg, pour y couler des jours heureux et mélancoliques à bricoler dans son atelier. On ne voyait plus Jacques, qui avait tourné bizarre... Peut-être était-il devenu fou, à force de vivre une solitude absolue dans sa cabane de pierre... Roger avait replongé en retraite, tout repentant de ce qu'il avait fait subir à Thérèse. Sainte Bernadette veillait sur son âme pourrie -"je ne suis qu'une vieille merde"- et Thérèse jérémiait dans son caillon pas fini, Roger ayant laissé les travaux en plan. Elle voulait le revoir, par tous les moyens. Elle se sentait pousser des ailes, et voulait plus que jamais devenir bouddhiste. Thérèse était un ange moche. ***** CINQUANTE-ET-UN Victor, tout frissonnant, regagna la chambre haute et se lova tout contre Caroline, s'y encastra très exactement, en chien de fusil. La donzelle râla de sa voix chaude.

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-T'es glacé, nom de dieu! -Et toi, t'es chaude et tu sens bon. MMMMMMM... -Victor, Victor, j'ai envie de toi; j'ai envie de toi dans moi... Il eût un pincement au coeur, attrapa le paquet de capotes et s'en enfila une. Victor a le sida depuis huit ans, et chaque fois qu'il met une capote il pense à la façon dont le virus l'a pénétré... Un soir en Andalousie, avec Olga, après une terrible engueulade au comptoir d'un bar où ils bossaient pour la saison, après la fermeture... Victor qui s'en va dans les rues, chez un vieux pote, autre employé du bar, Victor qui le réveille, lui demande un petit shoot, juste par amitié, le pote qui sort l'attirail, le citron, -c'est du brown- la cuiller, le foulard, la seringue, le coton, le briquet, fait le rituel, s'en injecte la moitié, tend la shooteuse à Victor qui se la vide dans le sang tel un damné; et le pote qui lui dit qu'il est séropo alors que Victor est en extase héroïnique profonde, que tout ce qui parvient à ses sens est filtré par la dope, qui écrête tout excédent de douleur, l'annihile, au point qu'au moment où il apprend qu'il a toutes les chances d'avoir été contaminé par le salaud en face de lui, il a envie de l'embrasser, tant il est soulagé du malheur et de sa scène avec Olga... Mais Victor n'est pas du genre à se laisser mourir, ni à traîner d'hosto en hosto, il a toujours vécu vite et fort et n'a pas l'intention de s'arrêter là. Il veut conquérir l'univers, savoir tout ce qui est caché; des envies pour cent cinquante ans au moins. Il s'immerge en Caroline comme il plongerait dans un océan tiède et fort.

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C'est le printemps, il y a de ça dans l'air; en l'an 91, à la fin des fins du plus triste hiver de la planète, hanté de vieilles guerres, d'infamies, et du lent déploiement de la haine ordinaire... Victor repensait à tout ça, pétard au bec, caressant les seins de Caroline d'un geste vague et doux. Au même instant, il se passait ceci, aux environs de Crassac: la Ramounette était partie humer l'air neuf, arpentant les bois de ses galoches; elle y rencontra Burc, en pleine tentative d'assassinat du Jojo. Elle convoqua le conseil des chiens fantômes, les fit gémir à la mort, à tel point que les ondes sonores d'outre-tombe furent audibles au Jojo, qui n'avait de toute façon pas faim. Ledit Jojo fila courtiser sa belle. Le Burc s'enfuit à toute berzingue, compromettant définitivement sa santé cardiaque; -une valvule mitrale niquée- désormais la panique ne le lâcha plus. Victor et Caroline étaient bien, l'un dans l'autre. Elie fignolait une nouvelle arme romaine, un mangonneau (une petite catapulte) cette fois, qu'il voulait exposer sur la grand-place de Crassac. Jacques vivait voûté, écrasé par le poids immense des quatre chasseurs mortifiés par ses soins. La Baronne méditait une vengeance finale, quelque chose d'achevé dans l'horreur, pour laisser une trace derrière elle, à l'instar des limaces et de leurs traînées moirées, avant d'aller crever sous le soleil brûlant. Roger rongeait son frein au centre de retraite, où il était revenu pour de bon, décidé à ne plus quitter sa Bernadette, devenue nonne à cent pour cent, ayant pris plus de trois cent voeux, dont ceux de chasteté et de

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silence, aigrie, boule à zéro, toge couleur prune et pataugas. Le lama, lui, se grattait toujours le crâne du même doigt. Thérèse, elle, revenait justement de chez le lama, à fond les batteuses sur sa mob. Elle venait juste de se convertir au bouddhisme, après avoir tanné le lama. Elle avait la larme à l'oeil à l'idée de ne plus revoir son Roger. Elle serait patiente, elle l'attendrait à la sortie, elle avait poireauté quarante ans, deux de plus, c'était rien du tout... Jojo était arrivé dans la clairière, à flanc de coteau, sur l'antique champ de bataille des chiens de Crassac. Il s'assit au milieu et poussa son cri de guerre. Qu'ils y viennent donc, les autres! ***** CINQUANTE-DEUX Quatre jours de joutes et de combats à mort; trois cabots de la dernière pluie estropiés, niaqués à vie; le museau bouffé et bouffi, Jojo-Chevalier, affamé par le jeûne, excité par l'odeur de Dolly, se remit en route, trottinant de traviole, la queue triomphante, le pelage maculé de sang et de boue, vainqueur.

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Il ne vit pas Dolly mais la sentit de loin; ses couilles frémirent et se contractèrent; il l'éperonna comme un navire dans la brume, lui flaira la croupe et l'enfila langoureusement. La vieille se laissa faire, sa libido exacerbée par l'odeur des sangs de mâles émanant du Jojo. L'amour se fit sous les regards de Caroline et Victor, sirotant leur caoua sur le pas de la porte. ***** CINQUANTE-TROIS Cent-vingt à l'heure dans les virages sur le goudron bosselé, en zigzaguant entre les nids de poules, au début de cette canicule; Roger a la bave aux lèvres, les tendons du cou contractés à claquer, les yeux exorbités; il fonce et vrombit dans la nuit, sous la voûte des arbres, entre Lot et Dordogne, bourré à mort, ne craignant rien et surtout pas la mort, qui est là derrière lui, énormément noire, lui lacérant le dos de ses ongles; et pas que lui, Roger, les autres aussi, parce que la vie est folle, n'a aucun intérêt, n'est qu'un ramassis de saletés disparates, et n'est pas si tangible qu'on veut bien le dire... Alors, cent-vingt à l'heure dans le viron et tout va bien, sauf les pneus de la R 16, qui souffrent en couinant. Il sort de chez Thérèse et va chez la Ramounette. En descendant le chemin, il vit le vieux Jojo,

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maigre et balafré, et, dans le lointain, il perçut l'aura d'une mamie enjuponnée, de dos, et qui s'éloignait de la maison. Il avait entendu parler du fantôme, mais il ne voulait pas y croire; quoique le bouddhisme possède aussi ses esprits errants, coincés entre deux mondes... Mais ça chuchotait dans son oreille interne que c'était bien du spectre de la Ramounette qu'il s'agissait... Qu'aurait donc fait une grand-mère seule à trois heures du matin, dans le bois? La peur partit instantanément du creux des reins et grimpa droit à ses cheveux, alors que la maisonnette se découpait dans la lueur des phares. Il se ressaisit et se dit que si c'était bien là le fantôme, du moins celui-ci quittait-il la maison et ne devait donc pas y être lorsqu'il en franchirait le seuil, dans quelques secondes. Victor était seul, bien éveillé, carrément allumé, disons le. Il avait abusé, depuis ce matin. Elie était passé le voir avec une bouteille de vieille prune, absolument radieux depuis le coup du Mirage. Le tchappage avait duré jusqu'au culot de la bouteille. L'alcool avait aidé, les pétards de lotoise aussi; puis Caroline s'était éclipsée, Dolly et Jojo pionçaient, la Ramounette était sortie prendre l'air. Le calme. Quelques pétards supplémentaires, des pensées anxieuses à propos du virus qui est là, qui dort en attendant son heure; suivies d'une forte envie de dope, là, au pli du coude. Etre seul et savoir qu'on va y passer, et pas dans cent ans. Savoir que l'amour est vain, que les tentatives pour s'accrocher au réel, s'enthousiasmer pour les phénomènes extérieurs et même passer ses journées à cheval, savoir que Caroline et les autres ne sont que feux de paille, savoir qu'il va falloir abandonner le corps et

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ignorer se qui se passera après... on n'a pas envie; à trente ans tout rond ça n'est pas naturel. Victor n'avait pas entendu la R 16; il sursauta quand la silhouette de Roger -nez d'aigle et balais-brosse, pomme d'Adam cartilagineuse- se dessina au travers de la porte vitrée. Il exhalait la haine; on la sentait suer de tout son être. Mais Roger sait emballer sa merde; le temps de passer le seuil et il redevint lisse, le visage doux, coulé dans l'aube d'un enfant de chœur, l'air niais, mais tellement élégant. Roger, cette nuit, est étrangement mis: un gros pull lie-de-vin lui tombe aux coudes, le drapant tel un moine, le col large lui dégageant la tête comme pour l'échafaud, la nuque tondue, le pantalon de gros coton noir extra large et trop court, tenu aux reins par une antique ceinture de flanelle écrue. -Ho, Victor! c'est moi, Roger... -Salut, vieux charognard, entre donc, je suis pas couché. Tu tombes à pic, je me faisais chier... Qu'est-ce tu fous là, donc? t'es encore sorti? c'est pas pleine lune, pourtant... -Traite moi de charognard, si tu veux, mais pas de vieux, s'il te plaît... ça me fait trop mal... -T'es venu en mob? j'ai rien entendu; t'as fait réparer le pot, ou quoi? -Non, en caisse. -T'en as trouvé un qui a pas eu peur de te la prêter? fallait qu'il soit con, le mec! -Non, c'est la mienne; une R 16. Elle est nickel. -T'as touché des sous, ou t'as braqué le garageo? -Non, c'est un cadeau de Thérèse...

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-Thérèse? mais, parole, t'es devenu son mac? ou son preux chevalier? ou son dépucélateur? c'est toi qui l'as faite craquer? tu lui rends tes hommages, j'espère... parce que comme salaud, tu te poses bien, toi! -Non-non; je me contente de lui enseigner des galanteries. C'est un sacerdoce, tu sais. Je voudrais bien t'y voir, toi... Victor n'était pas d'humeur rigolarde. -Oh, dis, Victor, t'as quoi? t'as pas l'air dans ton assiette; t'es mal? Caroline? Il pleuvait en continu, dehors, une douce averse de nuit. Ils étaient assis à la table ronde, le dos mal calé par des chaises hors d'âge, que Victor avait la manie de destroyer en les branlant violemment, s'étirant la carcasse à se faire péter les vertèbres. Il était en position de girafe diagonale au moment ou Roger, le dévisageant, lui fit brusquement cesser de torturer son siège en lui posant cette question: -Dis-moi, Victor; là, en te regardant de près, depuis quelques temps je me demande: t'aurais pas le sida, des fois? Victor l'attendait, celle-là, mais le plus tard possible. Pour l'heure, seule Caroline et moi étions au jus. Olga aussi, l'avait su, et c'est pour ça qu'elle l'avait lâché. -Le sida? qu'est-ce qui te fait croire que? -Depuis que je te connais tu n'as fait que maigrir... et puis tu as la gueule à ça, et aussi tu te shootais, alors j'en ai déduit que... enfin, dis-moi si je me trompe; puis, si tu l'as, tu es assuré de ma discrétion... moi, je m'en fous, hein... Roger mentait, bien sûr. Il était extrêmement parano, et ça allait en empirant, avec la cinquantaine approchante. Tout ce qui était microbes, virus, parasites, humeurs corporelles, sperme, jus de femme, il en avait une

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phobie mortelle. La vue d'un bobo saignant lui faisait tourner de l'oeil et l'idée que les femmes puissent saigner chaque mois l'angoissait au delà de tout. Les règles de Bernadette le dégoûtaient. Depuis vingt trois ans qu'ils vivaient ensemble, ils couchaient séparément une semaine par mois. Puis, Bernadette allait se purifier, se baignait longuement, seule, se parfumait, s'habillait de neuf, allait vider son seau de merde et de tampax dans un coin de jardin tabou pour Roger, avant qu'il ne consentît à s'asseoir à nouveau à la même table qu'elle, à partager son lit, sans toutefois y faire l'amour. Tout juste avaient-ils baisouillé les premières années, puis plus rien. Elle s'était fermée, repliée sur elle-même; et Roger, frustré, allait se sauter n'importe qui au passage, tous feux éteints, car il ne supportait pas la vue d'un sexe féminin. Le seul mot de vulve le faisait frémir, la seule idée qu'un animalcule ou qu'un excrétât put lui violer sa chair le jetait dans une indescriptible démence. Il n'avait jamais été malade, un cas exceptionnel; il avait échappé à tout, ne s'était jamais même écorché, n'avait jamais contracté ne serait-ce que le moindre rhume. Il pétait la santé et sa peur en était d'autant plus immense, renforcée de sa paranoïa naturelle et de son ignorance. Le sida, plus que tout, le faisait flipper. Récemment il avait pris des risques avec la Comtesse, qui refusait la capote. Il découvrait sur le tard les délices du danger, la douce sensation des tripes nouées... -Oui, je l'ai. Victor avait lâché le morceau sans montrer d'émotion, plantant ses yeux dans ceux de Roger. Puis il raconta son histoire; cela dura jusqu'au petit jour. La Ramounette était rentrée discrètement, pour ranimer les braises et tendre l'oreille...

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-Et la mort, tu y as pensé, à la mort? -J'essaie de pas trop... -Et toi, Roger, tu le crains pas, le sida? -...Si. -Un moine qui a peur du sida? vas pas me dire que c'est avec Thérèse que tu l'as choppé... -Y a pas eu que Thérèse. -Si tu flippes, t'as qu'à faire le test, tu crois pas? -Je peux pas... -Comment ça, tu peux pas? c'est pas compliqué: tu te fais faire une prise de sang, et une semaine après tu as le résultat... -Oui, mais, la prise de sang... -Ben quoi? -Je supporte pas la vue du sang, je gerbe rien que d'y penser... -Un bouffeur de viande crue comme toi, ça m'étonne... -Depuis tout petit je ne peux pas voir le sang; à l'école il fallait me tenir à quatre pour me faire vacciner... -Alors, il te reste plus qu'à flipper... et Thérèse, tu y as pensé, à elle? si tu es contaminé et que tu lui refiles ta merde, hein? ça serait pas très bouddhiste; ça serait un crime, même. -... -D'ailleurs, ça me surprend que tu sois bouddhiste; ça ne colle pas avec ton personnage, tu as trop de colère en toi. -Justement, c'est parce que je suis colérique que je suis devenu bouddhiste. -C'est pas plutôt à cause de Bernadette? -Un peu aussi... mais Victor, je t'assure, si je n'avais pas le lama pour m'aider, je sais pas comment je serais... pire, sûrement... avec lui, je peux travailler sur moi, apprendre à

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me dominer... -Il a intérêt à assurer avec toi, le lama! -Il te ferait du bien, à toi aussi. -C'est déjà fait, Roger; je suis allé le voir... je suis bouddhiste, maintenant. -Ben ça... -Tiens, reprend donc un verre; faut fêter ça, pas vrai? ***** CINQUANTE-QUATRE J'étais rentré de l'Inde. C'était en octobre. J'avais guidé trois groupes de touristes d'affilée et j'avais fait le plein de fric pour l'hiver à venir; de quoi payer le bois, le loyer et le reste. Il faisait très froid, je n'arrivais pas à me réchauffer les os. Le glacé émanait de mon intérieur. Il me fallut revêtir de gros habits, emballer mes pieds dans de grosses chaussettes de laine, marcher dans de grosses bottes, bêcher de grosses mottes, dîner de grosses soupes... Dolly m'avait sauté dessus, me maculant de boue, quand j'étais descendu du taxi-brousse. Victor avait le sourire narquois des grands jours. -Salut Oscar! tu vois rien de spécial, là? -Vu quoi? -Ben, Dolly...

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-Dolly? -Oui, regarde-la bien. -Pute-cong! Son ventre avait triplé de taille... -Eh oui; avec Jojo, encore! -Mais, ça va l'achever! -On verra bien... allez, entre. On s'est mis devant des verres de cahors 89 de chez X -il ne délivre pas de congé, on va pas le griller- et j'ai écouté Victor me conter les nouvelles et me parler de sa conversion. -Alors, toi aussi tu es bouddhiste! mais c'est LE truc à faire, on dirait; à croire que la France entière va s'y mettre! et moi qui passe la moitié de mon temps chez les Tibétains et que ça ne m'est pas venu à l'esprit... -Tu comprends, Oscar, tu n'as pas l'air d'y croire, mais avec le virus il n'y a rien à faire... y a pas un mois qui passe sans que j'apprenne la mort d'un de mes potes kepons... tu te rends pas compte... -Victor, je sais pas pourquoi, mais j'ai l'intuition que c'est pas du sida que tu mourras... -Ça, c'est ton idée... en attendant je préfère m'habituer à l'idée... et les bouddhistes t'y préparent bien... et puis, Roger m'invite à habiter chez lui, pendant le temps qu'il sera en retraite... -Et Caroline? -Elle sait; elle n'y crois pas non plus, mais je voudrais pas que ça soit trop douloureux pour elle, il vaut mieux qu'elle ne s'attache pas trop à moi... j'attendais juste que tu reviennes pour aller m'enfermer chez Roger.. -Dis-moi, Victor, j'espère que tu vas pas devenir comme tous ces culs-bénits de néo-convertis... pas toi, hein?

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-Y a pas de danger. ***** CINQUANTE-CINQ Sept d'un coup! Dolly vient de nous pondre sept chiots, et ça ne l'a pas tuée... Costauds, les minots, de véritables bâtards increvables! J'avais arrangé le coup pour ne pas avoir à les zigouiller; tout ce petit monde était déjà casé d'avance... Pensez, les rejetons de la Dolly et du Jojo, ça ne pouvait être que du bon cabot... La vieille usait ses dernières forces à nourrir son gang de mioches poilus. J'avais décidé d'en garder un pour moi, histoire d'assurer une succession à Dolly, qui n'en avait plus pour longtemps. De ses mamelles inépuisables sortait du lait en quantité et sa marmaille poussait à vue d'oeil. J'avais choisi le petit noir, que j'avais nommé Kalou, -ce qui signifie noiraud en népalais- car je le trouvais plus dégourdi que les autres et qu'il manifestait une haine sans bornes à l'égard de l'abominable Burc. Il suffisait qu'il le sente à trois cent mètres, et il se mettait à hurler à la mort... Ça me rassurait, parce que l'affreux d'en haut semblait prêt à toutes les infamies pour que nous déguerpissions de chez la Ramounette. Depuis peu il avait, avec la Baronne et

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d'autres connards, formé une association de propriétaires terriens qui nous harcelaient à coups de lettres recommandées, nous mettant en garde pour que nous n'empiétions point sur leurs terres sacrées... Ça commençait à me les gonfler sérieux, et, puisque j'allais être seul et que je n'aurais rien d'autre à faire, j'avais décidé de déterrer la hache de guerre... Leurs bois de merde, j'allais les ratiboiser! Pas un cèpe, pas une truffe, je leur laisserai. Caroline poupounait Comète, et Victor passait de temps à autre, de plus en plus maigre, mais toujours en forme et jamais malade. Il passait son temps en méditation chez Roger, qui avait déménagé chez Thérèse et définitivement quitté la retraite, le lama l'en ayant éjecté -un mec comme ça n'a rien à faire là-dedans!-. Jacques n'avait pas reparu depuis des mois. Elie bricolait toujours, passant de temps à autre avec une bonne bouteille. Il se faisait vieux et son front s'était plissé de nouvelles rides. Il ne voulait pas en rester au Mirage; il avait une autre vengeance à accomplir, cette fois avec le curé-collabo, le père Debec. J'étais seul dans la confidence. Il frapperait seul, avec son mangonneau. Il avait soigneusement bichonné son plan et ça ne pouvait que marcher. Après seulement il en aurait fini, et pourrait rejoindre sa bien aimée Simone la tête haute, avec l'impression de ne pas avoir vécu pour des prunes... Du temps passa, passa, passa; je ne sais pas combien. Un fluide huileux et régulier, le temps...

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Kalou avait grandi, Dolly était mourante. J'avais convoqué Victor; je savais que la vieille ne tiendrait plus longtemps et refuserait de lâcher avant qu'il ne soit là. La Ramounette émettait des ondes tristes; Dolly, son seul lien avec le monde des vivants, allait s'éteindre. Elle avait atteint le point suprême, ses mamelles avaient éclaté, sa chair se répandait sur le lino; je n'avais d'autre choix que de la mener chez le véto, pour qu'il l'achève. Le vieux à barbiche nous a tout d'abord tiré la gueule: -Encore un chien qu'on m'amène à piquer! c'est trop facile, non mais! -Monsieur, monsieur, allez-y voir, s'il vous plaît... Il a eu l'air ahuri. -Mais, c'est qu'elle a plus de vingt ans; elle est à bout... -C'est ce qu'on essayait de vous dire... L'homme de l'art, compassionné, lui a injecté dans la patte avant gauche un liquide marron, puis, directement dans le coeur, une sauce violette. Elle a cessé de vivre... La Ramounette a pleuré, nous aussi. Kalou s'en contrefoutait, essayant ses crocs tout neufs sur tout ce qu'il trouvait. L'amour filial n'est pas le propre des chiens... Avec Victor et Caroline on l'a enterré, le museau tourné vers l'est, le cul vers la ferme de Burc, à l'orée du bois, dans une fosse de terre rouge. La Ramounette était inconsolable. Dolly ne s'était pas muée en fantôme. Elle était seule, seule... Pour fêter dignement la vie et les oeuvres de Dolly,

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nous convoquâmes la maisonnée, à la table ronde. Victor, Caroline, Roger, Jacques, Elie et moi, ainsi que la Ramounette, plus immatérielle que jamais... Nous ne savions pas par quoi entamer la tchatche; alors on a sorti les verres à moutarde, ouvert le frigo, bouffé du poulet, filé les os à Kalou, seul clebs à bord; et on a picolé, descendu des litrons, fumé un tas de sticks et de gros cônes, et des spliffs tortillés; mais on n'a toujours pas su quoi se dire... Chacun est reparti en se faisant la bise, chacun vers son histoire; et dieu sait que ça fermentait sérieux dans nos petites tronches... ***** CINQUANTE-SIX Le lama était perplexe. Il sortait de sa visite hebdomadaire aux retraitants, et ça ne tournait pas rond. Depuis que Roger était définitivement sorti, l'ambiance était un chouïa moins détestable entre les disciples, mais ce n'était toujours pas la paix, alors que deux années s'étaient écoulées et qu'il n'en restait qu'une pour en voir le bout... Les Américains jouaient aux enfants gâtés, et les Français aux cons à bérets.

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Le bénéfice spirituel se faisait attendre. Comment y remédier? Le lama se gratta le crâne. Il fallait exploser le groupe, c'était la seule issue. Il sourit, comme seul le peut un Tibétain. La banane. Tout d'abord, évacuer Bernadette sous un prétexte quelconque, et l'assigner à résidence. Le lama savait que Roger n'était pas chez lui; elle y serait donc tranquille, pourrait s'y concentrer et y méditer seule et cesser de se manger les nerfs en répondant aux provocations américaines... L'autre jour, ça avait failli dégénérer; il avait retrouvé Bernadette en larmes dans son cabanon. Roger l'avait quittée... Encore, ça, elle pouvait supporter, mais pas cette abominable armoire à glace, ce vétéran du Vietnam, glauque et californien, qui lui pinçait les fesses au temple en pleine séance de prosternations... Et puis Roger, elle avait beau dire, elle ne supportait pas si bien que cela. L'affreux l'avait plaquée pour une dénommée Thérèse, qu'elle ne connaissait point. Il lui avait tout raconté; intellectuellement elle l'acceptait, sa vie était tracée, elle serait nonne et ne pouvait plus décemment demander à Roger de lui rester fidèle. Elle connaissait le zozo; ses glandes le travaillaient trop, il lui fallait les vidanger fréquemment, sinon tout ce sperme accumulé lui remontait par la moelle épinière et lui atteignait le cerveau, et l'homme devenait fou furieux; et là, il eût été capable de n'importe quoi, d'étriper, même... Depuis longtemps elle avait admis qu'il s'éclate ailleurs. Elle détestait trop faire l'amour, son sexe la répugnait. En cela elle rejoignait Roger; cette fente indigne lui soulevait le coeur... Elle ne

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l'avait suivi que parce qu'elle était jeunette, et, bien éduquée par des parents protestants, elle s'était attachée à lui, sans savoir pourquoi... Ils vivaient en vieux couple, mais sans les mioches... Le lama passa ses disciples en revue, les visualisa un à un. Une vingtaine en tout; et les deux nouveaux, là, Thérèse et Victor, qui étaient des connaissances de Roger, et si différents de lui, cependant... Thérèse, aspirée par l'amour, Victor, prêt à mourir. Et ces vingt noms qui défilent dans sa tête, néo-bouddhistes pour vingt raisons différentes, allant de la frime pure à l'altruité la plus intense; et d'autres encore qui ne pensaient qu'à eux-mêmes, ayant trouvé le bon moyen d'y parvenir, après maintes tentatives dans toutes sortes de voies, de la psy à l'ascèse en passant par la libération des sens par le biais de drogues extatiques. Roger et Bernadette en étaient de parfaits échantillons: jusqu'au Mexique ils avaient erré, dans les années soixante-dix, à la recherche du peyotl et de la sagesse chamanique, avaient ensuite filé vers l'Inde via l'Afrique, avant d'échouer à Katmandou, Népal, où ils avaient découvert une sagesse à leur convenance... Donc: évacuer Bernadette; suivre Thérèse de près, et Victor aussi. Oublier Roger.

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***** CINQUANTE-SEPT Thérèse pleurait, Roger ronflant à ses côtés, devant la cheminée. C'était vain, laid, inutile, ce qui se passait. Elle avait cru, elle avait cru, pourtant. Son oreille droite sifflait de désagréable manière, l'empêchant de sombrer dans le noir ouaté de l'oubli. Ce mec, là, ce Roger, c'était la pire ordure qu'elle ait jamais rencontré; et c'était un grand maître, aussi. Grâce à lui, elle commençait à comprendre. C'est lui qui avait éteint son brasier. Son coeur était à nu, comme elle sur le canapé, un miroir en main, contemplant le spectacle de sa laideur et les fesses de Roger; des fesses de vieux salaud... Elle en avait sa claque; son amour pour lui était retombé comme un gâteau raté. Si c'était ça, hein, se faire humilier, être condamnée au suçage, à la non défloration; ça l’écœurait... En quelques mois il s'était métamorphosé, devenant positivement barjot, rabâchant les mêmes horreurs sur les mêmes victimes, à ne rien foutre sinon abuser d'elle, se gaver de viande rouge -il en était à son kilo de steak tartare quotidien- et lui taxer du fric. En quelques mois à peine les économies de Thérèse avaient fondu, Roger menant la grande vie.

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Quinze boules en tout, ce qui est énorme... Elle lui avait confié sa carte bleue avec le code, et il s'en servait librement. Elle l'ignorait, mais il avait pris l'habitude d'aller s'envoyer des putes de luxe à Périgueux... Son expérience avec la Comtesse l'avait ému bien plus qu'il ne pensait. Il restait coincé sur quelques mises en scène soigneusement dépravées qu'elle lui réservait lors de ses visites. Il ne pouvait plus jouir sans faire souffrir... Le bouddhisme était loin, ou bien tout proche, et Roger mélangeait tout, son éducation catho et les enseignements du lama... Ça le détruisait; il entraînait les autres dans sa chute. Il était fendu en deux dans la longueur, comme tranché d'un coup de hache. Il avait deux cerveaux fonctionnant en parallèle et sans interférences. Elle avait découvert d'autres extases. On ne choisit pas son chemin, ou bien on est naïf... Elle avait découvert une autre quiétude, une autre profondeur, peu ordinaire. Elle se leva en silence, s'habilla, -c'était six heures- sortit comme une souris, poussa la mob en douce jusqu'à très loin, la mit en route et se laissa glisser jusque chez le lama. Elle lui raconta tout. Il lui fallait s'extraire de ce merdier. Elle se planqua dans une cache connue de lui seul, une garriotte minuscule, un abri de bergers en pierres sèches, et s'y plongea illico en grande méditation... *****

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CINQUANTE-HUIT -Pute-cong de PUTAING DE CONG! Trois jours sans la moindre; le père Foirac fulminait dans son nid de planches ajourées... Hop, un petit gorgeon de cahors, ça fera patienter... Rien, rien à l'horizon, que le ciel et les corneilles; et ce n'est que du vide bleu que mate le vieux... Jacques, lui, est en dessous, il s'est avancé à pas de loup entre les quatre piliers de bois qui soutiennent la palombière. Depuis trois jours c'est l'ouverture et depuis trois jours il se prépare. Foirac attend les pigeons, et Jacques attend Foirac. Ça sera son dernier coup; après, il sera repéré... La palombière à Foirac n'est qu'à cinq cent mètres de chez lui... Il avait rêvé depuis si longtemps de faire un sort à ce nid de salauds... Aujourd’hui, Foirac est seul, ses amis se sont découragés... À force de les descendre, les palombes sont en voie de disparition... Alors, au bout de deux jours à taper le carton et boire des canons, les trois potes à Foirac sont repartis chez eux. -Eh, miladiou, Foirac! ce n'est pas que je me languisse, mais cette année, on n'en voit pas l'ombre d'une... l'an passé on n'en a eu que douze, pour une semaine d'affût... ça ne fait pas tripette... -Dis-le tout de suite, que mon vin n'est pas bon!

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-Ça n'est pas ton vin, Ernest, mais c'est qu'il y a la truffe... -Ah... alors, s'il y a la truffe... -Tu nous raconteras, chez Marcel, ce soir... -Et tu sors seul? tu n'as pas peur que ce fou, là, celui qui tue les chasseurs, ne soit dans les parages? -Si j'ai peur, moi? allez, Ernest, je ne suis pas une poule; j'ai mon Rapid de chez Manufrance; je te le raterai pas, ce salopard! Alors Foirac attendit les palombes, seul à quinze mètres du sol, dans sa cabane en planche au milieu des grands chênes, s'usant la vue à scruter le ciel désespérément bleu, rien que bleu, de turquoise à lapis-lazuli, filtrant à travers les lucarnes de tir... Pour se changer du bleu, Foirac buvait du rouge en broyant du noir... C'était foutu, les palombes. Une époque révolue. Bien plus que les palombes, Foirac regrettait le bon temps où l'on venait passer quelques jours dans la palombière, nid privé, domaine exclusivement masculin où l'on se retrouvait deux fois l'an loin de la vieille et des marmots. Jacques caresse un des poteaux. Il pose son oreille dessus, pour écouter les vibrations émanant de Foirac, très occupé à tartiner. Jacques est aux aguets depuis trois jours, guettant le moment où le vieux serait seul. Petit à petit les tressaillements intimes du bois s'amenuisent; seul le ronflement de Foirac persiste en bruit de fond... C'est l'heure de la sieste... Maintenant. Jacques s'éloigne à cinquante mètres; de sous un tas de branches il extrait un sac en plastique noir. C'est une Mac Culloch professionnelle, avec guide de soixante centimètres et une chaîne neuve. Depuis trois mois qu'il a préparé le coup, pas question de se planter, maintenant.

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Depuis son dernier double meurtre, il était sur ses gardes. Il avait été jeter le fusil dans le Lot et avait mis l'Ami 8 hors d'usage, la grimant en poubelle rouillée. La ligue des chasseurs s'était organisée. Plus question de rester seul, on chasserait en bandes s'il le fallait, et on l'aurait, ce salopard, on lui ferait une battue, on le réduirait en purée plombée. Déjà, plusieurs ramasseurs de cèpes avaient failli se faire percer la couenne... Les gendarmes, de leur côté, se tenaient à disposition, prêts à décoller avec leur hélico tout neuf pour pister le criminel. Discrètement, on avait envoyé des inspecteurs de Toulouse pour enquêter, déguisés en touristes. Mais Jacques n'était pas soupçonné. Ç'eût été trop gros. Ce n'était qu'un bon à rien, un qui s'était laissé pousser le poil dans la paume, et rien d'autre... Jacques s'est mis en position et à prié très fort tous les dieux de sa connaissance pour que la tronçonneuse démarre sans renâcler -il ne disposait que de quelques minutes pour scier les poteaux et se tirer de là-. Elle le fit, en hurlant à huit mille tours. Il a tranché le premier en trois secondes, passe au suivant, encore, et, pour le dernier, un grand coup de lattes pour amorcer la chute; et hop, dans la nature... Je suis fou, fou, se dit Jacques. Son coeur bat vite comme jamais. Des morts, des morts... Celui-ci, c'est mon dernier. Fou à lier, je suis, pire même. Le père Foirac! Mais je suis con, moi!

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Jacques se terra chez lui. Il pleura pour l'autre, là, ce vieux con dans son nid de planches, dans son cercueil, maintenant... -PUTE CONG ET PUTAING DE CONG! Le vieux Foirac l'avait mauvaise, coincé sous la ruinasse... ***** CINQUANTE-NEUF Kalou a le don. Droit à la truffe, il fonce, et la débusque sous son lit de terre nue, infailliblement et à un tel rythme que j'ai peine à le suivre... En deux heures j'en ai une livre dans le petit panier... Depuis la mort de Dolly, il a changé; c'est devenu un grand chien noir, au poitrail imposant, à la queue en panache... et qui a le don. C'est inscrit dans ses gènes, probablement, en tant que chien issu de chiens immémoriaux de chez la Ramounette, croisé du sang de Jojo-Chevalier. On n'aurait pu rêver mieux. Chaque filon, il le flaire à distance. Je suis un revanchard obstiné et je l'avais annoncé: je ratiboiserai les champignons de Burc et de la Baronne. Ils nous ont fait trop de misères... Kalou a le sixième sens bien ancré; Burc aussi il le renifle à

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distance et se met alors à grogner sourdement, ce qui fait que l'affreux n'a pas encore réussi à me coincer... La Baronne et lui ont dépensé des fortunes à poser partout des panneaux de propriété privée, que je m'amuse à virer au fur et à mesure. J'ai toujours adoré jouer aux indiens. Planqué avec Kalou dans un creux de rocher, je regarde passer le Burc, rouge et pestant sous son béret, et ça me fait bisquer. C'est là que je l'ai vu faire. Ordure! Il pulvérisait un truc louche à l'emplacement d'un splendide filon de truffes... J'ai dit tout bas: "toi, je t'aurai, je t'aurai! Burc Raymond, mets-toi ça en tête: j'ai l'intention de te faire passer quelques sales nuits blanches, je te le jure!" C'est à cet instant précis que l'ai senti la présence de la Ramounette, juchée sur le rocher, dans mon dos. Je ne la voyais pas, je n'ai pas ce don. Kalou a filé se réfugier à ses pieds, étrangement silencieux. Burc semblait hermétique, totalement tupperware, mais je l'ai vu: il a lui aussi senti quelque chose. Il a la peur collée aux tripes, c'est manifeste. La Ramounette est plantée là, mains sur les hanches, comme une qui pisserait debout. Raymond, les yeux rivés au sol, a laissé son panier en plan, s'est enfui en se jurant que jamais, plus jamais, il n'irait aux truffes seul. Il n'avait pas même un chien, ce bougre. Pas un chien n'en aurait voulu. Kalou et moi, on a profité de l'occase; j'ai transféré le contenu du panier dans le mien, puis j'ai foncé chez

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Florence. Ça ferait des sous frais. Un doux hiver, en vérité. Je commençais à perdre l'envie de voyager. Je devenais Lotois. ***** SOIXANTE -...En témoignage de soutien à notre frère Ernest Foirac, qui a eu les quatre membres brisés dans la chute de sa palombière, lâchement tronçonnée... SCHKRONGGGKLAPAKK. Debec, qui venait de fêter son centenaire la semaine passée, s'effondra sur l'autel, aplati par un boulet de grès rouge sombre. Ghislain venait juste de rouvrir les portes, la messe se terminant; le projectile venait du mangonneau installé par Elie sur la grand-place... Ça hurle, c'est la panique, les commères s'écrabouillent pour sortir; c'est indescriptible. Consternation. En moins de deux, l'église est vide. Seul Debec est là, gisant sur la pierre d'autel, fendue. Il s'est pris le boulet en pleine poitrine; il est très mort... -Dégagez, dégagez, y a rien à voir! gueule le brigadier-

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chef... Eh, merde, un an avant la retraite, tout lui tombe dessus! quatre chasseurs trucidés, un autre grièvement blessé, et maintenant un curé abattu au mangonneau; oui, au mangonneau! et c'est sans parler du Mirage... Elie était au loin, déjà. Malbec, le maire, se mord les doigts. Là, chapeau, il se dit; il était soigneusement préparé, le coup d'Elie. Il en rêvait, de zigouiller Debec, tout le monde le savait, mais on n'aurait pas cru qu'il le ferait... faut toujours se méfier des vieux communistes, ils n'oublient pas facilement... pensez; c'est diabolique, d'abord il a fallu qu'il le construise, son mangonneau, ensuite, qu'il se le fasse exposer sur la place, pile en face de l'église, calculer l'angle de tir -très délicat, il fallait viser juste, passer au ras du portail pour aller atterrir en plein sur l'autel-... Il l'aura attendue quarante huit ans, sa vengeance... et moi qui pensais que c'était juste une lubie du vieux, le mangonneau... va, c'est un assassin, mais on ne pourra pas dire que c'est un dégonflé, celui-là! Miladiou! si j'avais pensé à ça, moi! et le Mirage, et les chasseurs, c'est peut-être bien lui, aussi... non, j'arrive pas à y croire; pas les chasseurs. Debec et le Mirage, là, il avait des raisons... mais pas les chasseurs... Dans la grottelle en bas de chez la Ramounette, Elie s'est assis, sur une des caisses contenant sa baliste. Vengé! L'ivresse que cela procure, après que l'on ait poireauté aussi longtemps qu'un hiver nucléaire, une ère de patience à faire la course au temps... Il était hors de

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question qu'il trêve au chaud, dans son lit, le Debec; une charogne, c'était, un criminel de guerre; et ces conauds de crassacois qui lui léchaient les bottes, parce que le curé, ben c'est le curé, et qu'on n'a pas le droit d'y toucher, des fois que le bon dieu nous punirait... Vengé, tu penses, ça n'arrive qu'une fois par vie, et encore... et moi j'ai eu deux vengeances! et voilà qu'au lieu de m'en réjouir, je suis tout alangui. Une fois qu'on est vengé, on fait quoi? Une grande lassitude s'était emparée de lui; au dehors le jour déclinait, dans le lointain on discernait le pin-pon d'une ambulance... ***** SOIXANTE-ET-UN -Maman, signe là... allez, quoi, fais un effort, un dernier geste; tu peux bien, vas; tu le peux encore... après, ça sera trop tard... allez maman, signe, en bas à droite... -Plutôt mourir! -Mais tu l'es, en train de mourir! -Pas tout à fait, ma fille; il te faudra patienter... La Baronne est au plus mal. Sous le regard bleu des Vosges du Maréchal, elle agonise... Un poison lui a

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mangé les entrailles; celui de Burc, sûrement, et celui sécrété par sa haine, aussi. "Caroline, Caroline, je t'aurai, avant que j'y passe, je t'aurai!" La Baronne avait échafaudé des plans et des plans pour venir à bout de sa rivale fantasmatique; mais cela ne rimait plus à rien. C'était de la bonne colère dépensée pour des prunes, car Victor n'était plus là... Elle ignorait ce qui se passait chez la Ramounette et cela l'intriguait au plus haut point; alors, que sa fille veuille la faire signer pour l'héritage, elle n'en avait cure... Elle cracha un bouquet final de haine concentrée, ce qui ne fit qu'activer la production des sucs acides qui lui rongeaient l'intérieur. Là, elle se mourait. les médecins avaient défilé à son chevet sans jamais rien lui trouver de précis, et aucun d'entre eux n'avait pensé à l'action d'un poison. Le mélange à Burc était au poil, nul doute... Dans ses galoches en caoutchouc, Burc Raymond traversa le goudronnet boueux qui le menait chez sa voisine, avec un pochon plastique contenant deux laitues, les deux premières du printemps renaissant. Il n'avait qu'une chose en tête: la signature, la signature, celle que la baronne de Crassac allait lui apposer au bas de son contrat de fermage... Cette pute de signature que les Burc attendaient depuis le Moyen-âge, et qui les rendrait propriétaires... Car les Burc, tout salauds qu'ils fussent, avaient des circonstances atténuantes; depuis toujours ils avaient été les chiens de garde des barons de Crassac... Des serfs...

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Avril 93, il pleut, il pleut. -Passe-moi le contrat... La Baronne s'est raidie; la douleur est insupportable, ayant passé un nouveau cap... Jamais elle n'aurait cru que cela puisse être si fort, si concret, comme si on lui avait plongé des ongles acérés dans le gras du ventre, et transpercée à mort... La fille lui présenta le document. Juriste, la fille. La succession était assurée, désormais. Plus salope encore que sa vieille, lui extorquant ses hectares sur son lit de mort... La Baronne prit le stylo. Elle signa. La fille poussa un ouf. Ça frappa à la porte d'en bas. -Ah, c'est Burc... Il se tenait sur le seuil, mâchonnant un brin d'herbe, le pochon à la main, se dandinant sur ses jambons, l'air niais, le béret enfoncé jusqu'aux oreilles. -Entrez, Raymond... vous venez pour votre signature, c'est ça? -Sauf votre respect, madame, oui; et je vous ai porté les premières salades de l'année... -Approchez-vous... Ma fille, passe-lui les documents... Elle resta connement figée, l'index pointé vers Burc, le bras collé en l'air; puis elle émit un chuintement, se dégonfla avec la lenteur de l'agonie d'une bouteille de propane, et s'affala en travers du lit. Burc et la fille n'avaient eu le temps de rien; ça

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s'était passé trop vite, on ne réalisait pas. La mort avait fini son oeuvre et s'en était allée; la Baronne était raide, l'assistance en fut comme deux ronds de flan... La file pleura, dissimulant mal sa joie d'héritière; et Burc aussi pleura, de la rage des frustrés. On appela le SAMU, qui se matérialisa sous la forme d'une ambulance de pompiers rouge vif, comme la trogne du chauffeur, dérangé en plein banquet annuel de la corporation. Le toubib de service constata le décès, dû fort probablement à un cancer de l'estomac, et décréta que l'autopsie ne s'imposait pas. Burc soupira. Le Maréchal contemplait la scène d'un air rassurant de papy droit et bienveillant. Lorsqu'elle aperçut la mémé Ramounette, l'air bien vivante, la Baronne se douta qu'il s'était passé quelque chose de pas ordinaire. Mais quoi? Puis tout alla très vite. Victor lui apparut, et l'autre Victor aussi, puis Caroline, puis tous les autres... Le monde entier défila devant ses yeux éblouis de terreur... La Ramounette s'en revint chez elle, songeuse. S'il n'y avait même plus de Baronne, à quoi bon s'agripper? Et puis, sans Dolly, quel ennui... *****

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SOIXANTE-DEUX -Et alors, c'te conne, elle m'a viré! j'ai beau être bouddhiste, ça m'a fichu les glandes... le lama l'a assignée à résidence, chez elle... et moi, j'étais là et elle le savait pas... si t'avais vu sa tronche... le mépris et la haine, rien que ça... deux ans de retraite pour en arriver là, on se demande à quoi ça peut bien servir... enfin, les lamas, ils choisissent pas leurs disciples. Méchante comme une teigne, Bernadette, pas étonnant que Roger soit devenu barje! On était là, attablés chez la Ramounette, Victor, Caroline et moi avec des fioles de vin noir et une grosse poche de sinsemilla du jardin. Victor était revenu, après quelques mois d'intense méditation chez Roger. Il s'était fait jeter par Bernadette et se demandait... Ah, ça, pour se demander, on se demandait... Et pas que Bernadette; aucune nouvelle ni de Jacques, ni de Roger, ni d'Elie... Le plus inquiétant, c'était Elie; Crassac jasait comme jamais; on n'osait plus allez chez Marcel. Les képis sont passés nous rendre visite ce matin; on n'en savait pas plus qu'eux, ils nous ont cru; ils avaient raison... Le Renault Trafic bleu nuit est reparti, nous laissant seuls. Alors, puisqu'on ne savait pas quoi faire et qu'on n'y était pour rien, on a fêté la mort de la Baronne. Non que nous l'ayons haïe autant qu'elle l'avait pu, mais on se sentait à demi soulagés. Il ne restait plus que Burc, à nous emmerder... Les derniers temps, les deux en haut

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s'étaient défoncés à nous faire chier un maximum, histoire de bien nous faire comprendre, -pour le cas où nous serions bêtes-, qu'on n'était pas désirés dans le coin... Burc nous inondait de lisier de porc et de fumier à chaque passage sur son tracteur, nous pulvérisait des pesticides mortels à deux mètres de la maison dès que le vent soufflait en notre direction, tentait tout pour empoisonner Kalou, et la Baronne nous envoyait les keufs à tout bout de champ et pour des riens. Au début les bleus nous avaient grondés, puis ils s'étaient lassés, ayant réalisé que nous n'étions pas si nuisibles que ça... On a changé de sujet; on n'allait pas se prendre la tête pour ces connards. On a repicolé, refumé, grignoté, gambergé. C'est Caroline qui nous a fait remarquer que le fantôme de la Ramounette s'était amenuisé, recroquevillé dans son coin de cantou, ne laissant plus voir d'elle qu'un mini nuage grisâtre. Serait-elle en train de fondre? Depuis la mort de Dolly on sentait bien que la mémé était triste... On lui a porté un toast, avec une pensée pour Elie... Jacques est arrivé là, hagard, dessinant sa longue silhouette sur la vitre embuée... -Les gars, il faut que je vous dise... Il avait l'air ahuri, douloureux. Il a de suite éclusé deux verres, sans respirer. On l'a fait asseoir, on l'a mis près des braises -quel froid, quelle humidité, ce 4 avril 93-. On a écouté ce qu'il avait à nous dire. Il a mis deux heures; on était sur le cul. Les chasseurs, c'était lui! On lui a appris qu'il avait loupé le vieux Foirac, il a eu l'air soulagé. On chuchotait presque. Il avait peur.

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C'est Victor qui a eu l'idée. -Et si tu allais te planquer dans la petite grotte? -Quelle grotte? On s'est consultés d'un regard et on lui a craché le morceau. Ça serait confortable et sec, et totalement peinard. On lui porterait des vivres. -Vous direz rien? promis? -Sûr, on ne mouftera pas; mais tu as intérêt à pas bouger d'un pouce, le temps que ça se calme. Quand ils verront que tu as disparu, ils te soupçonneront; ça, tu peux t'y attendre... -Je bougerai pas... À pied dans la nuit nous avons descendu le sentier, jusqu'au rideau de lierre masquant l'entrée de la caverne. -Elie! vain dieu! mais tu fous quoi, là? Il chialait, voûté, pitoyable.... ***** SOIXANTE-TROIS Roger errait, lamentable, dans les rues de Périgueux. Il sortait de la banque à Thérèse. La procuration ne marchait plus. Elle avait donné l'ordre pour.

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Le banquier l'avait regardé d'un sale oeil. Il lui restait cinquante balles en poche, et rien d'autre nulle part. La R 16 était en panne, et pas moyen de la faire réparer; il l'avait abandonnée sur un trottoir, la mort dans l'âme. Tout était foutu. Thérèse avait disparu sans laisser d'adresse, Bernadette l'avait renié, lui qui avait été incapable de tenir en retraite, qui s'était comporté comme une vieille bête en rut, et avait laissé passer l'occasion, la seule, d'en finir une fois pour toutes avec la banalité de l'existence... Sa vie défilait, et Roger se la repassait avec peine, en se maudissant; il avait tout raté, c'était nul; il se sentait merdique. Il se dit qu'avec ses derniers sous il allait s'offrir un petit luxe, que le pognon c'est ainsi: quand on est près de la zone rouge, c'est là qu'il vous tombe dessus, -règle infaillible- que le gîte et le couvert s'offrent à vous, qu'un coup de tchatche bien placé, et hop, je te séduis une autre pigeonne. Et Roger sentit son coeur se pincer. Il se vit de l'extérieur, vieux. Non, c'était vraiment foutu. Les filles le mataient d'un air suspect. Il se vit, les cheveux gris-blanc mal tondus, des filets de barbe accentuant ses rides innombrables, l'arête du nez laissant voir le squelette, et ses yeux, déjà légèrement vitreux... Il avait atteint cinquante ans et quelque chose s'était brisé en lui; la mort l'obsédait. Il se vit encore, vêtu d'un pantalon de pyjama, la ceinture de flanelle autour des reins, torse nu, déambulant

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dans les rues de la cité bourgeoise, et fut pris d'un malaise. Il lui fallait s'échapper d'ici, retourner dans les bois, dans la solitude amère d'un abri sous roche, dans la douce hébétude des nouveaux-nés. Il vit apparaître un tube de lait concentré Nestlé, -pub dans une vitrine- se souvint de sa maman, rêva d'un ventre tiède. Il héla un taxi. Il allait s'en mettre pour cinquante balles au compteur. La Mercedes blanche et diesel le prit en charge. le chauffeur avait fait la guerre d'Algérie. Roger lui dit d'aller n'importe où pour cinquante francs, monsieur. On était en face de l'hôpital civil; le chauffeur fit demi-tour mais Roger ne s'aperçut de rien. Il était pris par sa vision, rien d'autre ne comptait. Par la vitre, les bâtiments de l'hosto défilaient, gris-triste; ambulances garées, personnel en blanc, malades chétifs soutenus par des proches. La voiture s'immobilisa. Le chauffeur gueula. -Héla, vous autres! j'en tiens un des vôtres qui s'est fait le mur! grouillez, bon sang! Roger ne sortit de son rêve que pour se mettre en rage. Il entra en colère comme d'autres en religion, ou en retraite... Il ne se rappela plus de rien. Son cerveau ne répondait plus. IL ETAIT DEVENU LA COLERE.

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Au pavillon psychiatrique de l'hôpital de Périgueux, on ne prit point de risques. Avec de tels clients, on ne sait jamais... On l'interna d'office; nul ne vint le réclamer. On le surveillait de près lorsqu'il ingurgitait son gobelet quotidien de drogues licites. La société le prit en charge. Cela coûta fort cher et dura longtemps... ***** SOIXANTE-QUATRE Burc ne dormait plus. Ce qu'il avait redouté le plus était advenu; la Baronne n'avait pas signé. Ses terres, il pouvait se les fourrer là. Une vie entière dévolue à les avoir, et la Baronne avait clamsé sans signer. Il était condamné à rester locataire, inféodé à la nouvelle Baronne, fille de l'ancienne, et peau de truie, comme toutes les baronnes précédentes... La fatalité, voilà ce que c'était; tant d'efforts et de bon poison pour contaminer les salades de manière scientifique, et tout ça pour des quetsches... Sa femme se faisait du mouron; il avait maigri... En pissant un matin, il revit, pour la première fois depuis

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son adolescence, le plissement riquiqui de son sexe mollet. Ça lui avait fichu la trouille. Il ne pouvait plus, ne pourrait plus jamais fermer l'oeil. Il vivait, tenaillé de la tripe, cloué de peur, mangé de désespoir. Il se résignait. Son fils le vengerait; encore que pas sûr... le fils, ah, le fils! Renégat! Il n'attendait qu'une chose, le fils, de récupérer la ferme, que le vieux trêve, et vite, et sans regrets. Il avait fait son temps, et cette ferme, et bien il la vendrait. Burc était donc éveillé quand le petit gris de l'aube souleva la peau de la nuit très doucement, tant il faisait moche, ce 4 avril. Il se leva sans remuer sa femme, chaude et ronflante, effectua son rituel matinal, s'envoya le petit déj' et fila aux bois. Il n'y avait rien à ramasser, il n'y allait que pour être seul, tâter une fois de plus de sa semelle caoutchoutée ses terres, les siennes à lui, même si sur le papier... l'héritage de ses aïeux. Il réalisa la vanité de son acharnement. Il mourrait et ne laisserait pas même une égratignure dans le paysage. La nature reprendrait le dessus. Les vignes se retrouveraient noyées dans la forêt de l'ère post-agricole. C'était l'aube d'un monde finissant. Les paysans comme lui étaient en voie d'extinction, il le savait. Le fils ne reprendrait pas l'exploitation, comme tous les autres fils de tous les autres paysans, attirés par le confort moderne et bétonné, et par le treizième mois. Il errait au hasard, s'enfonçant doucement au coeur de la

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forêt profonde, la sylve primitive, qui était là depuis le début des temps, territoire sacré entre tous... Ce bout de forêt-là, personne n'avait jamais songé à couper ses arbres noirs, pourrissants et enchevêtrés. Nul même n'aurait osé défier les génies du lieu en y cueillant le moindre cèpe. Ce bois était tabou. C'est là que tout avait commencé, il y a des centaines de mille ans, quand les peuples chasseurs venus du sud avaient découvert la grottelle, en avaient expulsé les bêtes sauvages et s'y étaient réfugiés... La grottelle. Raymond se souvenait. Il était mioche quand il entra dedans pour la première fois, poussé au cul par les copains. Un genre de rite d'initiation, une formalité indispensable à tous les petits mecs de l'époque, pour montrer à la face des autres qu'on avait dépassé le stade morveux... Il avait eu les chocottes, Raymond, comme aujourd'hui... Il poussa le rideau de lierre et s'avança jusqu'à l'entrée. Il s'était perdu dans une rêverie mélancolique, l'oreille collée à l'orifice, accroupi au pied de la petite falaise de calcaire jaune. Il eut soudain très peur, mais alors, plus que d'habitude. Il y avait du bruit, là-dedans, ça se remuait; l'haleine de la cavité sentait l'homme à plein nez. Burc tomba, paralysé. Il aurait voulu fuir, mais ses jambes ne réagissaient pas. Il était devenu mou comme un vieux cèpe.

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Il se retourna. Il n'aurait pas fallu. Les lois de la forêt profonde revinrent à son esprit. NE JAMAIS SE RETOURNER. Ça attire la poisse. La Ramounette était là, devant ses yeux. Une Ramounette comme au temps de sa splendeur passée, bien en chair, n'ayant pas l'air d'un fantôme. La mémé avait jeté dans cette apparition ses dernières ressources énergétiques, elle désirait de tout son être que ce vieux pourri y laisse la peau. Kalou, bien vivant, lui, la suivait avec le cortège des chiens assassinés. Il se contenta d'un hérissement d'échine et d'un retroussement de babines bien enlevé... Lorsqu'il eut devant ses yeux grands ouverts ce spectacle inouï, Burc Raymond ne put rien faire d'autre que mourir. De peur. Son cadavre ne se détendit point, et c'est les yeux béants qu'Elie et Jacques le découvrirent, quelques instants plus tard... ***** SOIXANTE-CINQ

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-Victor, je te le donne... Archie, c'est ton cheval, maintenant; tu le prends et tu pars avec, là où tu voudras... je te rejoindrai plus tard, dans un an ou deux, le temps que Comète soit assez grande pour être montée... Après s'être fait éjecter par Bernadette, Victor voulait partir au loin. En Mongolie. Depuis le rêve qui l'avait amené à devenir bouddhiste, il n'avait cessé de penser à la Mongolie. Il ignorait pourquoi la Mongolie, mais il n'était pas du genre à se triturer les méninges. L'idée avait cheminé, s'était creusée, et maintenant il en était certain: il y arriverait. Il partirait les poches vides via le sud de la Russie -il n'y avait pas de guerres, alors- puis le Pakistan, l'Inde, le Népal, le Tibet, en changeant de monture autant de fois qu'il le faudrait en cours de route, et franchissant les frontières interdites en douce. Il partirait cette nuit; plus question de reculer le voyage. Il y avait suffisamment d'éléments concordants pour que ce soit cette nuit et pas une autre. Nous l'ignorions, mais le virus maudit le minait. Il n'en réchapperait pas; ne voulait pas nous imposer son

agonie. Un chevalier, ça sait se tenir! Ça sait mourir tout seul, ça n'a besoin de personne. Le lama l'avait préparé à sa mort; elle ne l'effrayait pas plus qu'autre chose. Il voyait la maladie faire son oeuvre, et nous le cachait, lui qui ne cachait rien.

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Il y avait urgence. Vider les lieux... L'hôpital? l'idée ne l'avait pas effleurée... Puisqu'il allait quitter la planète, autant que ce soit le cul en selle, au pied d'un arbre, ou dans la steppe. La Mongolie, la Mongolie, voici le but de la croisière; et qu'on ne revienne pas là-dessus. Victor, il est majeur, vacciné, qu'on ne se mêle pas de ça, qu'on le laisse s'en aller. Caroline était plus que triste, le coeur tranché en deux, les yeux dans un brouillard de larmes, elle qui ne pleure pas. EN MONGOLIE! Archie est un brave hongre de quatre ans, un tantinet lippu, pas un canon, plutôt du genre costaud, un qui se contente de peu, aux même grands yeux marrons bordés de longs cils noirs, au même éclat doux que ceux de Victor. -On se reverra, Caroline! -Jure rien. Chez la Ramounette nous étions réunis, toute la bande, tous les héros de ce conte; les bien et les bons vivants, les esprits des trépassés, les égarés, et même des chiens, Kalou sur son bout de lino, à la place de Dolly, et le Jojo aussi. Elie et Jacques étaient sortis de la grotte, où la routine les épuisait, jusqu'à la découverte ce matin du

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Burc mortellement foudroyé... On n'avait su qu'en faire, de ce cadavre congestionné, alors on l'avait jeté à la baille, dans le ruisseau en contrebas, avec une pensée amicale pour les écrevisses qui allaient devoir se taper le nettoyage... C'est peut-être empoisonné, un Burc... Enfin, on faisait confiance aux bébêtes, et puis on l'avait bien lesté. On ne le retrouverait pas, et nul n'aurait eu l'idée d'aller le chercher là, surtout pas la brigade de Crassac... Le chef avait bien d'autres soucis. On mettrait sa disparition sur le compte des fugues inexpliquées, on classerait l'affaire, et ce n'est ni son fils ni sa femme qui viendraient porter plainte... Il ne laisserait aucun regret. Florence serait aux anges; toutes ces histoires lui promettaient quelques belles séances de ragotages, de quoi tenir en autarcie deux décennies, au moins.. Alors on parla de ce qui nous tenait le plus à coeur: notre départ, à tous. Il fallait décaniller, tout le monde, et fissa. On n'était pas tout à fait cons; il y avait des morts et des vivants qui ne nous ficheraient plus jamais la paix; des blessés, des fous ordinaires, et d'autres très méchants, qui ne nous lâcheraient plus la grappe... Un jour ou l'autre, les branleurs de la gendarmerie de Crassac seraient limogés et remplacés par d'autres, plus zélés, et qui auraient vite fait de nous dénicher, tous autant que nous sommes... Le plan est fort simple: Elie et Jacques partiront dans la nuit, juste après Victor, dans l'Ami 8 restaurée, et iront se couler des jours paisibles chez de vieux amis,

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planteurs d'herbe en Ardèche. Caroline ira chez un pote à elle, fou de cheval, quelque part en Ariège, par les sentiers, en tenant Comète par la longe. Elle rejoindra Victor, plus tard. Quand à moi, j'abandonnerai ma mobylette à la gare de Cahors, filerai jusqu'à la capitale, grimperai le lendemain dans un gros avion, pour quinze heures de voyage en direction de l'Inde, un quart de Terre à l'est, et ne reviendrai pas à la Ramounette de sitôt. On se fit plein de bises, on embarqua les sacs dans nos véhicules respectifs, on laissa la porte ouverte. Kalou ne voulut pas quitter les lieux. ***** SOIXANTE-SIX C'était la pleine lune, mais on n'aurait pas dit; un voile de nuages fins et très bas faisaient la couverture au ciel, chargés de rosée froide; ça dégouttait de partout. Un ventelet propice ouvrit une brèche circulaire dans la masse humide, le jour de lune se fit sur la forêt, découvrant l'allée cavalière. Archie-Cheval s'était mis sur pilotage automatique. Victor-le-Maigre ne s'était pas retourné depuis la maison.

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L'horloge du clocher de Crassac marquait deux heures trois-quarts dans le lointain. Six avril quatre-vingt treize, déjà... Un Mirage passa, assez haut. Un second appareil surgit d'on ne sait où, rasant les cimes des pins, la carlingue frappée de l'éclat mat de la lune, grondant de la turbine, signant le ciel de sa flamme bleu-gaz, le cul de la tuyère chauffé au rouge. Archie se cabra, ouvrant grandes ses pupilles, battant des flancs, palpitant des naseaux. Il y avait, dépassant du fossé, une pointe de rocher qui attendait là depuis toujours. Victor vit mille étincelles. Mille Bouddhas! La Mongolie! Caroline s'emmerdait ferme, à tenir la bride à Comète, qui, toute pouliche qu'elle soit, n'était plus un bébé. L'envie lui prit de la monter; ça la démangeait. Comète se laissa faire. Elle aimait ça; elle était faite pour. Des fontes de la selle, Caroline sortit le harnachement, l'en revêtit et s'installa dessus. Elle n'hésita plus, tourna bride et piqua des deux. Droit, tout droit, aussi droit que possible vers la Mongolie. La Ramounette eut une vision. Victor, lui-même, l'air narquois, un peu pâlot toutefois, qui lui souriait... Elle resta là, songeuse, émit un dernier éclat dans son coin de cantou, une ultime lueur, telle que celle de trois braises s'éteignant pour de bon, ne laissant que des

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cendres... F I N Le Mespoulié, 92/93, avec Philippe. La Gazelle, novembre à août 94 La Gazelle, janvier-février 95 ***** EPILOGUE Le lama s'éveilla en pleine nuit... la lune, sûrement. Il venait de rêver d'un arc-en-ciel... La cabane de Thérèse était illuminée; elle reposait, paisible, belle comme un coeur, sur un matelas de laine... Roger poussa un hurlement qui fusa dans l'espace, au delà des barreaux de sa cage. Le lama se gratta le crâne et se rendormit en souriant.

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