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prepaSernin https://prepasaintsernin.wordpress.com 1 Descartes-Elisabeth Correspondance 1643-1645 — commentaire Laurent Cournarie 1. Descartes et la (philosophie) morale La Correspondance avec Elisabeth (notée désormais CE) appartient au genre moral. Mais les questions morales chez Descartes (noté désormais D) ne possèdent qu’une « spécificté relative » (D. Kambouchner, Descartes et la philosophie morale, p. 7). Jamais à l’instar de Kant il n’envisage de préserver le champ de la « métaphysique des mœurs » de l’anthropologie mais au contraire il croise les registres : métaphysique, physiologie, médecine. C’est ce que la CE illustre à merveille : on y voit D répondre sur la question décisive de l’union de l’âme et du corps qui fonde l’usage et la maîtrise des passions dont dépend largement la vertu et le bonheur, mais aussi alterner des conseils « pragmatiques » de morale privée, de médecine et d’hygiène de vie. Dès le Discours, D suggère que la connaissance de la force et de l’action des corps non seulement nous donnerait le pouvoir d’être «comme maîtres et possesseurs de la nature » mais encore celui de conserver la santé, « laquelle est sans doute le premier et le fondement de tous les autres biens en cette vie ; comme même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher » (VI). Ainsi le moyen de rendre les hommes plus sages semble largement dépendre de la médecine étant donné l’étroite dépendance de l’esprit au corps. Mais la médecine n’est pas la morale ou toute la morale. Et à Chanut (15 juin 1646), il avoue sa déception : la réflexion proprement morale l’a « plus aisément satisfait » que les recherches médicales auxquelles il a pourtant employé le plus de temps : « au lieu de trouver les moyens de conserver la vie, j’en ai trouvé un autre, bien plus aisé et plus sûr, qui est de ne pas craindre la mort ». Ainsi autant l’équilibre intérieur dépend de la santé du corps, autant la maîtrise des affections et leur bon usage est aussi la condition de notre bonheur concret. Autrement dit, parce que l’âme est étroitement unie au corps (et non logée en lui comme un pilote en son navire), le bonheur dépend à la fois de la médecine et de la morale. D’un côté, « la santé du corps, et la présence des objets agréables aident beaucoup à l’esprit, pour chasser

Cournarie Descartes Elisabeth Correspondance 1643-1645 ... · « Lettre-Préface » aux Principes, le Traité des passions. Et Descartes a lui-même installée une « structure d’attente

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Descartes-Elisabeth

Correspondance 1643-1645 — commentaire

Laurent Cournarie

1. Descartes et la (philosophie) morale La Correspondance avec Elisabeth (notée désormais CE) appartient au genre moral.

Mais les questions morales chez Descartes (noté désormais D) ne possèdent qu’une « spécificté relative » (D. Kambouchner, Descartes et la philosophie morale, p. 7). Jamais à l’instar de Kant il n’envisage de préserver le champ de la « métaphysique des mœurs » de l’anthropologie mais au contraire il croise les registres : métaphysique, physiologie, médecine. C’est ce que la CE illustre à merveille : on y voit D répondre sur la question décisive de l’union de l’âme et du corps qui fonde l’usage et la maîtrise des passions dont dépend largement la vertu et le bonheur, mais aussi alterner des conseils « pragmatiques » de morale privée, de médecine et d’hygiène de vie. Dès le Discours, D suggère que la connaissance de la force et de l’action des corps non seulement nous donnerait le pouvoir d’être «comme maîtres et possesseurs de la nature » mais encore celui de conserver la santé, « laquelle est sans doute le premier et le fondement de tous les autres biens en cette vie ; comme même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher » (VI). Ainsi le moyen de rendre les hommes plus sages semble largement dépendre de la médecine étant donné l’étroite dépendance de l’esprit au corps. Mais la médecine n’est pas la morale ou toute la morale. Et à Chanut (15 juin 1646), il avoue sa déception : la réflexion proprement morale l’a « plus aisément satisfait » que les recherches médicales auxquelles il a pourtant employé le plus de temps : « au lieu de trouver les moyens de conserver la vie, j’en ai trouvé un autre, bien plus aisé et plus sûr, qui est de ne pas craindre la mort ». Ainsi autant l’équilibre intérieur dépend de la santé du corps, autant la maîtrise des affections et leur bon usage est aussi la condition de notre bonheur concret. Autrement dit, parce que l’âme est étroitement unie au corps (et non logée en lui comme un pilote en son navire), le bonheur dépend à la fois de la médecine et de la morale. D’un côté, « la santé du corps, et la présence des objets agréables aident beaucoup à l’esprit, pour chasser

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hors de soi toutes les passions qui participent de la tristesse » mais « réciproquement lorsque l’esprit est plein de joie, cela sert beaucoup à faire que le corps se porte mieux et que les objets présents paraissent plus agréables » (novembre 1646). La médecine aide l’équilibre de l’âme, tandis que le traitement des passions permet la santé de l’homme tout entier et les remèdes n’ont alors plus rien de médical : la maîtrise des désirs s’appuie sur la raison, et même les vérités de la métaphysique (lettres à Elisabeth). Et pourtant, D ne croit pas que la raison ait tout pouvoir sur les passions et qu’il suffise de proclamer comme on le lit chez Corneille : «Et sur mes passions ma raison souveraine » (Polyeucte, II, 2, 477), pour que l’amour ou la haine disparaissent : il faut en partie endurer la passion et si besoin utiliser une passion contraire pour la dominer et finalement user de générosité pour en combattre toujours l’excès. Le souverain bien en cette vie dépend de la santé du corps auquel l’âme contribue et de l’équilibre de l’âme favorisé par la bonne santé du corps. Si « la vertu est l’épanouissement de toute la nature humaine, la sensibilité ne doit pas être étouffée, mais réglée par la raison » (Rodis Lewis, La morale de Descartes, p. 78). Les règles de la morale permettent l’action de l’âme sur le corps là où les conseils de médecine assurent un certain équilibre corporel requis pour un usage plein et libre de la volonté et de la raison. Dans tous les cas, les passions sont au centre des relations entre médecine, morale et métaphysique. L’usage des passions constitue « toute la douceur et la félicité en cette vie » (à Newcastle, mars ou avril 1648 ; cf. aussi à Elisabeth 1er sept. 1645 et à Chanut 1er nov. 1646) et au contraire leur mauvais usage est cause « le plus d’amertume » surtout quand la fortune n’est pas favorable. Il s’agit donc si l’on veut être heureux de savoir maîtriser ses passions et cette maîtrise s’obtient par la connaissance des mécanismes physiologiques et des raisons qui aident la volonté à exercer son pouvoir sur elles et qui n’est rien d’autre que la vertu (ou force de l’âme, comme le dit la lettre à Elisabeth du 4 aout 1645 : « ferme et constante résolution d’exécuter tout ce que la raison lui [volonté] conseillera »), de sorte que le sujet s’étant rendu tellement maître des passions et les ménageant avec tant d’adresse « que les maux qu’elles causent sont fort supportables, et même qu’on tire de la joie de tous » (Passions de l’âme, a. 212).

Ainsi, pour ainsi dire c’est le champ moral qui impose par lui-même un constant travail d’articulation des savoirs et des pratiques et vouloir en traiter comme d’une sphère autonome c’est en manquer l’originalité et surtout la fin pratique : le souverain bien en cettte vie. Aussi, de fait, jamais D n’a-t-il livré un ouvrage de morale ni en régime didactique comme certains de ses contemporains (Guillaume Du Vair, Philosophie morale des Stoïques, 1599) ni en régime philosophique comme L’Ethique de Spinoza (1677) ou le Traité de morale de Malebranche (1684). Et comme le rappelle D. Kambouchner, pour le seul ouvrage qui pourrait passer pour un tel traité, le traité Des passions de l’âme (1649) D a d’emblée précisé que son dessein n’avait pas été « d’expliquer les passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien » (préface). Et en 1646, alors que le premier brouillon du traité avait été reçu par Elisabeth, il déclare encore à Chanut : « C’est de quoi je ne veux pas me mêler d’écrire. Messieurs les Régents sont si animés contre moi à cause des innocents principes de physique qu’ils on vu (…) que si je traitais après cela de la morale, ils ne me laisseraient aucun repos » (1er nov. 1646). D n’a pas pour naturel de chercher à conduire la vie d’autrui et c’est plutôt la tâche des souverains de « régler les mœurs des autres » (à Chanut 20 novembre 1647 - cf. infra). Mais il est surtout prudent, craignant qu’on tienne ses opinions sur les questions morales (à savoir « la juste valeur des choses qu’on peut désirer et craindre », l’état de l’âme après la mort ; jusqu’où nous devons aimer la vie ; et quels nous devons être, pour n’avoir aucun sujet d’en craindre la perte ») comme contraires à la religion et à la paix

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civile, quand même elles ne le seraient pas. Aussi répète-t-il au même Chanut, un an plus tard : « Il est vrai que j’ai coutume de refuser d’écrire mes pensées touchant la morale, et cela pour deux raisons : l’une, qu’il n’y a point de matière d’où les malins puissent plus aisément tirer des prétextes pour calomnier ; l’autre, que je crois qu’il n’appartient qu’aux souverains, ou à ceux qui sont autorisés par eux, de se mêler de régler les mœurs des autres » (20 nov. 1647).

Le genre moral aura toujours posé des difficultés à Descartes, et ce n’est pas la 3ème partie du Discours de la méthode qui pourrait le démentir, tant cette insertion de la morale semble plutôt inspirée par la « simple prudence » comme il l’écrira dans son Entretien avec Burman. Dans le Discours Descartes n’a-t-il pas lui-même souligné que « ceux qui se mêlent de donner des préceptes se doivent estimer plus habiles que ceux auxquels ils les donnent ; et s’ils manquent en la moindre chose, ils sont blâmables » (VI, 4, 10-13). Descartes se demande s’il est fondé et qui peut l’être à prescrire quelque chose à autrui. Le moraliste peut-il risquer d’être outrecuidant et trop abstrait en se voulant prescriptif ? La morale peut-elle se résumer dans un ouvrage ?

De fait, la morale chez Descartes se présente dans un état dispersé, répartie en divers lieux du corpus : le Discours, les Lettres à Elisabeth mais aussi à Christine, la « Lettre-Préface » aux Principes, le Traité des passions. Et Descartes a lui-même installée une « structure d’attente » comme dit Kambouchner en la matière (p. 12). Il y a : d’abord la morale « par provision » du Discours, que la Lettre-Préface des Principes juge « imparfaite qu’on peut suivre pendant qu’on n’en sait point encore de meilleure » ; ensuite la « plus haute et plus parfaite morale » qui est le « dernier degré de la sagesse » comme dit le même texte mais dont l’acquisition est renvoyé à un lointain futur ; et enfin la morale dite « définitive » dont Descartes a jeté les bases (cf. A Chanut, 15 juin 1646 : « …pour établir des fondements certains en la morale ») à partir de 1645 (et même à partir de la Dédicace latine des Principes en 1644.

La morale par provision est-elle provisoire ? Mais la morale par provision n’est-elle pas définitive si on en retrouve pour l’essentiel les règles dans la morale définitive ? Par ailleurs, l’inachèvement ne laisse pas de planer sur la plus parfaite morale puisqu’on ne peut l’apprendre que la dernière (« la principale utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties qu’on ne peut apprendre que les dernières », Lettre-Préface) et qu’elle est le fruit du système de la philosophie. Et Descartes ne précisera jamais nulle part en quoi consiste cette « plus parfaite morale ».

Finalement le problème cartésien n’est peut-être pas tant celui de la possibilité ou non de construire une morale que de savoir ce que la philosophie peut proposer en ce domaine. La matière ou l’objet de la morale est complexe, touchant aux notions de bien et de mal, mais aussi aux mœurs, aux règles de la vie sociale. On insiste alors volontiers, pour justifier cette irréductibilité de la morale à des principes rationnels, sur l’image des voyageurs égarés dans une forêt dans le Discours : si nous avions une connaissance certaine du bien, notre action ne serait jamais indécise. L’étant le plus souvent, c’est la preuve que nous ne disposons pas en morale de principes ou d’idée claire et distincte du bien. A défaut de cette connaissance, nous disposons comme les voyageurs égarés en forêt de la seule résolution d’une volonté constante pour introduire de l’ordre dans l’action. Mais Descartes souligne aussi bien que ce ne sont pas les principes qui manquent en morale, mais l’aptitude à les appliquer : « On ne manque guère faute d’avoir, en théorie, la connaissance de ce qu’on doit faire, mais seulement faute de l’avoir en pratique, c’est-à-dire faute d’avoir une ferme habitude de la croire » (A Elisabeth, 15 septembre 1645). Et il ne saurait être question d’enseigner aux hommes des leçons sur ce qu’ils doivent faire ou non mais plutôt de les inviter à réfléchir sur les

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principes et sur l’expérience en tenant compte des différents plans que l’action morale concerne. Il ne s’agit pas seulement de traiter du libre arbitre formellement mais aussi de considérer les passions en descendant dans la machine du corps et en envisageant la relation à autrui. Contrairement à la métaphysique, il ne suffit pas de conserver en sa mémoire les quelques heures de méditation pour être « toujours disposé à bien juger ». La morale suppose sans doute un exercice poursuivi, relancé, à partir de divers objets. Or la correspondance se prête sans doute assez bien à cette condition de la description de la morale. Elle appelle une discussion sur les principes mais à partir d’une situation vécue concrètement, comme celle de savoir comment se soustraire aux effets néfastes des passions et ce que doit être le bon usage de la volonté. Il n’y a pas à vouloir construire la morale parce que la morale consiste dans la construction d’un sujet capable de bien user de son libre arbitre. La correspondance a le mérite de conserver l’unité de la vie et de la connaissance exigée par la morale.

2. Morale par lettres, morale des Lettres. La correspondance est un genre philosophique au XVIIè. Les plus grands

philosophes échangent entre eux et avec toute la communauté savante européenne. On connaît les correspondances de Leibniz, de Spinoza, de Malebranche. La correspondance de D n’est pas la moins abondante. J.-M. Beyssade dans son introduction rappelle que « sur les onze volumes de grande édition Tannery, cinq sont consacrés à la correspondance » (p. 9). Pourtant ce redoublement n’entre pas en contradiction avec l’œuvre philosophique qui continue chez Descartes de se vouloir systématique. Les livres sont sans doute la partie principale des lettres en général. Mais les lettres, au sens étroit moderne et privé du terme (correspondances) viendraient compléter, prolonger la matière, le projet de la pensée qui n’avaient pas été complètement épuisés par les livres.

Mais la correspondance avec Elisabeth revêt une originalité particulière. L’échange avec Elisabeth de Bohême, fille du roi Frédéric, s’étend de 1643 à 1650. En 1643, la princesse n’a que 25 ans. Ella reçu la plus excellente éducation des filles de haute naissance, ayant appris six langues, les lettres, les mathématiques et la philosophie. Condamnée à l’exil depuis la guerre de Trente ans, elle « mande » à Descartes (qu’elle a rencontré à la Haye) des conseils pour surmonter les épreuves qui n’ont pas épargné la maison palatine1 et soigner sa mélancolie puisqu’elle ose confier à celui-ci en toute franchise ce qu’elle a tenu caché à ses médecins : « la part que son esprit avait au désordre du corps ». Mais la mélancolie d’Elisabeth tient à ses dispositions intellectuelles plutôt qu’à la faiblesse naturelle attribuée à son sexe : comme la tradition le répète depuis l’Antiquité (cf. Problème XXX,1, attribué à Aristote : « Pour quelle raison tous

1 Son père, Frédéric de Bohême, électeur Palatin, a été « le roi d’un hiver » au début de la guerre de Trente Ans et détrôné après sa défaite à La Montagne-Blanche (1620). La famille proscrite de Bohême se réfugie aux Pays-Bas (la mère est originaire de Nassau). Le père meurt de la peste en 1632. Le roi d’Angleterre, Charles Ier, son oncle maternel, suspend la pension de sa sœur. Quant aux conditions de Westphalie, elles sont moins favorables à la famille qu’elle pouvait l’espérer. Et Elisabeth, sincère protestante, est encore très affectée d’une part par la conversion de son frère pour épouser Anne de Gonzague et par la décapitation de son oncle. Et en janvier 1646, un de ses frères tue en plein jour l’amant de sa sœur Louise. Le bruit court qu’elle est l’instigatrice de ce meurtre, ce qui oblige Elisabeth à s’éloigner plusieurs années auprès de sa tante, l’électrice de Brandebourg – ce qui devait la priver de revoir le philosophe.

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ceux qui ont été des hommes d'exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l'État, la poésie ou les arts, sont–ils manifestement mélancoliques, et certains au point même d'être saisis par des maux dont la bile noire est l'origine, comme ce que racontent, parmi les récits concernant les héros, ceux qui sont consacrés à Héraclès ? »), la mélancolie frappe le génie. Elisabeth partage ainsi tous les symptômes de la mélancolie propre aux hommes d’esprit : facilement soumise aux désordres de son imagination et de ses émotions, mais également férue de poésie, de philosophie potentiellement dangereuses pour l’équilibre de l’esprit, elle souffre d’un état de tristesse pouvant causer l’ « opilation » (obstruction) de la rate (siège de la bile noire, c’est-à-dire étymologiquement de la mélancolie), une fièvre lente et une toux sèche. Descartes se détourne de la théorie hippocratique des humeurs et au contraire en promeut le nouveau cadre du mécanisme et de la circulation sanguine mais pour mieux souligner l’union de l’âme et du corps : la raison peut dominer la mélancolie et domestiquer les passions tandis que la boisson de l’eau de Spa et le simple délassement peuvent libérer l’esprit des méditations sérieuses pour ne « s’occuper qu’à imiter ceux qui, en regardant la verdeur d’un bois, les couleurs d’une fleur, le vol d’un oiseau, et telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu’ils ne pensent à rien ».

Donc jamais le terme de correspondance ne pourrait sembler plus adapté à cet échange entre un philosophe qui se met au service d’une princesse et d’une princesse qui oblige le philosophe à préciser ses thèses et à déplacer sa pensée. La correspondance vaut toujours ce que valent les correspondants. Comme l’écrit J.-M. Beyssade : « le vrai correspondant est celui qui impose à la fois, dans la correspondance, relance intellectuelle et relance affective, et qui par là s’impose comme alter ego » (p. 14). Mersenne fut de cette sorte de correspondant, obligeant Descartes à préciser sa doctrine de la création des vérités éternelles (1630). Elisabeth a le sens du problème. Avec simplicité et de manière vivante, elle porte d’emblée l’exigence d’éclaircissement sur le point sensible du cartésianisme et qui divisera les cartésiens : l’union de l’âme et du corps. Le vrai correspondant est aussi celui qui sait ne pas s’effacer « au cours de l’échange » afin que naisse une histoire et finalement une amitié intellectuelles. Elisabeth réunit sans doute les deux caractéristiques. En effet, Descartes et Elisabeth dans cet échange ne cessent de se répondre et de se compléter. Il ne s’agit pas d’une correspondance savante mais d’une correspondance privée – à tel point qu’ils envisagent d’utiliser un code pour elle. Sans doute la correspondance est sans doute un genre intermédiaire entre la liberté de la conversation orale et privée – elle en est son substitut ou agit comme tel pour Elisabeth – et la fixité du livre écrit et public. Elle l’est d’autant plus ici que Descartes conservait des copies des lettres et qu’il en a adressées certaines à la reine Christine quand elle lui soumet de traiter le même sujet du souverain bien. Chacun par l’autre se grandit et se transforme. Ainsi quand la correspondance s’achève, la princesse semble apaisée par les conseils que le « meilleur médecin de son âme » a su lui prodiguer, tandis que Descartes, sous l’impulsion de son « affectionnée amie à le servir », a été conduit en s’intéressant aux passions à déplacer l’équilibre de sa philosophie, non sans bouleverser sa méthode (sur la lecture des Anciens par exemple) et finalement laisser à la postérité un nouveau traité en 1649, Les Passions de l’âme.

Si la correspondance avec Elisabeth s’ouvre à la question morale et en permet le traitement le plus adapté, vaut-il mieux parler d’une morale par lettres ou d’une morale des Lettres ?

Les études sur la morale chez Descartes admettent en général que la morale des Lettres, c’est-à-dire l’ensemble de la correspondance postérieure à 1644 (à Elisabeth, à Chanut, à Christine de Suède) forme un ensemble cohérent avec ce qu’on peut appeler

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la morale des passions (du traité des passions : ainsi la correspondance avec Elisabeth s’inscrit dans l’ensemble plus vaste de la correspondance morale des années 1645-1647, avec Chanut et la reine Christine). Cet ensemble constituerait la morale définitive, entre la morale par provision de 1637 et le projet de la « plus haute et plus parfaite morale » évoquée par la Lettre-Préface de 1647. Ainsi dès la lettre du 4 août 1645 (et peut-être dès la Dédicace des Principes, 1643-1644), la définition cartésienne de la vertu est fixée pour ne pas changer. Or cette définition est le noyau de la morale définitive. Donc on ne peut soupçonner une évolution profonde de la réflexion morale cartésienne. En outre, on sait qu’à l’exception de la 1ère règle, l’essentiel des maximes de morale provisoire se retrouve dans la définition de la vertu. Ensuite, entre les Lettres et le Traité, il y a une complémentarité évidente : c’est bien pour répondre aux difficultés soulevées par Elisabeth que Descartes examiner plus à fond « la nature, l’ordre et l’ “usage” des passions de l’âme » (Kambouchner, op. cit. p. 293) – ce dont il parle déjà dans la lettre du 6 octobre 1645. Descartes décide même dans sa réponse sur le souverain bien à la reine Christine (20 novembre 1647) de communiquer à Chanut la première version du traité et les lettres à Elisabeth qui en avaient déjà traité la même année.

Cependant, on ne doit pas non plus sous-estimer la révision qu’introduit les articles sur la générosité dans le Traité des passions par rapport au premier brouillon et par rapport à la correspondance : selon Rodis-Lewis (« Le dernier fruit de la métaphysique cartésienne : la générosité », in Le développement de la pensée de Descartes, 1997, p. 191-202), la doctrine de la générosité constitue un « nouvel état de la morale cartésienne » (Kambouchner, p. 294), tandis que d’un autre côté le Traité se présente comme un abrégé ou une partie de la morale définitive, même si ce n’est pas la moindre (à Chanut, 20 novembre 1647).

Dans tous les cas, il est bien difficile de dégager une doctrine morale de Descartes entre ces textes de date, de composition, d’objet si différents (un traité par rapport à son brouillon, par rapport à une correspondance). Plutôt qu’un corps doctrinale, on peut estimer que Descartes s’est attachée « à dessiner une certaine disposition intérieure » et il faut considérer que « cette disposition n’est rien qui puisse se décrire entièrement. Elle ne peut d’ailleurs s’acquérir ni dans les livres (…) ni même grâce à une instruction épistolaire ; elle suppose l’exercice et la sédimentation insensible d’une réflexion qui se fonde sans doute sur certains “jugements fermes et déterminés”, mais qui, selon sa matière, ne saurait y rester rivée » (Kambouchner, p. 308).

3. Plan et résumé de la Correspondance Par définition, il est difficile de tracer le plan d’une pensée à deux voies qui se

déploie au gré des événements personnels (la maladie) ou extérieurs (guerre), du circuit et de la réception des lettres elles-mêmes. Mais on peut dégager au moins comment l’évolution se fait à partir du problème métaphysique initial de l’union de l’âme et du corps (1643), vers une ouverture à la morale, de 1644 jusqu’aux lettres philosophiques sur le souverain bien de 1645, assise sur les vérités nécessaires sur Dieu et le libre-arbitre (3 novembre 1645-1646) — cf. aussi à Chanut, 20 novembre 1647 : faute de la connaissance métaphysique de la nature de l’âme, du corps, de l’existence et de la puissance de Dieu, les vertus sont condamnées à demeurer fragiles), pour se terminer sur des considérations politiques ou anecdotiques (septembre 1646-1649).

Kambouchner de son côté propose de ramener l’ensemble de la correspondance morale (dont la correspondance avec Elisabeth) à trois dimensions (qui ne sont pas

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rigoureusement successives ) :

1/ première phase de la correspondance avec Elisabeth (qui commence vraiment en juillet 1644 et poursuivie de mai à juillet 1645) : une discussion sur les moyens de se soustraire aux troubles, aux effets néfastes des passions ; 2/ la définition des principes premiers de la morale, c’est-à-dire la réflexion sur le bon objet ou le bon usage de la volonté, la définition du souverain bien, de la vertu, du vrai contentement de l’âme qu’on retrouve particulièrement dans les lettres de l’été 1645 (4 août, 18 août, 1er septembre), partiellement par la lettre du 6 octobre et surtout la lettre à Christine du 20 novembre 1647 ; 3/ les éléments qu’il faut se représenter pour bien agir et être heureux, c’est-à-dire le détail de « l’institution morale » (p. 296), dans la lettre à Elisabeth du 15 septembre 1645 (sur les « premières vérités »), mais aussi la lettre du 18 mai, une partie de la lettre à Chanut du 1er février 1647, et les lettres à Elisabeth des 6 octobre, 3 novembre 1645 et de janvier 1646 ainsi que la lettre à Chanut du 6 juin 1647.

Voici donc pour terminer le résumé (incomplet) des lettres échangées entre Elisabeth (25) et Descartes (33) de 1643 à 1649.

1643

Elisabeth à Descartes, 16 mai 1643 --> comment l’âme immatérielle peut-elle déterminer les

esprits animaux à des actions volontaires ? 1 Descartes à Elisabeth, 21 mai 1643 --> l’action volontaire ne peut se

comprendre qu’à partir de la 3ème notion primitive Elisabeth à Descartes, 20 juin 1643 --> comment l’âme inétendue et immatérielle peut-elle

mouvoir le corps ? 2 Descartes à Elisabeth, 28 juin 1643 --> Pour concevoir l’union, il suffit

de la vivre sans philosopher Elisabeth à Descartes, 1er juillet 1643 --> les sens montrent sans prouver la manière que

l’âme meut le corps 3 Descartes à Elisabeth, novembre 1643 --> comment, trois cercles étant

donnés, trouver un quatrième qui les touchent tous les trois Elisabeth à Descartes, 21 novembre 1643 --> Elisabeth remercie Descartes pour les progrès

qu’elle a accomplis grâce à lui en algèbre et se propose de lui envoyer la solution de la question donnée par la méthode qu’on lui a toujours enseignéee et dont elle comprend toutes les insuffisances.

4 Descartes à Elisabeth, novembre 1643 --> facilités de calcul sur le même problème

1644

Principes de la philosophie (1644) - Dédicace à la Sérénissime Princesse Elisabeth

5 Descartes à Elisabeth, juillet 1644 (Paris) --> l’âme ne dirige pas par sa

volonté les esprits animaux et la santé consiste dans la persuasion que le corps est ordinairement bien disposé.

Elisabeth à Descartes, 1er août 1644 --> Elisabeth témoigne sa reconnaissance pour la Dédicace des Principes et son unique désir de suivre l’enseignement de Descartes pour suivre le bien, par

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des ouvrages qui ne sont obscurs que pour ceux qui ont usé toute leur intelligence aux principes et à la méthode d’Aristote. Après avoir exposé deux difficultés physiques sur la formation de l’argent vif et le mouvement tourbillonnaire des particules, elle espère que Descartes pourra lui donner des conseils pour conserver la santé.

6 Descartes à Elisabeth, août 1644 --> Descartes répond aux deux difficultés soulevées par Elisabeth : les parties du vif argent sont plus pesantes parce qu’elles possèdent moins de pores par où peut s’écouler la matière subtile ; la plupart des particules sont si vivement emportées par le feu au centre de la terre qu’elles ne peuvent se diviser en s’entrechoquant contre des corps plus durs.

1645

7 Descartes à Elisabeth, 18 mai 1645 : La tristesse est la cause ordinaire

de la fièvre lente. Quoique le sage ne doive pas être insensible, comme l’enseigne le stoïcisme, les plus grandes âmes restent maîtresses de leurs passions par le raisonnement et la conscience de cette force est la cause du vrai contentement. Aussi l’âme d’Elisabeth doit-elle être la plus heureuse si elle compare l’immortalité des biens qu’elle possède à ceux que la fortune lui a retirée : ils paraissent si dérisoires qu’ils ressemblent aux événements d’une comédie.

Elisabeth à Descartes, 24 mai 1645 --> Elisabeth confesse sa santé fragile : son corps est trop sensible aux afflictions de l’âme et n’a pas assez de force propre pour retrouver son harmonie avec elle. Quelques considérations sur la philosophie de Digby qui prétend à tort réfuter celle de Descartes

8 Descartes à Elisabeth, mai ou juin 1645 : La princesse ne possède pas la santé que sa vertu mérite. Les déplaisirs qui se pressent sont des « ennemis domestiques » qu’il faut tenir en respect, faute de pouvoir s’y opposer directement. Le remède pour retrouver la santé qui est le fondement de tous les biens est de se libérer de toutes les pensées tristes, même quand on croit perdre son temps et ne pas s’abandonner à son imagination qui, même quand on a conscience de la fiction des objets qui suscitent la tristesse et la pitié, finit par dérégler le corps. Descartes assure avoir expérimenté sur lui cette règle plus pratique que théorique de regarder les choses sous leur jour le plus agréable.

Elisabeth à Descartes, 22 juin 1645 --> Elisabeth trouve dans les lettres de Descartes des remèdes contre la mélancolie. Mais elle a du mal à séparer ses sens et son imagination des choses qui ne cessent de s’y présenter ou ne le peut, dans tous les cas, qu’après que la passion a introduit son désordre.

9 Descartes à Elisabeth, juin 1645 : Il est presque impossible à l’âme de résister à l’émotion dans sa force primitive. Elle a besoin de temps, du sommeil notamment, pour reprendre le dessus et s’appliquer à considérer sous un autre jour le malheur de la veille pour s’en consoler. L’adversité permet à l’esprit de se cultiver et de comprendre que le droit usage de la raison est le bien lui-même. Descartes conseille d’équilibrer la nonchalance qui préserve des activités sérieuses et fatigantes par la direction volontaire de l’esprit qui permet de se détourner des pensées tristes en se divertissant à l’étude.

10 Descartes à Elisabeth, 21 juillet 1645 11 Descartes à Elisabeth, 4 août 1645 Elisabeth à Descartes, 16 août 1645 12 Descartes à Elisabeth, 18 août 1645 Elisabeth à Descartes, août 1645 13 Descartes à Elisabeth, 1er septembre 1645 Elisabeth, 13 septembre 1645

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14 Descartes à Elisabeth, 15 septembre 1645 Elisabeth, 30 septembre 1645 15 Descartes à Elisabeth, 6 octobre, 1645 Elisabeth, 28 octobre 1645 16 Descartes à Elisabeth, 3 novembre 1645 Elisabeth, 30 novembre 1645 Elisabeth, 27 décembre 1645

1646 17 Descartes à Elisabeth, décembre 1646 Elisabeth, 25 avril 1646 18 Descartes à Elisabeth, mai 1646 19 Descartes à Elisabeth, mai 1646 Elisabeth, juillet 1646 20 Descartes à Elisabeth, septembre 1646 Elisabeth, 10 octobre 1646 --> Commentaires sur Le Prince de Machiavel. 21 Descartes à Elisabeth, octobre ou novembre 1646 Elisabeth, 29 novembre 1646 : Elisabeth pratique les leçons cartésiennes sur la gaieté mais

abandonne à la destinée les intérêts de sa maison parce que la sagesse philosophique n’y peut rien davantage. Elle tente de ne pas tomber sous la coupe des médecins et refuse leur chimie médicamenteuse et se complait à cultiver, malheureusement dans la solitude, sa raison par la lecture des œuvres de Descartes.

22 Descartes à Elisabeth, décembre 1646

1647 Elisabeth, 21 février 1647 : Elisabeth assure être désormais bien guérie et a plus de loisir pour

lire Régius. Elle raconte avoir rencontré un docteur en médecine qui s’est laissé convaincre par la circulation sanguine exposée par Descartes.

23 Descartes à Elisabeth, mars 1647 : Descartes se félicite de la bonne santé d’Elisabeth et lui déconseille la prise de médicaments et la lecture de Régius qui pour la physique lui a tout pris mais de travers et qui en métaphysique le contredit en tout.

Elisabeth, 11 avril 1647--> Elisabeth regrette son absence de la Haye parce qu’elle se voit privée de la conversation avec Descartes. Elle ne peut pardonner l’ingratitude de Régius à l’égard de celui-ci. Elle confie que les docteurs de Berlin ne peuvent rien entendre à sa philosophie parce qu’ils sont tous scolastiques.

24 Descartes à Elisabeth, 10 mai 1647 : Après les théologiens d’Utrecht, ce sont ceux de Leyde qui calomnient sa métaphysique, accusant Descartes de blasphème.

Elisabeth, mai 1647 --> Elisabeth ne soutient pas la résolution de Descartes de quitter la Hollande pour fuir la calomnie.

25 Descartes à Elisabeth, 6 juin 1647 : Descartes estime tant les qualités de la reine de Suède qu’il la croit digne d’une amitié avec la princesse.

26 Descartes à Elisabeth, 20 novembre 1647 : Descartes confie avoir commencé une correspondance avec la reine de Suède qui lui a demandé par l’intermédiaire de Chanut un discours sur le souverain bien. Ayant traité cette matière plus complètement dans des lettres antérieures avec Elisabeth, il a préféré joindre celles-

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ci à sa réponse et les confie à la discrétion de Chanut pour son meilleur usage auprès de la reine Christine.

Elisabeth à Descartes, 5 décembre 1647 --> Elisabeth exprime toute son admiration pour la traduction française des Méditations métaphysiques qu’il lui a envoyée et juge d’autant plus nécessaire pour le public que Descartes publie le Traité de l’Erudition dont il a déjà eu le dessein.

1648

27 Descartes à Elisabeth, 31 janvier 1648 --> Descartes explique pourquoi

il ne se met pas à la rédaction d’un « Traité de l’érudition » (cf. lettre d’Elisabeth, 5 décembre 1647) et préfère consacrer son loisir à la réécriture de son brouillon sur la description des fonctions de l’animal et de l’homme. Il confie que la reine Christine a demandé qu’on lui présente une version de ses Principes et joint à la lettre le livret intitulé Notæ in programma contre les insultes de Régius.

Elisabeth à Descartes, 30 juin 1648 -->Sur l’organisation du voyage de Descartes pour la Suède. Elisabeth remet à plus tard sa demande d’éclaircissements sur les Principes.

28 Descartes à Elisabeth, juin-juillet 1648 : Dans le contexte de la guerre de Trente Ans dont on discute au Parlement le financement, Descartes se félicite d’avoir un pied en deux pays.

Elisabeth à Descartes, juillet 1648 --> Toujours à propos du même voyage. Elisabeth à Descartes, 23 août 1648 --> Elisabeth rapporte que Christine a lui a fait dire

par sa mère qu’elle ne souhaitait plus sa visite. Elle raconte une anecdote sur une certaine « rosée venimeuse » qui s’est abattue sous un bois de chêne et dont elle fut victime.

29 Descartes à Elisabeth, octobre 1648 : Descartes reçoit avec retard les 3 lettres de la princesse et lui vante la félicité de la vie tranquille qu’elle mène comparativement aux autres princesses d’Europe dont le bonheur est toujours sous la dépendance des rencontres et des opinions d’autrui.

1649

30 Descartes à Elisabeth, 22 février 1649 : Considérations sur la mort

après la décapitation de Charles Ier d’Angleterre et, à partir des hésitations du prince palatin Charles-Louis d’accepter les dispositions de la paix de Westphalie (1648), sur la prudence à ne pas exiger tout ce que le droit autorise dans la restitution d’un Etat occupé ou disputé.

31 Descartes à Elisabeth, 31 mars 1649 : Descartes diffère son départ pour la Suède pour satisfaire les demandes d’Elisabeth et recueillir d’elle l’usage qu’elle souhaite qu’on réserve à ses lettres sur le souverain bien.

32 Descartes à Elisabeth, juin 1649 : Résolution de faire le voyage de Suède à la demande de la reine Christine.

Les passions de l’âme (1649 – premier traité soumis à Elisabeth en mai 1646

33 Descartes à Elisabeth, octobre 1649 : Descartes confirme son souhait

d’offrir ses services à la reine Christine pour lui faire étudier la philosophie. Elisabeth à Descartes, 4 décembre 1649 : Elisabeth se félicite des qualités de la reine de Suède

qui contribuent à affranchir le sexe féminin « de l’imputation d’imbécillité et de faiblesse ».

11 février 1650 : Mort de Descartes à Stockholm

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Commentaire Elisabeth à Descartes, 16 mai 1643 C’est Elisabeth qui a l’initiative de la correspondance. Sa première lettre du 16 mai 1643

contient en quelque sorte à sa façon toute la suite. Elle en fixe d’abord l’objet principal. Elisabeth, initiée à la philosophie de Descartes non seulement par la lecture de ses ouvrages mais aussi par ses échanges avec lui, demande un éclaircissement sur la possibilité de l’union de l’âme et du corps, ou du moins demande que le philosophe lui explique comment l’âme n’étant qu’une substance pensante peut déterminer les esprits du corps (esprits animaux) pour produire des actions volontaires. Le mouvement implique soit l’impulsion d’un mobile, c’est-à-dire le contact entre deux corps, soit l’extension. Or la notion de l’âme est inconciliable avec ces deux propriétés. Donc quelque chose comme un mouvement de l’âme (un mouvement volontaire) est une impossibilité. Aussi demande-t-elle une définition plus particulière que la définition métaphysique de l’âme qui repose sur l’assimilation de la substance de l’âme avec son attribut qui fonde la distinction réelle (substantielle) entre l’âme et le corps. D’emblée de manière tout à fait caractéristique, tout en avouant la faiblesse de son esprit (« personne ignorante et indocile » ; « les faiblesses » de « ses spéculations »), non seulement engage la discussion sur le point de doctrine le plus discutable du cartésianisme – dénoncés par tous les postcartésiens comme une contradiction qui ne peut être dépassée que dans une réforme de la métaphysique : occasionalisme chez Malebranche, parallélisme ches Spinoza, harmonie préétablie chez Leibniz (Cf. Laporte, La rationalisme de Descartes) –, ce qui atteste de sa clairvoyance et de sa pertinence philosophiques, mais aussi suggère à Descartes une hypothèse ou la voie d’une conciliation possible entre le dualisme métaphysique et la thèse de l’union – ce qui cette fois témoigne de la bonne disposition intellectuelle d’Elisabeth qui est la condition d’une correspondance réussie. Si l’on distingue la substance et ses actes (ou ce qui dépend d’elle, y compris son attribut essentiel au lieu de les identifier comme l’a fait Descartes par exemple dans les Principes I, 63 : « nous pouvons aussi considérer la pensée et l’étendue comme les choses principales qui constituent la nature de la substance intelligente et corporelle, et alors, nous ne devons point les concevoir autrement que comme la substance même qui pense et qui est étendue » : autrement dit âme = substance qui pense/corps = substance qui est étendue (cf. voir aussi 3èmes Réponses à Hobbes) – il est possible d’envisager une influence réciproque des deux substances au-delà de la distinction de leurs attributs. La pensée et l’étendue font connaître l’âme et le corps comme essentiellement hétérogènes. Mais la raison en est que l’on identifie l’attribut qui fait connaître l’âme ou le corps avec l’âme et le corps, ou l’être avec sa manière d’être. Dissocier l’âme et le corps de leurs attributs peut rendre intelligibles en tant que substances pures leur communication.

Ainsi Elisabeth qui a eu connaissance par l’intermédiaire de Pollot de la correspondance entre Descartes et le médecin d’Utrecht Régius sur l’union de l’âme et du corps et ayant même discuté avec ce dernier au cours de sa venue à la Haye, se décide, sur les conseils du même Régius à s’adresser directement à Descartes lui-même pour que l’explication soit complète.

Mais la question n’est pas seulement théorique et abstraite. A lire la première phrase et la fin de la lettre, on comprend que son traitement engage l’examen des passions, puisque c’est sous le signe de la confusion des sentiments que s’ouvre la correspondance (« j’ai appris, avec beaucoup de joie et de regret … »). D’emblée, Elisabeth confesse ses faiblesses, notamment son indocilité, c’est-à-dire son manque de volonté, le poids des circonstances (le départ de Descartes), mais aussi l’effort de l’entendement à s’élever au-dessus de son ignorance et pour ainsi de la raison à dominer les affects. La discussion métaphysique sur l’union prend en fait la forme d’une demande de thérapie de l’âme (« le meilleur médecin… en observant le serment d’Hippocrate, vous y apporterez des remèdes… »). Enfin, c’est jusqu’au style de la correspondance qui est fixée par cette première lettre : Elisabeth présente cette correspondance à

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la fois comme le substitut et le prolongement de la conversation avec le philosophe : aussi tout en partant d’un problème général (la possibilité du mouvement volontaire dans l’âme) mais aux implications concrètes et particulières (surmonter ses passions et s’affranchir du « malheur »), la correspondance doit conserver la caractère privé de la conversation (« sans les publier », le devoir hippocratique du secret).

Descartes à Elisabeth, 21 mai 1643 (§1) Descartes répond donc a la princesse sur sa demande (« commandements par écrit »).

Après un premier paragraphe d'éloge (la beauté de la princesse mais surtout sa clairvoyance) Descartes s'engage dans la discussion sur l'union de l'âme et du corps.

(§2) Dans un premier temps il reconnaît n'avoir jamais vraiment abordé cette question. Ce

n’est que partiellement vrai. Il s’est soucié de l’union avant la correspondance (cf. Rodis-Lewis, op. cit., p. 65-66). Dès 1628 dans les Regulæ (12) il avait le projet d’exposer « ce qu’est l’esprit de l’homme [dans les Méditations pour éviter la thèse de l’animation biologique du corps, Descartes emploie mens au lieu d’anima), ce qu’est son corps, et comment ce dernier est informé par le premier ». Dans le Discours (VI, 33) et dans les Méditations, la distinction réelle et l’union des deux sont clairement affirmées : « La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui » (VI, 64). Et dans les 6èmes réponses mais aussi dans une lettre d’août 1641 à Hyperaspistes (et plus tard dans une lettre à Arnauld du 29 juillet 1648), il développe comme ici dans sa réponse à Elisabeth la comparaison de l’action de l’âme sur le corps avec la manière dont les physiciens se représente l’action de la pesanteur sur les corps. Seulement, il estime qu’il n'a pas expliqué suffisamment sa manière de concevoir cette union, c.-à-d. dans le vocabulaire cartésien qu'il n'a pas proposé une idée claire et distincte de l'union. Mais précisément toute la difficulté est là : une idée claire et distincte de l'union est-elle possible ? Ne fait-elle pas appel à un autre régime d'évidence ? Descartes assure ainsi qu'il y a deux vérités sur l'âme : qu'elle pense et qu'elle est unie au corps. Mais ces deux vérités sont-elles exactement équivalentes ? Il est nécessaire que l'âme pense, si la pensée est l'essence ou l'attribut principal de l'âme (substance). Concevoir l'âme non pensante implique contradiction. Mais est-il contradictoire de penser l'âme non unie au corps ? Descartes dans son opposition a l'hylémorphisme aristotélicien (pas de forme sans matière c.-à-d. pas d'âme sans corps) a plutôt distingué radicalement l'âme du corps (dualisme ontologique) de sorte que l'union des deux ne peut pas paraître en soi nécessaire. Du moins la nécessité de l’union paraît factuelle : il est factuellement nécessaire pour l’âme d’être uni au corps, mais il n’est pas dans son essence de l’être (et inversement pour le corps). Pourtant Descartes ne laisse pas de présenter l’union de l’âme et du corps comme étant si étroite que le sujet forme « comme un seul tout » avec lui et va jusqu’à parler d’union substantielle. Mais cette conviction n’emporte pas l’adhésion même des plus convaincus (on en a ici la preuve avec Elisabeth, mais déjà avec Arnauld et plus tard encore dans sa lettre du 3 juin 1648) et constitue avec ses successeurs et ses interprètes sinon un désaccord, du moins un « malentendu » (cf. Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, p. 326). En tous cas, Arnauld (cf. 4èmes objections), malgré la 6ème méditation, inspirée par la critique thomiste de Platon, ne comprend pas comment Descartes après avoir réellement distinguer les deux substance ne revient-il pas à la solution platonicienne – ce dont ne se privera pas Régius en parlant de l’homme comme d’un ens per accidens, ce qui provoquera la rupture de Descartes avec lui. Comme dit Gouhier : « l’histoire posthume du cartésianisme continue à prouver l’impuissance communicative des réponses de Descartes à ce sujet. La démonstration de la distinction fut beaucoup plus efficace que l’explication de leur union : c’est un fait » (p. 323).

Descartes d'abord justifie cette négligence. Ou plutôt ce n'est pas une négligence parce que dans les Méditations le dessein de Descartes n'était pas de traiter de l'union et qu'en traiter l'aurait même empêché de satisfaire à celui-ci. Autrement dit, il veut dissiper un malentendu. Descartes n’a jamais douté de l’union. C’est même le contraire : s’il y a pour lui un problème de

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la distinction c’est parce qu’il a toujours envisagé celle-ci à partir de l’union et au sein de celle-ci – alors que pour ses lecteurs, c’est le contraire : l’union est le problème de la métaphysique parce qu’ils raisonnent à partir de la distinction Là est le « malentendu ».

Ainsi Descartes tente de s’expliquer en rappelant que l’union n’était pas son problème et ne devait pas l’être. En effet, s’il a principalement traitée de l'âme (et non de l'union de l'âme avec le corps), c’est son objet était de la distinguer soigneusement d'avec le corps, ce qui revient à concevoir l'âme en tant qu’âme (« la nature de l'âme ») car concevoir l'essence d'une chose c'est la bien distinguer. Et si le principe de la distinction s'impose à la conception de l'essence, c'est qu'en l'occurrence la distinction est la seule manière de prouver l'immortalité de l'âme ou du moins que la démonstration de leur distinction est « requise » pour l’immortalité de l’âme (cf. Abrégé des six méditations ) et ainsi de fonder une métaphysique à la fois vraie et utile (comme doit l'être la science en général comme il le repère souvent: cf. par exemple la même année, Epître à Voetius, 1643). Concevoir la nature de l'union aurait nuit à cette démonstration au lieu que la thèse de la distinction lui était utile.

Mais Descartes ne se dérobe pas à la demande pressante d’Elisabeth, jugée à la fois légitime (« la question que votre Altesse propose, me semble être celle qu’on me peut demander avec le plus de raison, en suite des écrits que j’ai publiés ») et pertinente par le philosophie lui-même (« d’autant plus judicieuses et solides que plus on les examine ») et reprend exactement sa question en essayant de lui préciser sa manière de concevoir l’union et comme l’âme a la force de mouvoir le corps.

La réponse procède en deux temps et associe deux arguments qui s’équilibrent mais qui présentent une forme de rivalité (Dupond, p. 9). L’embarras soulevé par Elisabeth vient : 1/ de la confusion des idées qui nous font connaître l’âme et quelque chose de l’âme (l’idée qui la fait connaître comme pure chose pensante, distincte du corps et celle qui la fait connaître dans la facticité de son union avec le corps : et 2/ plus fondamentalement de l’oubli de la dépendance des choses connues (l’âme, le corps) par rapport aux idées qui les font connaître (la pensée, l’étendue). Autrement dit, Descartes reprenant la suggestion d’Elisabeth, selon les enjeux (prouver l’immortalité ou rendre raison de la facticité de l’union) (et peut-être les interlocuteurs) privilégie une conception plutôt ontologique ou épistémologique de l’attribut. Là l’attribut principal détermine l’être substantiel de l’âme ou du corps (l’attribut constitue la substantialité de chaque substance), ici, d’une manière plus traditionnelle, il détermine sa connaissance sans épuiser la détermination de tout son être : la pensée fait connaître l’âme en tant que res cogitans, mais l’idée de l’âme ne consiste pas exclusivement dans la connaissance de l’âme comme res cogitans. Il y a aussi une idée de l’âme en tant qu’elle procède de la connaissance de l’union de l’âme et du corps.

(§3) C’est pourquoi Descartes en guise de réponse insiste sur la distinction de trois ordres de

notions primitives, ce qui de fait revient à dégager comme irréductible la troisième idée de l’union de l’âme et du corps. Et d’abord il précise ce qu’il faut entendre par cette expression et en énumère les espèces. Ensuite il montre que l’embarras sur l’union procède d’une confusion dans l’usage de ces notions primitives.

Les notions primitives relèvent des idées innées et non pas factices ou adventices (cf. Méditations III). Une notion ne peut être le modèle ou le patron sur lequel nous formons d’autres idées que si elle est originelle ou première, ce qui est impossible si elle provient de l’expérience des sens ou de la composition d’idées plus élémentaires. Précisément les notions primitives sont élémentaires. Etant premières et servant à former toutes les connaissances, elles sont peu nombreuses. Et Descartes distingue deux régimes de notions primitives : 1/ les plus générales comme l’être, le nombre, la durée qui concernent en quelque sorte l’étant en général (un peu à la manière des transcendantaux) : tout ce que l’entendement peut concevoir répond à la condition de l’être, de la durée, du nombre (cf. Principes I, 48). L’esprit ne peut penser quelque chose qui ne soit pas, qui ne possède pas une réalité numérique, qui n’occupe pas une durée … Mais en même temps ce type de notions primitives (les notions primitives universelles) sont aussi nécessaires qu’elles sont indéfinissables – par genre et différence spécifique, par leur universalité même : elles sont indéfinissables parce qu’elles se rapportent à toutes les notions de toutes les

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choses. 2/ des notions primitives particulières ou qui permettent de distinguer dans tout ce qui est concevable des ordres de réalité distincts : la substance en tant qu’âme, la substance en tant que corps, et le fait de la relation entre ces deux substance. L’être est soit substance (a ou b – mais il faut aussi ajouter Dieu) soit union de substances (a et b). Ainsi il y a et ne peut avoir que trois notions primitives particulières : la cogitatio, l’extension et l’union. C’est pourquoi « toute la science des hommes » (la science que l’homme peut acquérir) consiste à bien distinguer ces trois notions et ce qui en dérive.

L’extension est la notion primitive de toutes les connaissances concernant les corps (elle est l’idée qui fonde (modèle, patron) la physique) – la figure et le mouvement dépendent de l’extension et non l’inverse : on peut concevoir une extension sans mouvement ou sans figure mais non l’inverse ; la pensée est la notion primitive de toutes les connaissances concernant l’âme – ce n’est pas l’imagination ou la perception… qui permettent de concevoir la pensée mais la pensée qui permet de concevoir ces facultés (modes) ; enfin la connaissance des phénomènes mixtes comme les sentiments, les passions c’est-à-dire de l’action du corps sur l’âme et l’idée d’une force de l’âme sur le corps (action volontaire) ne sont possibles qu’à partir d’une troisième notion primitive : celle de l’union de l’âme et du corps (autrement dit, les connaissances que nous avons des passions et des sentiments dépendent de la notion de l’union et non l’inverse).

Ainsi il est impossible de comprendre la possibilité d’une action volontaire (du mouvement de l’âme sur le corps) à l’aide de la seule notion de pensée ou d’extension, comme il est impossible de concevoir la possibilité d’une pensée à partir de l’extension ou la forme d’un corps à partir de la pensée. La possibilité de l’action volontaire en droit n’a rien d’incompréhensible : elle est fondée dans la troisième notion primitive particulière : de même que la connaissance de ce que c’est que sentir, imaginer procède de la notion de pensée, que celle du mouvement et de la figure des corps dérive de la notion d’extension, de même tout ce que nous connaissons des affects et des actions volontaires se fonde dans la notion primitive de l’union de l’âme et du corps. Nous faisons l’expérience des passions de l’âme (qui sont les actions du corps sur elle) et des actions volontaires (qui en sont l’inverse : actions de l’âme sur le corps : l’affectif est l’envers du volontaire) et cette connaissance irrécusable n’est elle-même possible que parce que l’âme possède en elle-même l’idée de l’union de l’âme et du corps.

Aussi après avoir établi l’intelligibilité de principe de la force de l’âme à mouvoir le corps, Descartes s’emploie à examiner les raisons qui conduisent à s’en représenter pourtant l’impossibilité (§4-5). Le principe méthodique de la distinction (c’est-à-dire le cartésianisme) s’impose et c’est faute de ne l’avoir pas respecté et d’avoir confondu des choses qui ne relèvent pas du même ordre de notion que naît l’embarras à propos de l’union. On ne peut que se « méprendre » à vouloir connaître une réalité (l’action volontaire de l’âme/la nature de l’âme) par la notion primitive qui n’en relève pas (par l’extension pour l’action volontaire/par l’imagination qui relève de la connaissance sensible pour l’âme). Les préjugés, notamment celui de « forme substantielle » par la scolastique, procèdent de ce qu’on pourrait appeler une erreur de catégorie : on ne peut connaître et comprendre un phénomène en lui appliquant la notion primitive dont il ne dépend pas.

Descartes établit ainsi comment l’esprit s’est fourvoyé autant dans la physique (force de pesanteur) que dans la connaissance de l’homme (force de l’âme), en confondant « la notion de la force dont l’âme agit dans le corps » et « celle dont un corps agit dans un autre ». Si l’on ne voit pas comment l’âme peut mouvoir le corps c’est parce qu’on projette dans l’âme la manière dont on conçoit qu’un corps en meut un autre corps, c’est-à-dire qu’on identifie la causalité psycho-physique à la causalité physique ; ou plus exactement, ce qui est une erreur dans l’explication physique de la force (la cause immatérielle et non mécanique de la pesanteur) est une vérité dans l’explication du mouvement volontaire.

Descartes dénonce une fois de plus la physique scolastique – physique de la qualité qui explique les actions entre les corps par des formes ou des âmes substantielles (comme s’il y avait des âmes dans les corps, comme si le mouvement était animé). On imagine ainsi une cause immatérielle distincte du corps (la pesanteur) qui agit comme une force sur celui-ci et entraîne son mouvement (les cartésiens jugeront l’action de la pesanteur et de l’attraction universelle des newtoniens comme un retour de l’obscurité scolastique). Pour Descartes la force de pesanteur

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(qui meut le corps vers le centre de la terre) est une absurdité : le mouvement ne peut s’expliquer que par pur mécanisme, c’est-à-dire par contact des corps (« attouchement réel d’une superficie contre une autre »). Pour Descartes, la pesanteur n’est pas l’effet de l’attraction terrestre (de sa masse) mais l’effet de la pression de la matière environnante elle-même dérivée du mouvement centrifuge du ciel tournant autour de la Terre et de l’impossibilité du vide (matière = extension : or il est impossible que ce qui n’est rien (le vide) ait de l’extension – cf. Traité du monde (non publié), ch. 11).

Mais Descartes s’emploie à montrer que l’origine de cette erreur se trouve dans l’expérience de l’union de l’âme et du corps et que cette expérience est, dans son ordre, tout à fait fondée et vraie.

Ainsi on a confondu la force de l’âme avec la force du corps, projetant celle-ci dans le monde physique des mouvements. Cette confusion a engendré une physique fausse : le mouvement physique s’explique uniquement par la nature de la matière, c’est-à-dire par la notion primitive de l’étendue. Mais si pourtant cette notion de pesanteur (d’une force réelle et immatérielles) nous est familière, au point d’engendrer la physique qualitative aristotélo-scolastique, c’est parce qu’elle est contenue dans notre âme, mais sous la dépendance de la notion de l’union. L’idée d’une force dans le corps ne vaut rien pour concevoir la pesanteur mais reste parfaitement justifiée pour comprendre comment l’âme peut agir sur le corps. S’il ne faut pas penser la physique selon l’homme (physique anthropomorphisme), il ne faut pas inversement penser l’homme selon la physique et juger incompréhensible l’idée d’une force de l’âme. On n’emprunte pas cette idée à l’action d’une force dans un corps puisque cette conception fausse de la pesanteur est une illusoire projection dans le monde physique de la causalité psychique qui reste vraie dans le cadre de l’union de l’âme et du corps. Autrement dit, bien distinguer les notions permet de concevoir la possibilité d’une force de l’âme, qui se déduit de la notion de l’union de l’âme et du corps. La conscience que notre âme peut agir volontairement sur le corps n’a pas été donnée pour connaître les corps mais pour comprendre notre vie humaine.

Le dernier § clôt la lettre par une justification des limites de la lettre (qui est un éloge indirect de la princesse) et de la demande de secret exprimé par Elisabeth pour leur correspondance. Descartes assure qu’il exaucera ce vœu non pas parce que son contenu est indigne d’être rendu publique mais comme le fait un avare pour un trésor.

Le dernier argument de Descartes sur la confusion entre la force de l’âme et la pesanteur

était indirect – si indirect qu’Elisabeth n’est pas encore satisfaite dans sa demande. Elle avoue ne pas comprendre comme la fausse conception de la pesanteur dans le corps peut éclairer l’union de l’âme et du corps. Elle confesse facilement sa stupidité ou espère que son manque de loisir et les tracas de sa famille pourront lui servir d’excuse. Néanmoins elle reformule sa question qu’elle fait plus pressante : comment une opinion fausse peut persuader qu’un corps est poussé par quelque chose d’immatériel, alors qu’on s’attendrait plutôt à la démonstration de la thèse opposée : l’impossibilité de la pesanteur comme qualité réelle des corps doit servir à conclure à l’impossibilité d’une cause immatérielle d’un effet matériel. Elisabeth ne comprend pas qu’on puisse utiliser l’idée critiquée de pesanteur au profit de l’union et pour la raison fondamentale qu’elle ne peut concevoir que quelque chose d’immatériel puisse exercer une causalité sur ce qui est matériel. Aussi avoue-t-elle qu’il lui répugne moins d’admettre que l’âme est matérielle (ce qu’elle doit être pour agir sur le corps) que de concéder que « la capacité de mouvoir un corps et d’en être ému, à un être immatériel ». Autrement dit si la physique de Descartes est juste, alors la causalité de l’âme sur le corps est impossible.

Commentaire Descartes à Elisabeth, 28 juin 1643 La lettre du 28 juin est la réponse directe de Descartes à l’incompréhension et à

l’objection de la Princesse – et qui revient à ne pas se représenter la possibilité d’une causalité entre deux substances (mais seulement entre des corps ou entre des pensées).

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Comme on l’a dit, la critique d’Elisabeth annonce celle de Malebranche, Leibniz ou Spinoza. Ainsi ce dernier dans la préface de la 5ème partie de L’Ethique condamne Descartes d’avoir introduit avec la notion d’union une idée scolastique ou une qualité encore plus occulte que les qualités des scolastiques – et Spinoza de railler l’hypothèse de la glande pinéale : « Je voudrais, de plus, savoir combien de degrés de mouvement l’Ame peut imprimer à cette glande pinéale et avec quelle force la tenir suspendue. Je ne sais en effet si cette glande est mue par l’âme de-ci de-là plus lentement ou plus vite que par les esprits animaux… (…) ; et certes, n’y ayant nulle commune mesure entre la volonté et le mouvement, il n’y a aucune comparaison entre la puissance – ou les forces – de l’âme et celle du corps ; et conséquemment les forces de ce dernier ne peuvent être dirigées par celle de la première ».

Cette fois Descartes limite au maximum (une phrase) la rhétorique du compliment pour aller directement à l’objection. Par ailleurs cette seconde réponse est plus développée.

Il n’est plus d’actualité de se limiter à une réponse succincte, proportionnée à l’intelligence de la Princesse dès lors qu’elle avoue ne pas l’avoir comprise. Prenant sur lui les remarques supplémentaires que sa réponse appelle (« me donne occasion de remarquer les choses que j’avais omises »), il indique même le plan de sa réponse qui approfondit et précise sa première réponse (en tenant compte de l’incompréhension de la Princesse) : insister sur ce qui différencie les trois notions et les manières de les connaître (§2) et revenir sur la comparaison avec la pesanteur (§4). Il reprend la suggestion d’Elisabeth d’une attribution de la matière à l’âme en précisant le sens qu’il lui accorde (§5). Dès le § 3 jusqu’au § 6, Descartes apporte une solution moins démonstrative et théorique au problème d’Elisabeth qu’un règlement existentiel et pratique.

Il reprend l’argument des notions primitives en l’approfondissant ou en le précisant. La réponse ici consiste à souligner « l’originalité des actes par lesquels nous concevons respectivement » (Dupond) ces trois notions primitives. On ne peut concevoir la possibilité d’une action de l’âme sur le corps que si l’on se représente bien la « grande différence » entre « ces trois sortes de notions ». Toute la science humaine en dépend, comme disait la lettre précédente. Concevoir, c’est (bien distinguer). Descartes ne fait ici qu’expliciter ce qu’il a dit à Elisabeth. Ainsi :

- l’âme se conçoit par l’entendement seul. La raison en paraît évidente. L’âme en tant qu’elle est distincte du corps ne peut être conçue en elle-même (dans sa propre nature, donc indépendamment de son union avec le corps) que par une faculté elle-même détachée du corps, c’est-à-dire l’entendement. La connaissance de l’âme est par définition purement intellectuelle.

- le corps est, quant à lui, connu de deux manières. L’essence du corps (le corps comme matière), c’est-à-dire l’essence géométrique du corps (l’étendue) est connue par l’entendement seul. C’est la leçon du morceau de cire de la 2ème méditation. C’est l’entendement qui juge ce qu’est la cire en tant que cire (inspection de l’esprit). Il ne s’agit pas simplement de la perception de l’existence de la cire mais de sa nature physique. Descartes le précisera dans sa lettre à Morus du 5 février 1649 : « Vous me demandez pourquoi, pour définir le corps, je dis qu’il est une substance étendue, plutôt qu’une substance sensible, tangible, ou impénétrable. Mais prenez garde, s’il vous plaît, qu’en disant une substance sensible, vous ne la définissiez que par le rapport qu’elle a à nos sens, ce qui n’en explique qu’une propriété, au lieu de comprendre l’essence entière des corps, qui, pouvant exister quand il n’y aurait point d’hommes, ne dépend pas par conséquent de nos sens. (…) Ce pouvoir d’être touché, ou cette impénétrabilité … n’est

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pas sa différence véritable et essentielle, qui selon moi, consiste dans l’étendue et par conséquent comme on ne définit point l’homme un animal riant, mais raisonnable, on ne doit pas aussi définir le corps par son impénétrabilité, mais par l’étendue. D’autant plus que la faculté de toucher et l’impénétrabilité ont relation à des parties, et présupposent dans notre esprit l’idée d’un corps divisé ou terminé, au lieu que nous pouvons fort bien concevoir un corps continu d’une grandeur indéterminée ou indéfinie, dans lequel on ne considère que l’étendue » (Alquié, III, 875-877).

Mais le corps peut aussi être connu et « même beaucoup mieux par l’entendement aidé de l’imagination ». Concevoir un corps c’est en effet appliquer l’entendement à une réalité différente de lui (intellectuel/sensible). Aussi il est plus facile à l’esprit pour se détourner de lui-même pour considérer un corps de recourir à une faculté en quelque sorte mixte entre l’entendement pur et les sens, c’est-à-dire l’imagination. Descartes a souligné (6ème méditation) l’insuffisance de l’imagination, incapable de figurer une figure à mille côtés (chiliogone) (incapable de l’imaginer clairement et distinctement) alors que l’entendement peut facilement la concevoir. Mais aussi bien même si l’essence du corps ne relève pas de l’imagination, il n’en demeure pas moins que le corps en tant que ce corps-ci, c’est-à-dire cette figure ou ce mode particulier de l’étendue géométrique se laisse mieux représenter et connaître avec l’aide de l’imagination. La division de l’étendue et la limitation qu’implique cette division relève de l’imagination plutôt que de l’entendement. La cire en tant que cette cire-ci, en tant qu’elle est un corps d’une grandeur déterminée et figurée, qui la distingue non seulement d’un autre corps mais d’une autre cire, est au pouvoir de l’imagination. L’idée d’étendue est la condition de la connaissance d’un corps qui appartient à l’entendement, mais la connaissance du corps « divisé ou terminé » fait appel à l’imagination.

Donc l’entendement donne une connaissance claire et distincte de l’âme, de l’essence de la matière tandis que l’imagination donne une connaissance claire des modes finis de la matière (il y a une certaine clarté et distinction de l’image : l’imagination permet de se représenter un corps et de le distinguer d’un autre2 en les représentants comme limités, sans qu’ils puissent occuper le même lieu (cf lettre à Morus, 877).

- les connaissances relatives à l’union de l’âme et du corps ne sont accessibles qu’aux sens, c’est-à-dire à la sensibilité. Que l’entendement ne soit pas adapté à la connaissance des choses de l’union se conçoit aisément. L’entendement est dévolu à la connaissance de l’essence de l’âme, de l’essence de la matière, c’est-à-dire de la res cogitans et de la res extensa. Si donc il ne considère la chose pensante ou la chose étendue sans aucune considération d’existence, a fortiori est-il plus incompétent encore pour penser la communication factuelle des deux. On peut être plus surpris en revanche de la mise à l’écart de l’imagination puisqu’elle est l’auxiliaire de l’entendement dans la détermination des corps. Pourquoi l’imagination ne peut-elle se représenter l’union de l’âme et du corps ? Pourquoi ce qui vaut pour les corps ne vaudrait pas, si l’on veut, pour mon corps, ou du moins pour le corps dans son union avec l’âme ? Elle est pas son origine même dans un régime mixte entre res cogitans et res extensa, et cette situation devrait la promouvoir pour la connaissance de l’union. Cependant du point de vue de ce qu’on peut appeler son intentionnalité, l’imagination est exclusivement dirigée vers la

2 Rappelons la célèbre définition de l’idée claire et distincte par Descartes : « J’appelle claire celle qui

est présente et manifeste à un esprit attentif ; de même que nous disons voir clairement les objets lorsque étant présents ils agissent assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder ; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu’elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut » (Principes de la philosophie, I, 45).

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perception des corps, c’est-à-dire des choses données dans leur extériorité (partes extra partes). Tout se passe comme si (cf. Dupond, p. 13) l’imagination oubliait son origine sensible et sa provenance ontologique (son assise dans l’union) pour se confondre avec sa visée cognitive (la connaissance des corps) de sorte qu’elle aussi ne peut donner de l’union qu’une connaissance non seulement obscure mais aussi confuse. L’esprit ne peut imaginer l’union. Cette irréductibilité de l’union à la connaissance de l’imagination est la manière cartésienne et dans un vocabulaire évidemment inactuel, de souligner la différence de mon corps ou du corps propre. La « mienneté » du corps n’est accessible qu’à un mode de connaissance qui vit l’union du corps et de l’âme. Seule la sensibilité provient de l’union (comme l’imagination, contre l’entendement) et découvre l’union (contre l’imagination et contre l’entendement) – mais cette découverte n’est justement pas intellectuelle mais exclusivement pratique et « existentielle ». L’imagination ne peut se rendre présente l’union. Au contraire la sensibilité a le pouvoir de se rendre manifeste l’union en personne pour ainsi dire (Dupond, 14), en original. Et elle le peut parce qu’elle éprouve l’union, elle la connaît par l’immanence de la vie en elle. La clarté de l’union n’est donnée qu’à la sensibilité, c’est-à-dire à l’expérience vécue de l’union. Il y a une clarté de ce qui est confus pour l’entendement : il est manifeste que j’éprouve l’amour et que je souffre d’aimer ou ne pas l’être en retour. Cette expérience est indubitable, certaine même si elle n’a pas l’évidence ou plutôt la transparence de l’évidence de l’idée claire et distincte. On peut ainsi distinguer plusieurs types de connaissance puisque de l’avis même de Descartes tout ce qui est distinct est clair mais non l’inverse3 : a/ la connaissance claire et distinct (notions primitives d’âme et de corps) b/ la connaissance claire mais confuse (indistincte) (notion primitive de l’union) c/ la connaissance obscure (non claire) et confuse (connaissance empirique des idées adventices ou factices). Ainsi il y a une clarté du sentiment (passion) ou de l’action volontaire même si tout n’est pas clair en lui, c’est-à-dire s’il subsiste en lui de la confusion. Descartes accorde manifestement une valeur plus forte à la distinction sur la clarté. Comme dit Kambouchner : « dans la perception claire, la chose perçue semble se recommander d’elle-même à notre attention ; dans la perception distincte, on est attentif à tout, pour autant que tout en elle est claire. La connaissance authentique commence avec la clarté mais ne s’achève qu’avec la distinction. » (« Remarques sur la distinction cartésienne de la clarté et de la distinction », Les facultés de l’âme à l’âge classique, Ch. Jacquet et T. Pavlovits, p. 161).

Ce que veut donc dire Descartes et ce pour quoi s’imposait cette remarque insistante sur la différence entre les trois notions primitives et les actes qui les font connaître, c’est que l’impossibilité de l’union vient de ce qu’on cherche à la concevoir à partir de notions où elle paraît nécessairement obscure (à partir de l’idée d’âme et de l’entendement pur ou à partir de l’idée de corps et de l’imagination auxiliaire de l’entendement). Aussi la philosophie en tant qu’elle procède de l’entendement pur (non seulement la métaphysique mais aussi la physique) est la moins disposée pour penser et comprendre l’union de l’âme et du corps et qu’au contraire ceux qui ne pratiquent pas la philosophie ne viennent jamais à douter de sa réalité. « D’où vient que ceux qui ne philosophes jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l’âme ne meuvent le corps, et que le corps n’agisse sur l’âme ». Par cette remarque, Descartes pose en creux le problème qui accompagne toute la correspondance de savoir ce que peut la philosophie pour la vie, si le philosophe peut être le meilleur médecin d’une âme mélancolique. Du moins cette déclaration fait mieux comprendre pourquoi il n’y a pas

3 Cf. art. 46 des Principes I

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pour Descartes de problème de l’union. Le problème n’existe que pour la philosophie. Mais la philosophie n’est pas la meilleure conseillère pour éclairer l’union. Il faut au contraire à la philosophie reconnaître son incompétence et l’existence d’un ordre de clarté qui échappe à sa compétence et confier la connaissance de l’union à l’ordre de la vie. Si l’on veut retrouver l’évidence de l’union, il ne faut pas approfondir la métaphysique ou la physique mais tout au contraire « s’abstenir de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination », c’est-à-dire s’abstenir de pratiquer la métaphysique et les mathématiques, en se contentant d’user « seulement de la vie et des conversations ordinaires ». La vie est la seule manière de connaître l’union : autant dire que sa connaissance n’a rien de spéculatif, d’intellectuel. Elle consiste en l’occurrence exclusivement dans la pratique même de l’existence. Aussi Alquié a-t-il raison de souligner que la doctrine de l’union n’a pour Descartes rien d’incompréhensible et que pour sa compréhension, il « renvoie … à l’état d’esprit qui a précédé sa propre philosophie ». Avant l’ascèse (la méditation) intellectuelle des Méditations, le sujet ne séparait pas l’âme du corps et qu’il considérait être indissolublement âme et corps, c’est-à-dire que corps et âme ne forment qu’un seul et même être. Les hommes (le non philosophes) ainsi considèrent « l’un et l’autre comme une seule chose, c’est-à-dire ils conçoivent leur union ; car concevoir l’union qui est entre deux choses, c’est les concevoir comme une seule ». Descartes ici avance donc au moins deux énoncés : 1/ les hommes conçoivent l’union en se contentant de la vivre ; 2/ concevoir l’union de deux choses c’est concevoir une seule et même chose : autrement dit l’union de l’âme et du corps n’est pas une unité de composition mais une unité substantielle. Ce faisant, il retrouve dans cette sagesse du vivre la certitude qui précède et qui clôt l’exercice métaphysique de la méditation, comme le confirment l’Abrégé des 6 méditations (comme on l’a déjà rappelé) et la 6ème méditation elle-même dont le texte latin est plus explicite que la traduction française (par Luynes en 1647, corrigée par Descartes lui-même), ne s’embarrassant pas de la nuance d’un « comme » (« je compose comme un seul tout avec » le corps) : adeo it unum quid cum illo componam – mais cette absence du « comme » se paie du non emploi de « res » pour faire admettre une « véritable substance » (Alquié).

Descartes a bien conscience de proposer une thèse déroutante et peut-être décevante par rapport aux attentes de la Princesse, puisque sa réponse revient à suggérer que l’union ne fait pas problème à condition de ne pas y réfléchir (cf. note d’Alquié). Aussi s’empresse-t-il de l’assurer qu’il parle sérieusement, c’est-à-dire comme un philosophe soucieux de la vérité. C’est pourquoi, pour accorder plus de crédit à sa thèse, il indique la règle qu’il a toujours suivi pour lui-même dans l’usage de ses pensées : consacrant fort peut d’heures par an à la métaphysique, quelques heures quotidiennes aux mathématiques, et tout le reste du temps « au relâche des sens et au repos de l’esprit ». Le § suivant (4) est explicite : c’est la méditation métaphysique – la métaphysique cartésienne relève du genre de la méditation, avec la dimension d’ascèse qu’implique la méditation (cf. cours sur la métaphysique) – qui fait obstacle à l’intelligibilité de l’union. D’une part la métaphysique procède de la notion primitive de l’âme qui se conçoit pas l’entendement seul, et celle-ci par définition ne peut servir à concevoir non seulement la notion primitive de l’union (puisque comme le rappelle le début de la lettre, les notions primitives sont incommensurables entre elles) mais aussi ce qui dépend de cette notion (les passions et les mouvements volontaires) : d’autre part la méditation qui requiert de séparer l’entendement des sens inverse « l’ordre des évidences communes » (Alquié) et cet exercice de séparation finit par rendre l’union, existentiellement évidente, tout à fait incompréhensible. Comme le note Alquié, pour ainsi ce qui empêche Elisabeth de concevoir l’union c’est le cartésianisme lui-même (ou

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qu’elle est une cartésienne affirmée). C’est la méditation métaphysique qui rend obscure l’union. Descartes reconnaît la difficulté : il y a contradiction à concevoir l’âme et le corps comme étant distincts et comme formant une seule et même chose. Mais la solution cartésienne consiste dans la distinction des notions primitives : une chose est contradictoire si on la suppose en même temps et sous le même rapport douée d’attributs opposés. C’est ce que l’on fait quand on maintient la notion primitive d’âme pour concevoir l’union ou les phénomènes qui en dépendent (Elisabeth a encore « fort présentes » à l’esprit les preuves de la distinction quand elle veut comprendre l’union) alors qu’il convient de changer de notion primitive et d’adopter successivement la notion primitive d’âme pour concevoir sa distinction d’avec le corps et la notion primitive de l’union, aussi incontestable que la première, pour concevoir son union avec le corps. Simplement, cette hypothèse fait sortir de la philosophie ou situe aux limites de la philosophie puisqu’elle fait revenir à une certitude qui relève du «préréflexif » (Alquié, p. 45) qui accompagne et déborde l’exercice de la méditation. Deux certitudes s’imposent qui s’excluent pourtant : l’une est obtenue par l’effort de la méditation contre la confusion de la vie, l’autre est coextensive à « l’exercice » spontané et irréfléchi de la vie elle-même. Descartes demande en quelque sorte de faire le chemin inverse que sa métaphysique requiert : le doute a consisté à fonder la science dans un moment inaugural de certitude contre la confusion de la vie, à marquer une origine de la vérité, à permettre à l’entendement de se réapproprier sa puissance de juger, la sagesse ou une autre sagesse qui ne procède pas de la philosophie première exige de revenir à l’évidence commune, continuelle, spontanée de l’union, c’est-à-dire à un autre régime de vérité (le vécu). Connaître l’âme à partir de la vie c’est croire qu’elle est principe de vie alors qu’elle consiste essentiellement dans la pensée qui la distingue réellement du corps (cartésianisme de la distinction) : mais connaître l’union à partir de l’âme c’est se rendre incompréhensible la causalité psychique sur le corps (ou physique sur l’âme). Dans un cas, la vie ne doit pas empêcher la vérité philosophique ; mais inversement la vérité conquise par la méditation métaphysique ne doit pas occulter la vérité de la vie. Ainsi Descartes ne voudrait pas qu’elle abandonne les preuves de la distinction pour «se représenter la notion de l’union que chacun éprouve toujours en soi-même sans philosopher » ; mais il lui demande aussi de ne pas abandonner la certitude de l’union donnée par l’expérience que chacun en fait et qui assure que le corps joint ensemble à une pensée forme « une seule personne » pour maintenir la vérité métaphysique de la distinction. Dans sa lettre à Arnauld du 29 juillet 1648, Descartes écrira : « Maintenant que l’esprit, qui est incorporel, puisse faire mouvoir le corps, il n’y a ni raisonnement ni comparaison tirée des autres choses qui nous le puisse apprendre ; mais néanmoins nous n’en pouvons douter puisque des expériences trop certaines et trop évidentes nous le font connaître tous les jours manifestement. Et il faut bien prendre garde que cela est l’une des choses qui sont connues par elles-mêmes, et que nous obscurcissons toutes les fois que nous les voulons expliquer par d’autres. » Mais néanmoins pour le faire comprendre, Descartes recourt comme dans la lettre à Elisabeth la même comparaison avec la pesanteur. Si l’on veut se représenter comme l’âme peut mouvoir le corps, il suffit de considérer le cas de la pesanteur, c’est-à-dire d’une propriété dans le corps distincte de lui et cause de son mouvement. Descartes reconnaît que la comparaison est bancale (« je ne me suis pas soucié que cette comparaison clochât »), mais ne s’y est pas arrêté parce qu’elle avait seulement pour objet de lever l’impossibilité ou l’interdit de l’union.

Mais puisque la contrariété est si forte et que la comparaison avec la pesanteur est justement bancale – quand bien même la fausse explication du mouvement par la

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pesanteur trouve son origine dans l’expérience de la causalité de l’âme sur le corps – Descartes reprend la suggestion d’Elisabeth d’une attribution de la matière à l’âme. Puisqu’il est lui répugne plus à concevoir la causalité de l’âme (non matérielle) sur le corps ou du corps (non spirituel) sur l’âme que l’hypothèse d’une âme matérielle, le philosophe « supplie » la princesse de bien « vouloir librement attribuer cette matière et cette extension à l’âme » puisque cela revient tout simplement à « la concevoir unie au corps ». Autrement dit : union de l’âme et du corps = une seule chose (≠unité de composition) = âme matérielle – notons que l’équivalence ne va pas jusqu’à considérer un corps pensant. L’usage est libre parce que c’est une manière de se représenter l’âme unit au corps tel qu’on l’éprouve en soi-même, c’est-à-dire telle que l’âme a la conscience de lui être unie (à Arnauld, 29 juillet 1648). Ou encore cette attribution est permise et Elisabeth est libre de l’utiliser s’il s’agit de se donner le moyen de concevoir l’union – il s’agit d’une attribution « libre » et non d’un attribut nécessaire ou de l’attribut principal. La vérité de l’union prime sur son mode de présentation : la notion primitive est plus vraie que la manière de parler de l’union. Descartes ne dit pas que l’âme est matérielle mais qu’on peut lui attribuer la matière (donc l’extension) sous la condition de rendre l’union intelligible : il s’agit en quelque sorte d’une nécessité conditionnelle (et non pas intrinsèque) qui part de l’union et non pas de la distinction (union --> attribuer la matière à l’âme).

Est-ce que cela résout la difficulté ? Suffit-il de considérer que l’attribution de la matière à l’âme est une certaine façon de se représenter son union avec le corps pour que la contradiction avec la thèse de la distinction réelle soit dépassée ?

C’est pourquoi Descartes ajoute que quand il s’agit de revenir à la vérité de la distinction, et après avoir suffisamment considérer l’équivalence entre l’âme matérielle et l’union et l’avoir « éprouvé en soi-même » (le fait de l’union), alors il suffit à la princesse de remarquer « la matière qu’elle a attribuée à cette pensée n’est pas la pensée même ; et que l’extension de cette matière est d’autre nature que l’extension de cette pensée, en ce que la première est déterminée à un certain lieu, duquel elle exclut toute autre extension de corps ». Autrement dit, : 1/ la compatibilité de la distinction avec l’union consiste à attribuer à l’âme une matière dont l’extension est d’une autre nature que l’étendue géométrique de tous les corps. L’âme n’est donc pas matérielle comme l’est un corps. : 2/ la différence de cette matière psychique si l’on veut est qu’elle n’est pas localisable, ce qui laisse suppose que l’âme est matérielle au sens où l’âme est étendue à tout le corps. « L’âme est unie au corps de manière co-extensive à tout le corps » (Dupond, 15). Elle n’est pas étendu dans un lieu d’où comme le fait un corps elle exclurait tout autre corps, mais elle s’étend au corps lui-même déjà étendu. Cette idée, Descartes la précisera dans le Traité des passions à l’article 30 : « il est besoin de savoir que l’âme est véritablement jointe à tout le corps, et qu’on ne peut pas proprement dire qu’elle soit en quelqu’une de ses parties à l’exclusion des autres ». Ainsi la matière de l’âme s’affranchit de l’extériorité des parties (partes extra partes). L’âme est distincte du corps (pensée/étendue) mais elle est matérielle en tant qu’elle est unie à tout le corps (voire au corps comme tout). L’âme peut s’affranchir d’une passion, tenter de distinguer la pensée du sentiment, l’idée de l’affect lui-même – donc l’âme n’est pas le corps. Mais elle ressent la passion en elle comme un événement de tout l’être qu’elle forme avec le corps : donc l’âme est unie au corps, si étroitement qu’on peut la dire matérielle c’est-à-dire unie à tout le corps.

Mais encore une fois, pour s’en convaincre, il faut renoncer à faire de la métaphysique et à méditer. La méditation métaphysique est nuisible à l’intelligibilité de l’union. D’ailleurs, la métaphysique doit être pratiquée rarement. Il suffit même de s’être

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une seule fois en sa vie mis en quête des fondements et de conserver en sa mémoire les principes métaphysiques démontrées et les appliquer quand il est nécessaire (comme la correspondance le confirmera) pour en être quitte avec la métaphysique. Qu’est-ce à dire sinon paradoxalement que l’union est un fait métaphysique qui échappe à la métaphysique ou dont la métaphysique ne parvient pas par ses raisons à établir la vérité ? La vérité métaphysique du fait de l’union n’est jamais aussi certaine que si l’on s’abstient de faire de la métaphysique et qu’on est prêt à contrevenir aux thèses les plus profondes de la métaphysique cartésienne

La réponse d’Elisabeth du 1er juillet 1643 laisse entrevoir qu’une nouvelle fois elle n’est pas convaincue par les explications du philosophe (elles ne lui ôtent pas son « premier doute »). Elle ne conteste pas l’expérience très manifeste de l’union mais nie que cette expérience puisse nous enseigner l’opération de l’union : elle fait connaître le fait de l’union, non comment elle se fait. Aussi Elizabeth reprend et développe la suggestion de sa première lettre d’une distinction entre la substance et ses actes. Pour concevoir l’union, peut-être convient-il de supposer que l’âme possède des propriétés inconnues dont l’extension et que cette extension qui ne relèverait pas de la notion primitive de l’union (solution cartésienne : matérialité de l’âme = union avec le corps = extension à tout le corps) mais de l’âme même serait néanmoins nécessaire à l’accomplissement d’une de ses fonctions nécessaires.

Commentaire Descartes à Elisabeth juillet 1644 La lettre d’Elisabeth restera sans réponse. La correspondance de 1643 se poursuit mais

sur la résolution d’un problème de géométrie. Et quand elle reprend en juillet 1644, c’est autour de la santé de la princesse qu’elle se développe. On est passé de la métaphysique à la médecine. En réalité, tout se passe comme si désormais, faute d’avoir résolu le problème de la possibilité d’une causalité psychique sur le corps (et inversement), il était entendu que cette causalité est effective et qu’il s’agit seulement de savoir comment en user pour vivre heureux. Autrement, il n’est plus question de se demander comment se fait l’union mais comment faire pour vivre de manière heureuse l’union. Ainsi sans savoir ce qu’est la force de l’âme et comment elle agit, on admet son existence. Les deux correspondants s’accordent sur le fait de l’union et la maladie d’Elisabeth est l’occasion d’en traiter de la manière seule qui convient, c’est-à-dire de manière pratique. La lettre d’Elisabeth du 1er août 1644 et la réponse de Descartes d’août 1644 sur une question de géométrie diffèrent simplement sont le registre médico-moral qui désormais va dominer la correspondance.

Ainsi Descartes félicite Elisabeth d’avoir eu recours aux meilleurs remèdes (qui ne sont donc pas en l’espèce des médicaments) pour soigner son indisposition d’estomac, soit la diète (pour la tempérer) et l’exercice (pour l’éliminer). Mais il place au dessus d’eux les remèdes de l’âme qui ont plus d’efficacité encore. Il s’agit donc bien pour Descartes de poursuivre la discussion sur l’union mais en lui donnant une orientation différente : montrer comment l’âme, c’est-à-dire les pensées de l’âme ont un pouvoir plus grand que les remèdes physiques sur la conservation de la santé du corps : ce n’est pas tant une substance chimique (médicament) ni même un remède physique (diète, exercice) qui soigne le corps mais la disposition de l’âme – ce qui est une manière de prouver par le fait l’action de l’âme sur le corps.

Mais Descartes entend souligner tout de suite que quoiqu’elle soit unie au corps et qu’elle exerce sur lui un pouvoir incontestable dont il s’agit de maîtriser mieux les effets pour la conduite de la vie, l’âme n’a pas un pouvoir absolu sur le corps. Elle n’est pas comme un pilote qui peut commander à son corps sans tenir compte de la nature de celui-ci, c’est-à-dire de son mécanisme pour Descartes. Donc la force de l’âme ne signifie pas la toute puissance de l’âme sur le corps qui prendrait la forme d’un commandement direct de la volonté sur les mouvements du

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corps (« ce n’est pas directement par sa volonté qu’elle conduit les esprits dans les lieux où ils peuvent être utiles ou nuisibles »).

Il y a ici trois idées importantes : 1/ les phénomènes de l’union (action volontaire ou passion) peuvent être utiles ou nuisibles : une volonté peut être mauvaise intrinsèquement ou par ses conséquences : dans les deux cas, le problème est rigoureusement moral. Mais une passion peut être utile ou nuisible pour la vie et pour le bonheur. Le problème moral est ici plus large qui engage la santé du corps qui est selon Descartes le premier des biens comme on l’a rappelé. Il s’agit alors non pas de savoir ce qu’on doit vouloir (morale stricte) mais comment maîtriser ses passions qui peuvent se révéler utiles ou nuisibles (morale élargie si l’on veut). 2/ Or une passion ce n’est pas une pensée de l’âme ou une action du corps, mais les deux à la fois, c’est-à-dire un montage psycho-physique (par exemple le sentiment de honte et la rougeur du visage). Ainsi il n’est pas possible pour l’âme par sa seule volonté de modifier directement une disposition du corps sans agir sur ses mécanismes. Je ne peux vouloir conduire les esprits animaux en un lieu du corps, vers un organe particulier sauf si je veux une certaine action qui implique dans le corps un certain mécanisme soit naturel (clignement des yeux, élargissement ou rétrécissement de la rétine) soit acquis. Comme le dit Descartes, la construction du corps est ainsi faite que de certains mouvements suivent de certaines pensées : la pensée (sentiment) de honte fait monter aux joues un afflux de sang qui provoque la rougeur sur le visage, ou la tristesse tire des larmes des yeux… Donc si l’on veut agir sur le corps, il faut se conformer à ces montages institués en l’homme par la nature, ce qui revient à dire qu’on ne peut commander au corps qu’en lui obéissant (soit dans ses montages propres soit dans les montages créés par l’habitude). L’article 44 du Traité des passions en donne un exemple parfait : on ne peut par volonté élargir ou rétrécir la prunelle, mais seulement en se soumettant aux conditions psycho-physiques de l’élargissement (se donner un objet lointain) ou du rétrécissement (fixer un objet proche). Si je regarde au loin alors la pupile s’élargit, si je regarde au près elle se rétrécit. C’est la volonté de voir un objet lointain qui cause l’élargissement de la pupille et non la volonté de son élargissement, parce que le corps est ainsi fait que la vision de l’objet lointain induit ou s’accompagne d’un tel élargissement.

C’est le même mécanisme ou la même médiation psycho-physique qui doit être utilisé pour la maîtrise des passions. Pour surmonter une passion nuisible, on ne peut se contenter de vouloir la surmonter. Il faut opposer un montage psycho-physique d’une passion dont les effets sont bénéfiques au montage psycho-physique d’une passion dont les effets sont nuisibles. Face au danger, il ne suffit pas de vouloir ne pas avoir peur pour ne pas avoir peur. La nature a institué que la conscience du danger dispose le corps à la fuite. Si l’on veut résister à la fuite et dominer sa peur, il faut intervenir au niveau de la représentation du danger, susciter une autre pensée (analyse objective de la situation ou sentiment de l’honneur, le souvenir des héros…), c’est-à-dire une sorte de contre-pensée susceptible de suscite un contre-mouvement du corps. On peut substituer une passion à une autre, c’est-à-dire un montage particulier à un autre : c’est le principe de l’acquisition du réflexe conditionné.

Autrement dit : 1/ l’âme agit et peut agir sur le corps 2/ elle ne peut le faire qu’en dirigeant ses pensées (sur lesquelles elle a un pouvoir absolu comme l’enseigne le stoïcisme) 3/ en s’appuyant sur un mécanisme corporel associé.

Et ce qui vaut pour les passions de l’âme vaut enfin également pour la santé du corps. La préservation de la santé obéit au même principe qui relève comme dit Alquié (III, p. 988) d’une « médecine psycho-physique » qui est en fait une morale. C’est ce que dit Descartes à la suite : « Et je ne sache point de pensée plus propre pour la conservation de la santé, que celle qui consiste en une forte persuasion et ferme créance, que l’architecture de nos corps est si bonne que, lorsqu’on est une fois sain, on ne peut pas aisément tomber malade ». Ce qui préserve la santé c’est principalement une pensée (donc le pouvoir de l’âme), celle qui consiste à acquérir la confiance dans l’organisation corporelle. La pensée que l’organisme est bien disposé, la confiance qu’il est non seulement capable d’être en bonne santé mais surtout de la conserver, et la certitude que la maladie dépend de causes externes nuisibles au corps même (excès alimentaire ou autre, mauvaise qualité de l’air). Le corps possède en lui tout ce qui est requis pour la vie (physiologie mécaniste) mais la persuasion que l’architecture du corps (métaphore artificialiste) est si bonne

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qu’elle ne peut se corrompre d’elle-même facilement – ainsi la physiologie mécaniste est ici compatible avec une médecine qu’on dira psychosomatique. Descartes dit déjà ce que la médecine peut exprimer aujourd’hui : que non seulement la confiance dans son médecin mais surtout un caractère volontaire et optimiste peuvent favorisent la guérison (en renforçant le système immunitaire par exemple). Au contraire, Descartes écarte comme irrationnelle et déraisonnable la croyance astrologique (influence des astres sur la santé) : ou plutôt c’est une persuasion nuisible à la santé du corps : croire que l’on doit tomber malade ou pire mourir en quelque temps sur la foi d’une prévision astrologique c’est risquer de tomber malade et de précipiter sa fin. Preuve a contrario du pouvoir de l’âme ou d’une pensée sur la santé du corps. Se croire malade rend malade, se croire promis à une mort prochaine condamne à mort. Ici la cause de la maladie et de la mort n’est pas un déficit du corps mais la confiance du sujet dans la prédiction et la pensée qu’il doit tomber malade ou mourir. La conduite de sa pensée est donc bien le principal moyen de conserver et de préserver sa santé. C’est ce que la suite de la correspondance va abondamment illustrer.

Commentaire Descartes à Elisabeth 18 mai 1645 Cette lettre est en continuité avec la précédente, pourtant antérieure de près d’un

an. Tout en étant pas médecin, Descartes prend la liberté de conseiller la princesse « touchant l’indisposition » qu’elle a eu à subir d’une « fièvre lente, accompagnée d’une toux sèche ». Mais c’est encore l’occasion de développer « l’idée que le contentement de l’âme est le meilleur remède des maux physiques » (Dupond, p. 17). En l’occurrence, cette fièvre et cette toux sont l’effet de la passion de tristesse, elle-même causée par le mal présent. La tristesse est, selon le Traité des passions, une des six passions fondamentales. Pour rappel, avant de savoir si un objet nous convient ou non, nous somme surpris. L’admiration est ainsi la première passion (art. 53). Quand une chose est bonne pour nous, nous éprouvons pour elle de l’amour, et de la haine dans le cas contraire (art. 56). Si l’on introduit la fonction du temps dans le jeu de l’amour et de la haine, pour un bien à venir on ressent du désir, et pour un bien ou un mal présent, de la joie ou de la tristesse (art. 61).

Descartes reconnaît à la princesse toutes les raisons d’être affecté par la tristesse : le sort semble s’acharner sur sa famille et continu de le faire, de sorte que les sujets d’être tristes sont presque continuels. Aussi est-il facile de trouver la raison de cette tristesse. Mais il s’agit aussi de savoir comment guérir durablement de cette tristesse et de l’indisposition physique dont elle est l’origine (en être « délivrée »). Pour Descartes, de la même façon que la confiance (pensée) dans l’organisation corporelle est le meilleur moyen de préserver la santé, de la même façon c’est par la force d’âme » que la princesse peut accéder et conserver une « âme contente malgré les disgrâces ». Ainsi le thème de la vertu commence à s’imposer dans la correspondance. On voit ici comment l’expression de « force de vertu » se substitue à celle de « force de l’âme » qui prévalait dans le contexte de la question métaphysique de l’union de l’âme et du corps, ce qui indique d’une part la transition de la métaphysique à la morale par la médecine et, d’autre part l’équivalence entre force de l’âme et vertu. Cette équivalence elle-même reprend une tradition stoïcienne dont la référence ne va cesser de parcourir la suite de la correspondance et la suite de la lettre immédiatement.

Pour autant, Descartes se défend de conseiller purement et simplement une leçon de stoïcisme à Elisabeth marquée par l’épreuve. Il s’agit d’être content même dans le malheur. Pour autant la morale stoïcienne a quelque chose de « cruel » - et donc ajoute du mal au mal – en exigeant du sage qu’il soit insensible. Comme le note Alquié, Descartes s’expliquera sur le stoïcisme dans sa lettre du 18 août 1645, refusant son

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opposition entre volupté et vertu. Mais l’un des intérêts de cette lettre est aussi de discerner ce que Descartes retient du stoïcisme.

Il reprend notamment et d’abord l’opposition entre les âmes fortes et les âmes faibles. Celles-ci sont ordinairement soumises à leurs passions (cf. aussi Traité des passions, art 48-50). Le bonheur et le malheur pour elles dépendent donc uniquement de causes externes. On est heureux selon les aléas de la fortune, convaincu que l’on ne peut rien contre le sort. Les âmes faibles qui sont les âmes vulgaires parce qu’elles sont les plus nombreuses manquent de force d’âme et donc de vertu puisqu’elles font dépendre leur contentement des causes externes et sont ainsi sans cesse ballotées par le cours des événements. Les âmes fortes au contraire sont vertueuses parce qu’elles situent le contentement et le souverain bien dans la vertu c’est-à-dire dans la force de l’âme qui consiste par le raisonnement à demeurer maîtresses de leurs passions. Autrement dit :

1/ âme forte = âme vertueuse, c’est-à-dire vertu = force de l’âme à maîtriser les passions ;

2/ l’âme forte ou vertueuse est donc « élevée » en raison inverse de la bassesse des âmes faibles ;

3/ la vertu n’implique pas l’insensibilité. Pour être sage, il n’est pas nécessaire de cesser d’être homme et de renoncer à la part sensible de son être. Même les âmes fortes sont plus sensibles que les âmes ordinaires (faibles) : par exemple elles sont plus sensibles au malheur d’autrui, elles savent mieux se transporter hors de soi pour compatir. Elles sont pour ainsi dire moins épaisses et moins égoïstes. Leurs passions s’étendent à un champ affectif plus large puisqu’elles enveloppent la sympathie à la souffrance des autres. C’est ce que Descartes illustrera plus loin à la fin du § 3 : les âmes fortes compatissent au mal de leurs amis « et font tout leur possible pour les en délivrer » en n’hésitant pas parfois de « s’exposer à la mort ». La passion pour autrui est si forte que l’âme forte est prête à sacrifier son intérêt propre et sa vie ;

4/ et ce qui permet que cette extrême sensibilité n’implique pas une soumission aux passions – ce qui fait qu’on peut être sensible sans être passif – c’est que la raison conserve toute son autorité dans les âmes fortes, au point que l’adversité non seulement ne nuit pas à leur contentement mais même leur sert et y contribue. Alquié note avec raison que la morale ne se sépare pas de la connaissance : pour bien agir c’est-à-dire pour être vertueux et pour être heureux, il faut bien juger. Or « c’est par la raison que nous apercevons la hiérarchie des biens ». La morale consiste pour Descartes comme il le disait dans un extrait de lettre déjà cité à connaître la juste valeur des choses, à connaître l’état de l’âme après la mort et jusqu’où il faut aimer la vie.

Descartes s’emploie alors à expliquer pourquoi et comment l’âme forte peut conserver la plus « parfaite félicité » même dans les afflictions. Ou plutôt il décrit le raisonnement qui conduit l’âme forte à toujours pouvoir jouir du bonheur. Ce raisonnement consiste à considérer que : 1/ l’âme forte se sait immortelle en tant qu’âme distincte du corps et sait que l’âme immortelle est susceptible de « recevoir les plus grands contentements » au-delà de la mort. Ce savoir relève de ces vérités métaphysiques qui instituent la morale et dont il sera question dans les lettres après 1646. Le bonheur a donc un fondement métaphysique : la morale repose sur la connaissance ; 2/ l’âme est jointe à un corps mortel, sujet à beaucoup d’infirmités (maladies, accidents). Mais tout en s’efforçant d’être heureuse et de se rendre la fortune favorable et sans mépriser le corps, l’âme forte sur la base de cette double considération et de la comparaison entre l’éternité des biens d’une âme immortelle et la caducité des biens d’un corps mortel est conduite à déréaliser les événements qui lui arrivent dans et par son union avec le corps. Elles tient ces événements comme semblables aux épisodes

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d’une comédie. De même que la vérité passe par le doute qui met à distance les croyances relatives à la connaissance et à la nature des choses, de même le bonheur passe par une sorte de déréalisation « esthétique » des événements de la vie. La fin de la lettre qui redevient plus personnelle associe Elisabeth dans l’éloge des âmes fortes (elle « l’âme la plus noble et la plus relevée ») et lui promet d’être toujours la plus heureuse à condition de ne pas « jeter les yeux sur ce qui est au-dessous d’elle » (c’est-à-dire de sa propre force morale) et d’être contente des biens supérieurs qu’elle possède par sa vertu puisque la fortune est sans prise sur eux.

Comme le souligne Alquié, Descartes propose une théorie du désengagement. Il ne s’agit pas de douter des événements qui sont bien réels (perdre un être cher est un malheur réel et la tristesse de cette perte une passion nécessaire) mais de les vivre avec la conscience qu’ils sont moins réels que les biens immortels, à la manière dont le spectateur voit un spectacle de théâtre. Le point de vue de Descartes n’est pas ici baroque (le monde est un théâtre, la vie est un songe). Mais l’âme forte est heureuse parce qu’elle raisonne en comparant son existence factuelle (union à un corps fragile et corruptible) à un rôle de théâtre. C’est ici que Descartes retrouve une inspiration stoïcienne qui distingue le personnage et la personne, le rôle (qui ne dépend pas de soi : mener une vie de roi ou d’esclave) et la manière d’assumer ce rôle (il dépend de nous de bien nous en acquitter). Nous pouvons endosser un rôle tragique ou comique : inutile d’être tragique ou comique, c’est-à-dire de s’identifier à l’identité d’emprunt du rôle tragique ou comique. D’un côté, il s’agit de s’efforcer d’être aussi heureux que possible en cette vie (engagement) ; mais de l’autre il s’agit de juger cette vie comme un destin extérieur et irréel au regard de l’éternité de l’âme (désengagement). Pour être heureux en cette vie il faut la vivre comme un spectacle où chacun doit jouer un rôle le mieux possible. La morale qui se dessine ici est en quelque sorte « métaphysique » (Alquié, note p. 572), tant par les vérités sur lesquelles elle se fonde (l’immortalité de l’âme et l’éternité de ses biens) que par la dévalorisation des événements de notre vie, de notre insertion dans le monde.

« Ainsi, ressentant de la douleur en leur corps, elles s’exercent à la supporter patiemment, et cette épreuve qu’elles font de leur force, leur est agréable ». Mais comme le remarque Alquié, « le lien de cette idée et de la précédente » n’est pas si évidente que le suppose Descartes. Pour le saisir, il faut comprendre que la règle (métaphysique) de désengagement et de déréalisation révèle à l’âme sa liberté essentielle. L’âme forte prend conscience de sa force, c’est-à-dire de sa liberté, c’est-à-dire de son être même et y prend plaisir. Et c’est ce plaisir qui est le fond de son contentement, quelque soit le malheur personnel ou l’affliction de ses amis. Le vrai bonheur, c’est-à-dire le contentement ou encore la béatitude (cf. lettre du 4 août 1645) consiste pour l’âme à connaître son essence libre et à tirer de la conscience de sa force propre (la liberté) une satisfaction quelques soient les circonstances. Davantage même, comme l’annonçait plus haut le texte (« même leur servent, et contribuent… »), les circonstances malheureuses donnent l’occasion à l’âme éprouver sa force et par là-même l’ordre de l’éternité et les biens immortels. Ainsi bien qu’elle soit pleine de compassion (et plus qu’aucune autre même, cf. infra), l’âme forte tire de la conscience de faire son devoir en partageant le malheur de ses amis une source de joie et de plaisir. Tout se passe donc comme si l’âme produisait par elle-même un affect ou une passion de la liberté (ce que Descartes nommera dans le Traité des passions la générosité), opposable à toutes les passions nées de l’union et à l’insertion du sujet dans une vie exposée à toutes les imperfections. C’est pourquoi, les âmes fortes contentes exclusivement par la force de l’âme (liberté) sont toujours tempérantes : elles ne s’enivrent jamais des plus grandes

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prospérités, étant convaincues qu’elles ne sont que passagères et contingentes et ne sombrent pas dans le plus grand abattement (dépression ?) sous l’effet des plus grandes adversités parce qu’elles ne nous privent que de biens inférieurs. Et ainsi évitant les excès d’un jugement erroné sur la nature des événements heureux ou malheureux, s’étant élevé par la conscience de sa liberté au-dessus des aléas de la fortune, elle préserve aussi la santé du corps avec lequel elle est jointe. Et c’est bien ce qu’il fallait démontrer : que la disposition de l’âme contribue puissamment à la santé du corps. Or rien n’est plus propre à préserver celle-ci que la pensée ou la conscience que sa force consiste dans sa liberté qui étant inaliénable est la source du vrai contentement en cette vie. Aussi Descartes conclut-il la lettre en invitant Elisabeth à considérer donc que les biens qui ne peuvent lui être ôtés sont infiniment supérieurs à la perte même douloureuse des biens aliénables. Elle verra même dans l’acharnement de la fortune « le plus grand sujet » d’être toujours contente.

Commentaire Descartes à Elisabeth, mai ou juin 1645 §1 Même si chacun peut parvenir au contentement, Descartes n’est décidément pas

de ces philosophes qui sous-estiment la réalité de l’adversité et le poids du malheur sur l’âme. L’expérience montre que la vertu n’implique pas le bonheur comme le soulignera Kant, et qu’inversement la prospérité profite au méchant. Descartes traite ici de ce qu’on appelle parfois le « scandale » du mal : il est difficile d’admettre sans en éprouver du ressentiment qu’une vertu aussi parfaite (accomplie) et qu’un esprit aussi élevé tel s’accompagnent d’une santé si fragile et de tant de tourments – à l’inverse, Descartes exprime plusieurs fois, notamment dans sa dédicace de la « Lettre-Préface » des Principes son admiration à l’égard de la Princesse qui allie dans sa personne tant de beauté avec tant de science, ou dans son esprit autant de facilités pour les mathématiques que pour la métaphysiques. Le philosophe est lui-même chagriné de cette contradiction. S’il passe souvent pour affirmer abstraitement l’infinité de la liberté de la volonté, sans tenir compte des limites du libre-arbitre, on le voit ici au contraire donner toute sa place à la nécessité ou à la facticité des situations. Ainsi il compatit à la condition d’Elisabeth : il est impossible que la présence continue de la « multitude de déplaisirs » qui assaillent son âme ne l’affectent et, par suite, ne nuisent à la santé de son corps. Il s’agit au fond d’écarter deux excès : croire que le bonheur est impossible et que l’âme ne peut rien contre ses passions, ou croire qu’il est facile d’y accéder comme par simple volonté. Cela est d’autant plus difficile que « la vraie raison n’ordonne pas qu’on s’oppose directement à eux et qu’on tâche de les [déplaisirs] chasser ». Descartes suggère une fois de plus que dans sa maîtrise des passions et du malheur, la lutte de l’âme ne peut être directe. La sagesse ne consiste ni à faire abstraction des passions ni à dresser la raison contre elles. Il est vain et déraisonnable de penser qu’on puisse annuler ou expulser (chasser) les déplaisirs comme s’ils étaient soit apparents soit toujours importuns. Il le précisera dans la lettre suivante : s’il n’est pas raisonnable de chasser les déplaisirs, c’est qu’ils sont l’occasion d’exercer l’esprit et de prendre conscience que le vrai contentement est dans sa propre force. Ici Descartes insiste plutôt sur la facticité de ces déplaisirs (2ème phrase) : ce sont des ennemis « domestiques », qui accompagnent quotidiennement et intérieurement la vie et qui obligent, par conséquent, une vigilance incessante. Mais si on ne peut ni s’affranchir des déplaisirs ni leur échapper, du moins pouvons-nous agir sur la manière de les accueillir et de les traiter. De même qu’on peut changer ses désirs des choses à défaut de pouvoir changer l’ordre des choses (selon la 3ème maxime de la

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morale par provision), de même on peut remédier à l’inconvénient de ces déplaisirs en les recevant dans l’entendement plutôt que dans l’imagination. Ainsi l’objet de cette lettre est d’indiquer le « remède » de domestiquer ces ennemis domestiques en détournant («s’en divertir ») l’imagination et les sens de leur considération et plutôt de les envisager seulement avec le regard de l’entendement. On ne peut éviter les déplaisir mais il nous appartient de les dramatiser ou non, c’est-à-dire d’employer l’entendement plutôt que l’imagination pour les accueillir. Descartes veut ainsi montrer dans cette lettre que l’influence perturbatrice de l’âme sur le corps (la santé du corps) s’exerce par l’imagination. En affirmant le pouvoir de l’entendement contre la puissance de l’imagination on maîtrise le dérèglement de l’âme sur le corps.

§2 Pour le faire comprendre, Descartes revient sur la comparaison avec le théâtre

(cf. lettre 18 mai). Mais le propos est différent : il ne conseille plus d’irréaliser les événements comme s’il s’agissait des faits fictifs d’une comédie mais d’éviter de les considérer et d’en détacher notre imagination. Même si nous étions entièrement prévenus contre la fausseté des événements de notre vie, les tenant pour imaginaires ou irréels, même si donc l’entendement les jugeait et les faisait connaître pour ce qu’ils sont, nous finirions toujours par en tomber malade à force de les considérer, exactement comme l’imagination finirait par dérégler le corps si nous assistions sans discontinuer à des spectacles tragiques. Donc ce qui est en cause ce n’est pas la fausseté de l’imaginaire mais la puissance de dérèglement de l’imagination. Le XVII è siècle a développé un discours critique sur l’imagination (la folle du logis) et sur la force de l’imagination. Malebranche notamment reprend à sa façon les effets intra-utérins de l’imagination de la mère sur la formation du fœtus (De la Recherche de la vérité, II, I, 7) qu’on lisait aussi chez Montaigne. Ainsi une personne qui verrait continuellement devant soi des tragédies serait condamnée à considérer « des objets de tristesse et de pitié » – Descartes transforme à moitié la célèbre définition de la tragédie par la terreur et la pitié – quand bien même elle aurait « toute sorte de sujet d’être contente » et même si elle tenait pour « feints et fabuleux » les événements représentés, « cela seul suffirait » pour émouvoir fortement son imagination et produire des affects (pleurer ou retenir ses larmes, soupirer ou retenir sa respiration, c’est-à-dire produire un certain mouvement des esprits animaux dans son corps : la circulation du sang serait ordinairement retardée, ralentie, ce qui conduirait à obstruer la rate, siège de la mélancolie, et ainsi engendrer une toux et une fièvre lente si caractéristique de la tristesse – la mélancolie n’étant que le bonheur d’être triste. Ainsi on est passé manifestement (cf. Alquié) d’une morale métaphysique (irréalisation des événements comme s’il s’agissait d’événements de comédie) à une morale médicale ou plutôt à la médecine, comme les conseils qui suivent le confirment.

Descartes envisage par contraste la situation opposée d’une personne qui serait soumise à un destin extérieur malheureux mais qui ne s’abandonnerait pas imaginer sans cesse son malheur et, au contraire, ne se le représenterait que dans son actualité uniquement à l’aide de l’entendement, qui donc s’exercerait à détourner systématiquement son imagination, non seulement elle gagnerait en sagesse en jugeant sainement la réalité des choses mais aussi en santé. Car en détournant ses pensées de l’image triste de son malheur au profit des objets capables de la réjouir, elle serait toujours plus à même d’affronter son malheur (argument de l’utilité : « cela lui serait grandement utile » qui ne relève pas strictement du discours moral) et éviterait de tomber malade - et même lui permettrait de recouvrer la santé. Ainsi non seulement

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tout un chacun peut être content et heureux, mais on peut subir le destin sans perdre la santé. Il suffit pour cela de mettre l’imagination entre parenthèses, de maîtriser la présence du malheur en contrôlant son accueil par l’entendement en le limitant au seul moment où il se présente au lieu de lui donner une épaisseur, un extension temporelles démesurées. Ainsi le malheur vécu dans l’imagination corrompt davantage la santé que le malheur réel analysé par l’entendement.

La médecine peut favoriser la guérison, notamment la boisson des eaux de Spa qui fluidifient le sang. Mais le remède principal reste la recommandation de divertir l’imagination du malheur, de se délivrer de toutes les pensées tristes conformément à l’enseignement de la lettre juillet 1644 (l’âme ou la disposition de l’âme est le principal remède).

On sera sans doute étonné que Descartes associe les « méditations sérieuses » aux pensées tristes. La méditation est-elle mauvaise en soi ? La spéculation, loin d’être le symptôme d’une vie déclinante pourrait-elle rendre malade ? Mais Descartes ne fait qu’illustrer sa thèse sur l’union qui se laisse clairement connaître par la relâche des sens et les plaisirs de la conversation. Les méditations sérieuses entraînent la contention et l’inquiétude de l’esprit qui ne vont pas sans troubler la circulation sanguine. La sagesse pratique recommande au contraire de consacrer peu de temps aux sciences et à la métaphysique « et ne s’occuper qu’à imiter ceux qui, en regardant la verdeur d’un bois, les couleurs d’une fleur, le vol d’un oiseau, et telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu’ils ne pensent à rien ». On pourrait dire que la sagesse est une technique de soi qui n’a rien de technique puisqu’aussi bien elle consiste à accueillir la vie comme elle se présente dans sa gratuité simple : contempler la nature, jouir d’un instant, c’est-à-dire se laisser aller au plaisir de vivre, ce qui n’est rien d’autre que vivre harmonieusement l’union de l’âme et du corps. L’art d’être heureux dont la santé est le fondement est entièrement « pratique » comme le précise le § suivant. Mais c’est bien la pratique plutôt que la théorie qui est difficile ici. Descartes ne prétend en rien innover en matière de morale. Il peut au moins attester par son cas personnel l’efficacité du remède qu’il préconise (preuve pratique). L’inclination naturelle de regarder toute chose par le biais le plus favorable lui a permis de progressivement soigner sa santé fragile héritée de sa mère. L’âme ne peut directement rien contre les déplaisirs, mais elle peut beaucoup la santé du corps.

Commentaire Descartes à Elisabeth, juin 1645 Descartes assure ou rassure la Princesse : la fermeté et la rigueur de sa pensée

prouve que les désordres physiques dont elle souffre ne sont pas graves (« il ne m’est pas possible de me persuader qu’un esprit… »). Cette certitude procède de la notion primitive de l’union. C’est elle qui fait connaître le pouvoir aliénant ou libérateur de l’âme sur le corps. Car que l’âme soit unie au corps ne signifie pas que l’âme lui soit et doive lui être soumise. L’âme est une substance distincte du corps et les biens éternels de l’âme sont supérieurs aux biens du corps et aux biens de l’union de l’âme et du corps. Aussi quoiqu’unie au corps par un lien substantiel, elle a vocation à commander le corps, ou du moins la santé du corps dépend de la soumission de celui-ci au pouvoir de l’âme. Ainsi quand il est malade, le corps ne fait en un sens que rendre et traduire la disposition déficiente de l’âme à son égard : la maladie est l’expression de l’impuissance de l’âme. Ainsi la fièvre lente et la toux sèche a-t-elle pour cause la tristesse de l’âme tandis qu’à l’inverse, comme la lettre du 18 mai l’a développé, l’âme trouve dans le contentement de soi (de sa force) le meilleur moyen de conserver la santé. C’est

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pourquoi, dans la présente lettre, Descartes adresse à la princesse « un certain nombre de recommandations pour donner à l’esprit la disposition qui conserve la santé du corps » (Dupond, p. 21).

La première recommandation répond directement à un motif de plainte exprimé par Elisabeth dans sa lettre du 22 juin 1645. Elle admet que pour mieux surmonter un événement il faut en séparer tout ce qui le rend fâcheux. Mais elle n’a jamais pu appliquer ce « remède » qu’après coup, une fois que la passion a joué son rôle. Elle ajoute qu’il y a quelque chose de surprenant dans le fait de ne pouvoir se rendre maîtres d’un malheur pourtant prévu qu’après un certain temps et après le désordre du corps.

Descartes confirme entièrement l’opinion de la princesse. Il y a là un phénomène irréductible qui tient à la facticité de la passion et qui confirme par un autre biais que l’âme n’a pas un pouvoir absolu sur les passions, ou du moins que son pouvoir absolu n’est pas permanent.

Ainsi il est « presque impossible de résister aux premiers troubles que les nouveaux malheurs excitent en nous ». Les malheurs anciens parce qu’ils sont passés ont été dominés par l’âme : l’émotion y est moins vive. Mais l’expérience ici ne sert de rien : chaque nouveau malheur produit un émoi, une agitation qui trouble nécessairement l’âme et dont elle ne peut pas s’affranchir. Elle doit endurer le trouble, pâtir l’émotion. Quand le malheur survient, l’âme est submergée par l’émotion : elle est abattue de tristesse et cet abattement agit sur le corps qui rétroagit sur l’âme. Voici le mouvement de la passion :

Malheur --> tristesse --> indisposition --> + tristesse.

Contre cette facticité et ce circuit de la passion, il n’y a rien à faire, du moins sur

le moment. Même l’âme forte (et surtout elle) subit avec encore plus d’intensité l’effet de la passion sur elle et dans son corps. Le seul « remède » à l’effet de la passion est une forme de patience : se donner une autre temporalité que l’actualité de la passion, faire jouer le temps contre elle et attendre le lendemain, après que le sommeil a calmé l’émotion pour « commencer à se remettre » l’esprit et tenter d’y voir plus clair. Le sommeil calme le mouvement des esprits animaux dans le corps et dès que le corps n’enchaîne plus l’âme en lui rendant ce qu’elle lui a prêté, on peut retrouver ses esprits. Le pouvoir de l’âme ici n’est pas annulé puisque c’est elle qui décide de tempérer et de différer sa réaction, en reportant au lendemain le moment de se retrouver. Mais cette décision ne peut s’opposer à la nécessité affective elle-même : l’âme ne peut commencer à retrouver sa tranquillité que si le trouble corporel a cessé. Il y a un temps de la passion irréductible, parce que la passion est aussi toujours un phénomène physique. La passion (c’est-à-dire l’action du corps sur l’âme, même quand l’âme est l’origine de cette passion : la pensée du malheur --> tristesse --> trouble physique) doit produire complètement son effet dans le corps avant que l’âme ne puisse reprendre le dessus.

Une fois l’émotion de la passion diminuée, l’âme peut par un acte de volonté modifier la vision initiale de l’événement qui l’a ainsi troublé si fort. Le remède est ici différent – même s’il procède toujours de la liberté. Il s’agit de diriger l’attention différemment sur l’événement pour l’aborder sous un aspect favorable ou positif. Le remède alors relève de l’entendement. Ici l’entendement combat le travail de l’imagination qui est à l’œuvre dans la passion ou plus exactement dans l’interprétation exclusivement mauvaise de l’événement par l’imagination. C’est l’imagination qui déforme la réalité, amplifie le malheur et diffuse à l’intégralité de la vie cette image du malheur. La vie est ainsi gagnée par la passion. Or seul l’entendement peut lutter contre

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cette amplification imaginaire de l’émotion pour resituer l’événement malheureux dans sa complexité et à « considérer tous les avantages qu’on peut tirer » de la chose. L’imagination fait croire que l’événement est un malheur absolu : l’entendement fait connaître que le malheur est un aspect de l’événement et non tout l’événement, et ainsi l’âme peut se déprendre du développement imaginaire et/ou passionnel de sa passion. Pour Descartes, il n’y a pas de mal absolu. Mais il ne s’agit pas seulement de dire que ce qui est mal à un certain égard est bien à un autre – comme si le jugement sur le mal procédait toujours de l’ignorance du point de vue sur le tout, comme cela se passe par exemple chez Leibniz – mais de comprendre que ce qui est mal pour soi est encore un bien pour soi. C’est pourquoi Descartes parle en termes d’avantages et de désavantages (« favorables »), conformément à la visée morale de son propos. L’âme peut et doit tirer avantage du malheur qui lui arrive en détournant « son attention des maux » qu’elle y a imaginé. Le progrès moral, l’acquisition de la vertu est l’œuvre de l’entendement et consiste à penser le monde au lieu de le subir (passion) ou de l’imaginer. C’est justement le propre des âmes fortes, ici clairement assimilées aux âmes nobles de savoir regarder toutes choses sous un biais qui les rende favorables. Il ne s’agit pas de nier le malheur ou de feindre qu’on n’est pas ému quand un événement malheureux se produit mais d’indiquer que l’âme a le pouvoir de tirer une consolation de tout ce qui l’afflige. Encore faut-il préciser que cette opération de l’entendement pour retrouver l’équilibre ne peut se faire que si l’âme est d’abord résolue à rechercher le contentement de soi. Si l’âme ne veut pas Ainsi même dans sa formulation la plus intellectualiste (exprimée dans la 4ème règle de morale par provision et dans l’idée d’une morale « plus parfaite » (cf. Lettre-Préface), la morale cartésienne reste une morale de la volonté (comme le prouve la deuxième règle dite règle de la résolution).

Pourtant c’est bien plutôt sur la dimension intellectuelle que Descartes conclut sa lettre reprenant une observation déjà faite à Elisabeth dans sa lettre du 18 mai. Au nombre des avantages du malheur, il y a l’exercice de l’esprit qui a appris à se déprendre des événements et ainsi à cultiver la force de l’âme. Si Elisabeth est ainsi capable de raisonner si bien malgré son infortune (cf. début de la lettre), c’est la preuve que cette infortune lui a été profitable. Descartes lui enseigne seulement en philosophe à traiter son esprit comme un bien plus estimable qu’un empire – on ne peut oublier que son père a perdu son royaume. Non seulement les prospérités (matérielles) ne sont pas de vrais biens, mais en outre elles ne permettent pas à l’esprit de se cultiver et à trouver en soi la source de tout bien, comme le font les malheurs. Le bonheur possède celui qui en profite alors que l’âme forte se possède dans l’usage qu’elle fait de son esprit face au malheur. C’est pourquoi Descartes peut déclarer, dans une formule qui rappelle le Discours de la méthode, que « comme il n’y a aucun bien au monde, excepté le bon sens, qu’on puisse absolument nommer bien, il n’y a aucun mal, dont on ne puisse tirer quelque avantage, ayant le bon sens ». Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Donc tout homme peut être heureux. Mais encore faut-il savoir en bien user. Le bon sens est le bien même : là où Kant dira qu’il n’y a rien au monde d’absolument bon si ce n’est une volonté bonne (intention), Descartes dit : il n’y a pas de bien véritable ou inconditionné exceptée le bon sens (il est inconditionné puisque tous les biens en dépendent). Mais ici le bon désigne moins la raison que son droit usage pour être content de soi quelques soient les circonstances, en s’exerçant à distinguer les vrais des faux biens, les avantages dans l’infortune. En « ayant le bon sens », le sujet possède le bien et en l’utilisant comme il faut (« ayant » a donc ici sans doute un sens actif), aucun mal ne se présente absolument comme un mal. La possession, c’est-à-dire l’exercice du bon est donc bien le principe du bonheur et de la vertu.

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Commentaire Descartes à Elisabeth, 21 juillet 1645 Cette lettre marque une étape importante dans la correspondance. Elle ouvre sur

l’ensemble des lettres proprement morales, c’est-à-dire à la partie centrale de la correspondance de l’année 1645. Après le problème métaphysique de l’union de l’âme et du corps, la réorientation pratique de la réflexion sur celle-ci à une médecine psycho-physique, Descartes examine la question fondamentale en morale du souverain bien, et plus précisément, « des moyens que la philosophie nous enseigne pour acquérir cette souveraine félicité, que les âmes vulgaires attendent en vain de la fortune, et que nous ne saurions avoir que de nous-mêmes ». La « philosophie » désigne ce qui ne relève ni la médecine ni surtout de la religion ou de la théologie, de sorte que l’expression est strictement synonyme de « philosophie antique ». M. Guéroult (Descartes selon l’ordre des raisons II, 229 sq) a insisté sur ce point. Il rappelle que pour Descartes, la philosophie est la plus « solidement bonne et importante entre les occupations des hommes purement hommes » (Discours de la méthode, I, VI), ayant à faire uniquement à l’homme surnaturel, là où « la foi nous enseigne ce que la grâce par laquelle Dieu nous rend la vue de la félicité efficace et nous élève à une béatitude surnaturelle ». Or la morale ne se préoccupe que d’assurer les moyens de « jouir de la béatitude naturelle » (à Elisabeth, 6 octobre 1645) qui ne concerne que la vie présente et non la vie future. La philosophie si elle ne donne aucun secours pour la béatitude surnaturelle, en revanche peut, par la simple lumière naturelle, enseigner les moyens de la félicité en cette vie. Se placer au point de vue de la philosophie, c’est donc se placer au point de vue de la philosophie antique et donc élaborer une morale valable aussi bien pour tout homme. « On conçoit ainsi que le fondement de la morale ne soit d’aucune façon la religion. La morale de Descartes, immédiatement praticable par un Turc ou par un païen, est celle d’un athée » (Guéroult, ibid., p. 236) – quoique Descartes ne le soit pas. Et de fait, les lettres suivantes vont commenter Sénèque ou évoquer Zénon, Aristote ou Epicure. Or ce qu’enseigne la philosophie c’est précisément à définir le souverain bien comme un bien propre en le distinguant de la forture. On peut même dire que l’opposition entre le philosophe et l’âme vulgaire, qui est une reprise de l’opposition entre le sage et l’insensé de la tradition antique, est un lieu commun de la philosophie morale.

Descartes propose donc à Elisabeth pour satisfaire son vœu de rendre autant que possible la princesse « aussi heureuse et aussi contente qu’elle le mérite » (cf. lettres précédentes) de commenter pour elle mais aussi avec elle le De vita beata de Sénèque. Le philosophe précise en même temps les intérêts de cette lecture critique du traité de Sénèque :

- il prend appui sur la tradition pour suppléer les défauts de son esprit et proposer à la princesse des « lettres qui ne soient pas entièrement vides et inutiles ». Il n’est pas inutiles de s’aider des maximes et préceptes des plus grands auteurs de l’Antiquité pour connaître les moyens d’acquérir la félicité puisqu’aussi bien c’est elle qui a toujours défini la fin de la vie et de la philosophie elle-même

- Descartes rappelle ensuite qu’en morale l’essentiel mais aussi le plus difficile comme il avait dit est la pratique. Or en examinant les principes des Anciens mais non sans « renchérir par-dessus eux », en se les appropriant (en se les rendant « parfaitement siens ») on peut mieux parvenir à cette fin. Sans dépenser de temps à la découverte ou à la formulation des préceptes, l’esprit peut plus directement parfaire

- Enfin il y voit un moyen de s’instruire auprès des Anciens, et des remarques d’Elisabeth sur son propre commentaire, c’est-à-dire renoue en quelque sorte le pacte

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de la correspondance elle-même. Mais on voit ainsi que le procédé ne relève justement pas du commentaire exégétique. Descartes cherche plutôt à profiter de Sénèque pour mieux préciser sa propre conception du souverain bien (« me donneront occasion de rendre les miennes plus exactes »).

On peut sans doute être étonné de voir Descartes procéder par voie de commentaire, lui qui a congédié avec le doute méthodique le savoir des Anciens – rejet qui vaut non seulement pour la physique mais aussi pour la morale. Dans la Lettre-Préface des Principes de la Philosophie, la morale est le principal fruit de la philosophie. Or le système de la philosophie (la philosophie comme un arbre) ne prend pas racine dans la tradition antique. Dans les Passions de l’âme, comme le rappelle Alquié (note p. 585), Descartes condamne encore les Anciens pour n’avoir pas donné à la philosophie de bases solides et se voit ainsi « obligé d’écrire ici en même façon que » s’il traitait « d’une matière que jamais personne avant » lui « n’eût touchée ».

Ce recours inhabituel chez lui à la lecture des Anciens constitue pour Alquié « la preuve que Descartes n’a pas encore élaboré une morale systématique, et même que son esprit répugne à l’élaborer ». Il faut donc mettre cette « méthode » au compte de l’inaboutissement de la réflexion morale ou, plus radicalement, de l’impossibilité de le faire – ce qui pose à nouveau le problème du rapport entre morale par provision, morale dite définitive et idéal de morale parfaite. Mais on doit également remarquer que si la morale se prête au commentaire de la philosophie antique (qui n’est donc peut-être que le revers de l’impossibilité d’une morale systématique) c’est que contrairement à la physique et à la métaphysique, l’esprit est condamné à progresser seulement dans le probable. Si le bonheur que nous devions chercher était suspendu à la vision de vérités intelligibles, la métaphysique serait le fondement de la morale, voire toute la morale. Mais si la métaphysique n’est requise que pour fonder la science et que la morale ne concerne que le bonheur en cette vie (les biens légitimes en cette vie), d’une part comme Descartes l’a précisé, trop se livrer à la métaphysique est nuisible à la santé et à la recherche de la félicité, d’autre part il est justifié de s’inscrire dans la tradition de la philosophie antique. « Par là s’explique l’un des contrastes que l’on observe entre la morale et, d’autre part, la physique et la métaphysique. Alors que celles-ci se constituent en faisant table rase de la tradition ne tenait toutes leurs vérités que de l’enchaînement des raisons, la morale, au contraire, qui ne se meut plus dans le domaine du certain et de la raison pure, mais dans celui du probable, du sentiment, de l’expérience des choses et des hommes, prend expressément la suite d’une tradition, celle des moralistes anciens (Aristote, Zénon, Epicure), tels que Descartes les aperçoit à travers les œuvres de Plutarque, de Cicéron (Tusculanes, De Officiis, Paradoxes, De Finibus, etc), de Sénèque (De Vita beata), des moralistes de la Renaissance, stoïcisme chrétien, ou sagesse de Montaigne et de Charron » (Guéroult, p. 237).

Commentaire Descartes à Elisabeth, 4 août 1645

Descartes commence par justifier le choix du livre de Sénèque par la réputation de son auteur (de fait le stoïcisme, celui de Sénèque en particulier mais peut-être plus encore par son théâtre, reste une tradition vivante au XVI et au XVIIè siècles) et la dignité de son sujet : De beata vita. Mais d’emblée il signale un défaut de méthode dans la manière de traiter cette matière. Sénèque sans l’enseignement de la foi a traité la question du souverain bien à l’aide (seulement) de la lumière naturelle (« guide »). Mais il ne l’a pas fait comme la raison l’aurait exigé, c’est-à-dire avec ordre. Sénèque reconnaît que si tous les hommes veulent vivre heureux, ils sont dans les ténèbres. Mais pour ainsi

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dire Sénèque n’a pas été plus inspiré dans son traitement du souverain bien qui reste confus et désordonné. Aussi le plan que va suivre la lettre : 1/ (re-)définition de ce qu’il faut entendre par vivere beate ; 2/ recherche des choses qui peuvent produire le souverain contentement (ce qu’il faut entendre par quod vitam efficiat ); 3/ les trois règles de la morale à suivre pour parvenir à cette béatitude - tente-t-il de restituer l’ordre le plus rationnel pour le traitement de la question. On sait par ailleurs l’importance de la méthode chez Descartes au point que dans les Regulae il allait jusqu’à écrire (régle IV) « qu’il vaut … bien mieux ne jamais songer à chercher la vérité sur quelque objet que ce soit, que le faire sans méthode : car il est très certain que ces recherches désordonnées et ces méditations obscures troublent la lumière naturelle et aveuglent l’esprit ». Mais précisément tout le problème une fois encore est de savoir si l’on peut traiter de la morale par méthode.

En fait de méthode donc, Descartes suit ici un ordre en quelque sorte synthétique (de l’exposition de la vérité), en partant de la définition de l’expression vivere beate qu’il trouve chez Sénèque et ensuite recherche les causes de cette béatitude. Tout commence par « un point de traduction » (Dupond, p. 23). Il conteste la traduction de vivere beate par « vivre heureusement ». Car on doit justement distinguer entre le bonheur et la béatitude. En effet dans bonheur sonne le mot « heur » qui étymologiquement signifie « présage », et donc subordonne le souverain bien à des causes ou des biens externes (ce qui ne dépendent pas de nous). Le bonheur c’est le bien selon la fortune (le bonheur au petit bonheur du hasard). Or le sage recherche un bien à lui, non aléatoire. Et c’est ce bonheur du sage que la philosophie antique désigne par la formule vivere beate4. C’est un bonheur qui ne dépend pas de ce qui est reçu de l’extérieur et sur lequel la volonté n’a pas de prise ou si peu, mais qui procède d’un exercice, d’un effort, d’une appropriation (« procuré », « acquièrent »). Or qu’est-ce qui est le plus propre à soi sinon cette disposition permanente de l’esprit qu’est le contentement ou la satisfaction intérieure - notons que les lettres précédentes (sur la force de l’âme, le plaisir de la conscience de son indépendance vis-à-vis des aléas du monde) avaient préparé à cette définition du « bonheur ». Il faut donc traduire vivere beate non pas par « vivre heureusement » (ce qui serait une définition sans doute convenable au vulgaire mais non au sage), mais par « vivre en béatitude ». Encore ce contentement doit-il être parfait, cette satisfaction complète pour être souverain bien. C’est pourquoi il faut rechercher le causes ou les choses qui peuvent donner ce souverain contentement et finalement définir les règles à suivre pour y parvenir.

Descartes reprend la distinction stoïcienne célèbre (cf. par exemple Epictète, Manuel, I, 1-2) entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Ce qui dépend de nous c’est la vertu ou la sagesse ; ce qui ne dépend pas de nous c’est par exemple les honneurs, les richesses ou la santé. Mais Descartes déplace la distinction puisqu’il intègre les biens qui ne dépendent pas de nous au parfait contentement qui définit en vérité la vie en béatitude. Ce qui se comprend pour la santé puisque Descartes a expliqué à la princesse dans les lettres antérieures qu’elle est le premier bien et que la disposition de l’âme en est le remède principal. Cela peut paraître plus surprenant pour les honneurs et la richesse. Mais Descartes ici se rallie à l’opinion d’Aristote selon lequel les biens extérieurs participent au bonheur en plus de l’autarcie (cf. Ethique à Nicomaque, I, 11). Autrement dit, Descartes suggère des degrés de bonheur ou de contentement : le

4 Dans La Vie heureuse, Sénèque définit vivre heureusement comme « vivre selon la nature » (VIII,

2) selon le précepte fondateur du stoïcisme ancien, c’est-à-dire vivre par sa raison en accord avec la raison immanente et divine au monde et assurer ainsi la concorde de l’âme qui est la condition de toutes les vertus (VIII,6).

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complément des biens qui dépendent de nous par les biens qui n’en dépendent pas et la soustraction des biens qui ne dépendent de nous au souverain bien. Ainsi un sage en bonne santé est plus heureux qu’un sage malade, quoiqu’il soit également autosuffisant par sa vertu et sa sagesse intérieures. L’inégalité des conditions introduit une différence malgré l’égalité de la béatitude dans le rapport de l’esprit à lui-même. Mais pour autant, si la richesse, les honneurs et la santé rendent plus heureux le sage (le souverain bien n’est donc pas une vie ascétique de renoncement au monde – on se souvient aussi que Sénèque dans la 2ème partie de son traité sur La vie heureuse devait répondre des calomnies sur son immense fortune et justifier la possibilité pour le sage (stoïcien) d’être riche), les biens extérieurs ne définissent pas le souverain bien lui-même. Contribuer au bonheur n’est pas constituer le bonheur. C’est d’ailleurs ce que la fin du § précise, en passant par une métaphore (« comme un petit vaisseau… »). Le vaisseau symbolise l’existence. Celui-ci peut être petit ou grand, c’est-à-dire contenir moins ou plus de marchandises (biens). Le petit bateau représente des hommes plus pauvres, plus disgraciés par la fortune ; le grand, des hommes plus riches et plus favorisés. Si l’on en juge par la quantité de biens (marchandises du bateau), il faudra dire que celui qui a le plus de biens extérieurs est le plus heureux et même le seul à être vraiment heureux. Mais alors c’est la distinction entre les deux sortes de biens qui est abolie et avec elle la définition philosophique de la vita beata. On en revient à la compréhension commune du bonheur.

Aussi faut-il en juger autrement, non pas selon la quantité de biens, mais selon le rapport entre la contenance et le contenu. L’homme qui ne peut pas contenir beaucoup de biens (comme le navire à faible cale) peut être aussi heureux que celui qui peut en contenir plus dès lors qu’il a usé de son entendement pour tirer tout le parti de sa situation et être aussi content qu’il lui est possible. Ce que l’homme doit chercher ce n’est pas le plus de biens extérieurs mais les biens qui lui sont proportionnés et possibles. La satisfaction ne provient pas de l’acquisition des biens qui ne dépendent pas de nous mais du contentement d’avoir cherché ces biens en accord avec sa condition. Autrement dit, les biens extérieurs ne soumettent pas la béatitude à un principe d’hétéronomie comme on pourrait dire : le principe d’autonomie (le bonheur = la béatitude = le contentement de l’esprit) de la morale est préservé. Aussi pour maintenir cette égalité entre le sage fortuné et le sage infortuné, Descartes a-t-il introduit un principe correcteur : le règlement des désirs par la raison (« prenant le contentement d’un chacun pour la plénitude et l’accomplissement de ses désirs réglés selon la raison »). Mais ce principe constitue une dimension essentielle de la sagesse, explicitée par la 3ème règle de la morale plus loin et qui consiste à ne pas désirer et donc ne pas rechercher ce qui n’est pas possible. Il est déraisonnable de rechercher ce qui ne dépend pas de nous en soi (cf. fin du § : « la recherche en serait superflue ») et ce qui n’est pas accessible pour soi. Comme l’écrit P. Dupond, « l’idée de Descartes est donc que le contentement dépend toujours moins de notre condition que de notre aptitude à tirer tout le bien possible de notre condition » (p. 25). Cette aptitude nous appartient en propre, de sorte que la différence des conditions n’affecte pas l’égalité de contentement entre le sage fortuné et le sage infortuné.

Ainsi : Sage + de biens extérieurs > sage – de biens extérieurs > non sage + de bien

extérieurs mais égalité de la béatitude (contentement) > bonheur sans

béatitude

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Descartes s’emploie alors à montrer comment le contentement est possible dans toutes les situations, c’est-à-dire comment malgré l’inégalité des conditions, l’égalité du contentement de soi est conservée. Il faut pour cela observer « trois choses auxquelles se rapportent les trois règles de morale, que j’ai mises dans le Discours de la méthode ». La lecture du traité de Sénèque est si peu un commentaire que Descartes en vient à rappeler, sous une forme modifiée, son Discours : c’est sans doute la manière qu’il avait de comprendre la tâche de « renchérir par-dessus » (lettre 21 juillet 1645) les auteurs anciens.

Voici en comparaison, la formulation des trois règles dans les deux textes :

Discours de la méthode Lettre à Elisabeth 4 août 1645 « la première était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays « la première est, qu’il tâche toujours de se servir retenant la religion en laquelle Dieu… et me gouvernant , en toute le mieux qu’il lui est possible, de son esprit pour autre chose, suivant les opînions les plus modérées, et les plus éloi- connaître ce qu’il doit faire ou ne pas faire en toutes gnées de l’excès… » les occurrences de la vie » « Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en « la seconde, qu’il ait une ferme et mes actions que je pourrais, et de suivre pas constamment les opi- constante résolution d’exécuter nions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé tout ce que la raison lui conseillera, que si elles eussent été très assurées. Imitant en ceci les voyageurs… sans que ses passions et ses appétits et c’est la fermeté de cette résolution, que je crois devoir être prise l’en détournent ; pour la vertu » « Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre « la troisième, qu’il considère que que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde ; et pendant qu’il se conduit ainsi, généralement, de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit autant qu’il peut, selon la raison, entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu’après tous les biens qu’il ne possède point que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont aussi entièrement hors de son nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir, pouvoir que les autres, et que, par est au regard de nous, absolument impossible » ce moyen, il s’accoutume à ne les point désirer ; car il n’y a rien que le désir, et le regret ou le repentir, qui nous puissent empêcher d’être contents… »

on constate de notables différences. Dans la première règle de la lettre, la maxime

de prudence et/ou de conformisme (caractéristique du Discours) disparaît manifestement au profit de l’affirmation simple de l’autonomie de l’esprit : il n’est plus question de suivre les lois et les coutumes de son pays, de sa religion de naissance. Pourtant les deux règles ne sont pas incompatibles. D’une part la différence peut s’expliquer par le contexte propre du Discours. Le lecteur en effet « ne peut guère échapper … à la question de savoir pourquoi une morale provisoire vient interrompre la droite aventure de cet esprit qui, ayant déjà fondé sa méthode, n’a plus qu’à tirer de l’existence de Dieu l’assurance de sa véracité pour parvenir à la connaissance des principales lois de la nature, et par elles aux plus particulières et aux plus utiles des connaissances » (N. Grimaldi, « La morale provisoire », Six études sur la volonté et la liberté chez Descartes, p. 49). Pourquoi cette « morale d’attente dans l’ouvrage même où il nous a fait attendre celle qu’il nommera plus tard “la plus haute et la plus parfaite morale” » (ibid.) ? La raison principale est celle qu’indique Descartes lui-même : il devait montrer qu’un doute nécessaire sur le plan théorique n’entraînait aucune irrésolution et aucun dérèglement de

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la volonté dans la vie pratique. Comme l’écrit Gouhier, il lui fallait « avertir le lecteur peu intelligent ou malveillant que, pendant ces neuf années, il ne s’est pas conduit comme si la religion, la patrie et le roi n’existaient pas » (« Descartes et la vie morale », Revue de métaphysique et de morale, 1937/1, p. 194). Ainsi alors que la 2ème partie prescrivait de se limiter à l’évidence, la 3ème se consacre à la morale provisoire pour nous rendre capables de bien vouloir alors qu’on est incapable de bien juger (c’est-à-dire infailliblement). Ainsi dans la première maxime, le conformisme est compensé par l’exercice d’un discernement critique. Le sujet ne doit pas suivre toutes les opinions d’autrui, mais seulement les plus modérées puisqu’il est au moins certain qu’elles sont éloignées des excès contraires. C’est pourquoi on peut finalement que la première règle de la lettre donne finalement comme l’esprit de la première maxime du Discours. En toutes circonstances, dans le pays où chacun a à vivre, il faut utiliser le mieux possible son esprit pour savoir qu’il faut faire ou ne pas faire.

On peut tirer une interprétation similaire pour la deuxième règle. Là encore le risque de l’irrésolution est toujours ce qui domine la formulation de la maxime dans le Discours. Elle énonce qu’il faut se résoudre à suivre avec constance toute opinion une fois qu’elle a été adoptée, au même titre que si on la savait certaine. Autrement dit, la fermeté et la résolution de la volonté vaut pour l’évidence qui pourtant fait défaut dans le champ de l’action, tant il est vrai que l’inconstance lui appartient par nature et que pourtant la vie ne laisse pas le loisir de ne pas choisir. L’opinion douteuse théoriquement et donc par principe révocable doit pourtant être suivie avec autant d’assurance que si elle était certaine. Cette « règle, inspirée de la morale stoïcienne, passera telle qu’elle dans la morale définitive » (Gilson, Discours de la méthode, note p. 79) mais à ceci près que dans la lettre : a) il s’agit de vouloir contre les passions et les appétits plutôt que contre les opinions douteuses – c’est cette fois le contexte de la correspondance avec Elisabeth qui s’impose : mais c’est parce que les passions et les appétits sont précisément en nous ce qui nous rend instables et inconstants et que, comme on le sait déjà, le pouvoir des passions sur l’âme définit précisément le propre d’une âme faible ; b) l’opinion conseillée par la raison. Mais dans les deux cas, il apparaît que « c’est la fermeté et la résolution qui dans la philosophie de Descartes constitue l’essence même de la vertu » (Gilson, ibid.). L’âme forte est vertueuse parce qu’elle persévère, malgré les vicissitudes de la vie et les passions contingentes dans la résolution de vouloir le bien.

Ainsi tout l’enjeu consiste à redéfinir la vertu par la fermeté de cette résolution, c’est-à-dire au fond de substituer la définition cartésienne de la vertu aux définitions antiques de la vertu. Les philosophes anciens n’ont jamais bien expliqué ce qu’est la vertu parce qu’il ne l’ont pas saisie dans son unité (fermeté de la résolution) et au contraire l’ont divisé en plusieurs vertus selon la diversité de ses objets possibles (cf. Aristote) : la vertu c’est-à-dire l’excellence dans l’action se dit justice par rapport à l’échange, courage au combat… Encore la critique ne s’applique-t-elle pas également au stoïcisme qui donne une définition unitaire de la vertu. Par ailleurs la deuxième règle est elle-même d’inspiration stoïcienne comme le rappelait Gilson. Si le stoïcisme peut néanmoins est compris dans la critique de la philosophie antique (traiter des vertus au lieu de « la » vertu) c’est parce que la vertu consiste alors dans l’effort pour l’âme de s’unir à l’ordre du monde par le bon usage de ses représentations et qu’ainsi l’accord avec soi-même est toujours d’abord un accord avec la nature. La vertu est bien sagesse mais la sagesse est avant tout (re-)connaissance de l’ordre universel du monde (ou de l’ordre de la cité pour les penseurs classiques). Pour Descartes, exprimant par là sans doute un point de vue « moderne » (cf. Montaigne) la vertu est également sagesse, mais

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la sagesse consiste dans l’usage de sa volonté, c’est-à-dire consiste dans une certaine manière de se rapporter à soi-même (une sui-transitivité en quelque sorte), et dont l’effet est le contentement, indépendamment de la nature extérieure. De même que la vérité a son origine dans l’entendement dont la méthode est l’instrument universel, de sorte que les objets du monde se règle sur l’ordre de la méthode plutôt que le contraire (c’est l’idéal de la mathesis universalis conçu à partir des Regulæ), de même la vertu quelque soit la variété matérielle de ses objets ou de son application et de son exercice concret, a sa source uniquement dans la volonté ou dans le bon usage de la volonté. Finalement toute la « morale cartésienne » tente de montrer que pour bien faire, alors même que nous sommes incapables de bien juger, il suffit de bien vouloir. Et bien vouloir consiste à perséverer dans sa volonté, à vouloir vouloir ou vouloir ce que l’on veut, du moins si nous n’avons pas d’indice pour nous persuader qu’une autre opinion est préférable – sans quoi la fermeté de la résolution se confondrait avec l’entêtement.

La 3ème règle elle aussi marque une variation par rapport à la 3ème maxime de la morale par provision. Elle ne reprend pas le thème stoïcien : « tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune et changer mes désirs que l’ordre du monde ». On se l’explique aisément si Descartes entreprend une lecture critique du traité de Sénèque. Mais il en retient pourtant l’essentiel, aussi bien dans le Discours que dans cette lettre. Descartes sait que le précepte stoïcien consiste à penser que si la volonté a un pouvoir sur les choses, celui-ci n’est que partiel, elle a en revanche un pouvoir absolu sur ses pensées ou sur les représentations des choses (ce n’est pas une chose qui est terrible (passion) mais la représentation de celle-ci).

Ici le thème stoïcien n’est pas explicite mais il reste présent dans l’expression «aussi entièrement hors de son pouvoir ». Mais d’une part, Descartes prend soin d’enchaîner la 3ème règle à la 2ème : pendant que chacun adopte « une ferme et constante résolution d’exécuter tout ce que la raison lui conseillera », il doit considérer tous les biens extérieurs comme aussi impossibles que ce qui n’est pas entièrement en son pouvoir (tout ce qui ne dépend pas absolument de nous). Descartes fait aussi le lien avec le 2ème moment de la lettre consacré à la distinction de deux sortes de biens. Le sujet tout à lui-même en se recentrant sur la fermeté et la constance de sa volonté doit juger hors de portée et donc doit renoncer à désirer les biens extérieurs qu’il ne possède pas. Si Descartes ne reprend pas la formulation stoïcienne du Discours, c’est sans doute pour exposer plus directement en quoi consiste le vrai contentement ou la béatitude qui est l’objet principal de la lettre. Pour être pleinement « heureux », il faut s’efforcer d’éviter en toutes circonstances « le désir, et le regret ou le repentir » puisque ce sont eux qui nous empêchent d’être contents. Le désir porte à espérer ce que nous n’avons pas ou ne sommes pas encore ; le regret ou le repentir nous rend tristes de ce que nous n’avons pas eu. Or si nous agissons toujours en suivant la règle de la ferme résolution de la volonté en fonction de ce que la raison nous dicte, nous serons toujours contents quand bien même nous échouerions dans chacune de nos entreprises. En effet, si nous avons toujours tout fait pour ne pas manquer de volonté alors nous aurons conscience de n’avoir manqué en rien de ce qui dépend (absolument de nous). Et si l’action échoue, du moins ne pourrons nous pas éprouver le moindre regret ou remord puisque nous aurons été irréprochables pour ce qui dépend de nous. L’échec ne nous étant pas imputable mais seulement au cours du monde qui ne dépend pas de nous, nous serons toujours contents malgré le manque de réussite. Peut-être pourra-t-on jugé que nous avons commis une erreur, en appréciant mal une situation, en suivant une opinion fausse. Mais nous n’aurons commis aucune faute en voulant d’une ferme et constante résolution une opinion présentée comme raisonnable par l’esprit et cette erreur sans

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faute, cet échec avec volonté ne saura nous priver du plein contentement de nous-mêmes. Le Discours renchérissait dans une perspective plus théorique en quelque sorte en ajoutant que par là nous sommes en droit de considérer tout ce qui, dans ces conditions ( ce qui correspond dans la lettre à : « pendant qu’il se conduit ainsi ») ne nous réussit pas doit être jugé sinon en soi, du moins pour nous impossible. Et puisque nous ne sommes pas tenus à l’impossible, nous serons toujours bienheureux. La lettre envisage plutôt, comme l’exige le rôle qu’il entend tenir auprès de la princesse – il a reconnu lui-même que ce ne sont pas les principes mais la mise en pratique qui est le plus difficile –, l’effet pratique de cette 3ème règle (ou plus exactement de l’articulation de la 3ème à la 2ème) : il s’agit non pas de juger impossible les biens extérieurs mais de ne pas les désirer pour éviter la recherche de l’impossible ou la désillusion du regret. Mais manifestement les analyses des deux textes concordent. Descartes dans la lettre comme dans le Discours insiste sur ce qu’il est raisonnable de désirer. Il est absurde de désirer ce qui ne convient pas notre nature, comme d’avoir « plus de bras ou plus de langues », car cela est en soi impossible. En revanche il est raisonnable c’est-à-dire possible de désirer « d’avoir plus de santé ou plus de richesses » parce que ces biens peuvent s’acquérir par « notre conduite ». Mais il faut s’abstenir de désirer ce qui est tellement éloigné de notre situation factuelle et particulière, comme de vouloir posséder les royaumes de la Chine ou du Mexique selon les exemple du Discours, que cela vaut comme si c’était impossible en soi. Seulement le contentement dépend surtout de notre rapport (notre conduite par rapport) aux biens possibles en soi ou pour nous. Ici Descartes reprend sa position du Discours : si on échoue à obtenir des biens possibles, non par manque de volonté, mais à cause de ce qui ne dépend pas de nous, il est raisonnable de les considérer aussi impossibles à notre égard que les biens totalement étrangers à notre nature ou à notre situation. Autrement dit si l’on s’efforce suivre avec fermeté et constance ce que la raison conseille pour être en bonne santé ou en meilleure santé mais que des causes extérieures empêchent le rétablissement ou la préservation de la santé, alors il faut considérer que pour nous la bonne santé est comme un bien impossible qu’on ne saurait désirer avoir ou regretter de ne pas avoir. La conscience de l’impossibilité pratique (qui est tout autre chose que l’impossible théorique de la non contradiction) fait disparaître le désir et le regret qui sont les causes ordinaires de notre « mécontentement » c’est-à-dire de notre malheur. Enfin (§ 7 fin), la maladie comme la santé fait partie de notre nature, l’infortune comme la fortune appartient à notre condition (cf. lettre 18 mai 1645). Et donc la maladie et l’infortune sont en quelque sorte dans l’ordre des choses et qu’il vain de désirer et de regretter que le monde soit différent de ce qu’il est.

Descartes (§ 8) termine sa lettre par une distinction supplémentaire. Tous les désirs ne sont pas à proscrire mais seulement ceux qui sont « accompagnés d’impatience et de tristesse » : l’impatience et la tristesse troublent l’âme, l’impatience en la précipitant à désirer un faux bien ou un bien impossible pour nous, la tristesse parce qu’elle est la passion qu’il faut éviter si l’on veut être pleinement satisfait en cette vie. A partir de là, Descartes définit deux formes de contentement. Pour être content, en droit il suffit que « notre conscience nous témoigne que nous n’avons jamais manqué de résolution » pour ce qui dépend de nous. Autrement dit, le contentement consiste dans la vertu, c’est-à-dire la fermeté et la constance de la résolution, abstraction faite de la pertinence de notre discernement de ce qui est à vouloir ou non. Cette définition du contentement par la vertu seule correspond sans doute davantage à la morale par provision du Discours. Ici Descartes fait intervenir une seconde définition qui fait intervenir en plus de la vertu, le droit usage de la raison qui permet de fonder par la connaissance vraie du bien (ou des

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vrais biens) un contentement plus solide. Il faut distinguer comme Descartes y invitait déjà a début de la lettre des degrés de contentement. La vertu donne un parfait contentement puisqu’elle dépend de notre qualité d’être libre (l’usage de la volonté). Mais ce parfait contentement manque d’assurance et de solidité (« le contentement qui en revient n’est pas solide »). C’est pourquoi le contentement supérieur consiste dans la vertu fondée sur la connaissance rationnelle du bien. Descartes précise cette supériorité. D’une part la découverte du manque de rectitude de notre discernement, s’il n’engendre aucun regret et donc aucune tristesse, prive néanmoins d’un vrai contentement. On ne peut s’empêcher d’éprouver une insatisfaction sur notre erreur de jugement. D’autre part, une vertu sans discernement risque de se dresser contre les passions et les plaisirs en les traitant sans distinction comme ses ennemis. Le discernement de la raison permet au contraire une vertu plus conciliante à notre nature, c’est-à-dire un contentement qui l’épouse dans toutes ses dimension. A l’inverse une vertu accompagnée de raison – notons qu’Aristote définissait la vertu comme l’action libre (volontaire) dans une disposition ferme et stable, ce qui n’est possible par la règle d’une raison droite – évite ces deux écueils :

- la vertu s’épargne de découvrir qu’elle a mal agi en voulant le bien. Au contraire elle ne peut manquer de faire le bien qu’elle connaît : on retrouve ici la supériorité d’une volonté dont le libre-arbitre est éclairée par l’entendement. Vouloir le bien qu’on connaît n’est pas vouloir plus librement mais d’une manière plus accomplie. La connaissance renforce la volonté en lui donnant l’occasion d’ajouter à la fermeté de sa résolution la rectitude de sa visée ;

- elle ne se méfie pas du plaisir ou de la passion mais permet au sujet de distinguer les plaisirs licites et ceux qui nous détournent de notre accomplissement, les passions nuisibles et les passions utiles.

On voit ainsi se dessiner dans ce texte, plus clairement peut-être qu’ailleurs, une tension de la « morale cartésienne », entre ce qu’on peut appeler par commodité un volontarisme moral (la vertu suffit au contentement) et un intellectualisme moral (le contentement suppose une vertu accompagnée de raison). La première tendance annonce « la bonne volonté au sens kantien » (Alquié, note, p. 589), à cette différence importante que chez Kant la volonté ne peut pas errer, puisque ce qui la qualifie comme bien inconditionnel n’est pas la résolution à suivre le bien, et encore moins la résolution à suivre le bien connu par l’entendement, mais la simple forme de l’universalité. Autrement dit, Descartes n’émancipe pas encore la vertu de la connaissance du bien (la morale du savoir, et par là maintient une continuité avec la philosophie antique qui ne dissocie jamais l’être et le devoir être. C’est d’ailleurs cette tradition qui s’exprime ouvertement dans l’idéal d’une morale plus parfaite que la morale provisoire.

Commentaire Descartes à Elisabeth, 18 août 1645 Après avoir expliqué dans la lettre précédente ce que « Sénèque eût dû traité dans

son livre » (progresser de la définition philosophique du bonheur (béatitude) vers la connaissance de s biens qui rendent possible le contentement stable de l’esprit), Descartes examine cette fois ce qu’il y traite effectivement. Ce n’est pas Descartes juge de Sénèque, mais un Descartes commentateur qui se présente ici. Ainsi suit-il dans les grandes lignes le plan du De beata vita : définition du souverain bien, défense et illustration du stoïcisme contre l’épicurisme et défense (personnelle en partie) « contre

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ceux qui objectent aux philosophes qu’ils ne vivent pas selon les règes qu’ils prescrivent »5.

Descartes commence par un reproche sur le défaut de méthode (il se répète comme il le précise au § 2) ou du moins de cohérence de Sénèque. Il énonce quelque chose de vrai en disant qu’il faut en morale (pour conduire sa vie) prendre conseil auprès des plus sages plutôt que de suivre l’exemple de la foule. Il a raison ainsi d’opposer le jugement (autonomie) et l’exemple (hétéronomie) – c’est-à-dire dans la pensée stoïcienne la science (assentiment à une représentation compréhensive) et l’opinion. Mais il a tort de conseiller de s’opposer systématiquement à la foule. Cédant en quelque sorte à l’ornementation du discours, préférant en quelque sorte la rhétorique à la vérité, il fait de l’extravagance le critère de la sagesse – comme si pour devenir sage il fallait aller dans le sens opposé du plus grand nombre. Or il n’est pas plus raisonnable de suivre la foule aveuglément que de s’en séparer définitivement. C’est la justesse du jugement qui importe et non le lieu ou la personne où il se rencontre. Ou plutôt la justesse du jugement peut se trouver chez les plus habiles mais d’abord en soi-même pour examiner ce qu’on doit suivre, et notamment la valeur des conseils du sage, et même dans la foule puisque « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Ce n’est pas le commun ou l’exception qui fait la qualité du précepte, mais uniquement la faculté de juger. Par là, Descartes réaffirme le principe de l’autonomie de l’esprit énoncé dans la lettre précédente (1ère règle). La raison est le fondement de la morale et ce qui est raisonnable est universellement reconnaissable en soi et en autrui, sage ou vulgaire. Il est vain de chercher à convaincre du vrai (rhétorique) puisque l’évidence est son critère.

Après la confusion, la répétition, les « mots superflus », Descartes passe à des reproches sur le fond de la doctrine stoïcienne défendue, même avec une certaine liberté (III-1-2), par Sénèque. Selon le stoïcisme, le souverain bien consiste à suivre la nature (assentir à la nature) ou selon le précepte de Zénon, repris par Cléanthe et Chrysippe : « vivre conformément à la nature », « vivre d’accord » avec elle (homologoumenôs zên). Ou encore la vie heureuse est de se conformer à « sa nature » (suæ naturæ). Or Descartes considère ces explications « obscures ». De quelle nature s’agit-il ? Il ne faut pas entendre par « sa nature » les inclinations naturelles à la volupté puisque : a / la recherche du plaisir n’est pas toujours bonne et que ; b/ Sénèque « dispute » contre l’hédonisme. Par suivre « sa » nature, le stoïcisme signifie :

1/ pour tout être tendre spontanément à sa conservation et à son développement. Mais puisqu’il ne faut pas opposer la particularité de sa nature et la généralité de la nature – car cette tendance est la trace en chaque être de la sympathie universelle de toutes les choses dans le Tout du monde, l’expression individuel de l’ordre général – , la formule signifie :

2/ s’accorder avec la nature en général en s’accordant à sa nature, ce qui dans le cas de l’homme, passe par la raison . Il faut alors comprendre que c’est :

3/ suivre la raison et ainsi s’accorder pleinement avec la Raison universelle de la nature ou de l’ordre du monde – puisque la raison humaine (subjective) est une partie de la Raison (objective) divine.

Descartes reconnaît que c’est là ce que veut « entendre » Sénèque : par « nature des choses », il désigne « l’ordre établi par Dieu en toutes les choses qui sont au monde ». Cet ordre étant indépendant de notre volonté et étant universel, la sagesse

5 Dans une 1ère partie (I-XVI), Sénèque traite du souverain bien et de la sagesse, c’est-à-dire défend

la thèse stoïcienne : souverain bien = vertu – en commençant par opposer le sage et la foule et en critiquant la conception épicurienne du bonheur (= plaisir) ; dans une seconde partie (XVII-XXVIII), il aborde le problème des rapports entre le philosophe et les biens de ce monde.

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consiste à « acquiescer à l’ordre des choses ». De ce principe se déduit précisément la maxime (du Discours) qu’il vaut mieux changer ses désirs que vouloir changer l’ordre du monde. Descartes donne ici une traduction du principe stoïcien : la sagesse consiste à acquiescer à l’ordre « voulu » par Dieu, et plus simplement à « se soumettre à la volonté de Dieu ».

On doit reconnaître que la traduction est très libre. Sans doute le stoïcisme a-t-il pu en tant qu’il pose la nécessité d’un Logos universel être assimilé à/par le christianisme (Jean), notamment des premiers Pères de l’église6. Mais il n’en demeure pas moins que substituer la soumission à la volonté de Dieu à l’accord avec la raison divine c’est confondre une pensée de la transcendance avec une sagesse de l’immanence. Plus encore, Descartes est un philosophe et un savant moderne pour qui la nature n’est plus un ordre divin : la sagesse n’est pas infuse en chaque être et diffuse en toute chose. La nature est vide de Dieu, c’est-à-dire Dieu est au-delà de la nature. Pour Descartes notamment la nature se réduit à l’étendue et au mécanisme – elle ne veut rien, ne signifie rien : la nature n’est pas un ordre final, le monde n’est pas une communauté dont tous les hommes sont les citoyens (cosmopolitisme) – et c’est pourquoi nous pouvons nous en rendre « comme maîtres et possesseurs ». Quant à la pensée (la res cogitans) elle transcende par la liberté infinie de la volonté l’ordre naturel. C’est pourquoi, Descartes ne peut reprendre le thème stoïcien qu’en le transformant : la sagesse ce n’est pas acquiescer à la raison divine immanence à la nature mais obéir à la volonté d’un Dieu transcendant, personnel et tout puissant. Le désaccord est profond et c’est pourquoi Descartes conclut ce 5ème § en considérant que Sénèque n’explique « presque rien » par cette idée (vivre selon la nature) et que ce qu’il y ajoute comme condition (la santé de l’esprit), loin de préciser la pensée la rend encore plus fragile et obscure. Quant à l’accord avec « sa nature », Descartes dissociant l’unité stoïcienne entre raison objective et raison subjective, préfère l’interpréter que comme signifiant qu’il faut constamment suivre la raison pour s’orienter dans l’existence. Or nul besoin du système stoïcien pour se convaincre de cette vérité. C’est même le contraire : la référence au stoïcisme risque de confondre la lumière naturelle que Descartes suit dans sa recherche morale comme dans sa recherche métaphysique.

C’est cette même réserve qui commande la sélection cartésienne parmi toutes les définitions du souverain bien que donne Sénèque celles qui lui paraissent les plus justes (§ 6) : être heureux c’est vivre, grâce à la raison, sans désir ni crainte et la vie heureuse est une vie stable ou qui trouve sa stabilité dans « la rectitude d’un jugement déterminé ». Dans ces deux définitions, la sagesse est placée dans la disposition intérieure de l’âme et non dans la reconnaissance d’un ordre objectif extérieur. On voit ainsi Descartes même quand il prétend commenter le texte de Sénèque critiquer celui-ci en ramenant la sagesse stoïcienne à sa propre conception de la morale (au moins la 1ère et la 3ème règles ici). Au fond, dans ces définitions, Descartes retrouve chez Sénèque sa propre conception du souverain bien telle qu’il l’a précisée dans la lettre du 4 août : le parfaite contentement implique de vivre sans désir ni crainte par le droit usage de la raison.

Dans la suite du texte, la méthode de lecture de Descartes est encore plus claire : il profite de Sénèque pour préciser sa pensée à lui-même et à la princesse. Commentant

6 Epictète écrit : « La première chose qu’il faut apprendre, c’est qu’il y a un Dieu, qu’il gouverne

tout par sa providence, et non seulement nos actions, mais nos pensées et nos mouvements ne sauraient lui être cachés »

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Sénèque qui dispute contre l’hédonisme (c’est le 2ème point annoncé), il en profite pour dire son « sentiment » concernant la volupté7.

Descartes commence par une distinction entre la béatitude ou le souverain bien et la fin de nos actions. Le passage est ambigu. En un sens le souverain bien n’est pas la fin dernière de nos actions – sans doute Descartes sous-entend-il que cette fin correspond plutôt au souverain bien surnaturel : il n’en est que le moyen ou ce qu’elle présuppose. Mais en un autre sens le contentement de l’esprit est bien ce qu’on doit chercher en toutes nos actions et mérite alors d’être appelé notre fin. Ce § est encore une transition pour la discussion qui suit sur la comparaison entre les opinions d’Aristote, de Zénon et d’Epicure sur le souverain bien et le statut de la volupté dans la définition de celui-ci. Le plaisir est-il la fin de nos actions ou le souverain bien lui-même ? Quelle est la place du plaisir dans la morale ? Or on va voir que Descartes, d’une manière qui peut surprendre, se révèle plus proche d’Epicure que d’aucun autre, et en premier lieu de Sénèque.

Il prend ainsi la défense d’Epicure qui n’a pas pris le plaisir au sens où ses adversaires l’ont fait pour mieux le critiquer (cf. pourceau d’Epicure) en l’assimilant aux cyrénaïques. Un peu contre la lettre des textes d’Epicure (« L’origine et la racine de tout bien est le plaisir du bas ventre… ») et même si le philosophe du Jardin souligne l’importance de l’activité de l’âme pour calculer les plaisirs ou les suites d’un plaisir, ou pour se remémorer les plaisirs passés, Descartes refuse l’image populaire et caricaturale de la morale épicurienne. D’ailleurs Sénèque, comme il le rappelle, non seulement souligne la vertu personnelle d’Epicure mais surtout qu’il ne restreint pas le plaisir à la volupté physique. Tout au contraire il a étendu le terme de volupté « à tous les contentements de l’esprit ». Chez Epicure (dont Descartes n’a sans doute pas une connaissance directe), les plaisirs de l’âme ne sont pas toutefois des plaisirs hétérogènes et spécifiques, mais des plaisirs de l’activité de l’âme se rapportant toujours au corps (plaisir espéré ou remémoré, plaisir du calcul du plaisir éventuellement) – Clément d’Alexandrie écrira : « la joie de l’âme consiste en ce que la chair jouit par avance du plaisir ».

Mais Epicure doit lui-même être comparé aux deux autres traditions les plus importantes de la philosophie morale antique : l’aristotélisme et le stoïcisme (Zénon). Et Descartes de montrer que ces trois grandes conceptions du souverain bien sont conciliables. S’il évoque Aristote en premier, c’est sans doute parce que Sénèque dans son traité envisageait, pour la confronter à la thèse stoïcienne qui identifie souverain bien et vertu, une position intermédiaire ou mixte, associant sous l’autorité d’Aristote, plaisir et vertu. Donc pour Epicure le souverain bien et/ou la fin de la vie est la volupté ; pour Aristote, le souverain bien consiste dans la composition de toutes les perfections du corps et de l’esprit ; pour Zénon, le souverain bien c’est uniquement la vertu. Pour Epicure en effet, le plaisir est la fin dont la vertu n’est que le moyen (il est impossible d’être heureux si l’on n’est pas vertueux : le vice par ses effets physiques et sociaux trouble l’âme) : au contraire pour le stoïcien, la vertu ou la conscience de la vertu constitue en elle-même le plaisir.

La définition aristotélicienne mérite toute notre attention parce qu’elle prend en compte tous les biens qui dépendent de nous comme de ceux qui ne dépendent pas de nous : le souverain bien désigne donc la plus haute perfection dont la nature humaine est capable en général, c’est-à-dire la condition de l’homme pouvant posséder également

7 On sait que le chant I du De rerum natura de Lucrèce commence par un hymne à Vénus, c’est-à-

dire à la volupté.

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les biens qu’il doit à son mérite ou à la fortune. Mais cette définition est trop générale et « ne sert point à notre usage ». Zénon au contraire adopte le point de vue de ce que l’homme particulier peut effectivement posséder parce que cela dépend uniquement de son libre arbitre et c’est pourquoi il définit le souverain bien par la vertu seule, dans sa vérité nue. Mais son tort est de rendre la vertu « sévère » et ennemie du plaisir. L’universalité de sa définition est en quelque sorte manquée puisqu’elle exclut le plaisir qui pourtant fait partie de notre nature et ceux qui se refusent à considérer que le plaisir est par nature étranger au souverain bien. Si la vertu est le souverain bien, tous les plaisirs sont également des vices. Et donc il devient impossible de discriminer des plaisirs licites de plaisirs honteux (cf. lettre antérieure). Seuls les esprits mélancoliques et/ou complètement détachés du corps peuvent adhérer à la définition stoïcienne du souverain bien.

Enfin, Epicure a défini le souverain bien ou la fin de toutes nos actions par le plaisir : nous agissons en vue du plaisir (fin) et quand on a le plaisir (la cessation de la douleur pour le plaisir véritable ou « catastématique ») on a tout le bien possible (souverain bien). Or des trois doctrines, manifestement c’est de l’épicurisme que Descartes semble le plus proche. Ignorant le matérialisme auquel l’hédonisme est attaché, il assimile la volupté (qui est le souverain bien épicurien) au « consentement de l’esprit » (qui est sa propre définition du souverain bien). La conscience du devoir peut être un plaisir susceptible de nous faire agir. Néanmoins elle est insuffisante pour constituer la béatitude. Descartes soutient manifestement qu’on ne peut dissocier souverain bien et plaisir, que cela va contre la langue et contre notre nature, contre l’union de l’âme et du corps : le plaisir du corps octroie à l’âme un plaisir, le plaisir de l’âme réjouit le corps. Le contentement de l’esprit est donc bien à ce titre synonyme de volupté. La vertu seule ne peut constituer le contentement faute de pouvoir par elle seule d’entraîner le désir pour l’acquérir. La vertu risque en écartant du plaisir (en condamnant tous les plaisirs comme illicites) de manquer à son propre accomplissement : en se représentant la vertu comme l’ennemi du plaisir en soi on se condamne à ne pas pouvoir la pratiquer. La vertu est un souverain bien in-humain.

Cette position cartésienne plus favorable à l’épicurisme qu’au stoïcisme a de quoi étonner – alors qu’on a vu comment Descartes pouvait par ailleurs allé jusqu’à reprendre des thèses et des formules au stoïcisme (ce qui dépend de nous/ce qui ne dépend pas de nous…). Comme l’écrit P. Dupond, « on pourrait dire que l’identification cartésienne du souverain bien à la béatitude, et de la béatitude au contentement de l’esprit est d’inspiration épicurienne » (p. 33). Pourtant il y a une raison doctrinale qui peut faire comprendre cette proximité : alors même que la physique cartésienne récuse l’hypothèse du vide, la nature selon Epicure (atomes et vide) et la nature selon Descartes (géométrie) est également privée de Dieu, contrairement au stoïcisme. C’est pourquoi définir le souverain bien par la volupté ou par le contentement de l’esprit, c’est la même chose. Dans les deux cas, l’action procède du même désir d’être intégralement heureux (par le plaisir du corps parce que tout est corps pour Epicure et qu’il n’y a pas de vie après la mort du corps ; par le plaisir du corps et de l’âme parce que l’âme est unie substantiellement au corps et que le corps fait partie intégrante de notre nature).

Descartes se révèle finalement si peu stoïcien qu’il conclut sa lettre (dernier §) en rappelant sa définition de la béatitude (contentement de l’esprit) et la condition d’une béatitude véritable (une volonté ferme et constante fondée sur un jugement sûr), comme s’il n’avait pas pris le soin de commenter le traité de Sénèque…

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Commentaire Descartes à Elisabeth, 1er septembre 1645 Cette longue lettre du 1er septembre est une réponse à une lettre d’Elisabeth du

16 août où elle émet des doutes sur l’autonomie du sage – après avoir demandé au philosophe d’interrompre sa lecture de Sénèque, puisqu’elle approuve entièrement sa manière de penser qu’elle juge « naturelle ». En effet, celui-ci, même s’il a critique le stoïcisme, s’est placé dans la perspective de la pensée antique en adoptant la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas et en montrant ainsi que la béatitude ou le contentement repose sur les biens qui nous appartiennent absolument alors que les biens extérieurs ne font qu’augmenter le degré de satisfaction. Autrement dit, tout ce qui est du monde ne saurait altérer la béatitude du sage : comme dit P. Dupond, « le souverain bien est soustrait à toute emprise de l’extériorité » (p. 33). Mais n’y a-t-il pas des maladies qui empêchent de pouvoir raisonner et qui privent la volonté de sa force et, par là, de la vertu (si la vertu consiste dans une ferme et constance volonté de suivre le bien présenté par la raison). Que peuvent les maximes ou les règles morales elles-mêmes si la maladie ôte à l’âme son pouvoir propre ? Peut-être cet affaiblissement de la volonté n’est-il pas trop préjudiciable à celui qui mène, à l’instar d’Epicure supportant avec détachement la souffrance de ses calculs reinaux (« gravelle ») avec détachement, retiré de la cité dans son jardin philosophique, la « vie de philosophe » qui s’est comme exempté du monde. Mais pour celui dont la condition le contraint à vivre dans le monde, à agir et à choisir dans l’urgence, comme le prince, ou le courtisan, celui-là ne peut s’empêcher de faillir et de s’en repentir. La participation de l’âme à la vie du corps et de l’homme au monde extérieur ne compromet-elle pas doublement l’autonomie de l’esprit qui définit la béatitude ? Ce faisant, par cette interrogation sur les conséquence des indispositions du corps, Elizabeth revient sur la difficulté initiale soulevée dès la lettre du 16 mai 1643 concernant la possibilité pour l’âme de diriger le mouvement des esprits animaux ? Comment la maîtrise volontaire (la volonté étant ce qui dépend absolument de l’âme) de ce qui ne dépend pas de l’âme (maladies, passions) est possible ? La contradiction paraît manifeste : ici on lit que « souvent l’indisposition qui est dans le corps empêche que la volonté ne soit libre » tandis qu’on lira un peu plus tard dans le Traité des passions que « la volonté est tellement libre de sa nature qu’elle ne peut jamais être contrainte » (§ 41).

Descartes répond d’abord en nuançant sa thèse (§ 2). Sans doute la béatitude consiste dans le pouvoir du libre arbitre et ce pouvoir est accessible à tous les hommes, sans aucune assistance – sous-entendue sans un secours surnaturel. Mais la thèse est vraie à l’exception de ceux qui sont privés du pouvoir de raisonner et qui, en ayant perdu l’usage de la raison, ont perdu l’usage de leur liberté qui est le fondement de la vertu et de la béatitude (ils ont perdu « l’usage libre de leur raison »). Folie ne fait ni droit ou raison (cf. 2ème méditation : « mais quoi ce sont des fous… ») ni béatitude. Mais l’aliénation de l’esprit n’est pas le seul facteur qui empêche que la volonté ne soit libre. Descartes évoque en suivant le rêve : aucun philosophe ne peut s’empêcher d’avoir des mauvais songes si son tempérament le dispose à faire des cauchemars. Il y a une facticité du rêve comme il y a une facticité de la maladie du corps ou de l’esprit ou une facticité de la passion (cf. la lettre de mai ou juin 1645) – ce qui laisse entendre que dans les trois cas, on a affaire à une forme d’aliénation : la raison est soit mise entre parenthèses (le sommeil c’est le sommeil de la raison) soit submergée par l’émotion (le choc de la passion) soit pire encore annulée par le dérèglement de l’esprit. Ainsi on ne peut être heureux si on n’est pas à soi et on n’est pas à soi si on est malade (« nous ne

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pouvons répondre absolument de nous-mêmes, que pendant que nous sommes à nous »). Encore les trois situations ne sont pas du même ordre. Descartes explique ainsi que la perte d’autonomie de l’âme est relative dans l’expérience naturelle du sommeil. Dans le sommeil, pour ainsi dire toute l’existence est subsumée sous la notion de l’union en excluant la notion primitive de l’âme : ou encore, la disposition de l’âme à l’autonomie est suspendue. Cependant l’âme n’est pas complètement dépourvue de moyens face à cette dépossession d’elle-même. En effet selon Descartes, comme il l’a expérimenté lui-même, l’âme peut préparer sa dépossession et donc ne pas la subir intégralement, mais au contraire la contrôler. Celui qui s’habitude pendant la veille à ne pas avoir de pensées tristes – ce qui est assurément au pouvoir de sa liberté et dépend absolument de lui – la plupart du temps s’épargne des mauvais songes pendant le sommeil. La production des rêves qui dépend du corps et non de l’âme peut malgré tout être indirectement au pouvoir de celle-ci. Autrement dit une vie vertueuse ou celui qui a le contentement que donne la vertu s’assure par là même une disposition du corps favorable à une vie libre, même pendant le temps du sommeil. Tout se passe comme si le contentement entretenait le contentement, la béatitude faisait cercle avec elle-même.

Mais il y a une différence de nature entre l’altération de la raison (folie) et la propension à la tristesse ou à la disposition aux mauvais songes. Celles-ci sont des obstacles relatifs à la béatitude, ce que l’ensemble de la lettre entend démontrer, et celle-là qui est un obstacle absolu. Ici l’aliénation est radicale : l’âme est étrangère à soi. Le salut ne peut alors venir que de l’extérieur, par « le rétablissement médical d’une disposition du corps compatible avec l’autonomie de l’âme » (P. Dupond, p. 36) alors que la mauvaise humeur, peut être combattue et dominée de l’intérieur. C’est ce que souligne le § 3 : les indispositions qui altèrent seulement les humeurs donnent de la peine pour être dominées mais elles sont maîtrisables. Descartes reprend même l’idée déjà exprimée avant auprès d’Elisabeth que l’effort pour vaincre la passion occasionne un plaisir et donc un contentement d’autant plus grand qu’il est plus difficile. Par suite, il peut assimiler les désagréments, les contraintes sociales, toutes les limites externes de la liberté au cas des humeurs et des passions (« je crois aussi le semblable de tous les empêchements… »). Et à nouveau il prolonge un thème

Pourtant, la même difficulté revient : comment un même type de causes (désordre corporel : un cerveau trop mou, mal disposé) peut-il produit des désordre psychiques différents en nature (relatif/absolu) ? On peut ainsi se demander si Descartes peut rendre compte intégralement de la folie en termes somatiques ? Ici apparaît peut-être la faiblesse de la réponse cartésienne au problème d’Elisabeth sur l’union : la distinction des trois notions primitives est-elle aussi opérante sur le plan éthique et pratique ? La béatitude dont seule l’âme est capable n’est-elle pas confrontée directement à ce qui relève de la notion de l’union et aux événements qui surviennent de manière contingente à cette union ?

C’est ce que traduit à sa manière la fin du 2ème § : l’âme n’a pas de bien plus précieux que sa raison et donc pas de pire crainte que « d’être attachée à un corps qui lui ôte entièrement sa liberté » : mieux vaux perdre la vie que la raison. Comme le note Alquié : « la raison doit donc nous être plus chère que la vie » puisque de la raison dépend sinon la vertu du moins un contentement stable et ferme. Ce paragraphe rappelle le Phédon et l’espoir raisonnable, parce que fondé dans la notion primitive de l’âme et, à ce titre indépendant des lumières de la foi, d’un état de l’âme après la mort plus heureux que dans sa condition incarnée. L’union substantielle de l’âme et du corps cède devant l’idée (platonicienne) d’un malheur ontologique de l’existence (de l’âme unie à un corps qui peut la priver de sa liberté).

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Mais Descartes ne résout pas le problème que pose l’altération de la raison. Il se contente de l’évoquer comme le cas d’un obstacle absolu à la béatitude qui laisse espérer pour une béatitude sans mélange la vie éternelle et préfère revenir au § 4 sur la question du contentement « qui engage toute l’éthique puisque le désir d’être heureux est le vrai moteur de toute action » (P. Dupond, p. 36) : « Mais afin de savoir exactement combien chaque chose peut contribuer à notre contentement … ». C’est l’occasion pour Descartes de traiter à nouveau du plaisir.

Descartes propose un critère formel pour reconnaître les biens qui nous procurent le plus de satisfaction : « toutes les actions de notre âme qui nous acquièrent quelque perfection, sont vertueuses et notre contentement ne consiste qu’au témoignage intérieur que nous avons d’avoir quelque perfection ». Autrement dit vertu = contentement (ce que l’on savait déjà) = conscience d’une perfection (c’est le critère formel qu’ajoute ici Descartes). Acquérir une vertu c’est acquérir une perfection et la conscience de l’acquérir procure une satisfaction qui elle-même encourage à la vertu. Ainsi la vertu est toujours accompagnée de vertu et cette connaissance est la meilleure inclination à agir vertueusement. On peut ici faire deux remarques : d’abord Descartes contre lui-même (cf. lettre ) renoue avec la pensée antique en envisageant la vertu comme une perfection ou une excellence (arétè) et en supposant une pluralité de vertus ; ensuite, dans cette définition « intellectualiste » du plaisir (Alquié, note, p. 601), la notion de perfection reste obscure (comme peut-être dans l’argument ontologique ?) qui mélange le « degré d’être » et « ce qui nous convient en propre ». Mais pour Descartes l’essentiel est de montrer que toute action qui fait acquérir une perfection est vertueuse et qu’ainsi la vertu s’accompagne toujours de contentement – de sorte que celui qui cherche le contentement ne doit pas viser prioritairement le plaisir mais la perfection et la perfection la pus haute qui pourra alors lui donner le plaisir le plus accompli. C’est la perfection qui est le critère du plaisir et non l’inverse. C’est alors pour lui le moyen de distinguer deux sortes de plaisirs, comme il s’y emploie en suivant : les plaisirs de l’esprit seul, les plaisirs de l’homme concret (de l’union). Dans tout ce passage, Descartes se fraie en quelque sorte un chemin personnel entre le stoïcisme et l’épicurisme. L’idée que l’acquisition d’une perfection est vertueuse et que la conscience de cette acquisition engendre le contentement peut faire penser à la thèse stoïcienne (le bonheur = le plaisir de la vertu). Au contraire l’insistance sur le plaisir, le vœu de sauver la volupté de sa mauvaise renommée (cf. § 6 « ce qui fait qu’on blâme communément la volupté… ») et l’idée exprimée juste après que « chaque plaisir se devrait mesurer par la grandeur de la perfection qui le produit » semble assez proche de la métrétique des plaisirs chez Epicure. On retrouve ainsi un raisonnement apparenté. Epicure dit en substance : tout plaisir est un bien et pourtant tout plaisir n’est pas à rechercher. Descartes de son côté pose une proportionnalité entre perfection et plaisir, ce qui devrait permettre de conclure qu’on peut indifféremment chercher le plus de plaisir par la plus haute satisfaction et la plus haute satisfaction par le plus de plaisir. Or cette identité formelle doit être corrigée : s’il faut aller de la perfection au plaisir (et non l’inverse) c’est qu’en procédant ainsi on prend la raison pour guide alors qu’à l’opposé on se laissera guidée par l’imagination. Ce n’est pas le plaisir qui est la mesure de la vertu et de la morale mais le jugement de la raison sur la perfection : c’est en quelque sorte le calcul rationnel sur la perfection qui conditionne le plaisir. On comprend alors que la distinction des plaisirs s’appuie sur l’opposition entre la raison et l’imagination (entre la recherche rationnelle ou imaginaire des perfections).

Plus exactement, l’analyse fait jouer deux distinctions : plaisirs de l’esprit/plaisirs de l’union et raison/imagination. Les plaisirs de l’esprit sont les plaisirs de la raison,

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c’est-à-dire plus précisément, les plaisirs des perfections recherchées par la raison. Les plaisirs du corps sont le plus souvent des plaisirs imaginaires et qui par l’imagination suscitent des passions et des déceptions et sont donc inconciliables avec la vertu et le contentement de soi. C’est que l’imagination naît au creux même de l’union (cf. lettre 1643). Or l’imagination a le défaut de présenter confusément les perfections à l’esprit en les faisant paraître « souvent plus grands qu’ils ne sont, principalement avant qu’on les possède ». La puissance de l’imagination est en effet anticipatrice : elle figure le plaisir futur par l’image d’une perfection. Pour le plaisir du corps (de l’union) elle évalue son intensité anticipativement et, le plus souvent, s’illusionne sur sa réalité ou sa véritable intensité. Le plaisir attendu est toujours plus grand que le plaisir présent dans son actualité. Ainsi on est presque systématiquement déçu par le plaisir vécu quand il a été imaginé parce qu’il a été surévalué, amplifié, déformé. Et cette déception, ordinaire pour les plaisirs du corps, est évidemment contradictoire avec la définition de la béatitude.

Descartes ne répudie pas les plaisirs de l’union. Ils sont certes inférieurs aux plaisirs de l’esprit, mais également légitimes. Comme il en va déjà chez Aristote quand il établit une hiérarchie des genres de vie et des plaisirs qui leur correspondent (vie théorétique – plaisir de la connaissance désintéressée > vie pratique – plaisirs des vertus morales > vie – plaisir des sens), il s’agit de les rechercher selon leur degré de perfection propre. Descartes ne méprise ni le plaisir ni les plaisirs de l’union (qui sont donc toujours les plaisirs du corps). La plaisir appartient à notre nature et donc participe pleinement de la béatitude qu’on doit chercher en cette vie – Descartes parle ici même de « béatitude naturelle ». Aussi c’est moins la distinction entre plaisirs de l’esprit et plaisirs liés à l’union qui importe que « l’opposition entre l’anticipation des plaisirs par la seule raison et leur anticipation par l’imagination » (Alquié, note, p. 602). Aussi n’oppose-t-il pas plaisir contre perfection, mais perfection contre perfection et donc plaisir contre plaisir , plaisir plus élevé d’une perfection plus élevée contre plaisir moins élevé d’une perfection moins élevée :

perfection des plaisirs de l’esprit > perfection des plaisirs de l’union et surtout, perfection des plaisirs évalués par la raison > perfection des plaisirs évalués par

l’imagination On pourrait objecter que l’argument cartésien revient de manière détournée (par

le critère formel de la perfection) à reconduire le préjugé de la supériorité des plaisirs de l’esprit sur ceux de l’union et/ou du corps, et indirectement de l’âme sur le corps. Pourtant, la distinction est pleinement fondée puisqu’elle répond à la condition du contentement : « C’est pourquoi le vrai office de la raison est d’examiner la juste valeur de tous les biens dont l’acquisition semble dépendre en quelque façon de notre conduite, afin que nous nous ne manquions jamais d’employer tous nos soins à tâcher de nous procurer ceux qui sont, en effet, les plus désirable ». On retrouve dans ce passage une reformulation ou une application des règles de la morale de la lettre précédentes : la fonction principale de la raison est d’évaluer les biens en fonction de leur dépendance à notre égard. Si la raison les juge accessibles, il sont les plus désirables et il suffit d’exercer notre vertu, c’est-à-dire une ferme et constante volonté, pour les obtenir, et ainsi s’affranchir, au moins pour ce qui dépend absolument de nous, de tout repentir. Désirer les plaisirs évalués par la raison entre dans la définition de la « béatitude naturelle dont l’acquisition aura été en notre pouvoir ».

Au contraire celui qui recherche le plaisir selon la perfection que son imagination lui propose et qui est finalement dépendante d’une disposition du corps nécessairement

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ponctuelle (l’avant-dernier § insistera sur cette temporalité du plaisir de l’union), s’expose à désirer ce qui vaut le moins et à négliger des vrais biens objectivement plus désirables. Pour l’illustrer, Descartes prend au § 5, l’exemple de la colère.

Soit le cas de la colère sous le coup d’une offense. L’imagination nous fait nous représenter le plaisir de la vengeance (châtier son ennemi) comme ce qui est le plus désirable, au détriment du plaisir de défendre son honneur ou sa vie qui l’emportent objectivement, c’est-à-dire selon la raison. Et quand la raison examine le plaisir de la vengeance, elle nous fait découvrir qu’elle repose sur l’imagination largement illusoire que nous sommes supérieurs à celui dont on se venge. Ce plaisir d’une supériorité imaginaire est bien de peu de valeur comparé au juste plaisir de défendre son honneur, sa vie, ou plus encore peut-être de contenir sa colère, car alors l’âme se satisfait dans sa propre force à dominer ses passions. Là encore, on peut distinguer des degrés de plaisirs :

plaisir de se venger d’autrui que l’imagination rabaisse (plaisir de l’union selon

l’imagination) < plaisir de se venger pour l’honneur ou la vie (plaisir de l’union selon la raison) < plaisir de s’abstenir de se venger (vrai contentement du plaisir de l’esprit)

Ce qui vaut pour la colère vaut pour « toutes les autres passions » (§ 6). La

passion est la représentation d’un plaisir née de l’imagination, ou l’imagination d’un plaisir lié à l’union. Et le bien vers lequel elle fait tendre (la passion est motrice) comporte toujours « plus d’éclat qu’il n’en mérite » et fait imaginer un plaisir plus grand à venir qu’il n’est en réalité et qu’il n’est effectivement vécu : le plaisir suscité et entretenu par la passion est décevant. Ce dépit du plaisir apparent est si ordinaire qu’on s’en est servi pour blâmer la volupté en général, dit Descartes. On a ainsi confondu le plaisir avec le plaisir de l’union, ou plus exactement avec l’anticipation imaginaire d’un plaisir lié à l’union.

Par ailleurs, il ne faut pas non plus surestimé les plaisirs de l’esprit, car ils ne sont pas toujours bons. Les plaisirs de l’esprit peuvent aussi être sous la dépendance de l’imagination ou du moins d’un faux jugement sur les choses. Ils ne doivent donc pas être inconditionnellement recherchés avant les plaisirs de l’union. Descartes donne l’exemple de la médisance : c’est incontestablement un plaisir de l’esprit seul : dénigrer, diffamer, alléguer, accuser, autant d’actes purement intellectuels ou spirituels. Le plaisir à consiste ainsi à se satisfaire du défaut d’autrui. Mais ce plaisir repose sur une passion ou un jugement faux et qui consiste à penser qu’on doit être estimé et qu’on est effectivement « plus estimé » si les autres le sont moins. On cherche le contentement dans la dévalorisation d’autrui, pensant qu’ils sont inversement proportionnels. Mais c’est là une erreur de jugement sur notre propre perfection et sur la perfection d’autrui (puisque la perfection est le critère du plaisir). Ou alors le plaisir de l’esprit peut être inspiré par la passion : la médisance est par exemple l’effet de l’ambition.

Donc même pour les plaisirs de l’esprit, la raison doit rester souveraine. Mais il n’en demeure pas moins que les plaisirs de l’esprit possèdent une supériorité objective sur les plaisirs de l’union. C’est pourquoi l’avant dernier §, après l’opposition de la raison et de l’imagination, revient sur la hiérarchie des plaisirs. Il ne s’agit plus de justifier cette hiérarchie en faisant intervenir « le vrai office de la raison », puisque celle-ci peut aussi bien s’appliquer aux plaisirs de l’union, mais de la fonder sur une propriété qui les distingue par nature. Or pour Descartes, les plaisirs de l’union dépendent du corps : or le corps du corps est sujet à un « changement perpétuel », de sorte que les plaisirs qui lui sont attachés sont également éphémères, n’étant bons qu’au moment

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qu’ils sont utiles au corps et qu’on les reçoit. Au contraire, les plaisirs de l’esprit sont des biens immortels. Descartes avait déjà eu recours à cette différences entre les biens fragiles et les biens éternels. Si la stabilité est le critère du vrai contentement, comme la lettre précédente l’a précisé, alors on comprend pourquoi il est raisonnable de préférer les plaisirs de l’esprit aux plaisirs de l’union, quoique ces derniers soient pleinement légitimes ou « licites » s’ils sont évalués par la raison.

Le dernier § tire la conclusion et fait le résumé de l’ensemble de la lettre : a) la béatitude naturelle consiste à bien user de sa raison pour évaluer sans

passion chaque perfection relative et ainsi choisir celle qui occasionne le plus de plaisir b) les perfections du corps étant moindres que celles de l’esprit, leur défaut

n’empêche pas le sujet de se rendre heureux c) les passions ne sont pas en elles-mêmes méprisables et il ne faut pas chercher à

s’en affranchir, mais il s’agit 1/ de les maîtriser par la raison et 2/ de savoir utiliser l’énergie qu’elles déploient pour mieux agir ou augmenter notre puissance d’agir. Sous la conduite de la raison, leur excès même est un bienfait.

On ne peut pas philosopher sur les passions sans condamner moins les passions. C’est là une des principales originalités de la « morale cartésienne ».

Commentaire Lettre à Elisabeth 15 septembre 1645 Par cette lettre Descartes prend congé de Sénèque qu’il avait entrepris de

commenter pour éclairer la princesse sur la nature du souverain bien. Mais Sénèque n’étant pas parvenu à exposer clairement son opinion touchant ce sujet principal de la morale, il est inutile de poursuivre plus avant la lecture suivie du traité stoïcien et il est plus urgent de préciser « les moyen de se fortifier l’entendement pour discerner ce qui est le meilleur en toutes les actions de la vie ». Descartes donc redevient Descartes ou cherche la vérité morale par la lumière naturelle sans suivre une opinion étrangère, fût-elle de Sénèque. Il répond en réalité aux réserves exprimées par Elisabeth sur les conditions du vrai contentement. Pour être heureux en cette vie, il suffit de régler son action sur la rectitude du jugement de l’entendement sur les biens à poursuivre, les actions à mener. Mais pour estimer justement les biens, encore faut-il en connaître les perfections. Donc revient toujours la difficulté essentielle : pour bien agir et être heureux il suffit de bien juger (morale intellectualiste), mais l’homme peut-il bien juger s’il ne peut tout connaître ? La finitude de l’entendement et de la connaissance ne rend-elle pas le contentement impossible ?

Comment s’assurer la disposition permanente à bien juger pour être toujours heureux ? Descartes précise qu’il y a deux réquisitions et non pas un nombre indéfini à cette aptitude accessible aux hommes (donc le bonheur est possible) : la connaissance de la vérité et l’habitude qui fait acquiescer à cette connaissance à chaque fois que c’est nécessaire. Manifestement le régime moral de la vérité fait intervenir l’habitude (contrairement à la connaissance théorique de la vérité qui a pour règle l’évidence actuelle). Pour être toujours content en sa vie, il faut se souvenir de ses jugements et acquiescer à la connaissance de la vérité. Epicure conseillait ainsi à son disciple de se remémorer les principes de la vie heureuse pour les mettre en pratique. La vérité a donc une efficacité pratique si l’on sait s’en souvenir, la rappeler pour faire face à l’action et aux aléas de la vie.

Donc la principale condition du contentement est la connaissance de la vérité. Mais quelles sont les vérités qu’il faut connaître pour être assuré non pas d’être heureux

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mais de disposer de son jugement pour être content ? En droit, les vérités à connaître sont en nombre infini. Et s’il fallait connaître chaque chose en sa perfection (comme seul Dieu peut le faire) pour bien juger et bien agir, l’homme serait condamné définitivement à l’incertitude et au malheur. Mais ce ne sont pas toutes les vérités ou la vérité dans l’absolu qu’il faut connaître, mais seulement « celles qui sont le plus à notre usage ». Autrement dit, la morale comporte une dimension intellectuelle irréductible (pour bien agir il faut commencer par bien juger), mais pour autant ce n’est pas la connaissance de toutes vérités (ou de toute la vérité) qui est requise, mais celle qui est utile à l’action. Donc d’un côté il n’y a pas d’action morale sans vérité, de l’autre la vérité morale est toujours relative au contexte de l’action.

Or relativement à l’action, la connaissance de la vérité se ramène à quatre connaissances. Ou il y a quatre connaissances nécessaires requises pour bien juger et bien agir : l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, l’étendue de l’univers – et la considération de la partie et du tout. Ce qui signifie que la morale n’est pas séparée de la métaphysique (Dieu, l’âme) et de la physique (la grandeur de l’univers). On pourrait ici être tenté de faire le rapprochement avec les postulats de la raison pratique chez Kant (l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, la liberté dans le monde sont requis pour la possibilité du souverain bien) – mais à cette différence, qu’il n’est pas question chez le philosophe français de foi rationnelle mais de savoir. L’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme se démontrent et peuvent se démontrer en philosophie.

Mais ici la perspective est d’envisager les effets pratiques de ces vérités (démontrables). Savoir qu’il y a un Dieu (et quel que soit le mode de cette connaissance, qui peut être métaphysique mais qui ne l’est pas pour la majorité des hommes) permet d’adopter un juste rapport au monde. Si l’on sait qu’il y a un Dieu, c’est-à-dire un être infiniment puissant, sage, dont les volontés sont infaillibles et infailliblement suivies d’effets, et dont toute chose dépend dans l’univers, alors nous pouvons recevoir chaque événement de la vie comme s’il était directement envoyé par Dieu. Or tout ce que veut Dieu étant par définition parfait, il nous est alors possible d’aimer la nécessité (perfection) voulue par Dieu – ici comme le remarque Alquié, la définition de l’amour est traditionnelle : l’amour a pour objet la perfection à laquelle la volonté se lie spontanément – la tristesse étant d’être séparé de ce bien même – alors qu’il le définira dans le Traité des passions (art. 56) comme la passion à l’égard de ce qui nous est convenable : l’intérêt pour soi a remplacé la perfection en soi – non seulement savoir qu’il y a un Dieu permet d’aimer ce qui nous arrive tel qu’il arrive, mais en plus de « tirer de la joie des afflictions » en considérant que dans notre malheur c’est la volonté divine qui s’exécute. La joie consiste à aimer comme venant de Dieu ce que l’on subit. On a là le fondement métaphysique du contentement de soi dans l’affliction qui caractérise l’âme forte.

La connaissance que l’âme est immortelle (c’est-à-dire qu’elle subsiste sans le corps), qu’elle donc plus noble que le corps (ne pas périr est une perfection, périr une imperfection) et qu’étant indépendante du corps elle peut connaître « une infinité de contentements » (sans pouvoir dire « plaisirs ») inconnus en cette vie, permet d’adopter un détachement à l’égard « des choses du monde ». Savoir que l’âme est immortelle permet de surmonter la crainte de la mort (qui est le principal obstacle au bonheur) et de relativiser les biens et les maux de la vie ici bas et de mépriser tous les biens et les maux qui sont donnés par « la fortune ». Savoir que l’âme est immortel c’est ne pas craindre la mort et mépriser comme hasardeux les biens et les maux de la vie. Là encore on retrouve sous une forme en quelque sorte « métaphysique » une inspiration profonde de la morale cartésienne, puisée aussi dans le stoïcisme, que les événements mondains

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n’ont pas le pouvoir de disposer de nous, ou plutôt que nous avons le moyen de disposer des événements du monde. Ici la vérité de l’immortalité de l’âme donne un appui à cette conviction, elle est le fondement théorique de la règle pratique de voir le monde comme un théâtre.

Mais on doit reconnaître qu’il y a entre ces deux vérités sinon une contradiction du moins une tension : comment regarder avec indifférence comme relevant de la fortune (2) ce qui est envoyé par Dieu (1) ? La première vérité oblige plutôt à parler de Providence que de fortune. Le second argument est difficilement conciliable avec l’hypothèse du premier d’un Dieu personnel.

La troisième connaissance porte sur la nature du monde, c’est-à-dire sinon l’infinité du monde du moins son caractère indéfini. La thèse ici est anti-scolastique : le géocentrisme institue un anthropocentrisme. Professer que la terre est au centre de l’univers qui est clos, que la sphère des fixes est la limite du monde qui le définit comme le locus verus au-delà duquel s’étend le locus imaginarius (auquel on ne peut attribuer les mêmes propriétés qu’au monde visible)8 conduit l’homme a s’estimer au-dessus de tous les êtres, à faire de l’homme la mesure de toutes choses, c’est-à-dire entretenir « une présomption impertinente » au point même de prétendre égaler Dieu ou d’ « être du conseil de Dieu ». Au contraire si l’on sait que l’univers est infiniment vaste, l’homme ne peut se faire le centre et la fin de tout. « Il y a donc, comme dit Alquié, un usage “morale” de la physique ».

Mais il y a encore une 4ème connaissance nécessaire à la béatitude – dont ne sait pas dire de quoi elle relève précisément comme les trois autres (métaphysique/physique). On peut y voir un jugement d’expérience (son appartenance à une famille, une société, un Etat) mais aussi une inspiration philosophique (stoïcienne). Chaque individu est une personne, c’est-à-dire une substance séparée des autres. Mais le sujet n’est pas une substance au sens strict puisqu’il ne peut subsister seul par lui-même. Le sujet est membre d’un Etat, membre d’une société, se lie par des serments à autrui, il est « citoyen du monde » (stoïcisme). La personne est donc toujours la partie d’un ensemble. Cette pensée est l’origine de toutes les actions qu’on loue (vertus) : les actions qu’on dira altruistes et les actions héroïques (à ne pas confondre avec les actions de ceux qui s’exposent par stupidité). Cette considération correspond à la définition cartésienne de l’amour (qui n’est plus celle de l’argument 1) : aimer c’est « se joindre de volonté » à ce qui paraît convenable à soi et « former avec lui un tout, dont on est soi-même une partie » (Lettre à Chanut, 1er février 1647). Ainsi cette pensée qu’on ne forme pas un tout soi-même, bien que l’on soit une personne à part entière est l’origine de toutes les vertus. Dans le cas contraire, si l’on rapportait tout à soi exclusivement, on n’éprouverait pas comme on le fait la crainte de nuire à autrui, on ne s’empêcherait pas de le faire comme on le fait ; on ne pourrait lier aucun lien d’amitié, aucune fidélité – et finalement aucune vertu ne serait possible. Pas d’acte désintéressé, pas de serment, de don de soi… Et si nous formons un tout avec ce que nous aimons et si le tout a plus de valeur que la partie (nous-mêmes en tant que personne), alors « il faut » (obligation morale) « préférer les intérêts du tout, dont on est partie ». Cette quatrième condition de la morale est bien théorique : savoir qu’on est une partie et non un tout donne le devoir de toujours préférer l’intérêt qui se rapporte au tout à l’intérêt particulier. Ou encore, l’action tend toujours à une perfection (bien). L’action est d’autant plus meilleure que la perfection est plus grande. Or le tout est plus parfait que la partie. Donc l’action en vue du tout est plus parfaite que l’action en vue de la partie. Cette pensée oriente

8 Cf. Traité du monde, chapitre VI et lettre à Mersenne du 18 décembre 1629.

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confusément nos actions et elle est naturelle quand on connaît Dieu et qu’on l’aime comme il faut. Dieu n’est pas tout (panthéisme) mais cause de tout : l’homme se sait n’être qu’une partie de Dieu. Donc aimer comme il faut c’est croire que tout ce qui arrive procède de sa volonté et que tout ce qui vient de Dieu est préférable à ce qui vient de soi. Aimer Dieu comme il faut revient à devoir aimer Dieu. Savoir que Dieu existe est le fondement de toutes les vertus (préférer le tout à la partie) : et la pratique des vertus conduit à l’amour de Dieu. Descartes ainsi par sa considération sur le tout et la partie introduit sa conception de l’amour. L’amour de Dieu n’est que l’accomplissement de l’amour, c’est-à-dire la volonté de se joindre à ce dont on dépend intégralement. Ainsi il s’agit non pas de renoncer à soi, mais de renoncer à son intérêt qui n’est que l’intérêt séparé du tout dont on dépend. Inversement aimer le tout, c’est s’accomplir soi-même en se libérant de l’intérêt particulier.

Descartes termine la lettre sur des considérations plus particulières. Le contentement requiert outre la connaissance des vérités générales sur Dieu, l’âme, la nature, et le rapport tout/parties. Pour l’essentiel, les remarques sont des rappels :

a) les passions déforment la réalité ou lui donne une apparence souvent excessive ;

b) les plaisirs du corps ne sont pas aussi durables que ceux de l’âme - ce qui doit conduire à la prudence : suspendre son jugement sur les choses en attendant que la passion retombe (puisque l’âme n’a pas les armes pour lutter contre elle dans son actualité même) ; et éviter de se laisser abuser par la « fausse apparence des biens de ce monde » (c’est-à-dire principalement les plaisirs du corps) ;

c) les mœurs du lieu où nous devons vivre (puisque nous sommes toujours des parties) doivent être évaluées pour savoir jusqu’où il est raisonnable de les suivre. Ici Descartes répète sa « morale provisoire », rappelant que le pire est de ne pas demeurer irrésolu dans l’action qui ne souffre pas de délai.

La dernière remarque est plus surprenante puisqu’elle rétablit la validité de l’habitude que le doute et la règle de l’évidence excluaient pour la connaissance de la vérité. Descartes critique toujours la philosophie de l’Ecole (= scolastique) sauf en morale (« on a raison dans l’Ecole, de dire que les vertus sont des habitudes… ». Descartes fait référence à travers la scolastique à l’éthique aristotélicienne qui définit la vertu comme une certaine disposition (hexis en grec/habitus en latin) à agir conformément à un certain juste milieu que la prudence (ou l’homme prudent) permet de définir en situation9. Cet éloge de l’habitude ne fait que souligner la différence entre

9 Il y a “trois phénomènes de l’âme” (ta; ejn th/` yuch/` ginovmena triva) (EN, II, 4, 1105 a 20), les

affections (pavqh), les puissances ou les facultés (dunavmeis) et les dispositions (eJvxeis). Les affections désignent les inclinations accompagnées de plaisir ou de peine, comme l’appétit, la colère, la crainte …, et les puissances, les capacité d’éprouver ces affections - l’irascibilité par rapport à la colère. Les dispositions constituent enfin la manière de se comporter vis-à-vis des affections, ce par quoi on se comporte bien ou mal à leur égard et qui nous fait mériter soit le blâme, ce qu’on appelle vice, soit la louange, ce qu’on nomme vertu, et qui forment l’objet de la science portant sur l’hqos (ejpisthvmh poihtikhv). Ainsi les vertus ne pouvant appartenir ni au genre des affections, parce que ce sont des mouvements involontaires, ni au genre des puissances qui sont des dispositions naturelles, relèvent nécessairement du genre des dispositions habituelles de l’âme. La vertu suppose à la fois une disposition permanente et stable et un choix volontaire et réfléchi. Eprouver de la crainte ou de la colère ne rend pas digne d’éloge mais seulement la manière de “s’y mettre”. De même, nos facultés sont en nous par nature, mais “nous ne naissons pas naturellement bons ou méchant” (EN, id., 1106 a 9-10).

Mais en quoi cette préférence habituelle, cette permanence de la volonté à l’égard des affections qui rend l’homme bon réalise-t-elle l’excellence en quoi consiste la vertu ? Comment l’homme accomplit-il sa fonction propre dans la vertu ainsi définie comme eJvxis proiairhtikh;;? Platon avait déjà montré que l’artisan exécute bien son ouvrage, et porte ainsi son art à sa perfection, quand il y réalise un ordre, une

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la vérité dans l’ordre de la connaissance et dans l’ordre de l’action, ou entre la connaissance « théorique » et la connaissance « pratique ». Pour bien agir, il ne suffit pas de bien juger, il faut encore « être disposé à bien juger ». Donc l’habitude à bien juger conditionne l’action morale. Descartes avance deux raisons : /1/ il est impossible d’exercer une attention constante sur les mêmes choses, mais la vérité peut avoir été imprimée dans l’esprit, tournée en habitude par une longue méditation. L’habitude supplée l’absence de démonstration, d’évidence et d’attention dans le domaine de la vie et de l’action ; /2/ ce qui manque en morale c’est moins le savoir que la mise en pratique des jugements. Les hommes savent ce qu’ils doivent faire, et n’ont pas attendu les philosophes pour le savoir (cf. introduction) ; et s’ils agissent mal c’est parce qu’ils n’ont pas l’habitude mettre en pratiques les vérités morales.

Ainsi l’homme, du moins le sage, ne manque jamais d’être content. Les réquisitions de ce consentement ne sont pas infinies comme l’objectait Elisabeth : elles se ramènent à 4 vérités générales et à quatre plus particulières.

Commentaire Lettre à Elisabeth 6 octobre 1645 Qu’est-ce que le souverain bien ? On peut y distinguer deux aspects ou deux

dimensions (cf. P. Dupond, p. 42). Il y a le souverain bien dans sa dimension objective : il consiste dans notre propre perfection, c’est-à-dire dans ce qui dépend de nous et de l’usage de notre libre-arbitre conformément à la connaissance de la vérité par la raison. Mais subjectivement le souverain bien se traduit par la joie, le contentement. Jusque-là Descartes a cherché à montrer que les deux aspects étaient inséparables : que la plus haute perfection par l’usage raisonnable de son libre-arbitre donne le plus grand contentement, c’est-à-dire un contentement inaccessible aux revers de fortunes, aux aléas de la vie. Mais ce lien est-il indéfectible ou si nécessaire ?

Pour le vérifier, Descartes évoque ce doute volontaire – qui est la méthode propre à Descartes pour éprouver la vérité d’une croyance - qu’il a fait « quelquefois ». Vaut-il mieux être content, même au prix de l’ignorance ou plus savant mais moins joyeux ? Si le souverain bien consistait dans la joie (c’est-à-dire dans le contentement subjectif) alors il faudrait toujours la rechercher quel qu’en soit le moyen : par l’ivresse

harmonie tels que rien ne saurait lui être ajouté ou retranché. Or c’est le même rapport entre deux extrêmes, la même proportion, cette espèce d’égalité indépassable entre les extrêmes que la vertu morale vise dans l’ordre des affections et des conduites qui est le sien. La vertu morale vise le juste milieu, la médiété, la moyenne qui est excellence et perfection et qui constitue pour cette raison “un sommet” (EN, II, 6, 1107 a 8), entre l’excès et le défaut. “J’entends ici la vertu morale, car c’est elle qui a rapport à des affections et des actions, matières en lesquelles il y a excès, défaut et moyen. Ainsi, dans la crainte, l’audace, l’appétit, la colère, la pitié, et en général dans tout sentiment de plaisir et de peine, on rencontre du trop et du trop peu, lesquels ne sont bon ni l’un ni l’autre ; au contraire, ressentir ces émotions au moment opportun, dans les cas et à l’égard des personnes qui conviennent, pour les raisons et la façon qu’il faut, c’est à la fois moyen et excellence, caractère qui appartient précisément à la vertu. Pareillement encore, en ce qui concerne les actions, il peut y avoir excès, défaut et moyen. Or la vertu a rapport à des affections et à des actions dans lesquelles l’excès est erreur et le défaut objet de blâme, tandis que le moyen est objet de louange et de réussite, double avantage propre à la vertu. La vertu est donc une sorte de médiété, en ce sens qu’elle vise le moyen.” (EN, II, 5, 1106 b 16-28)

Ainsi de la vertu du courage qui consiste dans le juste milieu entre la lâcheté et la témérité, ou de la justice qui, dans la répartition des biens entre citoyens (justice distributive), dans la correction des violations ou des violences subies dans les transactions entre particuliers (justice corrective), dans la proportion des rétributions aux services (justice “commutative”), vise sous la forme d’une égalité cette exactitude dans la médiété.

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du vin ou du tabac. Si le souverain bien était le contentement, il faudrait faire l’éloge des paradis artificiels. En outre cela signifierait que ce qui est une imperfection (ne pas connaître la vérité des biens, juger selon les apparences, sous l’effet de la passion…) peut favoriser le contentement et inversement une perfection (le jugement vrai sur les choses) le diminuer. Autrement dit, ce doute implique que le souverain bien et le contentement ne s’accompagnent pas nécessairement ensemble.

A ce doute et à ses conséquences qui ruinent ces réflexions sur la morale, Descartes apporte deux réponses. D’abord il insiste sur la différence entre la dimension objective et la dimension subjective du souverain bien, ou plutôt il distingue entre le souverain bien lui-même, c’est-à-dire la vertu, c’est-à-dire la possession de tous les biens qui dépendent exclusivement du libre-arbitre, et l’effet que produit, c’est-à-dire la satisfaction que produit sur le sujet cette perfection.

Souverain bien = vertu = biens par le libre-arbitre (objectif) Contentement = satisfaction que procure la vertu (subjectif) Or dans le cas où les deux ne concordent pas, il faut toujours préférer la vertu à

la joie. Autrement dit, il vaut mieux être moins gai en connaissance les choses selon la vérité que moins savant mais plus gai. Descartes cette fois remet en cause le bien-fondé de l’écart entre le souverain bien et le contentement en distinguant entre les joies profondes et la simple et riante gaieté. Il ne faut pas distinguer le souverain bien et le contentement comme l’objectif et le subjectif mais entre le souverain bien ou la joie objective et le contentement ou la gaieté passagère. Ainsi le souverain bien est-il toujours accompagné de contentement (l’hypothèse de leur séparation est donc fausse), à condition de distinguer entre la joie profonde souvent morne et sérieuse, c’est-à-dire non pas triste mais, contenu, retenu, assuré de soi-même, qui n’a pas besoin de signes extérieurs, de reconnaissance pour être intensément vécu, et la gaieté qui est un étourdissement, un divertissement. On croit que la joie s’accompagne du rire, c’est-à-dire qu’on la confond avec la gaieté. Une âme qui serait constamment divertie, toujours réjouie ne devrait pas être jugée heureuse (au sens de la béatitude ou souverain bien) puisque cet état pourrait être seulement l’effet de la fortune, alors que le vrai contentement (ou la joie) ne peut venir que du souverain bien, c’est-à-dire du libre-arbitre et de son usage.

Mais la vie est plus complexe que ce partage du vrai et du faux, du souverain bien et du contentement ou de la joie et de la gaieté. Il peut arriver que des choses également vraies nous rendent pour certaines contents et pour d’autres nous en empêchent. Toutes les vérités ne disposent pas également au même contentement.

A et b = v. Or a=v -> contentement et b=v -> non contentement. Cette constatation remet-elle en cause la thèse d’une solidarité entre le souverain

bien et le contentement ? La réponse de Descartes est sans ambiguïté : entre deux vérités, il faut préférer celle qui donne (plus) de la satisfaction. Autrement dit, le contentement est si peu séparable du souverain bien qui repose sur la perfection à connaître la vérité et à user de son libre-arbitre, que le contentement est le signe de la vérité. Du moins la prudence veut qu’il faut toujours préférer la vérité qui rend content plutôt que la vérité qui ne le fait pas.

Mais un autre argument peut encore être avancé qui reprend une idée déjà développée auparavant : il n’y a rien au monde où l’on ne puisse discerner, si on l’envisage d’un certain côté, comme un bien et donc il n’y a rien dont on ne puisse tirer avantage et contentement. Ainsi il nous appartient – ce qui relève une fois de plus de

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l’usage de notre libre-arbitre – de faire paraître une chose sinon comme un bien en soi – ce qui serait une illusion ou une auto-illusion, exclue par Descartes (« pourvu que ce soit sans nous tromper ») – du moins comme un bien à notre avantage. Descartes prend témoignage sur Elisabeth. N’a-t-elle pas eu plus de loisir pour l’étude que les autres personnes de son âge et de son rang ? N’a-t-elle pas là de quoi être contente ? Pour se comparer à autrui en prenant pour élément de comparaison ce qu’on peut leur envier, ce qui nous manque par rapport à lui ? Pourquoi se plaindre d’avoir manqué de temps pour s’appliquer à l’étude quand c’est dans la nature humaine d’avoir besoin de relâche pour mieux rechercher la vérité ? Si l’on se compare à autrui, il faut le faire sur ce qui nous avantage plutôt que sur ce qui nous désavantage et ne pas exiger de soi plus que la nature ne peut offrir.

Le contentement est encore toujours possible parce qu’on peut facilement éviter le repentir dès lors qu’on suit la règle (de la morale provisoire) de toujours faire ce qu’on a jugé le meilleur et de considérer tout ce qui excédait ce qui dépendait de nous comme impossible. Bien juger pour bien agir, cela implique qu’après avoir bien délibéré je ne dois pas mécontent de moi-même si l’action n’est pas un succès.

Bibliographie Œuvres de Descartes : Discours de la méthode III Lettre-Préface aux Principes de la philosophie Passions de l’âme Lettres 1645-1647 avec la reine Christine de Suède Etudes, commentaires : 1968 Martial Guéroult, Descartes et l’ordre des raisons II, ch. 19-20, Aubier 1970 Geneviève Rodis-Lewis, La morale de Descartes, ch. 3-4, conclusion, PUF 2008 Pascal Dupond, Descartes Correspondance avec Elisabeth — Commentaire,

http://www.philopsis.fr/spip.php?article167 2008 Denis Kambouchner, Descartes et la philosophie morale, ch. 9, Hermann 2014 Delphine Kolesnik-Antoine et Marie-Frédérique Pellegrin, Élisabeth de Bohême face à

Descartes: Deux philosophes?, Vrin