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Université Paul-Valéry Montpellier 3 Service Universitaire de Formation Continue (SUFCO) Diplôme d’Accès aux Études Universitaires – A Enseignement À Distance Année 2013-2014 Cours de Littérature XX° siècle : choix de textes Enseignante : Madame Bourjea Fascicule n°14

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Université Paul-Valéry Montpellier 3 Service Universitaire de Formation Continue (SUFCO)

Diplôme d’Accès aux Études Universitaires – A

Enseignement À Distance

Année 2013-2014

Cours de Littérature

XX° siècle : choix de textes

Enseignante : Madame Bourjea

Fascicule n°14

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En couverture : Pierre BONNARD (1867-1947) La Fenêtre

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[1] Paul Valéry, « Palme » (Charmes, 1922) à Jeannie

De sa grâce redoutable Voilant à peine l’éclat, Un ange met sur ma table Le pain tendre, le lait plat ; Il me fait de la paupière Le signe d’une prière Qui parle à ma vision : – Calme, calme, reste calme ! Connais le poids d’une palme Portant sa profusion ! Pour autant qu’elle se plie À l’abondance des biens, Sa figure est accomplie, Ses fruits lourds sont ses liens. Admire comme elle vibre, Et comme une lente fibre Qui divise le moment, Départage sans mystère L’attirance de la terre Et le poids du firmament ! Ce bel arbitre mobile Entre l’ombre et le soleil, Simule d’une sibylle La sagesse et le sommeil. Autour d’une même place L’ample palme ne se lasse Des appels ni des adieux... Qu’elle est noble, qu’elle est tendre ! Qu’elle est digne de s’attendre À la seule main des dieux ! L’or léger qu’elle murmure Sonne au simple doigt de l’air, Et d’une soyeuse armure

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Charge l’âme du désert. Une voix impérissable Qu’elle rend au vent de sable Qui l’arrose de ses grains, À soi-même sert d’oracle, Et se flatte du miracle Que se chantent les chagrins. Cependant qu’elle s’ignore Entre le sable et le ciel, Chaque jour qui luit encore Lui compose un peu de miel. Sa douceur est mesurée Par la divine durée Qui ne compte pas les jours, Mais bien qui les dissimule Dans un suc où s’accumule Tout l’arôme des amours. Parfois si l’on désespère, Si l’adorable rigueur Malgré tes larmes n’opère Que sous ombre de langueur, N’accuse pas d’être avare Une Sage qui prépare Tant d’or et d’autorité : Par la sève solennelle Une espérance éternelle Monte à la maturité ! Ces jours qui te semblent vides Et perdus pour l’univers Ont des racines avides Qui travaillent les déserts. La substance chevelue Par les ténèbres élue Ne peut s’arrêter jamais, Jusqu’aux entrailles du monde, De poursuivre l’eau profonde Que demandent les sommets. Patience, patience, Patience dans l’azur !

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Chaque atome de silence Est la chance d’un fruit mûr ! Viendra l’heureuse surprise : Une colombe, la brise, L’ébranlement le plus doux, Une femme qui s’appuie, Feront tomber cette pluie Où l’on se jette à genoux ! Qu’un peuple à présent s’écroule, Palme !... irrésistiblement ! Dans la poudre qu’il se roule Sur les fruits du firmament ! Tu n’as pas perdu ces heures Si légère tu demeures Après ces beaux abandons ; Pareille à celui qui pense Et dont l’âme se dépense À s’accroître de ses dons !

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[2] Guillaume Apollinaire, L’Esprit nouveau et les poètes (Conférence, 1917) Il (l’esprit nouveau) prétend encore hériter des romantiques une curiosité qui le

pousse à explorer tous les domaines propres à fournir une matière littéraire qui permette d’exalter la vie sous quelque forme qu’elle se présente. [...]

L’esprit nouveau est tout étude de la nature extérieure et intérieure, tout ardeur pour la vérité. Même s’il est vrai qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, il ne consent point à ne pas approfondir tout ce qui n’est pas nouveau sous le soleil. Le bon sens est son guide et ce guide le conduit en des coins sinon nouveaux, du moins inconnus.

Mais n’y a-t-il rien de nouveau sous le soleil ? Il faudrait voir. [...] Le poète d’aujourd’hui ne méprise aucun mouvement de la nature, et son esprit poursuit la découverte aussi bien dans les synthèses les plus vastes et les plus insaisissables : foules, nébuleuses, océans, nations, que dans les faits en apparence les plus simples : une main qui fouille une poche, une allumette qui s’allume par le frottement, des cris d’animaux, l’odeur du jardin après la pluie, une flamme qui naît dans un foyer. Les poètes ne sont pas seulement les hommes du beau. Ils sont encore et surtout les hommes du vrai, en tant qu’il permet de pénétrer dans l’inconnu, si bien que la surprise, l’inattendu, est un des principaux ressorts de la poésie d’aujourd’hui. [...] L’esprit nouveau est avant tout ennemi de l’esthétisme des formules et de tout snobisme. Il ne lutte point contre quelque école que ce soit, car il ne veut pas être une école mais un des grands courants de la littérature englobant toutes les écoles, depuis le symbolisme et le naturisme. Il lutte pour le rétablissement de l’esprit d’initiative, pour la claire compréhension de son temps et pour ouvrir des vues nouvelles sur l’univers extérieur et intérieur qui ne soient point inférieures à celles que les savants de toutes catégories découvrent chaque jour et dont ils tirent des merveilles.

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[3] Guillaume Apollinaire : « Zone » (Alcools, 1913) À la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes La religion seule est restée toute neuve la religion Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières Portraits des grands hommes et mille titres divers J’ai vu ce matin une rue dont j’ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les directeurs les ouvriers et les belles sténodactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent J’aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège Tandis qu’éternelle et adorable profondeur améthyste Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ

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C’est le beau lys que tous nous cultivons C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité C’est l’étoile à six branches C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs Il détient le record du monde pour la hauteur Pupille Christ de l’œil Vingtième pupille des siècles il sait y faire Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur Les anges voltigent autour du joli voltigeur Icare Énoch Élie Apollonius de Thyane Flottent autour du premier aéroplane Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux qui portent la Sainte-Eucharistie Ces prêtres qui montent éternellement en élevant l’hostie L’avion se pose enfin sans refermer les ailes Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles À tire d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux D’Afrique arrivent les ibis les flamands les marabouts L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri Et d’Amérique vient le petit colibri De Chine sont venus les pihis longs et souples Qui n’ont qu’une seule aile et volent par couples Puis voici la colombe esprit immaculé Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre Un instant voile tout de son ardente cendre Les sirènes laissant les périlleux détroits Arrivent en chantant bellement toutes trois Et tous aigle phénix et pihis de la Chine Fraternisent avec la volante machine Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent L’angoisse de l’amour te serre le gosier

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Comme si tu ne devais jamais plus être aimé Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière Tu te moques de toi et comme le feu de l’Enfer ton rire pétille Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie C’est un tableau pendu dans un sombre musée Et quelquefois tu vas le regarder de près Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres Le sang de votre Sacré-Cœur m’a inondé à Montmartre Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses L’amour dont je souffre est une maladie honteuse Et l’image qui te possède te fait survivre dans l’insomnie et dans l’angoisse C’est toujours près de toi cette image qui passe Maintenant tu es au bord de la Méditerranée Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année Avec tes amis tu te promènes en barque L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague Tu te sens tout heureux une rose est sur la table Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose La cétoine qui dort dans le cœur de la rose Épouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis Tu ressembles au Lazare affolé par le jour Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours Et tu recules aussi dans ta vie lentement En montant au Hradchin et le soir en écoutant Dans les tavernes chanter des chansons tchèques Te voici à Marseille au milieu des pastèques Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon

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Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde On y loue des chambres en latin Cubicula locanda Je me souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda Tu es à Paris chez le juge d’instruction Comme un criminel on te met en état d’arrestation Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages Avant de t’apercevoir du mensonge et de l’âge Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter Sur toi sur celle que j’aime sur tout ce qui t’a épouvanté Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent les enfants Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare Ils ont foi dans leur étoile comme les rois-mages Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre cœur Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent Rue des Rosiers ou rue des Écouffes dans des bouges Je les ai vus souvent le soir ils prennent l’air dans la rue Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs Il y a surtout des juifs leurs femmes portent perruque Elles restent assises exsangues au fond des boutiques Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux Tu es la nuit dans un grand restaurant Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées

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J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche Tu es seul le matin va venir Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle Métive C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances Adieu Adieu Soleil cou coupé

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[4] Guillaume Apollinaire, « Les Colchiques » (Alcools) Le pré est vénéneux mais joli en automne Les vaches y paissant Lentement s’empoisonnent Le colchique couleur de cerne et de lilas Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là Violâtres comme leur cerne et comme cet automne Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne Les enfants de l’école viennent avec fracas Vêtus de hoquetons et jouant de l’harmonica Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières Qui battent comme les fleurs battent au vent dément Le gardien du troupeau chante tout doucement Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne

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[5] Paul Éluard, « La Courbe de tes yeux » (Capitale de la douleur, 1926) La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur, Un rond de danse et de douceur, Auréole du temps, berceau nocturne et sûr, Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu. Feuilles de jour et mousse de rosée, Roseaux du vent, sourires parfumés, Ailes couvrant le monde de lumière, Bateaux chargés du ciel et de la mer, Chasseurs des bruits et sources des couleurs, Parfums éclos d’une couvée d’aurores Qui gît toujours sur la paille des astres, Comme le jour dépend de l’innocence Le monde entier dépend de tes yeux purs Et tout mon sang coule dans leurs regards.

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[6] Paul Éluard, « Le Travail du peintre » (Poésie ininterrompue, 1946) À Picasso. I Entoure ce citron de blanc d’œuf informe Enrobe ce blanc d’œuf d’un azur souple et fin La ligne droite et noire a beau venir de toi L’aube est derrière ton tableau Et des murs innombrables croulent Derrière ton tableau et toi l’œil fixe Comme un aveugle comme un fou Tu dresses une haute épée vers le vide Une main pourquoi pas une seconde main Et pourquoi pas la bouche nue comme une plume Pourquoi pas un sourire et pourquoi pas des larmes Tout au bord de la toile où jouent les petits clous Voici le jour d’autrui laisse aux ombres leur chance Et d’un seul mouvement des paupières renonce II Tu dressais une haute épée Comme un drapeau au vent contraire Tu dressais ton regard contre l’ombre et le vent Des ténèbres confondantes Tu n’as pas voulu partager II n’y a rien à attendre de rien La pierre ne tombera pas sur toi Ni l’éloge complaisant Dur contempteur avance en renonçant Le plaisir naît au sein de ton refus L’art pourrait être une grimace

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Tu le réduis à n’être qu’une porte Ouverte par laquelle entre la vie III Et l’image conventionnelle du raisin Posé sur le tapis l’image Conventionnelle de l’épée Dressée vers le vide point d’exclamation Point de stupeur et d’hébétude Qui donc pourra me la reprocher Qui donc pourra te reprocher la pose Immémoriale de tout homme en proie à l’ombre Les autres sont de l’ombre mais les autres portent Un fardeau aussi lourd que le tien Tu es une des branches de l’étoile d’ombre Qui détermine la lumière Ils ne nous font pas rire ceux qui parlent d’ombre Dans les souterrains de la mort Ceux qui croient au désastre et qui charment leur mort De mille et une vanités sans une épine Nous nous portons notre sac de charbon À l’incendie qui nous confond IV Tout commence par des images Disaient les fous frères de rien Moi je relie par des images Toutes les aubes au grand jour J’ai la meilleure conscience De nos désirs ils sont gentils Doux et violents comme des faux Dans l’herbe tendre et rougissante Aujourd’hui nous voulons manger Ensemble ou bien jouer et rire

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Aujourd’hui je voudrais aller En U. R. S. S. ou bien me reposer Avec mon cœur à l’épousée Avec le pouvoir de bien faire Et l’espoir fort comme une gerbe De mains liées sur un baiser V Picasso mon ami dément Mon ami sage hors frontières II n’y a rien sur notre terre Qui ne soit plus pur que ton nom J’aime à le dire j’aime à dire Que tous tes gestes sont signés Car à partir de là les hommes Sont justifiés à leur grandeur Et leur grandeur est différente Et leur grandeur est tout égale Elle se tient sur le pavé Elle se tient sur leurs désirs VI Toujours c’est une affaire d’algues De chevelures de terrains Une affaire d’amis sincères Avec des fièvres de fruits mûrs De morts anciennes de fleurs jeunes Dans des bouquets incorruptibles Et la vie donne tout son cœur Et la mort donne son secret Une affaire d’amis sincères À travers les âges parents La création quotidienne Dans le bonjour indifférent

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VII Rideau il n’y a pas de rideau Mais quelques marches à monter Quelques marches à construire Sans fatigue et sans soucis Le travail deviendra un plaisir Nous n’en avons jamais douté nous savons bien Que la souffrance est en surcharge et nous voulons Des textes neufs des toiles vierges après l’amour Des yeux comme des enclumes La vue comme l’horizon Des mains au seuil de connaître Comme biscuits dans du vin Et le seul but d’être premier partout Jour partagé caresse sans degré Cher camarade à toi d’être premier Dernier au monde en un monde premier

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[7] Paul Éluard, « Liberté » (Poésie et vérité 1942, 1942) Sur mes cahiers d’écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable sur la neige J’écris ton nom Sur toutes les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J’écris ton nom Sur les images dorées Sur les armes des guerriers Sur la couronne des rois J’écris ton nom Sur la jungle et le désert Sur les nids sur les genêts Sur l’écho de mon enfance J’écris ton nom Sur les merveilles des nuits Sur le pain blanc des journées Sur les saisons fiancées J’écris ton nom Sur tous mes chiffons d’azur Sur l’étang soleil moisi Sur le lac lune vivante J’écris ton nom Sur les champs sur l’horizon Sur les ailes des oiseaux Et sur le moulin des ombres J’écris ton nom Sur chaque bouffée d’aurore Sur la mer sur les bateaux Sur la montagne démente

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J’écris ton nom Sur la mousse des nuages Sur les sueurs de l’orage Sur la pluie épaisse et fade J’écris ton nom Sur la vitre des surprises Sur les lèvres attentives Bien au-dessus du silence J’écris ton nom Sur mes refuges détruits Sur mes phares écroulés Sur les murs de mon ennui J’écris ton nom Sur l’absence sans désirs Sur la solitude nue Sur les marches de la mort J’écris ton nom Sur la santé revenue Sur le risque disparu Sur l’espoir sans souvenir J’écris ton nom Et par le pouvoir d’un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer Liberté.

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[8] Louis Aragon, « La Rose et le réséda » (La Diane française, 1945) Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Tous deux adoraient la belle Prisonnière des soldats Lequel montait à l’échelle Et lequel guettait en bas Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Qu’importe comment s’appelle Cette clarté sur leur pas Que l’un fut de la chapelle Et l’autre s’y dérobât Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Tous les deux étaient fidèles Des lèvres du cœur des bras Et tous les deux disaient qu’elle Vive et qui vivra verra Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Quand les blés sont sous la grêle Fou qui fait le délicat Fou qui songe à ses querelles Au cœur du commun combat Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Du haut de la citadelle La sentinelle tira Par deux fois et l’un chancelle L’autre tombe qui mourra Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Ils sont en prison Lequel A le plus triste grabat Lequel plus que l’autre gèle Lequel préfère les rats Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas

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Un rebelle est un rebelle Deux sanglots font un seul glas Et quand vient l’aube cruelle Passent de vie à trépas Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Répétant le nom de celle Qu’aucun des deux ne trompa Et leur sang rouge ruisselle Même couleur même éclat Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas Il coule il coule il se mêle À la terre qu’il aima Pour qu’à la saison nouvelle Mûrisse un raisin muscat Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas L’un court et l’autre a des ailes De Bretagne ou du Jura Et framboise ou mirabelle Le grillon rechantera Dites flûte ou violoncelle Le double amour qui brûla L’alouette et l’hirondelle La rose et le réséda.

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[9] Marcel Proust, extrait de Du côté de chez Swann, I : « Combray » (1913) Tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de

madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé et de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.

Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.

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[10] André Gide, extrait de L’Immoraliste (1902) « Votre enfant, vous l’attendez bientôt ? reprit-il. – Dans un mois. » Ménalque s’inclina vers le feu, comme s’il eût voulu cacher son visage. Il se taisait. Il

se tut si longtemps que j’en fus à la fin tout gêné, ne sachant non plus que lui dire. Je me levai, fis quelques pas, puis, m’approchant de lui, posai ma main sur son épaule. Alors, comme s’il continuait sa pensée :

« Il faut choisir, murmura-t-il. L’important, c’est de savoir ce que l’on veut... – Eh! ne voulez-vous pas partir ? lui demandai-je, incertain du sens que je devais

donner à ses paroles. – Il paraît. – Hésiteriez-vous donc ? – À quoi bon ? – Vous qui avez femme et enfant, restez... Des mille formes de la vie

chacun ne peut connaître qu’une. Envier le bonheur d’autrui, c’est folie ; on ne saurait pas s’en servir. Le bonheur ne se veut pas tout fait, mais sur mesure. – Je pars demain ; je sais : j’ai tâché de tailler ce bonheur à ma taille… gardez le bonheur calme du foyer...

– C’est à ma taille aussi que j’avais taillé mon bonheur, m’écriai-je ; mais j’ai grandi ; à présent mon bonheur me serre ; parfois, j’en suis presque étranglé...

– Bah ! vous vous y ferez ! dit Ménalque ; puis il se campa devant moi, plongea son regard dans le mien et, comme je ne trouvais rien à dire, il sourit un peu tristement : – On croit que l’on possède, et l’on est possédé, reprit-il. – Versez-vous du chiraz, cher Michel ; vous n’en goûterez pas souvent ; et mangez de ces pâtes roses que les Persans prennent avec. Pour ce soir je veux boire avec vous, oublier que je pars demain, et causer comme si cette nuit était longue... Savez-vous ce qui fait de la poésie aujourd’hui et de la philosophie surtout, lettres mortes ? C’est qu’elles se sont séparées de la vie. La Grèce, elle, idéalisait à même la vie ; de sorte que la vie de l’artiste était elle-même déjà une réalisation poétique ; la vie du philosophe, une mise en action de sa philosophie ; de sorte aussi que, mêlées à la vie, au lieu de s’ignorer, la philosophie alimentant la poésie, la poésie exprimant la philosophie, cela était d’une persuasion admirable. Aujourd’hui la beauté n’agit plus ; l’action ne s’inquiète plus d’être belle ; et la sagesse opère à part.

– Pourquoi, dis-je, vous qui vivez votre sagesse, n’écrivez-vous pas vos mémoires ? – ou simplement, repris-je en le voyant sourire, les souvenirs de vos voyages ?

– Parce que je ne veux pas me souvenir, répondit-il. Je croirais, ce faisant, empêcher d’arriver l’avenir et faire empiéter le passé. C’est du parfait oubli d’hier que je crée la nouvelleté de chaque heure. Jamais, d’avoir été heureux, ne me suffit. Je ne crois pas aux choses mortes, et confonds n’être plus, avec n’avoir jamais été. »

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[11] Louis-Ferdinand Céline, extrait de Voyage au bout de la nuit (1932) Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur Ganate qui m’a

fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C’était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l’écoute. « Restons pas dehors ! qu’il me dit. Rentrons ! » Je rentre avec lui. Voilà. Cette terrasse, qu’il commence, c’est pour les œufs à la coque ! Viens par ici ! » Alors, on remarque encore qu’il n’y avait personne dans les rues, à cause de la chaleur ; pas de voitures, rien. Quand il fait très froid, non plus, il n’y a personne dans les rues ; c’est lui, même que je m’en souviens, qui m’avait dit à ce propos : « Les gens de Paris ont l’air toujours d’être occupés, mais en fait, ils se promènent du matin au soir ; la preuve, c’est que lorsqu’il ne fait pas bon à se promener, trop froid ou trop chaud, on ne les voit plus ; ils sont tous dedans à prendre des cafés-crème et des bocks. C’est ainsi ! Siècle de vitesse ! qu’ils disent. Où ça ? Grands changements ! qu’ils racontent. Comment ça ? Rien n’est changé en vérité. Ils continuent à s’admirer et c’est tout. Et ça n’est pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, même parmi les mots, qui sont changés ! Deux ou trois par-ci, par-là, des petits... » Bien fiers alors d’avoir fait sonner ces vérités utiles, on est demeuré là assis, ravis, à regarder les dames du café.

Après, la conversation est revenue sur le Président Poincaré qui s’en allait inaugurer, justement ce matin-là, une exposition de petits chiens ; et puis, de fil en aiguille, sur Le Temps où c’était écrit. « Tiens, voilà un maître journal, Le Temps ! qu’il me taquine Arthur Ganate, à ce propos. « Y en a pas deux comme lui pour défendre la race française ! – Elle en a bien besoin la race française, vu qu’elle n’existe pas ! » que j’ai répondu moi pour montrer que j’étais documenté, et du tac au tac.

– Si donc ! qu’il y en a une ! Et une belle de race ! qu’il insistait lui, et même que c’est la plus belle race du monde, et bien cocu qui s’en dédit ! Et puis, le voilà parti à m’engueuler. J’ai tenu ferme bien entendu.

– C’est pas vrai ! La race, ce que t’appelles comme ça, c’est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C’est ça la France et puis c’est ça les Français.

– Bardamu, qu’il me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien, n’en dis pas de mal !...

– T’as raison, Arthur, pour ça t’as raison ! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien ! Tu peux le dire ! Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d’opinions, ou bien si tard, que ça n’en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres ! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C’est lui qui nous possède ! Quand on est pas sages, il serre... On a ses doigts autour du

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cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger… Pour des riens, il vous étrangle… C’est pas une vie...

– Il y a l’amour, Bardamu ! – Arthur, l’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité moi ! que

je lui réponds. […]

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[12] André Malraux, extrait de La Condition humaine (1933) Allongé sur le dos, les bras ramenés sur la poitrine, Kyo ferma les yeux : c’était

précisément la position des morts. Il s’imagina, allongé, immobile, les yeux fermés, le visage apaisé par la sérénité que dispense la mort pendant un jour à presque tous les cadavres, comme si devait être exprimée la dignité même des plus misérables. Il avait beaucoup vu mourir, et. aidé par son éducation japonaise, il avait toujours pensé qu’il est beau de mourir de sa mort, d’une mort qui ressemble à sa vie. Et mourir est passivité, mais se tuer est acte. Lorsqu’on viendrait chercher le premier des leurs, il se tuerait en pleine conscience. Il se souvint – le cœur arrêté – des disques de phonographe. Temps où l’espoir conservait un sens ! Il ne reverrait pas May, et la seule douleur à laquelle il fût vulnérable était sa douleur à elle, comme si sa propre mort eût été une faute.

« Le remords de mourir », pensa-t-il avec une ironie crispée. Rien de semblable à l’égard de son père qui lui avait toujours donné l’impression, non de faiblesse, mais de force. Depuis plus d’un an, May l’avait délivré de toute solitude, sinon de toute amertume. La lancinante fuite dans la tendresse des corps noués pour la première fois jaillissait, hélas ! dès qu’il pensait à elle, déjà séparé des vivants... « Il faut maintenant qu’elle m’oublie... » Le lui écrire, il ne l’eût que meurtrie et attachée à lui davantage. « Et c’est lui dire d’en aimer un autre. » O prison, lieu où s’arrête le temps – qui continue ailleurs... Non ! C’était dans ce préau séparé de tous par les mitrailleuses, que la Révolution, quel que fût son sort, quel que fût le lieu de sa résurrection, aurait reçu le coup de grâce ; partout où les hommes travaillent dans la peine, dans l’absurdité, dans l’humiliation, on pensait à des condamnés semblables à ceux-là comme les croyants prient ; et, dans la ville, on commençait à aimer ces mourants comme s’ils eussent été déjà des morts… Entre tout ce que cette dernière nuit couvrait de la terre, ce lieu de râles était sans doute le plus lourd d’amour viril. Gémir avec cette foule couchée, rejoindre jusque dans son murmure de plaintes cette souffrance sacrifiée… Et une rumeur inentendue prolongeait jusqu’au fond de la nuit ce chuchotement de la douleur : ainsi qu’Hemmelrich, presque tous ces hommes avaient des enfants. Pourtant, la fatalité acceptée par eux montait avec leur bourdonnement de blessés comme la paix du soir, recouvrait Kyo, ses yeux fermés, ses mains croisées sur son corps abandonné, avec une majesté de chant funèbre. Il aurait combattu pour ce qui, de son temps, aurait été chargé du sens le plus fort et du plus grand espoir ; il mourait parmi ceux avec qui il aurait voulu vivre ; il mourait comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné un sens à sa vie. Qu’eût valu une vie pour laquelle il n’eût pas accepté de mourir ? Il est facile de mourir quand on ne meurt pas seul. Mort saturée de chevrotement fraternel, assemblée de vaincus où des multitudes reconnaîtraient leurs martyrs, légende sanglante dont se font les légendes dorées ! Comment, déjà regardé par la mort, ne pas entendre ce murmure de sacrifice humain qui lui criait que le cœur viril des hommes est

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un refuge à morts qui vaut bien l’esprit ? Il tenait maintenant le cyanure dans sa main. Il s’était souvent demandé s’il mourrait

facilement. Il savait que, s’il décidait de se tuer, il se tuerait ; mais, connaissant la sauvage indifférence avec quoi la vie nous démasque à nous-mêmes, il n’avait pas été sans inquiétude sur l’instant où la mort écraserait sa pensée de toute sa pesée sans retour.

Non, mourir pouvait être un acte exalté, la suprême expression d’une vie à quoi cette mort ressemblait tant ; et c’était échapper à ces deux soldats qui s’approchaient en hésitant. Il écrasa le poison entre ses dents comme il eût commandé, entendit encore Katow l’interroger avec angoisse et le toucher, et, au moment où il voulait se raccrocher à lui, suffoquant, il sentit toutes ses forces le dépasser, écartelées au-delà de lui-même contre une toute-puissante convulsion. […]

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[13] Albert Camus Extrait : L’Étranger (1942) C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front

surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant.

Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.

Extrait : La Peste (1947) La brise sembla prendre plus de force, et du même coup, un souffle venu de la mer

apporta une odeur de sel. On entendait maintenant de façon distincte la sourde respiration des vagues contre la falaise. – En somme, dit Tarrou avec simplicité, ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment on devient un saint. – Mais vous ne croyez pas en Dieu. – Justement. Peut-on être un saint sans Dieu, c’est le seul problème concret que je connaisse aujourd’hui.

Brusquement, une grande lueur jaillit du côté d’où étaient venus les cris et, remontant le fleuve du vent, une clameur obscure parvint jusqu’aux deux hommes. La lueur s’assombrit aussitôt et loin, au bord des terrasses, il ne resta qu’un rougeoiement. Dans une panne de vent, on entendit distinctement des cris d’hommes, puis le bruit d’une décharge et la clameur d’une foule. Tarrou s’était levé et écoutait. On n’entendait plus

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rien. – On s’est encore battu aux portes. – C’est fini maintenant, dit Rieux. Tarrou murmura que ce n’était jamais fini et qu’il y aurait encore des victimes, parce que c’était dans l’ordre. – Peut-être, répondit le docteur, mais vous savez, je me sens plus de solidarité avec les vaincus qu’avec les saints. Je n’ai pas de goût, je crois, pour l’héroïsme et la sainteté. Ce qui m’intéresse, c’est d’être un homme. – Oui, nous cherchons la même chose, mais je suis moins ambitieux. Rieux pensa que Tarrou plaisantait et il le regarda. Mais dans la vague lueur qui venait du ciel, il vit un visage triste et sérieux. Le vent se levait à nouveau et Rieux sentit qu’il était tiède sur sa peau.

Extrait : La Chute (1956) Cette nuit-là, en novembre, deux ou trois ans avant le soir où je crus entendre rire

dans mon dos, je regagnais la rive gauche, et mon domicile, par le Pont Royal. Il était une heure après minuit, une petite pluie tombait, une bruine plutôt, qui dispersait les rares passants. Je venais de quitter une amie qui, sûrement, dormait déjà. J’était heureux de cette marche, un peu engourdi, le corps calmé, irrigué par un sang doux comme la pluie qui tombait.

Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation. Au bout du pont, je pris les quais en direction de Saint-Michel, où je demeurais. J’avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j’entendis le bruit, qui malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d’un corps qui s’abat sur l’eau. Je m’arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j’entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s’éteignit brusquement. Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu’il fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps. J’ai oublié ce que j’ai pensé alors. « Trop tard, trop loin... » ou quelque chose de ce genre. J’écoutais toujours, immobile. Puis, à petits pas, sous la pluie, je m’éloignai. Je ne prévins personne.

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[14] Jean-Paul Sartre, extrait de La Nausée (1938) J’étais là, immobile et glacé, plongé dans une extase horrible Mais, au sein même de

cette extase quelque chose de neuf venait d’apparaître ; je comprenais la Nausée, je la possédais. À vrai dire je ne me formulais pas mes découvertes. Mais je crois qu’à présent, il me serait facile de les mettre en mots. L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas nécessité. Exister, c’est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils on essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or, aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence : la contingence n’est pas un faux-semblant, une apparence qu’on peut dissiper ; c’est l’absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu’on s’en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter, comme l’autre soir, au « Rendez-vous du Cheminots » : voilà la Nausée ; voilà ce que les Salauds – ceux du Coteau Vert et les autres – essaient de se cacher avec leur idée du droit. Mais quel pauvre mensonge : personne n’a le droit ; ils sont entièrement gratuits, comme les autres hommes, ils n’arrivent pas à ne pas se sentir de trop. Et en eux-mêmes, secrètement, ils sont trop, c’est-à-dire amorphes et vagues, tristes.

Combien de temps dura cette fascination ? J’étais la racine de marronnier. Ou plutôt j’étais tout entier conscience de son existence. Encore détaché d’elle – puisque j’en avais conscience – et pourtant perdu en elle, rien d’autre qu’elle. Une conscience mal à l’aise et qui pourtant se laissait aller de tout son poids, en porte-à-faux, sur ce morceau de bois inerte. Le temps s’était arrêté : une petite mare noire à mes pieds ; il était impossible que quelque chose vînt après ce moment-là. J’aurais voulu m’arracher à cette atroce jouissance, mais je n’imaginais même pas que cela fût possible ; j’étais dedans ; la souche noire ne passait pas, elle restait dans mes yeux, comme un morceau trop gros reste en travers d’un gosier. Je ne pouvais ni l’accepter ni la refuser. Au pris de quel effort ai-je levé les yeux ? Et même, les ai-je levés ? Ne me suis-je pas plutôt anéanti pendant un instant pour renaître l’instant d’après avec la tête renversée et les yeux tournés vers le haut ? De fait, je n’ai pas eu conscience d’un passage. Mais, tout d’un coup, il m’est devenu impossible de penser l’existence de la racine. Elle s’était effacée, j’avais beau me répéter : elle existe, elle est encore là, sous le banc, contre mon pied droit, ça ne voulait plus rien dire. L’existence n’est pas quelque chose qui se laisse penser de loin : il faut que ça vous envahisse brusquement, que ça s’arrête sur vous, que ça pèse lourd sur votre cœur comme une grosse bête immobile – ou alors il n’y a plus rien du tout.

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[15] Marguerite Duras, extrait de L’Amant (1984) Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi.

Il s’est fait connaître et il m’a dit : « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté. »

Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais

parlé. Elle est toujours là dans le même silence, émerveillante. C’est entre toutes celle qui me plaît de moi-même, celle où je me reconnais, où je m’enchante.

Très vite dans ma vie il a été trop tard. À dix-huit ans il était déjà trop tard. Entre dix-

huit ans et vingt-cinq ans mon visage est parti dans une direction imprévue. À dix-huit ans j’ai vieilli. Je ne sais pas si c’est tout le monde, je n’ai jamais demandé. Il me semble qu’on m’a parlé de cette poussée du temps qui vous frappe quelquefois alors qu’on traverse les âges les plus jeunes, les plus célébrés de la vie. Ce vieillissement a été brutal. Je l’ai vu gagner mes traits un à un, changer le rapport qu’il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassures profondes. Au contraire d’en être effrayée j’ai vu s’opérer ce vieillissement de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture. Je savais aussi que je ne me trompais pas, qu’un jour il se ralentirait et qu’il prendrait son cours normal. Les gens qui m’avaient connue à dix-sept ans lors de mon voyage en France ont été impressionnés quand ils m’ont revue, deux ans après, à dix-neuf ans. Ce visage-là, nouveau, je l’ai gardé. Il a été mon visage. Il a vieilli encore bien sûr, mais relativement moins qu’il n’aurait dû. J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il ne s’est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J’ai un visage détruit.

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[16] Blaise Cendrars, « Ma danse » (Dix-neuf poèmes élastiques, 1919) Platon n’accorde pas droit de cité au poète Juif errant Don Juan métaphysique Les amis, les proches Tu n’as plus de coutumes et pas encore d’habitudes Il faut échapper à la tyrannie des revues Littérature Vie pauvre Orgueil déplacé Masque La femme, la danse que Nietzsche a voulu nous apprendre à danser La femme Mais l’ironie ? Va-et-vient continuel Vagabondage spécial Tous les hommes, tous les pays C’est ainsi que tu n’es plus à charge Tu ne te fais plus sentir... Je suis un monsieur qui en des express fabuleux traverse les toujours mêmes Europes

et regarde découragé par la portière Le paysage ne m’intéresse plus Mais la danse du paysage La danse du paysage Danse-paysage Paritatitata Je tout-tourne

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[17] Blaise Cendrars, « Contrastes » (Dix-neuf poèmes élastiques) Les fenêtres de ma poésie sont grand’ouvertes sur les boulevards et dans ses vitrines Brillent Les pierreries de la lumière Écoute les violons des limousines et les xylophones des linotypes Le pocheur se lave dans l’essuie-main du ciel Tout est taches de couleur Et les chapeaux des femmes qui passent sont des comètes dans l’incendie du soir L’unité Il n’y a plus d’unité Toutes les horloges marquent maintenant 24 heures après avoir été retardées de dix

minutes Il n’y a plus de temps. II n’y a plus d’argent. À la Chambre On gâche les éléments merveilleux de la matière première Chez le bistro Les ouvriers en blouse bleue boivent du vin rouge Tous les samedis poule au gibier On joue On parie De temps en temps un bandit passe en automobile Ou un enfant joue avec l’Arc de Triomphe... Je conseille à M. Cochon de loger ses protégés à la Tour Eiffel. Aujourd’hui Changement de propriétaire Le Saint-Esprit se détaille chez les plus petits boutiquiers Je lis avec ravissement les bandes de calicot De coquelicot II n’y a que les pierres ponces de la Sorbonne qui ne sont jamais fleuries L’enseigne de la Samaritaine laboure par contre la Seine Et du côté de Saint-Séverin J’entends Les sonnettes acharnées des tramways Il pleut les globes électriques

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Montrouge Gare de l’Est Métro Nord-Sud bateaux-mouches monde Tout est halo Profondeur Rue de Buci on crie L’Intransigeant et Paris-Sports L’aérodrome du ciel est maintenant, embrasé, un tableau de Cimabue Quand par devant Les hommes sont Longs Noirs Tristes Et fument, cheminées d’usine

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[18] Blaise Cendrars, extrait de L’Or (1925) C’était le 6 mai 1834. Les vauriens du pays entouraient un petit Savoyard qui tournait la manivelle de son

orgue de Sainte-Croix, et les mioches avaient peur de la marmotte émoustillée qui venait de mordre l’un d’eux. Un chien noir pissait contre l’une des quatre bornes qui encadraient la fontaine polychrome. Les derniers rayons du jour éclairaient la façade historiée des maisons. Les fumées montaient tout droit dans l’air pur du soir. Une carriole grinçait au loin dans la plaine.

Ces paisibles campagnards bâlois furent tout à coup mis en émoi par l’arrivée d’un étranger. Même en plein jour, un étranger est quelque chose de rare dans ce petit village de Rünenberg ; mais que dire d’un étranger qui s’amène à une heure indue, le soir, si tard, juste avant le coucher du soleil ? Le chien noir resta la patte en l’air et les vieilles femmes laissèrent choir leur ouvrage. L’étranger venait de déboucher par la route de Soleure. Les enfants s’étaient d’abord portés à sa rencontre, puis ils s’étaient arrêtés, indécis. Quant au groupe des buveurs, « Au Sauvage », ils avaient cessé de boire et observaient l’étranger par en dessous. Celui-ci s’était arrêté à la première maison du pays et avait demandé qu’on veuille bien lui indiquer l’habitation du syndic de la commune. Le vieux Buser, à qui il s’adressait, lui tourna le dos et, tirant son petit-fils Hans par l’oreille, lui dit de conduire l’étranger chez le syndic. Puis il se remit à bourrer sa pipe, tout en suivant du coin de l’œil l’étranger qui s’éloignait à longues enjambées derrière l’enfant trottinant.

On vit l’étranger pénétrer chez le syndic. Les villageois avaient eu le temps de le détailler au passage. C’était un homme grand,

maigre, au visage prématurément flétri. D’étranges cheveux d’un jaune filasse sortaient de dessous un chapeau à boucle d’argent. Ses souliers étaient cloutés. Il avait une grosse épine à la main.

Et les commentaires d’aller bon train. « Ces étrangers, ils ne saluent personne », disait Buhri, l’aubergiste, les deux mains croisées sur son énorme bedaine. « Moi, je vous dis qu’il vient de la ville », disait le vieux Siebenhaar qui autrefois avait été soldat en France ; et il se mit à conter une fois de plus les choses curieuses et les gens extravagants qu’il avait vus chez les Welches. Les jeunes filles avaient surtout remarqué la coupe raide de la redingote et le faux col à hautes pointes qui sciait le bas des oreilles ; elles potinaient à voix basse, rougissantes, émues. Les gars, eux, faisaient un groupe menaçant auprès de la fontaine ; ils attendaient les événements, prêts à intervenir.

Bientôt, on vit l’étranger réapparaître sur le seuil. Il semblait très las et avait son chapeau à la main. Il s’épongea le front avec un de ces grands foulards jaunes que l’on tisse en Alsace. Du coup, le bambin qui l’attendait sur le perron, se leva, raide. L’étranger lui tapota les joues, puis il lui donna un thaler, foula de ses longues enjambées la place du village, cracha clans la fontaine en passant. Tout le village le

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contemplait maintenant. Les buveurs étaient debout. Mais l’étranger ne leur jeta même pas un regard, il regrimpa dans la carriole qui l’avait amené et disparut bientôt en prenant la route plantée de sorbiers qui mène au chef-lieu du canton.

Cette brusque apparition et ce départ précipité bouleversaient ces paisibles villageois. L’enfant s’était mis à pleurer. La pièce d’argent que l’étranger lui avait donnée circulait de main en main. Des discussions s’élevaient. L’aubergiste était parmi les plus violents. Il était outré que l’étranger n’ait même point daigné s’arrêter un moment chez lui pour vider un cruchon. Il parlait de faire sonner le tocsin pour prévenir les villages circonvoisins et d’organiser une chasse à l’homme.

Le bruit se répandit bientôt que l’étranger se réclamait de la commune, qu’il venait demander un certificat d’origine et un passeport pour entreprendre un long voyage à l’étranger, qu’il n’avait pas pu faire preuve de sa bourgeoisie et que le syndic, qui ne le connaissait pas et qui ne l’avait jamais vu, lui avait refusé et certificat et passeport.

Tout le monde loua fort la prudence du syndic.

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[19] Jean-Marie Gustave Le Clézio Extrait : Le Chercheur d’or (1985) Le Zeta avance facilement, à peine freiné par les vagues. Sous le soleil brûlant de

midi, le pont est déjà sec, couvert d’étincelles de sel. L’horizon est immobile, coupant, et la mer féroce. En moi les pensées, les souvenirs reviennent, et je m’aperçois que je parle seul. Mais qui y prend garde ? Ne sommes-nous pas tous ainsi, fous de la mer, Bradmer, le timonier noir, Casimir, et tous les autres ? Qui nous écoute parler ?

En moi les souvenirs reviennent, le secret du trésor au terme de cette route. Mais la mer abolit le temps. Ces vagues, de quel temps viennent-elles ? Ne sont-ce pas celles d’il y a deux cents ans, quand Avery fuyait les côtes de l’Inde avec son butin fabuleux, quand sur cette mer flottait le pavillon blanc de Misson, portant écrit en lettres d’or :

Pro Deo et Libertate ? Le vent ne vieillit pas, la mer n’a pas d’âge. Le soleil, le ciel sont éternels. Je regarde au loin, chaque tête d’écume. Il me semble que je sais maintenant ce que je

suis venu chercher. Il me semble que je vois en moi-même, comme quelqu’un qui aurait reçu un songe.

Extrait : Onitsha (1991) Soudain, l’orage fut sur le fleuve. Le rideau de la pluie recouvrit Onitsha. Les

premières gouttes frappèrent le sol en crépitant, soulevant des nuages de poussière âcre, arrachant les feuilles des arbres. Elles griffèrent le visage de Fintan, en un instant il fut trempé.

En bas, les enfants qui s’étaient cachés reparurent, criant et courant à travers les champs. Fintan sentit un bonheur sans limites. Il fit comme les enfants. Il ôta ses habits, et vêtu seulement de son caleçon il se mit à courir sous les coups de la pluie, le visage tourné vers le ciel. Jamais il ne s’était senti aussi libre, aussi vivant. Il courait. Il criait : Ozoo ! Ozoo ! Les enfants nus, brillants sous la pluie, couraient avec lui. Ils répondaient : Oso ! Oso ! Cours ! L’eau coulait dans sa bouche, dans ses yeux, si abondante qu’il suffoquait. Mais c’était bon, c’était magnifique.

La pluie ruisselait sur la terre, couleur de sang, emportant tout avec elle, les feuilles et les branches des arbres, les détritus, même des chaussures perdues. À travers le rideau de gouttes, Fintan voyait l’eau du fleuve immense et gonflée. Jamais il n’avait été aussi proche de la pluie, aussi plein de l’odeur et du bruit de la pluie, plein du vent froid de la pluie.

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[20] Eugène Ionesco, extrait de La Cantatrice chauve, anti-pièce en 11 scènes, scène 8

(1950) LE POMPIER : Je vais vous prier de vouloir bien excuser mon indiscrétion ; (très

embarrassé) euh… (Il montre du doigt les époux Martin.) puis-je... devant eux... MME MARTIN : Ne vous gênez pas. M. MARTIN : Nous sommes de vieux amis. Ils nous racontent tout. M. SMITH : Dites. LE POMPIER : Eh bien, voilà. Est-ce qu’il y a le feu chez vous ? MME SMITH : Pourquoi nous demandez-vous ça ? LE POMPIER : C’est parce que... excusez-moi, j’ai l’ordre d’éteindre tous les incendies

dans la ville. MME MARTIN : Tous ? LE POMPIER : Oui, tous. MME SMITH, confuse : Je ne sais pas... je ne crois pas, voulez‑vous que j’aille voir ? M. SMITH, reniflant : Il ne doit rien y avoir. Ça ne sent pas le roussi. LE POMPIER, désolé : Rien du tout ? Vous n’auriez pas un petit feu de cheminée,

quelque chose qui brûle dans le grenier ou dans la cave ? Un petit début d’incendie, au moins ?

MME SMITH : Écoutez, je ne veux pas vous faire de la peine, mais je pense qu’il n’y a rien chez nous pour le moment. Je vous promets de vous avertir dès qu’il y aura quelque chose.

LE POMPIER : N’y manquez pas, vous me rendriez service. MME SMITH : C’est promis. LE POMPIER, aux époux Martin : Et chez vous, ça ne brûle pas non plus ? MME MARTIN : Non, malheureusement. M. MARTIN, au Pompier : Les affaires vont plutôt mal, en ce moment ! LE POMPIER : Très mal. Il n’y a presque rien, quelques bricoles, une cheminée, une

grange. Rien de sérieux. Ça ne rapporte pas. Et comme il n’y a pas de rendement, la prime à la production est très maigre.

M. SMITH : Rien ne va. C’est partout pareil. Le commerce, l’agriculture, cette année c’est comme pour le feu, ça ne marche pas.

M. MARTIN : Pas de blé, pas de feu. LE POMPIER : Pas d’inondation non plus. MME SMITH : Mais il y a du sucre. M. SMITH : C’est parce qu’on le fait venir de l’étranger. MME MARTIN : Pour les incendies, c’est plus difficile. Trop de taxes ! LE POMPIER : Il y a tout de même, mais c’est assez rare aussi, une asphyxie au gaz,

ou deux. Ainsi, une jeune femme s’est asphyxiée, la semaine dernière, elle avait laissé le gaz ouvert.

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MME MARTIN : Elle l’avait oublié ? LE POMPIER : Non, mais elle a cru que c’était son peigne. M. SMITH : Ces confusions sont toujours dangereuses. MME SMITH : Est-ce que vous êtes allé voir chez le marchand d’allumettes ? LE POMPIER : Rien à faire. Il est assuré contre l’incendie.

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[21] Samuel Beckett, extrait de En attendant Godot, pièce en 2 actes, acte I (1953) VLADIMIR : Vous voulez vous en débarrasser ? POZZO : En effet. Mais au lieu de le chasser, comme j’aurais pu, je veux dire au lieu

de le mettre tout simplement à la porte, à coups de pied dans le cul, je l’emmène, telle est ma bonté, au marché de Saint-Sauveur, où je compte bien en tirer quelque chose. À vrai dire, chasser de tels êtres, ce n’est pas possible. Pour bien faire, il faudrait les tuer. (Lucky pleure.)

ESTRAGON : Il pleure. POZZO : Les vieux chiens ont plus de dignité. (Il tend son mouchoir à Estragon.)

Consolez-le, puisque vous le plaignez. (Estragon hésite.) Prenez. (Estragon prend le mouchoir.) Essuyez-lui les yeux. Comme ça il se sentira moins abandonné. (Estragon hésite toujours.)

VLADIMIR : Donne, je le ferai moi. (Estragon ne veut pas donner le mouchoir. Gestes d’enfant.)

POZZO : Dépêchez-vous. Bientôt il ne pleurera plus. (Estragon s’approche de Lucky et se met en posture de lui essuyer les yeux. Lucky lui décoche un violent coup de pied dans les tibias. Estragon lâche le mouchoir, se jette en arrière, fait le tour du plateau en boitant et en hurlant de douleur.) Mouchoir. (Lucky dépose valise et panier, ramasse le mouchoir, avance, le donne à Pozzo, recule, reprend valise et panier.)

ESTRAGON : Le salaud ! La vache ! (Il relève son pantalon.) Il m’a estropié ! POZZO : Je vous avais dit qu’il n’aime pas les étrangers. VLADIMIR, à Estragon : Fais voir. (Estragon lui montre sa jambe. À Pozzo, avec colère.) Il

saigne ! POZZO : C’est bon signe. ESTRAGON, la jambe blessée en l’air : Je ne pourrai plus marcher ! VLADIMIR, tendrement : Je te porterai. (Un temps.) Le cas échéant. POZZO : Il ne pleure plus. (À Estragon.) Vous l’avez remplacé en quelque sorte.

(Rêveusement.) Les larmes du monde sont immuables. Pour chacun qui se met à pleurer, quelque part un autre s’arrête. Il en va de même du rire. (Il rit.) Ne disons donc pas de mal de notre époque, elle n’est pas plus malheureuse que les précédentes. (Silence.) N’en disons pas de bien non plus. (Silence.) N’en parlons pas. (Silence.) Il est vrai que la population a augmenté.

VLADIMIR : Essaie de marcher. (Estragon part en boitillant, s’arrête devant Lucky et crache sur lui, puis va s’asseoir là où il était assis au lever du rideau.)

POZZO : Savez-vous qui m’a appris toutes ces belles choses ? (Un temps. Dardant son doigt vers Lucky.) Lui !

VLADIMIR, regardant le ciel : La nuit ne viendra-t-elle donc jamais ? POZZO : Sans lui je n’aurais jamais pensé, jamais senti, que des choses basses, ayant

trait à mon métier de – peu importe. La beauté, la grâce, la vérité de première classe, je

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m’en savais incapable. Alors j’ai pris un knouk.

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[22] Henri Michaux « Contre ! » (La Nuit remue, 1935) Je vous construirai une ville avec des loques, moi ! Je vous construirai sans plan et sans ciment Un édifice que vous ne détruirez pas, Et qu’une espèce d’évidence écumante Soutiendra et gonflera, qui viendra vous braire au nez, Et au nez gelé de tous vos Parthénons, vos arts arabes, et de vos Mings. Avec de la fumée, avec de la dilution de brouillard Et du son de peau de tambour, Je vous assoierai des forteresses écrasantes et superbes, Des forteresses faites exclusivement de remous et de secousses, Contre lesquelles votre ordre multimillénaire et votre géométrie Tomberont en fadaises et galimatias et poussière de sable sans raison. Glas ! Glas ! Glas sur vous tous, néant sur les vivants ! Oui, je crois en Dieu ! Certes, il n’en sait rien ! Foi, semelle inusable pour qui n’avance pas. Oh monde, monde étranglé, ventre froid ! Même pas symbole, mais néant, je contre, je contre, Je contre et te gave de chiens crevés. En tonnes, vous m’entendez, en tonnes, je vous arracherai ce que vous m’avez refusé

en grammes. Le venin du serpent est son fidèle compagnon, Fidèle et il l’estime à sa juste valeur. Frères, mes frères damnés, suivez moi avec confiance. Les dents du loup ne lâchent pas le loup. C’est la chair du mouton qui lâche. Dans le noir nous verrons clair, mes frères. Dans le labyrinthe nous trouverons la voie droite. Carcasse, où est ta place ici, gêneuse, pisseuse, pot cassé ? Poulie gémissante, comme tu vas sentir les cordages tendus des quatre mondes ! Comme je vais t’écarteler !

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[23] Henri Michaux « Chaque jour plus exsangue » (Mes propriétés, 1929) Le Malheur siffla ses petits et me désigna. « C’est lui, leur dit-il, ne le lâchez plus. » Et ils ne me lâchèrent plus. Le Malheur siffla ses petits. « C’est lui, leur dit-il, ne le lâchez plus. » Ils ne m’ont plus lâché.

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[24] Francis Ponge « Le Cageot » (Le Parti pris des choses, 1942) À mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot, simple caissette à

claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.

Agencé de façon qu’au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu’il enferme.

À tous les coins de rues qui aboutissent aux halles, il luit alors de l’éclat sans vanité du bois blanc. Tout neuf encore, et légèrement ahuri d’être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est en somme des plus sympathiques – sur le sort duquel il convient toutefois de ne s’appesantir longuement.

*

[25] Francis Ponge « L’Huître » (Le Parti pris des choses) L’huître, de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse, d’une

couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir : il faut alors la tenir au creux d’un torchon, se servir d’un couteau ébréché et peu franc, s’y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s’y coupent, s’y cassent les ongles : c’est un travail grossier. Les coups qu’on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d’une sorte de halos.

À l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d’en dessus s’affaissent sur les cieux d’en dessous, pour ne plus former qu’une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l’odeur et à la vue, frangé d’une dentelle noirâtre sur les bords.

Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner.

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[26] Francis Ponge « Le Mimosa » (La Rage de l’expression, 1952) Sur fond d’azur le voici, comme un personnage de la comédie italienne, avec un rien

d’histrionisme saugrenu, poudré comme Pierrot, dans son costume à pois jaunes, le mimosa.

Mais ce n’est pas un arbuste lunaire : plutôt solaire, multisolaire… Un caractère d’une naïve gloriole, vite découragé. Chaque grain n’est aucunement lisse, mais formé de poils soyeux, un astre si l’on

veut, étoilé au maximum. Les feuilles ont l’air de grandes plumes, très légères et cependant très accablées

d’elles-mêmes ; plus attendrissantes dès lors que d’autres palmes, par là aussi très distinguées. Et pourtant, il y a quelque chose actuellement vulgaire dans l’idée du mimosa ; c’est une fleur qui vient d’être vulgarisée.

… Comme dans tamaris il y a tamis, dans mimosa il y a mima.

* [27] Francis Ponge « Le Verre d’eau » (Le Grand Recueil, 1961) Le mot VERRE D’EAU serait en quelque sorte adéquat à l’objet qu’il désigne…

Commençant par un V, finissant par un U, les deux seules lettres en forme de vase ou de verre. Par ailleurs, j’aime assez que dans VERRE, après la forme (donnée par V), soit donnée la matière par les deux syllabes ER RE, parfaitement symétriques comme si, placées de part et d’autre de la paroi du verre, l’une à l’intérieur, l’autre à l’extérieur, elles se reflétaient l’une en l’autre […].

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[28] Aimé Césaire, extrait du Cahier d’un retour au pays natal (1939 ; 1947 ; 1956) […] Partir. Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serais un homme-juif un homme-cafre un homme-hindou-de-Calcutta un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture on pouvait à n’importe quel

moment le saisir le rouer de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir de compte à rendre à personne sans avoir d’excuses à présenter à personne

un homme-juif un homme-pogrom un chiot un mendigot mais est-ce qu’on tue le Remords, beau comme la face de stupeur d’une dame

anglaise qui trouverait dans sa soupière un crâne de Hottentot ? Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je

dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l’œil des mots en chevaux fous en enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourager les mineurs. Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre.

Et vous fantômes montez bleus de chimie d’une forêt de bêtes traquées de machines tordues d’un jujubier de chairs pourries d’un panier d’huîtres d’yeux d’un lacis de lanières découpées dans le beau sisal d’une peau d’homme j’aurais des mots assez vastes pour vous contenir et toi terre tendue terre saoule

terre grand sexe levé vers le soleil terre grand délire de la mentule de Dieu terre sauvage montée des resserres de la mer avec dans la bouche une touffe de

cécropies terre dont je ne puis comparer la face houleuse qu’à la forêt vierge et folle que je

souhaiterais pouvoir en guise de visage montrer aux yeux indéchiffreurs des hommes il me suffirait d’une gorgée de ton lait jiculi pour qu’en toi je découvre toujours à

même distance de mirage – mille fois plus natale et dorée d’un soleil que n’entame nul prisme – la terre où tout est libre et fraternel, ma terre

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Partir. Mon cœur bruissait de générosités emphatiques. Partir... j’arriverais lisse et

jeune dans ce pays mien et je dirais à ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair : « J’ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies ».

Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : Embrassez-moi sans crainte... Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai ».

Et je lui dirais encore : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la

liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. » Et venant je me dirais à moi-même : « Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras

en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse... » […]

Henri MATISSE, Porte-fenêtre à Collioure, 1914