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Année 2020-2021 Semestre 1 Cours du Professeur Dominique Rousseau Chargée de TD : Eva Chartier Fiche n°2 : La constitution, un acte écrit ? Calvin par Bill WATTERSON SOMMAIRE Document n°1 : Claude LEVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, 1955, Pocket, 1962, Chapitre XXVIII, Leçon d’écriture pp. 359-353. Document n°2 : John Langshaw AUSTIN, Quand dire, c'est faire éditions Points, collection Essais, 1991 Document n° 3 : David LODGE, Un tout petit monde, éd. Rivages poches, 1992, pp. 52-54 Document n°4 : Eric VUILLARD, l’ordre du jour, Paris, Acte Sud, 2017, p. 52-54. Document n° 5 : « Une déclaration des droits de l'homme est-elle nécessaire, inutile, dangereuse, indifférente ? » Assemblée nationale, 26 août 1789, Document n° 6 : René CAPITANT, « La coutume constitutionnelle », in RDP, juillet-décembre 1979, pp. 959-970 (extraits) Document n° 7 : Pierre AVRIL, Les Conventions de la Constitution, normes non écrites du droit politique, PUF, 1997, pp. 103-122 (extrait) Document n°8 : Yves GAUDEMET et Jacques ROBERT, Le Monde, 18 avril 1986 Commentaire : Commentez les propos de M. Barnave dans le document n°5

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Année 2020-2021 Semestre 1

Cours du Professeur Dominique Rousseau Chargée de TD : Eva Chartier

Fiche n°2 : La constitution, un acte écrit ?

Calvin par Bill WATTERSON

SOMMAIRE Document n°1 : Claude LEVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, 1955, Pocket, 1962, Chapitre

XXVIII, Leçon d’écriture pp. 359-353. Document n°2 : John Langshaw AUSTIN, Quand dire, c'est faire éditions Points, collection

Essais, 1991 Document n° 3 : David LODGE, Un tout petit monde, éd. Rivages poches, 1992, pp. 52-54 Document n°4 : Eric VUILLARD, l’ordre du jour, Paris, Acte Sud, 2017, p. 52-54. Document n° 5 : « Une déclaration des droits de l'homme est-elle nécessaire, inutile, dangereuse, indifférente ? » Assemblée nationale, 26 août 1789, Document n° 6 : René CAPITANT, « La coutume constitutionnelle », in RDP, juillet-décembre

1979, pp. 959-970 (extraits) Document n° 7 : Pierre AVRIL, Les Conventions de la Constitution, normes non écrites du droit politique, PUF, 1997, pp. 103-122 (extrait) Document n°8 : Yves GAUDEMET et Jacques ROBERT, Le Monde, 18 avril 1986 Commentaire : Commentez les propos de M. Barnave dans le document n°5

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Document n°1 : Claude LEVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, 1955, Pocket, 1962, pp. 349-353

[…] On se doute que les Nambikwara ne savent pas écrire ; mais ils ne dessinent pas davantage, à l’exception de quelques pointillés ou zigzags sur leurs calebasses. Comme chez les Caduveo, je distribuai pourtant des feuilles de papier et des crayons dont ils ne firent rien au début ; puis un jour je les vis tous occupés à tracer sur le papier des lignes horizontales ondulées. Que voulaient-ils donc faire ? Je dus me rendre à l’évidence : ils écrivaient ou, plus exactement cherchaient à faire de leur crayon le même usage que moi, le seul qu’ils pussent alors concevoir, car je n’avais pas encore essayé de les distraire par mes dessins. Pour la plupart, l’effort s’arrêtait là ; mais le chef de bande voyait plus loin. Seul, sans doute, il avait compris la fonction de l’écriture. Aussi m’a-t-il réclamé un bloc-notes et nous sommes pareillement équipés quand nous travaillons ensemble. Il ne me communique pas verbalement les informations que je lui demande, mais trace sur son papier des lignes sinueuses et me les présente, comme si je devais lire sa réponse. Lui-même est à moitié dupe de sa comédie ; chaque fois que sa main achève une ligne, il l’examine anxieusement comme si la signification devait en jaillir, et la même désillusion se peint sur son visage. Mais il n’en convient pas ; et il est tacitement entendu entre nous que son grimoire possède un sens que je feins de déchiffrer ; le commentaire verbal suit presque aussitôt et me dispense de réclamer les éclaircissements nécessaires. Or, à peine avait-il rassemblé tout son monde qu’il tira d’une hotte un papier couvert de lignes tortillées qu’il fit semblant de lire et où il cherchait, avec une hésitation affectée, la liste des objets que je devais donner en retour des cadeaux offerts : à celui-ci, contre un arc et des flèches, un sabre d’abatis ! à tel autre, des perles ! pour ses colliers… Cette comédie se prolongea pendant deux heures. Qu’espérait-il ? Se tromper lui-même, peut-être ; mais plutôt étonner ses compagnons, les persuader que les marchandises passaient par son intermédiaire, qu’il avait obtenu l’alliance du blanc et qu’il participait à ses secrets. Nous étions en hâte de partir, le moment le plus redoutable étant évidemment celui où toutes les merveilles que j’avais apportées seraient réunies dans d’autres mains. Aussi je ne cherchai pas à approfondir l’incident et nous nous mîmes en route, toujours guidés par les Indiens. […] Encore tourmenté par cet incident ridicule, je dormis mal et trompai l’insomnie en me remémorant la scène des échanges. L’écriture avait donc fait son apparition chez les Nambikwara ; mais non point, comme on aurait pu l’imaginer, au terme d’un apprentissage laborieux. Son symbole avait été emprunté tandis que sa réalité demeurait étrangère. Et cela, en vue d’une fin sociologique plutôt qu’intellectuelle. Il ne s’agissait pas de connaître, de retenir ou de comprendre, mais d’accroître le prestige et l’autorité d’un individu – ou d’une fonction –aux dépens d’autrui. […] C'est une étrange chose que l'écriture. Il semblerait que son apparition n'eût pu manquer de déterminer des changements profonds dans les conditions d'existence de l'humanité ; et que ces transformations dussent être surtout de nature intellectuelle. La possession de l'écriture multiplie prodigieusement l'aptitude des hommes à préserver des connaissances. On la concevrait volontiers comme une mémoire artificielle, dont le développement devrait s'accompagner d'une meilleure conscience du passé, donc d'une plus grande capacité à organiser le présent et l'avenir. Après qu'on a éliminé tous les critères proposés pour distinguer la barbarie de la civilisation, on aimerait au moins retenir celui-là : peuples avec ou sans écriture, les uns capables de cumuler les acquisitions anciennes et progressant de plus en plus vite vers le but qu'ils se sont assigné, tandis que les autres, impuissants à retenir le passé au-delà de cette frange que la mémoire individuelle suffit à fixer, resteraient prisonniers d'une histoire fluctuante à laquelle manqueraient toujours une origine et la conscience durable d'un projet. Pourtant, rien de ce que nous savons de l'écriture et de son rôle dans l'évolution ne justifie une telle conception. Unes des phases les plus créatrices de l'histoire de l'humanité se place pendant l'avènement du néolithique : responsable de l'agriculture, de la domestication des animaux et d'autres arts. Pour y parvenir, il a fallu que, pendant des millénaires, de petites collectivités humaines observent, expérimentent et transmettent le fruit de leurs réflexions. Cette immense entreprise s'est déroulée avec une rigueur et une continuité attestées par le succès, alors que l'écriture était encore inconnue. Si celle-ci est apparue entre le quatrième et le troisième millénaire avant notre ère, on doit voir en elle un résultat déjà lointain (et sans doute indirect) de la révolution néolithique, mais nullement sa condition.

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Document n° 2 : John Langshaw AUSTIN, Quand dire, c'est faire éditions Points, collection Essais, 1991

"Toutes les énonciations que nous allons voir présenteront, comme par hasard, des verbes bien ordinaires, à la première personne du singulier de l'indicatif présent, voix active. Car on peut trouver des énonciations qui satisfont ces conditions et qui, pourtant, A) ne "décrivent", ne "rapportent", ne constatent absolument rien, ne sont pas "vraies ou fausses"; et sont telles que B) l'énonciation de la phrase est l'exécution d'une action (ou une partie de cette exécution) qu'on ne saurait, répétons-le, décrire tout bonnement comme étant l'acte de dire quelque chose. [...] Exemples: (E.a) "oui [je le veux] (c'est-à-dire je prends cette femme comme épouse légitime)" - ce "oui" étant prononcé au cours de la cérémonie du mariage. (E.b) "Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth" - comme on dit lorsqu'on brise une bouteille contre la coque. (E.c) "Je donne et lègue ma montre à mon frère" - comme on peut lire dans un testament. (E.d) "Je vous parie six pence qu'il pleuvra demain." Pour ces exemples, il semble clair qu'énoncer la phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n'est ni décrire ce qu'il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais: c'est le faire. Aucune de ces énonciations citées n'est vraie ou fausse: j'affirme la chose comme allant de soi et ne la discute pas. [...] Quand je dis, à la mairie ou à l'autel, etc., "Oui [je le veux]", je ne fais pas le reportage d'un mariage: je me marie. Quel nom donner à une phrase ou à une énonciation de ce type? Je propose de l'appeler une phrase performative ou une énonciation performative ou - par souci de brièveté - un "performatif". [...] Ce nom dérive, bien sûr, du verbe [anglais] perform [...]; il indique que produire l'énonciation est exécuter une action. [...] En cherchant à établir la liste des performatifs explicites, nous avons découvert qu'il n'était pas toujours facile de distinguer entre énonciations performatives et énonciations constatives. [...] Comment décider qu'une énonciation est ou ou non performative, ou du moins, purement performative. [...] Nous avons reconnu, en premier lieu, l'ensemble de ce que nous faisons en disant quelque chose, et nous l'avons nommé acte locutoire. Nous entendons par là, sommairement, la production d'une phrase dotée d'un sens et d'une référence, ces deux éléments constituant à peu près la signification - au sens traditionnel du terme. Nous avons avancé, en second lieu, que nous produisons aussi des actes illocutoires: informer, commander, avertir, entreprendre, etc., c'est-à-dire de énonciations ayant valeur conventionnelle. Enfin, nous avons défini les actes perlocutoires - actes que nous provoquons ou accomplissons par le fait de dire une chose. Exemples : convaincre, persuader, empêcher et même surprendre ou induire en erreur. [...] Nous devons distinguer l'illocutoire du perlocutoire, faire la différence entre "en disant cela, je l'avertissais" et "par le fait de dire cela, je le convainquis, le surpris, le retins". Document n° 3 : David LODGE, Un tout petit monde, éd. Rivages poches, 1992, pp. 52-54

Comprendre un message, c’est le décoder. Le langage est un code. Or, tout décodage est un nouvel encodage. Si vous me dites quelque chose, je vérifie que j’ai bien compris votre message en vous le redisant avec mes propres mots, c’est-à-dire avec des mots différents de ceux que vous avez utilisés, car si je répète exactement vos paroles vous ne saurez pas si je vous ai vraiment bien compris. En même temps, si j’utilise mes propres mots, cela implique que j’ai changé votre sens, bien que très légèrement ; et à supposer même que, vicieusement, je vous renvoie votre message mot pour mot pour vous dire que je l’ai bien compris, cela ne garantirait nullement que j'ai enregistré le même sens que vous dans ma tête, car j’apporte à ces mots une expérience différente du langage, de la littérature et de la réalité non verbale, si bien que ces mots ont pour moi un sens différent de celui que vous leur donnez, Et si vous pensez que je n’ai pas compris le sens de votre message, vous ne vous contentez pas de le répéter avec les mêmes mots, vous essayez de l’expliquer avec des mots différents, différents du moins de ceux que vous aviez utilisés à l’origine ; mais alors votre message n’est plus exactement le même que celui que vous vouliez transmettre au début. Et, de ce fait, vous n’êtes plus, en tant que sujet parlant, celui que vous étiez au début. Il s’est écoulé du temps depuis que vous avez ouvert la bouche pour parler, les molécules de votre corps ont changé, ce que vous vouliez dire a été remplacé par ce que vous avez effectivement dit, et fait maintenant

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partie intégrante de votre histoire personnelle que votre mémoire a enregistrée très imparfaitement. La conversation est en somme une partie de tennis qu’on joue avec une balle en pâte à modeler qui prend une forme nouvelle chaque fois qu’elle franchit le filet.

La lecture est bien sûr différente de la conversation. Elle est plus passive dans la mesure où nous ne pouvons établir une interaction avec le texte, ou influencer le développement du texte par nos propres paroles, puisque les mots du texte sont donnés au départ. C’est peut-être ce qui nous pousse à interpréter. Si les mots sont fixés une fois pour toutes sur la page, leur sens ne serait-il pas fixe lui aussi ? Il n’en est rien, car l’axiome tout décodage est un nouvel encodage, s’applique à la critique littéraire avec encore plus de rigueur que dans le discours oral ordinaire. Dans celui- ci, le cycle sans fin de l’encodage-décodage-encodage peut être ponctué par une action, comme par exemple quand je dis : « La porte est ouverte », et que vous dites « Vous voulez dire que vous aimeriez que je la ferme ?» et je dis alors « Oui, je vous en prie », et vous fermez la porte — on peut estimer qu’à un certain niveau on a compris ce que je voulais dire. Mais si le texte littéraire dit « La porte était ouverte », je ne peux demander au texte ce qu’il veut dire par là, je ne peux que faire des conjectures sur la signification de cette porte — elle a été ouverte par quel agent, elle conduit à quelle découverte, à quel mystère, à quel but ? L’image du tennis ne convient pas pour expliquer l’activité de lecture ce n’est pas un processus de va-et-vient, mais une quête sans fin, un supplice de Tantale, un flirt sans consommation, ou, s’il y a consommation, c’est une consommation solitaire, masturbatoire. (A ces mots, les auditeurs manifestèrent des signes de nervosité.) Le lecteur joue avec lui-même tandis que le texte joue sur lui, sur sa curiosité, son désir, comme une strip-teaseuse joue sur la curiosité et le désir de son public.

Document n°4 : Eric VUILLARD, L’ordre du jour, Paris, Acte Sud, 2017, p. 52-54.

[Le 12 février 1938 Hitler convoque au Berghof le chancelier autrichien, Kurt Schuschnigg, afin que ce dernier signe un accord prévoyant la nomination d’un nazi notoire, Seyss-Inquart, au poste de ministre de l’Intérieur autrichien et doté des pleins pouvoirs.] « Je vous ferai seulement remarquer », ajouta Schuschnigg, dans un mélange perceptible de malice et de faiblesse qui dut le défigurer, « que [ma] signature ne vous avance à rien » (…). « Hitler eut un regard interloqué. Qu’était-il en train de lui dire ? « D’après notre Constitution », renchérit alors Schuschnigg, d’un ton doctoral, « c’est la plus haute autorité de l’Etat, c’est-à-dire le président de la République qui nomme les membres du gouvernement. De même que l’armistice est sa prérogative ». C’était donc cela, il ne se contentait pas de céder à Adolf Hitler, il lui fallait encore se retrancher derrière un autre. Lui, le petit autocrate, voici que soudain, au moment où son pouvoir devenait empoisonné, il acceptait de le partager. Mais le plus étrange fut dans la réaction d’Hitler. Il bredouilla à son tour : « Alors vous avez le droit… », comme s’il ne comprenait pas bien ce qui arrivait. Les objections de droit constitutionnel le dépassaient. Et lui qui, pour servir sa propagande, tenait à conserver les apparences, il dut se sentir brusquement désorienté. Le droit constitutionnel est comme les mathématiques, on ne peut pas tricher. Il bredouilla encore : « Vous devez… » Et Schuschnigg dut alors véritablement jouir de sa victoire ; enfin, il le tenait ! (…) Oui, le droit constitutionnel existe, et ce n’est pas pour les termites ou les souriceaux, non, c’est pour les chanceliers, les véritables hommes d’Etat, car une norme constitutionnelle, monsieur, vous barre la route aussi puissamment qu’un tronc d’arbre ou un barrage de police ! » Document n° 5 : « Une déclaration des droits de l'homme est-elle nécessaire, inutile, dangereuse, indifférente ? » Assemblée nationale, 26 août 1789, M. le comte de Castellane : Messieurs, il me semble qu'il ne s'agit pas de délibérer aujourd'hui sur le choix à faire entre les différentes déclarations de droits qui ont été soumises à l'examen des bureaux ; il est une grande question préalable, qui suffira sans doute pour occuper aujourd'hui les moments de l'Assemblée : y aura-t-il une déclaration des droits placée à la tête de notre Constitution ? En me décidant pour l'affirmative, je vais tâcher de répondre aux différentes objections que j'ai pu recueillir. Les uns disent que ces vérités premières étant gravées dans tous les cœurs, renonciation précise que nous en ferions ne serait d'aucune utilité. Cependant, Messieurs, si vous daignez jeter les yeux sur la surface du globe

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terrestre, vous frémirez avec moi, sans doute, en considérant le petit nombre des nations qui ont conservé, je ne dis pas la totalité de leurs droits, mais quelques idées, quelques restes de leur liberté ; et sans être obligé de citer l'Asie entière, ni les malheureux Africains qui trouvent dans les îles un esclavage plus dur encore que celui qu'ils éprouvaient dans leur patrie ; sans, dis-je, sortir de l'Europe, ne voyons-nous pas des peuples entiers qui se croient la propriété de quelques seigneurs ; ne les voyons-nous pas presque tous s'imaginer qu'ils doivent obéissance à des lois faites par des despotes, qui ne s'y soumettent pas ? En Angleterre même, dans cette île fameuse qui semble avoir conservé le feu sacré de la liberté, n'existe-t-il pas des abus qui disparaîtraient si les droits des hommes étaient mieux connus ? Mais c'est de la France que nous devons nous occuper ; et je le demande, Messieurs, est-il une nation qui ait plus constamment méconnu les principes d'après lesquels doit être établie toute bonne Constitution ? Si l'on en excepte le règne de Charlemagne, nous avons été successivement soumis aux tyrannies les plus avilissantes. À peine sortis de la barbarie, les Français éprouvent le régime féodal, tous les malheurs combinés que produisent l'aristocratie, le despotisme et l'anarchie ; ils sentent enfin leurs malheurs ; ils prêtent aux rois leurs forces pour abattre les tyrans particuliers ; mais des hommes aveuglés par l'ignorance ne font que changer de fers ; au despotisme des seigneurs succède celui des ministres. Sans recouvrer entièrement la liberté de leur propriété foncière, ils perdent jusqu'à leur liberté personnelle ; le régime des lettres de cachet s'établit : n'en doutons pas, Messieurs, l'on ne peut attribuer cette détestable invention qu'à l'ignorance où les peuples étaient de leurs droits. Jamais, sans doute, ils ne l'auront approuvée, jamais les Français, devenus fous tous ensemble, n'ont dit à leur Roi : « Nous te donnons une puissance arbitraire sur nos personnes ; nous ne serons libres que jusqu'au moment où il te conviendra de nous rendre esclaves, et nos enfants aussi seront esclaves de tes enfants ; tu pourras à ton gré, nous enlever à nos familles, nous envoyer dans des prisons, où nous serons confiés à la garde d'un geôlier choisi par toi, qui, fort de son infamie, sera lui-même hors des atteintes de la loi. Si le désespoir, l'intérêt de ta maîtresse ou d'un favori convertit pour nous en tombeau ce séjour d'horreur, on n'entendra pas notre voix mourante ; ta volonté réelle ou supposée l'aura rendu juste ; tu seras seul notre accusateur, notre juge et notre bourreau. » Jamais ces exécrables paroles n'ont été prononcées ; toutes nos lois défendent d'obéir aux lettres de cachet ; aucune ne les approuve ; mais le peuple seul peut faire respecter les lois. Que pouvaient les parlements, ces soi-disant gardiens de notre Constitution ; que pouvaient-ils contre des coups d'autorité dont ils éprouvaient eux-mêmes les funestes effets ? Que pourraient même les représentants de la Nation contre les futurs abus qui s'introduiraient dans l'exercice du pouvoir exécutif, si le peuple entier ne voulait faire respecter les lois qu'ils auraient promulguées ? J'ai répondu, ce qui me semble, à ceux qui pensent qu'une déclaration des droits des hommes est inutile : il en est encore qui vont plus loin, et qui la croient dangereuse en ce moment, où tous les ressorts du gouvernement étant rompus, la multitude se livre à des excès qui leur en fait craindre de plus grands. Mais, Messieurs, je suis certain que la majorité de ceux qui m'écoutent pensera, comme moi, que le vrai moyen d'arrêter la licence est de poser les fondements de la liberté : plus les hommes connaîtront leurs droits, plus ils aimeront les lois qui les protègent, plus ils chériront leur patrie, plus ils craindront le trouble ; et si des vagabonds compromettent encore la sûreté publique, tous les citoyens qui ont quelque chose à perdre se réuniront contre eux. Je crois donc, Messieurs, que nous devons placer une déclaration des droits des hommes à la tête de notre Constitution. Quoique décidé dans mon opinion particulière entre celles qui nous ont été proposées, je pense que celle que nous adopterons doit être discutée avec soin, et que nous pourrons peut-être ne rejeter en totalité aucune de celles qui nous ont été proposées ; je crois que cette même déclaration doit être admise avant les lois, dont elle est la source, et dont elle réparera dans la suite les imperfections ou les omissions. En revenant donc à la question simple, pour opiner sur la question de savoir s'il faut ou non orner le frontispice de notre Constitution d'une déclaration des droits des hommes, je me décide entièrement pour l'affirmative. M. Barnave : La nécessité de la déclaration des droits a été démontrée avec évidence. Quelques-uns des préopinants ont pensé qu'elle pourrait être dangereuse ; d'autres ont craint de rétablir la liberté primitive des hommes sortant des forêts, de peur qu'ils n'en abusent ; mais il faut connaître leurs droits avant de les établir. Il faut donc une déclaration des droits. Cette déclaration a deux utilités pratiques : la première est de fixer l'esprit de la législation, afin qu'on ne la change pas à l'avenir ; la seconde est de guider l'esprit sur le complément de cette législation, qui ne peut pas prévoir tous les cas... On a dit qu'elle était inutile, parce qu'elle est écrite dans tous les cœurs ; dangereuse, parce que le peuple abusera de ses droits dès qu'il les connaîtra. Mais l'expérience et l'histoire répondent, et réfutent victorieusement ces deux observations. Je crois qu'il est indispensable de mettre à la tête de la Constitution une déclaration des droits dont l'homme doit jouir. Il faut qu'elle soit simplement à portée de tous les esprits, et qu'elle devienne le catéchisme national. M. Malouet : Messieurs, c'est avec l'inquiétude et le regret du temps qui s'écoule, des désordres qui s'accumulent, que je prends la parole. Le moment où nous sommes, exige plus d'action et de réflexion que de discours. La Nation nous attend ; elle nous demande l'ordre, la paix et des lois protectrices : que ne pouvons-nous, Messieurs, sans autre discussion, les écrire sous la dictée de la raison universelle qui, après

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l'expérience de vingt siècles, devrait seule parler aujourd'hui car elle a tout enseigné, et ne laisse plus rien de nouveau à dire aux plus éloquents, aux plus profonds publicistes. Mais lorsque, dans des circonstances pressantes, en présence de la nécessité qui s'avance, des hommes éclairés semblent essayer leurs forces, on doit céder à l'espoir ou au moins au désir d'arriver à un résultat précis, et d'accélérer votre travail. La question qui vous occupe présente encore, et tel est l'inconvénient de toutes les discussions métaphysiques, elle présente, dis-je, une somme égale d'objections et de motifs pour et contre. On veut une déclaration des droits de l'homme, parce qu'elle est utile, et le préopinant l'a démontré en en réduisant l'expression. Plus étendue, telle qu'on l'a proposée, on la rejette comme dangereuse. On vous a montré l'avantage de publier, de consacrer toutes les vérités qui servent de fanal, de ralliement et d'asile aux hommes épars sur tout le globe. On oppose le danger de déclarer d'une manière absolue les principes généraux du droit naturel, sans les modifications du droit positif. Enfin, à côté des inconvénients et des malheurs qu'a produits l'ignorance, vous avez vu les périls et les désordres qui naissent des demi-connaissances et de la fausse application des principes. Des avis si différents se réunissent sur l'objet essentiel ; car une différence de formule et d'expression, un résumé plus précis et une plus longue énumération des principes n'importent pas au bonheur, à la liberté des Français. Certes, je ne balance pas à dire qu'il n'est aucun des droits du citoyen qui ne doive être constaté et garanti par la Constitution. Les droits de l'homme et du citoyen doivent être sans cesse présents à tous les yeux. Ils sont tout à la fois la lumière et la fin du législateur ; car les lois ne sont que le résultat et l'expression des droits et des devoirs naturels, civils et politiques. Je suis donc loin de regarder comme inutile le travail présenté par le comité. On ne peut réunir en moins de paroles de plus profonds raisonnements, des idées plus lumineuses, de plus importantes vérités. Mais convertirons-nous en acte législatif cet exposé métaphysique, ou présenterons-nous les principes avec leur modification dans la Constitution que nous allons faire ? Je sais que les Américains n'ont pas pris cette précaution ; ils ont pris l'homme dans le sein de la nature, et le présentent à l'univers dans sa souveraineté primitive. Mais la société américaine, nouvellement formée, est composée, en totalité, de propriétaires déjà accoutumés à l'égalité, étrangers au luxe ainsi qu'à l'indigence, connaissant à peine le joug des impôts, des préjugés qui nous dominent, n'ayant trouvé sur la terre qu'ils cultivent aucune trace de féodalité. De tels hommes étaient sans doute préparés à recevoir la liberté dans toute son énergie : car leurs goûts, leurs mœurs, leur position les appelaient à la démocratie. Mais nous, Messieurs, nous avons pour concitoyens une multitude immense d'hommes sans propriétés, qui attendent, avant toute chose, leur subsistance d'un travail assuré, d'une police exacte, d'une protection continue, qui s'irritent quelquefois, non sans de justes motifs, du spectacle du luxe et de l'opulence. On ne croira pas sans doute que j'en conclus que cette classe de citoyens n'a pas un droit égal à la liberté. Une telle pensée est loin de moi. La liberté doit être comme l'astre du jour, qui luit pour tout le monde. Mais je crois, Messieurs, qu'il est nécessaire, dans un grand empire, que les hommes placés par le sort dans une condition dépendante voient plutôt les justes limites que l'extension de la liberté naturelle. Opprimée depuis longtemps et vraiment malheureuse, la partie la plus considérable de la Nation est hors d'état de s'unir aux combinaisons morales et politiques qui doivent nous élever à la meilleure Constitution. Hâtons-nous de lui restituer tous ses droits, et faisons l'en jouir plus sûrement que par une dissertation. Que de sages institutions rapprochent d'abord les classes heureuses et les classes malheureuses de la société. Attaquons dans sa source ce luxe immodéré, toujours avide et toujours indigent, qui porte une si cruelle atteinte à tous les droits naturels. Que l'esprit de famille qui les rappelle tous, l'amour de la patrie qui les consacre, soient substitués parmi nous à l'esprit de corps, à l'amour des prérogatives, à toutes les vanités inconciliables avec une liberté durable, avec l'élévation du vrai patriotisme. Opérons tous ces biens, Messieurs, ou commençons au moins à les opérer avant de prononcer d'une manière absolue aux hommes souffrants, aux hommes dépourvus de lumières et de moyens, qu'ils sont égaux en droits aux plus puissants, aux plus fortunés. C'est ainsi qu'une déclaration des droits peut être utile, ou insignifiante, ou dangereuse, suivant la Constitution à laquelle nous serons soumis. Une bonne Constitution est l'effet ou la cause du meilleur ordre moral. Dans le premier cas, le pouvoir constituant ne sait qu'obéir aux mœurs publiques. Dans le second, il doit les réformer pour agir avec efficacité. Car il faut détruire et reconstruire ; il faut élever le courage des uns en leur marquant un terme qu'ils ne doivent pas dépasser ; il faut diriger l'orgueil des autres sur de plus hautes destinées que celles de la faveur et du pouvoir, assigner de justes mesures aux avantages de la naissance et de la fortune, marquer enfin la véritable place de la vertu et des dons du génie. Tel est, Messieurs, vous le savez, le complément d'une bonne Constitution ; et comme les droits de l'homme en société doivent s'y trouver développés et garantis, leur déclaration doit en être l'exorde ; mais cette déclaration législative s'éloigne nécessairement de l'exposé métaphysique et des définitions abstraites qu'on voudrait adopter. Remarquez en effet, Messieurs, qu'il n'est aucun des droits naturels qui ne se trouve modifié par le droit positif.

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Or, si vous présentez le principe et l'exception, voilà la loi. Si vous n'indiquez aucune restriction, pourquoi présenter aux hommes dans toute leur plénitude des droits dont ils ne doivent user qu'avec de justes limitations ? Je suppose que, dans cette conception des droits, nous n'ayons aucun égard à ce qui est, que toutes les formes de gouvernement soient des instruments libres entre nos mains ; aussitôt que nous en aurons choisi une, voilà dans l'instant même l'homme naturel et ses droits modifiés. Pourquoi donc commencer par le transporter sur une haute montagne, et lui montrer son empire sans limites, lorsqu'il doit en descendre pour trouver des bornes à chaque pas ? Lui direz-vous qu'il a la libre disposition de sa personne, avant qu'il soit à jamais dispensé de servir malgré lui dans l'armée de terre ou de mer ? Qu'il a la libre disposition de son bien, avant que les coutumes et les lois locales qui en disposent contre son gré ne soient abrogées ? Lui direz-vous que, dans l'indigence, il a droit au secours de tous, tandis qu'il invoque peut-être en vain la pitié des passants, tandis qu'à la honte de nos lois et de nos mœurs aucune précaution législative n'attache à la société les infortunés que la misère en sépare ? Il est donc indispensable de confronter la déclaration des droits, de la rendre concordante avec l'état obligé dans lequel se trouvera l'homme pour lequel elle est faite. C'est ainsi que la Constitution française présentera l'alliance auguste de tous les principes, de tous les droits naturels, civils et politiques ; c'est ainsi que vous éviterez de comprendre parmi les droits des articles qui appartiennent à tel ou tel titre de législation. Telle est la considération qui m'avait fait adopter de préférence, dans le projet que j'ai présenté, un premier titre des droits et principes constitutifs. Car, encore une fois, tout homme pour lequel on stipule une exposition de ses droits appartenant à une société, je ne vois pas comment il serait utile de lui parler comme s'il en était séparé. J'ajoute, Messieurs, une dernière observation : les discussions métaphysiques sont interminables. Si nous nous y livrons une fois, l'époque de notre Constitution s'éloigne, et des périls certains nous environnent. Le gouvernement est sans force et sans moyens, l'autorité avilie, les tribunaux dans l'inaction ; le peuple seul est en mouvement. La perception des impôts est nulle, toutes les dépenses augmentent, toutes les recettes diminuent : toutes les obligations onéreuses paraissent injustes. Dans de telles circonstances, une déclaration expresse des principes généraux et absolus de la liberté naturelle peut briser des liens nécessaires. La Constitution seule peut nous préserver d'un déchirement universel.

Document n°6 : René CAPITANT, « La coutume constitutionnelle », in RDP, juillet-décembre 1979, pp. 959-970 (extraits) Les mots, comme les hommes, portent le poids du péché originel. C’est, du moins, ce que dit un auteur espagnol, qui, par moments, a du génie et toujours de l’éloquence. S’ils donnent à la pensée la vie, ils lui donnent aussi la chair, « ils la condamnent, dit notre auteur, au temps et à l’espace, au corps. Aussi, voyons-nous, dit-il encore, que le nom, corps du concept, à qui il donne la vie et la chair, finit souvent par l’étouffer, s’il ne sait pas trouver sa rédemption ». Il faut donc se méfier des mots, qui sont la tentation de l’esprit, et ne se livrer à eux qu’après les avoir rachetés du mensonge. Or, qu’est-ce que la coutume, si l’on se fie au mot ? C’est le droit prescrivant d’agir selon l’usage, perpétuant la tradition. C’est le droit lorsque, par sa persistance, il est devenu comme le reflet des mœurs qu’il a autrefois modelées. Mais la notion passe, la notion, rachetée, est tout autre. Elle s’oppose au droit écrit, et non pas au droit nouveau. Elle est le droit non écrit et non pas le droit vieilli. Certes, on ne méconnaît pas, en général, cette seconde définition, mais on ne se résout pas à faire abstraction de la première, et l’on en vient alors à définir la coutume par un double caractère. La coutume serait tout à la fois traditionnelle et non écrite. Mais le meilleur signe que la coutume ne contient pas en elle cette idée de tradition et s’absorbe tout entière dans l’opposition au droit écrit, c’est qu’on affirme tout aussi généralement qu’elle est susceptible de se modifier, que même on vante sa souplesse en face de la rigidité du droit écrit. N’est-ce pas qu’elle est capable de modifier les usages et non de les consacrer seulement ? N’est-ce pas quelle englobe tout le droit non écrit, novateur aussi bien que traditionnel, ou, pour être plus précis, tout le droit positif non écrit, car la notion de coutume se distingue de celle de droit naturel. Dans le cadre du droit positif, par conséquent, coutume et droit écrit sont seuls en présence, et chacun englobe tout ce qui n’est pas l’autre. [...] Les règles de valeur constitutionnelle sont celles qui s’imposent au législateur ordinaire, qui excèdent sa compétence, auxquelles les lois ordinaires ne peuvent valablement déroger. On a dit, et c’est une opinion que je n’ai rejetée qu’au terme des longues réflexions où m’a longtemps retenu l’admiration que j’éprouve pour l’œuvre

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de son défenseur, on a dit qu’il y avait contradiction entre la notion de constitution ainsi entendue et la notion de coutume, si bien qu’une règle coutumière ne saurait jamais avoir de valeur constitutionnelle. C’est, dit-on, que les lois constitutionnelles sont, par définition, écrites, parce qu’elles exigent pour leur modification la procédure spéciale de révision constitutionnelle comportant, dans la Constitution de Weimar, une majorité spéciale au sein des Chambres, dans la Constitution de 1875, la réunion des deux Chambres en Assemblée nationale. Mais cette opinion ne m’apparaît que l’affirmation injustifiée du principe qu’il n’y a de droit qu’écrit. Car définir les lois constitutionnelles, comme elle fait, par la procédure de leur création, c’est supposer d’abord qu’elles sont écrites, c’est donc poser au point de départ du raisonnement la proposition qu’il faut démontrer. Or, si l’on prend en considération la véritable notion de constitution, si l’on parle de force et non pas de forme constitutionnelle, si la constitutionnalité d’une règle réside non dans la procédure de sa création, mais dans le degré qu’elle occupe dans la pyramide juridique (et cette terminologie aurait bien dû éclairer ceux à qui je l’emprunte), alors la notion de coutume constitutionnelle cesse d’être contradictoire je peux même dire que la coutume est essentiellement constituante et que la constitution, dans ses degrés supérieurs, est nécessairement coutumière. Or, qu’est-ce que la coutume, sinon les règles directement posées par la nation, non écrites, c’est-à-dire écrites dans la pensée et la conscience des individus qui composent le groupe social, connues pour cette raison sans être publiées, obéies sans être imposées ? Qu’est-ce que la coutume, sinon la conscience et la volonté nationales ? Et si la nation est souveraine, si elle est le constituant suprême, et si tous les autres pouvoirs sont nécessairement constitués par elle, n’est-ce pas la coutume, par quoi elle s’exprime, qui est à la base de tout ordre juridique ? La source de toute constitution n’est-elle pas nécessairement coutumière ? Ainsi la force constituante de la coutume n’est qu’un aspect de la souveraineté nationale. Or, la nation est souveraine par nature et par définition même du droit positif. On entend souvent le principe de la souveraineté nationale comme un principe politique, consistant plutôt qu’en l’affirmation en la revendication de la souveraineté nationale, en l’appel à la démocratie. Dans ce sens, évidemment, la souveraineté n’est pas un caractère nécessaire de la nation, puisque, si celle-ci en jouit dans certains régimes politiques, elle en est privée dans d’autres. Mais, ce qu’on appelle alors souveraineté ou démocratie, c’est seulement, à y regarder de près, la participation de la nation à l’élaboration du droit écrit, l’organisation de moyens écrits de manifestation de la volonté nationale, et c’est évidemment toujours par un effet de cette tendance, déjà dénoncée, à absorber tout le droit dans le droit écrit qu’on a pu ainsi confondre la démocratie avec la législation populaire écrite. Mais si l’on considère le droit dans son ensemble, si l’on recherche quelle est la participation du peuple, non plus seulement à la législation écrite, mais à l’élaboration du droit positif tout entier, écrit ou coutumier, on voit alors que le principe de la souveraineté nationale change de signification. La nation n’a plus à revendiquer la souveraineté, elle la possède nécessairement, sous tous les régimes. Lors même qu’elle n’a pas le droit de manifester par écrit sa volonté, elle a néanmoins une volonté et qui s’impose. Elle reste au moins maîtresse de son obéissance, et par conséquent détient la positivité du droit, car le droit positif n’est autre que celui qui s’applique réellement et dont les prescriptions sont suivies, auquel se conforme la société qu’il régit. En cessant d’obéir à une règle, la nation lui retire donc son caractère positif, autrement dit, l’abroge ; en la reconnaissant valable et en se soumettant à ses prescriptions, elle lui confère le caractère positif, autrement dit, elle lui donne vigueur. Le droit peut bien recevoir son contenu du législateur, c’est de la nation qu’il tiendra toujours sa vigueur. Quels que soient les pouvoirs du législateur, ils ne sont rien sans la soumission de la nation, si bien que le monarque tient encore d’elle sa compétence. C’est en ce sens que la nation est souveraine et que la coutume, directement créée par la nation, est supérieure au droit écrit. La coutume possède donc la valeur constitutionnelle puisqu’elle s’impose au législateur ordinaire ; elle s’impose même au législateur constituant qui, malgré son nom, n’est qu’un pouvoir constitué, et à ce titre mérite le nom de super-légalité constitutionnelle dont s’est servi M. Hauriou. Mais qu’on n’oublie pas que cette coutume supra-constitutionnelle est nécessairement conforme au droit positif, dont elle forme le degré supérieur, car deux règles contradictoires ne peuvent être en vigueur simultanément. Elle n’est pas un ensemble de principes de droit naturel, il est donc contradictoire d’y chercher, comme tant d’auteurs l’ont fait, des raisons de condamner le droit positif. La théorie de la coutume constitutionnelle, pour une partie de la doctrine, n’est guère qu’une invitation adressée au juge de résister à l’évolution du droit positif, de condamner au nom de principes supérieurs certaines réformes introduites en matière sociale ou fiscale. Mais la coutume ne peut pas davantage être contraire à une jurisprudence établie qu’elle ne peut l’être au droit positif, et, dans la mesure où on l’invoque contre celui-ci, on lui attribue un contenu qu’elle n’a pas. Si la coutume constitutionnelle perd, du fait de cette observation, sa valeur militante, elle n’en reste pas moins pour le juriste une notion essentielle, sans laquelle on ne peut comprendre ni connaitre la véritable structure de l’édifice juridique. Si, en effet, elle est toujours conforme au droit positif, elle peut contredire le droit écrit,

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précisément dans la mesure où celui-ci n’est pas appliqué. Elle peut aussi le suppléer. Et enfin, quand même elle le confirme, cette confirmation n’est pas sans effet, car elle renforce la valeur de la règle écrite, fait échapper celle-ci à la sphère de compétence du législateur ordinaire, pour l’élever jusqu’à la sphère de compétence coutumière. Document n°7 : Pierre AVRIL, Les Conventions de la Constitution, normes non écrites du droit politique, PUF, 1997, pp. 103-122 (extrait)

Du bon usage des conventions Parmi les réserves qu’est susceptible d’inspirer la réception des conventions par la doctrine française figurent l’imprécision des règles de ce type et le risque d’arbitraire qui s’attacherait à la qualification : n’est-il pas tentant de baptiser « conventions de la Constitution » toutes sortes de pratiques, d’usages, de traditions ou d’habitudes, et de faire entrer sous ce pavillon une marchandise hétéroclite ?

La raison de cette réticence paraît souvent moins conceptuelle que méthodologique ; elle tient à une certaine indifférence à l’égard de la réalité qui contraste avec l’attitude de l’internationaliste qui recense pour les analyser avec attention les actes et les déclarations des Etats, parce que c’est de leur pratique que naît le droit international. Pour le constitutionnaliste français, les comportements des principaux acteurs (du Président de la République au président de la commission des finances appliquant l’article 40C) sont volontiers renvoyés à l’univers de la « politique » et donc traités comme anecdotiques, alors qu’ils sont la première source de sa discipline et méritent toute son attention : sous ce rapport, il serait bien inspiré de suivre l’exemple de son homologue britannique pour lequel le caractère largement non écrit de la Constitution représente une puissante incitation à ne pas se réfugier derrière les textes. La Constitution réelle est sous nos yeux — encore faut-il la regarder.

Pour ceux qui sont attentifs à la pratique, la notion de convention n’en reste pas moins suspecte parce qu’ils redoutent qu’elle ne dissolve, en quelque sorte, le concept de Constitution dans une espèce de behaviourisme, dont le droit finirait par être absent. L’objection a du poids et mérite considération. Disons qu’elle appelle une grande rigueur dans le maniement de la notion, à la fois dans la définition de ses rapports avec le droit (ce que l’on fera au chapitre suivant) et dans l’usage de la qualification.

A cet effet, il convient de s’en tenir à la stricte notion de norme non écrite et, à titre heuristique (faute de critères théoriques nationaux), de vérifier que sont remplies les conditions formulées par la doctrine britannique. Or les auteurs français qui ont eu recours à la notion de convention ne se sont pas toujours souciés de s’assurer que les pratiques visées répondaient aux exigences minimales requises.

1 / Pour commencer, il faut que l’on soit en présence de normes qui ne soient pas écrites. La condition parait tomber sous le sens, mais on a par exemple fait figurer, sous l’appellation de « conventions culturelles », le principe en vertu duquel tout département, quelle que soit sa population, est représenté par deux députés au moins ; or il est patent qu’il s’agit de dispositions qui figurent dans le Code électoral et qui, étant écrites, ne ressortissent pas à la catégorie des conventions : c’est un principe dont la permanence à travers les régimes ne change pas la nature, car il ne faut pas confondre avec la norme ce qui est en amont de celle-ci et qui relève de la tradition — pourquoi ne pas qualifier aussi, pendant qu’on y est, la règle du septennat de « convention » ? Dans le même registre des « conventions culturelles », on a mentionné à ce titre le cumul des mandats, bien que celui-ci relève d’une habitude qui ne présente aucun caractère normatif ; avant d’être réglementé, il s’inscrivait plutôt dans l’équilibre du système politico-administratif français traditionnel, que Maurice Hauriou caractérisait par « l’alliance du pouvoir administratif et du pouvoir politique » et par ce qu’il désignait comme « le syndicat du préfet et des hommes politiques du département » ; initialement en rapport avec la centralisation, la pratique demeure associée aux contraintes du scrutin uninominal qui incite à l’enracinement local et à la très forte incitation que le sort réservé aux parlementaires par la Vème République conduit à se replier sur leur circonscription.

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Si le délai qu’observe le Président de la République avant de promulguer une loi pour ne pas empêcher une éventuelle saisine du Conseil constitutionnel, fait effectivement figure de « conventions complémentaires », on ne peut qualifier ainsi l’existence des commissions parlementaires ; elles n’étaient pas mentionnées en 1875 ni en 1946 dans les textes constitutionnels, mais elles étaient depuis longtemps prévues par les règlements des assemblées, de même que la procédure des questions orales a été introduite dans le règlement du Conseil de la République en 1949 comme on a eu l’occasion de le rappeler plus haut, Il s’agit donc de dispositions écrites qui ne présentent aucun caractère conventionnel.

2 / En second lieu, la norme doit en être une, et satisfaire pour cela au test de Jennings1. La prétendue « règle » de la IIIème République selon laquelle un Président ne briguerait jamais un second mandat (interdiction qui n’aurait été méconnue que par Albert Lebrun en 1939 en raison de la situation internationale), manque de consistance : les mésaventures de Jules Grévy après sa réélection en 1886 (qui est omise) ne permettent pas de tirer une telle conclusion, compte tenu de l’âge avancé de la plupart des locataires de l’Élysée et du caractère inconvenant d’une occupation répétée des lieux à la porte desquels attendaient de quasi-retraités — ceux qui disposaient encore de quelque force reprenaient volontiers du service actif, mais à Matignon, comme Poincaré ou Doumergue, parce qu’ils avaient souffert des frustrations qu’engendrait la « magistrature suprême ».

Dans sa très intéressante thèse précitée, Jean Rossetto a recherché les pratiques susceptibles d’être qualifiées de conventions de la Constitution, et il en a retenu à bon droit un certain nombre que l’on a évoquées plus haut ; d’autres exemples apparaissent plus problématiques.

C’est ainsi que la pratique des décrets-loi sous la IIIème République satisfait incontestablement à la première question de Jennings (les précédents sont nombreux) et à la troisième (l’impuissance du Parlement motivait ces abdications du législateur), mais le sentiment d’obligation semble faire défaut dans la mesure où de tels expédients ne cessaient d’être contestés, non seulement par la doctrine, mais par les acteurs eux-mêmes (…). On est donc là encore plutôt sur le terrain des aménagements circonstanciels, combinés cette fois avec une justification juridictionnelle, plutôt que sur celui des conventions.

1 Note pédagogique : pratiquement, pour savoir si une convention de la Constitution existe, il faut appliquer le "test de Jennings" qui revient à se poser trois questions : 1) "Quels sont les précédents ? 2) "Dans ces précédents, les acteurs se croyaient-ils liés par une règle?" 3) Y -a-t-il une raison à la règle ?"

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Document n° 8 - Yves GAUDEMET et Jacques ROBERT, Le Monde, 18 avril 1986

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