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C H O I X D E N O U V E L L E S
Éric-Emmanuel Schmitt Crime parfait Les Mauvaises Lectures Deux nouvelles à chute
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Éric-Emmanuel Schmitt Crime parfait
Les Mauvaises Lectures Deux nouvelles à chute
Présentation, notes, questions et après-texte établis par
LAURENCE SUDRET professeur de Lettres
Classiques Contemporains&
PRÉSENTATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
CRIME PARFAIT Texte intégral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
LES MAUVAISES LECTURES Texte intégral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
Après-texte
POUR COMPRENDRE Étapes 1 à 8 (questions) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110
GROUPEMENT DE TEXTES Histoires courtes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126
INTERVIEW EXCLUSIVE Éric-Emmanuel Schmitt répond aux questions de Laurence Sudret . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
INFORMATION/DOCUMENTATION Bibliographie, cinéma, Internet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139
Sommaire
Dans quelques minutes, si tout se passait bien, elle tuerait son mari.
Le sentier sinueux s’amincissait d’une façon périlleuse1 cent mètres en amont, surplombant2 la vallée. À ce point de son flanc, la montagne ne s’épanouissait plus en pente mais se rai- dissait en falaise. Le moindre faux pas se révélerait mortel. Rien pour que le maladroit se rattrape, ni arbres, ni buissons, ni plate-forme ne dépassaient du mur rocheux que des blocs poin- tus sur lesquels un corps se déchirerait.
Gabrielle ralentit sa marche pour observer les alentours. Personne ne gravissait le chemin derrière eux, nul randonneur sur les vallons opposés. Pas de témoin donc. Seuls une poignée de moutons, à cinq cents mètres au sud, occupaient les prés, goulus3, la tête baissée sur l’herbe qu’ils broutaient.
– Eh bien, ma vieille, tu es fatiguée ? Elle grimaça à l’appel de son mari : « Ma vieille », justement
ce qu’il ne fallait pas dire s’il voulait sauver sa peau ! Il s’était retourné, inquiet de son arrêt. – Tu dois tenir encore. On ne peut pas s’arrêter ici, c’est trop
dangereux. En Gabrielle, au fond de son crâne, une voix ricanait de
chaque mot prononcé par le futur mort : « Ça, tu l’as annoncé, ça va être dangereux ! Tu risques même de ne pas y survivre, mon vieux ! »
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1. Dangereuse 2. Dominant, situé au-dessus 3. Qui mangent beaucoup et très vite
Un soleil blanc plombait les corps et imposait le silence aux alpages1 qu’aucun souffle d’air ne caressait, à croire que l’astre surchauffé voulait rendre minéral ce qu’il touchait, plantes et humains compris, qu’il comptait écraser toute vie.
Gabrielle rejoignit son mari en maugréant2. – Avance, ça va. – En es-tu certaine, ma chérie ? – Puisque je te le dis. Avait-il lu dans ses pensées ? Se comportait-elle, malgré elle,
d’une manière différente ? Soucieuse d’exécuter son plan, elle entreprit de le rassurer par un large sourire.
– En fait, je suis contente d’être remontée ici. J’y venais sou- vent avec mon père pendant mon enfance.
– Ça, siffla-t-il en jetant un regard panoramique sur les flancs escarpés3, on se sent petit ici !
La voix intérieure grinça : « Petit, tu le seras bientôt davantage. » Ils reprirent l’ascension, lui devant, elle derrière. Surtout ne pas flancher. Le pousser sans hésiter quand il fau-
dra. Ne pas le prévenir. Éviter de soutenir son regard. Se concentrer sur le mouvement judicieux. L’efficacité, seule l’ef- ficacité compte. La décision, elle, a été prise depuis longtemps, Gabrielle ne reviendra pas dessus.
Il commençait à aborder le virage scabreux4. Gabrielle pressa l’allure sans attirer l’attention. Crispée, hâtive, la respiration
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1. Zone de montagne où les moutons peuvent paître 2. Râlant 3. Très raides 4. Ici, difficile
gênée par la nécessité d’être discrète, elle manqua glisser sur une pierre déchaussée1. « Ah non, s’esclaffa la voix, pas toi ! Tu ne vas pas avoir un accident alors que la solution approche. » Dans cette défaillance, elle puisa une énergie gigantesque, se rua sur le dos qu’elle suivait et envoya à pleine force son poing au creux de ses reins.
L’homme se cambra, perdit l’équilibre. Elle porta le coup de grâce en frappant les deux mollets de son pied.
Le corps jaillit du sentier et commença sa chute dans le vide. Effrayée, Gabrielle se plaqua en arrière, épaule contre la pente, pour ne pas tomber et pour éviter de voir ce qu’elle avait déclenché.
L’entendre lui suffit… Un cri retentit, déjà lointain, chargé d’une abominable
angoisse, puis il y eut un choc, un deuxième choc, pendant les- quels la gorge hurla encore de douleur, puis de nouveaux chocs, des sons de brisures, de déchirements, quelques roulis de pierres, et puis, soudain, un vrai silence.
Voilà ! Elle avait réussi. Elle était délivrée. Autour d’elle, les Alpes offraient leur paysage grandiose et
bienveillant. Un oiseau planait, immobile, au-dessus des val- lées, accroché à un ciel pur, lavé. Nulle sirène ne retentissait pour l’accuser, aucun policier ne surgissait en brandissant des menottes. La nature l’accueillait, souveraine, sereine, complice, en accord avec elle.
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1. Détachée
Gabrielle se détacha1 de la paroi et pencha la tête au-dessus du gouffre. Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’elle ne repérât le corps disloqué qui ne se trouvait pas dans la direc- tion où elle le cherchait. Fini ! Gab avait cessé de respirer. Tout était simple. Elle n’éprouvait aucune culpabilité, seulement un soulagement. Du reste, elle ne se sentait déjà aucun lien avec le cadavre qui gisait là-bas.
Elle s’assit et cueillit une fleur bleu pâle qu’elle mâchouilla. Maintenant, elle aurait le temps de paresser, de méditer, elle ne serait plus obsédée par ce que Gab faisait ou lui dissimulait. Elle renaissait.
Combien de minutes demeura-t-elle ainsi ? Un bruit de cloche, quoique assourdi par la distance, l’arra-
cha à son extase2. Les moutons. Ah oui, il fallait redescendre, jouer la comédie, donner l’alerte. Maudit Gab ! À peine était-il parti qu’elle devait encore lui consacrer son temps, déployer des efforts pour lui, se contraindre ! La laisserait-il jamais tranquille ?
Elle se redressa, rassérénée3, fière d’elle. L’essentiel accompli, elle n’avait plus guère à avancer pour gagner sa paix.
Rebroussant chemin, elle se rappela son scénario. Comme c’était curieux de se souvenir de ça, d’un projet qui avait été conçu en un temps différent, un temps où Gab l’encombrait de sa présence. Un autre temps. Un temps déjà lointain.
Elle marchait d’un pas leste4, plus vite qu’elle n’aurait dû, car
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1. Ici, s’écarta 2. Bonheur intense 3. Sereine, en paix 4. Léger, agile
son essoufflement l’aiderait à convaincre les gens qu’elle était bouleversée. Elle devait juguler1 son euphorie, escamoter sa joie devant ces trois ans de fureur qui disparaissaient, trois ans où des indignations cuisantes et aiguës2 avaient planté leurs flèches dans l’intérieur de son crâne. Il ne lui servirait plus du « ma vieille », il ne lui infligerait plus ce regard de pitié qu’il avait eu tantôt en lui tendant la main, il ne prétendrait plus qu’ils étaient heureux alors que c’était faux. Il était mort. Alléluia ! Vive la liberté !
Après deux heures de marche, elle aperçut des randonneurs et courut dans leur direction.
– Au secours ! Mon mari ! S’il vous plaît ! À l’aide ! Tout s’enchaîna merveilleusement. Elle tomba au sol en s’ap-
prochant d’eux, se blessa, fondit en larmes et raconta l’accident. Ses premiers spectateurs mordirent à l’hameçon et avalèrent
l’ensemble, l’histoire autant que son chagrin. Leur groupe se scinda3 : les femmes l’accompagnèrent dans la vallée tandis que les hommes partaient à la recherche de Gab.
À l’hôtel Bellevue, son arrivée avait dû être précédée d’un coup de téléphone car le personnel au complet l’accueillit avec des têtes de circonstance. Un gendarme au visage incolore4 lui annonça qu’un hélicoptère emmenait déjà l’équipe de secouristes.
Au mot « secouristes », elle frissonna. Comptaient-ils le retrouver en vie ? Gab aurait-il pu réchapper à sa chute ? Elle
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1. Dissimuler 2. Très fortes 3. Divisa 4. Ici, que l’on ne remarque pas, banal.
se rappela son cri, la cessation des cris puis le silence, et en douta.
– Vous… vous croyez qu’il peut être vivant ? – Nous avons cet espoir, madame. Était-il en bonne condi-
tion physique ? – Excellente, ma