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CRITIQUE DES SONDAGESun sondage Harris Interactive de mars 2011 plaçant Marine Le Pen en tête des intentions de vote pour l’élection présidentielle de 2012, Patrick Lehingue

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CRITIQUE DES SONDAGES

Sous la direction de Alain Garrigou

AvecHoward S. Becker

Patrick ChampagneJérémy MercierNicolas KaciafNicolas Hubé

Patrick LehingueDaniel GaxieRémy Caveng

Le Monde Diplomatique et l’Observatoire des sondages

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Remerciements

Ce livre reprend les communications du colloque « Critique des sondages » du 5 novembre 2011 à l’Assemblée nationale. Celui-ci a été organisé par Le Monde Diplomatique et l’Observatoire des sondages. Il a reçu l’aide des Amis du Monde diplomatique, de Virginie D’Eau et de Richard Brousse. - Couverture/Illustration : Paul Conte -

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Critique des sondages

Introduction

Alain Garrigou : A quoi sert la critique ?.............................................................................p. 5

Chapitre 1

Howard S. Becker : Les sciences et la critique des sondages aux États-Unis......................p. 13

Chapitre 2

Patrick Champagne : « Faire l’opinion » 20 ans après.........................................................p. 23

Chapitre 3Jérémy Mercier : Sondages à l’italienne.............................................................................p. 30

Chapitre 4Nicolas Kaciaf : Les usages gouvernementaux des sondages d’opinion.............................p. 36

Chapitre 5Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent…...La médiatisation d’un instrument du jeu politique............................................................p. 47

Chapitre 6Patrick Lehingue, Sur un battement d’ailes de papillon. Modes de conception et de circulation de deux enquêtes hors contexte.............................p. 57

Chapitre 7Daniel Gaxie : Renforcements circulaires et routines méthodologiques. Les présupposés d’interprétations et les résultats des enquêtes d’opinion..........................p. 71

Chapitre 8Rémy Caveng : Peut-on croire à la qualité des enquêtes par téléphone ?...........................p. 84

Chapitre 9Alain Garrigou : Une hostilité ordinaire aux sondages.......................................................p. 91

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Introduction

A quoi sert la critique ?

Alain Garrigou*

Que saurions-nous des sondages sans la critique ? Depuis la prouesse initiale de 1936 quand Gallup annonça l’élection de Franklin D. Roosevelt et depuis l’annonce du ballottage du général de Gaulle à l’élection de décembre 1965, un récit mythologique dédié à leur gloire nous amènerait jusqu’à leur maturité présente. L’amnésie aurait recouvert l’élection de 1948 où Gallup prédit la défaite de Harry Truman, et l’erreur de l’Ifop annonçant le succès du « oui » au référendum d’avril 1946. Que saurions-nous de leur méthodologie quand les sondeurs revendiquent la légitimité du secret de fabrication et l’ont imposé dans la loi en France ? Que saurions-nous de l’opinion publique, une notion hautement problématique mais qui n’existe pas comme une chose et que l’on ne saurait définir comme Jean Stoetzel l’aurait dit, avec ou sans humour : « l’opinion publique, c’est ce que mesurent les sondages ». Que saurions-nous de leurs usages ? Les sondeurs cachent soigneusement les divers rôles qu’ils cumulent de sondeurs, commentateurs et conseillers politiques. Ils prétendent de surcroît que les sondages n’ont aucun effet, contre toute raison, simplement pour ne pas être accusés de fausser le jeu démocratique. Que saurions-nous enfin d’une politique de plus en plus fascinée par le fétiche de l’opinion alors qu’il n’est plus guère de propos, voire de pensées, qui ne se réfèrent à l’opinion publique ? Ce livre est d’abord une manière de rappeler que la connaissance des sondages est critique quand les sondeurs – faut-il rappeler que les sondages sont une marchandise ? – se préoccupent sans doute de donner des chiffres et des analyses, mais par ailleurs se consacrent à leur célébration, à leur interprétation, jouant le rôle de doxosophes.

Ce livre rappelle ces évidences alors que le rapport de force joue massivement en faveur d’un secteur commercial qui a conquis les faveurs des medias à la fois par les affinités commerciales des échanges de services et par les affinités objectivistes d’un réalisme de premier degré à la source d’une crédulité aveugle. Il reste un long travail à faire pour préserver les commentateurs politiques de leur addiction. Ce livre prétend y contribuer en continuant le travail critique. C’est une entreprise collective réunissant des spécialistes ayant déjà apporté leur contribution à la connaissance des sondages ou de l’enquête sociologique. Ce n’est pas un travail évident de la part de scientifiques. Les sondages se sont imposés comme instruments des sciences sociales dans le sillage des méthodes quantitatives dont il faut presque souligner aujourd’hui qu’elles sont plus anciennes et qu’elles sont à la source des techniques de sondage. La différence réside dans leur caractère représentatif. Un caractère qu’il ne faut pas sacraliser alors que des enquêtes scientifiques ne satisfaisant pas ce critère valent toujours mieux que les sondages dits représentatifs. Etant donné cette filiation, les

*. Professeur de science politique, Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.

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Alain Garrigou : A quoi sert la critique ?

sondages ont soulevé un soutien des universitaires. Par exemple dans les moments où les affaires allèrent mal pour les sondeurs comme en 1948 aux Etats-Unis. La situation a beaucoup changé. Il reste encore quelques politologues favorables aux sondages parce qu’ils sont en accord avec les conceptions du positivisme instrumental, qu’ils ont longuement travaillé en coopération avec les sondeurs et qu’ils travaillent encore dans des institutions ayant développé la coopération. Très tôt, les sondages ont servi de ligne de clivage épistémologique au sein des sciences sociales. Le conflit est ancien et violent comme Howard Becker le révèle ici en exhumant une vieille histoire.

***

La critique est aussi ancienne que les sondages. Howard S. Becker raconte une histoire inédite de l’histoire des sondages, cet épisode de décembre 1947, où Herbert Blumer, un des fondateurs de l’école de Chicago en sociologie, fit une intervention critique sur l’opinion publique. Il souleva la colère du sociologue Samuel Stouffer qui le traita de « fossoyeur de la sociologie américaine ». La violence a le mérite de rappeler l’importance des enjeux d’une polémique qui n’oppose pas seulement des scientifiques et les sondeurs mais des scientifiques entre eux. Le hasard fit que quelques mois plus tard, les sondeurs connurent un fiasco retentissant en annonçant la victoire de John Dewey sur Harry Truman à l’élection présidentielle de 1948. Il n’est dès lors pas étonnant que des universitaires se soient mobilisés pour défendre les sondages. Plus que cette coïncidence, il importe que les arguments critiques de Herbert Blumer aient gardé toute leur pertinence. Sa critique de la définition de l’opinion publique trouve quelques échos dans les travaux de Jurgen Habermas, de Niklas Luhmann et, bien sûr, de Pierre Bourdieu. Herbert Blumer ne disait pas autre chose que « l’opinion publique – celle des sondages – n’existe pas ». On s’étonnera encore un peu plus de l’attitude des défenseurs des sondages qui ne semblent n’avoir retenu que le nom de Pierre Bourdieu et son titre « l’opinion publique n’existe pas » ou qui affirment encore que la critique est une « spécificité française ». Tactique de censure ou ignorance ?

Pierre Bourdieu, ni le premier ni isolé, n’a pas usurpé sa place. Sa critique procède d’abord du travail statistique d’un sociologue. Rien à voir avec un préjugé antiquantitativiste. Elle n’est pas seulement une critique théorique de la définition de l’opinion publique mais aussi une critique méthodologique des sondages tels qu’ils sont faits et interprétés. Quarante ans après l’article des Temps modernes au titre emblématique, alors que perdure l’obsession anti-Bourdieu, il est important de revenir sur une critique décisive. Ayant continué son travail sur les sondages, s’étant plus intéressé à leur production sociale et à leurs effets, Patrick Champagne effectue un double retour réflexif sur l’article séminal « L’opinion publique n’existe pas » et son propre livre « Faire l’opinion »1, approximativement 40 ans et 20 ans plus tard. Un hasard et non une commémoration. Il constate combien la critique de Pierre Bourdieu n’a pas pris une ride. Les « trois présupposés » engagés dans la fabrication des sondages demeurent, selon lesquels tout individu a des opinions personnelles, tout le monde se pose les questions que se posent les commanditaires des sondages et l’on peut additionner toutes les réponses comme des unités équivalentes. Et il continue le travail sur les effets d’imposition des critiques, de détournement de sens et de production d’artefacts. Du coup, si la pertinence est confirmée et renforcée, la critique n’en est pas moins confrontée à une

1. Patrick Champagne, Faire l’opinion, le nouveau jeu politique, Paris, Editions de Minuit, 1990.

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Alain Garrigou : A quoi sert la critique

question embarrassante : à quoi sert-elle puisqu’elle n’a apparemment rien changé ? Le propos de Pierre Bourdieu peut même paraître modéré et fort éloigné de la réputation de dogmatisme que ses ennemis ont voulu lui faire. S’il est une réserve à émettre, elle concerne le satisfecit accordé à la méthodologie car Pierre Bourdieu n’a pas anticipé la dégradation de la qualité.

L’univers des sondages n’est guère transparent. Alors que cette activité invoque la science et la démocratie, il y a de quoi s’étonner. Parmi les zones d’ombre, l’usage des sondages par le pouvoir politique est fort mal connu. Le gouvernement français dispose d’une administration qui, entre autres activités, centralise une bonne partie des renseignements sur l’opinion publique. Là encore, le moins que l’on puisse dire est que la vocation de communication ne favorise pas la transparence. Nicolas Kaciaf, a bénéficié d’une expérience indigène qui l’a préparé à réfléchir sur les usages gouvernementaux des sondages. Il infirme les visions obscures et fantasmatiques - la position panoptique – tout en montrant comment les sondages subissent les contraintes de la vie des cabinets ministériels, vie hautement anxiogène, où ils sont des ressources dans les luttes de pouvoir. Outils de la rationalisation du travail politique, leur rationalité est douteuse.

Le paradoxe est aussi à la source de la contribution de Nicolas Hubé qui s’empare de sa surprise de ne pas découvrir plus de sondages publiés qu’il s’y attendait dans la presse. Loin d’en conclure une surestimation de leur rôle, il aboutit à une conclusion inverse : les sondages sont plus présents qu’on ne les voit. Ils viennent en appui des invocations récurrentes de l’opinion publique sans même avoir besoin d’être cités. Et souvent sans même avoir besoin d’être faits. Ainsi apparaît mieux la base implicite de la revendication conjointe des sondeurs et des journalistes politiques, partenaires ou complices en la matière pour dire l’opinion.

Enfin, dans cette exploration des versants mal connus des sondages, vient souvent la question des sondages à l’étranger. L’étude de Jérémy Mercier sur l’Italie a immédiatement cette vertu de nous faire découvrir l’intérêt d’un programme comparatif. Quant à sa réflexion sur l’Italie, elle montre à l’évidence combien les usages politiques des sondages sont à l’image de la politique d’un pays et combien en l’occurrence les mœurs sondagières sont aussi gravement détériorées dans l’Italie de Silvio Berlusconi que d’autres secteurs de la république italienne. Ce ne sont assurément pas les sondages qui sont responsables des développements les plus décriés de la politique italienne mais ils y participent.

Les sondages sont devenus épisodiquement l’objet de polémiques médiatiques et politiques et donnent naissance à qu’on appelle des « affaires ». L’opiniongate a défrayé la chronique de l’été 2009 plus parce qu’il mettait en cause la présidence de la République qu’un sondeur et un journal. En abordant une autre affaire plus strictement liée aux sondages, la polémique sur un sondage Harris Interactive de mars 2011 plaçant Marine Le Pen en tête des intentions de vote pour l’élection présidentielle de 2012, Patrick Lehingue a choisi de déplacer le regard pour mettre au jour ce que révèle une affaire des sondages : les usages tactiques, les interrogations sur les effets politiques et les problèmes méthodologiques. En l’occurrence, cela n’avait pas grand sens de mesurer les intentions de vote plus d’un an avant le scrutin mais le sondeur faisait un scoop. Il indignait même ses confrères pourtant peu portés à se déchirer. Il est vrai que le sondage cumulait les biais en proposant une offre totalement artificielle, en

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Alain Garrigou : A quoi sert la critique ?

interrogeant par internet et d’une manière générale en laissant toute la méthode dans un flou complet. En cette occasion, les échecs de l’autorégulation et du contrôle de la commission des sondages ont été particulièrement frappants.

Daniel Gaxie se livre à une démonstration empirique d’une critique aussi forte que négligée. Le questionnement détermine les réponses dit-on généralement pour contester la neutralité de la technique des questionnaires à choix multiples (QCM) employée par les sondeurs. Le baromètre européen se prête à une démonstration cruelle où l’on voit concrètement comment sont produits des artefacts avec des sondés qui ne comprennent pas forcément la question et dans certains cas se trompent tout simplement. On connaît la réponse de quelques sondeurs doctrinaires qui accusent les universitaires d’un élitisme savant face à un peuple ignorant. Une manière de confesser que le dogme de l’universalité de l’opinion est un dogme idéologique utile à l’économie de l’opinion. Il ne s’agit pas en effet d’avancer des conceptions du peuple mais de comprendre ce que le sondés comprennent des questions qu’on leur pose. L’Europe fait l’objet de réponses étonnantes, tenant parfois du quiproquo dont on ne sait s’il faut en rire. Cela devrait suffire à condamner le recours à des méthodes standardisées de production d’opinion si on s’inquiétait minimalement de ce qu’on mesure. Mais, comme le disait un sondeur, les pourcentages mélangent bien sûr des avis très divers mais cela doit bien vouloir dire quelque chose.

Il a fallu beaucoup de temps pour qu’on s’intéresse enfin aux conditions concrètes de réalisation des enquêtes plutôt qu’à la composition des échantillons, au libellé des questions et autres questions épistémologiques. Or, c’est bien ce « maillon le plus faible »2 qui est la mesure de la fiabilité des sondages. Rémy Caveng a mené un enquête sociologique sur le travail en centre de téléphonie qui amène à douter de la qualité des réponses obtenues et donc de l’ensemble des résultats. Les sondages subissent ainsi une baisse de qualité en passant de l’enquête en face-à-face, longtemps la seule technique, à l’enquête par téléphone, aujourd’hui de plus en plus relayée par l’enquête en ligne, d’encore moins bonne qualité. Cela ne vaut pas condamnation des enquêtes empiriques quantitatives mais révèle seulement l’écart qui sépare d’un vrai travail scientifique ces méthodes standards et rapides qui visent surtout à « faire science ».

En citant Bourdieu comme si tout avait été dit, on comprend bien que les défenseurs des sondages refusent de valoriser la critique présente mais aussi se mettent à l’aise en faisant comme si la critique obéissait, telle une technique, à un processus accumulatif. Cette conception positiviste de la critique est contradictoire. La critique doit continuer parce que l’histoire de son objet continue. Avec la dégradation de la qualité, l’inflation sondagière et le développement des usages instrumentaux des sondages, la critique trouve une autre raison d’être dans la réception même des sondages. Comment cette technique réputée démocratique par ses promoteurs trouve-t-elle de moins en moins de volontaires acceptant d’être sondés ? Le taux de rendement des enquêtes a si fortement baissé que la profession s’en est alarmée. Plus vite aux Etats-Unis qu’en France où elle a préféré se réfugier dans le déni puis la discrétion. Il a obligé la profession à substituer progressivement les enquêtes en ligne aux enquêtes par téléphone. Plus déconcertant encore, comment les sondages suscitent-ils de plus

2. Patrick Lehingue, Subunda. Coups de sonde dans l’océan des sondages, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, 2007, p. 147.

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Alain Garrigou : A quoi sert la critique

en plus d’hostilité ? Il n’est pas sans humour que les sondages l’enregistrent. En somme, une forme commune de critique irait son chemin dans « l’opinion publique ». A cet égard aussi, les spécialistes de sciences sociales n’ont pas le choix. Seraient-ils pris dans cette situation de double contrainte par laquelle ils ne veulent pas paraître les adversaires obscurantistes des méthodes quantitatives, ils ne peuvent échapper à leur mission critique. D’autant plus qu’il ne s’agit pas d’accompagner un mouvement d’opinion, de le soutenir ou de s’en prévaloir mais de le comprendre. Les sondeurs ne peuvent le faire tant ils sont prisonniers d’un horizon professionnel des problèmes. Un exemple en montre toute la force avec les sondages effectués sur l’attitude des sondés à l’égard des sondages. « Etes-vous pour ou contre les sondages ? », est-ce bien une question de sondage ? A partir de ces enquêtes qui confinent à l’absurde Alain Garrigou montre qu’une position d’extériorité est nécessaire à la critique puisque l’absurdité de certains questionnements n’apparaît pas à ceux qui assimilent les questionnements à une technique déterminée selon cette posture d’inhibition méthodologique qu’avait accusée Charles W. Mills.

***

Evitons toute forme d’angélisme : les scientifiques ont des intérêts à défendre. En se réclamant aussi légèrement de la science, les sondeurs mettent en jeu son image publique. Or les scientifiques ne peuvent se satisfaire de la vision marchande et parodique que les sondages promeuvent dans les médias et la politique. Une susceptibilité mal venue ? Il suffit d’observer comment les sondeurs en sont venus à se qualifier ou à être qualifiés de « politologues », voire de « sociologues » sinon même de « chercheurs ». Certes, ces termes ne sont pas brevetés. Simplement, ils n’étaient pas employés il y a une vingtaine d’années. Leur fréquence atteste donc les revendications de scientificité des sondeurs, aidés par des journalistes politiques. Cela a forcément des effets sur l’univers académique où par exemple, de nombreux spécialistes universitaires de science politique ne se qualifient plus de « politologues » mais de « politistes ». En attendant peut-être d’être chassés de cette réserve d’indiens à l’issue des luttes menées dans l’univers médiatique. Si, comme on peut le craindre, on n’y voyait qu’un simple « narcissisme des petites différences », comme disait Freud, la bataille serait perdue. Il importe aussi que les disputes académiques perdurent même si la situation a changé depuis l’affrontement entre H. Blumer et S. Stouffer. La position positiviste a considérablement reculé, en tout cas dans son affirmation conquérante de l’après deuxième guerre mondiale. La position critique a beaucoup avancé. Il ne reste plus beaucoup de scientifiques pour croire les sondages à l’abri de la critique et les défendre comme le faisait un numéro spécial de revue Public Opinion Quaterly pour son cinquantième anniversaire en commençant par cette assertion brutale : « Blumer avait tort »3. Ironie, on pourrait aujourd’hui se demander si les positions ne sont pas inversées.

3. Cité par Cf. Loïc Blondiaux, La fabrique de l'opinion. Histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998, p. 209.

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Alain Garrigou : A quoi sert la critique ?

On ne se laissera donc pas convaincre par les réactions hostiles des sondeurs à la critique scientifique quand ils assurent que cette critique ne sert à rien puisqu’elle ne permet pas d’améliorer l’instrument. Cette défense est surtout significative de la vision positiviste d’une science forcément cumulative dans laquelle sont enfermés les producteurs et utilisateurs de sondages. Si on obtient des chiffres, il signifient bien quelque chose, pourrait être la formule consacrée. Et si les professionnels sont prêts à concéder l’approximation, ils ne se privent pas ensuite de commenter doctement des évolutions infimes sur des demi points. On ne se laissera pas intimider non plus par l’accusation d’antidémocratisme jetée bien légèrement aux critiques qui, en appliquant les mêmes arguments aux sondages qu’au vote, seraient ainsi antidémocrates (Alain Lancelot et bien d’autres). Encore faudrait-il que le vote soit démocratique par essence alors qu’il s’accommode parfaitement de régimes autocratiques et qu’il prend des formes plébiscitaires. Il faudrait aussi que la vérité scientifique soit providentiellement démocratique. L’argument politique peut se comprendre quand il vient de l’univers commercial, même si on a quelques doutes sur la mission démocratique des sondeurs. Il est déloyal dans l’univers académique pourtant très perméable aux luttes politiques déguisées et où tous les spécialistes ne résistent pas aux sirènes de l’hétéronomie quand elle apporte du prestige et de l’argent.

Il serait trop facile d’affirmer que la dégradation de la qualité, qu’on peut observer avec la réalisation fréquente de sondages aux échantillons non représentatifs, aux questions biaisées et aux chiffres erronés, ne semble guère attester un désir profond des sondeurs d’améliorer l’outil. A les en croire, ils auraient accompli l’essentiel du chemin avec une technique si parfaite qu’elle n’est plus guère susceptible d’être perfectionnée. Ils sont surtout préoccupés de chiffre d’affaires, de diversification de l’offre ou de réduction des coûts. Les critiques n’ont rien pesé face à la dérive productiviste dont le recours à internet est un nouveau pas. Après tout, il revient aux professionnels de tirer parti de la critique pour améliorer l’instrument ne serait-ce que parce qu’il faut le vouloir. La critique ne peut l’imposer mais peut prétendre avoir une utilité en contribuant à la définition d’une place légale des sondages. Les sondeurs sont plutôt favorables à l’autorégulation par le marché. Autrement dit, ils sont hostiles à la régulation publique et, si elle existe déjà, ils vantent le statu quo. Or, la situation légale a été jugée très insatisfaisante en France à la suite d’affaires ou de coups médiatiques. Les professionnels se plaignent rarement des pratiques déloyales. Il en va autrement en privé. L’existence d’une commission des sondages très inactive n’a pas empêché les dérives. Elle a même paradoxalement accru le régime d’irresponsabilité de sondeurs qui n’ont pas manqué de faire valoir que la commission des sondages ne leur reprochait rien parce qu’elle n’avait rien à reprocher. Caution d’État en somme.

Si les affaires ont imposé l’idée d’une réforme légale, la critique a nourri la réflexion comme on peut le voir dans la proposition de loi sénatoriale adoptée à l’unanimité par le Sénat mais bloquée à l’Assemblée nationale. Le veto imposé avant une campagne présidentielle a répondu aux pressions des sondeurs insistants auprès des dirigeants politiques et des parlementaires. Si l’on croit, comme les sondeurs l’assurent, que les sondages n’ont pas d’effets politiques, il faut croire que les gouvernements croient le contraire pour accéder aux demandes des sondeurs. La question d’une réforme légale sera-t-elle reprise ? Une instance de contrôle active, compétente et indépendante pourrait sans doute corriger les abus les plus manifestes. Elle ne dispenserait pas de continuer le travail critique et cela d’autant moins

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Alain Garrigou : A quoi sert la critique

qu’elle jouerait forcément un rôle de caution. Or il faudra toujours prendre ses distances avec la croyance. C’est le rôle d’institutions intellectuelles que de donner les armes critiques nécessaires à tous. Il ne faudrait pas en effet qu’une régulation publique ait cet effet pervers de renforcer le crédit des sondages sur les esprits. La critique est vitale pour éviter une nouvelle superstition, déjà bien amorcée dans le régime d’opinion qui caractérise la société contemporaine. Il faut donc nourrir une posture critique que ne saurait prendre en charge aucune institution officielle : l’humour.

Il en faut pour continuer. Quarante ans après la publication de l’article « L’opinion publique n’existe pas », les critiques sont confrontés à l’apparente inanité de leur travail face à la prolifération, à la dégradation de la qualité, à la raréfaction des sondés et à l’invocation permanente des chiffres de sondages. Comme le suggère Howard S. Becker en évoquant Thomas Kuhn, il ne suffit pas qu’un paradigme soit faux pour en changer. La continuité du travail critique s’impose car il n’existe pas de questions obsolètes comme si, selon une vue naïvement positiviste, des questions étaient définitivement résolues, car il reste aussi à comprendre les faits nouveaux et, sans cesse, il faut imposer la réflexivité à la critique elle-même. Et il advient parfois que l’on change de paradigme.

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Les sciences sociales et la critique des sondages aux Etats-Unis

Howard S. Becker*

Les recherches utilisant les enquêtes et les sondages comme source première de données ont été critiquées dès que la recherche américaine dans son ensemble a utilisé ces instruments, que ses objectifs aient été commerciaux, politiques, académiques ou scientifiques. Deux épisodes cruciaux de cette critique indiquent que la question de leur utilisation impliquait des enjeux tant organisationnel et professionnel que politique.

La recherche académique sur les enquêtes et les liens entre sondages commerciaux et sondages politiques a montré que les prédictions sur les résultats électoraux et sur le comportement des consommateurs présentaient de grandes similitudes. Nous pouvons aujourd'hui mieux comprendre les sondages, si nous les considérons comme une partie d'un tout, conçu comme une science sociale « scientifique », laquelle se décompose en deux branches liées mais bien distinctes, collaborant dans un effort partagé à légitimer une forme de recherche qui est maintenant connue, selon les cas, sous le terme d'« enquête » (survey research) ou « sondages » (polling).

La première branche s'est développée grâce à l'intérêt manifesté par les entreprises et les agences de publicité qu'elles soutenaient, cherchant à connaître les souhaits et désirs de leurs publics et de leurs clientèles de façon à générer des profits plus importants. La seconde s'est développée dans la tradition statistique en sociologie qui, depuis sans doute Quetelet en passant par Durkheim puis aux Etats-Unis certains sociologues comme Ogburn, voulaient prouver que la sociologie et les disciplines s'y rapportant et qui étudiaient la société contemporaine étaient des « vraies sciences » comme la physique et la chimie, c'est à dire capables de produire de réelles généralisations démontrables et des lois, en utilisant les méthodes rigoureuses de mesure et d'analyses statistiques et mathématiques de ces sciences.

Blumer versus Stouffer : The American Soldier

Une première attaque en règle, mordante et profonde des études et enquêtes d'opinion aux Etats-Unis est venue de l'un des grands critiques de la sociologie : Herbert Blumer. En décembre 1947, l'American Sociological Association tint son congrès annuel dans la ville de New York. Blumber y donna une communication intitulée : « Public Opinion and Public Opinion Polling ». Imaginons la scène. Blumer, une grande et imposante silhouette, ancien joueur professionnel de football américain, ancien étudiant brillant de Robert E. Park et George Herbert Mead, souvent considéré comme l'un des fondateurs de l'école de sociologie de Chicago, et s'exprimant dans un style oratoire impressionnant. Il était alors, et a été pendant de nombreuses années, professeur de sociologie à l'Université de Chicago. Sa façon de procéder, typique, à propos de n'importe quel sujet, consistait à décrire en termes généraux les manières d'opérer de la plupart des universitaires et savants (quel que fut le sujet) et de conclure qu'ils étaient tous dans l'erreur. Après avoir expliqué en détails les lacunes et les travers de chaque approche, il annonçait « l'approche correcte », invariablement, une position *. Sociologue.

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Howard S. Becker : Les sciences sociales et la critique des sondages aux États-Unis

qui pouvait être déduite des écrits et travaux de Mead et qui resituait le sujet en question dans une perspective de la société et de la vie sociale plus précise.

Quand Blumer parlait tout le monde écoutait. Chacun de ses discours était suivi d'effet dans le petit monde de la sociologie américaine. Lors de sa communication, il procéda à une démolition méthodique et totale de la théorie et de la pratique de l'étude de l'opinion publique, telle qu'elle s'était cristallisée aux États-Unis, en dénonçant en particulier les méthodes et les résultats des sondages d'opinion, affirmant que les conceptions de public et d'opinion publique auxquelles se référaient ces travaux étaient fautives et ses résultats inévitablement erronés. Les sondeurs n'avaient pas de conception bien définie de l'opinion publique, identifiée simplement comme les résultats de leurs interviews. Il proposa quant à lui d'identifier l'opinion comme la compréhension collective d'une question par le débat et la discussion au sein et entre des groupes organisés et non comme la somme d'opinions individuelles comme les méthodes des sondages l'affirmaient. Si vous acceptiez ce point il était alors évident que les interviews individuels des sondages ne disaient rien sur l'opinion publique.

Quand il acheva sa présentation, deux discutants formulèrent à la suite de sa communication des critiques académiques conventionnelles. C'est alors que Samuel Stouffer, professeur à Harvard, diplômé de Chicago (PhD), légèrement plus jeune que Blumer, partisan bien connu des méthodes et du genre de travail et des théories qu'il sous-tendait que Blumer venait juste de pourfendre, s'exprima de la salle pour réfuter tout ce qu'il venait de dire. Personne n'a noté exactement les mots employés par Samuel Stouffer mais quelqu'un qui assistait à ce congrès m'a rapporté qu'il avait choqué l'ensemble des sociologues présents, non pas à cause de son désaccord avec Blumer, ce qui ne surprit personne, mais par l'accusation inattendue portée à son encontre : être le fossoyeur de la sociologie américaine. La critique de Blumer avait fait mouche et risquait d'interférer avec une chose d'importante dans laquelle Stouffer était directement impliqué. Qu'est-ce qui pouvait bien expliqué qu'un distingué professeur de Harvard se manifeste d'une telle façon ? De quelle créature Blumer était-il supposé creuser la tombe ?

Stouffer avait passé la Seconde Guerre Mondiale à mener la plus vaste enquête jamais conduite jusqu'alors. Sous les auspices de l'U.S. Army et l'organisation de la recherche il avait élaboré des questionnaires sur toutes sortes de sujets intéressants les chefs de l'armée américaine, les avait pré-testés, recueillis les formulaires complets auprès d'un demi-million de soldats, avait analysé les résultats et les avait soumis sous forme écrite aux différents commandements militaires. Ces analyses portaient entre autres sur le moral des troupes, sur les problèmes liés à une éventuelle démobilisation des soldats et de multiples autres sujets. L'opération avait été sans aucun doute un grand succès, chaudement approuvée par l'un des grands officiers américains de l'époque, le général d'armée George C. Marshall.

Pour Stouffer l'importance de son travail allait cependant bien au delà de la bonne opinion de George C. Marshall. Il visait quelque chose de beaucoup plus important, rien de moins que le futur de la sociologie et la psychosociologie américaine. Il désirait transformer ces disciplines, et beaucoup d'autres, en ce qu'il considérait être la « vraie science » qu'il entendait comme la mesure de variables importantes et l'utilisation de méthodes statistiques avancées

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pour les analyser et tester les différentes hypothèses de manière définitive. Il pensait que le travail qu'il avait effectué durant la guerre lui permettait d'y parvenir, démontrant la faisabilité des méthodes et leur efficience à produire une vraie science.

Il avait obtenu un financement pour constituer une large équipe qui lui permis de produire les quatre volumes de The American Soldier, un essai de fond et une réflexion méthodologique reposant sur des données récoltées lors d'une enquête réalisée pour l'armée. Le matériel obtenu (les données) servant à explorer des questions spécifiquement sociologiques, à la fois théoriques (cf. le concept de « groupe de référence », qui fut l'un des résultats les plus importants) et méthodologiques (cf. les inventions analytiques comme l'échelle de Guttman ou l'analyse de structure latente de Lazarsfeld).

Lazarfeld et Merton éditèrent un cinquième volume intitulé Continuities in Social Research : Studies in the Scope and Method of The American Soldier, qui ne fait pas partie officiellement du projet initial, dans lequel ils tentèrent de démontrer les usages purement scientifiques que l'on pourrait faire de ce vaste stock de données, suffisamment concluants, et que ce type de travaux finirait éventuellement par dominer les sciences sociales.

Le groupe de travail, peu organisé, s'efforça de prouver de manière incontestable aux sceptiques de leur propre champ disciplinaire, mais plus nombreux encore au sein de la physique ou de la biologie, que ce type de recherches – des préliminaires théoriques bien développées, testés et prouvés par d'élégantes analyses statistiques de données soigneusement mesurées, dans le cas présent une majorité de données concernant les attitudes – que la sociologie était une « vraie science ». Ce type de travaux était déjà fort répandu dans les départements de sociologie de Harvard et de Columbia. Stouffer, Lazarsfeld, Merton et leurs collègues voulaient concevoir pour l'ère à venir de la sociologie américaine et par conséquent du monde, ce que Kuhn appellera plus tard une « science normale ». Ils voulaient que leur cinq volumes écrasent toute opposition. Ils voulaient montrer également aux législateurs et aux scientifiques des sciences naturelles qui avaient présidé à la création de la National Science Foundation que les sciences sociales méritaient leur part de financement de la recherche du gouvernement.

Les travaux ultérieurs, conçus pour prouver ces affirmations, sont issus de ces mêmes départements. De Harvard : le Communism, Conformity, and Civil Liberties de Stouffer qui traitait de la peur du communisme parmi les Américains et leurs dirigeants, de leurs inquiétudes face à l'érosion des libertés publiques. De Columbia : le Mass Persuasion de Merton, étude d'une campagne de publicité radiophonique destinée à vendre des « obligations de guerre ». Ou encore des études empiriques du vote (de Berelson et Lazarsfeld), et de la pratique médicale (The Student Physician de Coleman, Katz et Menzel, etc.).

Les questionnaires qui recueillent les données de manière à ce qu'elles puissent être mesurer et analyser numériquement, notamment quand on procède à grande échelle comme dans ce qu'on appelle les enquêtes par sondage, ont permis de le faire. Interroger un grand nombre de personnes avec des instruments standardisés permet la mesure, et donc le contrôle statistique de variables, telles que le sexe, l'âge, les affiliations et préférences politiques qui ne pourraient être contrôlées expérimentalement. Les enquêtes à grande échelle ont rendu

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possible l'évaluation des propositions sociologiquement significatives dans la mesure où elles sont considérées comme rigoureuses.

Mais les enquêtes coûtent chères. Il n'a jamais été facile pour des sociologues ambitieux qui nourrissaient une telle vision de mener de larges enquêtes leur permettant d'atteindre ce but. La Seconde Guerre Mondiale a fournit cette opportunité et la demande croissante d'informations fiables sur le comportement des consommateurs en a donné une autre. Dès que les États-Unis sont entrés en guerre en 1941, l'armée a organisé et payé des séries incomparables d'enquêtes à grande échelle comme celle sur le moral des troupes, conçue pour apporter des réponses sûres à des questions pratiques aux organisations militaires qui souhaitaient y répondre de manière à assurer le succès de leurs missions dans la guerre. Mais les personnes qui ont mené ces enquêtes, une équipe d'universitaires dirigée par Stouffer, ont vu dans cette collection de 123 grandes enquêtes sur les personnels militaires, et sur des sujets très diversifiés, une collection unique de données qu'ils pourraient utiliser pour développer et tester leurs propositions scientifiques.

Ils furent rejoint dans leur croisade par un théoricien prometteur de la sociologie Robert K. Merton qui associa ses forces au méthodologue, tout aussi influent, Paul Lazarsfeld, professeur comme lui à l'université de Columbia où ce dernier avait déjà mis en œuvre son idée de centre de recherches sur l'utilisation des données pour tester des hypothèses sociologiques. Beaucoup pensèrent, et pensent encore qu'ils ont réussi, les preuves figurent dans les pages des plus grandes revues américaines de sociologie où les d'études de ce genre constitue la grande majorité des articles.

Mais la victoire n'a jamais été totale. Blumer avait formulé un contre-argument puissant, qui interrogeait les principes de base de cette approche, que d'autres écoles de pensée ont continué de contester. Un nombre substantiel de sociologues n'acceptèrent jamais l'idée que les données d'enquêtes ou les interviews des sondages d'opinion aient créé ou qu'elles seraient à même de créer une science comme celle que ces prophètes annonçaient. En 1947, avant le début de la campagne électorale pour la présidence américaine de 1948, et craignant sans doute que Blumer ne parvienne à convaincre trop de personnes, Stouffer poussa son cri de frustration. L'entreprise dans son ensemble perdu beaucoup de terrain suite au résultat de l'élection présidentielle.

Le fiasco de l'élection de 1948

La première tentative d'évaluation de l'opinion publique aux moyens de ce l'on appelé les « sondages » fut une enquête menée par le magazine populaire Literary Digest, conçue pour prédire le vainqueur de l'élection présidentielle américaine de 1936. Annonçant la victoire de Alf Landon, un obscur républicain originaire du Kansas, sur le président sortant, Franklin D. Roosevelt, le sondage donna une interprétation de l'opinion publique spectaculairement erronée. Cette prédiction, on le sait, ne s'est jamais réalisée. Cet échec fut immédiatement suivi par une critique de la méthode utilisée. On pourrait même dire que la critique des sondages s'est développée simultanément avec leur développement4.

4. Peverill Squire. « Why the 1936 Literary Digest Poll Failed », Public Opinion Quarterly, 52, 1988, p. 125-133.

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Le nouvel « institut » américain d'opinion publique George Gallup qui avait correctement, quant à lui, prédit le résultat de l'élection occupa la niche écologique créée par la débâcle du Literary Digest. Il l'a bien occupée jusqu'en 1948, jusqu'à ce qu' il prédise, comme les deux autres grandes entreprises plus récentes dans l'industrie du sondage (Crossley et Roper), la victoire de Thomas Dewey face Harry Truman. Ce qui ne s'est, aussi, jamais produit.

Cet événement amena à reconsidérer sérieusement les nombreux problèmes affectant la précision des sondages et la réalisation de prédictions qui résisteraient aux tests de réalité. La crédibilité de l'ensemble de l'opération fut ouvertement mise en doute. L'échec des méthodes de sondages et d'enquêtes affectait également les intérêts commerciaux des gros organismes de sondage, mais aussi les aspirations et la pérennité des organismes de recherches universitaires et les chercheurs individuels.

L'échec de la prédiction des sondages électoraux a eu des conséquences importantes. Entre 1936 et 1948, les sondages étaient devenus une activité économique très lucrative, générant des profits grâce aux enquêtes réalisées pour des entreprises commerciales, des industriels, des annonceurs, des radios, des studios d'Hollywood – pour les aider à deviner ce que le public-consommateur répondrait pour qu'ils puissent gagner de l'argent. Les enquêtes électorales étaient devenues ce qu'elles sont restées depuis lors5, le seul type d'études dont l'exactitude peut être évaluée par comparaison avec des événements qu'elles visent à prédire. L'exactitude des enquêtes commerciales n'a jamais pu être démontrée de manière aussi efficace, car beaucoup trop d'autres variables intervenaient dans le comportement qu'elles étaient supposées mesurer : la réponse du public à une campagne de publicité ou à un nouveau produit. Avec un sondage électoral vous pouviez éventuellement savoir si celui-ci était correct ou non quand et si les résultats des élections coïncidaient avec ses prédictions. Sauf bien sûr si elles n'en étaient pas. Comme elles ne l'étaient pas en 1948. L'échec spectaculaire des méthodes d'enquêtes lors de cette élection plongea dans le doute l'ensemble des entreprises commerciales, les sondeurs étaient impatients de sauver leurs commerces et de les prémunir contre cette défaillance potentiellement fatale. Il suscita une réponse angoissée des sciences sociales dans leur ensemble.

Deux groupes coopérèrent à la mise en place rapide d'une commission d'enquête dirigée par le Social Science Research Council (SSRC), qui incluait des représentants de chacun d'entre eux. Le SSRC représentait cependant principalement les intérêts du groupe qui joua un rôle majeur dans ce qui suivit : le groupe qu'avait attaqué Blumer, dirigé par Stouffer, Merton et Lazarsfeld, et si soucieux de prouver que les sciences sociales étaient une vraie science. Une revendication émise sans pour autant devenir la cible des railleries des biologistes et des physiciens. La psychologie avait tenté d'y parvenir, comme à son habitude, en imitant les méthodes expérimentales considérées comme l'élément clé du succès des « sciences dures ». Mais chacun pourrait bientôt constater que les sciences sociales ne pouvaient pas avoir recours à des méthodes expérimentales pour des raisons pratiques et éthiques. Aussi cherchèrent-ils des techniques qui leur permettaient d'aborder les grands sujets de leurs disciplines tout en se rapprochant des méthodes de laboratoire qui contrôlaient toutes les variables, ils voulaient mesurer celle qui déterminait le comportement.

5. Alain Garrigou, L'ivresse des sondages, Paris, La Découverte, 2006.

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Au vu des faiblesses et des manquements à l'origine de cet échec, bien connus dans le métier depuis des années, les conclusions du comité furent sans surprises. Les procédures d'échantillonnage par quota (critiquées par le comité) contenaient des instructions aux enquêteurs pour réunir un certain nombre de personnes appartenant chacune à un certain nombre de catégories mais les laissaient libre de trouver celles-ci du mieux qu'ils pouvaient. Il était plus facile et moins coûteux de procéder ainsi que de constituer des échantillons probabilistes (on dit aussi échantillon aléatoire), mais il devenait alors impossible de s'appuyer sur un raisonnement mathématique autorisant une généralisation et une extrapolation à partir de petits échantillons constitués aléatoirement. De la même façon, les problèmes bien connus liés à la construction du questionnaire étaient sources d'erreur incontrôlées. Par exemple, des variations dans l'ordre d'administration des questions posées par les enquêteurs, produisaient, comme aujourd'hui d'ailleurs, de graves erreurs, et personne dans la profession ne l'ignorait. En outre les trucages et autres tromperies des enquêteurs, comme celui de remplir un questionnaire en lieu et place de personnes à qui ils n'avaient jamais parlées, étaient également sources d'erreur. Le comité a de manière prévisible abordé ces questions et a dans ses recommandations enjoint les futures recherches de résoudre ces problèmes. Quelque recherches ont été effectuées, mais suivre ces recommandations coûtait cher, elles étaient et sont encore considérées par de nombreux chercheurs et sondeurs comme impossibles à respecter.

Réponses aux problèmes

Peu de temps après la publication du rapport de SSRC, Oskar Morgenstern, un célèbre économiste, connu entre autre comme le co-inventeur de la théorie des jeux, publia On the Accuracy of Economic Observations6, une compilation complète des sources d'erreur de données connues en économie. On retrouvait nombre d'entre elles dans celles utilisées par les enquêtes d'opinion et les sondages. Beaucoup sont évidentes : les erreurs d'écriture lors de la copie des données, les erreurs de lectures de données et des notes manuscrites, des fautes d'impression et autres types d'erreurs éditoriales dans des sources publiées. Morgenstern dévoilait par ailleurs des erreurs grossières dans les données utilisés par les économistes quand ils évaluaient des hypothèses en s'appuyant sur les faibles différences des résultats quantitatifs, et leur conseillait d'insister sur les différences d'au moins 10% avant qu'ils n'en tirent une conclusion sérieuse, plutôt que d'avoir recours aux tests standards de signification des chercheurs en sciences sociales. Un article récent concluait que rien n'avait véritablement changé depuis que Morgenstern avait écrit son livre. Les sources d'erreur connues requièrent toujours le même scepticisme que celui auquel il en appelait il y a 60 ans.

La critique continue de critiquer mais personne ne fait rien pour résoudre ces problèmes. Il y a quelques années j'ai rencontré le directeur d'un centre études et de sondages au Canada. Je commençais, non sans malice, par lui demander comment il réglait le problème de l'effet d'ordre dans les enquêtes par interviews. Est-ce qu'il utilisait comme les critiques le recommandaient deux versions alternatives des formulaires d'entretiens ce qui lui permettrait

6. Oskar Morgenstern, On the Accuracy of Economic Observations, Princeton, Princeton University Press, 1950.

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d 'évaluer l'ampleur de cette erreur ? Non me dit-il, et il ne l'avait jamais fait. Je persistais et lui demandais alors s'il utilisait d'autres manières d'évaluer la contribution de l’ensemble des réponses – la tendance avérée par exemple que certaines personnes sont d'accord avec certaines déclarations proposées d'un ton ferme, quel que soit leur contenu, tendance que l'on pouvait aisément contrecarrer en choisissant d'opter pour deux déclarations de sens opposés mais formulées avec la même fermeté et les alterner. Non me répondit-il encore, il ne l'avait jamais fait non plus. J'évoquais encore quelques autres problèmes, et il finit par me dire que je pouvais m'arrêter, qu'il n'avait pris aucune de ces mesures correctives. Il ajouta que je savais sûrement qu'en rajoutant chaque fois une paire de variantes à un formulaire on doublait le nombre de formulaires requis. (Pour ceux qui aiment les mathématiques le principe est que chaque paire de possibilités accroît le nombre de formulaires requis d'un facteur 2. Ainsi deux formulaires alternatifs deviennent quatre quand on ajoute une seconde paires de questions alternatives (22 = 4) et deviennent huit si on en ajoute une troisième paire (23 = 8). Et il me rappela enfin, que son centre se trouvait au Canada, et que si, pour commencer, tous les questionnaires devaient être rédigées en deux langues, cela ajoutait déjà un autre facteur 2. « Ce qui n'est pas pratique » dit-il. Et il avait raison.

Comment ont réagi les sondeurs et les chercheurs des centres d'enquêtes et de sondages face à ces critiques qui n'ont jamais cessé ? J'ai un peu honte de le dire même si les critiques persistent : ils les ont simplement ignoré autant que possible. Dans la plupart des cas cela signifie qu'ils les ont complètement ignorés. Parce que les consommateurs de leurs données et la recherche veulent ces résultats qui leur se servent pour faire ce qu'ils ont à faire : écrire des articles, vendre des machines à laver, courir les campagnes électorales et politiques. Ils fermeront même les yeux sur les erreurs grossières, si, après tout c'est possible. Ils ne veulent pas payer pour ce qu'il en coûterait pour se débarrasser d'elles. Kuhn a montré que le seul moment où les changements de paradigme se produisent est lorsque les praticiens tentent de résoudre les problèmes, et, ce faisant, commencent à travailler de manière différente, l'unité du champ s'effondrant alors de fait, ils ne peuvent plus travailler de manière homogène pour résoudre les problèmes communs. En dépit de toutes les recherches effectuées pour aplanir les obstacles, ils font ce que les scientifiques font généralement quand ils éprouvent des difficultés avec les schémas paradigmatiques qui déterminent leur travail.

Un peu d'histoire : la sociologie académique

En fait l'opposition entre les deux types de travaux – celui défendu par Stouffer et celui mené par un assortiment de personnes qui avaient des engagements et des intérêts qui les ont conduit à adopter d'autre façons de travailler (principalement ethnographique ou quasiment) – était ancienne. Et Stouffer avait raison d'être inquiet. Sa victoire n'a jamais été complète.

Dès les débuts de la sociologie aux États-Unis, il y eu une tension entre la collecte d'informations sous une forme appropriée pour le traitement statistique et son recueil sous une forme plus « riche » permettant une compréhension plus fine et une utilisation plus précise. Il existe nombre de récits de ce combat, mais il a été souvent désigné comme celui de la « statistique » contre l'« étude de cas » : « Statistic » vs « case study » et l'idée que « case study» faisait référence à la tradition des études de cas de « cas sociaux ».

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Comme la sociologie tentait de se faire accepter comme discipline scientifique et universitaire, elle comprit qu'il fallait qu'elle se débarrasse du stigmate du travail social, de l'idée que sa raison d'être était d'aider les gens à vivre une vie meilleure, de résoudre les problèmes de la vie urbaine, etc. Ses représentants cherchèrent les moyens d'être plus impartiaux, plus sensibles à l'idée de collecter et rassembler des éléments de fait qui rendraient compte avec précision, sans biais, ni parti pris de l'état du monde social. Cette démarche a pris plusieurs aspects. D'un côté l’État américain, et ses différentes configurations institutionnelles (État fédéral, État, Ville, etc.) ont collecté, et continuent de collecter, des informations et les rendent accessibles sous différentes formes, généralement des tableaux, des taux, (recensement ; statistiques criminelles, sur la santé, sur l'éducation, etc.)

Mais une multitude de sujets, intéressant nombre de personnes ou d'entreprises, ne donne lieu à aucune collecte d'informations, de la part de l’État ou d'autres organisations. Comme les préférences à l'égard de certains produits commerciaux plutôt que d'autres. Le bonheur conjugal, les ambitions des enfants, les histoires familiales et les « attitudes raciales », etc., n'entrent pas dans les préoccupations de l'Etat alors qu'ils peuvent constituer des sujets d'intérêt notoire pour les sociologues.

Les origines administratives de ces préoccupations7 expliquent que ces données ne soient pas collectées selon les normes scientifiques habituelles, dont le respect n'est pas le souci premier de ces institutions. Le recensement (Census) tente de satisfaire, tout d'abord, à l'exigence constitutionnelle de compter la population afin d'obtenir une répartition de la représentation au Congrès ; puis de répondre à une quantité de besoins relevant de la planification administrative ; et enfin de fournir des informations pour les entreprises marchandes en quête de données dont elles ont besoin pour planifier et organiser leurs emplacements, leurs productions, etc. Les organismes de santé gouvernementaux collectent des données médicales, les banques et d'autres institutions des données économiques. Elles le font toutes pour leurs propres besoins non pour satisfaire les nôtres.

Les chercheurs ont toujours dû trouver de l'argent pour financer leurs recherches. Premièrement pour « se payer » leurs salaires afin de disposer de temps loin de l'enseignement et des autres fonctions universitaires. Les débuts de l'anthropologie américaine sont marqués par de nombreuses recherches « d'été ». Dès la fin de l'année scolaire les professeurs se rendaient sur leurs sites de recherche et apprenaient, durant l'été, tout ce que faisaient les amérindiens, qui demeuraient souvent le reste de l'année inconnus. De la même façon, ils ont dû trouver de l'argent pour payer des étudiants pour recueillir des données ou réaliser de petits projets. Ceux qui s'intéressaient à la recherche quantitative ont dû trouver d'autres moyens pour collecter les importantes quantités de données standardisées que requièrent, typiquement, ce type de recherches. De temps en temps une grande fondation payait pour tel ou tel programme de collecte de données et d'analyses. Mais c'était toujours sur la base d'un projet selon une logique du cas par cas. Ce n'est pas une façon rentable de faire les choses.

7. Cf. Alain Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993.

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La création d'un organisme de collecte et d'analyse de données constituait une méthode beaucoup plus satisfaisante. C'est ce que comprit, Paul Lazarsfeld qui la recommanda à ses collègues (il ne fut pas le seul). Une telle institution pourrait disposer d'un personnel permanent d'enquêteurs, d'analystes, de superviseurs et d'interprètes des résultats. Mais cette organisation devrait disposer d'un apport financier continu. Quelqu'un devrait payer les factures. Parfois, comme pour le Survey Research Center de l'University of Michigan à Ann Arbor, un client serait chargé des enquêtes en cours sur un sujet d'un intérêt constant, en l'occurrence le Gouvernement fédéral, finançant des enquêtes sur la confiance des consommateurs ; tout comme Le National Opinion Research Center de l'University of Chicago ; le Bureau of Applied Social Research de Columbia University à New York qui a bénéficié, pendant un temps considérable, du soutien de la Columbia Broadcasting Company (dont le Pdg était chercheur en sciences sociales) ; ou encore, mais à moindre échelle, la Social Research Inc., une organisation non-universitaire composée d'anthropologues et de psychologues de l'University of Chicago.

L'accroissement du soutien financier que le gouvernement fédéral accordait à la recherche scientifique au cours des périodes pré-et post Seconde Guerre Mondiale, et qui a culminé avec la création de la National Science Foundation, constitue un élément déterminant de cette évolution. Le document de présentation de la NSF ne mentionnait, à ses débuts, strictement aucune science sociale. Quand elles furent finalement incorporées, ce fut avec hésitation et appréhension – craintes notamment que le Congrès ne les confondent avec le socialisme, et inquiétudes que les sciences « dures » les accusent de n'être absolument pas scientifiques. Quant aux bureaucrates de la NSF chargés des sciences sociales, ils s'inquiétèrent non sans raison d'avoir à soutenir ce qui ressemblait à une version caricaturale de ce qu'étaient effectivement les sciences naturelles.

Les organismes universitaires de recherche ont pu, parfois, s'engager dans la recherche fondamentale, testant des théories scientifiques et développant des méthodes de recherche adéquates. Ils ont apporté une légitimité scientifique aux procédés qu'ils ont utilisés en essayant de les améliorer grâce aux méthodes essais-erreurs caractéristiques de la « science normale ». A l'occasion, le gouvernement fédéral soutenait largement des fonds de recherche permanente comme la General Social Survey, laquelle (grâce à un financement substantiel continu depuis 28 ans de la NSF) a mené des recherches sur toutes sortes de questions théoriques et méthodologiques, poursuivant des études comparatives sur la longue durée, que seule une université, ou une entreprise financée par le gouvernement pouvait entreprendre.

Stouffer et ses collègues espéraient régler ces questions et se débarrasser des doutes sur la qualité des sciences sociales, si elles étaient une science ou non. The American Soldier était censé être l'arme fatale dans la guerre pour faire de la sociologie et de la psychosociologie une « vraie science » et assurer ainsi un soutien financier plus ou moins indépendant des pressions commerciales. L'attaque de Blumer, au sein même de la profession, n'a finalement pas empêché qu'une grande partie de ce voulaient que Stouffer, Lazarsfeld et Merton advienne. Mais c'était le signe que leur triomphe ne serait que partiel, et qu'ils ne contrôleraient jamais, comme ils l'espéraient et le croyaient, la totalité du champ. Il y eut, bien sûr, d'autres lieux d'où partir la critique, d'une nature plus technique.

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Un peu d'histoire : sondage politique et commercial

Le sondage politique et commercial est apparu dans les années 20 et 30 aux États-Unis, utilisé, comme en France, à l'origine, comme source d'informations destinées aux entreprises pour accroître leurs profits. Le fondement de cette symbiose repose sur l'idée que les sondages électoraux fournissent le seul « test de réalité » des résultats d'enquêtes utilisant cette méthode. Les sondages mesurent en effet ce qui est « supposé arrivé » quand l'élection se tiendra, l'élection nous dit donc si la prévision était correcte. Cela est impossible avec un sondage commercial qui essaie de découvrir ce que les gens achèteront, ce qu'ils veulent acheter, ce qu'ils n'aiment pas, ce qu'ils n'achèteront pas, etc. Trop de facteurs interviennent dans la détermination des réponses aux questionnaires pour que celles-ci ne soient autre chose que de mauvais indices de ce que les gens achèteront effectivement ou des raisons pour lesquelles ils font ce qu'ils font.

Ainsi les sondages électoraux fournissent la garantie d'exactitude de l'exactitude non mesurable des sondages commerciaux. Mais les sondages commerciaux sont là où l'argent se trouve. Les sondages électoraux payés par de nouveaux clients (presse écrite, radio, télévisions...) ne sont pas rentables, souvent réalisés en fait à perte. Mais ils convainquent les publicitaires et les marchands que les informations qu'ils contiennent sont plus sûres que leurs banales préoccupations économiques. Les sondages commerciaux permettent aussi de payer leurs personnels ce qui contribue à la continuité de leurs activités de recherche, commercial et politique.

Aux États-Unis le secteur était à l'origine constitué principalement par des organisations bien connues, comme Gallup, Roper et Crossley. De nombreux concurrents sont apparus par la suite à la recherche de niches lucratives délaissées par les majors ou pas assez rentables pour elles. D'autres entreprises plus tournées vers les marchés locaux, comme par exemple Field Poll California, ont constitué des niches géographiques, la taille du territoire permettant ce type de développement. Les grandes organisations travaillaient sur les questions de méthodes tant que cela garantissait une légitimité à leurs clients sceptiques, les publicitaires et les marketeurs.

Après un laps temps relativement court une véritable symbiose est apparue entre les recherches commerciales des entreprises et des organisations et celles menées au sein du milieu universitaire. Cette « association » s'est initiée probablement au moment de la crise provoquée par le désastre des sondages électoraux de la présidentielle de 1948, lorsque les trois principales entreprises de sondages avaient prédit à tort la défaite de Harry Truman face à Thomas Dewey. Cette prédiction erronée constituait en effet un énorme problème pour les marchands de sondages confrontés à la disparition subite de la garantie suprême pour leurs clients de la qualité de leurs services. Leur échec à prédire correctement le résultat de l'élection signifiait-il que l'on ne pouvait absolument plus leur faire confiance ?

(Traduction par Richard Brousse, revue par l’auteur)

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« Faire l’opinion » 20 ans après

Patrick Champagne*

Il n’est pas sans intérêt de relire les analyses critiques des sondages d’opinion qui ont pu être faites à chaud il y a maintenant une vingtaine d’années alors que la pratique commençait à s’installer et cherchait à se légitimer, les résistances dans certaines fractions du monde politique ainsi que dans la presse quotidienne dite « sérieuse » ou « de référence », étant encore fortes, les uns comme les autres percevant le fait que l’arrivée du sondage dans la vie politique tendait à les déposséder de leur monopole s’agissant de dire « ce que pensent les Français » ou du moins les électeurs. Les sondeurs court-circuitaient en quelque sorte la relation entre les élus et les électeurs et s’installaient dans le paysage politique. Mais cette méfiance affichée à l’égard des sondeurs – « leurs enquêtes sont biaisées », « ils polluent le débat démocratique », « ils manipulent les électeurs », etc. – masquait des usages alors plus cachés des sondages qui commençaient à se diffuser dans les états-majors de nombre de partis, les sondeurs devenant progressivement des conseillers discrets des responsables politiques, contribuant, sondages à l’appui, à élaborer ou à faire infléchir des programmes électoraux et à introduire la logique du marketing commercial dans l’élaboration des campagnes électorales.

Le regard rétrospectif que l’on peut porter sur les usages sociaux de cette technologie permet de débanaliser ce qui est devenue une pratique désormais bien installée dans la vie politique et donc perçue comme normale. Sans doute le nombre excessif de sondages qui, à quelques mois d’une élection (présidentielle notamment) sont réalisés, publiés et commentés dans la presse donne lieu non moins régulièrement à quelques articles qui s’interrogent sur le fait de savoir s’il n’y aurait pas « trop de sondages ». Les journalistes font ensuite l’interview d’un universitaire ou d’un chercheur qui s’est signalé par un regard très critique sur la valeur pseudo-scientifique des sondages et, pour équilibrer, ils publient le lendemain un entretien avec un responsable d’institut de sondage qui explique qu’un sondage n’est « qu’une photographie à un moment du temps », que « ce n’est pas un pronostic », « qu’il faut les prendre avec précaution », etc. Et, leur bonne conscience soulagée, les journalistes vont commander le sondage suivant parce que, telle une drogue, ils ne peuvent plus s’en passer.

On peut donc se demander aujourd’hui si les analyses critiques des sondages qui furent alors faites furent pertinentes au regard de ce qui s’est passé par la suite et dans quelle mesure elles ont pu agir sur les aspects les plus contestables, scientifiquement et politiquement, de cette pratique. Pour reprendre une citation de Durkheim, très souvent invoquée ces derniers temps, la sociologie ne mériterait pas une heure de peine si elle ne servait pas d’une manière ou d’une autre à la société, en l’espèce si elle ne servait pas, sans tomber dans le prophétisme ou dans une sorte de prospectivisme, à anticiper un peu (restons modeste) les transformations et les mouvements qui affectent les structures du monde social et dont les conséquences à terme ne sont pas encore saisissables.

*. Sociologue.

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Patrick Champagne : « Faire l'opinion » 20 ans après

« L’opinion publique n’existe pas »

A cet égard, la relecture aujourd’hui de la conférence de Pierre Bourdieu datant, elle, de plus de 40 ans, de 1970 très exactement (elle fut prononcée tout d’abord au cercle culturel Noroit à Arras, puis publiée en 1973 dans Les Temps Modernes et republiée en 1980 dans Questions de sociologie) étonne par sa pertinence et par le sentiment que, d’un point de vue scientifique, tout était dit, bien dit, et de plus dit clairement sans jargonner. Cette conférence qui était intitulée, de manière volontairement provocatrice, « L’opinion publique n’existe pas », s’appuyait d’une part sur l’analyse de nombreux sondages parus dans les années 1960, notamment sur l’examen de la distribution des non réponses aux questions posées, et d’autre part, sur une vaste enquête par voie de presse, technique d’enquête opposée à la technique des sondages, qui portait sur les attitudes à l’égard du système d’enseignement après mai 1968. Pierre Bourdieu a synthétisé sa critique des sondages tels qu’ils étaient pratiqués par la science politique depuis 1965, date de la première élection présidentielle au suffrage universel et du succès médiatique de cette pratique, en énonçant les trois présupposés qu’impliquait le seul fait de poser une même question d’opinion à un échantillon représentatif de l’ensemble de la population française dans toute sa diversité sociale et culturelle et en utilisant, de surcroît, la technique des questions fermées, technique qui conduit à recueillir non pas des opinions à proprement parler mais des réponses à des questions d’opinion dont il est difficile de dire si elles expriment ou non des opinions effectives. Ces trois présupposés qui sont énoncés d’un point de vue purement scientifique (et non politique) sont les suivants : le fait d’interroger des individus auxquels il est demandé ce qu’ils pensent personnellement de tel problème présuppose que tout individu a, sur tous les sujets, des opinions personnelles, ce qui n’est pas le cas comme le montre, entre autres, les variations de la distribution des non réponses selon le sexe, l’âge, le niveau de diplôme, les catégories socio-professionnelles et selon le type de question ; en second lieu, poser à tous les questions que certains – les commanditaires du sondage – se posent, c’est présupposer que tout le monde se pose ces questions, ce qui n’est pas le cas comme on le voit dans les questions ouvertes (c'est-à-dire non pré-codées) qui montre que peu nombreux sont les enquêtés capables de produire eux-mêmes leur réponse ; enfin additionner les réponses formellement identiques aux questions, réponses qui sont plus souvent extorquées que recueillies, et les présenter sous la forme d’un pourcentage (« 55% des Français pensent que… »), c’est présupposer que toutes les opinions se valent (socialement), ce qui n’est pas le cas, là non plus.

Ces trois présupposés ne sont pas sans effets proprement politiques et rendent possibles notamment une manipulation plus ou moins consciente des réponses : Bourdieu évoque l’imposition de problématique, le détournement du sens des réponses par les commentateurs de sondages, ou encore la production d’une opinion publique artefactuelle c'est-à-dire qui n’existe que par l’enquête et non en soi. Dans la mesure où les politologues introduisaient la logique électorale dans leur conception des enquêtes d’opinion, faisant en quelque sorte voter « démocratiquement » les citoyens sur telle ou telle opinion comme dans un référendum, Bourdieu avait prévu que son propos critique heurterait inévitablement leur sentiment « naïvement démocratique », ce qui n’a pas manqué, Bourdieu ayant été accusé par les politologues les plus engagés dans cette pratique, de critiquer, au-delà des sondages … le

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suffrage universel et donc que critiquer les sondages c’était, prétendirent-ils, critiquer la démocratie. Enfin, Bourdieu expliquait que le succès rencontré par cette pratique tenait en grande partie au fait que la notion d’opinion publique est un principe de légitimité du champ politique et que, dans les sociétés démocratiques, elle remplit la même fonction justificatrice que le « Dieu est avec nous » des sociétés religieuses.

Les sondages préélectoraux

L’analyse de Bourdieu visait spécifiquement à dénoncer les constructions statistiques artefactuelles produites par les entreprises de sondage, c'est-à-dire quelque chose qui n’existait que par la relation d’enquête et ne pouvait donc être généralisé à l’ensemble de la population. Mais la conférence de Bourdieu, certains politologues l’ont sans doute oublié, se terminait ainsi : « je dis simplement que l’opinion publique dans l’acception implicitement admise par ceux qui font des sondages d’opinion ou ceux qui en utilisent les résultats, je dis simplement que cette opinion-là n’existe pas ». C’était reconnaître implicitement qu’il peut exister quand même quelque chose de réel sous l’appellation « opinion publique » qui, certes, est une notion qui, comme tous les collectifs, est une construction sociale qui relève ici de la métaphysique politique, mais qui peut désigner une réalité objectivable, en l’espèce des groupes de pression mobilisés autour de système d’intérêt. A l’opinion publique des sondeurs qui n’existe que par le dispositif d’enquête, Bourdieu oppose l’opinion mobilisée. Et il prenait l’exemple de l’enquête réalisée par voix de presse qui n’était pas formellement représentative de la population française « en âge de voter » puisque, c’est la logique même de ce type d’enquête, ne répondaient que ceux qui le souhaitaient mais qui était, précisément pour cette raison, représentative des forces sociales et des groupes de pression prêts à se mobiliser pour imposer leur opinion sur tel domaine – en l’espèce l’éducation – qui les touche directement. A l’opinion publique des sondeurs qui est censée se prononcer sur tous les sujets mais qui n’existe que sur leur listing de papier, Bourdieu opposait l’idée force, c'est-à-dire l’opinion défendue par des groupes sociaux spécifiquement intéressés à tel sujet et qui n’hésitent pas à descendre dans la rue si nécessaire pour défendre leurs intérêts. Et j’avais pointé le paradoxe des sondeurs qui consiste à appeler « opinion publique » l’addition de réponses qui ne sont pas nécessairement des opinions et qui, en outre, ne s’expriment pas publiquement mais sont recueillis dans le secret d’enquêtes réalisées grâce à la mobilisation d’un réseau d’enquêteurs qui cherchent à obtenir des réponses à des questions qui, pour la plupart d’entre elles, ne mobilisent guère les gens comme le montre, entre autre indice, le fait qu’une personne sur dix environ accepte de répondre à ces enquêtes.

S’il n’y a rien, me semble-t-il, à ajouter ou à enlever à l’analyse de Bourdieu du point de vue scientifique qui est le sien, une objection vient cependant à l’esprit lorsque l’on considère les 20 dernières années. Comment se fait-il que cette critique, si juste, qui est même reconnue par certains responsables d'entreprises de sondage et qui est reprise par nombre de chercheurs qui ont, eux aussi, publié durant des années des articles et des ouvrages également critiques voire parfois franchement polémiques sur cette pratique, n’ait guère eu d’effet sur celle-ci, les entrerises de sondage s’étant même multipliées et le nombre de sondages, publiés mais aussi confidentiels, fortement accru ? La raison réside dans le fait que ce qui s’est développé, ce ne sont pas les sondages d’opinion au sens strict du terme mais les sondages sur les intentions de

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vote, sondage qui ne portent pas sur la saisie d’opinions mais sur celle des intentions de comportement électoral, c'est-à-dire sur un comportement qui existe indépendamment des enquêtes des sondeurs. A la différence des sondages d’opinion proprement dits qui font exister une opinion collective en mobilisant une armée d’enquêteurs qui sont chargés d’interroger un échantillon de personnes dont la plupart ne se posent pas les questions qu’on leur pose, les sondages préélectoraux existent d’abord parce qu’il y a des élections, que les citoyens sont effectivement appelés à voter, à choisir parmi des candidats ou des partis politiques, l’enquête consistant simplement à simuler le scrutin à venir, à faire voter les citoyens avant la date prévue dans des conditions telles que, après divers correctifs et redressements statistiques, les sondeurs puissent donner une idée précise du score électoral que réaliseront les divers candidats. Et si ces sondages là sont nombreux, c’est parce que les élections sont fréquentes et aussi parce que nombreux sont les médias de la presse écrite et de l’audiovisuel qui commandent ce type de sondages qui accompagnent en quelque sorte les campagnes électorales pour en suivre les évolutions. A ces sondages s’ajoutent les baromètres de notoriété et de confiance, sondages par nature répétitifs dont les variations, d’un sondage à l’autre, sont l’objet de commentaires journalistiques quasi permanents.

Mais si les sondages sont nombreux, c’est aussi parce que les journalistes et les hommes politiques les jugent crédibles, en font faire en permanence et tendent à les intégrer dans l’exercice de leur activité quotidienne. Tous les partis ont désormais un spécialiste chargé des sondages, qui en fait faire et en analyse les résultats. Et il faut reconnaître que les entreprises de sondage, du moins les plus sérieuses, ont acquis dans le domaine des sondages préélectoraux une certaine expérience et sont d’autant plus crédibles qu’il est possible de vérifier la pertinence de leurs enquêtes : en effet, les sondages préélectoraux sont les seuls sondages qui peuvent être validés par la consultation électorale de l’ensemble de la population (ce qui a conduit certains à dire qu’une élection était un « sondage grandeur nature »). De fait, le succès de cette pratique doit beaucoup aux sondages préélectoraux réalisés quelques jours avant une élection, ceux-ci donnant, le plus souvent, une bonne estimation du vote des électeurs.

Bien que ces sondages qui s’inscrivent dans la logique électorale ne soient pas le type de sondages que visait la critique de Bourdieu, il n’en reste pas moins qu’ils peuvent relever eux aussi d’une analyse critique tout aussi radicale. En effet, sous l’expression « sondage préélectoral » sont en fait désignés deux types de sondage de nature très différente que rien formellement pourtant ne distingue. Il y a le sondage préélectoral proprement dit, c'est-à-dire le sondage qui recueille à une ou deux semaines maximum d’une consultation électorale les intentions de vote qui se dégagent de la campagne électorale. Dès lors que l’échantillon d’enquêtés est correctement constitué (selon les variables socio-démographiques et politiques) et que les redressements qui prennent en compte de manière empirique les biais dans les déclarations (notamment la sous-déclaration des votes pour les partis extrêmes), il n’y a guère de raison à ce que les résultats obtenus ne soient pas très proches des scores électoraux puisque ce qu’on appelle abusivement « enquête » est un dispositif qui consiste simplement à faire voter en quasi situation un échantillon représentatif d’électeurs à un moment très proche de l’élection.

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Il n’en va pas de même de ce type de sondages lorsqu’il est réalisé plusieurs mois voire plusieurs années avant la consultation électorale qu’ils sont censés prévoir. On connaît la formulation de la question qui est posée et qui est à peu près la suivante : « Si dimanche prochain vous deviez voter (à telle élection) pour qui voteriez vous ? » Le problème est que « dimanche prochain », justement, on ne vote pas, ce qui veut dire que la campagne électorale, la mobilisation politique militante, l’élaboration et la discussion de programmes et la conclusion d’accords électoraux, qui sont autant de processus intrinsèquement liés à l’élection de type démocratique ne sont pas à l’ordre du jour. Si les hommes politiques et les journalistes s’intéressent aux élections plusieurs mois avant qu’elles n’aient lieu – les hommes politiques pour s’y préparer et les journalistes pour alimenter leurs commentaires ou pour produire des scoops – ce n’est pas le cas de l’électeur ordinaire non militant politique, celui-ci attendant de voir les candidats dans les médias pour faire leur choix. C’est dire qu’on peut s’interroger sur la représentativité de ces enquêtés qui acceptent de répondre à ce type de sondage hors campagne électorale proprement dite surtout si l’on sait qu’il existe un processus sélectif important qui résulte du taux de non réponse au questionnaire lui–même (on l’a vu, 9 personnes sur 10 actuellement refuseraient de répondre à ces enquêtes) auquel il faut ajouter les non réponses déclarées à la question pour ceux qui ont accepté de répondre au questionnaire, taux qui, en outre, est variable selon les entreprises de sondage compte tenu des diverses consignes données aux enquêteurs (le taux de non réponses varie de 5 à 40% selon la distance à l’élection mais aussi selon les instituts de sondage – ce qui ne devrait pas être le cas puisqu’ils réalisent des enquêtes identiques).

A cela s’ajoute la présentation fautive, par les journalistes et les commentateurs, des résultats de ces sondages, puisqu’ils considèrent les non réponses comme des abstentions (ce qui n’est pas le cas) et les excluent, comme dans une élection, de la présentation des résultats. Les médias présentent ainsi comme une élection simulée ce qui, en grande partie, n’est qu’un sondage donnant un état de la mobilisation politique du corps électoral, les scores alors enregistrés par les hommes politiques s’expliquant par la faible mobilisation d’une grande partie des électeurs et par la présence médiatique et/ou la notoriété du moment de tel ou tel homme politique, médiatisation qui peut être, à des fins manipulatoires, plus ou moins suscitée par des stratégies de communication. Cela dit, à mesure que ces enquêtes répétitives se rapprochent de l’élection, elles changent progressivement de nature et deviennent de véritables sondages préélectoraux, fiables cette fois-ci, s’agissant de prévoir un score électoral, pour les raisons que l’on a dites. Mais c’est cette continuité et ce changement insensible de statut de ce type de sondage qui est au principe des bévues commises par nombre de responsables politiques qui peuvent se croire élus parce qu’un sondage réalisé à trois mois d’un scrutin les donne gagnants comme ce fut le cas de Raymond Barre à la présidentielle de 1988, de Edouard Balladur à celle de 1995, de Lionel Jospin en 2002, de Ségolène Royal en 2007. On se souvient également du référendum portant sur l’adoption du traité de Maastricht en septembre 2003 qui, à trois mois du scrutin, donnait quelques 70% d’enquêtés favorables au « oui » alors que celui-ci n’obtint finalement le jour du scrutin qu’un peu plus de 50% des voix. Et plus récemment du référendum sur le traité constitutionnel européen qui donnait à quelques mois du scrutin plus de 65% en faveur du traité et qui n’obtiendra que 45% des voix le jour du scrutin. C’est cette présentation unifiante obtenue artificiellement en excluant les non réponses qui permet également à la presse de présenter la campagne électorale comme une course de chevaux en traçant des courbes plus ou moins

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spectaculaires qui sont censées indiquer la position des candidats les uns par rapport aux autres, les journalistes et les politologues portant tautologiquement au crédit des candidats leurs variations positives (par définition, ils diront que la campagne menée par un candidat est « bonne » lorsque les intentions de vote en sa faveur montent) et à leur débit la chute des intentions (par définition également, ils diront en ce cas que la campagne menée était « mauvaise ») alors que la cause de ces variations pourrait bien résider moins dans la manière dont les candidats font campagne que dans le fait que plus la date du scrutin se rapproche et plus le corps électoral se mobilise dans toutes ses composantes, celles-ci ne distribuant pas ses intentions de votes de manière identique. Autrement dit, ce qui varie dans ces enquêtes, c’est sans doute moins les intentions de vote des électeurs qui changeraient que la composition des personnes acceptant de répondre à ces sondages, variable selon la distance à l’élection. Pour dire de manière sommaire la thèse, aux sondages réalisés plusieurs mois avant un scrutin répondent surtout les enquêtés les plus politisés, ceux qui déclarent « s’intéresser à la politique », ceux qui, en général, savent pour qui ils voteront (ou pour qui ils ne voteront pas), ceux qui militent dans un parti politique ou dans le monde associatif, c'est-à-dire une population qui ne représente seulement que 25 à 30 % du corps électoral, ce qui explique le taux important de non réponse à ces sondages. Lorsque le scrutin se rapproche et que la campagne électorale s’intensifie, celle-ci ayant pour fonction de faire entrer dans le jeu politique, au moins le temps du scrutin, l’ensemble du corps électoral, de lutter contre l’abstention, le rapport de force politique de ceux qui s’expriment tend à se modifier et à se rapprocher de ce qu’il sera lors du vote.

La législation qui réglementait la publication des sondages en période électorale interdisait, en raison de la philosophie de l’isoloir qui caractérise le champ politique de type démocratique selon laquelle l’électeur doit être à l’abri de la propagande au moment du vote afin qu’il se détermine librement, en son âme et conscience, philosophie bien analysée par Alain Garrigou8, la publication des sondages une semaine avant l’élection – c'est-à-dire lorsque ceux-ci étaient fiables – tandis qu’elle laissait proliférer durant des mois, des sondages préélectoraux peu significatifs et sujets à manipulation, encourageant de ce fait une lecture médiatique de la campagne peu propice à un débat de fond sur les enjeux de l’élection, les journalistes préférant commenter les variations des intentions de vote qui promettent davantage de suspens que la discussion des programmes électoraux. C’est pourquoi, avant que la loi n’interdise plus rien, dépassée par internet, j’avais suggéré, c’était de l’humour, d’inverser le dispositif de la loi, c'est-à-dire d’interdire les sondages pendant les mois qui précèdent l’élection et par contre de les autoriser la dernière semaine en tant qu’information fiable et utile au citoyen au moment de voter. Aujourd’hui, les journalistes n’ont pas renoncé à commander et à commenter des sondages préélectoraux, accompagnant seulement leur présentation de formules de précaution rituelles qui leur permettent de recourir intensément à cette pratique tout en le déplorant, feignant de ne pas les prendre trop au sérieux (« ce n’est qu’un sondage », « qu’un instantané à un moment donné qu’il faut prendre avec précaution », etc.). Il reste que s’est progressivement instauré un recours banal et permanent aux sondages de la part des différents acteurs du champ politique, ceux-ci étant censés dire « ce que pensent les Français » et surtout comment ils vont voter. La dépendance aux sondages qui s’est ainsi progressivement instaurée a eu pour conséquence de faire des instituts de sondage des acteurs à part entière du fonctionnement du champ politique.

8. Le secret de l’isoloir, Actes de la recherche en sciences sociales,1988, n° 71, pp. 22-45.

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Conclusion : un système politico-journalistico-sondagier

On comprend dès lors que la seule critique des sondages, sans doute nécessaire, serait toutefois passée à côté peut-être du plus important, à savoir la mise en place d’un système politico-médiatico-sondagier dans lequel les sondeurs jouent désormais un rôle de premier plan. Loin d’être de purs observateurs neutres du champ politique qui délivreraient modestement le résultat de leurs enquêtes, les sondeurs revendiquent le monopole de la connaissance scientifique de la volonté populaire. Faire l’opinion a ajouté à la critique du sondage faite par Bourdieu l’analyse de l’insertion de cette technologie dans le fonctionnement du champ politique, montrant que le champ du pouvoir s’était restructuré autour de deux nouveaux acteurs : la télévision et les sondeurs. S’agissant des transformations de la vie politique qui ont été induites par la télévision et surtout par sa diffusion dans tous les milieux sociaux – spectacularisation de la politique, primat donné à l’émotion, information-divertissement, personnalisation, gestion d’une nouvelle forme de notoriété qui se perd aussi vite qu’elle s’acquiert (« vu à la télé), etc. – on peut renvoyer ici à deux conférences de Bourdieu prononcées en 1996 (Sur la télévision, Editions Raisons d’Agir) qui font écho à sa conférence de 1970 sur les sondages, notamment à l’apparition de ce qu’il nomme la mentalité « audimat » qui est un sous-produit du fonctionnement de la télévision. Dans les coulisses comme sur le devant de la scène où s’affrontent des leaders politiques devant de vastes auditoires de téléspectateurs s’agitent désormais nombre d’agents qui contribue à faire le spectacle, depuis les commentateurs traditionnels tels que les éditorialistes et les hommes politiques jusqu’à ces nouveaux venus que sont les politologues, les conseillers en communication et, bien sûr, les sondeurs. Cette médiatisation de la politique et son accompagnement par les sondages ont tendanciellement eu pour effet de redéfinir ce qu’on met sous l’expression « faire de la politique » qui consiste de plus en plus en l’art d’utiliser un ensemble de techniques mises au point par des spécialistes en communication et en sondages qui sont destinées à agir sur des électeurs placés en position de spectateurs afin de produire des effets d’opinion mesurés par les entreprises de sondage.

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Sondages à l’italienne

Jérémy Mercier*

L’Italie n’est pas la « mère patrie » des sondages mais elle peut, tout comme la France, être considérée, en miroir inversé, comme une forme de République des sondages, une République « sondomane ». Le rythme effréné avec lequel les entreprises de sondages transalpines produisent leurs chiffres entraîne une redéfinition de la vie publique et une modification des règles du jeu démocratique. Ils sont souvent contradictoires, comme lors des élections municipales à Milan. Le samedi 26 mars 2011, l’incontournable « premier quotidien italien online » notoirement berlusconiste, Affaritaliani.it, sous le titre « I sondaggisti : la Moratti batte Pisapia », affirmait d’après les données des « quatre instituts de sondages italiens parmi les plus célèbres » (Istituto Piepoli, Ispo, Swg et Coesis Research), que la maire sortante de Milan, Letizia Moratti, favorite de Silvio Berlusconi et des sondeurs, battrait le candidat du Parti Démocrate, Guiliano Pisapia lors du scrutin qui devait avoir lieu les 15 et 16 mai 2011. Les électeurs n’en votèrent pas moins largement pour Guiliano Pisapia.

Fréquemment, l’affabulation semble tenir lieu de contrat social9. « Il ne reste plus qu’à attendre les données du sondage de fin du mois pour comprendre comment les électeurs réagiront » est une des phrases les plus récurrentes des commentateurs politiques italiens, « politologues » autoproclamés, qui assimilent sans autre forme de procès le sondage à la démocratie10. Bien sûr, de telles manipulations, se substituant à un parlementarisme défaillant, et modifiant sensiblement la vision du débat politique, ne sont ni une nouveauté ni une surprise, compte tenu des enjeux financiers, de l’implantation historique des sondages depuis le fascisme et des avantages du pouvoir d’Etat. Ces manipulations se font sous couvert de scientificité, d’objectivité et de prédiction « au nom de la démocratie », « dans l’intérêt du peuple » selon un rituel célébré dans la chaleur et la lumière des talk-show, des articles de presse ou, secteur bouillonnant d’activité pour les sondages italiens, sur Internet.

Un instrument de manipulation

Comme le notait Nicola Piepoli, ancien directeur de l'entreprise de sondages Cirm, et aujourd’hui patron d’une société de sondages proche du pouvoir, l’Istituto Piepoli’, « chacun est libre de se faire les sondages dont il a envie »11. Nicola Piepoli s’est toujours efforcé de livrer des chiffres favorables à Silvio Berlusconi. Son « institut » le créditait par exemple, d’un taux de confiance de plus de 50% en plein scandale judiciaire au printemps 2011. « 67% des citoyens est d’accord avec cette phrase prononcée par Berlusconi : ‘On doit libérer les citoyens et les entreprises de l’oppression fiscale, bureaucratique et judiciaire’ » se plaitsait-il à répéter. En effet, cette liberté, d’autant plus sacrée pour les sondeurs qu’elle convient aux grandes puissances d’argent, et aux intérêts de la classe dirigeante italienne, et ne saurait donc

*. Chercheur en philosophie et collaborateur au Monde Diplomatique.9. Alain Garrigou, L’ivresse des sondages, Paris, La Découverte, 2006, p. 28.10. Serge Halimi, Henri Maler, Dominique Vidal, L’opinion, ça se travaille, Agone, 2006. 11. Cité par le journaliste Gianni Barbacetto dans « I sondaggi Rai : ora li fa Berlusconi », www.societacivile.it.

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Jérémy Mercier : Sondages à l'italienne

être contrainte par quelques dispositions déontologiques ou juridiques claires et respectueuses des citoyens : il suffit, comme partout ailleurs, que des clients achètent les sondages. Les plus célèbres « analystes » ou « communicants » des entreprises de sondages sont d’ailleurs régulièrement invités lors de colloques et autres manifestations traitant de la démocratie, sans que cela suscite la moindre critique ou doutes quant à la légitimité de leur parole publique. Ainsi, lors de la biennale de la démocratie à Turin, le 17 avril 2011, les participations d'Alessandra Ghisleri de Euromedia Research, l’un des sondeurs officiels de Silvio Berlusconi, et de Renato Mannheimer, directeur de ISPO, responsable des sondages politiques pour le Corriere della Sera, ne firent l'objet d'aucune remarque critique tandis qu’ils vantaient les mérites des sondages. Les partis politiques, quant à eux, ne les critiquent plus depuis qu’ils se sont convertis à leurs usages, exception faite, peut-être, du dirigeant du Parti Démocrate italien Pier Luigi Bersani qui condamna du bout des lèvres leur utilisation les qualifiant d'« instrument typiquement berlusconiste »12. Actuellement, le Movimento 5 Stelle de Beppe Grillo13, les dénonce également. Silvio Berlusconi s'est lui aussi essayé à la critique des sondages, non sans ironie, à une époque il est vrai où ils lui étaient particulièrement défavorables : « Les sondages sont utiles, mais pour tâter le pouls de l’électorat, je préfère me faire une ballade »14.

Depuis les années 1980, le néolibéralisme et l’abandon des politiques sociales ont ouvert grande la porte de l’espace public aux sondeurs. Les dérives politiques leur ont même conféré un devoir de parole. Les sondages, « instrument du démon » comme se le demanda un jour le journaliste génois Raffaele Niri, ont gagné un crédit d’autant plus surprenant que, avec une clarté souvent caricaturale, la liberté d’information se confond avec la manipulation15. Son histoire et son actualité en Italie révèlent ainsi de multiples structures de domination, de soumission et d’anesthésie quotidienne des résistances populaires, en lien direct avec la « pensée unique »16.

Le fascisme pour origine

On sait l’intérêt des régimes fascistes pour l’opinion publique. En France, ce fut une « obsession » avec le Service national des statistiques et la Fondation Alexis-Carrel17. Aussi diverses que soient les entreprises de sondages italiens dans leurs compositions et leurs dénominations – Troisi Ricerche, Euromedia Research, Dr. Gruber & Partner, SWG, Istituto Demopolis, Ipsos, EMG, Crespi Ricerche, Istituto Piepoli, CSS, Tecné, IPR Marketing, ISPO, Digis, Demos, Quaeris, Arnaldo Ferrari Nasi, Technoconsumer, etc. – leur histoire est identique : elle prend racine dans le succès rencontré immédiatement après-guerre par Doxa, premier « institut » fondé en 1946. Cette histoire repose sur les travaux d’un personnage lourdement compromis dans le fascisme, Pierpaolo Luzzatto Fegiz, fondateur de Doxa, avec l’aide d’anciens sympathisants du régime, de certaines entreprises américaines pour le 12. La Repubblica-Il Lavoro, 5 juillet 2011.13. Humoriste, acteur, militant politique, et blogueur italien.14. L’Unità, 16 août 2011.15. N’est-ce pas le but des techniques de communication interactive ? Cf. Danilo Zolo, Il principato democratico. Per una teoria realistica della democrazia, Milano, Feltrinelli, 1996 (1992), p. 197 ss.16. Ignacio Ramonet, « La pensée unique », Le Monde Diplomatique, janvier 1995, p. 1. 17. Loïc Blondiaux, La fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998, p. 396.

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Jérémy Mercier : Sondages à l'italienne

financement (en particulier l’entreprise informatique IBM implantée en Italie) et de l’aide charitable du Rotary Club Italie18. La considération dont jouissait Pierpaolo Fegiz, directeur de l’Institut de statistique de l’Université de Trieste sous Mussolini, ainsi que ses travaux pionniers sur « l’opinion publique » vulgarisant les techniques utilisées outre-Atlantique dans les années 1930 par George H. Gallup, font de lui le véritable inventeur, diffuseur et promoteur des sondages d’opinion en Italie, autrement dit « le père fondateur » des sondages italiens. Sa fascination pour la « psychologie des foules » – Mussolini étant un partisan enthousiaste de l’analyse de l’opinion publique – ont fixé, par la diffusion des sondages, les racines d’un des mécanismes anti-démocratiques parmi les plus silencieux d’après-guerre : la maîtrise idéologique des classes populaires. Au moment de la Constituante italienne19, de nombreux partis politiques se refusèrent à utiliser cette technique de communication et d’estimation considérée comme une technique douteuse d’américanisation de la vie politique et surtout d’affaiblissement des intérêts de la gauche italienne face aux groupes conservateurs. L’année 1976 signa un grand bond en arrière : les estimations de Doxa, en situation de monopole, font leur première apparition à la télévision publique, sur la Rai Uno notamment. Résister aux entreprises de sondages aurait-il pu être envisageable ? Quoi qu'il en soit, il a fallu vingt ans pour que Doxa et d'autres « instituts » transforment la politique italienne en une guerre psychologique, fréquemment sécuritaire, pour la maîtrise de l’électorat. Les forces conservatrices y trouvèrent leur compte avec des sondeurs largement à leur solde.

Silvio Berlusconi I : maître des sondages

La relation a été amplifiée par le rôle dévolu par les sondeurs à Silvio Berlusconi, dès la création de son parti « Forza Italia » en 1993, à la suite de l’opération Mani pulite. Là encore, au prétexte de refléter l’opinion publique, les sondages prirent très rapidement une tournure de fabrication maison, destinés à persuader l’électorat, quitte à être accusés de manipulation. Un sondeur aujourd’hui réputé pour ses opinions favorables au Parti Démocrate, Nando Pagnoncelli, actuel directeur de l’ « institut » Ipsos-Italie, reconnaît également cet état de fait, destructeur pour la démocratie, mais dont il s’accommode en contrebalançant les chiffres : « Silvio Berlusconi et Forza Italia ont donné une grande impulsion au sondage politique dans notre pays »20. En effet, le paradoxe exprime suffisamment bien le caractère de totale « fatalité » qui s’est abattu sur les sondeurs italiens : issus du fascisme, développés avec l’aide des conservateurs, ils doivent toutefois – on ne sait pour quelles raisons – être utilisés par les partis d’opposition en signe de défi. Mais si ce défi s’est révélé, et se révèle encore aujourd’hui, difficile à tenir, il reste surtout une source de dangers et de mépris quotidiennement adressés aux citoyens inspirant à L’auteur satyrique Enzo Costa dans l’édition génoise de La Repubblica la réflexion suivante : « On le sait, les sondages ont pris la place des horoscopes, en jouant le même rôle en terme de crédibilité (…). Dans l’attente de nouvelles révélations retentissantes (…), je repense au passé politique d’il y a 66 ans : pour décider de libérer Gênes, les partisans ne commandèrent pas un beau sondage à Von 18. Cf. l’étude de Sandro Rinauro, Storia del sondaggio d'opinione in Italia, 1936-1994. Dal lungo rifiuto alla repubblica dei sondaggi, Venezia, Istituto Veneto di Scienze, Lettere e Arte, 2002.19. Lire à ce sujet, Norberto Bobbio, Dal fascismo alla democrazia. I regimi, le ideologie, le figure e le culture politiche (a cura di Michelangelo Bovero), Milano, Baldini Castoldi Dalai, 2008 (1997).20. Nando Pagnoncelli, Opinioni in percentuale. I sondaggi tra politica e informazione, Roma-Bari, Laterza, 2001, p. 111.

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Jérémy Mercier : Sondages à l'italienne

Mannheimer »21. L’ironie sera-t-elle la seule méthode pour décrédibiliser l’utilisation des sondages ? Ceci pourrait sembler dérisoire face à une telle emprise qui doit aussi beaucoup à Silvio Berlusconi, lui-même favori des sondages pendant une décennie22. Non sans quelque aide de sondeurs généreusement rétribués, à l'instar de Gianni Pilo devenu le « benjamin » de M. Berlusconi avant d'être exclu de l'organisation des professionnels des études de marché et d'opinion à l'échelon européen (Esomar23) pour cause de comportement malhonnête et soupçon de propagande. « Il sonde, il sonde, il sonde tous les jours » disait-on de lui. « Il sonde sur tout et il raconte exactement ce que le généreux acquéreur [du sondage] veut s’entendre dire »24. Son entreprise de sondages, Diakron, fut un temps au cœur des polémiques, s’attirant même les foudres d’autres sondeurs, moins bien rémunérés, hésitant peut-être davantage à gonfler les chiffres. Mais l’exemplarité de sa soumission à Silvio Berlusconi, qui allait devenir Président du Conseil, tout en actant le passage à « la Seconde République », ne connaissait aucune faille : Gianni Pilo était non seulement lié financièrement au groupe Fininvest, mais il était aussi un élu de Forza Italia. Le sondage était dès lors un autre terme pour désigner une machine de propagande personnifiée : quand les spots télévisés de Forza Italia, conçus par l’agence publicitaire, Publitalia, « bras armée de ‘Sua Emittenza’ »25, apparaissaient un autre monde de la matrice télévisée voyait le jour sous l’annonce mensongère de « plus d’un italien sur trois a déjà décidé de voter Forza Italia ». Table rase était faite du citoyen : l’opinion du consommateur en politique – et par conséquent de la recherche en marketing par tous les moyens – était érigée en modèle. Aujourd’hui, les partis d’opposition sont tous ou presque convertis à de tels usages.

Silvio Berlusconi II : roi des sondages

Luigi Crespi, un ancien « communiste » devenu « magicien des sondages », intervint dans les enquêtes d'opinion accompagnant l’entreprise de Silvio Berlusconi. Il fut le responsable de la campagne victorieuse de Forza Italia, dès 2001, avec sa société Hdc-Datamedia. Là encore, des rumeurs sur la circulation douteuse de capitaux financiers entre son entreprise de sondages et le groupe Fininvest n'ont pas tardé à se répandre. Inquiété quelques années plus tard par la justice italienne pour ses activités financières26, Luigi Crespi n'en reste pas moins au cœur de l’activité sondagière italienne. Sa nouvelle société de sondages (Crespi Ricerche), qui se manifeste quasi quotidiennement, est simplement devenue un peu plus nuancée à l'égard de Silvio Berlusconi, ses productions quant à elles restent les mêmes : des théorisations sur un mode savant de l'« opinion publique ». La position de « maître des sondages » du Cavaliere n’en suscitait pas moins l’appétit de ce dernier pour en devenir le « roi », mais ceint d'un nouvel habit démocratique. Ce fut et c’est encore aujourd’hui le rôle

21. Pour le texte original : La Repubblica-Il Lavoro, 28 avril 2011, p. 1. Pour une traduction : Observatoire des sondages, « Les partisans italiens commandèrent-ils un sondage pour libérer l’Italie du fascisme ? », 29 avril 2011 (http://www.observatoire-des-sondages.org/Les-partisans-italiens.html).22. P. Corbetta, G. Gasperoni, I sondaggi politici nelle democrazie contemporanee, Bologna, Il Mulino, 2007.23. European Society of Market and Opinion Research.24. La Repubblica, « Pilo il Sondaggista dall'aria fritta al gas », 11 juillet 2005, p. 10. Voir aussi le documentaire du réalisateur italien Daniele Incalcaterra, Repubblica nostra, 1995. 25. La Repubblica, « Il ‘braccio armato’ di Sua Emittenza », 11 mars 1994, p. 4. 26. La Repubblica, « Milano, arrestato Luigi Crespi ex sondaggista di Berlusconi », 28 septembre 2005 ; Corriere della Serra, « Arrestato il sondaggista Luigi Crespi », 29 septembre 2005.

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Jérémy Mercier : Sondages à l'italienne

de Euromedia Research, créé en 2003 et dirigé par Alessandra Ghisleri. Véritable « championne des sondages », « maître des nombres » et « oracle de Berlusconi » 27, cette nouvelle recrue milanaise de la droite, recrutée par Luigi Crespi, assure faire un travail « neutre », avec des « méthodes scientifiques » permettant de prévoir « les comportements en rapport avec un thème donné »28. Le journal ultralibéral L’Opinione delle Libertà n’a pas manqué de la faire apparaître comme l’une des personnes de confiance de Silvio Berlusconi de par ses compétences29. Ses résultats et commentaires publics autorisent le doute. Emblématique peut être, non sans un aspect comique et tragique, est l’émission télévisée Porta a Porta de Rai Uno du 5 octobre 2010, animée par le caricatural Bruno Vespa. C'est durant cette émission, véritable farce, tant la manipulation des sondages y était manifeste, que la présidente de Euromedia Research livra sereinement ses sondages (in-house poll) en faveur de Il Popolo della Libertà (30,9% d’estimations de vote), nouveau parti présidé par Berlusconi depuis 2009, né de la fusion de Forza Italia avec le parti néofasciste Alleanza Nazionale. A une question du présentateur de l’émission sur la fabrication du sondage, surpris par de tels résultats, elle répondit si confusément que ce dernier déclara sans honte n’avoir rien compris à ses explications alambiquées et lui demanda de tout reprendre à zéro. Il n'en fallait pas plus au public de l'émission pour rire de la confusion.

En France les explications confuses de sondeurs ne manquent pas non plus. Les journalistes et autres présentateurs n’ont cependant pas la cruauté de demander aux sondeurs de revoir ou reprendre leurs explications. En Italie, il faut croire que les manipulations sont plus grossières encore, mais plus divertissantes aussi, surtout quand Silvio Berlusconi lui-même intervient par surprise lors d’émissions de télévision auxquelles il n’a pas été convié pour « corriger » les errances dans les sondages ou opinions le concernant30. Le Président du Conseil a bénéficié ainsi d’un large convergence des sondeurs qui lui ont permis de s’offrir des estimations sur-mesure, même si certains reconnaissaient imprudemment, comme Renato Mannheimer, directeur de l’Istituto ISPO, que leurs estimations n'étaient pas fiables, ou leurs prévisions « imprévisibles »31. Silvio Berlusconi et sa « cour » de sondeurs, ont toutefois fini par être la cible de vives critiques. Cette « réaction » salutaire, bien que limitée, fait suite à l’abus de sondages truqués de Forza Italia en 2006, et réalisés par l'entreprise américaine Penn Schoen & Berland (PSB) peu connue pour ses affinités avec les conceptions de l’Etat social de droit. Cette entreprise de marketing et de conseils en communication, avait été commissionnée précédemment au Vénézuela pour saper le crédit de Hugo Chavez lors du référendum d’août

27. Corriere della Sera, 30 novembre 2005. 28. « Non sono una spin doctor, non mi occupo di comunicazione. Cerco di capire, attraverso metodi scientifici, quali possano essere i comportamenti in relazione al tema dato. (...) Ho clienti di tutti i colori, ma non lo dico per quello: il vero valore del mio lavoro è l'essere neutrale »Corriere della Sera, 30 novembre 2005.29. L’Opinione delle Libertà, 19 mars 2010, entretien : « La fiducia di Berlusconi? Chiedete a lui il perché. Io vado in un particolare negozio perché ho fiducia che mi dia buoni prodotti. E quindi anche con il premier è stato lo stesso ».30 Par exemple en vantant les sondages de Mme Ghisleri et d’Euromedia Research, après l’intervention de M. Massimo Giannini, directeur adjoint du journal La Repubblica, lors de l’émission Ballarò (Rai 3) du 1er juin 2010. 31. Clandestinoweb, « Sondaggisti a confronto: che accadra' all'italia? », 21 juillet 2011 : « Il futuro dell'Italia, quello che accadra' al nostro Paese, purtroppo attualmente è di certo imprevedibile ».

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Jérémy Mercier : Sondages à l'italienne

200432. Si une critique des sondages commence à émerger en Italie, leurs usages demeurent inchangés. Jusqu’à un prochain encadrement juridique... peut-être.

Vers une « sondoligarchie » post-démocratique ?

On peut raisonnablement douter, le marché des sondages italiens enregistrant une croissance économique constante, que les sondeurs acceptent un encadrement légal soucieux de démocratie et de déontologie. Certes, un grand nombre de lois et/ou décrets ont pu, de façon circonstancielle, donner du grain à moudre aux juristes ou sondeurs néolibéraux pour trouver la manière de les contourner. Et ils y ont réussi. Sur un marché représentant plus de 500 millions d’euros – mais qui est loin d’être le premier dans le monde ou en Europe – marqué par la personnalisation de la vie politique et par une forte présence de la droite conservatrice, la création d'une institution visant à garantir les droits des citoyens ne semble pas encore à l’ordre du jour. Depuis 1993 et la loi n° 515 (art. 6) sur l’interdiction de publication des sondages dans les trente jours précédant la tenue d’élections politiques – désormais réduits à quinze jours ! – plusieurs autorités et « associations » d’encadrement des sondages ont toutefois vu le jour en Italie (Agcom, Assirm, etc.) pour combattre le mélange des genres. Pour l’heure, les entreprises de sondages restent très liées aux élites politiques, économiques et financières33. De par leur place dans la sphère politique et médiatique – comme ce fut encore le cas lors de la célébration en 2011 des 150 ans de l’unité italienne, dans la presse, la télévision, la radio et sur internet – elles participent aux défauts les plus décriés – même parmi les élites – d’une démocratie en piètre état.

32. La Repubblica, « Psb, quanti sondaggi discussi. Per chi partecipa, anche gadget », 16 février 2006. Lire aussi, Roberto Roscani, « Il sondaggio di Berlusconi : « Vuole proprio votare Unione ? » », L’unità, 22 février 2006.33. On pourra se reporter au passage de Danilo Zolo sur les sondages, in D. Zolo, Tramonto globale. La fame, il patibolo, la guerra, Firenze, Firenze University Press, 2010, p. 108 : « un ulteriore contributo alla subordinazione politica dei cittadini è offerto dagli opinion polls.Sotto le vesti di un inesistente rigore scientifico i « sondaggi » vengono usati non per analizzare, ma per manipolare la cosiddetta « opinione pubblica » ».

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Les usages gouvernementaux des sondages d’opinion

Nicolas Kaciaf*

La critique des sondages s’est longtemps focalisée sur les seules études publiées dans la presse. Accusés de polluer la démocratie en construisant de façon artificielle les supposées velléités de l’« opinion publique », les enquêtes publiées ne constituent pourtant que la face visible de l’iceberg. La métaphore adéquate devrait d’ailleurs être de nature botanique tant les entreprises de sondages et les sociétés d’études ont diversifié leurs services, à l’image d’un arbre dont les racines souterraines se seraient multipliées et étendues pour puiser, à l’abri des regards, les nutriments les plus nourriciers. D’une part, la majeure partie du chiffre d’affaires global du secteur provient des études de marché34. Les données divergent parce qu’elles sont difficiles à recueillir mais on considère que les enquêtes « politiques » représentent aujourd’hui moins de 15 % de l’activité globale des instituts35. D’autre part, l’essentiel de ces enquêtes (qualitatives ou quantitatives) est de nature confidentielle. Malgré un financement souvent issu de fonds publics, leurs résultats ne sont destinés qu’aux seuls commanditaires, qu’il s’agisse de partis, de ministères, d’administrations publiques ou de collectivités locales.

Or, paradoxalement, en raison sans doute de leur caractère… confidentiel, ces études n’ont jusqu’ici suscité qu’une faible curiosité de la part des chercheurs, des intellectuels, des journalistes ou de tout autre protagoniste du débat public36. Il a fallu attendre l’élection de Nicolas Sarkozy et le rapport de la Cour des comptes relatifs aux dépenses de l’Élysée en 200837 pour que la question du financement et de l’usage des sondages par les gouvernants fasse l’objet d’investigations fouillées et répétées38. Bien que la commande gouvernementale de sondages soit initiée dès le milieu des années 196039, on sait finalement peu de choses sur la production, la réception et l’appropriation de ces enquêtes confidentielles. Parfois confondues avec le travail d’enquête des Renseignements Généraux40, ces dispositifs de commande et d’analyse des sondages au sein même des principales institutions politiques suscitent alors rumeurs et fantasmes : l’omniscience supposée des gouvernants induirait automatiquement leur omnipotence. De nombreuses questions restent pourtant en suspens. De quels indices les gouvernants français disposent-t-il aujourd’hui pour appréhender l’« opinion publique » ? Quelles sont les raisons, pratiques et/ou idéologiques, qui justifient l’emploi de

*. Maitre de Conférences en science politique,Université de Versailles Saint-Quentin – CERAPS-VIP.34. Patrick Lehingue, Subunda. Coups de sonde dans l’océan des sondages, Bellecombe-en Bauges, Le Croquant, 2007, pp. 43-44 ; Rémy Caveng, Un laboratoire du « salariat libéral ». Les instituts de sondage, Bellecombe : Le Croquant, 2011, p. 32 ; Alain Garrigou, Richard Brousse, Manuel anti-sondages. La démocratie n’est pas à vendre, Montreuil : La ville brûle, 2011, p. 27.35. Denis Duclos, Hélène Meynaud, Les Sondages d’opinion, Paris, La Découverte, 1995.36. On trouve néanmoins quelques exceptions, parmi lesquelles la thèse de Caroline Ollivier-Yaniv, remaniée dans L’État communiquant, Paris, PUF, 2000, pp. 120-124 et 265-282.37. Cour des Comptes, Rapport sur la gestion des services de la présidence de la République (exercice 2008), 15 juillet 2009, pp. 11-12 (disponible sur http://www.ccomptes.fr/fr/CC/documents/GSPR/Lettre-PR-160709.pdf).38 Voir notamment les multiples analyses de cet « Opiniongate » sur le site de l’Observatoire des sondages : http://www.observatoire-des-sondages.org/-OpinionGate,24-.html.39. Voir Caroline Ollivier-Yaniv, L’État communiquant, op. cit., p. 122 et Jérémie Nollet, Des décisions publiques « médiatiques » ? Sociologie de l’emprise du journalisme sur les politiques de sécurité sanitaire des aliments, thèse pour le doctorat en science politique, Université de Lille 2, 2010, p. 401.40. Un Office central des sondages et des statistiques est en effet fondé en 1964 au ministère de l’Intérieur.

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Nicolas Kaciaf : Les usages gouvernementaux des sondages d'opinion

ces instruments de mesure ? Quels sont les agents et les services administratifs en mesure de lire, traduire et enrôler l’opinion ? Comment ces informations intègrent-elles l’action et la communication gouvernementale ? Dans quelle mesure les analyses sondagières de l’opinion entrent-elles en conflit avec les autres vecteurs de l’action publique (lobbies, organisations politiques et syndicales, élus locaux, institutions supranationales) ?

Faute d’une enquête d’envergure, cette contribution ne peut prétendre répondre à l’ensemble de ces questionnements. Elle vise plus modestement à introduire des pistes de réflexion, principalement nourries par une expérience professionnelle passée qui a pu m’offrir un terrain d’observation privilégié. Entre septembre 2005 et février 2007, j’ai en effet occupé un poste de « chargé d’études sociologiques », au département « Études et sondages » du Service d’information du gouvernement (SIG)41. En tant que membre d’un service à l’interface entre les instituts de sondages et les cabinets ministériels (au premier rang desquels figurait le cabinet du Premier ministre), j’ai ainsi pu apprécier certains des usages gouvernementaux de cette technologie de pouvoir. Bien que ma position subalterne dans le département ait limité mes contacts directs avec les conseillers ministériels, un certain nombre de réunions formelles ou de discussions informelles m’ont permis de disposer d’une vision suffisamment panoramique pour élaborer différentes hypothèses.

Il s’agira en particulier d’analyser les données sondagières comme des ressources autorisant leurs détenteurs à se poser en porte-parole de « l’opinion » et ainsi peser dans les rapports de forces à l’intérieur de la machinerie gouvernementale. La connaissance, quantitative et qualitative, de « l’opinion publique » apparaît en effet comme une nécessité structurelle pour les gouvernants des systèmes représentatifs contemporains. Elle offre l’opportunité d’amoindrir les incertitudes qui encadrent l’activité de ceux qui prétendent conquérir, exercer et conserver le pouvoir d’État. Ce capital sondagier nécessite néanmoins d’importants investissements financiers et organisationnels. On s’arrêtera donc d’abord sur les budgets affectés par l’exécutif aux sondages et sur l’activité du département « Études et sondages » du SIG. Ces données de cadrage permettront ensuite de montrer que l’accès aux ressources sondagières constitue un véritable enjeu de pouvoir au sein des instances gouvernementales. Mais, contrairement aux apparences, cet enjeu ne tient ni à l’avantage stratégique, ni aux opportunités d’action qu’offrirait la détention des données d’enquête dans la compétition politique. Malgré les coûts engagés, les études demeurent souvent superficielles, ambiguës et, surtout, réduites à quelques informations synthétiques et peu significatives. L’équivocité des résultats confèrent aux sondages des vertus « magiques ». Comme n’importe quel secret42, les données sondagières érigent leurs possesseurs en initiés. Elles ne sont jugées importantes et elles n’octroient de l’importance à ceux qui y accèdent qu’en raison des efforts accomplis pour en conserver l’exclusivité.

41. En raison de l’impératif de confidentialité signé lors de mon embauche, je resterai relativement évasif dans la description de scènes directement expérimentées ou observées en situation de travail. Plus généralement, l’ensemble des informations recueillies seront ici anonymisées.42. Georg Simmel, Secret et sociétés secrètes, trad., Paris, Circé, 1991.

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La traduction de l’opinion : une ressource onéreuse et convoitée

Contrairement à l’image de cohérence que cherchent à promouvoir certains protagonistes de l’action gouvernementale, les chefs d’État et de gouvernement parviennent difficilement à monopoliser les ressources associées à l’exercice du pouvoir d’État. Au sein de l’exécutif, une pluralité d’acteurs s’autorise en effet à commanditer sondages, études, conseils stratégiques ou notes d’analyses de « l’opinion ». Certes, l’Élysée et Matignon se réservent les marchés les plus attractifs, financièrement parlant, et ils s’efforcent régulièrement de mieux coordonner les achats d’enquêtes. Le Service d’information du gouvernement est supposé assurer ce travail de pilotage et de mutualisation de la commande gouvernementale. Dans les faits, les responsables administratifs ou politiques des ministères semblent cependant disposer d’une relative autonomie en la matière. Il est ainsi fréquent qu’ils se passent de la contraignante demande d’agrément auprès du SIG, en négociant directement des enquêtes ad hoc avec les instituts de sondages43.

Cette dispersion reflète l’inefficacité relative des tentatives de centralisation exacerbée de l’action gouvernementale. Mais elle peut aussi correspondre à une stratégie délibérée d’écriture comptable : la multiplication des lignes budgétaires consacrées à l’achat et à l’exploitation de sondages rend plus complexe, pour les organismes chargées de contrôler les dépenses gouvernementales (Cour des Comptes, rapporteurs de la Commission des Finances), la mise à jour de l’ensemble des sommes dévolues par l’exécutif aux enquêtes d’opinion44. Malgré les difficultés à établir ce montant global (auquel il faudrait évidemment ajouter les salaires des agents affectés, au moins partiellement, à l’analyse de l’opinion), force est de constater l’accroissement (non linéaire) des dépenses depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République (cf. tableau n°1). Toutefois, si l’équipe gouvernementale a manifesté un rapport indéniablement « frénétique » aux études, il ne faut pas oublier que cet attrait pour la connaissance chiffrée de l’opinion est structurellement lié à l’exercice du pouvoir politique depuis au moins deux décennies.

43. Cette remarque faite par Caroline Ollivier-Yaniv pour décrire la situation des décennies 1980 et 1990 (L’État communiquant, op. cit., p. 265 sq.) demeure pertinente aujourd’hui. Dans un récent rapport, la Cour des comptes confirme en effet l’insuffisante coordination des dépenses gouvernementales en matière d’études et de campagnes de communication (Cour des Comptes, Les Dépenses de communication des ministères, octobre 2011, disponible sur http://www.slideshare.net/fullscreen/cecilejandau/rapport-cour-des-comptes-dpenses-de-communication-des-ministres/1).44. Dans leur étude sur Les Dépenses de communication des ministères, les rapporteurs de la Cour des comptes évoquent ainsi une « quantification délicate » (p. 47).

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Nicolas Kaciaf : Les usages gouvernementaux des sondages d'opinion

Tableau n°1 : Estimation des dépenses consacrées aux « études d’opinion » par les institutions de l’exécutif (en millions d’euros)45

2006 2007 2008 2009 2010

Élysée ≈ 0,446 ≈ 0,4 3,28 1,87 1,3

SIG 2,52 2,27 2,79 2,09 2,83

Ministères47 2,04 3,53 4,40 3,87 4,01

TOTAL ≈ 5 ≈ 6,6 ≈ 10,5 ≈ 7,8 ≈ 8,1

Parmi l’ensemble des commanditaires gouvernementaux, le département « Études et sondages » du SIG occupe une place primordiale, bien qu’amoindrie par le récent souci de l’Élysée de s’affranchir des intermédiaires entre le cabinet présidentiel et les professionnels du sondage. Entre 2005 et 2007, sa position restait toutefois prééminente, dans un contexte de faible investissement présidentiel en matière d’études et d’arrivée à Matignon d’un Premier ministre jusqu’ici faiblement doté en ressources partisanes. Ce service était alors installé dans un pôle « Analyse » chapeautant depuis 2006 deux autres départements : « Analyses tous médias » et « Observatoire de l’expression publique » (devenu en 2011 « Veille et ressources d’information »). L’enjeu stratégique d’un tel regroupement était de coordonner la production d’enquêtes sur « l’état de l’opinion et des médias à l’égard de l’actualité et de l’action du Gouvernement » (documentation officielle). Il s’agissait, en théorie, d’articuler l’analyse des différentes facettes de l’opinion publique : prises de position des « leaders d’opinion » dans les médias écrits et audiovisuels, expressions et mobilisations citoyennes sur le web, jugements et perceptions des « Français ordinaires ». Dans les faits, ces trois entités s’efforcent de conserver une relative autonomie sur leurs activités respectives. Leur collaboration s’objective principalement dans la rédaction de notes communes, au sein desquelles les analyses de contenu médiatique peuvent, par exemple, alimenter les scénarios explicatifs des mouvements d’opinion.

Si la direction du SIG est directement placée sous la tutelle de Matignon (ainsi que de l’Élysée aujourd’hui), la plupart de ses agents se vivent comme des agents publics dont la loyauté s’exerce à l’égard de l’institution plus qu’à l’égard de la majorité en place. Les changements de gouvernements n’entraînent pas un renouvellement généralisé du personnel du SIG mais ils peuvent modifier les manières de travailler. Entre 2005 et 2007, le département « Études et sondages » comprenait huit à neuf membres dont aucun n’a été recruté à partir de critères d’appartenance partisane ou de pressions politiques. Outre son chef

45. Nous nous appuyons ici principalement sur les rapports de la Cour des comptes sur la gestion des services de la présidence de la République (exercices 2008, 2009, 2010 et 2011) ainsi que sur les rapports de la Commission des Finances sur le projet de loi de Finances (exercices 2008, 2009, 2010, 2011).46. Réponse du Premier ministre à une question écrite du député René Dosière.47. Ce montant global est établi à partir des données recueillies par la Cours des comptes auprès de huit ministères. Il ne constitue donc qu’une partie de l’ensemble des dépenses ministérielles consacrées aux études et sondages.

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et ses deux adjoints, le service était composé de trois chargés d’études, d’une secrétaire, d’une documentaliste et, parfois, d’un stagiaire. Soumise à des contrats courts et à une rémunération moins élevée que celle proposée en instituts, la population des chargés d’études est relativement jeune et elle connaît un important turnover. Principalement diplômés en science politique (Instituts d’études politiques, master Communication politique et sociale de Paris 1, master PROGIS à Grenoble), les agents du service disposent de compétences relativement équivalentes à celles exigées au sein des services « Opinion » des entreprises de sondages. Parmi les critères de recrutement, les qualités d’expression écrite et orale, l’esprit de synthèse et d’analyse ou la réactivité face aux demandes des cabinets semblent davantage prépondérants qu’une solide formation sociologique ou qu’une maîtrise pointue des outils statistiques.

Au-delà de cette proximité scolaire (et sociale), la vigueur des interdépendances entre membres du département et salariés des principales entreprises de sondages d’opinion tient aux interactions quotidiennes dans l’exercice du métier, ainsi qu’à la circulation entre ces positions de clients et de prestataires : de nombreux membres actuels ou passés du département « Études et sondages » travaillent ou ont travaillé en « instituts ». Nourrissant une même appréhension du métier, de ses instruments et de ses savoir-faire, ces réseaux d’interdépendance peuvent parfois poser problèmes lors du renouvellement des marchés. Plus généralement, les conditions de travail ne prédisposent pas à une contestation de la capacité des données sondagières à traduire efficacement l’insaisissable opinion publique. Souvent soumis à l’urgence, ne « rencontrant » les Français ordinaires que par l’intermédiaire d’indicateurs chiffrés ou de verbatims issus d’enquêtes qualitatives, travaillant dans les « beaux quartiers » parisiens au contact des états-majors ministériels48, les agents du service sont relativement contraints de croire ou de faire croire aux vertus prédictives de l’instrument.

L’activité du département « Études et sondages » comprend une pluralité de tâches dont le caractère plus ou moins « stratégique » pour les gouvernants s’évalue en fonction des attentes et de la susceptibilité des donneurs d’ordre au sein des cabinets. Trois attributions intéressent ainsi plus particulièrement l’entourage direct des gouvernants. Il y a, tout d’abord, une activité de veille et de diffusion des sondages publiés. Les principaux instituts français sont en effet payés pour livrer, avant leur publication dans la presse, l’ensemble des enquêtes destinées à être rendues publiques (on en compte environ une cinquantaine par mois). À partir d’un agenda prévisionnel établi en fin de semaine, les chargés d’études doivent recueillir le plus tôt possible chacun de ces sondages puis les envoyer par mails aux donneurs d’ordre que sont les conseillers en communication des cabinets ministériels, les conseillers thématiques au sein du cabinet du Premier ministre ou encore les responsables des services de communication des ministères.

La seconde mission consiste à produire des enquêtes d’opinion confidentielles dont les résultats sous forme de rapports PDF sont communiqués à ces mêmes correspondants, à partir de listes de diffusion plus ou moins restrictives. La rédaction des questionnaires résulte généralement d’échanges avec les membres des cabinets et les salariés des entreprises prestataires qui s’efforcent principalement d’évacuer toute ambiguïté dans les questionnements. Ces études sont financées par l’intermédiaire d’une dizaine de marchés

48. Le siège du SIG est en effet situé rue de Constantine, sur la place des Invalides.

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pluriannuels contractés avec différents instituts (cf. annexe n°1) et parfois régularisés en cours d’année en raison de dépassements des budgets prévisionnels49. Il s’agit principalement d’enquêtes quantitatives par téléphone mais il arrive que les cabinets souhaitent disposer d’études « en ligne » ou d’enquêtes « quali », réalisées à partir de focus groups auprès de « cibles » définies en fonction des thématiques investiguées. De la même manière, si la plupart des sondages présentent un caractère régulier (quelques « questions d’actualité » sont posées par exemple chaque semaine) ou barométrique (tel le baromètre mensuel de suivi de l’exécutif), certaines études ad hoc prennent place en dehors de tout calendrier prévisionnel, en fonction des commandes spécifiques des cabinets.

Enfin, la troisième tâche consiste à alimenter les donneurs d’ordre en notes d’analyses qui, elles aussi, prennent un caractère régulier ou ponctuel. Ces notes s’avèrent explicitement hiérarchisées. Leur importance respective s’évalue au regard de trois critères : l’identité de leur rédacteur (les notes les plus stratégiques relevant de la responsabilité du chef de service), l’ampleur des relectures et l’étroitesse de leur diffusion (les plus stratégiques étant réservées à un petit nombre de correspondants). Cette dernière dimension permet d’entrevoir à quel point la circulation de ces informations est redevable des rapports de forces à l’intérieur de l’espace du pouvoir. Plus que le contenu des sondages, c’est leur usage au sein des milieux dirigeants qu’il importe de saisir pour analyser leur rôle dans le jeu politique.

La connaissance de l’opinion comme enjeu des luttes de pouvoir

Il est assez délicat de savoir avec exactitude ce que deviennent les productions sondagières dans la machinerie gouvernementale. Au-delà des accusés de réception automatiques, la plupart des enquêtes et des notes envoyées au cabinet suscite assez peu de réactions, notamment dans les conjonctures les plus routinières. Différents indices permettent toutefois de mesurer à quel point la maîtrise des données sondagières constitue un enjeu dans les rapports de force intra-gouvernementaux. Monopoliser la connaissance de l’opinion peut en effet servir à légitimer la prétention à être écouté et à peser sur certains arbitrages. Néanmoins, il ne s’agit que d’une ressource parmi d’autres et le pouvoir que les sondages confidentiels offriraient à leurs détenteurs mérite d’être largement relativisé.

Il faut d’abord noter que le contenu des études et des sondages commandés par le SIG est réglementé. La circulaire du 23 mars 2006 vise notamment à s’assurer que ces enquêtes financées sur fonds publics ne pourront servir à alimenter les campagnes électorales menées par les acteurs de l’exécutif. En tant qu’agence de l’État, le SIG ne peut servir aux partis de la majorité pour dissimuler leurs dépenses de campagnes. Aussi les enquêtes qui présenteraient un caractère politique ou partisan doivent-elles cesser à l’approche des échéances électorales. En théorie, c’est même l’ensemble des enquêtes qui sont supposées porter sur l’action et la communication gouvernementale, et non sur la personne des gouvernants. Dans les faits, de nombreuses enquêtes s’attardent sur les traits d’images associés à la personnalité du Premier ministre ou du Président de la République. La Cour des comptes s’étonne ainsi que « certains sondages commandés par les ministères mélangent des questions relatives à la perception de l’action du ministre en tant que tel et d’autres touchant davantage à son image personnelle, en

49. Cf. par exemple Cour des comptes, Les Dépenses de communication des ministères, op. cit., p. 75.

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tant que personnalité politique »50. Mais la prudence du rapport (« ça prête à discussion ») souligne à quel point la réglementation est floue : la démarcation entre perception de l’action et évaluation de l’acteur est flottante, si bien que les cabinets n’hésitent pas à utiliser les études pour « identifier les ressorts de la popularité de l’homme politique », voire poser « des questions étrangères à l’action du ministère »51.

Cette utilisation proprement instrumentale des données sondagières n’est pourtant pas si surprenante. Il faut en effet garder en tête que les sondages servent avant tout à alimenter les pratiques de communication publique et politique52. Ainsi, les destinataires des sondages et des notes d’analyse élaborées par le département « Études et sondages » du SIG occupent presque tous des positions de communicants. Il peut évidemment s’agir des chargés de communication des ministères, intéressés par les pré-tests ou les post-tests des campagnes gouvernementales. Mais les principaux donneurs d’ordre sont surtout les responsables de la communication au sein des cabinets, et notamment des cabinets du Premier ministre ou du Président de la République. L’étroite articulation entre enquêtes d’opinion et communication politique ne va pourtant pas de soi. On pourrait penser, naïvement certes, que les sondages peuvent participer à la production de l’action publique, à côté des vastes enquêtes socio-économiques qu’entreprennent les services statistiques de l’État. L’intérêt pour les attentes et les opinions citoyennes pourraient avoir des vertus « délibératives » ou « participatives » ; les données d’enquêtes pourraient permettre de mieux ajuster le travail gouvernemental aux rapports de forces sociaux ou, pour le dire autrement, à la volonté populaire. Force est cependant de constater que « l’opinion » est principalement sondée pour nourrir les éléments de langage, les modes de présentation de soi des gouvernants, les créneaux à investir pour se démarquer de la concurrence électorale. Les données d’enquêtes servent aussi à étayer les argumentaires destinés à vaincre les résistances au sein de la majorité parlementaire et à afficher que « nous cabinets » savons ce qui est bon pour « vous députés » qui ne bénéficiaient pas de la même richesse sondagière. Les études d’opinion présentent donc un caractère proprement politique : il faut savoir si le Président ou le Premier ministre ont su séduire, s’ils ont convaincu, si leurs prestations médiatiques ont été jugées positivement et par qui. Les usages gouvernementaux des sondages s’inscrivent explicitement dans une perspective de marketing : les catégories sociales sont qualifiées de « cibles » dans les notes d’analyse et elles sont convoitées comme autant de parts de marché à conquérir et fidéliser.

Il ne faudrait pas pour autant en rester à ce constat. Si les communicants monopolisent les données d’enquête, c’est aussi parce qu’elles agissent comme des ressources leur permettant d’asseoir leur position, souvent fragile53, et d’être écoutés par les gouvernants et leurs directeurs de cabinet. Cette importance stratégique des sondages dans la machinerie gouvernementale s’observe notamment dans les processus de définition des listes de diffusion. Mon expérience professionnelle au sein du SIG a été marquée par une interrogation

50 Ibid., p. 74.51 Ibid., p. 75.52. Dès les années 1980, Patrick Champagne soulignait ce lien étroit entre le développement des sondages et le poids croissant des communicants dans l’espace politique (« Le cercle politique. Usages sociaux des sondages et nouvel espace politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°71-72, 1988, pp. 71-97.53. Jean-Baptiste Legavre, Je t’aime… moi non plus. Les relations d’« associés-rivaux » entre journalistes et communicants, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 2007, p. 181.

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permanente : à qui envoyer un rapport d’enquête ou une note d’analyse ? L’évolution des listes de diffusion constituait un produit et un révélateur des tensions à l’intérieur du gouvernement, voire au sein même du cabinet de Dominique de Villepin, Premier ministre entre 2005 et 2007. Or, à mesure que celui-ci voyait son « image » (et son leadership) écorné par de sérieuses difficultés (émeutes en banlieue, mobilisations contre le Contrat Première Embauche, affaire Clearstream) et, surtout, à mesure que la présidentielle approchait, les listes de diffusion ont été de plus en plus restreintes. L’enjeu était clairement d’éviter que les « produits » du département « Études et sondages » ne tombent entre les mains d’un rival, au premier rang desquels figurait l’entourage du futur Président de la République. Dominique de Villepin ne bénéficiant pas d’un réel capital partisan, il était fondamental pour ses « fidèles » de profiter pleinement des ressources associées au contrôle de Matignon. Il n’en demeure pas moins que certains membres de cabinets ministériels souhaitaient eux aussi accéder prioritairement aux données confidentielles ou sous embargo. Nous étions alors contraints d’opérer des diffusions séparées pour cloisonner la circulation de l’information et assurer à nos interlocuteurs qu’ils étaient bien les seuls à profiter de nos services.

Ce dernier point laisse entrevoir l’importance de la temporalité. La rapidité d’exécution dans la rédaction des notes ou la diffusion des enquêtes constitue une exigence fondamentale, tant la valeur d’un sondage se déprécie à mesure qu’il est accessible au plus grand nombre. Ainsi, lorsqu’une entreprise de sondages oublie de faire parvenir au SIG un sondage destiné à être rendu public, il faut impérativement les relancer pour pouvoir le diffuser avant la levée de l’embargo54. Cette urgence porte avant tout sur les indicateurs de popularité. Dès que les baromètres mensuels (TNS Sofres-Figaro Magazine, IPSOS-Le Point, etc.) s’apprêtent à être publiés dans la presse, les conseillers « com » des cabinets se manifestent auprès du SIG pour recueillir ces données encore confidentielles. Ces séquences donnent pleinement à voir les attributs « magiques » des sondages. La popularité des gouvernants étant structurellement plutôt basse (ne serait-ce qu’en raison d’un déficit de notoriété pour une forte proportion de ministres), l’enjeu principal est de savoir en permanence où « on en est » dans l’opinion, si les efforts récemment déployés ont (enfin ou encore) porté leurs fruits, si le « courant marche enfin » ou « marche toujours ». Face à une activité extrêmement compétitive, anxiogène et surdéterminée par les jeux d’égos (égaux ?), les sondages assurent, au quotidien, une fonction d’assurance ou de réassurance pour les conseillers en communication des cabinets. Il faudrait évidemment davantage de données empiriques pour éprouver l’hypothèse selon laquelle l’attitude face aux sondages est structurellement équivalente à celle du joueur face aux machines à sous des casinos. Celui-ci sait que ses probabilités de victoire sont extrêmement faibles mais, malgré tout, il croit en ses chances et est surtout prêt à croire tout discours qui lui dit que sa chance va venir, revenir ou perdurer. Il n’est alors pas étonnant que les mêmes

54 L’anecdote suivante est significative de la vertu proprement « magique » que les sondages procurent à ceux qui parviennent (même provisoirement) à monopoliser leurs résultats. Un membre du cabinet du Premier ministre, destinataire d’une enquête qui doit être publiée quelques jours plus tard dans un quotidien du matin, rencontre l’un des rédacteurs politiques de ce journal. Il lui fait part de ce sondage plutôt favorable pour le Premier ministre et essaie de convaincre son interlocuteur d’accompagner la publication des résultats d’un papier louant les qualités de son chef. Le journaliste, commanditaire de l’étude, est particulièrement étonné de découvrir que le cabinet disposait du rapport d’enquête avant lui. Il se plaint alors à l’entreprise de sondages, prestataire de cette enquête. Ses responsables manifestent à leur tour leur colère à notre département, tant ils craignent que cet épisode ne nuise au partenariat qui les lie depuis plusieurs années à ce journal.

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responsables politiques admettent un temps la superficialité des sondages, leur caractère non prédictif ou la possibilité qu’ils soient manipulés, tout en leur accordant du crédit dès qu’ils produisent des résultats favorables.

Or ce crédit rejaillit sur celui qui rend visible l’invisible, annonce la « bonne nouvelle » et anticipe l’avenir, notamment si celui-ci se présente avantageusement. Les efforts visant à clore les listes de diffusion s’expliquent également à l’aune de ce souci – bien analysé par la sociologie crozérienne des organisations – de monopoliser la transmission des informations (positives ou négatives, actuelles ou prophétiques) auprès des gouvernants. On comprend alors mieux pourquoi les compétences attendues des agents du département « Études et sondages » s’avèrent davantage rédactionnelles que sociologiques ou méthodologiques : les notes doivent être courtes, synthétiques, percutantes, simples à lire pour des lecteurs pressés. Il ne s’agit ni de problématiser, ni de rentrer dans les détails (sauf lorsqu’ils permettent de nuancer un constat négatif), ni d’opérer une exégèse subtile de données d’enquêtes trop souvent équivoques. Ce que veulent les interlocuteurs des cabinets, ce sont des éléments d’analyse succincts, précis qu’ils pourront eux-mêmes répercuter à leur hiérarchie, voire au Premier ministre lui-même.

On voit à quel point les contraintes spécifiques au travail en cabinet rejaillissent sur leur usage des enquêtes d’opinion : ils imposent l’urgence, se focalisent sur quelques « chiffres » supposées refléter l’humeur globale des Français et s’en remettent aux intuitions d’exégètes expérimentés de l’opinion (Pierre Giacometti incarnant aujourd’hui cette figure désormais traditionnelle dans l’entourage des dirigeants politiques). Il n’est donc pas possible de comprendre le succès des sondages dans l’espace politique si l’on ne prend pas en compte la plasticité de l’instrument (il se prête à des usages diversifiés) et sa capacité à satisfaire les contraintes d’économie de l’information et du travail. Rapides à produire55, apparemment simples à lire, relativement économiques, les sondages facilitent la production d’information à la fois concises, globales (car supposées représentatives de l’ensemble des citoyens et fondées sur un principe majoritaire), moins ambigües que des matériaux qualitatifs (car étayées par des preuves a priori incontestables) et supposément prédictives. Les notes doivent effectivement satisfaire ces impératifs d’économie rédactionnelle, même lorsque les thématiques analysées justifieraient des développements conséquents. Les données sont ainsi réduites à quelques indicateurs lapidaires, décontextualisés et mis en comparaison sous des formes graphiques qui permettent parfois de ne pas avoir à rédiger de longues analyses (les « + » et les « - », les courbes d’évolution dans le temps, etc.). Il ne fait aucun doute que ce réductionnisme, relativement inévitable au regard des conditions de travail en cabinet, contribue au fétichisme des données sondagières.

***

Contrairement aux apparences, l’abondante commande d’enquêtes ne place pas l’exécutif dans une position panoptique vis-à-vis de la nation et de ses citoyens. Faible coordination

55. Des questionnaires validés en fin de matinée peuvent donner lieu à des rapports d’enquêtes réalisées auprès de mille personnes dès le lendemain après-midi.

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entre services chargés de « lire » l’opinion, cloisonnement des informations au sein même des cabinets, travail dans l’urgence, perpétuel recommencement des enquêtes, équivocité des données : toutes ces dimensions laissent entrevoir qu’en dépit d’une utilisation frénétique d’études « quali » et « quanti », les gouvernants continuent de « naviguer à vue ». Ainsi, plus que dans les avantages stratégiques que procureraient les sondages à ceux qui disposeraient de leur résultat, c’est peut-être dans le décalage entre l’ampleur des dépenses qu’ils occasionnent et la superficialité des gains cognitifs qu’ils apportent que réside le principal scandale de ces usages gouvernementaux des enquêtes d’opinion.

AnnexesPrésentation des principaux marchés publics contractés par le SIG en matière d’études et de sondages

Lots DescriptifAttributi

onMontant prévisionnel

Abonnements

(2008)

Abonnement à l’ensemble des sondages publiés IFOP, TNS

4 000 HT à 19 999,99 HT (*2)

Enquêtes quantitatives omnibus par téléphone

(2009)

Réaliser des études quantitatives téléphoniques sur des thèmes d'actualité. Les enquêtes seront réalisées auprès de l'ensemble ou d'une partie du grand public.

8 offres reçues

Ipsos 125 000 HT à 192 999,99 HT

Enquêtes quantitatives ad hoc par téléphone

(2009)

Réaliser des études d'opinion quantitatives par téléphone (pas de recours aux études ominbus). Les enquêtes seront réalisées auprès du grand public et de toutes cibles spécifiques

11 offres reçues

Isama

(groupe CSA)

125 000 HT à 192 999,99 HT

Baromètre de suivi de l'exécutif

(2009)

Mettre en place un dispositif d'études permettant de suivre de façon barométrique l'état de l'opinion à l'égard de l'action de l'exécutif, réaliser de manière ponctuelle des approfondissements qualitatifs ou quantitatifs. Les enquêtes seront réalisées auprès du grand public.

7 offres reçues

Ipsos 125 000 HT à 192 999,99 HT

Enquêtes en ligne

(2009)

Réaliser des études d'opinion ad hoc qualitatives ou/et quantitatives en ligne ; mettre en place un panel mensuel permettant d'identifier et de suivre les changements de perceptions à l'égard de l'action gouvernementale. Les enquêtes seront réalisées auprès du grand public, de toutes cibles spécifiques, de visiteurs d'un site web ou de populations extraites d'un fichier d'adresses électroniques fourni par le SIG.

7 offres reçues

Opinion-way

125 000 HT à 192 999,99 HT

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Nicolas Kaciaf : Les usages gouvernementaux des sondages d'opinion

Enquêtes qualitatives et quantitatives

(2009)

Réaliser des études qualitatives d'opinion qui seront systématiquement accompagnées d'enquêtes quantitatives. Les phases de l'étude pourront être inversées avec au préalable une enquête quantitative suivie d'une phase d'approfondissement qualitative. Cette double approche devra permettre de mettre en place, si nécessaire, un outil de pilotage d'une réforme gouvernementale.

8 offres reçues

IFOP 125 000 HT à 192 999,99 HT

Enquêtes qualitatives

(2009)

Réaliser des études qualitatives d'opinion et des pré-tests de communication (campagne, journal, brochure, concept, logo, message). Les enquêtes seront réalisées auprès du grand public et de toutes cibles spécifiques, à Paris et en province

10 offres reçues

TNS Sofres

125.000 HT à 192.999,99 HT

Enquêtes quantitatives en face à face

(2009)

Réaliser des études d'opinion quantitatives en face en face sur des thèmes d'actualité; des post-tests de supports et d'actions de communication qui doivent permettre a minima de mesurer la mémorisation, la reconnaissance, l'agrément et l'impact de la campagne ou de l'action de communication; - des enquêtes auto-administrées.

7 offres reçues

CSA 125.000 HT à 192 999,99 HT

Enquêtes barométriques sur la communication des pouvoirs publics

(2009)

La consultation a pour objet de permettre au SIG et aux ministères de réaliser un baromètre de suivi de l'opinion portant sur les niveaux et les attentes d'information, ainsi que sur la notoriété et la satisfaction à l'égard des actions de communication des pouvoirs publics et de l'information qu'ils dispensent. Ce baromètre est réalisé auprès d'un échantillon représentatif du grand public et sur échantillons.

5 offres reçues

IFOP 4.000 HT à 19.999,99 HT

Prestations d’analyse des pré-tests et de post-tests des campagnes de communication

(2010)

JPB Consul-tant

4 000 HT à 19.999,99 HT

Élaboration du Baromètre de Valeurs des Français

(2010)

TNS Sofres

4 000 HT à 19 999,99 HT

Mise en place d’une base de données des post-tests de campagne de communication

(2010)

Solirem 4 000 HT à 19 999,99 HT

Enquêtes annuelles

(2010)

Co-fremca

50 000 HT à 89.999,99 HT

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Quand « les sondages » nous parlent…La médiatisation d’un instrument du jeu politique

Nicolas Hubé*

« L’absence de la parole s’y manifeste par les stéréotypies d’un discours où le sujet, peut-on dire, est parlé plutôt qu’il ne parle »

Jacques Lacan, Ecrits 1, Paris, Editions du Seuil, 1966, p. 278

Au départ de ce texte réside une interrogation, ou plutôt une inquiétude. Ayant lancé à la rentrée 2010 une recherche collective associant quelques étudiants de master de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne56, un étudiant s’est inquiété de ne pas trouver de sondages publiés sur France-Inter ou alors très peu, lors d’une des premières réunions préparatoires. De même, un autre travaillant sur TF1 m’indiquait que la chaîne ne semblait être qu’un très faible utilisateur de cet outil. Ainsi, sur le second semestre 2010, lorsqu’on analyse les sondages qui font l’objet d’un traitement sur France-Inter, on n’en dénombre que 28. Cette première interrogation a, d’abord, été traitée comme une erreur d’apprentissage d’étudiants de master. Elle a ensuite été perçue comme une mise en garde méthodologique de l’utilisation des bases de données d’articles de presse ou de programmes de radio et télévision : factiva, euro-presse ou l’INA. Il ne pouvait pas en être autrement… que n’avions nous pas écrit depuis Faire l’Opinion sur cette Ivresse des sondages57.

Pourtant, loin d’être une erreur, ce mystère traduit plutôt d’un nouvel état, une évolution de l’écriture de l’information politique sur les sondages. Il n’est plus besoin de faire cas de sondages chiffrés, précis et sourcés pour que « l’opinion des Français » soit parlée dans les médias. En effet, à y regarder de plus près, on dénombre 114 mentions de sondages sur France-Inter et non 28 au second semestre 2010. De même au Monde, si l’on ne regarde que les résultats des sondages politiques nationaux précis et sourcés, nous ne dénombrons « que » 26 articles du 1er juillet au 30 octobre 2011 alors que l’on dénombre 106 références aux sondages dans l’ensemble des éditions du Monde consultées.

Jusqu’alors, nous ne pouvions que suivre les raisonnements de Patrick Champagne quand il expliquait assez justement : « l'opinion publique est une sorte de trophée que se disputent les *. Maître de Conférences en science politique, Université Paris Panthéon Sorbonne.56. Nous remercions les étudiants de M1 de Paris 1 d’avoir pris part à cette analyse des sondages dans le cadre de leur mémoire de recherche que nous avons dirigé avec Loïc Blondiaux, en particulier Jules Bussière, Cécile Delemarre, et Maxime Duval. Les chiffres de 2010 sont des analyses de ces données. Les entretiens de journalistes que nous citons ont été réalisés par Maxime Duval et Cécile Delemarre. L’enquête collective associe plusieurs chercheurs des Universités d’Amiens, de Nice, Strasbourg, Versailles St-Quentin et Paris 1 sous le sigle : GOSSPEL (Groupe d’Observation des Sondages – une Sociologie Politique des Elections).57. Citons entre autres : Patrick Champagne, « Le cercle politique. Usage sociaux des sondages et nouvel espace politique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 71-72, 1988 ; Patrick Champagne, Faire l’opinion, le nouveau jeu politique, Paris, Minuit, 1990 ; Alain Garrigou, L’ivresse des sondages, Paris, La Découverte, 2006 ; Nicolas Hubé, Emmanuel Rivière, Faut-il croire les sondages ?, Bordeaux, Éditions Prométhée, collection « Pour ou contre », 2008 ; Patrick Lehingue, Subunda : coups de sonde dans l'océan des sondages, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, 2007.

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Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent

professionnels de la politique. Il s'agit d'une technique reconnue par tous pour trancher dans des jeux qui se jouent en fait dans le cercle beaucoup plus restreint et limité des professionnels de la politique »58. L’hypothèse que nous aimerions développer ici à partir d’une étude, pour l’heure, exploratoire de l’usage des sondages dans les médias français, est qu’il n’est plus besoin d’exhiber le trophée pour pouvoir se prévaloir d’être partie prenante du « cercle politique »59 et surtout bon commentateur. La clôture du cercle politique semble achevée, à l’instar de ce qui avait déjà été observé aux États-Unis pour l’élection de 200460.

Une opinion publique au singulier se cache derrière le pluriel « des » sondages et « des » Français et n’a plus à être démontrée « scientifiquement » par l’appui d’un sondage. « Les sondages » sont devenus une substance locutive, un « retour de discours » dirait Jacques Lacan61. « Les Français » sont parlés par « les sondages » sans avoir à montrer l’outil de production du discours. Les journalistes n’exhibent plus le trophée et ne sont plus uniquement les ventriloques des « Français ». Désormais, le fait que les sondages soient un concept au singulier suggère sa substantiation, ou, pour reprendre la formule de Niklas Luhmann, « c'est l'Esprit Saint du système. [Il] est ce que l'on observe et ce que l'on décrit sous le nom d'opinion publique »62. En effet, la faible fréquence des « résultats » de sondages (c'est-à-dire d’études singulières et sourcées) et des baromètres tendent à fermer d’autant plus le cercle que les lecteurs sont contraints de « croire sur parole » les commentateurs et les journalistes de la « cote » des acteurs politiques. Leur omniprésence dans le jeu politique rend superflu leur citation. Les journalistes sont seuls autorisés à et ont pleine autorité pour donner à voir « les » sondages sur lesquels ils vont pouvoir projeter des explications liés à leurs observations ; ou alors, ce résultat va servir d’explication à une attitude. C’est tout l’aspect sacré du champ politique qui est ré-affirmé et conservé par cet effet de clôture : l’effacement des journalistes derrière les sondages les fait parler in persona sondagi pour mieux marquer leur appartenance au jeu politique, duquel le public n’est qu’un observateur entrant en communion avec lui par l’intermédiaire du journaliste et par cet acte de substantiation des sondages63.

Cet article repose, d’une part, sur une analyse de quatre quotidiens nationaux (Le Figaro, L’Humanité, Libération, Le Parisien) et du journal de 19h sur France-Inter au second semestre 2010 ; d’autre part, il repose sur une analyse du Monde du 1er juillet 2011 au 30 octobre 2011. Ces médias ont fait l’objet d’une analyse qualitative et quantitative du contenu. Ont été retenus toutes les références à un ou plusieurs sondages ainsi que le recours au mot « sondage » dans un article. Plusieurs entretiens complémentaires ont été réalisés. L’analyse menée confirme un premier point : il existe bien une tendance générale à un recours massif

58. Patrick Champagne, « Du singulier à l’universel : l’exemple de l’opinion publique », in CURAPP, Droit et politique, Paris, PUF, 1993, p. 223. C’est nous qui soulignons.59. Patrick Champagne, « Le cercle politique », art. cit.60. Kathleen A.Frankovic, « Reporting ‘the Polls’ in 2004 », Public Opinion Quarterly, 69 (5), 2005, p. 682–697; Thomas E. Patterson, « Of Polls, Mountains. U.S. Journalists and their Use of Election Surveys », Public Opinion Quarterly, 69 (5), 2005, p. 716–724.61. Jacques Lacan, Ecrits 1, Paris, Editions du Seuil, 1966, p. 16 : « Et si l'homme se réduisait à n'être rien que le lien de retour de notre discours, la question ne nous reviendrait-elle pas d'à quoi bon lui adresser ? ».62. Niklas Luhmann, « L’opinion publique », Politix, 55, 2001, p. 34.63. Emile Durkheim, « Cours sur les origines de la vie religieuse », Textes, Tome 2, Paris, Minuit, 1975 (1907). Le journaliste parle in persona sondagi par le truchement des sondages comme le prêtre catholique parle in persona christi par le truchement de l’Esprit Saint.

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« aux sondages » dans les pages politiques. Plus d’un sondage tous les deux jours est ainsi évoqué, en 2010, sur France Inter (104), à L’Humanité (102 pour 186 éditions), à Libération (68) ; un tous les trois jours au Figaro (40) et au Parisien (55). Au Monde au second semestre 2011, si l’on fait abstraction des 24 sondages ne traitant pas de politique nationale, on dénombre plus de trois sondages traités tous les quatre jours (82 pour 105 éditions).

Il est intéressant de s’arrêter quelques instants sur les 24 sondages ne couvrant pas le jeu politique français. Ils concernent pour plus de la moitié (13) la politique intérieure de quelques pays étrangers : cinq concernent la politique intérieure des États-Unis d’Amérique (quatre portent sur Barrack Obama et un sur les Républicains), trois sur les revirements de la politique de la Chancelière allemande, Angela Merkel ; un sur l’état de l’opinion en Grande-Bretagne après les émeutes d’août et l’action menée par le Premier ministre David Cameron ; puis on compte un sondage barométrique sur Kirchner au Chili, un autre en Égypte (mais un sondage facebook (sic !), faute de meilleur « institut ») et un en Israël. Les autres portent sur la pratique religieuse (en Espagne, en Autriche et en Allemagne), sur de grandes enquêtes comparatives (le nucléaire européen, les e-donateurs ; les vacances des européens), sur le comportement de groupes spécifiques (les médecins, le personnel de la BCE ; les cadres d’entreprises) ou sont purement anecdotiques : « La Joconde n’a plus la cote » titre Le Monde le 6 septembre sur les chefs-d’œuvre en Italie. Un dernier évoque le suivi juridique de l’affaire des sondages de l’Elysée. En d’autres termes, du fait de l’éloignement des journalistes du jeu politique des pays étrangers qu’ils couvrent, les sondages ne sont qu’anecdotiques dans l’explication de la conduite de ce pays.

Foi de « sondages »

Désormais, en France comme aux États-Unis64, « les sondages » s’expriment seuls, comme une figure autonome. Ils rythment le jeu de la campagne, sans avoir besoin d’un commanditaire, d’un institut, ni même d’un commentateur. Les sondages « agissent » et « font agir » les acteurs du champ politique, sans renvoyer nécessairement à une source sondagière précise : c’est le cas de 2 sondages sur 3 dans Le Monde). Jusqu’alors, les sondages permettaient aux sondeurs et aux journalistes d’user d’arguments scientifiques pour contrer les propos des politiques. Le discours en légitimation de leur profession et de la vie démocratique dont ils sont les garants pouvait s’appuyer sur un instrument « objectif ». Il semble qu’une transformation a affectée le travail du commentaire. « Les sondages » permettent de garder intact le caractère d’imprévisibilité de l’espace public tout en produisant de la « transparence » dans la vie publique65. Mais ce qui se joue désormais, en plus des articles barométriques publiés sur les candidats, c’est qu’ils sont devenus par leur substantiation un qualificatif d’un acteur du champ politique. Par l’effet de sens immédiatement mobilisable qu’elle produit, la cote est ainsi une typification qui colle à l’acteur.

64. Kathleen A.Frankovic, « Reporting ‘the Polls’ in 2004 », art. cit.65. Patrick Champagne, Faire l’opinion, op. cit., p. 250.

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La parole d’un peuple mobilisé

La mythologie de la « photographie de l’opinion » entourant les sondages lui donne une valeur journalistique toute trouvée : elle est un événement en soi parce qu’elle repose sur le caractère d’imprévisibilité des humeurs de l’opinion qu’elle véhicule. C’est la raison pour laquelle l’information se suffit à elle-même et ne fait l’objet d’aucune inscription dans – et rarement commentaire sur – l’actualité.

De manière récurrente, les résultats d’enquêtes sont traités sous forme de brèves. Sur France-Inter, sur les 28 sujets dénombrés, on observe une tendance assez forte aux formats courts. Si les sujets peuvent aller de 10 secondes à 6 minutes 26 secondes d’antenne, 11 font l’objet d’un traitement de moins de 50 secondes et seuls deux dépassent les 3 minutes pour traiter la « montée du Front National » et la réforme des retraites. La moitié des sondages de France-Inter (14 sur 28 sujets) et de Libération (33 sur 68), un quart de ceux du Monde (7 sur 24) sont traités sous forme de brèves. Ce phénomène se renforce par le fait qu’au Monde comme à Libération, parler de résultats de sondage se passe d’énonciateur : quand « les Français » s’expriment, ces articles ne sont pas signés (toutes les brèves du Monde ; 70 % des articles à Libération). Quand le format dépasse celui de la brève, ces « Français » deviennent des « acteurs » de l’opinion publique et transforment en « crise de confiance » (pour le Président de la République) une cote de popularité. Le journaliste peut alors se faire commentateur, en respectant la rhétorique de l’objectivité66, puisque désormais le chiffre se suffit à lui-même pour garder le format de l’objectivité et que l’outil ne fait plus – ou du moins est-il admis – l’objet de contestation au point de devoir s’encombrer de paroles expertes. Ainsi, Libération peut écrire « notre sondage exprime avec force ce besoin de nos concitoyens d’être écoutés par le pouvoir » (20 septembre 2010) sans avoir à expliquer une telle prise de position.

Le recours à la mise à distance passe par le sondeur quand le chiffre ne se suffit plus à lui-même pour garantir sa force performative. Jérôme Fourquet (IFOP) est, par exemple, appelé à la rescousse du Parisien, quand le 14 août 2010, sur un sujet polémique – la réforme de la nationalité proposée par Eric Besson – « les sondages se suivent et ne se ressemblent pas ». Un premier sondage IFOP-Figaro assure que « 70% des Français » sont pour cette réforme tandis que le sondage CSA-Marianne précise que 51% des sondés sont contre. Les raisons de cette différence « dans l’opinion » sont alors assez « aisées » à trouver et sont au nombre de trois. Les deux premières sont complémentaires : la date du questionnaire et le débat politique. « Les Français » ont été influencés par les prises de parole des partis qui séparent la date du premier et du second sondage. Il est donc « logique » que les opinions aient pu évoluer. Reste comme troisième explication possible : le fait que cela a peut-être à voir avec la manière dont les questions ont été posées…. Le commanditaire du sondage n’est, lui, jamais interrogé, ni vu comme la source d’un potentiel biais. Cela conforte l’idée qu’en observant l’opinion publique des sondages, on n’observe pas n’importe quoi. On observe des observateurs : journalistes et politiques.

66. Gaye Tuchman, « Objectivity as a Strategic Ritual. An Examination of Newsmen’s Nations of Objectivity », American Journal of Sociology, 77(4), 1972; Jean-Gustave Padioleau, « Systèmes d'interaction et rhétoriques journalistiques », Sociologie du travail, 1, 1976.

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Pour autant, la situation semble avoir évolué. Dans ce jeu qui consiste « par divers moyens, à faire dire à l’opinion telle que la recueille les instituts de sondage, tel le ventriloque à sa marionnette, ce que certains ont intérêt à lui faire dire »67, il ne semble plus nécessaire de se légitimer par les enquêtes. Le ventriloque comme la marionnette se sont évaporés au profit des seuls « sondages ». Lorsqu’on lit en détail les articles du Monde, on constate qu’à 56 reprises (soit deux articles sur trois), la figure singulière « des sondages » est utilisée sur deux registres par les journalistes. Il s’agit, d’une part, d’une typification d’un acteur politique qui peut ainsi être représentant d’un parti dans un paragraphe et dans l’autre « stagner » ou « décoller » dans les sondages ou ne peser que 5 ou 7 % dans l’opinion sans jamais n’avoir aucune mention de cette idée. Parlant du discours de Jean-Luc Mélenchon à la Fête de L’Humanité, le « quotidien du Boulevard Blanqui » évoque au détour d’une phrase que « celui qui stagne dans les sondages autour de 6% n’a pas ménagé ses forces pour soigner son image » (Le Monde, 20 septembre 2011). Ce type de qualificatif sert de synonyme pour parler des candidats : le 30 septembre 2011, Le Monde va ainsi parler des « deux favoris des sondages » (François Hollande et Martine Aubry) sans même donner leur nom. Cet usage typifiant des sondages sert aussi aux journalistes à disqualifier par avance les « petits candidats », du fait de leurs faibles scores. En effet, parlant d’Hervé Morin, il est « difficile de s’imposer en partant à 1% dans les sondages » (Le Monde, 28 septembre 2011).

Il s’agit, d’autre part, d’un « motif à agir ». Ainsi le 27 juillet, Sarkozy peut avancer de nouvelles propositions sur la « règle d’or », « soulagé de remonter dans les sondages ». L’usage des sondages suivant ce registre est plus systématiquement le fait des commentaires rédigés par les journalistes ou les articles de décryptage de la stratégie d’un parti pour les élections à venir ou de l’action d’un candidat. Dans la fiction politique du Monde, les sondages sont des éléments de stratégies, tandis que sous la plume de l’éditorialiste politique du quotidien, expliquent « le blues de la droite » par deux raisons :

« D’où vient ce spleen qui ronge la droite ? Des sondages, bien sûr, qui sont mauvais […]. De la crise, plus sûrement […] C’est pourquoi la séquence du week-end revêt une importance capitale pour M. Sarkozy. Réussir le sommet européen, parler aux Français, donner une feuille de route aux élus : trois conditions pour espérer un rebond » (Le Monde, 22 octobre 2011).

On notera que dans l’une ou l’autre situation, les sondages utilisés en ne présentant pas les chiffres permettent des tours de force discursifs de la part des journalistes : si l’on regarde les sondages disponibles sur les sites des entreprises, la « remontée » de Nicolas Sarkozy en juillet 2011 ne concerne que des variations à la hausse de 1 à 4 points tandis que la position de « favori des sondages » de François Hollande ne reposait que sur des écarts de deux points pendant tout l’été, soit un écart à l’intérieur des marges d’erreur. Dans un formidable exercice de prophéties auto-réalisatrices, parmi les « six chantiers » qui attendent François Hollande après la primaire, on trouve la nécessité d’« anticiper l’érosion sondagière » (Le Monde, 25 octobre 2011) qui ne manque pas d’arriver trois semaines plus tard !

67. Patrick Champagne, « Du singulier à l’universel : l’exemple de l’opinion publique », art. cit. p. 223.

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Faire beau jeu

Instrument du jeu politique par excellence, « les sondages » nourrissent, par ailleurs, la course aux chevaux de la politique68. Les enjeux politiques traités par sondages existent mais ils sont minoritaires en phase de pré-campagne pour quasiment disparaître en période de campagne : Le Monde ne fait ainsi référence qu’à trois reprises à des questions d’enjeux traités par les sondages (le 9 juillet sur la fiabilité du nucléaire et la nécessité ou non de sortir du nucléaire ; le 22 du même mois auprès des médecins sur la régulation de leur profession et le 26 octobre pour évoquer la crédibilité des candidats pour faire face aux enjeux de la crise économique). En phase de précampagne, le quart (sept occurrences) des sondages cités de France-Inter portent sur des enjeux (deux sur la déchéance de nationalité, trois sur les retraites, un sur la fiscalité et un dernier sur les priorités des français pour 2012), tandis que 15 portent sur le jeu politique (dont sept sont des cotes de popularité). Les six derniers sont des références à des sondages non politiques. Dans une proportion proche, Le Parisien publie 17 sondages portant sur des enjeux (sur les 55 comptabilisés)… mais seuls 8 portent sur la politique nationale, 4 sur l’économie et 2 sur le Fait du jour et Vivre mieux. Au cours de la même période, on compte 16 sondages liés au sport, notamment pour connaître l’attitude « des Français » à l’égard de l’équipe de France de football et de Raymond Domenech69. De manière idéale-typique, Libération comme Le Figaro consacrent près des trois quarts des sondages soit à des sondages barométriques (respectivement 48 et 29%), soit à des sondages d’intentions de votes (respectivement 23 et 50%). Dit autrement, près de 3 articles sur 4 portent sur les candidats, cependant que un peu moins d’un quart (24% à Libération et 21% au Figaro) portent sur des enjeux politiques, majoritairement la réforme des retraites (4 sondages sur les six enjeux du Figaro et 13 sur 16 à Libération).

Deux exceptions sont à noter dans le corpus. La première est celle de L’Humanité qui traite dans ses pages de 14 sujets d’enjeux politiques et 22 d’enjeux sociaux pour 34 sondages de jeu politique. Cette exception est sans doute une stratégie de distinction du quotidien communiste, qui ne peut concourir à armes égales avec ses concurrents généralistes. Mais elle est d’autant plus notable qu’il a été l’un des quotidiens les plus rétifs (avec Le Monde) à introduire cette technique dans la couverture de la vie politique au moins jusqu’à la seconde moitié des années 198070. Le Monde, à l’inverse, en présentant moins les résultats d’enquête que des commentaires à partir des sondages semble marquer sa différence (26 sondages d’intentions de vote ou barométriques contre 56 papiers). Cette stratégie discursive est un moyen d’assurer son magistère en gardant le lecteur à distance des résultats. A moins que l’avancement de la campagne et l’omniprésence des sondages dans le champ politique rende superfétatoire leur citation.

68. Jacques Gerstlé, Olivier Duhamel, Dennis K. Davis, « La couverture télévisée des campagnes présidentielles. L’élection de 1988 aux Etats-Unis et en France », Pouvoirs, 63, 1992 ; Legavre Jean-Baptiste, « Les journalistes politiques : des spécialistes du jeu politique », in Frédérique Matonti (dir.), La Démobilisation politique, Paris, La Dispute, 2005, p. 117-142.69. Sur ce point, voir : Michel Offerlé, « Dépaysement: le nombre des buts », Politix, 7-8, 1989, p. 151-154.70. Nicolas Kaciaf, Les métamorphoses des pages politiques dans la presse écrite française (1945-2000), Thèse pour le doctorat en science politique, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2005, p. 280-287.

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Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent

Cap sur 2012 !

De manière peu surprenante, les sondages sont dès 2010 fixés sur 2012, testant les différentes hypothèses de celui (Dominique Strauss-Kahn) ou celle (Martine Aubry ou Ségolène Royal) des socialistes qui battrait ou non le Président de la République sortant ou indiquant combien (55%) parmi les Français veulent la victoire de la gauche. A Libération, par exemple, 7 articles sont consacrés aux primaires socialistes et 8 à l’élection de 2012 tandis que ce phénomène est accentué au Figaro (respectivement 10 et 12 articles). Le Monde, ce second semestre 2011, est logiquement rythmé par la primaire socialiste (26 articles).

« Outil d’objectivité », « les sondages » servent aussi aux journaux pour mieux se marquer politiquement en parlant de leur ennemi politique : 19 articles de Libération sont consacrés à Nicolas Sarkozy, 12 au couple Sarkozy-Fillon et 2 à François Fillon, soit 33 articles sur 59 consacrés à des personnes opposés à la ligne du journal (accessoirement aussi au cœur des institutions politiques), tandis qu’au Figaro, 22 articles sur 36 sont consacrés à l’opposition socialiste (16 à Dominique Strauss-Kahn, 4 à Martine Aubry et 2 à Ségolène Royal). Marine Le Pen est étonnamment peu abordée : à deux seules reprises dans ces deux quotidiens et une seule fois pour Le Monde. Au Monde, « les sondages » servent prioritairement à parler des dirigeants du parti socialiste (26 articles majoritairement sur Hollande, Aubry et Royal) auxquels s’ajoutent les trois sur DSK, et à ceux de l’UMP et au Président de la République (15 articles). Les autres formations sont réduites à un traitement conforme à leur poids sondagier : 3 articles pour Jean-Louis Borloo, 3 autres sur le Centre, 3 pour Jean-Luc Mélenchon, 2 pour Eva Joly, 1 pour Philippe Poutou. Ajoutons à cela que les résultats d’enquêtes barométriques portent, elles, principalement sur les trois puis deux prétendants socialistes face à Nicolas Sarkozy.

A cercle fermé

« Produire des sondages, ce n’est pas seulement produire des informations. Celles-ci mettent en relation des hommes », nous dit Alain Garrigou71. Outil du jeu politique et outil aux mains des journalistes pour gagner en autonomie journalistique, la figure singulière « des sondages » est surtout un formidable outil de clôture de l’espace politico-médiatique. Ils apportent des éléments de consécration journalistique et un outil de placement vis-à-vis de la concurrence.

Circulation circulaire des énoncés de sondages

Il est frappant de constater que les sondages ne servent pas seulement l’organe de presse qui en a fait la commande au moment de sa sortie. Ils le servent également dans la reprise par les concurrents. On dénombre ainsi, au second semestre 2010, au Parisien, 11 commandes propres sur 55 références à des sondages tandis que 23 autres sont à relier à des médias écrits (3 seulement à la TV). Il en est de même à l’Humanité où un peu plus de la moitié des sondages est sourcée (61 sur 102) mais dont seulement un quart d’entre eux (15 enquêtes)

71 Cf. L’ivresse des sondages, op. cit., p. 100.

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Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent

sont des commandes du groupe L’Humanité (et 7 seulement viennent de l’audiovisuel). Au Figaro 13 sondages sur 40 sont sourcés, dont 5 sont le fait de commandes du quotidien (et 2 en partenariat France-Inter). Les autres sont des commandes de la presse magazine ou de la chaîne Canal Plus (2 sondages). Sur cette période, Libération fait figure de gros consommateur de sondages : 48 sondages renvoient à des titres de presse dont la moitié (22) au seul Libération puis pour l’essentiel à la presse magazine (Paris Match, JDD, Marianne, Le Point) et rarement à la télévision (3 occurrences de Canal Plus). Cette tendance ne se retrouve que faiblement au Monde qui préfère l’exclusivité des sondages IPSOS-Logica-Le Monde-Radio France-France Télévisions. Les autres sondages cités sont encore une fois ceux de Canal Plus, du JDD, du Point, de France-Soir, de Libération ou de BFM-TV. Ces reprises traduisent la « circulation circulaire de l’information »72 à partir de ce qui « fait événement » dans le cercle politique : la publication des résultats de sondages.

Cette reprise permet aux journalistes de produire une information disposant de tous les gages de neutralité à faible coût73. Les sondages ont aussi un avantage publicitaire pour les organes de presse qui savent, par avance, qu’on parlera d’eux suite à la publication d’un sondage. Notons, comme nous l’a expliqué un sondeur, que l’arrivée récente d’entreprises comme Logica dans la production de sondages répond à cette même stratégie d’avoir un support de publicité et de notoriété à plus faible coût de production. C’est également ce qu’en disent les journalistes :

« On fait des sondages parce que ça a un intérêt financier, un intérêt de visibilité, mais aussi parce que ça intéresse les lecteurs. Si on se rendait compte, que dans le cadre des enquêtes sur le lectorat, ou des retours des lecteurs que l’on peut avoir, on nous disait “ça n’a aucun intérêt”, on n’en ferait plus. Mais les gens se projettent déjà dans l’élection. Ils veulent savoir. Ça conduit donc les journaux à multiplier les enquêtes. […] il y a un effet d’entraînement. Tout le monde faisant des enquêtes, il est difficile de s’en extraire soi-même, notamment en campagne électorale. Si pendant une présidentielle, un journal n’a pas son rendez-vous, son institut, c’est gênant, c’est un élément de crédibilité. »(Entretien avec un journaliste politique au Figaro, 29 mars 2011)

On y comprend donc que les contraintes économiques qui pèsent sur les rédactions et pourquoi elles tentent de ne pas se laisser dépasser par la concurrence. Ne pas en faire, en dépit de certaines réticences, est vécu comme une erreur stratégique. Aussi, les sondages produits qui font événements (le sondage Harris Interactive-Le Parisien sur Marine Le Pen du 6 mars 2011) pour des organes de presse concurrents ne sont jamais vus comme des « coups de pub » mais plutôt comme un « coup de chance » – celle d’avoir été le premier a avoir eu cette évolution – comme l’explique ce même journaliste.

72. Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Liber/Raison d’agir, 1995, p. 85.73. Nicolas Kaciaf notait ainsi qu’en novembre 2000, 27,5% des supports concurrents cités par un organe de presse l’étaient du fait de sondages publiés : Nicolas Kaciaf, Les métamorphoses des pages politiques…, op. cit., p. 278.

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Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent

Des intervenants bien choisis

La substantiation « des » sondages passe également par la relative disparition « des » sondeurs, qui sont au final bien plus nombreux à être sur les plateaux de télévision dans les programmes magazines que dans les émissions d’information politique. Quand ils le sont, c’est toujours aux dépens des universitaires. L’expertise extérieure légitime à prendre la parole est celle des producteurs de sondages. On dénombre ainsi 11 sondeurs interrogés par L’Humanité et 9 au Parisien contre respectivement 5 et zéro universitaires. Au Monde, la proportion est similaire puisque 14 sondeurs ont la parole contre 6 universitaires seulement, dont un article cosigné par Nonna Mayer, Bernard Denni et Vincent Tiberj ; une interview de Pascal Perrineau sur le FN et la controverse sur les primaires socialistes entre Rémi Lefebvre et Gérard Grunberg. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ces experts d'entreprises de sondages ne sont pas spécifiquement appelés pour commenter les résultats « des sondages » mais plutôt pour évoquer avec les journalistes la stratégie de communication et de placement sur des enjeux politiques des partis politiques. Jérôme Fourquet (IFOP) commente ainsi le positionnement d’Eva Joly dans Le Monde du 14 juillet 2011, suite à sa déclaration sur le défilé militaire. On peut également noter un renversement paradoxal des rôles d’expertise dans Le Monde du 2 août sur Marine Le Pen : Brice Teinturier est interrogé sur la stratégie politique de Marine Le Pen sans jamais faire référence aux sondages tandis qu’il revient à Pascal Perrineau de commenter les sondages.

L’expertise « scientifique » attestée des sondeurs sur le positionnement des candidats dans le jeu politique en font de facto des experts des enjeux, du moins du jeu autour des enjeux politiques. Lorsqu’on interroge les journalistes directement, la réponse (volontairement provocante) atteste de ce savoir « scientifique », comme l’explique un second journaliste du Figaro :

Q : Et des experts universitaires, des professeurs de science politique ? R – On en fait de temps en temps, on en interviewe. Il y a Pascal Perrineau qui fait régulièrement des pages chez nous. […] Il y a toujours cet espèce de biais qui est de considérer, qu’après tout, pourquoi dans un service politique on n’aurait pas la même expertise…Q :…qu’un universitaire ?R – Oui, qu’un universitaire…Q – Pourquoi voir plutôt des sondeurs que des académiques ? R. – Parce que le sondeur… les chiffres c’est une science dure. La science politique c’est une science molle… [rires] c’est comme la sociologie ! »(Entretien avec un journaliste politique 2, Figaro, 31 mars 2011).

Au-delà de la provocation de ce journaliste face à deux jeunes étudiants de science politique, cette réponse témoigne d’une relative disqualification des universitaires, incapables d’offrir ce que des entreprises de sondages sont capables de faire : le service après-vente, la traduction

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Nicolas Hubé : Quand les « sondages » nous parlent

« en questions conformes des problèmes que se posent le client »74. C’est ce qu’expliquent, successivement, un autre journaliste du Figaro ainsi qu’un sondeur :

« Si on a des questions, si une réponse nous interpelle, parce qu’elle était bizarre, ou que l’on ne comprend pas l’analyse, on peut les appeler. L’intérêt de les avoir au téléphone, c’est qu’eux peuvent aller dans le détail des catégories qui répondent.»(Journaliste politique 2, Figaro, 29 mars 2011).« La première tâche que l’on fait en débutant comme chargé d’études, c’est de téléphoner aux rédactions pour savoir si elles ont bien eu l’étude, leur expliquer les résultats, etc. […] Quand j’ai commencé, [mon entreprise] n’était pas connu, je faisais des heures [de travail], notamment à faire connaître l’institut. Je faisais le forcing auprès de TF1 pour qu’ils me passent PPDA et que je puisse lui vendre le sondage qu’on venait de sortir ».(Sondeur, 29 septembre 2011).

***On pourrait s’étonner d’absence d’effets de la critique des sondages sur les journalistes. Loin d’être (tous) fascinés, ils sont mêmes plutôt conscients des limites de l’outil et savent en jouer. Ainsi, au lendemain des sondages du printemps 2011 sur la cote de Marine Le Pen, Le Monde a-t-il fait un supplément très critique sur l’outil. De même, en pleines primaires socialistes, Libération a titré en Une sur les dangers des sondages. Mais outil d’observation de la vie politique et de fermeture du cercle politique, la force performative du discours « des sondages » est telle qu’elle parle l’opinion publique avec force. L’énonciation d’un tel discours d’opinion est réassurée par les institutions du champ politique. L’existence de la Commission des sondages rassure et l’absence de sanctions de sa part légitime. Dans les entretiens, il est évident que si la pratique d’OpinionWay peut être théoriquement mise en doute, l’absence de sanctions la rend caduque politiquement. Pour le dire autrement, à l’instar de la consommation de drogues, « les sondages » ont un effet addictif réservé aux seuls initiés75… leurs critiques ne sont qu’une mauvaise redescente !

74 Pierre Bourdieu « Le sondage, une “science” sans savant », in Choses dites, Paris, Minuit, p. 217.75. Howard S. Becker, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985.

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Sur un battement d’ailes de papillon.Modes de conception et circulation de deux enquêtes

préélectorales hors contexte

Patrick Lehingue*

« Un battement d’ailes de papillon »… Derrière ce libellé faussement poétique, on aura peut-être reconnu le titre d’une conférence fameuse – réputée avoir relancé les théories du chaos - que le météorologue Edward Lorenz prononça en 1972 devant l'American Association for the Advancement of Science : « Prédictibilité : le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? ». Pour la petite histoire, Lorentz n’était pas l’auteur de ce titre énigmatique, hâtivement griffonné par l’organisateur du colloque, et s’en trouva un peu embarrassé, exprimant dès le début de son exposé la crainte qu’une question ainsi libellée « fasse douter de son sérieux ». On se retrouve ici dans une position homologue qui oblige dans un premier temps à justifier la reprise d’une métaphore dont on ne sait trop jusqu’à quel point il est pertinent de la filer ; ces précisions fournies, on dressera dans un second temps la liste des biais méthodologiques qui entachent de plus en plus la conception des sondages préélectoraux, soit parmi les enquêtes d’opinion, celles supposées les plus sérieuses et les plus fiables qui soient76.

Papillon sondagier et ouragan médiatique

De manière purement métaphorique, le battement d'aile d'un papillon au Brésil désignera ici le petit coup de force symbolique réalisé dans le micro univers des entreprises des sondages par les responsables d’une P.M.E. émergente, Harris Interactive, au printemps 2011. Comme on s’en souvient peut être, l’initiative – techniquement audacieuse mais médiatiquement très payante – fut prise de réaliser et surtout de faire publier coup sur coup dans le Parisien- Aujourd’hui (éditions des dimanche 6 et mardi 8 mars 2011) deux sondages préélectoraux plaçant, pour la première fois dans l’histoire française des sondages, la candidate du FN, Marine Le Pen, en première position des intentions de vote, ce quelque soit la configuration – alors très ouverte – des candidatures socialistes : Martine Aubry, première secrétaire du Parti Socialiste, pour le premier sondage (sur-titré en une du Parisien, « Marine Le Pen, en tête »), Dominique Strauss Kahn et François Hollande, pour la seconde enquête (toujours en première

*. Professeur de science politique, Université de Picardie Jules Verne, CURAPP.76. Elles le sont d’autant plus, comme l’a très justement fait remarquer Patrick Champagne dans Faire l’Opinion (éditions de Minuit, 1990), que les enquêtes portant sur des intentions de vote, à condition qu’elles soient réalisées à distance raisonnable de la date du scrutin (ce qui n’est pas le cas dans l’exemple qui nous occupera), collectent moins des « opinions » formulées sur tout et parfois n’importe quoi, qu’elles ne visent à anticiper des pratiques dont les enquêtés savent devoir s’acquitter à brève échéance. La possibilité (presque unique, en la matière) de pouvoir comparer les résultats de tels sondages avec « la réalité » qu’on cherche à mesurer (les résultats réels), le capital d’expériences accumulé dans un domaine où les enjeux de visibilité et de crédibilité sont énormes, la possibilité de tirer les leçons de déconvenues passées achèvent de conférer aux sondages préélectoraux réalisés en pleine campagne électorale, un statut tout à fait exceptionnel.

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page du Parisien, « Sarkozy, Strauss-Kahn, Hollande, tous battus »). Deux petites enquêtes donc, d’une qualité technique plus que discutable, apparemment vouées à être noyées dans le flot ininterrompu des sondages, ou – au même titre que l’horoscope, le bulletin météo ou le cours du CAC 40 – condamnée à n’avoir d’autre espérance de vie médiatique que journalière.

Usant et abusant du registre métaphorique, on désignera « par tornade au Texas », l’espèce d’ouragan politico-médiatique qui suivit presque immédiatement (le dimanche même), cette publication. Ouragan ou tornade affectant indifféremment le champ politique, l’univers journalistique, le petit monde des essayistes et exégètes publics, et – retour à l’expéditeur et jolie boucle de rétroaction – le monde des sondeurs.

Trois illustrations rapides de l’ampleur de la déflagration, dont la vitesse de propagation dans chacun des espaces cités tient sans doute au fait qu’ils s’interpénètrent très largement, cette interdépendance étant confortée par la multi-positionnalité de plusieurs acteurs à la fois sondeurs, codirigeants de leurs entreprises de sondages, conseillers politiques, invités permanents de certaines émissions, analystes de leur propre sondage quand ils ne se veulent pas - comme on le verra – les seuls théoriciens de leurs pratiques.

A la suite de ce qui apparut comme une « révélation » (ou, si l’on préfère, fut révélé comme une « apparition »), Mme Le Pen monopolisa, en moins d’une semaine, les unes et couvertures de quatorze quotidiens et news magazines. Volens nolens, ses thématiques de prédilection se trouvèrent donc à nouveau au centre du débat public, cette mise sur agenda médiatique déplaçant plus que jamais l’univers du pensable et du soluble politiquement autour des propositions frontistes.

Seconde illustration de la force du coup de vent mais dans le champ politique cette fois, la remise en question soudaine des stratégies et des calculs a priori les plus éprouvés, l’obsolescence accélérée des anticipations les plus raisonnables sinon les plus rationnelles, le bouleversement des tactiques discursives soit en gros, ce qu’il est gratifiant ou risqué de dire publiquement. Ainsi, des dirigeants socialistes, proches de D.S.K., se prennent à contester, sur la foi de cette enquête, l’utilité des « primaires », jugées désormais trop aventureuses si elles ne devaient pas déboucher sur la désignation du seul candidat socialiste assuré d’être qualifié puis de l’emporter au second tour. À l’inverse, plusieurs responsables de l’UMP évoquent – désormais ouvertement – le risque d’un « 21 avril à l’envers », prenant ainsi presque au mot, le commentaire de l’équipe du Parisien : « Si le premier tour du scrutin se déroulait dimanche prochain, le scénario du 21 avril 2002 serait même dépassé ». Les pressions – inégalement amicales – s'accentuent pour qu’aucune candidature dissidente (de Villepin, Borloo, Morin …) n’hypothèque les chances de qualification au second tour du président sortant, donné défait dès le premier tour dans deux des trois scenarii testés, et talonné d’un point par F. Hollande dans le troisième. Les porte-parole du Front de Gauche se voient prématurément contraints de dénoncer la thématique du vote utile qui resurgit brutalement à la faveur de ce sondage. La principale intéressée semble elle même gênée par cet effet d’aubaine et en appelle à la prudence, attendant, pour confirmation « grandeur nature », les élections

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cantonales à venir77. Bref, les calculs, calendriers et hiérarchies des coups de chacun se trouvent totalement restructurés.

Retour au foyer initial et troisième illustration de ce tourbillon « politico-médiatico- sondagier » (on peine un peu à le qualifier simplement et sans emphase) : la mise en doute – tout à fait exceptionnelle – par plusieurs organes de presse, de la qualité d’enquêtes d’opinion qu’ordinairement ils relatent, commentent quand ils ne les commanditent pas78. Lors de l’émission « L’Édition Spéciale » de Canal Plus du lundi 7, Bruce Toussaint pose ainsi les termes du débat « Que vaut un sondage à 14 mois d’une élection présidentielle ? C’est la question que tout le monde se pose après un week-end où la classe politique s’est enflammée. Marine Le Pen sera-t-elle en tête du premier tour de la présidentielle ? Se dirige-t-on vers un nouveau 21 avril ? Rarement une enquête d’opinion aura déclenché autant de critiques et réactions, et ce n’est sûrement pas fini ». Et derrière Bruce Toussaint s’affiche sur un écran géant le résultat du sondage. En bas de l’écran, un bandeau : « Le Pen à 23% – Faut-il croire les sondages ? »79. Le quotidien de référence, Le Monde, dans son édition du surlendemain (9 mars 2001), publie une vaste « contre enquête » de deux pages, annoncée en première page : « La transparence et l’utilisation des sondages en question ». Une longue analyse de l’AFP (« Les sondeurs n’ont plus la cote »), reproduite sur une pleine page par plusieurs quotidiens de la Presse Quotidienne Régionale paraît le même jour.

La tonalité de ces analyses demeure cependant d’une très relative hétérodoxie pour au moins trois raisons.

Les acteurs interrogés sont, pour plus des neuf dixièmes les professionnels de la profession, la critique des sondages semblant ne devoir être l’apanage que des seuls sondeurs. Dans le Monde, pour deux universitaires brièvement cités, on instruit globalement un procès à décharge en convoquant Jérôme Sainte-Marie de CSA, Jérôme Fourquet de l’IFOP, Jérôme Jaffré, ancien vice-président de la Sofres et directeur du Centre d’études et de connaissance sur l’opinion publique, Patrice Bergen, président de Syntec Études Marketing et Opinion ; Jean-Marc Lech, le fondateur d’Ipsos, Edouard Lecerf, de TNS Sofres et Pierre Weill, le fondateur de la Sofres80 ; dans l’analyse de l’AFP, c’est Jean-Daniel Lévy, concepteur du sondage Harris Interactive, Frédéric Dabi de l’IFOP, Jérôme Sainte Marie (CSA), Bruno Jeanbart (OpinionWay) qui sont invités à réagir. Dans Libération (« Marine Le Pen : une cote troublante », 9 juin), parole est donnée à CSA (Jérôme Sainte Marie), l’IFOP (Jérôme Fourquet), IPSOS (Jean-François Doridot), BVA (Gaël Sliman) et à Stéphane Rozes (ancien

77. « Je fais de la politique depuis trop longtemps pour me laisser griser par un sondage », Libération, 7 mars 2011. 78. Lire sur le site Acrimed, l’analyse de Franz Peultier, Frédéric Lemaire et Olivier Poche, « Quand les sondeurs et leurs commanditaires « critiquent » les sondages », 30 mars 2011.79. Relevé par Franz Peultier, Frédéric Lemaire et Olivier Poche, art. cit.80. Ce dernier, retiré de la profession depuis une vingtaine d’années, est le seul à émettre des critiques véritablement subversives : « publier des marges d’erreur n’aurait de sens que si les opinions étaient solidifiées ». Or, rappelle-t-il, « les opinions sont d’intensité variable, la plupart des gens répondant à des questions dont, au fond, ils se moquent éperdument », Le Monde, 9 mars 2011. Voir dans la même veine, les doutes plus anciens de Pierre Weill s’agissant des dispositions à répondre ou de la représentativité sociale réelle de certains quotas d’enquêtés (comme ceux référant aux jeunes), in Pierre Weill, Philippe. Méchet, « L’opinion à la recherche des citoyens », Bertand Badie, Pascal Perrineau (dir .), Le Citoyen. Mélanges offerts à Alain Lancelot, Paris, Presses de Sciences-Po, 2000, p. 221.

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de CSA, directeur de Conseils, Analyses et Perspectives, bureau d’études et de conseils créé sur le même principe que ceux fondés antérieurement par ses collègues Jérôme Jaffré, Roland Cayrol ou Pierre Giacometti).

Pour l’essentiel, le débat est cantonné à des questions techniques sur lesquelles « la profession » peut aisément s’accorder : choix des questions posées (on s’insurge le dimanche que la candidature DSK n’ait pas été testée, omission rattrapée en moins de 48 heures par Harris Interactive), redressement des quotas, amplitude des marges d’erreur. Sur d’autres aspects, d’ordinaire moins abordés (constitution d’un panel d’internautes), les réponses sont plus embarrassées et ne contribuent guère à soulever le voile d’ignorance qui entoure les modes d’administration des enquêtes. Comme le relèvent justement les analystes d’Acrimed, aux trois questions posées en manchette par le quotidien Le Monde, seule la première (Comment les sondages sont-ils fabriqués ?) – reçoit quelques éléments de réponse81 ; la seconde question posée en accroché du dossier (« les études d’opinion faussent-elles le fonctionnement du débat démocratique ? ») est superbement ignorée dans le corps du texte, mais sera très sélectivement traitée lors de nombreuses confrontations télévisées, sous la forme surannée de l’influence des sondages préélectoraux sur la formation des intentions de vote, soit la reprise du fameux effet d’entraînement dit bandwagon, discuté par Georges. Gallup dès 193982). La troisième question (« Faut-il les encadrer plus sévèrement » ?) n’est pas non plus abordée dans le dossier mais on trouve en pages Débats de la même édition un plaidoyer pro domo de Roland Cayrol (cofondateur de l’entreprise CSA, rachetée depuis par Vincent Bolloré) dont le titre est suffisamment éloquent : « Il est inutile de légiférer sur la question des sondages. La suspicion contre les professionnels est injuste ».

L’affaire du sondage Harris Interactive vient en effet, pour la profession, au plus mauvais moment. Le Sénat vient, trois semaines auparavant, d’adopter à l’unanimité la proposition de loi Sueur-Portelli (qualifiée avec un brin de commisération par Roland Cayrol, de « sympathique » et « plein de bonnes intentions ») dont certaines dispositions sont susceptibles, par les éléments d’information qu’elles requièrent, de troubler la douce quiétude du milieu. D’où la conclusion de Roland Cayrol : « Plutôt que de s’affoler au premier sondage venu, il conviendrait d’inscrire la publication des sondages dans une réflexion adulte », soit, si l’on comprend bien, non infantile ou immature comme celles de nos sympathiques sénateurs. Jean-Daniel Levy, promoteur « scientifique » du petit battement d’aile plaçant Mme Le Pen

81. Complétés quelques jours plus tard, par le dévoilement – certes nécessaire mais là encore exceptionnel – de quelques « secrets de fabrique » (coût d’une enquête, nombre de personnes contactées) à l’occasion d’un sondage IPSOS commandité par le quotidien du soir et la station Europe 1.82 Dans une longue tribune (« Sondages : critique de la critique ») publiée le 8 novembre 2011 dans le Monde (soit trois jours après la tenue du colloque « Critique des sondages » organisée par A. Garrigou et le Monde Diplomatique…), Brice Teinturier, directeur général délégué d’IPSOS France (après avoir travaillé successivement pour Louis Harris France, l’IFOP et la SOFRES) axe l’essentiel de sa démonstration sur la question classique de l’influence des sondages sur les résultats électoraux. Il y a quelque paradoxe à faire la critique de critiques qui ne vous sont pas adressées tout en s’abstenant de répondre aux critiques qui vous sont faites. Objecter à des objections (les sondages comme faisant l’élection) qu’aucun sociologue sérieux ne formule, c’est vaincre sans péril. « L’un des meilleurs experts français de l’opinion publique et des enquêtes électorales » (bandeau de présentation) triompherait sans doute avec un peu plus de gloire en répondant aux critiques autrement plus décisives (les trois postulats mis à plat par P. Bourdieu dès 1971 par exemple) adressées à l’instrument et, plus encore, aux usages et surinterprétations diverses de cet instrument qui, en tant que tel, et sauf à la fétichiser, « n’en peut mais ».

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en tête des intentions de vote apparaît donc comme celui par qui le scandale, inopportunément, arrive ou rebondit. Et c’est sans doute la première fois que la loi du silence, sorte d’omerta qui ne s’avoue jamais comme telle mais caractérise souvent l’univers des maisons de sondage, se trouve autant violée. Faisant fi du sens des convenances qui interdît de critiquer ouvertement des concurrents appartenant à des entreprises qu’on pourrait éventuellement rejoindre à tel ou tel moment de sa carrière, plusieurs sondeurs dénoncent ouvertement – et sur un plateau de télévision, en présence même de l’intéressé –, leur collègue. Dans un numéro de Libération daté du 7 mars, le directeur général adjoint de l’entreprise CSA, ancien responsable scientifique de BVA, Jérôme Sainte Marie, dénonce publiquement et nominalement son confrère en ces termes très peu amènes : « Ce sondage me laisse sceptique. Dans cette enquête, il y a une opportunité de reprise de l’institut et du média. Un choix éditorial a été fait : il fallait absolument avoir Marine Le Pen devant au premier tour [...]. Jean-Daniel Lévy s’est déjà associé à des sondages qui se sont révélés totalement faux mais qui ont bénéficié d’une reprise médiatique intense. En 2002, lorsqu’il était à CSA, Chevènement était à 14% (…). En 2007, il mettait Bayrou à 25%. Personne ne l’avait mis au dessus de 20% . Trop c’est trop : soit on ment délibérément pour avoir de la reprise médiatique, soit on essaie d’être sérieux, et là, forcément c’est moins sexy. On se bat comme des diables pour montrer que les sondeurs sont des gens sérieux, et là, le bonhomme nous ridiculise ».

Par le mécanisme très éprouvé des lucidités et cécités croisées, le Dga de CSA en révèle à la fois trop et pas tout à fait assez ; son réquisitoire dévoile et, dans le même mouvement, recouvre. Il dénonce, en des termes étonnamment crus, les sous-produits d’une concurrence qu’il juge, non sans raison, impure et imparfait. Il démonte les mécanismes d’un scoop assuré de fonctionner et d’assurer une publicité gratuite à la fois au commanditaire (Le Parisien-Aujourd’hui, dont le principal concurrent dominical, le Journal du dimanche sortait le jour même, sa formule rénovée) et à la petite entreprise émergente réalisatrice du scoop, et soucieuse à l’image d’OpinonWay83 engagée sur la même niche, de « jouer dans la cour des grands »84. Enfin, le Dga de CSA révèle la saillance des enjeux de crédibilité collective d’une profession de gens sérieux menacée par les stratégies d’entrisme d’un « bonhomme » outsider.

Comme la plupart de ses collègues, Jérôme Sainte Marie omet cependant de préciser que l’auto-administration des questionnaires par des panels d’internautes est devenue en moins de trois ans, le mode de passation privilégié des questionnaires pour la plupart des entreprises de sondages (dont la sienne). Il omet également les raisons – pour le coup, assez circonstanciels – de son ire publique : Harris Interactive, en cassant les prix grâce à l’usage exclusif des sondages on line (beaucoup moins onéreux que les sondages par téléphone, eux même moins chers que les enquêtes à domicile) a dérobé le marché des sondages du Parisien à CSA, tout comme auparavant OpinionWay avait emporté sur la Sofres, la réalisation des enquêtes d’opinion du Figaro. Battement d’ailes de papillon...

83. De 2003 à 2009, Opinion Way et ses enquêtes on line, est passée en France du 61e au 17e rang des entreprises de sondages en terme de chiffres d’affaires. 84. Pour reprendre une comparaison très éloquente employée par Stéphane Rozes, « l’enquête préélectorale est un peu la Formule 1 de l’industrie des sondages » : faible rentabilité immédiate mais visibilité maximale et donc fortes retombées publicitaires indirectes, même prise de risque, même standard de précision.

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Jusqu’où filer la métaphore ?

On serait tenté de pousser plus loin la comparaison, en transformant la métaphore en analogie, tout en n’omettant pas, comme le prescrivait Jean-claude Passeron, que le raisonnement analogique ne commence réellement que lorsque l’analogie cesse de fonctionner et qu’il s’agit d’expliquer les raisons de ce désajustement85.

1. On pourrait ainsi rappeler que Lorenz est un spécialiste de la prévision météorologique, discipline dont les sondeurs s’inspirent volontiers quand ils sollicitent, outre l’image un peu jaunie de la « photographie86 », celle du « baromètre », omettant de préciser que si un baromètre est, comme un sondage, un instrument de mesure, chacun sait au moins :

a) ce qu’il mesure – la pression atmosphérique –, l’objet de la mesure des sondages – « l’opinion publique » ? – étant beaucoup plus flou, au même titre que le sont les objets de prédilection des baromètres politiques. Au mieux, peut-on dire des « intentions de vote » collectées sept mois avant une échéance dont on ignore encore tout, ce qu’un analyste disait plaisamment des côtes de popularité : « on ne sait pas exactement ce qu’elles mesurent, mais on au moins est certain qu’elles mesurent quelque chose »…

b) qu’en météorologie classique, l’instrument de mesure (le baromètre) ne modifie en rien l’objet mesuré (la pression), ce qui n’est pas toujours le cas de l’opinion publique, révélée à elle-même voire parfois même crée ex-nihilo (définition même d’un artefact) quand elle est publiée sous forme de sondages.

2. Ce qu’avançait simplement Lorentz dans sa fameuse conférence, c’était l’impossibilité de prévoir correctement les conditions météorologiques à très long terme (par exemple un an), parce qu’une toute petite incertitude (de un pour mille, pour reprendre l’exemple de Lorentz) lors de la saisie des données initiales pouvait conduire à l’arrivée à une prévision totalement erronée, la variation des conditions atmosphériques évoluant comme l'exponentielle du temps écoulé. On comprend mieux le refus des sondeurs d’accorder à leurs mesures le moindre caractère prédictif, à ceci près que la critique par les sondeurs de la critique sociologique des sondages argue souvent – quitte à solliciter un peu les chiffres –, du faible écart entre les résultats réels et leur « prévisions non prédictives » pour garantir la robustesse et l’utilité de leur instrument (c’était le cas de l’article précité de B. Teinturier s’agissant des primaires socialistes87).

85. Jean Claude Passeron, « L'inflation des diplômes : remarques sur l'usage de quelques concepts analogiques en sociologie », Revue Française de Sociologie, n° 23, 1982. 86. Un exemple parmi cent : ce commentaire, dans France Soir, d’un sondage Ifop donnant, trois jours après celui du Parisien, D. Strauss Kahn en tête des prétendants au premier tour : « Simple "photographie" de l’opinion, rappelons-le. Beaucoup de choses bougeront encore. Mais il s’agit déjà d’une ″photographie″ éclairante ».87. Il est vrai que les critères d’une « bonne prédiction » sont variables : on peut se tromper sur le niveau des candidats mais pas sur la pente supposée de leur trajectoire (et inversement), avoir failli sur ces deux niveaux mais prévoir correctement l’ordre d‘arrivée du tiercé gagnant (ou au moins des deux premiers), et, en cas d’infélicités sur tous ces critères, incriminer la volatilité croissante des électeurs voire la distribution

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La conférence de Lorentz (c’était son titre) porte donc sur une « limite de prévisibilité » estimée en 1972 à environ cinq jours. Depuis, les progrès des observations par satellite et le développement prodigieux des capacités de calcul ont permis de reculer cette limite, à une dizaine de jours. En continuant à filer la métaphore, on peut sérieusement douter qu’en matière de mesure des intentions de vote, la progression régulière depuis le milieu des années 70 des refus de répondre (dans la terminologie anglo-saxonne, des répondants fantômes88), ou la généralisation des enquêtes on line (cf. infra) procurent de telles avancées dans l’amélioration des prévisions électorales.

3. Autre manière de poursuivre un raisonnement analogique, le rappel des précautions qu’emploie Lorentz au tout début de sa conférence : « De crainte que le seul fait de demander, suivant le titre de cet article, « un battement d'aile de papillon au Brésil peut-il déclencher une tornade au Texas ? », fasse douter de mon sérieux, sans même parler d'une réponse affirmative, je mettrai cette question en perspective en avançant les deux propositions suivantes : si un seul battement d'ailes d'un papillon peut avoir pour effet le déclenchement d'une tornade, alors, il en va ainsi également de tous les battements précédents et subséquents de ses ailes, comme de ceux de millions d'autres papillons, pour ne pas mentionner les activités d'innombrables créatures plus puissantes, en particulier de notre propre espèce… ». Traduction (très) libre pour ce qui nous concerne : tous les battements d’ailes de papillon ne sont pas susceptibles – et c’est heureux – de provoquer un ouragan. En découlent une question et un avertissement. À quelles conditions une enquête d’opinion ponctuelle (plus d’une demie douzaine est publiée chaque semaine, plus d’une soixantaine par mois) est-elle susceptible d’être suivie par la tempête médiatique que nous avons brièvement évoquée ? Autre manière de poser le problème, la sociologie critique des sondages ne doit pas céder à une stratégie – classique mais un peu dérisoire – de grandissement de son objet de recherche (donc du chercheur …), en considérant que tous les sondages publiés ont des « effets », des effets décisifs, voire que seuls ils en ont89.

Dans le même ordre d’idées, comme le précise Lorentz, « si le battement d'aile d'un papillon influe sur la formation d'une tornade, il ne va pas de soi que son battement d'ailes soit l'origine même de cette tornade et donc qu'il ait un quelconque pouvoir sur la création ou non de cette dernière ». Mettre en balance les conditions de production (passablement médiocres) d’un sondage politique et le quantum d’ « émotions » que sa publication semble susciter, ne saurait

« chaotique » de leurs préférences. 88. Pour la 3ème vague du baromètre politique français réalisé lors de la présidentielle de 2007 par l’Ifop, le Cevipof et le ministère de l’Intérieur, il aura fallu, pour réaliser 5 240 interviews complètes, passer 83 397 coups de téléphone avec un taux d’acceptation de l’enquête chez ceux qu’on a pu joindre d’à peine 13% (Jean Chiche, « La qualité des enquêtes politiques. Bilan d’appel du BPF, vague III », in Cahiers du Cevipof, 2007). En moyenne, en enquête téléphonique, la moitié des enquêtés ne peut être joint ; le taux d’acceptation de l’enquête par ceux qui répondent varie entre 10 et 20%. En clair, il faut passer autour de 20 000 appels téléphoniques pour constituer un échantillon de 1000 répondants effectifs, la question de la représentativité de ces 1000 répondants par rapport aux 19 000 « fantômes » demeurant entière. Sur cette question des répondants fantômes, on renvoie au chapitre III de l’ouvrage d’Alain Garrigou, L’ivresse des sondages, Paris, La Découverte, 2006. 89. En matière électorale, cette focalisation sur des épiphénomènes sondagiers n’exerçant d’effets notables que sur le seul cercle des professionnels de la représentation, conduirait à omettre la prégnance de processus de longue durée autrement plus décisifs, comme la précarisation croissante des mondes du travail, dont le marché des sondages offre une illustration idéale typique (sur ce point Rémy Caveng, Un laboratoire du salariat libéral. Les instituts de sondage, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2010).

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conduire à établir un rapport de causalité directe et immédiate, les chaînes d’interdépendance étant autrement plus longues et sinueuses.

4. Ce qui permet de signaler la véritable limite que rencontre, sur ce terrain, la métaphore météorologique. On se souvient de l’ouvrage de Bricmont et Sokal, Impostures intellectuelles90 dans lequel ces auteurs épinglaient quelques représentants éminents de la French Theory post-moderniste en démontrant que l’importation de modèles physiques à laquelle ils se livraient, était cavalière voire parfois totalement fantaisiste. Dans le cas de l'effet papillon – d’ailleurs cité en exemple par nos auteurs –, Lorentz suggère qu’une variation infinitésimale d’une variable mathématique à un moment donné peut, à terme, entraîner une variation très forte du phénomène mesuré. Plus généralement, la théorie du chaos ne s’applique qu’à des systèmes dynamiques rigoureusement déterministes mais affectés par un phénomène d’instabilité (« la sensibilité aux conditions initiales ») qui les rend non prédictibles sur le long terme.

Dans le cas qui nous intéresse, personne ne sait à ce jour formaliser mathématiquement les phénomènes évoqués (tous relatifs à la croyance, au crédit, aux représentations, aux anticipations, toutes dynamiques « non rigoureusement déterministes). Faute de mise en équations, il n'est guère possible de savoir si le système d'équations est ou non chaotique, condition d’une importation rigoureuse du schéma de Lorentz pour qui une dynamique très complexe peut apparaître dans un système formellement très simple.

On traduit (et trahit) fréquemment le sens de cette conférence par l’égalité triviale petites causes = grands effets (reprise de l’aphorisme pascalien sur le nez de Cléopâtre). Ce n’était pas le message de Lorentz et ce n’est pas ici le propos. Il serait stupide d’avancer que la publication par un quotidien de deux petites enquêtes sensationnalistes, en concourant à la licitation d’un vote auparavant honteux, en activant un très hypothétique effet bandwagon ou une non moins improbable prophétie auto-réalisatrice, auront de très grands effets (par exemple la qualification de Marine Le Pen au second tour). S’agissant des électeurs – mais sans doute pas de leurs représentants – , on doute même fortement qu’on puisse raisonner en terme de causalité, fût-elle indirecte91.

En tentant de garder intacte notre capacité d’étonnement face à un « bombardement » sondagier quasi quotidien donc banal, ce qui ici importe, c’est plus « simplement » le stupéfiant hiatus et la discordance logique entre d’une part deux enquêtes de bout en bout frelatées (elles concentrent, presque à l’état pur, tous les biais, artefacts, imperfections, erreur de méthode, bricolages voire bidouillages qu’on reproche généralement aux pires sondages …

90 Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997. Voir aussi Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles lettres dans la pensée, éd. Raisons d'agir, 1999.91 En terme d’effets politiques, l’hypothèse la plus probable reste celle d’effets puissants des sondages mais qui ne joueraient, pour l’essentiel que sur les professionnels de la représentation (certains journalistes, les responsables politiques de haut rang, et les sondeurs eux même, premières victimes des effets bandwagon ailleurs invérifiables), lesquels en modifiant leurs manières de jouer, modifient la perception que peuvent avoir d’eux les lecteurs électeurs. Nouvel avatar du schème de la paille et de la poutre, la question des effets des sondages doit donc d’abord être retournée à ceux qui la posent… pour les autres. Pour plus de développement sur ce point, on se permet de renvoyer à Patrick Lehingue, Subunda. Coups de sonde dans l’océan des sondages, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, 2007, pp. 199-258.

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Patrick Lehingue : Sur un battement d’ailes de papillon

et là réside leur intérêt), et d’autre part l’émoi, le concert d’exégèses et de supputations, le maelström d’actions et de réactions que ces sous produits semblent engendrer à l’intérieur du cercle politique.

Ce qui permet de revenir une dernière fois sur Lorentz, qui, loin de prétendre que « de grands effets puissent avoir comme origine des causes infimes », se contente d’attirer l’attention sur l’extrême sensibilité de la prédiction d’un phénomène à ses conditions initiales de mesure. C’est de ces conditions initiales qu’il nous faut donc repartir, ce qui fournit l’occasion de poser une demie douzaine de questions que le monde clos des maisons de sondages (et pas seulement l’officine Harris Interactive) laisse trop souvent sans réponse.

Chaîne de montage et maillons faibles

Dans les années 40, on décrivait parfois la fabrique d’un sondage sous les traits d’une chaîne de montage dont la solidité de chacun des maillons garantissait la qualité d’ensemble. On peut reprendre cette image en distinguant, du point le plus en amont au point le plus en aval, six étapes intéressant successivement la décision inaugurale d’effectuer une enquête, la constitution d’un échantillon, la pondération des réponses et la représentativité des enquêtés, le type de question posées et le traitement des « sans réponses », enfin, les techniques de redressement des résultats bruts.

1. Les désirs des commanditaires comme moment inaugural

Jérôme Sainte Marie le signalait avec éloquence : la commande initiale des responsables du Parisien-Aujourd’hui à Harris Interactive est régie par une logique de scoop, et subordonnée à des effets de reprise assurés par les autres organes de presse et entreprises de sondage, paradoxalement contraints par la loi de 1977, d’assurer la promotion publicitaire d’un concurrent. S’agissant d’un sondage préélectoral, le scoop ne peut prendre qu’une forme : être le premier à annoncer que le « troisième homme est en fait la première femme », donc donner, pour la première fois dans l’histoire des sondages, la candidate du FN en tête de la compétition. Deux indices troublants à l’appui de cette thèse, apparemment machiavélique. Pour vérifier la solidité du premier scoop (et prolonger l’effet de reprise), Harris Interactive teste, après la publication du dimanche (1. Le Pen : 23% ; 2e ex-aequo. Sarkozy et Aubry : 21%), deux autre configurations qui produisent sensiblement le même résultat (1. Le Pen : 24% ; 2. DSK : 23% ; 3. Sarkozy : 20% et 1. Le Pen : 24%, 2. Sarkozy : 21% ; 3. Hollande : 20%), cette étonnante célérité – un jour à peine entre les deux enquêtes – ne devant probablement rien à l’improvisation ou à la nécessité de faire preuve. Contre toute attente, Harris ne teste pas les intentions de vote au second tour, lesquelles auraient altéré ou brouillé l’effet de surprise, en ne produisant pas de résultats aussi inattendus

2. Des échantillons d’internautes

Chacune de ces enquêtes est réalisée en moins de deux jours « en ligne ». La passation des enquêtes via internet est une technique de plus en plus répandue. Outre un avantage

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appréciable en études de marché (possibilité, non offerte par le téléphone, de faire réagir les sondés sur des visuels), cette innovation, en faisant l’économie d’un réseau d’enquêteurs de terrain ou par téléphone, permet d’abaisser les charges de plus de 50%, en réduisant les coûts salariaux à la portion congrue. Par constitution d’échantillons spontanés, l’enquête on line résout aussi partiellement la question précitée des répondants fantômes. Bon gré, mal gré, toutes les entreprises de sondage ont progressivement dû se rallier à cet outil qui, à l’exception notable des enquêtes préélectorales, est en passe de supplanter définitivement l’administration des enquêtes en face à face (sauf dans le cas des « qualis ») ou par téléphone.

L’échantillon est ici constitué à partir d’un panel d’internautes rassemblant, lit-on sur le site d’Harris Interactive, 750 000 internautes (Jean-Daniel Lévy, dans Libération, en annonce même 800 000, « le plus important panel d’Europe ») stratifiés sur plus de 900 critères et variables. Premier secret de fabrication – non réservé d’ailleurs à Harris Interactive – on ne sait rien ou presque des propriétés ou spécificités sociales de ces internautes volontaires, ni de des raisons qui les poussent à se prêter au jeu des enquêtes, sinon qu’ils seraient généralement « intéressés » par quelques espérances de gains, en espèces (10 centimes d’euros par questionnaire pour Frédéric Dabi de l’IFOP, 1 à 5 € pour une « enquête lourde » dont le temps de réponse peut varier 20 à 60 minutes) ou en nature (a priori bons d’achat, d’une valeur de 50 à 1000 € après tirage au sort, comme on peut le vérifier sur le site d’Harris Interactive qui, fournit, mois par mois, la maigre liste nominale des heureux gagnants). Où, l’on voit, par parenthèse, que les méthodes aléatoires n’ont pas complètement disparu de l’horizon des sondeurs… Pour atténuer la charge détonante de telles pratiques, les sondeurs s’accordent sur deux lignes de défense : a) « toute peine mérite salaire », ou, dans la bouche d’un politologue protestant contre l’initiative sénatoriale prohibant toute rémunération : « C’est idiot. Nous leur demandons un vrai travail, c’est normal qu’il y ait une rémunération, même légère… »92 ; b) « il s’agit plus de fidéliser les membres du panel que de les rémunérer (car) on ne veut pas instaurer avec eux des relations mercantiles »93.

La question des rétributions – plus matérielles que symboliques – qui président à la constitution de tels échantillons spontanés94 et la nature précise des inévitables biais qui en découlent, reste donc posée et mériterait à elle seule le lancement d’un programme de recherche. A ce stade, un simple rappel sans doute, un peu court : une étude d’Esomar (European Society for Opinion and Marketing Research, crée en 1948 par les professionnels) réalisée en 2006 avait établi qu’une bonne moitié des sondés par internet (54% pour être formellement précis) admettait mentir pour grignoter une gratification95.

92. Pascal Perrineau, Journal du Dimanche, 1er février 2011, cité par l'Observatoire des sondages. 93. Bruno Jeanbeart, OpinionWay, dossier AFP, 9/03/2011.94. Sur quelques éléments relatifs à l’intérêt à répondre et à la structure des échantillons spontanés, questions préalables à toute interprétation des réponses des enquêtés, Daniel Gaxie, Patrick Lehingue, Enjeux Municipaux, 2004, PUF-CURAPP, pp. 189-204. 95. Cité, non sans humour, par le site de l’Observatoire des sondages. Qu’il faille se contenter d’un sondage pour mettre en doute la robustesse de certains d’entre eux, en dit long sur la puissance de l’instrument comme élément incontournable d’administration de la preuve. De surcroît, pour qu’un tel type d’enquête soit réellement probante, il faudrait pouvoir comparer ce pourcentage avec ceux concédés par des enquêtes en face ou face ou par téléphone.

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3. De la sélection et de l’auto sélection des enquêtés

L’échantillon Harris Interactive était constitué de 1618 puis (pour la seconde enquête) de 1347 personnes dont personne ne sait trop bien comment et pourquoi ils ont été présélectionnés dans la masse des 750 000 internautes annoncés de l’Access panel. Combien ont été réellement contactés ? En fonction de quels critères de ventilation sur les 900 théoriquement mobilisables ? Quel a été, en l’espèce, le taux de répondants effectifs ? Est-il plus ou moins élevé que pour une étude de marché ? Autant de questions que la pratique des sondages on line laisse obstinément sans réponse. Chacun devra se contenter de cette mince précision : « au sein du panel, nous faisons très attention à ne pas interroger trop souvent les mêmes personnes dans le cadre d’échantillons représentatifs pour que leurs réponses ne soient pas biaisées »96, ou encore de cette réfutation d’un « faux procès » (« Quand les précautions sont prises – quotas, temps maximal de temps de réponse, échantillon large et renouvelé – on a des résultats satisfaisants »97.

On peut pourtant faire l’hypothèse – raisonnable mais infalsifiable en l’absence de données fournis par les entreprises de sondages – que parmi les internautes contactés, ce sont (socio)logiquement les plus engagés politiquement qui tendront à répondre « spontanément » à ce type d’enquête préélectorale, ce qui résoudrait partiellement une énigme qui taraude les sondeurs : le plus fort score obtenu en brut par Mme Le Pen aux sondages en ligne comparativement aux enquêtes plus classiques par téléphone. La résolution de cette petite énigme débouche alors logiquement sur une autre, plus redoutable : celle de la représentativité très problématique des échantillons d’internautes.

4. Des premiers redressements peu visibles

Ces mystérieux échantillons dont on ignore tout des principes de constitution, ont fait l’objet d’un premier redressement en fonction des quotas classiques (sexe, âge, profession, lieu de résidence), sans que l’on ait la moindre idée de l’ampleur et de la direction de ces correctifs. Si par exemple, la proportion relative d’ouvriers dans l’échantillon était trois fois inférieure à celle requise (c’est-à-dire existant dans le corps électoral), a t-on affecté d’un coefficient 3 les réponses des internautes de ce groupe social ? Ces redressements fussent-ils minimes et vérifiables98, la question de la représentativité des enquêtés par rapport à leur « quota

96. Jean-Daniel Lévy, Libération, 7 mars 2011.97. Jérôme Fourquet, Libération, 7 mars 2011. Innovation méthodologique pour le moins incongru, l’IFop procède désormais, en matière d’intentions de vote, à un double échantillonnage, lequel rend les réponses aux questions posées ci-dessus encore plus complexes. Ainsi, dans la dernière enquête préélectorale Ifop-Paris Match-Europe 1, disponible à la date de remise de cet article, les intentions de vote pour le premier tour étaient testées par questionnaire auto administré en ligne du 18 au 20 octobre 2011, les interviews pour le second tour « ont eu lieu par questionnaire auto administré en ligne et par téléphone » du 2 au 4 novembre. 98. « D’une autre nature est l’hypothèse dans laquelle un sondage est réalisé auprès d’échantillons représentatifs de la population française mais exclusivement composés d’internautes. Ces échantillons sont cependant susceptibles d’être affectés de certains biais spécifiques ; la commission a dès lors demandé que cette spécificité soit expressément mentionnée dans la fiche technique accompagnant la publication du sondage », Rapport d’activités 2007 de la Commission des sondages, page 3. Lors de l’émission C dans l’air, diffusé sur France 5 le lendemain du scoop du Parisien, le secrétaire général de la Commission des sondages semble revenir sur l’hypothèse d’un biais systématique : « par exemple le fait que ce sondage a été réalisé auprès de personnes

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d’origine » demeure d’ailleurs entière : cent internautes âgés de plus de 70 ans, et suffisamment familiers d’Internet pour répondre régulièrement aux questions réitérées des sondages on line peuvent-ils être sérieusement considérés comme représentatifs des électeurs de cette tranche d’âge ?

5. Une étonnante omission : l’indécision électorale

Cinquième interrogation, non exclusivement réservée aux seuls sondages des 7 et 9 mars 2011, ni aux seuls initiateurs de ce scoop. Les tableaux publiés (aussi bien dans Le Parisien que sur le site d’Harris Interactive) occultent superbement (comme du reste l’ensemble des autres concurrents) la question des abstentionnistes, des indécis, des hésitants, des intentions de vote fragiles, retenues ou conditionnelles… question pourtant élémentaire à 500 jours d’une échéance dont on ignore encore les protagonistes, le type d’enjeux débattus et leur degré de saillance sociale. A lire les histogrammes, il ne se trouverait parmi les quelques 3000 personnes interrogées en deux vagues, aucun électeur ayant l’intention de s’abstenir, aucun enquêté hésitant encore sur sa participation, aucun sondé sachant qu’il votera mais ne sachant pas encore pour qui, pas un seul internaute enfin ayant une vague intention de vote mais pouvant encore changer d’avis. A y réfléchir quelques instants, le paradoxe est sinon succulent, au moins révélateur. Alors même que la seule indication pertinente que pourrait nous donner une enquête préélectorale à x mois (voire années) d’une échéance pourrait porter sur le taux de mobilisation ou d’expectative du corps électoral, c’est précisément cette donnée stratégique (la seule vraiment disponible et sérieuse) que les sondeurs, par hantise probable des « sans réponse », s’interdisent et nous privent de donner…On se perd en conjectures pour rendre compte d’une si flagrante omission.

Inexistence du problème ? Dans ce cas et pour le coup, des échantillons uniquement peuplés d’électeurs « sûrs de leur coup » ne seraient vraiment pas représentatifs du corps électoral réel.

Hantise probable des trop honnies « sans réponses », des indésirables « je ne sais pas », des incodables « ça dépend », que les sondeurs s’ingénient à comprimer à toutes forces ? Ou quand revient par la fenêtre l’interrogation de Bourdieu qu’on avait voulu chasser par la porte : « tout le monde est-il toujours, partout et en toutes circonstances, censé avoir une opinion ? ».

Peur que la publication de ces taux (probablement majoritaires) d’indécision ou d’abstentionnisme virtuel, ne relative par trop l’impressionnante précision décimale des chiffres présentés (Hervé Morin : 1% ; Nicolas Dupont Aignan : 0,5% etc…) ?

Ou encore ne conduise par quelques petits calculs à la conclusion que les échantillons sur lesquels les intentions de vote sont réellement calculés sont très inférieures aux 1000 ou 2000 enquêtés annoncés dans les fiches techniques99?

interrogées en ligne ne présente pas de difficulté de principe par rapport à ce qui a été dit, il n’y a pas de biais systématique. On contrôle aussi la représentativité de l’échantillon notamment d’un point de vue sociodémographique, donc de ce point de vue là aussi, il n’y a pas de difficulté » (cité par l’Observatoire des sondages).

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Ou enfin que les pourcentages annoncés en toute petites lignes en bas de tableau n’apparaissent, quand on consent à les publier, comme totalement irréalistes (en novembre 2011, IPSOS, la Sofres ou CSA font état de 11 à 14% des enquêtes ne répondant pas à la question des intentions de vote, chiffre inférieur aux taux d’abstention planchers des scrutins de très haute intensité100) ?

6. Le passage du brut au net ou l’alchimie des seconds redressements

Les oracles chiffrés ne portent donc que sur des suffrages virtuellement exprimés mais, comme on le sait, ne délivrent pas pour autant des chiffres « sortie brut machine ». Au premier redressement destiné à ajuster tant bien que mal l’échantillon aux quotas, s’ajoute un second redressement portant sur les scores supposés des différents candidats. Dans les sondages Harris Interactive du mois de mars, Mme Le Pen est créditée de 23 ou de 24% des voix mais on ignore tout de son score brut, donc du coefficient de redressement appliqué. Les analystes un peu curieux se contenteront d’apprendre que « le correctif est très faible » (Jean-Daniel Lévy), ce dont il est sérieusement permis de douter, la profession étant unanime pour déclarer qu’il est plus faible que ne l’était celui appliqué au fondateur du FN (ce qui est plus probable). Sérieuse limite collectivement apportée à l’impératif de transparence que semble générer « l’affaire Harris Interactive », le modus operandi des savants algorithmes permettant de passer d’un score « brut » Marine Le Pen à un score « corrigé » demeure un secret de fabrication qui, s’il était levé, permettrait de démontrer sa nature alchimique (un pied dans la magie, un pied dans la science101). Sommés par plusieurs quotidiens de répondre à des interrogations relatives aux conditions de réalisation de leurs enquêtes, tous les sondeurs interrogés s’accorderont pour refuser de donner leurs taux bruts, et leur méthode précise de redressement. Outre l’argument pour le moins spécieux du secret de fabrique (il faudrait alors sans doute le faire « breveter »…), ce refus de rendre publiques des données (en fait, construites) « d’opinion publique », s’appuie sur un raisonnement par l’absurde : « Mais comment ne pas voir, plaide Roland Cayrol, que les mettre sur la place publique n’aurait aucun sens puisque chacun sait que les chiffres sont faux ? »102. La dénonciation de « la tyrannie de la transparence » rencontre le souci de ne pas (em)brouiller les électeurs : « Cela va créer un trouble majeur, les gens ne sont pas des statisticiens »103.

99 En novembre 2011, soit quatre mois avant le scrutin), la question – tardivement introduite – relative au degré de certitude des intentions de vote (uniquement posée à ceux qui sont certains de voter), aboutit des taux d’électeurs virtuellement changeants compris entre 45 et 55%. En clair, sur 1000 électeurs contactés, 100 à 250 refusent de donner leur intention de vote ; 350 à 500 consentent à la donner mais concèdent pouvoir changer d’avis ; le nombre de sondés « surs » oscille dans la même fourchette. 100 LH 2 parvient à un taux de 21% en novembre. Il est troublant de constater que les concurrents produisent des chiffres d’intentions de vote assez proches, mais divergent fortement (ici écart de 11 à 21%) quand il s’agit de mesurer le pourcentage de personnes n’exprimant pas d’intentions de vote. 101 Sur la base (très rarement communiquée) des chiffres d’intention de vote brutes (c’est à dire déclarées par les enquêtés), et des reconstituions de votes antérieurs (qui, malgré le faible degré de mémorisation de nombreux électeurs permettent, très grossièrement, de déclarer un candidat sur ou sou évalué), il est impossible de reconstituer une formule statistique permettant, par un quelconque système de pondération, de passer du « brut » au « net publié ». Autant dire qu’in fine, les chiffres font l’objet d’un redressement au « doigt mouillé » engageant le flair, le métier, l’inégal sens du risque ou du scoop des responsables des départements opinion. Pour plus de détails, Patrick Lehingue, Subunda, op. cit., p. 113-125. 102. Le Monde, 9 mars 2011.103. Jean-Marc Lech, Ipsos, Le Monde, ibid. Les sondeurs non plus du reste, les redressements ne requérant aucune expertise statistique particulière. Reste tout de même l’image implicite que certains sondeurs renvoient

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7. La fausse question des marges d’erreur

Ajoutons – opération souvent peu débattue – que si un(e) candidat(e) est redressé(e) à la hausse, il faut bien symétriquement en corriger d’autres à la baisse. Lesquels ? A partir de quels critères ? Dans quelles proportions ? Avec quels effets sur l’ordre du « tiercé gagnant » de cette dérisoire course de chevaux inlassablement relancée ? Il n’est pas trop difficile – même pour un non statisticien – d’annoncer un tiercé Le Pen (24 points), DSK (23 points) et Sarkozy (20 points) si la première a été, plus ou moins artificiellement, redressée de 6 points, et les seconds tout aussi conventionnellement et pour les besoins de la cause, abaissés d’autant ou presque... Cette prise de risque est d’autant plus « jouable » qu’elle peut s’abriter derrière le paravent commode des fameuses « marges d’erreur ».

Dernier maillon d’une chaîne pour le moins fragile mais jugée assez solide pour susciter un tombereau d’exégèses, la question – passionnément évoquée – des « marges d’erreur » n’a – faut il le répéter – aucune signification statistique dès lors que les échantillons ne sont pas « prélevés » au hasard (les échantillons spontanés d’internautes étant sans doute encore moins aléatoires que les autres). Sur les sites internet des « instituts » de sondage, la publication, de plus en plus fréquente, de tables de Gauss confère sans doute un apparat de scientificité aux tableaux publiés mais n’a aucun fondement probabiliste. On peut toutefois suggérer que cette « marge d’erreur affichée » (plus ou moins 2 points, soit une fourchette d’amplitude égale à 4%) peut excuser en cas de scores serrés, bien des erreurs ; en l’espèce, elle aura surtout autorisé à donner le petit coup de pouce supplémentaire (un point, deux points ?) permettant à Mme Le Pen de dépasser ses concurrents « d’une courte tête », donc à la logique de scoop de se déployer pleinement.

Plus que de marges d’erreurs (ou d’erreurs qui ne sont pas qu’à la marge), et quitte à adopter un langage probabiliste, sans doute eût-il été plus sage de pasticher Keynes et sa définition de l’incertitude (« tout simplement, nous ne savons pas et ne pouvons pas savoir ») ou de conclure avec Wittgenstein : « ce dont on ne peut parler, mieux vaut le taire ». Mais, en matière préélectorale, ce serait sans doute beaucoup demander…

implicitement de « leurs » sondés : « si les sondages sont bien à l’image de la population française, selon la logique des échantillons représentatifs, les sondés seraient à l’image des électeurs, trop stupides pour comprendre et pas assez désintéressés pour voter sans être payés . » (cf. Observatoire des sondages, « Sondeur en colère », 3 février 2011, http://www.observatoire-des-sondages.org/Sondeurs-en-colere.html.

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Renforcements circulaires et routines méthodologiques. Les présupposés d'interprétations et les résultats des enquêtes

d'opinion

Daniel Gaxie*

Nous avons mené pendant plusieurs années une enquête par entretiens approfondis, avec des questions ouvertes, auprès de citoyens de divers milieux sociaux en Allemagne, France, Italie et Pologne afin de connaître leurs opinions et attitudes à l'égard de l'intégration européenne104. En France, nous avons également mené des analyses de conversations (focus groups) auprès de personnes appartenant à des milieux diversifiés. Les opinions et attitudes des citoyens sur les questions européennes sont également l'objet d'enquêtes d'opinion standard à partir de questions fermées administrées à des échantillons des populations des États membres de l'Union Européenne. Certaines de ces enquêtes, les Eurobaromètres, sont conduites deux fois par an depuis 1973. Elles sont commandées, contrôlées et publiées par la Commission Européenne. C'est sans doute le premier exemple d'enquête d'opinion quasi officielle d'un État ou d'une fédération d'États. Ces « eurobaromètres » sont commentés par les chargés d'études des entreprises chargées de leur réalisation, mais aussi par certains responsables de l'UE, des journalistes et des chercheurs spécialistes des études européennes. La description des opinions et attitudes européennes du « public » qui ressort de cet appareil d'enquête et de commentaires105 est sensiblement différente de nos propres observations. L'objectif de cette

*. Professeur de science politique, Université Paris1 Panthéon-Sorbonne – CESSP.104. Daniel Gaxie, Nicolas Hubé, Marine de Lassalle, Jay Rowell (dir.), L'Europe des Européens Enquête comparative sur les perceptions de l'Europe, Paris, Economica, 2010 (traduction allemande et anglaise). Dans le cas particulier de la France dont certains résultats vont être présentés dans ce texte, 333 personnes ont été interrogées. Nous avons également participé à une enquête européenne auprès des élites politiques, économiques, médiatiques et syndicales de 17 pays de l'Union Européenne. Nous étions en charge de l'enquête française. Nous avons décidé d'administrer le questionnaire commun à l'ensemble des équipes sous forme d'entretiens approfondis. Les personnes interrogées étaient invitées à préciser et développer leurs réponses aux questions fermées du questionnaire et plus généralement d'exprimer très librement leur point de vue sur les questions européennes. Plus de 250 députés, dirigeants de grandes entreprises, et des principaux médias, ainsi que les responsables des principales organisations syndicales ont été interrogés. Une première analyse des résultats de cette enquête est en cours de publication : Daniel Gaxie, Nicolas Hubé, « Elites’ views on European Institutions : National Experiences Sifted through Ideological Orientations, in Heinrich Best, et. alii, eds, The Europe of Elites. A Study into the Europeanness of Europe’s Economic and Political Elites, Oxford University Press, 2012.

105. Les résultats des enquêtes d'opinion sont indissociables d'un ensemble de commentaires. Ces commentaires sont « organiquement » associés à l'enquête d'opinion en tant que phénomène social. On doit parler d'un monde des sondages avec ses entreprises spécialisées, leurs clients, des médias qui les publient, les commentateurs (des entreprises, des médias, des clients, des milieux académiques), leurs publics, dans le même sens que Howard Becker a analysé les mondes de l'art (Paris, Flammarion, 1988) avec les artistes, les galeristes, les critiques, les amateurs, les collectionneurs, et les musées. Cet univers social partage divers présupposés concernant les opinions du "public de masse" qui contribuent à son intégration intellectuelle et sociale.

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contribution est donc de chercher à comprendre comment les choix méthodologiques et les présupposés mobilisés par les commentateurs des enquêtes influent sur les résultats.

Des sujets pour tous

Un premier présupposé au fondement des enquêtes d'opinion standard est qu'il va de soi de poser toutes sortes de questions, y compris sur des sujets difficiles, abstraits, techniques et peu familiers à des échantillons considérés comme représentatifs de l'ensemble des citoyens. On demande par exemple si la « Construction européenne » a des effets « sur la possibilité de mieux lutter contre les effets négatifs de la mondialisation »106; Si une « constitution pour l'Europe rendrait le fonctionnement de l'UE plus démocratique (17% de SO (« sans opinion ») et plus transparente » (20% de SO). Il faut aussi se prononcer sur le problème de savoir si « la coopération au sein de l'UE permet de mieux résoudre les problèmes de la recherche (88% d'accord)…, du commerce international (80% d'accord)… les questions énergétiques (76%)… la qualité de l'enseignement (70%) » , etc. (suit une liste de 15 « items »)107. On demande aux enquêtés de dire si « l'UE devrait être un grand marché, un projet politique, les deux, ni l'un ni l'autre » (NSP (Ne sait pas) = 2%), s'ils sont satisfaits « du fonctionnement de la démocratie dans l'UE » (NSP = 16%)108, s'ils « ont confiance dans le Parlement Européen (NSP = 17%), dans la Commission (NSP = 21%)109, le Conseil de l'UE, la Banque centrale européenne ou la Cour de justice de l'Union ».

Ce présupposé que toutes les questions peuvent être posées à l'ensemble du public est indiscuté. Il se traduit par une indifférence pratique à l'égard des « sans réponse » et des « sans opinion ». Ces dernières ne sont pas prises en compte, y compris dans les cas où leurs taux – par ailleurs sous-estimés pour diverses raisons analysées plus bas – avoisine ou dépasse les 20%. De telles fréquences sont pourtant le signe que certaines questions soulèvent des difficultés particulières qui peuvent aussi entraîner des conséquences sur le statut des réactions enregistrées. Elles devraient inciter à s'interroger d'une part sur les raisons qui conduisent un nombre non négligeable (et sous-estimé) de personnes interrogées à s'abstenir et, d'autre part, sur le statut des réponses obtenues.

Le simple fait de poser une question revient à considérer que toutes les personnes sollicitées sont susceptibles d'avoir un avis sur les problèmes qui leur sont soumis et qu'elles sont suffisamment informées pour l'exprimer. Un tel présupposé est pourtant difficilement soutenable, ne serait-ce qu'au regard des résultats des eurobaromètres. Ainsi, 45% des personnes interrogées se sont déclarées « pas d'accord » avec l'affirmation : « je comprends le fonctionnement de l'UE »110. De même, 69% (plus des deux tiers !) des personnes interrogées se déclarent « assez mal » ou « très mal » informées « sur le fonctionnement du marché intérieur de l'UE », ce qui ne les empêche pas de répondre à une question de savoir si ce

106. Eurobaromètre standard, 64, décembre 2005. Ce type de question est régulièrement posé à chaque enquête. Confrontées à une question similaire sur les effets de la mondialisation, une partie notable des « élites » interrogées nous a répondu ne pas comprendre ce que voulait dire la question.107. Flash Eurobaromètre, 178, TNS Sofres, c/o EOS Gallup Europe, mars 2006, 39 pages.108. EB standard, juin 2006.109. EB standard juin 2007.110. Eurobaromètre standard, 2010.

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marché intérieur a, pour la France, des effets positifs, négatifs ou pas d'effet sur, la protection de l'environnement, la compétitivité des entreprises, le niveau de la croissance économique, la protection des consommateurs, la situation de l'emploi, et le pouvoir d'achat des ménages, puisque le taux de sans réponse à toutes ces questions oscille entre 0 et 1%111 ! Un réflexe méthodologique élémentaire devrait normalement conduire à soulever le problème de savoir pourquoi on choisit de répondre et comment on produit une réponse à un tel ensemble de questions, alors même qu'on se sent très mal informé à son sujet. Mais il faudrait alors remettre en question l'appareillage méthodologique, doctrinal et normatif qui est incorporé dans la pratique et les commentaires des enquêtes d'opinion standard.

Toutes les réponses expriment des opinions politiquement structurées

Les commentaires des enquêtes d'opinion interprètent les réponses comme des avis circonstanciés et politiquement structurés sur les questions posées. Dans les exemples présentés plus haut, et dans beaucoup d'autres cas, les catégories (par exemple, la construction européenne, l'Union européenne, la constitution européenne, le grand marché, l'union politique) et les problématiques (par exemple le caractère démocratique de l'UE, la transparence de son fonctionnement, la confiance dans ses institutions) sont proposées à l'ensemble des citoyens. Il va de soi que tout personne interrogée est en mesure de se les approprier pour répondre aux questions posées. De manière circulaire, les méthodologies, les pratiques et les présupposés des enquêtes d'opinion courantes112 conduisent dans beaucoup de cas à enregistrer des taux de « sans réponses » très bas, qui sont à leur tour interprétés comme la confirmation que les personnes sollicitées ont bien des opinions sur les sujets sur lesquels on les interroge113. Dans cette logique, les questions débattues dans les milieux dirigeants et reprises dans les enquêtes d'opinions sont considérées comme des questions que tous les citoyens se posent114. On peut alors attribuer une signification uniment politique à leurs réponses. La technique habituelle du commentaire consiste à transformer la réponse modale (c'est-à-dire la plus fréquente relativement) en opinion de la « majorité » (des Français ou des citoyens européens selon les cas) et même parfois, à élargir le saut logique jusqu'à en inférer

111. Enquête IFOP, 18 janvier 2008, Les Français et le fonctionnement du marché intérieur, commandée par le Centre d'information sur l'Europe et HEC. Le pourcentage de ceux qui s'estiment mal informés atteint 77% chez les ouvriers.112. Cf. infra.113. A titre d'exemple d'un tel raisonnement, cf. Bruno Cautrès, Bernard Denni, « Les attitudes des Français à l'égard de l'Union Européenne : les logiques du refus », in Pierre Bréchon, Annie Laurent, Pascal Perrineau (dir.), Les cultures politiques des français, Paris, Presses de Sciences-Po, 2000, p. 325. Les chercheurs qui pratiquent des analyses secondaires des bases de données de type eurobaromètres ont pour habitude de « nettoyer » ces bases de données en éliminant les sans réponse. D'autres décident de recoder les sans réponse et, par exemple, de leur accorder une valeur intermédiaire entre les réponses (apparemment) favorables ou hostiles à l'intégration européenne. Le postulat de l'existence d'attitudes structurées à l'égard des enjeux de la construction européenne se trouve ainsi conforté.114. Il est intéressant de relever que les arguments selon lesquels les questions européennes sont trop complexes pour être posées comme telles à l'occasion d'un référendum, que beaucoup d'électeurs ne répondent pas à la question qu'on leur pose et se prononcent à partir d'autres éléments de jugement, n'affleurent pratiquement jamais lorsqu'il s'agit des enquêtes d'opinions. On doit pourtant remarquer que les campagnes référendaires sur ces sujets entraînent le développement d'un débat qui permet de sensibiliser une partie du public qui se trouve ainsi moins désarmée que dans la situation d'une enquête d'opinion où les questions sont posées « à froid » en dehors de tout processus de mobilisation.

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ce que pensent « les Français ». On apprend par exemple que « les Français estiment que la construction européenne a des effets positifs »115; que "les réponses illustrent les raisons pour lesquelles beaucoup d'Européens pensent que l'Union a besoin d'une Constitution116; que 64% des sondés pensent que "si tous les États membres adoptaient le traité établissant une Constitution pour l'Europe, cela rendrait le fonctionnement de l'UE plus démocratique117; qu'une « majorité de citoyens européens restent convaincus que l'adoption de la Constitution européenne rendrait l'UE plus forte dans le monde (69% d'accord), plus compétitive économiquement (64%) et plus sociale (54%) »118. « Si l'Europe semble être119 une notion assez lointaine, la construction européenne suscite pourtant un engouement indéniable. En effet, 44% des Français120 se déclarent enthousiastes lorsqu'ils pensent à la construction européenne121 et 38% se disent favorables, contre seulement 8% de sceptiques et 7% d'opposants. Notons que toutes les catégories témoignent d'une franche adhésion à la construction européenne »122 ; « La grande majorité des Français considèrent que la mise en commun des moyens au sein de l'Union est susceptible de trouver des solutions efficaces à des problèmes qui dépassent bien souvent le simple cadre national »123.

Il suffit donc de laisser faire l'appareil d'enquête et de commentaire, tel qu'il est structuré par diverses options méthodologiques et principes d'interprétation124, pour faire apparaître une « demande d'Europe » et une « adhésion » à la construction européenne en affinité avec les attentes des commanditaires des enquêtes. Cette harmonie si bien ajustée de l'offre et de la demande de « révélation » de « l'opinion du public » (« national » ou « européen ») sur l'intégration européenne est pour une part produite par la formulation et le format des questions. Elle résulte aussi de l'ethnocentrisme inconscient des diverses catégories d'acteurs du monde des sondages.

Un ethnocentrisme inconscient

L'un des présupposés les plus enfouis dans les méthodologies et les interprétations des enquêtes d'opinion est l'imputation tacite d'un mode de pensée politique structuré à l'ensemble de la population. Diverses questions débattues dans les milieux politiques et dans les espaces publics sont posées à des échantillons considérés comme représentatifs. Il va de soi que toutes les personnes interrogées comprennent la question, comprennent la question de la même façon, et comprennent la question telle qu'elle est posée par ceux qui commandent, conduisent

115. Flash Eurobaromètre, Quelle Europe? La construction européenne vue par les Français, mars 2006.116. Eurobaromètre standard, décembre 2005.117. Ibid.118. Ibid.119. Cette rare expression de scepticisme porte, on l'aura remarqué, sur un résultat à contre courant des analyses qui soulignent le soutien que "l'opinion publique européenne" accorderait à la construction européenne.120. On notera le glissement des personnes interrogées dans une situation d'enquête à ce que pensent « les Français ».121. Il va de soi que les Français « pensent à la construction européenne », y compris en dehors de la circonstance très exceptionnelle où on leur demande de répondre à des questions sur ces sujets.122. Tns Sofrès, Les Français et l'Europe, 29 mai 2006. Cf. http://bit.ly/VJXa3c. 123. Flash Eurobaromètre, mars 2006.124 . Et sans qu'il soit nécessaire, en l'espèce, de suspecter la bonne foi ou une quelconque manipulation.

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et interprètent l'enquête125. Les enjeux politiques sont structurés par des oppositions de points de vue souvent abstraits, généraux et synoptiques (par exemple dans le débat sur l'UE comme grand marché ou comme union politique) qui s'expriment dans les champs de production et de reproduction des problématiques politiques. Ces débats entre spécialistes sont soumis aux échantillons des enquêtes sous forme de questions politiques synoptiques dont le monde des sondages attend des réponses de même statut. Dans l'esprit de ceux qui les rédigent et les interprètent, les réponses suggérées incorporent les considérations politiques qui circulent dans les espaces publics de débat. Les réponses enregistrées sont du même coup tacitement considérées comme l'expression d'un point de vue uniment politique et synoptique à des questions politiques synoptiques. Quelle que soit la manière dont la personne comprend la question et y répond, sa réponse est interprétée et comptabilisée comme politiquement structurée. Le mode de production politiquement structuré des fractions les plus politisées et les plus informées est imputé à l'ensemble de la population. C'est ce même postulat que l'on retrouve dans la plupart des travaux académiques qui reposent le plus souvent sur une analyse secondaire de bases de données issues des eurobaromètres. Ils situent généralement tous les citoyens européens sur un continuum –politique – unique qui oppose les plus fédéralistes à un pôle aux plus farouches eurosceptiques à l'autre pôle. Dans certains cas, les questions posées renvoient à des débats qui agitent les segments les plus virtuoses126 des champs de production des problématiques. C'est alors l'existence d'une sorte de virtuosité pour tous qui est tacitement postulée.

Les incitations à répondre

On peut penser qu'une adhésion doxique à un tel corps de présupposés immunise contre les multiples démentis de la réalité, même si on peine à comprendre que des spécialistes de l'opinion soient si ignorants de la réalité des réactions de leurs concitoyens.

Il suffit en effet de faire et de laisser parler, avec leurs propres mots, des citoyens de diverses catégories pour apercevoir l'abîme qui sépare, pour la plupart d'entre eux, le rapport réel à la construction européenne de l'image enchantée qu'en donnent les enquêtes d'opinion standard.

125. On pourrait ajouter que les acteurs du monde des sondages considèrent tacitement que tous les enquêtés accordent une attention scrupuleuse à la formulation de la question et expriment leur point de vue avec beaucoup de soin. Ce présupposé peut être par exemple observé dans certaines réponses aux critiques qui relèvent que les réponses obtenues sont parfois contradictoires entre elles. Une ligne de défense consiste alors à souligner les différences dans les nuances de formulation des questions ayant entraînées des réactions contradictoires. Une autre ligne de défense consiste à donner un sens politique à ces contradictions apparentes ce qui revient à mobiliser le présupposé d'une sorte de virtuosité politique pour tous.126. Dans sa sociologie des religions, Max Weber observe la diversité de la qualification religieuse des êtres humains et distingue une forme « virtuose » caractérisée par l'affirmation permanente des normes d'une religion déterminée et attestée par des manières d'être continûment conforme aux exigences les plus radicales de cette religion. (Cf. Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996, notamment p. 190 s..). L'administration d'un questionnaire à des échantillons de députés sur des questions européennes, permet d'observer que les plus spécialisés et experts d'entre eux mobilisent un mode de production spécifique pour répondre aux questions. Ce mode de production particulièrement sophistiqué à travers lequel toutes les dimensions, les arrières plans et les enjeux d'une question politique sont prises en compte peut être qualifié de virtuose par analogie avec le concept de Weber.

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La technique des questions fermées conduit à poser des questions en suggérant des réponses. Elle simplifie ainsi grandement la production d'une réponse pour ceux qui ne sont pas familiers des sujets sur lesquels on leur demande de se prononcer127. Ces suggestions de réponses induisent d'autant plus les réponses, que la non-réponse n'est pas suggérée comme option de réaction possible pour la personne interrogée à égalité avec les réponses qui lui sont suggérées. Les « sans réponses » n'apparaissent que si la personne interrogée fait le choix délibéré (« spontané » dans le langage des entreprises spécialisées) de ne pas répondre plutôt que de reprendre l'une des possibilités de réponse qui, de manière asymétrique, ne sont pas « spontanées » mais suggérées. On sait également que les enquêteurs reçoivent souvent la consigne explicite de dissuader les « sans réponse » et d'insister pour obtenir des réponses128

De plus, les inévitables biais de représentativité des échantillons (d'autant plus importants que les budgets des enquêtes sont plus réduits) tendent à favoriser la sur représentation des individus les plus intéressés par les thèmes des enquêtes. Ils contribuent du même coup à diminuer le nombre de ceux qui seraient susceptibles de rester « sans réponse ».

L'occultation des difficultés à se prononcer

Dans le cadre d'un entretien approfondi avec des questions ouvertes, la personne interrogée doit exprimer son avis (ou bricoler une réponse) avec ses propres mots, conceptions, ressources et informations. Le fait de demander de préciser, de développer et d'expliciter les motifs des avis exprimés dissuade de tenter de sauver la face en produisant quelque réponse laconique. L'inhibition à dire qu'on « ne sait pas » est également réduite quand l'enquêteur et l'enquêté se connaissent, ce qui n'est pas le cas dans les enquêtes courantes. De même, dans un focus group, quand les personnes rassemblées se connaissent et se rassurent mutuellement, il est plus facile de dire qu'on n'a pas d'avis. Avec de telles méthodologies, et dans le cas de sujets perçus comme difficiles, abstraits, et lointains comme c'est le cas pour les questions européennes, on observe des réactions qui sont ignorées par les enquêtes d'opinions standard. Ce qui frappe quand on enquête sur les perceptions du processus d'intégration européenne, spécialement quand on choisit de reprendre des questions habituelles des eurobaromètres comme celles qui ont été citées en exemple au début de ce texte, c'est la fréquence des réactions de désarroi, de malaise et parfois de stupeur, les longs silences, les souffrances, le sentiment de ne pas être à la hauteur, (« je suis nul! ») et de perdre la face, les hésitations et finalement l'impossibilité d'exprimer un avis : « je sais pas, c'est dur ton questionnaire, moi je m'y connais pas en Europe ».. On pourrait multiplier les illustrations de ces diverses réactions, mais, faute de place, on choisira seulement l'exemple d'un focus group avec des élus (adjoints 127. On peut montrer que le seul fait de poser une question sans suggérer de réponse –technique dite de la question ouverte - a pour effet d'augmenter dans des proportions importantes (mais variables selon les sujets) les taux de sans réponse, et ce d'autant plus que la non réponse est explicitement présentée et proposée comme une option parmi d'autres. Sur ce point, cf. Daniel Gaxie, « Au-delà des apparences ...sur quelques problèmes de mesure des opinions », Actes de la recherche en sciences sociales, 81/82, mars 1990, p. 97-112.128. Cette pratique peut sembler surprenante. En tant qu'elles sont officiellement dédiées à l'observation de ce que pense le public, on pourrait penser que les entreprises qui conduisent les enquêtes d'opinion devraient être au premier chef intéressées à savoir dans quelle mesure les personnes interrogées pensent vraiment quelque chose sur les sujets sur lesquels on les interroge. Quand on évoque ce paradoxe, certains responsables des enquêtes politiques rétorquent que leurs clients veulent connaître les opinions du public, si possible de manière simple et claire, et qu'ils accepteraient difficilement de financer des enquêtes dont le résultat serait qu'une partie du public n'a pas d'opinion bien arrêtée sur les sujets sur lesquels on l'a interrogée.

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et conseillers municipaux) d'une petite commune de la banlieue parisienne. Sont présents, le titulaire d'un BTS devenu ingénieur par l'éducation permanente (Michel), un chef d'entreprise, maîtrise de sciences économiques (Marcel), un technicien devenu responsable de la sécurité d'une entreprise (José), une gestionnaire financière avec un BTS secrétariat trilingue (Micheline), et un graphiste retraité. Ils se considèrent comme relativement informés : « nous sommes pourtant des citoyens plus avertis que d'autres, puisque nous sommes des élus ». À la fin de la séance, l'animatrice choisit de leur poser des questions empruntées aux eurobaromètres.

- Q : « est-ce que vous pensez que l'UE a suffisamment de pouvoirs et d'outils pour défendre ses intérêts économiques dans l'économie mondiale? »- José : « quand ils sont d'accord entre eux, oui ».Micheline : « c'est vaste comme question;;; [elle cherche à simplifier la formulation] donc, est-ce que l'Europe a les moyens de défendre sa politique »… (silence).- Q : (l'animatrice répète la question).(Silence)- Micheline : « économie mondiale » … (silence).- Marcel : « je suis pas assez pointu, je me demande si en dernière analyse c'est pas le pouvoir militaire qui décide tout… si c'est le pouvoir militaire qui décide tout, l'Europe est faible évidemment ».…- Q : « quelles sont vos attentes pour les douze prochains mois en ce qui concerne la situation économique de l'UE? »(Silence)- Michel : « hésitant… les douze prochains mois … les attentes sur l'Europe … ».- José : « vous pouvez répéter la question? »- Marcel : « les questions sont complexes ».L'animatrice répète la question(Silence) - Q :[elle cherche à aider les participants à répondre] « est-ce que vous avez des attentes déjà? ».

Long silence puis José fait l'effort de se lancer dans une improvisation…

On pourrait multiplier les exemples de personnes occupant des régions basses et moyennes de l'espace social qui sont dans l'impossibilité de répondre aux questions qui sont pourtant considérées comme allant de soi dans les enquêtes standard. Les questions sur le degré de confiance dans les institutions de l'UE sont significatives à cet égard. Seule une minorité des personnes interrogées est en mesure de réagir quand on les interroge sur le Parlement européen. Certaines disent qu'elles « le connaissent » parce qu'elles « en ont entendu parler » ou parce qu'elles savent qu'il est « à Strasbourg » ou « à Bruxelles ». Plus rares sont celles qui ont une idée, même vague, de son activité : "il doit faire des lois comme le Parlement français? »; « ils doivent discuter et distribuer des subventions? ». La question sur la Commission apparaît encore plus hors de portée : « ce n'est pas la même chose que le Parlement? »; « ce n'est pas le truc de Giscard? » (confusion avec la Convention sur l'avenir de l'Europe). En raison de ces réactions, nous avons renoncé à aller plus loin et à tester « le

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degré de confiance » dans les autres institutions européennes comme le font les eurobaromètres.

L'exemple d'une directrice d'école primaire, 55 ans, titulaire d'une licence de lettres modernes est typique. Elle ne sait pas ce que fait le Parlement européen : « je ne sais pas, ça statue sur quoi? certainement sur des problèmes économiques, l'agriculture, il doit donner des subventions » et encore moins pour ce qui concerne la Commission : « oui, j'en ai entendu parler … mais je ne sais pas ce qu'elle fait ». Elle éprouve des difficultés à se prononcer quand on l'interroge sur une « Union politique européenne » : « qu'est-ce que tu entends par là? ». Elle est également désorientée quand on lui demande si elle est satisfaite de la démocratie dans l'Union Européenne : « la démocratie dans l'UE? … c'est ce que tu as dit ? … c'est-à-dire? Les élections, les trucs comme ça ? ».

Le dialogue suivant avec un artisan plombier de 55 ans titulaire d'un CAP mérite également d'être rapporté en raison de sa portée idéal typique :

- Q : « En parlant de l'Europe, il y en a beaucoup qui reprochent un manque de démocratie, ça évoque quelque chose pour toi ? »- R : (silence)- Q : « vraiment rien ? »- R : « non, je suis neutre ».- Q : « si je te dis démocratie, ça veut dire quoi pour toi ».- R : « aucune idée ».- Q : « je ne sais pas, quelque chose qui te passe par la tête ».- R : « (silence) … tu me pièges là ! ».

Les points aveugles des enquêtes d'opinion

Les enquêtes d'opinion suggèrent des réponses simples à des questions parfois compliquées. On demande aux personnes interrogées de se déclarer « d'accord » ou « pas d'accord », de dire si la construction européenne est « bonne » ou « mauvaise », si elle ont « confiance » ou "pas confiance", ou si la France « a bénéficié » ou pas de son appartenance à l'UE. De telles réponses sont évidemment peu coûteuses à reproduire, d'autant plus qu'il n'y a pas de "droit de suite" qui consisterait à demander aux personnes interrogées de justifier leurs réactions. Ces réponses simples sont additionnées pour caractériser une opinion apparemment prédominante. Les « opinions publiques » sont ainsi caractérisées (et construites) en oppositions souvent binaires. On distingue les « pro » et les « anti-européens », ou dans une version plus raffinée les « enthousiastes », les « favorables », les « sceptiques » et les « opposants ». Du fait de ces simplifications, les enquêtes ignorent et occultent la complexité du rapport que beaucoup citoyens entretiennent à l'égard de la construction européenne. Interrogés avec des méthodologies différentes, beaucoup ne savent pas dire si « l'Europe » leur apparaît comme quelque chose de « positif » ou de « négatif ». Nombreux sont ceux qui répondent qu'il y a des aspects positifs et négatifs et qui ne semblent pas en mesure de dire ce qui l'emporte du positif et du négatif. D'autres encore déclarent que « l'Europe » est quelque chose de « positif », mais ne savent pas dire pourquoi. Certains déclarent avoir une appréciation positive, mais multiplient les notations critiques dans la suite de l'entretien (et

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inversement). Bien que fréquentes, ces réactions indécises, ambiguës, ambivalentes, composites et parfois contradictoires ne sont généralement pas « mesurées » dans les enquêtes courantes et sont ignorées dans la plupart des commentaires.

L'addition des réponses est une composante essentielle de la fabrication et du commentaire des enquêtes d'opinion. En posant d'emblée que les réponses sont additionnables, on admet un postulat d'équivalence et d'homogénéité des réponses. Le caractère apparemment identique des réponses induit par la fermeture des questions, renforce l'évidence de ce postulat de manière là encore circulaire. Le postulat prend appui sur d'autres postulats tout aussi insoutenables. On présuppose que toutes les personnes interrogées sont également intéressées par les sujets abordés. Qu'elles sont également informées. Qu'elles accordent le même degré d'attention à la formulation de la question et qu'elles répondent toutes avec la même conviction. Plus généralement, c'est encore le présupposé que tous les citoyens entretiennent le même rapport avec le politique qui est subrepticement mobilisé.

La méthodologie des questions fermées n'est donc pas seule en cause. On pourrait d'ailleurs la compléter par des questions filtres, par exemple pour s'assurer que les personnes interrogées sont intéressées par les sujets sur lesquels on les interroge, qu'elles en ont déjà discuté auparavant avec des proches, qu'elles se sentent informées, ou que leurs opinions sont très arrêtées. C'est moins la méthodologie qui induit les visions de « l'opinion publique » que la représentation ethnocentrique des opinions du public qui commande les usages acritiques des questions fermées. C'est cette même représentation qui empêche de s'interroger sur les multiples points aveugles des méthodologies standard et de tenter de les surmonter. Tel qu'elles sont couramment administrées, les questions fermées ne permettent pas de savoir, on l'a dit, si et comment la question a été comprise. Cette méthodologie permet d'enregistrer des réponses, mais ne fournit aucune information sur les motifs et sur les modes de production de ces réponses.

L'occultation de la diversité des manières de répondre

D'autres méthodologies mettent au contraire en évidence que sur des sujets politiques peu familiers, comme les questions européennes, beaucoup de personnes interrogées émettent des avis hésitants où le doute l'emporte sur l'opinion. Les réactions de cette infirmière de 40 ans sont typiques à cet égard :

- Q : « À propos de l'Europe, certains parlent de déficit démocratique. Vous-même, qu'est-ce que vous pensez de ça ? »- R : (silence)- Q : « qu'est-ce que vous en pensez ? »- R : « ça veut peut-être dire que les petits pays ne sont pas écoutés? »

Ce sont également les diverses manières de comprendre les questions et d'y répondre qui sont également ignorées. Ainsi, contrairement au présupposé courant, les questions relatives à « la construction européenne » sont comprises de manière très variable. Dans la mesure où les

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personnes interrogées se prononcent, elles répondent en réalité à des questions différentes. Et ces points de vue hétérogènes peuvent difficilement être agrégés.

Le simple fait de poser de telles questions à des échantillons diversifiés n'implique pas que toutes les personnes interrogées en déchiffrent les significations politiques et répondent en s'inscrivant dans les termes du débat dont elle s'inspire. Les risques de malentendu sont d'autant plus grands que l'on s'adresse à des personnes plus éloignées de ces débats comme on le voit avec les réactions de cet ouvrier de 27 ans salarié d'une entreprise de bâtiment et travaux publics :

- Q : « on parle beaucoup de construction européenne, certains sont pour, d'autres contre, certains n'ont pas d'avis, qu'est-ce que tu en penses toi? ».- R : « construction européenne… (silence), ba…en tout cas… dans ma boite, j'ai rien entendu…construction européenne… bah si ils font quelque chose pour la construction, je suis plutôt pour, pour une fois que c'est pour les ouvriers ».- Q : « Qu'est-ce que ça t'évoque la construction européenne? ».- R : « Bah... construction…c'est quoi comme construction en fait? Moi, je connais la construction française, je peux te dire ce qu'on fait en France dans le secteur de la construction, mais au niveau de l'Europe… je savais pas qu'ils faisaient des trucs… je serais plutôt pour, mais faut voir comment ils comptent faire ça… ».

D'autres comprennent confusément la question et se prononcent en fonction de vagues considérations parce que la situation commande de dire quelque chose plutôt que rien à l'exemple de l'artisan plombier déjà cité :

- Q : « On entend parler de construction européenne, est-ce que ça te dit quelque chose? »- R : « il rit! Ça à rien à voir avec le bâtiment ça ? … silence… si je suis pour l'Europe, je suis pour la construction européenne….silence… en approfondissant les choses, … soupir… qu'est-ce que c'est que la construction européenne ? eh bien c'est construire l'Europe, c'est faire encore mieux que ce qu'on fait ».

La manière de comprendre l'expression (quand elle est comprise) et donc la manière de se déclarer en faveur ou, plus rarement, opposé à la construction européenne sont variables comme on le voit avec les exemples suivants.

L'infirmière déjà citée poursuit son idée d'une inégalité de traitement des États selon leur taille:

- Q : « on parle beaucoup de construction européenne, ça évoque quoi pour vous ? »- R : (silence) « je suis toujours mitigée, ça peut être bien si tout le monde y participe ».Une institutrice retraitée mobilise le schème de l'alliance entre des États trop petits pour rivaliser avec les grandes puissances :- Q : « on parle beaucoup de la construction européenne. Vous-même, qu'est-ce que vous en pensez ? »- R : (Silence) … « oui, je suis pour la construction européenne. Ça me semble une bonne chose. Je pense qu'il faut s'unir pour représenter une force plus importante ».- Q : « Qu'est-ce que cette idée de construction européenne évoque pour vous ? »- R : « Quand on est nombreux, on a un peu plus de poids ».

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Ce n'est que dans les fractions les plus politisées de la population que les opinions produites prennent quelque consistance et procèdent de considérations qui se rapprochent des problématiques courantes des débats politiques. On le voit avec un éleveur de 41 ans, titulaire d'un bac professionnel et fier de gérer son exploitation de 250 bovins comme une entreprise :

- Q : « on parle beaucoup de construction européenne, ça évoque quoi pour vous ? »- R : « on est au tout début à mon avis, la construction sera faite je pense quand on aura la même langue … c'est sûr que les jeunes, nos enfants, ils vont y arriver à parler anglais ou espagnol couramment… c'est assez lointain tout ça… mis à part les ébauches politiques qui ont été faites, mais par exemple le Parlement Européen, je ne sais même pas comment ça fonctionne ».

C'est encore plus net avec un médecin généraliste de 53 ans :

- Q : « on parle beaucoup de construction européenne, ça évoque quoi pour vous ? »- R : « le bâtiment (rires) pour moi, c'est une construction politique … si on veut construire une Europe, c'est inévitable qu'elle soit politique ».

Des sources de malentendu

Quand elles ne s'accompagnent pas de dispositifs d'enquête permettant de saisir les significations subjectives que les personnes interrogées associent à leurs réponses, les questions fermées donnent une représentation excessivement simplifiée de la réalité et génèrent divers malentendus et erreurs d'interprétation. Les malentendus résultent notamment de la surinterprétation politique de réponses isolées du contexte de leur production et de la configuration des réactions dans lesquelles elles s'inscrivent.

L'exemple d'un focus group conduit avec des ouvriers d'une entreprise de petite métallurgie en donne une illustration. Invités à porter un jugement sur « l'Europe », leur réaction est nettement négative : « le seul problème, c'est qu'actuellement sur l'Europe, on en ressent que les nuisances, que les méfaits… alors qu'il y a certainement, enfin y'a des choses positives, mais dans un premier temps, nous on dérouille quoi » (conducteur de ligne de 45 ans). Cette perception repose notamment sur leur expérience de la monnaie : « moi, quand je vais faire les courses que je vois que les courses ont augmenté et puis qu'on paie en euro, …la première réflexion qu'on fait, c'est merde pourquoi qui nous ont mis l'euro, ça serait dix fois moins cher en franc » (cariste en intérim sans diplôme de 48 ans). L'expérience129, ou la crainte des délocalisations est un autre élément qui vient alimenter leurs réserves : « moi, déjà d'une, j'étais contre l'Europe, déjà d'une parce que tous nos métiers s'en vont, toutes nos usines s'en vont, tout est délocalisé … parce que déjà la main d'œuvre est moins chère dans certains pays » (ouvrier polyvalent). On imagine aisément les types de commentaires politiques que de telles réactions peuvent susciter130 si on ignore leur statut.

129. L'un des participants à l'entretien a quitté une entreprise en grande difficulté dans laquelle son épouse est toujours employée.

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Dans le cas présent, ces opinions sont exprimées par des personnes qui ne sont guère intéressées par les sujets européens et ont rarement l'occasion d'en discuter en dehors de la circonstance particulière d'un entretien collectif. Comme l'explique l'un des participants d'ascendance portugaise quand on lui demande ce que pensent les gens qu'il rencontre dans son pays d'origine : « bah, je sais pas moi ! tu vois déjà j'en parle pas de ça! ». Dans leur cas, l'expression « Europe » n'est pas une synecdoque de l'Union Européenne. Les participants au focus ne font jamais référence aux institutions ou décisions de l'Union quand ils expriment leurs jugements. De leur point de vue, « l'Europe » est un ensemble « de pays qui se sont mis en groupe » (cariste intérimaire) et ils n'en ont pas une perception très précise. Leur rapport à « l'Europe » (telle qu'ils la perçoivent) est un cas particulier de leur rapport au politique qui les conduit à se tenir à l'écart, avec la méfiance de ceux qui ont été souvent échaudés : « bah l'Europe, est-ce que ça ne démarre pas par la politique ? Est-ce que ça devrait pas être d'abord eux qui gèrent leur petit truc et puis voilà quoi; et puis toi derrière, tu connais pas trop la politique, bah voilà tu te retrouves comme un con quoi! » (premier de machine, 50 ans, BEPC). C'est d'ailleurs dans cette logique de méfiance, sur le thème des promesses jamais tenues par les politiques, et non en raison des critiques qu'il formule par ailleurs à l'endroit de l'Europe, que l'un des participants explique son vote « non » au référendum de 2005. En raison du décalage entre leur mode de pensée et le mode de pensée politique, il y a un risque permanent de malentendu si on accorde aux déclarations des participants à cet entretien collectif les significations politiques qu'elles semblent véhiculer du point de vue des commentateurs politisés.

Les risques de la surinterprétation politique

Ainsi, le conducteur de ligne semble un court moment exprimer une « identité européenne » : « je pense qu'on a quand même une certaine identité européenne ». Mais la signification qu'il accorde à cette « identité » est très éloignée de celles qui lui sont associées dans les débats politiques ou académiques : « tu vois un film américain, derrière tu regardes un film européen, tu vois tout de suite la différence … le film américain, ça va être des stéréotypes, des choses lourdes, c'est noir ou c'est blanc… ». Cette apparente profession de foi européenne ne l'empêche d'ailleurs pas de tenir quelques minutes plus tard un discours apparemment opposé quand on lui demande s'il se sent informé sur l'Europe : « nous on vit français, on vit pas européen, on vit français… on est obligé de vivre l'Europe, on est obligé de la vivre l'Europe, mais on se sent pas européens, on est toujours français ». Là encore, cette protestation d'identité ne doit pas être sur interprétée. Quand l'un des participants avance que « le Français aimera toujours bien la France, on est bien en France… on était bien avec notre franc », il ne faut pas en déduire qu'il choisit l'État Nation contre les institutions supranationales et la souveraineté monétaire contre la monnaie commune. L'attachement au franc ne procède pas d'une profession de foi politique. C'est une réaction de protestation contre les difficultés de la vie de tous les jours imputées à l'introduction de la nouvelle monnaie. Même la critique à 130. Deux chercheurs français interprètent par exemple ce type de réaction comme résultant de « la combinaison d'une vision autoritaire, ethnocentrée et pessimiste du monde [qui] accroît l'attachement au modèle d'organisation politique incarné par l'État-nation, lequel est conçu comme un groupe d'appartenance essentiel à la construction de l'identité collective ». Cf. Bruno Cautrès et Bernard Denni, « Les attitudes des Français à l'égard de l'Union Européenne : les logiques du refus », in Pierre Bréchon, Annie Laurent, Pascal Perrineau (dir.), Les cultures politiques des français, Paris, Presses de Sciences-Po, 2000, p. 348.

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Daniel Gaxie : Renforcements circulaires et routines méthodologiques

l'égard de l'Euro n'est pas complètement assurée : « l'euro, c'est peut être partiellement responsable, mais je pense aussi que la vie aurait augmenté de toute manière » (cariste). L'affirmation que l'on est français plus qu'européen relève du constat que l'on vit en France et que l'Europe est quelque chose de lointain ; « y a pas quelque chose de concret, voilà quoi ». Le contexte même de l'entretien montre que ces déclarations d'apparence identitaire ne doivent pas s'interpréter comme l'expression d'une préférence élective pour l'État nation et d'un refus de l'intégration européenne. L'un des participants précise que leur « génération n'est pas prête à être européenne ». Un autre ajoute que « l'Europe, ça s'apprend à l'école …[et que] les jeunes, ils ont déjà dans l'idée que l'Europe va arriver, que la nouvelle monnaie va arriver ». Ils semblent tous persuadés que dans les prochaines années « le mélange des cultures, il se fera ». Ils aimeraient bien aussi « que ça soit uni, que la question des salaires et tout ça, soit à peu près pareil pour tout le monde, pour pas que il y ait justement de la délocalisation … que tout soit harmonisé, ça serait bien ». Après l'énoncé des principaux motifs de critique par le cariste intérimaire, le conducteur de lignes ajoute qu'il pense « qu'à la base, l'Europe est une belle idée …et qu'il en fallait une », ce qui lui vaut l'approbation du même cariste.

Nul doute que ces ouvriers répondraient que l'Union européenne est une « mauvaise chose » si on les interrogeait dans la logique des eurobaromètres. Une telle réponse conduirait les commentateurs à les ranger dans le camp des eurosceptiques et à donner une explication politique de cette orientation, au motif, par exemple que cette question « fournit une manière commode de mesurer les préférences agrégées par rapport à toutes les questions politiques pertinentes [pour la personne interrogée] »131.

131. Clifford J. Carruba, «The Electoral Connection in European Union Politics »,The Journal of Politics, Vol 63, n°1, February 2001, p. 141-158.

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Peut-on croire à la qualité des enquêtes par téléphone ?

Rémy Caveng*

En 2009, la part des enquêtes par téléphone représentait 28% de la production de l’ensemble des entreprises de sondage françaises132. Si ce chiffre tend à baisser depuis l’introduction des sondages en ligne133, les sondeurs sont donc encore loin d’avoir relégué l’outil téléphonique au rang des antiquités134. Bien au contraire, comme le montre ce qui s’observe sur le petit créneau des enquêtes d’opinion où, malgré, là-aussi, la montée des panels en ligne, le téléphone reste le moyen privilégié pour appréhender les comportements, les représentations ou les intentions de vote des citoyens-électeurs. Tout du moins s’agissant des entreprises qui, jusqu’il y a peu de temps, jouissaient d’un quasi-monopole sur cette activité génératrice de profits symboliques importants (TNS-SOFRES, IPSOS, CSA, BVA, LH2)135. Outre que ces quelques « majors » du secteur se refusent, pour le moment, à généraliser les enquêtes en ligne136 dont la fiabilité est à ce point problématique qu’elle risquerait d’accroître un doute déjà bien installé quant à la qualité des données et des analyses qu’elles produisent, deux éléments d’explication permettent de rendre compte de la prédominance du mode d’interrogation par téléphone pour les sondages d’opinion et du quasi abandon des interviews en face-à-face.

A un niveau extrêmement prosaïque, on peut, en premier lieu, évoquer une logique purement économique. Bien qu’il nécessite des investissements conséquents en termes d’équipement, l’outil téléphonique a été un important vecteur d’automatisation et d’industrialisation de la production des enquêtes. Il permet en effet de les réaliser rapidement et à moindre coût qu’en face-à-face : les enquêteurs des plateformes d’appel sont moins bien rémunérés que ceux travaillant sur le terrain ; les temps de contact sont réduits ; les réponses collectées par le système CATI (computer assisted telephone interview) incrémentent en temps réel les bases de données ce qui réduit les coûts et le temps de traitement. Au passage, on peut souligner que la tendance à la compression des coûts présente une acuité particulièrement forte sur le marché des enquêtes d’opinion. Celles-ci sont en effet beaucoup moins rentables que les études de marché137 qui constituent la majeure partie de l’activité des entreprises de sondages. La raison en est assez simple : en dehors de quelques grands groupes audio-visuels, les acheteurs d’enquêtes d’opinion n’ont pas les moyens des multinationales de l’industrie et des services qui constituent la principale clientèle des entreprises de sondage. Si on ajoute à cela

*. Maître de conférences en sociologie, Université de Picardie Jules Verne, chercheur au CURAPP-ESS (CNRS-UPJV, UMR 6054)132. Guide des études marketing, média et opinion, édition 2011.133. Dont la part a littéralement explosé au cours de la dernière décennie : de l’ordre de 1% entre 2001 et 2003, elles représentent 31% de la production totale en 2009. Guide des études marketing, média et opinion, éditions 2003 et 2011.134. Pas plus que les enquêtes en face-à-face (33% en 2009). Guide des études marketing, média et opinion, édition 2011.135. Sur ce point et sur tout ce qui suit, voir Rémy Caveng, Un laboratoire du « salariat libéral ». Les instituts de sondage, Editions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2011.136. Tout du moins pour les études d’opinion.137. Jacques Antoine, Histoire des sondages, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 50 ; Loïc Blondiaux, La Fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998, p. 431.

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la pression exercée par quelques outsiders qui cassent les prix, réduisent les délais de livraison et subvertissent les critères de qualité des enquêtes qui étaient jusqu’alors admis en proposant des enquêtes en ligne, on comprend facilement l’attachement des sondeurs à un mode de collecte qui, sans être désormais le moins onéreux, reste tout de même plus économique que les enquêtes en face-à-face.

En second lieu, on peut évoquer le lien quasi organique entre l’outil téléphonique et les potentialités de surveillance des enquêteurs dans leur application à respecter l’orthodoxie méthodologique en matière d’enquêtes quantitatives. On peut résumer celle-ci de la façon suivante : au niveau de la production proprement dite, la qualité d’une enquête repose sur le fait que chaque répondant doit être soumis au questionnement dans des conditions strictement identiques. Outre les critères d’éligibilité, cela implique que les enquêteurs se plient à un certain nombre de règles de passation particulièrement draconiennes : lecture du texte au mot-à-mot, citation des listes de modalités dans leur intégralité, absence d’explication ou d’explicitation des questions, neutralité de l’attitude, etc. De ce point de vue, l’outil téléphonique couplé à l’outil informatique offre des possibilités de contrôle du travail quasiment absentes lorsque les passations sont effectuées en face-à-face : les équipes travaillent sous la surveillance d’un superviseur, des tables d’écoute permettent d’écouter les interviews sans que les enquêteurs ne le sachent, les temps de passation font l’objet d’une mesure précise, etc.

L’outil téléphonique représenterait ainsi une sorte de panacée puisqu’il permettrait d’atteindre une qualité optimale à moindre coût. On souhaite montrer ici que les deux logiques qui viennent d’être exposées créent au contraire des conditions qui laissent planer un doute important sur la qualité des enquêtes téléphoniques et donc sur la fiabilité des analyses que proposent ceux qui les vendent et ceux qui les commandent.

Interaction à distance et défaut d’implication

Le premier point à souligner est que l’outil téléphonique, en lui-même, s’oppose à l’instauration d’une relation d’enquête permettant de recueillir des réponses que l’on pourra juger de « qualité ». La principale raison à cela est la quasi-impossibilité d’impliquer les répondants au cours d’une interaction à distance. En effet, alors même que la réticence à répondre aux sondages et que la défiance envers les sondeurs se font de plus en plus fortes, un des meilleurs moyens d’obtenir un minimum d’implication de la part des répondants est de personnaliser l’interaction, de la rendre la moins neutre possible. Cet aspect des choses qui semble évident quand on traite de la relation ethnographique n’est généralement pas pris en compte lorsqu’il s’agit d’enquêtes quantitatives. A quelques exceptions près138, le travail de terrain ne fait que rarement l’objet d’une analyse spécifique. Il faut dire que la division du travail et le type de traitements dont font l’objet ces enquêtes ne s’y prêtent guère. Face à une base de données, à un graphique ou à un tableau, on n’est peu porté à déceler les milliers 138. Voir notamment Céline Bessières, Frédérique Houseaux, « Suivre des enquêteurs », Genèses, n°29, 1997, p 100-114 ; Fabienne Pages, Marianne Tribel, Alexis Bonis-Charancle, « Indélicatesse et manque de rigueur dans les sondages », Bulletin de méthodologie sociologique, n°89, 2006, en ligne [http://bms.revues.org/index724.html] ; Jean Peneff, « The Observers Observed : French Survey Researchers at Work », Social Problems, vol. 35-5, 1988, p. 520-535.

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d’interactions qui ont permis d’en arriver là. Or, aussi fugitive soit-elle, comme toute interaction sociale, la passation d’un questionnaire ne saurait être neutre ou anonyme139 et, pour qu’elle se déroule et aboutisse au résultat attendu, cela suppose que les deux parties s’impliquent. Indépendamment des arguments qui seront développés par la suite, c’est justement ce que l’outil téléphonique ne permet pas à l’inverse de ce qui s’observe lors d’interrogations réalisées en face-à-face. Dans cette situation, l’interaction perd de son caractère anonyme en raison même de la coprésence physique des deux parties dans un même espace et les enquêteurs peuvent user de leur corps et de leur regard pour impliquer les répondants dans le questionnement, voire, tout simplement, pour parvenir à obtenir un entretien et le mener à son terme. L’outil téléphonique introduirait ainsi un biais de sélection : dans la mesure où les moyens de persuasion sont très limités et qu’il est plus que facile de se débarrasser d’un enquêteur quand on ne le voit pas et qu’il suffit de raccrocher son téléphone, on peut penser que les personnes acceptant de répondre à des enquêtes téléphoniques présentent un profil spécifique qui les distingue plus encore de la population générale que celles qui répondent aux enquêtes en face-à-face.

En outre, la situation d’invisibilité propre à ces interactions à distance a pour conséquence une absence totale de contrôle des événements qui se produisent en cours de passation. Dans le cas de questionnaires réalisés en face-à-face, toute autre activité est suspendue. Inversement, tout événement perturbateur (appel téléphonique, personne se présentant au domicile, intervention auprès d’un enfant, surveillance de la cuisson d’aliments, etc.) vient interrompre le cours de la passation qui reprend une fois que les choses sont rentrées dans l’ordre. Dans le cas d’enquêtes par téléphone, on observe très souvent le contraire : les événements survenant pendant la passation sont gérés en même temps que le jeu de question/réponse. De plus, il n’est pas rare que cette passation n’interrompe pas les activités en cours et que les questionnaires soient soumis alors que le répondant écoute la radio, regarde la télé, lit un journal, fait la cuisine, ou se livre à toute autre activité. Et la situation est encore plus dégradée quand les répondants sont joints sur leur téléphone portable lors de leurs déplacements, sur leur lieu de travail, etc. Peu portés à s’impliquer du fait de dépersonnalisation de l’interaction, ils ont alors tendance à faire passer le questionnaire second plan et à y répondre distraitement. De leur côté, les enquêteurs ne peuvent exercer aucune forme de contrôle sur ces situations. Alors même que les sondages d’opinion produisent et recueillent, par leur forme et leur contenu, une « opinion » « provoquée, réactive et non spontanée »140, l’outil téléphonique renforce cette tendance en générant des réponses obligées et mécaniques, voire de complaisance, qui ont bien peu à voir avec des avis informés et réfléchis.

Obsession du contrôle et vision pauvre de la qualité

Dans les entreprises de sondage, le respect à la lettre de l’orthodoxie méthodologique constitue une véritable obsession au point qu’admettre qu’il est parfois nécessaire de reformuler, ne serait-ce qu’à la marge, une question pour qu’elle soit comprise, relève de l’hérésie. Bien que tout le monde (et à tous les niveaux) ait conscience que les questionnaires

139. Florence Weber, « Relation anonyme et formulaire d’enquête », Genèses, n°29, 1997, p. 118-121.140. Loïc Blondiaux, « Ce que les sondages font à l’opinion publique », Politix, n°37, 1997, p. 117-136.

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ne sont pour ainsi dire jamais réaliser dans les règles, l’avouer ferait s’écrouler ce derrière quoi les sondeurs s’abritent : leurs données sont standardisées parce que leur recueil l’est, même s’il ne l’est pas du tout141. Si personne n’a réellement les moyens de le vérifier s’agissant des enquêtes en face-à-face, le téléphone offre au contraire de nombreuses possibilités permettant d’atteindre ce rêve de maîtrise absolue en vérifiant, en temps réel, que les règles sont appliquées et, le cas échéant, en les faisant appliquer sur le champ ou en sanctionnant les contrevenants. On entend ainsi réduire « l’effet enquêteur », celui-ci étant perçu comme la principale source d’altération des données et non comme une contribution possible à leur qualité (d’où l’engouement actuel pour les enquêtes en ligne qui, outre des coûts et des délais de production réduits, suppriment le caractère interindividuel de la relation d’enquête). Or ce type de contrôle exercé sur les enquêteurs, soit par un superviseur présent dans la salle d’appel, soit par un contrôleur branché sur table d’écoute142 est sous-tendu par une conception étriquée de la qualité des enquêtes quantitatives qui va à l’encontre de la qualité réelle des réponses recueillies. En effet, dans l’idéal, chaque répondant doit comprendre le sens des questions qui lui sont posées et leur attribuer le même sens que tous les autres répondants143. Dans les faits, les choses ne se passent pas ainsi ou alors très rarement. En raison, non seulement d’inégalités en termes de compétences linguistiques et politiques, mais également de différences de registres linguistiques renvoyant à des univers symboliques distincts144, une même question, voire un même mot, ne seront pas compris de manière identique en fonction du sexe, de l’âge, de la PCS, de l’origine géographique et nationale, du lieu d’habitation (urbain vs rural par exemple), etc. Dans ces conditions, les enquêteurs doivent, ou en tout cas devraient, pouvoir jouer le rôle de médiateurs entre le lexique du questionnaire et celui des répondants ; autrement dit, le traduire et le reformuler dans le registre qui leur semble le mieux adapté à la situation145. Or, cela leur est formellement interdit. Ils sont astreints à lire mécaniquement le même texte et à réagir aux demandes d’explication par des relances du type « c’est comme vous l’entendez », même si le répondant n’entend rien. Faute de quoi, ils prennent le risque d’être sanctionnés ce qui, étant donné leur statut d’emploi sur lequel on reviendra plus loin, peut se traduire par la perte immédiate de travail . Alors que les compétences des enquêteurs sont requises pour obtenir des informations pertinentes, elles sont ici niées et réprimées par un encadrement infantilisant.

Par ailleurs, le respect d’autres règles telles que la lecture complète des listes de modalités même quand le répondant se prononce avant la fin, l’interdiction de coder une réponse si elle ne correspond pas exactement à celles qui sont proposées, la relance de questions liées à des échelles d’accord ou de satisfaction à un rythme régulier tend à lasser les répondants qui finissent par ne délivrer que des réponses mécaniques. Le contrôle du respect, à la lettre, des règles de l’orthodoxie méthodologique s’oppose ainsi au recueil de réponses réfléchies correspondant, avec le moins d’équivoque, à l’intention des concepteurs du questionnaire.

141. Voir Rémy Caveng, Un laboratoire du salariat libéral, op. cit., notamment le chapitre 6 et « La production des enquêtes quantitatives », Revue d’anthropologie des connaissances, 2012, à paraître.142. Il est bien évident que le nombre de contrôleurs ne permet pas d’écouter l’ensemble des interviews. Mais là n’est pas l’essentiel. Il suffit que chaque enquêteur sache qu’il peut être écouté à chaque moment sans le savoir pour que le dispositif soit efficace.143. Céline Bessière, Frédérique Houseaux, art. cit., p. 102.144. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Paris-La Haye, Mouton, 1968, p. 103.145. Céline Bessière, Frédérique Houseaux, art. cit., p. 103.

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Autre conséquence : les personnes ne maîtrisant pas suffisamment le français pour comprendre ce qui leur est demandé sans que cela face l’objet d’une simplification ou d’une clarification se trouvent exclues du champ de l’enquête.

Alors qu’il serait sage d’admettre qu’une des conditions pour obtenir des données standardisées de qualité serait d’autoriser les enquêteurs à déstandardiser l’interaction et à adapter le protocole pour le rendre adéquat aux situations, le contrôle exercé sur les plateformes d’appel par un encadrement dont le seul but est de parvenir à rationaliser un maximum l’activité langagière des enquêteurs afin qu’ils parlent tous comme un seul homme146 va exactement à l’encontre d’une conception réaliste et réflexive de la qualité des enquêtes.

Plus de productivité, moins de qualité

L’organisation du travail dans les centres d’appel, que d’aucuns désignent comme des « usines modernes » où s’élabore une sorte de taylorisation du travail relationnel et une rationalisation de l’activité langagière147, ainsi que la course à la productivité ne créent pas les conditions d’un recueil d’information de qualité. Outre un environnement extrêmement bruyant qui ne favorise guère la concentration, les enquêteurs sont soumis à des exigences élevées en termes de cadence. S’ils veulent se maintenir dans le secteur et vivre de cette activité, le respect de ces dernières est impératif tant il conditionne leurs chances de se voir confier de nouvelles missions lorsqu’ils sont employés sous le statut de vacataire (cas le plus courant) ou d’obtenir des heures complémentaires lorsqu’ils sont employés en CDI à temps partiel (très rare). Et ce, qu’ils soient payés à l’heure ou au questionnaire, ce dernier mode de rémunération impliquant en lui-même une course individuelle à la productivité puisqu’aucune rémunération n’est garantie. Pour tenir ces cadences, ils doivent enchaîner les interviews et réaliser celles-ci dans un temps limité (ce qui est également nécessaire pour éviter de lasser les répondants et de les perdre en cours de route). Les questions et les propositions de réponse sont donc lues très rapidement, ce qui ne favorise pas leur compréhension. Quant à la cohérence des réponses, elle ne peut faire l’objet d’aucune attention particulière, l’essentiel étant que les répondants se prononcent le plus vite possible. De plus, les superviseurs sont également évalués sur leur capacité à obtenir la productivité attendue de la part de leurs équipes. La pression permanente qu’ils exercent sur les enquêteurs est en elle-même génératrice d’une tension peu propice à un travail de qualité. Ce qui compte avant tout, voire uniquement, c’est donc de faire du chiffre de manière à réduire les coûts. De ce point de vue, la tendance à intensifier le travail qui passe soit par l’augmentation des cadences à effectifs constants soit par leur maintien mais avec des effectifs réduits n’a fait que s’accroître ces dernières années. Alors qu’un recueil d’information de qualité supposerait qu’on y prenne un peu de temps, celui-ci est au contraire comprimé au maximum afin de répondre à des objectifs de rentabilité.

146. Au point que, parfois, on leur attribue à tous un même nom fictif, David Martin pour les hommes et Isabelle Martin pour les femmes, par exemple.147. Marie Buscato, « Les centres d’appels, usines modernes ? Les rationalisations paradoxales de la relation téléphonique », Sociologie du travail, vol. 44-1, 2002, pp. 99-117.

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On peut ajouter que certaines cibles s’avèrent plus difficile à trouver que d’autres (les moins de 25 ans et les célibataires, peu présents à leur domicile aux heures d’appel ; les membres de classes populaires ou les personnes âgées, plus réticents à répondre par exemple). Pour tenir les objectifs, les enquêteurs doivent ainsi régulièrement prendre quelques libertés par rapport aux critères d’éligibilité (inscriptions sur les listes électorales pour des enquêtes portant sur des intentions de vote par exemple) ainsi que par rapport aux critères définissant les quotas (âge ou profession par exemple). Ces pratiques, bien évidemment proscrites et qui ne sont pas spécifiquement liées au mode d’interrogation téléphonique, peuvent faire l’objet d’une acceptation tacite, voire d’une incitation explicite, de la part de superviseurs qui ont tout intérêt à remplir leurs objectifs dans le temps imparti. Le souci de rentabilité et l’absence de moyens mis à disposition des équipes pour réaliser les enquêtes dans des conditions correctes va totalement à l’encontre de la réalisation d’un travail de qualité et donc de la production d’informations fiables.

Économie de la précarité et travail sans qualité

Le dernier argument qui ne plaide pas en faveur du crédit à accorder aux enquêtes téléphoniques est la faible qualité des emplois que les entreprises de sondage proposent à leur personnel d’enquête. En premier lieu, on peut souligner l’absence de formation réelle. Tout au plus s’assure-t-on que les enquêteurs lisent et s’expriment de manière fluide. En conséquence de quoi, on ne leur reconnaît évidemment aucune qualification. Mais c’est bien les conditions d’emploi qui prévalent dans ce secteur qui laissent planer un doute sérieux quand aux incitations à fournir un travail de qualité. En effet, le personnel d’enquête est la plupart du temps embauché sur des contrats courts (rarement plus d’une semaine) et indépendants les uns des autres. Ils ne sont donc formellement liés à leurs employeurs que de manière ponctuelle et ils n’ont aucune certitude de réembauche à la fin de chaque contrat. De plus, ils ne disposent que de maigres et rares perspectives de stabilisation ou d’évolution vers des postes de superviseur ou de cadres de terrain. Enfin, ils ne bénéficient généralement pas des avantages extra-salariaux des salariés « à statut » tels qu’une mutuelle, des réductions diverses (cinéma…), l’accès à des équipements de confort (ligne téléphonique pour passer des appels personnels, salle de repos digne de ce nom, cafetière….), etc. Cette situation est connue de tout un chacun et il est communément admis que le travail d’enquêteur n’est pas un vrai travail. Cette perception, très partagée, a une incidence particulièrement négative sur la reconnaissance de la légitimité professionnelle et sociale des enquêteurs vis-à-vis de leur entourage ou des répondants potentiels. L’image que ces derniers leur renvoient ne les incite guère à s’impliquer outre mesure dans leur activité et les questionnements qu’ils soumettent passent souvent au second plan148.

Le vécu des conditions d’emploi et des relations concrètes avec les employeurs viennent renforcer cette tendance à faire passer la qualité de l’information recueillie au rang des préoccupations accessoires. Il est en effet tout à fait illusoire d’attendre de salariés qu’ils fournissent un travail de qualité alors qu’ils ne sont pas reconnus comme des membres à part entière des entreprises, que leur rémunération dépasse rarement le SMIC, qu’ils se savent en

148. Rémy Caveng, « Renversement des positions et ré-enchantement de l’interaction. La relation d’enquête dans les sondages et les études de marchés », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 178, juin 2009, p. 88-98.

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sursis permanent, que les liens avec leurs divers employeurs sont plus que ténus et qu’ils ne peuvent envisager une amélioration de leur situation à court ou moyen terme. Du coup, la qualité de ce qu’ils produisent n’a aucune importance pour eux et ils ne se font d’ailleurs pas d’illusion à ce sujet. D’où également un turn over très important, lié à des conditions de travail difficiles, mais également à la difficulté de se maintenir dans une activité dont ils ne retirent finalement qu’un maigre salaire, des rétributions symboliques quasi-inexistantes, aucune certitude quant à l’avenir et le sentiment permanent de faire du « sale boulot ». Turn over qui lui-même pose un problème en termes de niveau de formation, ou tout du moins de compétence et donc de qualité du travail car même si savoir lire et écrire ainsi que manipuler un ordinateur suffisent généralement pour être embauché, devenir un bon enquêteur suppose un apprentissage minimum lequel, en raison des politiques de formation, ne peut passer que par la pratique.

Conclusion

Au regard des conditions dans lesquelles elles sont réalisées, il est bien difficile de croire en la qualité des enquêtes téléphoniques. Il ne s’agit pas ici de condamner le mode d’interrogation en lui-même, même si le fait d’interroger les personnes à distance représente un pis-aller par rapport à la passation en face-à-face. D’ailleurs, on aimerait bien avoir un outil du même type à disposition de la recherche en sciences sociales, mais dans des conditions qui permettent une réelle qualité du recueil d’information. Et la qualité a un coût. Un coût économique car il faudrait revoir les conditions d’emploi, de formation, de travail et de rémunération du personnel d’enquête. Et un coût à la fois méthodologique et symbolique car il faudrait repenser la qualité des enquêtes quantitatives en prenant acte que la standardisation des données passe en grande partie par la déstandardisation de la relation d’enquête, contrairement à ce qu’affirme l’orthodoxie méthodologique dont la principale fonction est de « faire science » afin de légitimer la méthode face aux acheteurs de sondages et de se rassurer quant aux conditions réelles dans lesquelles les enquêtes sont réalisées alors même que les moyens pour qu’elles le soient correctement font défaut. Mais repenser la qualité supposerait que quelques conditions soient remplies, notamment que l’on puisse disposer d’un personnel formé et stable auquel on pourrait laisser des marges de manœuvre dans la conduite des interviews. Cela supposerait donc d’y mettre le prix.

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Une hostilité ordinaire aux sondages

Alain Garrigou*

On pourrait croire que, à part quelques sociologues jaloux, les sondages entraînent une adhésion générale : celle des producteurs qui croient à ce qu’ils font, des commentateurs qui citent des chiffres comme des données évidentes et significatives et celle du public dont les médias se prévalent pour justifier leur publication. Comment le public serait-il donc hostile alors que, depuis les origines, les sondeurs soutiennent que les sondages sont démocratiques et ne se privent pas toujours de juger que leurs critiques sont antidémocrates ? Or, insondable paradoxe, il semble bien que les sondages ne soient pas populaires ou encore que les citoyens leurs soient assez largement hostiles, au moins sceptiques. On en voudra pour premier indice l’importance croissante des réactions négatives dans les deux situations où les sondeurs sollicitent le public, comme sondés dans la passation des questionnaires, comme consommateurs, comme citoyens.

Des sondés rares

Dans la relation au fondement du métier, trouver des sondés, la situation s’est tellement dégradée en 3 décennies que des inquiétudes se sont exprimées et qu’une réflexion s’est engagée pour contrecarrer la baisse du rendement149. Cette baisse n’a pas été enrayée et s’est même confirmée. Au fur et à mesure que les données se succèdent, la pente est impressionnante.

1997 2000 2003 2006 2009 2012Taux de contact réussi (1) 90% 77% 79% 73% 72% 62%Taux de coopération réussie (2) 43% 40% 34% 31% 21% 14%Taux de réponse (3) 36% 28% 25% 21% 15% 9%

(1) % de ménages dans lesquels un adulte a été contacté ; (2) % de ménages contactés avec lesquels l’entretien a été mené à son terme ; (3) % de ménages échantillonnés avec lesquels l’entretien a été mené jusqu’à son terme (Source : http://www.people-press.org/2012:05/15assessing-the-representaiveness-of-public-opinion-surveys/1Pew Research Center

Les sondeurs ont mis en cause les changements technologiques (le mobile) les changements sociaux qui éloignent du domicile (travail, famille), la lassitude engendrée par les sollicitations du marketing et même la montée de l’individualisme. La difficulté croissante à trouver des sondés les gênent à deux égards : elle fait augmenter le coût des enquêtes en mobilisant plus d’enquêteurs pour obtenir la taille habituelle de l’échantillon ; elle contrevient à l’assurance maintes fois réitérée selon laquelle les sondés seraient heureux de répondre aux *. Professeur de science politique, Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.149. John Brehm, The Phantom Respondents: Opinion Surveys and Political Representation. Ann Arbor: University of Michigan Press, 1992.

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enquêteurs en se prévalant de leurs témoignages. Selon les enquêteurs opérant dans les centres téléphoniques. Est-il besoin de dire que peu de sondeurs ont pratiqué ce difficile travail ? On ne saurait nier que des changements sociaux rendent plus difficile le contact avec les sondés potentiels, que les sollicitations marchandes aient accru la méfiance, etc… On ne saurait nier qu’il est des sondés heureux de répondre à un enquêteur comme ces personnes âgées que l’enquêteur distrait un moment de leur solitude. Cela ne résout pas complètement le mystère. L’explication sociale explique surtout la difficulté du contact mais pas les refus de répondre. Or, ceux-ci ont augmenté parallèlement et en constituent une part importante. On comprend l’imprécision plus grande de la mesure quand il est plus difficile de chiffrer le refus à cause de la diversité de ses manifestations. En outre, ils sont les plus dérangeants. En particulier ceux qui invoquent une opposition aux sondages. Quel enquêteur n’a pas entendu cette justification du refus de répondre par la formule « je suis contre les sondages ». Manière sans doute de s’excuser auprès d’un enquêteur anonyme auquel on ne veut pas de mal, manière encore de justifier par une raison élevée. On ne prendra pas au pied de la lettre une déclaration – comme on le reproche aux sondeurs – en faisant semblant de croire que les gens pensent ce qu’ils disent – car en l’occurrence, l’hostilité aux sondages peut être une simple justification légitime pour se débarrasser du gêneur par le haut, avec une noble raison. Par contre, il est des refus sonores et violents qui ne s’encombrant pas de prise de position intellectuelle manifestent bien une hostilité aux sondages. Est-il possible de l’évaluer ?

A partir des données du Pew Research Center, dont on rappelle qu’elles sont ici des faits observés et non des opinions émises, on peut estimer ces refus en comparaison du taux de contact et du taux de coopération. Le taux de réponse est en effet considéré à partir des personnes qui vont à la fin de l’interview. Ce taux de réussite, qui intéresse au premier chef les sondeurs, est plus étroit (9%) et peut inclure des sondés qui à un moment où l’autre refusent d’aller plus loin pour des raisons diverses, y compris l’hostilité aux sondages, un moment atténuée ou oubliée, mais il est plus juste d’évaluer celle-ci à partir du taux de coopération. Sur 62 % de taux de contact, les enquêteurs obtiennent 14 % de coopération, cela signifie que 77% des personnes effectivement jointes soit 3 personnes sur 4 refusent de répondre. Ce taux est sous-estimé à la fois à cause de la notoriété du sondeur et de la présence de refus chez des personnes contactées qui ne prennent pas la peine de répondre pour raccrocher, ayant compris qu'ils avaient affaire à une sollicitation ne serait-ce que par le délai nécessaire à l’enquêteur pour s’adresser à lui dans un système automatisé de numérotation des appels téléphoniques ou parce qu’ils ont écouté et raccroché sans répondre. Mais aussi chez des personnes qui abandonnent l’interview en cours de route.

Pour parler strictement d’hostilité, il faudrait que des signes soient manifestés. Ils sont nombreux mais pas systématiques. Le refus prend souvent la forme d’un téléphone silencieusement raccroché. Avec colère ou indifférence. Il est difficile d’évaluer l’hostilité parce que la réaction ne laisse pas forcément d’indices et parce que son degré est variable pour chaque personne. Nul ne contesterait qu’elle monte au fur et à mesure que les refus sont plus fréquents. Les refus de coopérer seraient ainsi passés de 52% à 77% entre 1997 et 2012. Autant qu’on puisse en juger par les téléphones raccrochés, par les paroles souvent violentes accompagnant les refus, il entre toujours plus ou moins d’hostilité dans les refus.

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Des sondés rétifs

Pour connaître l’hostilité aux sondages, il est bien sûr un moyen si évident selon le principe séminal des sondages qui suppose que, pour savoir ce que les gens pensent, il suffit de le leur demander en faisant un sondage sur les sondages. Peut-on demander à des sondés pourquoi ils sont hostiles aux sondages sauf à les mettre dans la contradiction ou à placer le sondeur dans sa propre contradiction. L’expérience ne manquerait pas d’ironie si elle n’avait été faite sans ironie semble-t-il. A plusieurs reprises. En avril 2012, l’Ifop menait une enquête sur les « Perceptions et jugements des Français sur les sondages durant la campagne électorale » (Enquête Ifop/ Metro) et reprenait quelques chiffres antérieurs.

Rappel décembre

1994

Rappel janvier 2002

Rappel Ifop/Syn

tec février 2007

Rappel Ifop/

Sélection Reader’sDigest février 2007

Ensembleavril 2012

Les sondages prennent trop d’importance dans les campagnes électorales…. NP NP NP 77 84Les sondages sont indispensables à la démocratie….. NP NP 57 NP 49Les sondages se trompent toujours dans leurs prévisions de vote…. NP NP 47 NP 48Les sondages sont un moyen d’information utile pour comprendre la vie politique….

57 52 NP NP 44

Certes, la question n’était pas aussi caricaturale qu’une interrogation directe sur l’attitude à l’égard des sondages comme « Etes-vous favorable ou défavorable aux sondages ? ». Comment des professionnels n’aperçoivent-ils pas le comique ? C’est finalement la question préalable à l’examen des résultats. Ce pourrait être une scène comique : une enquêteur enquêtant sur les sondages avec cette question : « êtes-vous pour ou contre les sondages » ou bien « pensez-vous qu’il y a trop ou pas assez de sondages »? Le sondé lui claquerait-t-il la porte au nez150 ou raccrocherait-il prestement le téléphone qu’il aurait bien répondu mais sa réponse – très négative – ne serait pas enregistrée. Moyen commode de ne tenir compte que des « bonnes réponses ». A l’inverse, ceux qui répondent ne nourrissent pas une hostilité si grande qu’ils refusent de jouer le jeu. Il y a une certaine incohérence à affirmer être hostile

150. Dans une émission humoristique de la télévision française des années 1980, le Collaro Show, un enquêteur se présentait aux portes avec des questions suscitant des réactions diverses. L’un de ces gags mettait exactement en scène cette situation.

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aux sondages dans un sondage. Un tel exercice confine donc à l’absurde. Les techniques d’enquête ne sont pas également adaptées à leur objet. Rien d’étonnant sauf si l’on pense que les sondages répondent à toutes les questions. Y compris sur eux-mêmes. Il est difficile de trouver une meilleure illustration de l’inhibition méthodologique : un instrument ne permet pas de répondre à une question, qu’à cela ne tienne, on l’utilise quand même. On peut rappeler l’historiette de l’ivrogne cherchant ses clefs à la lumière d’un réverbère pour sourire mais aussi pour se demander dans quelles conditions une telle posture est possible sans conscience du ridicule. Il faut sans doute une confiance naïve dans un instrument qui s’explique par la suspension de l’esprit critique. Il n’est peut-être pas nécessaire de mettre en cause un positivisme aussi niais qu’impensé. Le cadre marchand suffit : si un client paie un sondage pourquoi le sondeur ne vendrait-il pas au prétexte que sa technique est inadaptée à la question ? Et pourquoi pas à d’autres questions… Instiller le doute sur la valeur de son travail, même dans des circonstances limitées, serait fort risqué. Autant renoncer à son métier. Et puis, le souci professionnel des sondeurs y trouve facilement son compte quand il s’agit aussi des conditions d’exercice du métier.

Qui soutiendrait que les jugements parmi les personnes refusant de répondre se distribuent comme dans l’échantillon des gens ayant répondu. Bien sûr, les jugements seraient bien plus défavorables. Le présupposé selon lequel les refus de répondre n’affectent pas les résultats est ici à l’évidence absurde. Les échantillons retenus dans ces enquêtes sur les sondages ne sont donc pas représentatifs dans leur contenu s’ils le sont socialement. Leurs résultats sont biaisés en faveur des sondages. Ils contredisent aussi manifestement les assurances des sondeurs sur les sondés. En prenant au sérieux ce type d’enquête, les résultats ne sont pas à l’avantage des sondages, en ne les prenant pas au sérieux, ils sont encore plus défavorables.

Les propositions testées sont plus sophistiquées tout en étant de l’ordre de l’approbation ou de la désapprobation. Il est difficile de ne pas comprendre l’avis selon lequel les sondages prennent trop d’importance dans les campagnes électorales comme une manifestation d’hostilité. D’une manière générale, les jugements enregistrés ne sont pas à l’avantage des sondages puisque « l’opinion » était également partagée sur l’exactitude des précisions de vote - un libellé curieux pour les sondeurs puisqu’ils contestent publiquement faire des prévisions de vote - et sur l’intérêt démocratique : si 51 % pensent que les sondages sont indispensables à la démocratie, 49 % ne sont pas d’accord. Les résultats sont moins favorables lorsqu’ils sont rapportés aux enquêtes antérieures. Or, dans la mesure où les enquêtes précédentes donnaient matière à comparaison, le jugement n’était pas favorable aux sondages. En février 2007, ils étaient encore 57 % à dire que les sondages sont indispensables à la démocratie mais plus que 49 % en 2012. En 2007 encore, ils étaient 77 % à juger que les sondages prenaient trop d’importance dans la campagne électorale mais 84 % cinq ans plus tard. Seule l’évaluation des performances restait stable. Plutôt décevant pour une profession qui se vante d’avoir tenu compte de ses erreurs antérieures et d’être parvenu à une grande fiabilité. Plus décevant peut-être le recul du sentiment d’utilité des sondages pour comprendre la vie politique : 57 % le pensaient en 1994, plus que 52 % en 2002 et enfin 44 % en 2012. Un métier qui a pris une place grandissante voire envahissante sur les plateaux de télévision et de radio, dans les colonnes de presse, au titre d’experts et précisément de « politologue », aurait ainsi avancé en même temps que le public lui faisait moins confiance. D’une manière générale il y a quelque sujet d’inquiétude pour un métier lié à la communication politique : le

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moins qu’on puisse dire à cet égard est que cette communication réussit mal. S’il faut accorder l’honnêteté de publier des résultats peu favorables, on peut néanmoins assurer que les gens les plus hostiles ne répondant pas, l’hostilité réelle est plus grande.

Réactions hostiles à la publication

Une réaction fréquente devant les chiffres de sondages est de les réfuter s’ils sont défavorables et de les approuver s’ils sont favorables. Le critique tomberait-il dans ce piège parce qu’il verrait ses positions confirmées par les sondés ? Non bien sûr. Il ne faut pas se fier à leur précision. Ils sous-évaluent probablement l’hostilité. Ils corroborent pourtant d’autres indications. L’hostilité aux sondages s’exprime si souvent que l’on peut se demander si elle ne s’est pas élevée à une sorte de nouvelle doxa. Il ne s’agit pas ici de s’en référer aux conversations ordinaires qui, limitées à des communautés d’affinités électives, n’ont rien d’un échantillon représentatif mais des forums internets qui, pour n’être pas représentatifs, publient une multitude de jugements sur les sondages dès que l’un d’eux est publié. Les réactions des internautes peuvent être comptabilisées. Sur une population sur laquelle on ne dispose d’aucun élément d’identification sociale comme dans les sondages et surtout les opérations d’enquêtes scientifiques, on se dispensera de publier des chiffres. Ils sont fréquemment hostiles aux sondages publiés sans qu’on puisse savoir à quel degré. On sait en effet que les internautes participatifs aux forums ont des caractéristiques sociales et politiques spéciales, disponibles et donc souvent retraités ou jeunes, intéressés voire passionnés par la politique. Le nombre des réactions offre une bonne matière pour aborder la question qui nous préoccupe ici et devrait préoccuper préalablement toute enquête sur le sujet : quelles sont les formes d’hostilité aux sondages ?

Il faut d’abord remarquer que l’hostilité n’est pas générale dans la population réactive des internautes. Tout simplement parce que beaucoup d’entre eux, passionnés de politique, très partisans, applaudissent les sondages qui leur plaisent et critiquent ceux qui ne leur plaisent pas. Il ne faut pas en effet oublier que ces réactions en ligne interviennent à propos de sondages publiés sur des questions particulières et non pas comme des appréciations sur les sondages en général. Cela n’enlève rien à leur intérêt puisque ces jugements sont émis in vivo et non in abstracto. Or, des milliers de réactions manifestent bien une hostilité aux sondages. Et elles mettent en valeur un point demeuré opaque qui est celui des formes d’hostilité justifiant l’emploi du pluriel. Les hostilités aux sondages sont en effet de plusieurs catégories. Il existe tout d’abord deux sources d’hostilités, celles ponctuelles du sollicité qui n’apprécie pas d’être dérangé par un enquêteur. L’hostilité est plus souvent provoquée par l’exposition aux sondages : c’est celle du lecteur de presse, du citoyen confronté à un sondage qui le dérange ou à la prolifération des sondages. Cette hostilité a des effets sur la première car il est bien clair que le nombre des sollicités (par les enquêteurs) est largement inférieur à celui des exposés (un public qui tend vers la population en sa totalité tant il est difficile d’échapper à la publication de chiffres de sondages). La personne sollicitée qui refuse de répondre en annonçant qu’elle est « contre les sondages » a nourri cette raison en étant exposée comme public. La force de cet argument est sans doute très variable, entre un simple prétexte et une forte conviction. A l’inverse, des personnes expriment une hostilité du point de vue de la pratique par l’évocation de leur expérience de sondés à moins que ce ne soit celle

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d’enquêteur, métier exercé ou connu par des proches. La palette des réactions en ligne permet surtout d’esquisser une typologie du jugement sur les sondages et donc des formes d’hostilité.

Hostilité ciblée (1) Un sondage Résultats contrariantsHostilité générale (2) Les sondages Sentiment de dépossessionHostilité étendue (3) Les sondages

Les sondeursLes journalistes

Sentiment de dépossessionCritique politique

Hostilité modulée (4) Les sondeursLes journalistesLes politiciens

Contre les sondages mais certains bons à prendre ou à combattre en fonction de leurs effets présumés

L’hostilité ciblée (1) s’adresse à un sondage particulier qui déplaît à son critique. Celui-ci ne croit pas aux chiffres publiés et invoque un trucage. A moins que ce ne soit une caractéristique méthodologique par exemple, la taille réduite de l’échantillon, sa pertinence ou le libellé de certaines questions. Parfois, l’accusation s’élargit à tous les sondages. Sans qu’on soit sûr que le même point de vue serait soutenu devant un sondage « favorable ». Une hostilité générale (2) s’exprime face au nombre des sondages – il y en a trop – ou face à leur contenu – ces chiffres ne signifient rien ou déforment la réalité. Il arrive que cette hostilité générale soit étendue (3) aux acteurs concernés, les sondeurs qui les font, les politiciens qui les commandent et les suivent et surtout les journalistes qui les commentent. Plus ou moins élaborée, cette critique peut procéder d’une humeur querelleuse ou s’inspirer d’analyses savantes. Enfin, une attitude modulée (4) concilie l’hostilité à l’égard des sondages en général avec un jugement positif ou négatif sur tel ou tel sondage dont l’internaute évalue les effets sur l’adversaire ou son propre camp. Par exemple, tel internaute qui n’aime pas les sondages en général se réjouit du mal qu’il fait à l’adversaire. Cette attitude ambivalente concilie critique et croyance dans les effets. Critiquer ceux-ci, c’est croire qu’ils ont des effets et les approuver ou désapprouver selon une utilité partisane. Les partis politiques depuis les dirigeants jusqu’aux militants sont particulièrement concernés.

Dans chaque forme d’hostilité, la « qualité » des objections aux sondages évolue entre une incompréhension simple de la technique jusqu’à une critique élaborée. Ainsi, la représentativité ne semble pas encore comprise par tout le monde puisque certains internautes s’étonnent encore qu’il suffise d’interroger un millier de personnes à la place de plusieurs millions. A l’opposé, des internautes font référence à toute l’économie des sondages, citent des travaux et s’en inspirent manifestement. Si « l’opinion publique n’existe pas » est une formule à l’emporte-pièce qui ne rend pas exactement compte de la critique de Pierre Bourdieu, beaucoup d’internautes s’y réfèrent. A cet égard, elle a fait mouche. Dans la diversité, il existe un ressort dominant : le sentiment de dépossession. Qu’il y ait trop de sondages, qu’ils soient faux, qu’ils soient commentés, qu’ils soient payés, qu’ils servent à manipuler, selon les critiques émises, les sondages apparaissent une confiscation de la démocratie. Ce n’est pas le moindre paradoxe que cette technique conçue comme une forme de démocratie directe par George Gallup et d’autres passe aujourd’hui plus pour une confiscation supplémentaire que comme une expression complémentaire.

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Devant les données mettant en évidence une baisse régulière et importante de la coopération aux sondages, les sondeurs sont placés devant une situation délicate. Elle transparaît dans leurs diagnostics et leurs solutions. Qu’ils mettent en cause le télémarketing, la prolifération des sondages, les difficultés matérielles à joindre des sondés, l’individualisme, l’indifférence citoyenne, ils évitent de relever l’hostilité aux sondages. Ils n’ignorent pourtant pas la tonalité critique des réactions. Significative en effet était la réaction de John Brehm qui en appelait au sens civique des citoyens. A supposer que ce soit une solution face à l’indifférence, elle ne répond pas à une montée de l’hostilité. Cette hypothèse du pire n’a en effet guère été envisagée par les défenseurs des sondages tant elle contrevient à leurs croyances intimes et à leurs intérêts économiques.

Comment l’hostilité affecte la représentativité

La profession semble adopter une posture de placidité face à la baisse du taux de rendement : elle trouvera bien un étiage en se disant sans doute qu’il faudra bien que ce recul cesse sauf à atteindre le niveau zéro, hypothèse tout à fait impossible. Les sondages par téléphone continuent d’être effectués avec un taux de réponse de 9%, on peut envisager moins. Les sondeurs ont réagi pragmatiquement en améliorant leur taux de réussite (la proportion d’interviews achevés sur le nombre d’interviews commencés) et surtout en adoptant la méthode alternative de l’enquête en ligne. Celle-ci a de multiples avantages de coût et de rapidité. Confortant du coup le sang froid. Ces deux réactions ont des inconvénients qui affectent la valeur des sondages.

La baisse du rendement des sondages reste-t-elle sans conséquences pour la représentativité des échantillons ? Autrement dit, une population composée avec un taux de réponse de 9% en 2012 est-elle aussi représentative que la même population (en chiffres bruts) composée avec un taux de réponse de 36% en 1997 ? Il est une façon de répondre à la question, c’est de ne pas y répondre. Telle est la solution impliquée par le diagnostic d’une baisse due à des causes techniques et sociales. On suppose alors qu’elles touchant également toutes les catégories et ne posent donc pas de problème nouveau de représentativité. Par contre, si l’on associe une part des refus à l’hostilité aux sondages, la représentativité est bien menacée. L’hostilité est un fait d’opinion que les critères de représentativité ne permettent pas de corriger. Si l’on sait que cette hostilité est associée à des positions politiques particulières, celles-ci sont forcément sous-représentées dans les échantillons dits représentatifs. On retrouve ici la question bien connue des redressements des intentions de vote. Celles-ci sont corrigées par la comparaison avec le souvenir de vote antécédent. Le seul cas où le redressement soit possible d’ailleurs. Quand on sait combien certaines intentions de vote sont sur-déclarées et surtout sous-déclarées, on peut se poser des questions sur tous les sondages. Ainsi, les intentions de vote FN ont été souvent erronées tant il était difficile aux sondeurs de multiplier par deux les déclarations des sondés. Un tel écart était associé aux réticences à exprimer une opinion stigmatisée. Il faut ici observer que les refus de répondre peuvent avoir une part dans la sous-estimation. Si l’hostilité aux sondages est plus grande dans certaines catégories politiques, comme on en a quelques indices, leur refus de répondre produit une partie de la sous-estimation. Dans quelle mesure, ces refus affectent-ils la fiabilité des sondages ? Cela dépend

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sans doute des sujets. Mais comme il est impossible de vérifier, les sondages continueront avec cette ignorance et cette incertitude non reconnues.

Les sondages en ligne dont on sait qu’ils se substituent aux sondages par téléphone tant ils sont plus rapides, moins coûteux et surtout, trouvent des sondés, seraient aussi fiables assurent les professionnels. On imagine mal une autre réponse sinon à usage interne. Comme le fit la revue WNIM en juin 2006 qui, au regard d’une proportion de 54% d’internautes avouant des réponses non sincères dans les sondages en ligne, concluait qu’il restait un grand progrès à faire. Celui-ci sembla avoir été réalisé si l’on en juge par les déclarations des sondeurs, leurs vérifications (Opinionway) et surtout leur silence sur la méthode. Ainsi faut-il interpréter la lecture d’une presse qui omet régulièrement d’indiquer la méthode de questionnaire, et de la pratique naissante de sondages hybrides en partie par téléphone et en partie par internet.

Les sondages en ligne satisfont les sondeurs en leur offrant une méthode alternative. Il est prévisible que l’on retrouve le même processus de baisse tendancielle du taux de réponse. Les sondages rémunérés sont en effet enfermés dans une tension entre coût et légitimité. Les sondés sont-ils payés que la légitimité de la rémunération est mise en cause, aussi les sondeurs assurent-ils que cette rémunération est faible mais, pour recruter des internautes, il ne faut pas commencer à leur dire que la rémunération est faible. Double discours. On aperçoit là d’ailleurs un ressort d’une baisse tendancielle du taux de réponse. Pour se défendre contre les critiques de la rétribution, les sondeurs ont fait savoir qu’elle était très modeste. Mais alors à quoi bon répondre ? Il y a un marché de dupes à promettre une rémunération selon les procédés publicitaires du miroir aux alouettes. Et de fait, lorsque le jeu a été explicité publiquement à l’occasion d’un sondage contesté (Harris Interactive, mars 2011), des sondés se sont plaints de n’avoir rien gagné. A cet égard, il faut remarquer que les sollicitations pour intégrer des panels sont de plus en plus nombreuses. Signe qu’elles sont plus improductives ? A moins que les sondages en ligne attirent tous les opérateurs. En somme, la baisse du rendement menace aussi les sondages en ligne. La solution d’une plus forte rémunération est logique mais risquée pour la légitimité de cette rémunération et coûteuse. Sans doute va-t-on voir se développer des incitations en forme de jeu et de gros lots à gagner. Le modèle de la loterie a prouvé depuis longtemps son efficacité puisque la rareté des gros gains ne décourage pas de participer en masse. Quant aux medias qui publient les sondages, ils reçoivent de la part des sondeurs un démenti assez net à l’intérêt spontané que le public est censé porter aux sondages. Ils continueront pourtant à se prévaloir d’un tel intérêt parce que c’est le leur et que comme toute caste sacerdotale, il leur faut se prévaloir de l’intérêt des fidèles pour imposer le sien.

Les internautes sont sollicités selon les deux principes complémentaires de la conviction - avoir quelque chose à dire sur les questions posées - et de la rémunération. Celle-ci corrigeant selon les sondeurs les biais de la conviction. Voila qui est difficile à établir. Il demeure que les échantillons d’internautes sont spontanés et procèdent par autodéclaration. Ce n’est qu’a posteriori que les critères de représentativité leur sont appliqués. On admet volontiers aussi que les sondeurs ont amélioré techniquement leur méthode par des procédés de contrôle de sincérité à vrai dire assez peu respectueux des gens. Il n’empêche que le retour aux échantillons spontanés marque un virage. Les sondages sont définis par les échantillons représentatifs et ceux-ci sont le contraire des échantillons spontanés. Que cette

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représentativité soit établie ensuite n’est pas l’équivalent de la méthode aléatoire puisque les sondés ne sont pas choisis au hasard mais par auto-élection. On aura aussi du mal à accepter que les sondés répondant pour une modeste rétribution soient également répartis dans toutes les couches de la population. Il faut multiplier les participations pour cumuler les gains. A terme un quasi métier font observer les critiques. Ce n’est après tout que ce que suggèrent les opérateurs qui font appel à des internautes pour entrer dans un panel. Autre réponse prévisible, il faudra augmenter les gains promis. Pour ne pas augmenter les coûts, un système de loterie avec des « gros lots » sera alors envisagé. Bien entendu, tout cela nous éloigne de l’économie démocratique du sondage qui reposait sur le désintéressement des sondés qui pourtant contribuaient à faire gagner leur vie aux enquêteurs, souvent jouant sur la fibre solidaire, faire gagner plus d’argent aux sondeurs, et gagner beaucoup d’argent à quelques personnes qui ont ainsi fait fortune sur le compte de sondés gratuits et d’enquêteurs précaires. C’est aussi introduire dans les débats politiques des informations payées. Des sondeurs et de très rares universitaires ont répondu qu’il était normal de rétribuer un véritable travail des sondés. Cela ne répond pas à l’objection démocratique. Dans les processus électoraux, sachant les effets des sondages sur la sélection des candidats notamment, cela pose de graves problèmes. Le Sénat français a d’ailleurs proposé d’interdire la rémunération des sondages politiques (et non des sondages commerciaux). On peut supposer que la technique de l’enquête en ligne assortie de gratifications répond à la désaffection mais qu’elle reste vaine pour vaincre l’hostilité. On doit même s’attendre à ce qu’elle la nourrisse en permettant de multiplier les sondages et en introduisant la rétribution financière. Il est à cet égard intéressant de savoir que l’ignorance sur cette rétribution a longtemps été générale jusqu’au vote de la proposition de loi sénatoriale du octobre 2011 et l’affaire du sondage Harris Interactive de mars 2011. Combien de personnes se sont-elles alors étonnées devant cette révélation ? En contribuant à ce dévoilement et à d’autres, la critique scientifique des sondages peut avoir contribué à l’hostilité. C’est sûrement risquer d’en exagérer l’impact. Sans doute les sondeurs sont-ils enclins à ignorer la critique mais à en craindre les effets négatifs pour l’économie des sondages et la légitimité de la profession. Du moins est-ce ce que suggère la vivacité de leurs réactions associant l’indifférence, la censure et la colère. Tout au plus, la critique légitime-t-elle l’hostilité aux sondages. Peu de chose à côté de la prolifération, les usages manipulatoires qui suscitent un banal sentiment de dépossession politique. Immense réussite des sondages qui continuent de proliférer, dont des activités politiques et marchandes ne sauraient se passer, quelle qu’en soit la valeur. Mais aussi singulier échec de la méthode, de leurs fondateurs et des professionnels, qui ont cru que la sollicitation de l’opinion publique selon une méthode qu’ils jugeaient scientifique apportaient une contribution décisive à la démocratie – et comment auraient-ils pu penser l’inverse quand ils demandaient leur avis aux citoyens ? – quand on découvre la distance croissante à la science et à la démocratie.

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