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Croissance et emploi : l'ambition d'une initiative européenne Jacques H. Drèze et Edmond Malinvaud avec Paul De Grauwe, Louis Gevers, Alexander Italianer, Olivier Lefebvre, Maurice Marchand, Henri Sneessens, Alfred Steinherr et Paul Champsaur, Jean-Michel Charpin, Jean-Paul Fitoussi, Guy Laroque * Depuis bientôt vingt ans, le chômage européen est un problème social majeur et le signe d'une importante sous-utilisation des ressources à une époque existent bien des besoins insatisfaits. Alors que l'emploi a crû de près de 6 % entre 1987 et 1990 dans la Communauté Européenne des douze, le taux de chômage dépasse à nouveau 10 % et s'élève. Même selon des prévisions raisonnablement optimistes (un taux de croissance de 2,5 à 3 %) le taux de chômage dépassera 10 % durant au moins quatre ou cinq ans. Cette note prend position sur les politiques de court, moyen et long terme que nous considérons comme les mieux aptes à pro mouvoir la croissance et l'emploi en Europe Occidentale. Nous prétendons qu'actuellement une politique budgétaire active ne paraît pas constituer un instrument adéquat pour la stabilisation économique à court terme. L'attention devrait plutôt se concentrer sur la consolidation structurelle à moyen terme des budgets, un objectif négligé durant l'expansion de la fin des années 80. Mais nous plaidons pour une stimulation monétaire, à obtenir par une forte réduction des taux d'intérêt nominaux à court terme ; ' Cette note a été préparée collectivement au printemps 1993 à l'initiative de Jacques Drèze et Edmond Malinvaud, qui ont invité quelques collègues à les rencontrer, à Louvain-la-Neuve et Paris respectivement, en vue de considérer les termes d'une initiative utile de croissance en Europe. Cette initiative était spontanée et ne répondait à aucune sollicitation ; le travail n'a pas été aidé financièrement. Tous les auteurs ont participé à titre personnel ; les opinions exprimées ici le sont sous leur responsabilité et ne doivent pas être attribuées aux organismes dont ils dépendent. Le texte de la note était arrêté en juillet 1993 avant la réorganisation du SME le 1er août ; il n'a pas été révisé substantiellement par la suite (un paragraphe a été ajouté à la section 3.4 et trois au chapitre 6). Il fut présenté au 8e congrès annuel de Y European Economie Association à Helsinki an août 1993 plusieurs participants formulèrent d'utiles remarques. Des remerciements sont adressés pour leurs commentaires écrits à A.B. Atkinson, T. Gylfason, M. Hellwig, J.J. Laffont, P. Mazodier, D. Mac Aleese, R. Nobay and F. O'Toole. Ceux-ci ont conduit à de petites révisions et à d'importantes suggestions pour des développements futurs. De plus il est fait référence dans la section 4.5 au travail effectué après le congrès à la DGII de la Commission Européenne. Les auteurs invitent les réactions, critiques et suggestions de leurs confrères économistes. Revue de l'OFCE 49 / Avril 1994 247

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Croissance et emploi :

l'ambition d'une initiative

européenne

Jacques H. Drèze et Edmond Malinvaud avec Paul De Grauwe, Louis Gevers, Alexander Italianer, Olivier Lefebvre, Maurice Marchand, Henri Sneessens, Alfred Steinherr et Paul Champsaur, Jean-Michel Charpin, Jean-Paul Fitoussi, Guy Laroque *

Depuis bientôt vingt ans, le chômage européen est un problème social majeur et le signe d'une importante sous-utilisation des ressources à une époque où existent bien des besoins insatisfaits.

Alors que l'emploi a crû de près de 6 % entre 1987 et 1990 dans la Communauté Européenne des douze, le taux de chômage dépasse à nouveau 10 % et s'élève. Même selon des prévisions raisonnablement optimistes (un taux de croissance de 2,5 à 3 %) le taux de chômage dépassera 10 % durant au moins quatre ou cinq ans.

Cette note prend position sur les politiques de court, moyen et long terme que nous considérons comme les mieux aptes à promouvoir la croissance et l'emploi en Europe Occidentale.

Nous prétendons qu'actuellement une politique budgétaire active ne paraît pas constituer un instrument adéquat pour la stabilisation économique à court terme. L'attention devrait plutôt se concentrer sur la consolidation structurelle à moyen terme des budgets, un objectif négligé durant l'expansion de la fin des années 80. Mais nous plaidons pour une stimulation monétaire, à obtenir par une forte réduction des taux d'intérêt nominaux à court terme ;

' Cette note a été préparée collectivement au printemps 1993 à l'initiative de Jacques Drèze et Edmond Malinvaud, qui ont invité quelques collègues à les rencontrer, à Louvain-la-Neuve et Paris respectivement, en vue de considérer les termes d'une initiative utile de croissance en Europe. Cette initiative était spontanée et ne répondait à aucune sollicitation ; le travail n'a pas été aidé financièrement. Tous les auteurs ont participé à titre personnel ; les opinions exprimées ici le sont sous leur responsabilité et ne doivent pas être attribuées aux organismes dont ils dépendent. Le texte de la note était arrêté en juillet 1993 avant la réorganisation du SME le 1er août ; il n'a pas été révisé substantiellement par la suite (un paragraphe a été ajouté à la section 3.4 et trois au chapitre 6). Il fut présenté au 8e congrès annuel de Y European Economie Association à Helsinki an août 1993 où plusieurs participants formulèrent d'utiles remarques. Des remerciements sont adressés pour leurs commentaires écrits à A.B. Atkinson, T. Gylfason, M. Hellwig, J.J. Laffont, P. Mazodier, D. Mac Aleese, R. Nobay and F. O'Toole. Ceux-ci ont conduit à de petites révisions et à d'importantes suggestions pour des développements futurs. De plus il est fait référence dans la section 4.5 au travail effectué après le congrès à la DGII de la Commission Européenne. Les auteurs invitent les réactions, critiques et suggestions de leurs confrères économistes.

Revue de l'OFCE n° 49 / Avril 1994 247

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Jacques H. Drèze, Edmond Malin vaud et alii

nous proposons le niveau de référence zéro pour les taux d'intérêt réels à court terme, pour aussi longtemps que l'on n'observe pas nlairomont nno la ronrico act елппапаа clairement que la reprise est engagée.

S' agissant des politiques de moyen terme, nous recommandons deux ensembles de mesures relatifs respectivement aux coûts du travail et à l'investissement.

Nous notons que le chômage élevé se concentre fortement sur les travailleurs non qualifiés. De plus nous trouvons la preuve d'un désaccord croissant entre les structures par qualifications de l'offre et la demande de travail, la composition de celle-ci se modifiant vite au détriment des travailleurs non qualifiés. Cette observation justifie que l'on investisse dans l'enseignement et la formation. Nous considérons qu'elle justifie aussi des mesures visant à réduire le coût du travail non qualifié par rapport aux coûts du travail qualifié et du capital.

Un élément important du coût du travail est constitué par des impôts et contributions sociales, qui entraînent un écart, particulièrement substantiel pour le travail non qualifié, entre le coût pour les employeurs et le coût d'opportunité pour la société — de 30 % à 50 % dans les pays de la Communauté. Nous prétendons que le moment est venu de réduire cet écart et nous proposons d'exempter le salaire minimum des contributions sociales à la charge des employeurs. Cela peut se faire soit en percevant de telles contributions, pour tout salaire, sur la part excédant le salaire minimum, soit en introduisant une exonération dégressive s'élevant à 100 % au niveau du salaire minimum et décroissant linéairement jusqu'à zéro au niveau double.

La première modalité implique une réforme substantielle des systèmes fiscaux, car son coût direct s'élève à environ 3,2 % du PIB en moyenne dans la Communauté, avec des différences importantes suivant les pays. En revanche, le coût de la seconde modalité est plutôt de l'ordre de 1,2 % du PIB. Dans les deux cas, des ressources de remplacement doivent être trouvées pour la sécurité sociale. Une source naturelle serait l'impôt sur les émissions de CO2 qui est actuellement examiné par les pays de la Communauté (avec un rendement estimé de l'ordre de 1 à 1,3 % du PIB). Une autre source résiderait dans un relèvement des taux de la TVA. Pour la définition exacte, la mise en œuvre et le financement de cette mesure, il y a évidemment place à des mesures spécifiques aux divers pays.

Les simulations économétriques faites en France et en Belgique concernant les exonérations de taxes sur le travail, doivent être considérées comme imprécises. En termes généraux elles confirment nos idées selon lesquelles il ne faut certes pas espérer un miracle, mais des gains appréciables en emploi peuvent être attendus à moyen terme, sans coût budgétaire, si notre proposition est appliquée sans timidité.

A propos de l'investissement, nous reconnaissons que des capacités inutilisées limitent les perspectives immédiates d'équipe-

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ment des entreprises. Mais nous prétendons que des ressources inemployées peuvent être mobilisées pour des investissements riches en travail, qui auraient des rendements sociaux adéquats et contribueraient de plus à soutenir la demande globale. C'est aussi la logique de l'initiative d'Edimbourg, où les réseaux trans-euro- péens ont reçu la priorité, ainsi que les petites entreprises.

Nous prétendons cependant que l'ensemble convenu à Edimbourg est insuffisant. Un programme d'investissement dont le montant correspondrait aux efforts à venir pour la consolidation structurelle des budgets ne créerait pas de tension sur les marchés du capital, tout en compensant le retard pris par les investissements publics dans la décennie passée. Nous avançons le chiffre de 250 milliards d'Ecus (soit grosso modo huit fois l'objectif d'Edimbourg) comme un but réaliste à moyen terme. Nous proposons de privilégier aussi des domaines tels que le logement pour les ménages à bas revenus, la rénovation urbaine et les transports urbains.

Afin de stimuler les investissements ainsi visés, nous suggérons que l'on s'en remettre surtout aux subventions à l'emploi, en proportion du contenu en travail des projets retenus. Une telle disposition renforcerait, voire anticiperait, sur notre proposition précédente destinée à réduire les coûts du travail ; elle aurait surtout pour effet d'élargir l'ensemble des projets attractifs pour des investisseurs privés et des autorités locales.

De plus un meilleur accès au marché du capital devrait être recherché grâce à la collaboration d'intermédiaires institutionnels, à l'accroissement des missions de la Banque Européenne d'Investissement, à l'extension ou à la duplication du Fonds Européen d'Investissement.

Notre discussion des problèmes structurels se concentre sur les principes de base. Nous insistons d'abord sur les effets défavorables des incertitudes actuelles qui touchent non seulement certains taux d'inflation, d'intérêt et de change, mais aussi les évolutions institutionnelles dans le domaine monétaire, y compris la tentation récurrente de dévaluations compétitives. Nous ne choisissons pas un programme politique spécifique. Mais nous proclamons que réduire les incertitudes institutionnelles à propos des monnaies constitue un objectif important en lui-même. Il devrait être poursuivi activement, afin d'engager l'Europe monétaire sur une voie plus prometteuse pour l'emploi qu'un retour à des taux de change flottants libres entre les monnaies d'économies relativement petites et intégrées entre elles par d'étroits liens commerciaux.

Nous examinons ensuite les finances publiques et l'Etat-provi- dence, en reconnaissant que plusieurs pays ont besoin d'une consolidation structurelle de leurs budgets et qu'il existe des éléments de déception quant aux effets des régimes sociaux. Etudiant la logique économique de l' Etat-providence, nous concluons que les réformes à réaliser devraient viser à le rendre plus svelte et plus efficace, non à le démanteler. Pour cela il faut revoir à fond l'efficacité opérationnelle et distributive des programmes existants,

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afin d'atteindre deux objectifs difficilement compatibles : réduire dans la plupart des pays la part des transferts sociaux dans le PIB, renforcer la protection des plus mal dotés. Les économistes devraient intensifier leur participation aux recherches destinées à relever cet important défi.

Enfin, nous tirons les conséquences salariales d'une Initiative Européenne de Croissance visant à une période d'expansion soutenue, donnant la priorité à l'emploi par rapport aux salaires réels. Nous estimons qu'un schéma réaliste associe une croissance de la production de plus de 3 % l'an à une augmentation de l'emploi de plus de 1 % l'an. Cela laisse une marge d'au plus 2 % pour les salaires réels. Etant donné la présence du glissement salarial, le calcul semble conduire à des accords négociés avec des taux réels à peu près constants.

Ce schéma est-il réaliste ? Nous soulevons alors la question controversée du rôle que peuvent jouer sur les salaires les poids comparés des impôts sur le capital et le travail. Nous reconnaissons que la baisse de la part des salaires au cours des années 80 a été accompagnée d'une augmentation de la part des revenus d'intérêt, qui dans de nombreux cas sont peu taxés, notamment en raison de la mobilité des capitaux et d'une concurrence fiscale entre pays.

A défaut de déclarations systématiques, un prélèvement à la source uniforme au niveau européen, est le seul moyen de corriger ce déséquilibre en faveur des revenus d'intérêt. La question de savoir si un tel prélèvement est ou non désirable en lui-même de façon permanente est débattue entre spécialistes de la fiscalité. Le débat devrait être élargi pour tenir compte de ce que l'équité dans le traitement fiscal du capital et du travail pourrait contribuer de façon significative à la modération salariale, bien qu'il soit prématuré de considérer les preuves empiriques comme concluantes à cet égard.

Nous espérons avoir identifié un ensemble de mesures formant un tout cohérent et avoir défini une initiative ayant la taille du problème qui nous confronte. Ces mesures ont des implications budgétaires conduisant à réallouer quelques pour cent du PIB, donc davantage qu'on l'envisage habituellement. Et elles relèvent de la responsabilité d'un vaste ensemble d'institutions qui ne sont pas engagées dans une coordination systématique de leurs politiques. De sérieux problèmes devraient ainsi être résolus pour une mise en œuvre. Nous en appelons aux responsables politiques pour qu'ils fassent preuve d'audace et de détermination en affrontant ces problèmes. Et nous en appelons aux économistes des milieux académiques pour qu'ils participent activement à la définition et à la promotion d'une initiative européenne ambitieuse.

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Sommaire

Présentation résumée 1 . L'emploi : un défi pour les économistes 2. Les tendances récentes

2.1. Des perspectives dégradées 2.2. Le regain de 1986-1987 2.3. Deux points faibles : l'inflation et les finances publiques 2.4. Les perspectives à moyen terme

3. La politique macro-économique à court terme 3.1. Une politique budgétaire raisonnable 3.2. La déflation par l'endettement 3.3. Pourquoi les taux d'intérêt réels sont-ils si élevés ? 3.4. Les arguments plaidant pour une détente des taux courts

4. Pour les chômeurs sans qualification 4.1. L'inadéquation des qualifications 4.2. L'écart entre coût privé et social de la main-d'œuvre 4.3. Une proposition pour réduire le coût du travail non qualifié pour

l'employeur 4.4. Coût et financement 4.5. Impact potentiel 4.6. Sur le salaire minimum

5. Projets d'investissement ciblés 5.1. La logique d'Edimbourg 5.2. L'insuffisance des investissements publics et du bâtiment 5.3. Quelques besoins en investissement bien définis 5.4. L'initiative d'Edimbourg est insuffisante 5.5. Subventions à l'emploi et financement institutionnel

6. Réduire les incertitudes monétaires 7. Les finances publiques et l'Etat-providence

7.1. Le problème structurel 7.2. Un Etat-providence plus svelte et plus efficace 7.3. A propos des objectifs

8. La modération salariale 8.1. Priorité de l'emploi sur les salaires réels 8.2. La fiscalité comparée des revenus de l'épargne et du travail 8.3. Justice distributive et formation des salaires

9. Eléments de synthèse 9.1. Une initiative proportionnée à l'importance du problème du

chômage 9.2. Considérations budgétaires et institutionnelles 9.3. Envoi

Tableaux

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1. L'emploi: un défi pour les économistes

Cela fait près de vingt ans que le chômage domine la scène sociale en Europe Occidentale. Il indique une sous-utilisation notable des ressources, qui coexiste avec des besoins insatisfaits considérables. Au milieu des années 1980, l'embellie économique et l'accélération de la marche vers l'union européenne ont engendré un sentiment d'optimisme relativement à la croissance future, qui était général en 1989 alors que le chômage refluait lentement. En cette année 1993, les anticipations se sont profondément dégradées, présageant la persistance d'une offre excédentaire sur le marché du travail tout au long de la décennie en cours.

Devant ces sombres perspectives, les économistes européens ne peuvent rester muets. Il leur incombe de chercher des remèdes et de faire connaître leurs conclusions, même si la science économique est un outil encore bien imparfait pour comprendre à coup sûr les phénomènes qui sont en jeu. En particulier, les économistes ne peuvent cautionner l'opinion fréquemment entendue selon laquelle, au point où nous en sommes, il n'y a pas assez de travail pour employer toute la main- d'œuvre disponible. Bien au contraire, le gaspillage des ressources qui coïncide avec l'insatisfaction évidente de certains besoins est l'indice de graves dysfonctionnements. Il ne fait aucun doute que l'on peut parvenir à mobiliser les ressources nécessaires pour assouvir certains des besoins reconnus pour peu que les mesures requises à cet effet soient correctement identifiées et coordonnées, en particulier par le système des prix.

Ces soucis sont largement partagés et toutes les instances concernées par la politique économique (gouvernements, G7, CEE, OCDE...) leur ont consacré de nombreux travaux. Pourtant, les rapports économiques et les programmes politiques qu'elles ont élaborés ne sont pas, tant s'en faut, à la hauteur de la tâche. On attend toujours un ensemble de mesures adapté à la fois à l'étendue et à la persistance du chômage en Europe, en dépit des efforts renouvelés des économistes et des décideurs politiques.

Nous pensons que les économistes indépendants ont un rôle spécifique à jouer: ils ne sont pas astreints à l'obligation de faire approuver leurs points de vue par les autorités, qui aboutit immanquablement à étouffer les avis prêtant à controverse et à privilégier les opinions allant dans le sens du courant dominant. D'autre part, ils ne sont pas soumis au filtre des groupes de pression. Nous livrons ici les fruits d'une réflexion collective et nous invitons nos confrères à apporter leur pierre en faisant part des réactions que nos réflexions leur inspirent et en incitant les décideurs politiques ou leur conseillers à en discuter.

En gardant cet objectif présent à l'esprit et en restant conscients des limites du genre, nous adopterons une attitude sélective nous gardant de toute provocation inutile. Nous essaierons, en nous intéressant en priorité

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à la persistance du chômage, d'apprécier la place d'une initiative européenne de croissance. En effet, nous croyons que l'Europe des Douze (CE12), en tant qu'elle constitue un grand espace économique intégré et relativement fermé, doit trouver et appliquer une politique de coopération pour faire face à ses difficultés. Certes, une coopération avec l'extérieur (mondiale) aurait certainement son utilité, mais on ne peut s'y fier pour régler le problème. Inversement, la coopération interne est un impératif pressant parce que les résultats que les pays membres du Marché Commun peuvent escompter individuellement sont extrêmement limités.

Bien entendu, nous n'aborderons pas tous les handicaps économiques et sociaux — et ils sont nombreux — dont souffrent les pays européens. Nous ne prétendons pas non plus traiter de tous les instruments qui ont été proposés par d'autres pour combattre le chômage. Enfin, nous ne revendiquons aucun brevet d'originalité, ce qui serait hors de propos eu égard aux enjeux. Notre propos est simplement de fournir l'ébauche d'un programme. Elle appelle d'importants ajouts, précisions, compléments et ajustements pour coller aux spécificités de chaque nation, voire des réaménagements significatifs.

Nous étudierons les politiques macro-économiques, à savoir les politiques monétaire, budgétaire et des revenus, en allant du court au moyen et long terme. Fondamentalement, toutes les politiques que nous envisageons sont bien connues et elles ont déjà été proposées. Dans l'immédiat, c'est l'arme monétaire qui doit jouer le rôle principal parce que la stimulation budgétaire, si elle allait au-delà de l'action spontanée des stabilisateurs automatiques, serait déraisonnable. La spécificité de notre point de vue tient au choix de deux programmes à moyen terme, en l'espèce une réduction drastique du coût indirect de la main-d'œuvre non qualifiée et une relance ambitieuse d'investissements ciblés. Ces deux types de mesures ont déjà été proposés, et même décidés, mais à une échelle beaucoup plus réduite que celle que nous préconisons.

En substance, notre thèse se résume à ceci : pour s'attaquer avec quelque chance de succès au fléau du chômage en Europe Occidentale, les remèdes envisagés doivent être employés à une échelle plus importante que celle des divers programmes déjà adoptés ou en cours d'examen. Pour prendre à bras le corps le défi du chômage, les décideurs européens doivent accepter de réorienter quelque points de PIB. Cette remarque vaut également pour les réformes structurelles visant à réduire les incertitudes pesant sur l'Etat providence en Europe et à garantir sa pérennité.

Nous partageons l'opinion selon laquelle le moment est venu de réexaminer systématiquement le fonctionnement de l'Etat providence, à la fois pour rétrécir le champ des activités de la puissance publique afin d'en accroître l'efficience, et pour répondre aux besoins que l'Etat providence n'a pas su satisfaire. Mais nous ne remettons pas en question la philosophie générale de l'Etat providence. Loin de rechercher son démantèlement, nous voulons uniquement le rendre plus ramassé et plus efficient.

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Une brève considération d'ordre méthodologique aidera à mettre en perspective le débat que nous lançons. Chez les économistes professionnels, le réglage conjoncturel de l'économie, qui équivaut à une régulation « fine » de la politique économique, suscite une méfiance universelle. En effet, cette démarche achoppe sur notre compréhension imparfaite du fonctionnement des économies de marché décentralisées et sur les lacunes des informations dont nous disposons relativement à la conjoncture, à l'efficacité des politiques et au délai dans lequel elles portent leurs fruits. Aussi une régulation « grossière » corrigeant les déséquilibres les plus graves par une politique de moyen terme est la seule solution raisonnable. Le niveau actuel du chômage et les pronostics convaincants selon lesquels sa résorption sera lente même si l'environnement s'éclair- cit militent pour que soient adoptées dès aujourd'hui des mesures à moyen terme ayant pour finalité de promouvoir l'emploi. Elles se justifient pleinement dans le cadre d'une régulation « grossière » de l'économie.

2. Les tendances récentes

2.1. Des perspectives dégradées

Pourquoi l'horizon économique s'est-il si fortement assombri au fil des quatre dernières années et quels sont les principaux sujets d'inquiétude à l'heure actuelle ?

Durant les quatre ans qui séparent 1987 de 1990, le PIB a crû de 13 % en volume tandis que l'emploi progressait de 5,5 % dans les 12 pays de la CEE(1). Autrement dit, alors que la production a grimpé de quelque 3,4 % par an en moyenne, l'emploi a crû de 1,4 %, ce qui est sans précédent, tandis que les gains de productivité avoisinaient 2 %. Selon la définition d'Eurostat, le taux de chômage a reculé de 10,7 % en 1986 à 8,3 % en 1990. Cette évolution encourageante a fait naître l'espoir qu'une décrue progressive du chômage s'était enfin amorcée. Hélas, il a fallu vite déchanter.

Pour comprendre ce renversement de perspectives, il n'est pas inutile de prendre note de certains aspects de cet intermède heureux. Comment a-t-il commencé et comment a-t-il pris fin ? S'est-il accompagné de faiblesses décelables ?

(1) Sauf mention contraire, les chiffres que nous citons sont extraits de l'annexe statistique du Rapport économique annuel de la CEE portant sur l'exercice 1993 (Economie européenne, n° 54). La progression de l'emploi en 1987-1990 dont fait état le tableau 2 figurant dans cet ouvrage est de 6 %, mais il convient d'observer que la part de l'emploi à temps partiel dans le total des emplois s'est accrue de 0,4 % dans l'Europe des Douze au cours de cette période.

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2.2. Le regain de 1986-1987

En résumé, il semble que le raffermissement de la croissance constaté en 1986-1987 s'explique par la conjonction de facteurs favorables, tant pour l'offre que pour la demande.

— L'offre a bénéficié de la désinflation (la dérive moyenne de l'indice implicite des prix du PIB dans la CEE ressort à 4,6 % entre 1987 et 1989, soit le taux le plus faible jamais relevé depuis 1968), de la modération salariale (la part des salaires dans la valeur ajoutée s'est contractée de 5,7 % entre 1981 et 1989) et d'un redressement de la profitabilité (dont l'indice, si l'on prend pour base 100 la période 1961-1973, est remonté de 76 en 1985 à 92 en 1989).

— De son côté, la demande a été dopée par les effets de la baisse du prix du pétrole et du cours du dollar sur les revenus privés et par l'augmentation de la valeur des actifs. De plus, la réforme fiscale engagée dans de nombreux pays a stimulé la consommation et, à partir de 1987, l'effet d'annonce de l'avènement du marché unique a donné un coup de fouet à l'investissement. La consommation privée et l'investissement ont crû de 4 % en 1986 et la cadence des investissements s'est accélérée en 1987-1989.

2.3. Deux points faibles : l'inflation et les finances publiques

A posteriori, on découvre que ce renouveau de la croissance s'accompagnait de deux carences graves : l'inflation et les finances publiques.

A la fin de 1989, on décelait une accélération de l'inflation dans tous les pays de la CEE sans exception, la hausse de l'indice moyen des prix à la consommation pour la Communauté passant de 3,8 % en 1988 à 4,9 % un an plus tard. Cette recrudescence de l'inflation coïncidait pour l'essentiel avec des taux d'utilisation des capacités de production records dans l'industrie, surtout en 1989. Elle a été suivie peu de temps après par un dérapage des augmentations des salaires nominaux, qui ont atteint 7,5 % par an en 1990 et 1991, au lieu de 5,8 % en 1988 et 1989.

La résurgence de l'inflation observée alors même que le chômage demeurait élevé dans la plupart des pays est très inquiétante parce qu'elle suggère que les tensions inflationnistes renaissent dans le Vieux Continent dès que l'expansion retrouve un rythme supérieur à celui qui est nécessaire pour stabiliser le chômage (2). Les autorités monétaires ont

(2) Cette grave déficience structurelle a été soulignée par J. Drèze et С Bean dans les conclusions à tirer des leçons empiriques du Programme européen pour l'emploi (European Unemployment Program), paru chez MIT Press en 1989, qui portaient sur deux ou trois décennies jusqu'en 1986. Plus précisément, ces conclusions montrent qu'en Europe, contrairement aux Etats-Unis, les salaires réels ont intégré les gains de productivité mesurés très rapidement, de sorte que l'économie européenne est plus encline à l'inflation que son homologue américaine, si bien que la substitution du capital au travail (également stimulée par le coût relativement dissuasif de la main-d'œuvre non qualifiée) a été trop rapide. Il semble que ce diagnostic soit toujours d'actualité.

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Jacques H. Drèze, Edmond Malin vaud et alii

manifestement repris à leur compte ce jugement, si bien qu'elles ont durci leur attitude en 1989, rehaussant les taux d'intérêt nominaux à court terme dans tous les pays, de 2,4 % en moyenne pour l'ensemble de la CEE. Pour leur part, les taux réels à court terme ont augmenté dans 10 pays, de 1,7 % en moyenne. Les taux réels à court terme sont restés anormalement élevés jusqu'à ce jour en Europe (5,8 % en moyenne sur les quatre ans de la période 1988-1992). Nous reviendrons sur certaines conséquences du niveau élevé de ces taux au chapitre 3.

En ce qui concerne l'évolution des salaires, l'inadéquation des compétences par rapport à celles qui sont demandées par le marché du travail est fréquemment évoquée. Nous traiterons à loisir de cette déficience au chapitre 4. Sans prétendre apporter une explication définitive, nous ajouterons une remarque: au cours de la période 1987-1990, alors que la production et l'emploi augmentaient respectivement de 3,4 % et 1,4 %, les gains de productivité s'accroissaient de 2 %. Ils ont été pour l'essentiel absorbés par l'augmentation mesurée des salaires réels (rémunération réelle par salarié), qui a atteint successivement 1,8%, 1,9%, 0,9% et 2,8% durant ces quatre années et qui, en 1991, ressortait encore à 1,8% avant de marquer le pas en 1992. On a relevé, en particulier dans les rapports annuels de la CEE publiés au milieu des années 1980, que les accords salariaux négociés qui impliquent un salaire de base quasiment inchangé aboutissent fréquemment à une augmentation mesurée des rémunérations réelles comprise entre 1 % et 2 % du fait de la dérive des salaires induite par les primes d'ancienneté, les promotions, la participation aux fruits de l'expansion et les revalorisations négociées au niveau des établissements, qui se superposent aux augmentations accordées à l'échelon des branches, etc. Bien que les preuves manquent pour étayer ce chiffre de 2 %, l'existence de cette dérive des salaires est généralement admise. Eu égard au rétrécissement tendanciel de la part des salaires dans la valeur ajoutée, à la stagnation des rémunérations réelles dans plusieurs secteurs (notamment le secteur public) et à l'amélioration cyclique de la rentabilité, il n'est pas étonnant que les accords salariaux de la seule année 1989 aient stipulé une certaine progression des salaires réels, d'où une augmentation mesurée légèrement supérieure au taux de croissance de la productivité.

La deuxième carence mise au jour a trait aux finances publiques. Ici, 11 est inquiétant que le surplus de croissance dont les années 1987-1990 ont été le théâtre n'ait débouché sur aucune amélioration notable. Le déficit net des finances publiques des Douze (besoin de financement) représentait 4 % de leur PIB tant en 1987 qu'en 1990. Le ratio de la dette publique sur le PIB ne s'est réduit que fort modérément, revenant de 60,6 % à 59 %. Il n'est pas surprenant que, lorsque l'expansion a marqué le pas en 1991 l'existence des stabilisateurs automatiques et la persistance de taux d'intérêt élevés aient entraîné un dérapage des déficits (4,6 % en 1991, 5,3 % en 1992 et probablement 6 %, voire plus, en 1993) et un gonflement du ratio de l'endettement sur le PIB (63 % en 1992 et au moins 68 % en 1993). Après correction de l'inflation, les déficits publics ont crû de 1 % en 1987-90 à 1,4 % en 1991 et 2,5 % l'année suivante, et il est probable qu'ils franchiront la barre des 3,5 % en 1993.

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Croissance et emploi : l'ambition d'une initiative européenne

Bien entendu, la puissance des stabilisateurs automatiques n'est pas étonnante dans des pays où les recettes publiques absorbent 45 % du PIB. Pourtant, avec le recul, on peut regretter que l'accélération de l'expansion ne soit pas allée de pair avec une compression de l'endettement et un assainissement de la situation budgétaire (3>.

2.4. Les perspectives à moyen terme

Le résultat de cette évolution est que les économies européennes ont abordé une phase de récession au milieu de 1990 en cumulant trois handicaps : une dérive des prix prononcée, des politiques monétaires restrictives et un creusement des déficits.

Ce constat ne signifie pas que ces travers sont responsables du renversement de conjoncture, dont les causes restent à déterminer (4), mais en tout état de cause ils ont beaucoup contribué à rendre pessimistes les décideurs et leurs conseillers.

Le Rapport économique annuel de la CEE pour 1993 contient le pronostic à moyen terme suivant : « II est toujours délicat de hasarder une estimation de la croissance potentielle, mais il semble évident qu'en l'absence d'une rupture nette avec les tendances récentes, l'économie de la Communauté ne pourra renouer que graduellement avec un taux de croissance de 2 % à 2,5 %. Or un tel taux serait à peine suffisant pour stabiliser le chômage et il ne laisse aucune place à l'espoir d'une décrue significative à moyen terme ; même si en 1995-1996 l'expansion revenait sur une pente de près 3 %, comme l'annoncent plusieurs prévisions, le chômage pourrait se maintenir dans une fourchette de 10 % à 11 % ».

Ce pronostic ressemble fortement à celui que le СЕРП a publié au printemps 1992 dans Economie mondiale 1990-2000 : l'impératif de la croissance. Un taux de croissance annuel moyen de 2,7 % pour la CEE sur la période 1993-1997 laisserait le taux de chômage pratiquement inchangé entre le début et la fin de la période. Le reflux des taux d'intérêt serait très lent parce que l'épargne n'augmenterait pas beau-

(3) Les chiffres cités ci-dessus sont des moyennes pour la CEE. Ils masquent des disparités non négligeables entre les différents Etats, en particulier sur le chapitre du déficit primaire et de l'endettement. Ainsi, le total de 4 % que l'on constate en 1987 et 1990 est la résultante d'un mieux spectaculaire en Irlande, où le déficit a été amputé de 8,9 % à 2,5 % tandis que le ratio dette/PIB se repliait de 121 % à 102 %, ainsi que d'une consolidation modérée en Belgique (déficit et ratio d'endettement réduit respectivement de 7,5 % à 5,7 % et de 131 % à 128 %) et au Portugal (déficit ramené de 6,8 % à 5,5 % et recul du ratio dette/PIB de 73 % à 68 %), qui contraste avec la stabilité de plusieurs pays et surtout l'aggravation de la situation de l'Italie (hausse d'endettement de 90 % à 98 % et maintien du déficit à 11 %) ou de la Grèce (creusement du déficit de 11,6 % à 18,6 % et progression du ratio dette/PIB de 72 % à 95 %).

(4) Aux Etats-Unis, qui sont entrés dans la récession au même moment, des études récentes assignent un rôle déterminant au « choc de la consommation », qui lui-même reste à élucider (voir les rapports de O. Blanchard et R. Hall dans les « 1993 Papers and Proceedings de l'American Economie Association »). En Europe, la croissance de la consommation et plus encore de l'investissement a nettement décéléré en 1990 et 1991.

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Jacques H. Drèze, Edmond Malinvaud et alii

coup et les politiques monétaires resteraient restrictives afin, en particulier, de lutter contre les tensions inflationnistes dues au déséquilibre entre l'offre et la demande de travail. Comme les taux d'intérêt réels se maintiendraient à un niveau élevé, beaucoup d'entreprises persisteraient à rechercher une diminution de leur endettement quitte à adopter une politique d'investissement prudente. De surcroît, il serait inévitable que la demande totale reste atone en raison de la modération imperative de l'endettement public et du fait que la configuration exceptionnelle de la période 1986-1989 ne pourrait se reproduire.

La perspective d'un taux de chômage dépassant les 10 % dans l'Europe des Douze au cours des cinq prochaines années est le thème central de la présente étude. Pour y remédier, nous cherchons à identifier des politiques propres à hâter le retour durable à une expansion de l'ordre de 3,5 % par an à moyen terme.

Pour parvenir à ce but, il convient de tirer les leçons de la reprise de 1987-1990. D'une part, tout doit être fait pour éviter la résurgence des tensions inflationnistes. C'est pourquoi nous évoquons la modération salariale au chapitre 8. D'autre part, il est impératif que le retour à une expansion plus vive débouche sur une véritable consolidation des finances publiques qui ne se limite pas aux stabilisateurs automatiques. Cette question est soulevée au chapitre 7. Auparavant, nous nous livrons à un bref examen du dosage des politiques à court terme au chapitre 3 pour soumettre, aux chapitres 4 et 5, deux propositions tendant au renforcement progressif de l'offre et de la demande en Europe au cours des prochaines années.

3. La politique macro-économique à court terme

3.1. Une politique budgétaire raisonnable

Le creusement actuel des déficits budgétaires par le jeu des stabilisateurs automatiques éloigne tous les pays européens du plafond de 3 % stipulé par le traité de Maastricht, qui n'est plus respecté que par le Danemark, l'Irlande et le Luxembourg. En tolérant cette dérive, la plupart des Etats ont ainsi implicitement reconnu que le ratio de déficit public ne peut pas être interprété indépendamment de l'environnement économique. Si une norme de 3 % dans un contexte de plein emploi a un sens, s'évertuer à appliquer ce plafond alors que l'économie est plongée dans la récession revient à agir dans un sens procyclique. Il est naturel que la plupart des économies européennes, c'est-à-dire celles qui ne traînent pas le boulet d'un endettement excessif, adoptent une politique budgétaire inchangée qui laisse jouer les stabilisateurs automatiques sans chercher à être plus restrictive. Mais nous ne recommandons pas une

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Croissance et emploi : l'ambition d'une initiative européenne

relance discrétionnaire, qui aggraverait le besoin d'une énergique consolidation budgétaire par la suite, un effet qu'il serait déraisonnable de négliger.

Nous approuvons donc, pour le court terme, la démarche adoptée par les autorités en matière budgétaire, tout en insistant (voir le chapitre 7) pour que des mesures structurelles tendant à alléger l'Etat providence et à le rendre plus efficient soient mises en œuvre sans tarder dans une optique de consolidation à moyen terme (structurelle) du budget. En revanche, nous sommes partisans d'une stimulation monétaire au moyen d'une réduction énergique des taux d'intérêt nominaux à court terme, et nous proposons que les autorités se fixent comme objectif de référence de ramener à zéro les taux réels à court terme.

3.2. La déflation par l'endettement

La récession actuelle rappelle par certains côtés la « déflation par l'endettement» de la crise de 1929 qu'a décrite Irving Fisher. Il est vraisemblable que les chefs d'entreprise considèrent que les taux d'intérêt réels en vigueur depuis plusieurs années seront maintenus pendant plus longtemps qu'ils ne le croyaient initialement. Par conséquent, le coût de l'endettement est jugé prohibitif et il ne peut être supporté qu'à condition de dégager un taux de rentabilité très élevé et à vrai dire improbable. Les chefs d'entreprise désirent donc un faible ratio dettes/ fonds propres, qui dans bien des cas est inférieur à celui qu'ils connaissent actuellement, d'où un gel des programmes d'investissement et d'embauché.

Cela fait une dizaine d'années, si l'on fait abstraction du court répit de la fin des années 1980 où l'avenir s'annonçait plus souriant, que cette situation affecte un certain nombre de sociétés non financières et de ménages. Elle risque à présent de peser plus encore sur les établissements financiers qui, jusqu'à ces dernières années, étaient protégés par de copieuses plus-values ; spontanément, ils réagissent en distribuant le crédit avec une prudence accrue, contribuant ainsi à la persistance de taux d'intérêt paralysants et à une aggravation du rationnement du crédit. L'environnement explique en partie le flot des restructurations opérées par les agents privés, qui vont souvent de pair avec une contraction de l'activité et une compression sévère des effectifs.

3.3. Pourquoi les taux d'intérêt réels sont-ils si élevés?

Il n'est pas aisé d'expliquer pourquoi les taux d'intérêt sont restés si élevés depuis si longtemps. On admet généralement que les taux à long terme sont essentiellement déterminés par l'offre et la demande. Toutefois, ce phénomène est mal connu ; en particulier, on peut douter que

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l'explication du niveau élevé des taux d'intérêt fondée sur l'équilibre entre l'offre (épargne) et la demande (investissement), alors que les ressources productives ne sont pas pleinement utilisées, soit pertinente. Fondamentalement, le niveau prohibitif des taux d'intérêt, qui décourage l'investissement privé, est mis sur le compte de la forte demande de financement liée au déficit du secteur public, jointe à la faiblesse de l'épargne des ménages. La plupart des analystes croient que la décrue des taux d'intérêt réels à long terme ne peut être que lente et limitée et qu'elle sera réglée sur la restructuration des activités de la puissance publique dans une optique de moyen terme. On a également observé dans le passé une corrélation négative entre le taux d'inflation et les taux d'intérêt. Certains y voient un effet de l'illusion monétaire, et d'autres de la rigidité des anticipations inflationnistes à long terme. Bien que transitoires, ces phénomènes participent à la lenteur du reflux des taux d'intérêt.

Tableau 1 : Taux d'intérêt réels à long terme (30 juin 1993)

Belgique France Allemagne Italie Angleterre U.S. Japon

4,4 4,0 2,1 5,8 4,0 2,8 3,3

Source : FMI, World Economie Outlook, Mai 1993 : inflation forecasts for 1993. J.P. Morgan, Global Markets, Juillet 1993 : long term bond yields.

A ces remarques générales, il convient d'ajouter l'observation que les taux longs réels ne sont pas particulièrement élevés en Allemagne, aux Etats-Unis et au Japon (voir le tableau 1). Dans les Etats européens autres que l'Allemagne, les taux longs « réels » servis sur la monnaie nationale (c'est-à-dire les taux longs nominaux corrigés de l'inflation) sont à peu près du double. Ces différentiels ne s'expliquent pas par le risque de défaut. En effet, les primes de risque de défaut sont mesurées par les différentiels de rendement dans une monnaie commune et ceux-ci sont nettement plus faibles (de l'ordre de 1 %). On notera aussi que ce niveau élevé des taux d'intérêt réels à long terme se retrouve aussi bien dans les pays qui adhèrent au SME que dans ceux qui n'en font pas partie. Le régime des taux de change ne paraît guère avoir d'influence sur les taux d'intérêt réels à long terme.

Il est plus facile de porter un jugement sur les taux à court terme parce que ceux-ci sont assez bien contrôlés par les autorités monétaires. Les taux de combat pratiqués il y a dix ans étaient la conséquence directe des politiques de désinflation. Les taux dissuasifs observés en Allemagne en 1992 reflétaient la politique de la Bundesbank, qui jugeait de son devoir de faire contrepoids à la politique budgétaire laxiste mise en œuvre au moment de la réunification et s'inquiétait de la croissance des agrégats monétaires. Pour leur part, les autres pays membres du SME étaient contraints d'appliquer une politique d'argent cher pour

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défendre leur taux de change ; cet impératif explique l'inversion de la courbe des rendements observée dans ces seuls pays. En revanche, l'Italie et le Royaume-Uni ont retrouvé une courbe des rendements normale lors de leur sortie du SME, mais les taux à court terme y demeurent excessifs eu égard à la situation de l'économie (voir le tableau 2).

Tableau 2 : Différence entre taux à 3 mois sur Euro-dépôts et rendement sur obligations à 10 ans

(30 juin 1993)

Pays appartenant au SME

Belgique France Allemagne Hollande Espagne

+ 0,4 + 0,2 + 0,8 + 0,1 + 0,5

Pays hors du SME

Italie Japon Grande-Bretagne Etats-Unis

- 1,9 - 1,2 - 1,8 - 2,6

Source: J.P. Morgan, Global Markets, Juillet 1993.

3.4. Les arguments plaidant pour une détente des taux courts

Si la vigilance de la Bundesbank peut se comprendre dans les conditions qui prévalaient il y a trois ans, une plus forte révision de son attitude s'impose que celle constatée jusqu'à ce jour. La récession frappe l'Allemagne aussi durement que ses voisins. Le gouvernement allemand a adopté un nouveau train de mesures budgétaires. Dans une telle situation, une aisance monétaire ne peut pas avoir un caractère inflationniste. De plus, la division actuelle entre les pays d'Europe et les perturbations qui en sont le corollaire dans un régime de taux de change flottants sont très dommageables pour l'avenir, tant d'un point de vue économique que d'un point de vue politique.

En effet en dehors de l'Allemagne les autorités monétaires semblent accepter l'idée que, dans la récession présente, les taux d'intérêt devraient être moins élevés ; mais elles ne peuvent pas négliger la référence aux taux allemands. Elles doivent considérer cette référence afin aussi bien de maintenir la confiance dans leur ligne anti-inflationniste que d'éviter d'accroître le désordre des taux de change intra-européens. Ainsi, la Bundesbank devrait apporter son assistance en contribuant à une forte baisse simultanée des taux d'intérêt. Comme objectif à cette fin nos suggérons des taux d'intérêt réels à court terme nuls pour aussi longtemps que l'on n'observe pas clairement que la reprise est engagée.

Bien entendu, il ne faudrait pas exagérer l'incidence d'une détente des taux courts sur l'activité et l'emploi, mais en tout état de cause celle-

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ci ne doit pas être tout à fait négligeable. Les entreprises se financent en grande partie par des crédits à court terme, si bien que le coût de leur encours varie en fonction de l'évolution des taux à court terme. Directement ou indirectement, le coût d'un grand nombre de prêts à long terme dépend actuellement des taux courts. Des taux courts élevés militent aussi pour un report des investissements physiques, que ces derniers portent sur des équipements de production ou sur des logements.

De plus, des taux à court terme modérés sont de nature à renforcer sensiblement la compétitivité prix de l'Europe par le biais d'une baisse du taux de change, qui à tout le moins sera plus bas que dans le cas d'un maintien des taux courts à un niveau élevé. Eu égard au rôle de la compétitivité dans la situation de l'économie européenne et à la réorientation des flux commerciaux qu'implique la transition de l'Europe de l'Est, ce facteur ne saurait être méconnu.

Enfin, la décrue des taux courts allégera le fardeau du service de la dette des Etats, notamment de ceux qui, à l'instar de l'Italie, ont un endettement à court terme non négligeable.

On veillera cependant à gérer avec soin l'effet de relance de manière à orienter les anticipations dans un sens favorable. Il faut que l'opinion publique soit convaincue de la capacité des pouvoirs publics de lutter contre la récession sans ranimer l'inflation ni créer des problèmes susceptibles de causer des désordres à l'avenir. Il ne faut pas que l'on reperde par une hausse des taux longs ce que l'on a gagné par la diminution des taux courts. Si les anticipations ne changent pas par ailleurs, le reflux des taux courts s'étendra dans une certaine mesure aux taux longs. Toutefois, ce phénomène risque de ne pas se produire si la politique des autorités est jugée déraisonnable et si les opérateurs des marchés financiers prévoient que les taux courts ont toutes chances de retrouver rapidement un niveau très élevé. C'est pourquoi la politique budgétaire ne doit pas être jugée trop accommodante et les ajustements budgétaires structurels (voir le chapitre 7) doivent être menés de front.

4. Pour les chômeurs sans qualification

4.1. L'inadéquation des qualifications

Lorsqu'un taux de chômage élevé se maintient sur une longue période, un de ses traits essentiels attire l'attention : le chômage frappe prioritairement les travailleurs sans qualification. En principe, il se peut que ce phénomène tienne tout simplement à une dévalorisation de la main-d'œuvre ou à un rehaussement des exigences à l'égard de cette dernière, c'est-à-dire au remplacement de travailleurs non qualifiés par d'autres, plus qualifiés. Cette explication est recevable si l'on se situe

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Croissance et emploi : l'ambition d'une initiative européenne

dans une perspective cyclique. Mais des indices de plus en plus nombreux indiquent qu'un phénomène supplémentaire, de caractère plus structurel, est à l'œuvre, à savoir un désaccord croissant entre les structures par qualifications de l'offre et de la demande de travail, impliquant que, pour un système donné de rémunérations et de différentiels des salaires, la demande de main-d'œuvre comprend une proportion d'emplois non qualifiés qui décroît plus vite que la proportion des travailleurs sans qualification. Bien que nous ne disposions que d'indices fragmentaires à ce sujet, on peut se faire une idée d'ensemble à l'aide de plusieurs sources indépendantes. Parallèlement, il semble que le coût relatif de la main-d'œuvre non qualifiée par rapport à celle qui est qualifiée (mais pas forcément très qualifiée) soit resté stable, ou même ait augmenté, dans la plupart des pays d'Europe, contrairement à l'évolution que l'on observe aux Etats-Unis où ce coût diminue (voir également l'annexe à l'édition anglaise de cet article dans European Economy: Reports and Studies, March 1994).

Dans une certaine mesure, la dévalorisation cyclique de la main- d'œuvre restaure la flexibilité salariale. Le travailleur qui, ne trouvant pas d'emploi en rapport avec son niveau de qualification, en accepte un qui est moins attrayant ou moins bien rémunéré, ou même qui cumule ces deux inconvénients à la fois, a accepté en pratique une réduction de salaire. Ainsi la rémunération du travailleur est flexible. On peut alors conclure que le déséquilibre persistant du marché du travail concerne essentiellement la main-d'œuvre sans qualification et que c'est ici que des solutions doivent être apportées. La politique d'éducation et de formation professionnelle peut apporter une partie de la réponse. Nous sommes convaincus que les prix relatifs ne doivent pas non plus être négligés.

4.2. L'écart entre coût privé et coût social de la main-d'œuvre

La difficulté de mobiliser les ressources en main-d'œuvre non qualifiée, actuellement gaspillées, pour répondre à des besoins insatisfaits, tient à la différence considérable qui existe entre le coût de l'embauche pour l'employeur et le coût d'opportunité réel de l'embauche pour la collectivité. Il faut bien comprendre la nature et l'étendue de cette distorsion. En période de plein emploi, le coût d'opportunité de la main- d'œuvre pour une entreprise est égal à la productivité de cette main- d'œuvre dans une autre entreprise et la distorsion liée à l'écart est nulle. En période de sous-emploi, le coût d'opportunité d'un travailleur non qualifié est simplement égal au coût qu'implique le fait de mettre un chômeur au travail (en dernière analyse, ce coût peut même être négatif pour peu que certains chômeurs préfèrent exercer un emploi même si leur revenu net reste inchangé). Pour les autres catégories de travailleurs, la situation est plus compliquée. Certaines catégories sont pleinement employées à leur niveau de qualification, de telle sorte que la règle du plein emploi s'applique. Dans d'autres catégories, on trouve des travailleurs employés pour un travail inférieur à leur niveau de qualification, si bien que le coût d'opportunité doit être évalué (de manière recursive) au

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plus bas niveau de qualification correspondant à l'emploi effectif de cette catégorie (5). Cette évaluation est compliquée et, dans l'esprit de la régulation « grossière » de l'économie, on se bornera à essayer de corriger les distorsions les plus flagrantes, en l'occurrence celles qui ont trait au personnel sans qualification.

On peut se faire une idée approximative de l'écart en se fondant sur la part qui, dans le coût du travail pour l'employeur, correspond aux cotisations de sécurité sociale (CSS) et à l'impôt sur le revenu, éventuellement augmentés des allocations chômage (ou d'une partie de ces dernières pour tenir compte du fait qu'une partie seulement des nouveaux emplois, généralement proche de 1/2, est attribuée aux chômeurs). Le tableau 3 indique la part des CSS et de l'impôt sur le revenu dans le coût du travail sur la base de la rémunération moyenne ; on voit que celle-ci s'étage de 30 % à 50 % en Europe (mais nettement moins aux Etats-Unis et au Japon). Pour ajouter la moitié des allocations chômage, il faut connaître le « taux de compensation » en vigueur dans chaque pays, lequel n'est pas aisé à évaluer avec précision. Nous avons inséré dans le tableau 3 une colonne dans l'hypothèse d'un taux de remplace-

Tableau 3 : Cotisations sociales et impôt sur le revenu calculés sur le revenu moyen (ouvriers), 1991

Belgique Danemark France Allemagne Irlande Italie Hollande Portugal Royaume-Uni

Moyenne non pondérée

Etats-Unis Japon

Taux de cotisations sociales

Employeur d)

41,9 0,0

43,8 18,2 12,2 50,1 10,8 24,5 10,4

23,5

7,7 7,6

Employé (2)

12,1 2,5

17,1 18,2 7,8 9,0

10,7 11,0 7,6

10,7

7,7 7,0

Taux moyen Impôt

Revenu (3)

11,6 36,0 1,0 8,7

16,4 14,2 32,5 0,9

15,5

15,2

11,3 2,4

Taux de prélèvement en % du coût

privé pour l'employeur

(4)

46,2 38,5 43,1 38,1 32,4 48,9 48,8 29,2 30,3

40,0

24,8 15,8

Ecart entre le coût privé

et le « coût social »

en % (5)

57,0 50,8 54,5 50,5 45,9 58,1 59,0 43,4 44,2

52,0

39,8 32,6

Source : OECD, Economie Perspectives, Janvier 1993. m) . d) + (2) + (3)

100 + (1) (5) = 0,8 x (4) + 20

(5) Plus précisément, si dans une firme quelconque le comptable est employé comme dactylo et si une dactylo est employée comme employé de bureau non qualifié, alors le coût d'opportunité du comptable est celui d'un employé non qualifié.

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ment net de 40 % (6). L'écart varie alors de 43 à 59 %, mais ces calculs négligent les disparités importantes qui affectent le taux de remplacement d'un pays à l'autre.

L'écart entre le coût du travail pour l'employeur et son coût social est une source importante d'inefficacité en période de sous-emploi : il signifie que le prix le plus important de l'économie subit une distorsion de l'ordre de 40 % !

Un calcul plus précis tiendrait compte du fait que, lorsqu'un chômeur est embauché, il acquiert le plus souvent des droits à prestations supplémentaires (pensions, etc.), si bien qu'une partie seulement des CSS doit être déduite du coût du travail pour l 'employeur. Si, pour prendre une approximation grossière, les travailleurs qui gagnent le salaire minimum ont des droits à prestation pratiquement équivalents à ceux des chômeurs, alors il convient de ne déduire des coûts du travail de toute qualification que les CSS applicables au salaire minimum.

Cependant, dans l'idéal, on aimerait aligner le coût du travail pour l'employeur sur le coût social pour tous les niveaux de salaire. Pour ce faire, il faudrait que le coût pour l'employeur demeure inchangé pour les qualifications pour lesquelles le sous-emploi n'existe pas. Si l'on identifie ces qualifications avec les emplois fortement rémunérés, on optera pour des CSS à taux progressif. Un moyen simple de parvenir à ce but consiste à exonérer purement et simplement les emplois rémunérés au salaire minimum, puis à réduire l'exonération de façon linéaire de telle manière qu'elle soit supprimée pour les rémunérations atteignant le double du salaire minimum.

4.3. Une proposition pour réduire le coût du travail non qualifié pour l'employeur

Dans le cadre de la « régulation grossière » de l'économie, nous proposons que les emplois rémunérés au salaire minimum soient exonérés des cotisations sociales patronales (CSSP). Il existe deux manières d'appliquer cette mesure. Dans le cadre d'une exonération informe, les CSSP ne sont prélevées que sur la part du salaire qui excède le salaire minimum. Une solution alternative, plus raffinée et moins onéreuse, consiste à rendre cette exonération dégressive et à la ramener linéairement à zéro lorsque la rémunération représente le double du salaire minimum (7>. Dans un cas comme dans l'autre, des recettes de substitution sont allouées à la sécurité sociale.

(6) Si l'on appelle s la part des CSS et de l'impôt sur le revenu dans le coût du travail pour les employeurs et r le taux de compensation, l'écart estimé en tenant compte des allocations chômage est égal à s plus la moitié des allocations r(1 - s), c'est-à-dire (1 - ri 2)s + r/2 = s + (1 - s)r/2

(7) Ainsi, si le salaire minimum est actuellement égal à 100 et la CSSP correspondante de 40, cette dernière sera nulle pour un salaire au plus égal à 100, tandis qu'elle sera égale à 8 pour un salaire de 110, à 16 pour un salaire de 120, à 80 pour un salaire de 200, à 84 pour un salaire de 210, etc. Le taux marginal est ainsi égal à 0 si le salaire est inférieur ou égal à 100 à 80 % s'il est compris entre 100 et 200, et à 40 % au-delà de 200. Le taux moyen grimpe de 0 pour un salaire de 100 à 40 % pour un salaire supérieur ou égal à 200.

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Jacques H. Drèze, Edmond Malinvaud et alii

La définition du « salaire minimum » n'est pas la même dans tous les pays. La France est dotée d'une définition officielle (le SMIC). En général, nous entendons par salaire minimum le salaire contractuel le plus bas que gagne un jeune adulte dépourvu d'ancienneté.

Un avantage particulier et spécifique de cette mesure tient à ce qu'elle réduit le coût du travail non qualifié pour l'employeur relativement au coût du travail qualifié. Cette réduction paraît nécessaire pour atténuer quelque peu les effets du changement structurel des qualifications exigées par les employeurs. En pesant significativement sur le coût pour l'employeur du travail non qualifié, cette disposition aurait également le mérite de rétablir la compétitivité d'un certain nombre d'emplois faiblement rémunérés qui ont pratiquement disparu en Europe occidentale mais pas aux Etats-Unis (par exemple les concierges, les porteurs de bagages dans les hôtels, les gardiens de parcs de stationnement, les laveurs de voitures, les préposés à l'emballage des supermarchés, etc.) (8). De plus, l'incitation au travail clandestin serait grandement atténuée, sans oublier que la substitution du capital au travail non qualifié, véritable gâchis, serait ralentie.

Nous allons discuter brièvement de trois aspects de cette proposition : son coût et son financement ; son impact potentiel ; et son intérêt par rapport à un abaissement du salaire minimum.

4.4. Coût et financement

Comme le montre le tableau 3, les conséquences financières de l'innovation que nous suggérons varient sensiblement d'un pays à l'autre. Le coût en termes de pertes de recettes pour la sécurité sociale serait nul au Danemark 9 et faible au Royaume-Uni et en Irlande ; c'est en Italie, en France et en Belgique qu'il serait le plus élevé.

Comme des propositions similaires ont déjà été étudiées en France et en Belgique, nous disposons d'estimations de coût pour ces deux pays. Elles montrent que le coût total tournerait autour de 3,5 % du PIB en France et de 4,5 % en Belgique, ce qui est loin d'être négligeable (10).

(8) Cet avantage serait encore plus net si l'exonération des cotisations patronales de sécurité sociale s'accompagnait d'un effort de simplification administrative permettant aux ménages et aux travailleurs indépendants d'embaucher des travailleurs non qualifiés moyennant un minimum de formalités.

(9) Le Danemark vient de réintroduire la CSSP, quoiqu'à un niveau bas (quelque 5 %). Les transferts sociaux sont largement financés par les impôts sur le revenu, ce qui explique une distorsion comparable à la moyenne communautaire. Le cas du Danemark illustre la nécessité d'adapter nos propositions aux spécificités nationales.

(10) Voir: «L'économie française en perspective», Commissariat Général du Plan, Editions La Découverte, Paris, 1993 ; « Marché du travail et financement de la sécurité sociale », Bureau du Plan, Bruxelles, 1993.

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Croissance et emploi : l'ambition d'une initiative européenne

Pour replacer ces chiffres dans leur contexte, le tableau 4 donne un aperçu des recettes fiscales dans les pays de la CEE. Pour la France et la Belgique, où le poids des CSS dans le PIB est le plus lourd (environ 20 %), la proposition d'exonération « uniforme » implique une réduction globale égale à un cinquième des cotisations sociales et un relèvement des autres recettes fiscales de 13% à 14% (4,5% sur 31,4% en Belgique, 3,5 % sur 27,2 % en France). Ces ordres de grandeur ne sont ni aisés ni hors de portée.. Dans les autres pays, les transferts de charges à opérer seraient relativement moindres, quoique non négligeables. Des calculs approximatifs indiquent qu'ils avoisineraient un cinquième du total des recettes de sécurité sociale, soit en moyenne 3,2 % PIB ou 11 % des recettes fiscales hors CSS.

Tableau 4 : Recettes des gouvernements, °л

Belgique Danemark France Allemagne Grèce Irlande Italie Luxembourg Hollande Portugal Espagne Royaume-Uni Euro 12

Impôts indirects

12,6 17,2 14,4 13,0 19,0 16,7 11,0 14,6 13,0 16,0 11,6 15,6 13,4

Impôts directs

16,5 29,9 8,8

12,1 6,8

15,5 14,7 15,7 15,9 10,5 12,0 12,1 12,5

es

18,1 2,7

21,2 18,6 11,2 5,8

15,0 13,9 18,4 11,3 13,6 6,2

15,6

du PIB, 1992

Autres

2,3 6,5 4,0 3,7 2,5 2,6 3,0 4,8 4,9 3,9 4,6 2,4 3,6

Total

49,5 56,3 48,4 47,4 39,5 40,6 43,7 49,0 52,2 41,7 41,8 36,3 45,1

Source : Commission of the European Communities, Tables on Public Finance, Juin 1993.

Dans l'hypothèse d'une exonération dégressive, le coût est sensiblement moindre. Ainsi, si le salaire minimum est égal à la moitié du salaire médian, le coût de l'exonération dégressive sera de l'ordre de 3/8 du coût de l'exonération uniforme, soit en moyenne 1,2 % du PIB pour les Douze. Un examen sommaire des données belges corrobore ces chiffres (11).

(11) En employant les statistiques de 1990 sur les salariés à plein temps travaillant dans le secteur privé en Belgique, nous sommes parvenus aux résultats suivants : — si le « salaire minimum » est défini comme la moitié du salaire médian, le coût d'une exonération dégressive portant sur le salaire minimum ainsi défini (BFR 30 000/mois en 1990) et revenant à zéro à partir du salaire médian représenterait 18 % de celui d'une exonération uniforme ; — si le « salaire minimum » est défini (ce qui est plus réaliste) comme la moitié du salaire moyen (BFR 36 000/mois), le coût de l'exonération dégressive représente 36,6 % du coût de l'exonération uniforme.

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Jacques H. Drèze, Edmond Malinvaud et alii

Ces coûts sont des coûts bruts. Naturellement, ce qui est important en dernière analyse, ce sont les coûts nets, c'est-à-dire nets des économies budgétaires liées aux emplois supplémentaires. L'effet final de l'exonération de charges patronales sur l'emploi dépend également de la nature des recettes de substitution. A ce sujet, on consultera les chiffres fournis plus bas.

Le tableau 4 révèle aussi que la structure des recettes fiscales varie grandement d'un pays à l'autre, ce qui donne à penser que les recettes de substitution devraient provenir de sources différentes. Dans la plupart des cas, il est vraisemblable que l'on recourra à plusieurs sources. L'uniformité ne s'impose pas en la matière. Bien entendu, chaque pays doit privilégier les sources de recettes qui pénalisent le moins l'emploi ou qui sont les plus attrayantes par ailleurs. A titre d'illustration, en France, les propositions d'exonération des cotisations patronales sur les 1 000 premiers francs pour tous les salaires ont été couplées à un alourdissement de l'impôt sur les revenus par le biais de la CSG.

Il est vraisemblable que certains pays préféreront revoir à la hausse leurs taux de TVA. Etant donné la moyenne communautaire de 13,4 % pour les impôts indirects, la majoration des taux d'imposition requis pour appliquer notre proposition serait de l'ordre de 24 % pour l'exonération uniforme et de 9 % pour la variante dégressive, ce qui suppose, dans le cas d'un taux de TVA de 20 %, de le porter respectivement à 24,8 % ou 21,8%. La question de savoir si ces ajustements doivent être coordonnés au niveau de la CEE n'est pas tranchée. De même, une taxe communautaire sur le CO2, actuellement à l'étude, pourrait servir de recette de substitution. Elle pourrait couvrir approximativement, en moyenne, le coût de l'exonération dégressive.

4.5. Impact potentiel

Quelle peut être l'importance des effets sur l'emploi à attendre de notre proposition ? Malgré l'attrait logique de celle-ci nous devons savoir que des effets significatifs exigeront du temps, car ils impliqueront l'organisation et l'évolution des activités productives ainsi qu'un certain changement dans la compositior de la demande finale. La question pertinente concerne l'impact à moyen terme, après quelque cinq ans par exemple.

Pour évaluer cet impact, il faut considérer d'abord la somme des effets micro-économiques directs, puis l'incidence positive ou négative des conséquences macro-économiques indirectes. Des incertitudes affectent l'évaluation aux deux niveaux.

Les effets directs viendront du ralentissement de la substitution du capital et du travail qualifié au travail non qualifié, ainsi que de la réapparition des services à bas prix parmi ceux qui ont disparu en Europe Occidentale. L'impact macro-économique doit tenir compte non seulement des répercussions des effets directs sur la consommation,

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Croissance et emploi : l'ambition d'une initiative européenne

l'investissement, les échanges extérieurs, etc., mais aussi des effets des mesures de compensation financière pour la sécurité sociale.

Des modèles économétriques donnent les instruments naturels pour l'estimation quantitative des impacts direct et macro-économique des mesures proposées. Malheureusement, les modèles macro-économiques existants ne contiennent pas de distinction entre travail qualifié et non qualifié (12). De même, ces modèles ne se prêtent pas à l'estimation des gains en emplois à attendre de la réapparition de services à bas prix.

. Un essai intéressant pour surmonter la première difficulté a été conduit à l'automne 1993 à la DGII de la Commission Européenne (voir « Taxation, employment and environment : fiscal reform for reducing unemployment », internal document II/645/93-EN). La méthodologie (décrite dans l'annexe du document) consiste à remplacer les fonctions de production du modèle QUEST utilisé à la DGII et distinguant trois intrants (capital, énergie, travail) par des fonctions de production imbriquées (« nested ») avec quatre intrants (capital, énergie, travail qualifié, travail on qualifié). Pour ce faire, (i) le travail non qualifié est défini comme correspondant aux trois déciles les plus bas dans la distribution statistique des gains salariaux (13) (ii) on se fixe à priori une élasticité de substitution entre travail qualifié et non qualifié égale à 0,5 dans le court terme et 1,5 dans le moyen terme. On peut alors simuler les effets direct et macro-économique d'une baisse du coût (CSSP) du travail non qualifié accompagnée d'une compensation financière à la sécurité sociale. Une taxe (CO2) de 10 dollars par baril d'équivalent-pétrole rapporte un revenu estimé à 1,1 % du PIB, ce qui permet une réduction de 10 % du coût du travail non qualifié. Les effets directs (à production inchangée) conduisent à un gain en emplois de 0,7 % après une année et 2,2 % après quatre ans. Il est remarquable que ces chiffres ne sont pas sensiblement révisés quand les effets macro-économiques sont pris en compte — ce qui signifie que les effets indirects (à travers les prix et la demande) de la taxe (CO2) et de la réduction des coûts du travail s'annulent mutuellement. Mais la simulation conduit aussi à un surplus budgétaire de 0,8 % du PIB ; si la marge de manœuvre ainsi disponible était utilisée pour des réductions supplémentaires du coût du travail non qualifié, les gains en emplois pourraient atteindre à terme 3 % à déficit budgétaire inchangé.

Il s'agit d'estimations brutes, reposant sur plusieurs étapes intermédiaires qui chacune introduit un élément d'approximation. Ces étapes fournissent aussi des estimations partielles, qui sont généralement plausi-

(12) Une exception notable est le modèle à 8 équations estimé pour la France par H. Sneessens et F. Shadman-Mehta dans « Real wages, skill mismatch and unemployment persistence; France 1962-1989», 1RES discussion paper, Louvain-la-Neuve, 1993. Le modèle contient une fonction de production à quatre facteurs : capital, énergie, travail qualifié et travail non qualifié. Malheureusement pour notre objet, les données disponibles ont obligé les auteurs à retenir une définition très large du travail non qualifié, incluant tous les ouvriers et employés ; les travailleurs qualifiés sont alors principalement des cadres. Une telle distinction ne convient pas au propos poursuivi ici. Néanmoins l'étude en question illustre comment appliquer une méthodologie adéquate et conduit à des résultats qualitativement en accord avec ceux avancés ci-après.

(13) Le gain moyen des non qualifiés est alors approximativement égal à la moitié du gain moyen des qualifiés.

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Jacques H. Drèze, Edmond Malinvaud et alii

bles. Un biais vers la haut pourrait être dû à l'élasticité de substitution à long terme, prise dans la partie supérieure de l'intervalle plausible. Ce biais est compensé par l'omission des gains en emplois provenant de la réapparition de services à bas prix.

De telles estimations confirment qu'il ne faut pas espérer de miracle mais que cette partie de notre initiative contribuerait de façon significative à l'amélioration que nous recherchons. En effet obtenir des gains en emplois de cet ordre de grandeur n'est pas chose aisée, en particulier si le dispositif doit être défini de façon à s'appliquer à coût budgétaire nul. Une conclusion est que la stimulation de l'emploi par l'action sur les prix relatifs est une proposition à moyen terme. Ses effets se cumulent plus ou moins linéairement au fil du temps. Une telle action est intéressante dans une situation telle que celle d'aujourd'hui, où il est acquis qu'un chômage massif subsistera pendant des années.

4.6. Sur le salaire minimum

Bien sûr, il existe un autre moyen d'abaisser le coût du travail non qualifié pour l'employeur, tant dans l'absolu que par rapport au travail qualifié, à savoir la diminution pure et simple du salaire des travailleurs non qualifiés. Pour décider si cette mesure se justifie, il convient de se prononcer en fonction du niveau de ce salaire et de considérations d'équité. Le niveau et l'adéquation du salaire minimum varient d'un pays à l'autre. A cet égard, trois remarques s'imposent :

— L'abaissement de la rémunération des travailleurs non qualifiés ne doit être envisagée que comme un complément des mesures que nous préconisons ici et elle ne saurait s'y substituer. Etant donné l'ampleur du problème auquel nous sommes tous confrontés, on pourrait utilement combiner plusieurs leviers.

— Une réduction des salaires ne peut déboucher que sur des résultats limités. En revanche, l'exonération de la part patronale des cotisations sociales sur le salaire minimum procure une marge de manoeuvre appréciable (de l'ordre de 20 %), qui va au-delà de ce que peut apporter la diminution des salaires.

— Etant donné la nécessité de maintenir un certain écart entre le salaire minimum et le revenu de remplacement de manière à préserver l'incitation à travailler, toute révision à la baisse du salaire minimum doit être assortie d'une correction équivalente de certaines prestations sociales, ce qui rend l'exercice d'autant plus délicat.

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Croissance et emploi : l'ambition d'une initiative européenne

5. Projets d'investissement ciblés

5.1. La logique d'Edimbourg

La proposition faite ici pour les non-qualifiés contribuerait, si elle était mise en œuvre, à la croissance de l'emploi ; elle est cependant insuffisante pour ramener le chômage à un niveau acceptable, même longtemps après la fin de la récession actuelle. Comme on l'a souligné au début de la présente note, l'Europe devra faire face à un problème de coordination pour plusieurs années : un gaspillage de ressources humaines coexistera avec des besoins insatisfaits. Le remède le plus direct est de mettre les ressources disponibles au travail pour satisfaire des besoins bien identifiés. On prétend ici que de telles mesures sont réalisables, qu'il existe des cas où l'effet direct peut être obtenu sans produire d'effets pervers importants.

Les mesures que nous voulons proposer concernent les investissements à forte intensité de main-d'œuvre comportant des rendements sociaux adéquats. La réalisation de tels investissements poursuivrait le double but de mobiliser les ressources inutilisées pour remplir les besoins insatisfaits, tout en contribuant à soutenir la demande globale. Pour d'atteindre cet objectif, le mieux est de subventionner la demande de main-d'œuvre tout en facilitant l'accès institutionnel au financement. Ce faisant, on améliorera la rentabilité locale ou privée et la faisabilité de ces investissements.

Ces principes généraux sont très proches de ceux qui sous-tendent l'initiative de croissance définie à Edimbourg et renforcée à Copenhague. Le cœur du problème est une situation de demande globale insuffisante, alors qu'il ne semble exister aucune marge d'expansion budgétaire. La réponse à ce dilemme a été bien identifiée par la Commission Européenne : comment relancer l'investissement sans trop recourir au financement par les budgets nationaux. L'accent mis sur les investissements publics et sociaux est naturel à un moment où les capacités inutilisées limitent les perspectives immédiates d'investissement des entreprises (qui en outre économiseraient de la main-d'œuvre). Nous allons cependant faire valoir que l'initiative d'Edimbourg est trop peu ambitieuse et peut être utilement élargie et étendue, avec des incitations plus précisément ciblées.

Pour dresser le décor, nous évaluons tout d'abord le déclin de l'investissement public et du bâtiment depuis 1973. Nous mentionnons ensuite les domaines où la promotion de l'investissement semble justifiée, et expliquons pourquoi l'initiative d'Edimbourg est trop limitée. Enfin, nous envisageons des mesures de stimulation appropriées.

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Jacques H. Drèze, Edmond Malinvaud et alii

5.2. L'insuffisance des investissements publics et du bâtiment

Le tableau 5 réunit des données sur l'investissement public en proportion du PIB dans l'Europe des Douze depuis 1970. Il corrobore l'observation bien connue selon laquelle des budgets serrés entraînent un déclin plus que proportionnel de l'investissement public. Pour les Douze, la part de l'investissement public dans le PIB est tombée de 3,9 % en 1970-1973 à 3,2 % en 1974 et 2,8 % à partir de 1985. Ce déclin en valeur absolue de 1,1 % implique un déclin relatif de 28 % par rapport à la situation de départ. Il convient également de noter que l'investissement public est resté sur une pente descendante pendant tout le redressement de 1986-1990, alors que l'investissement privé s'accroissait, passant de 16,2 % à 18 % du PIB.

Tableau 5 :

Belgique Danemark France Allemagne Irlande Italie Luxembourg Hollande Portugal Espagne Royaume-Uni Euro 11

Investissement public en pourcentage du

1970-1973

4,8 4,4 3,8 4,4 4,4 2,8 4,8 4,4 2,5 2,7 4,6 3,9

1974-1984

3,8 3,3 3,4 3,3 5,1 3,2 6,2 3,3 3,2 2,4 3,0 3,2

1985-1993

1,7 1.7 3,3 2,4 2,7 3,3 4,6 2,3 3,4 4,3 2,0 2,8

PIB

1992-1993

1,5 1,6 3,3 2,3 2,4 3,1 4,7 2,2 4,0 5,0 2,2 2,8

Source : European Economy, 54.

Etant donné l'accent mis récemment sur la contribution de l'investissement public à la croissance de l'économie, le rétablissement de la part de l'investissement public à son niveau d'avant 1974 semble un objectif raisonnable. Quantitativement, un effort d'investissement annuel de l'ordre de 1 % du PIB est en jeu.

Le tableau 6 réunit des données sur l'évolution de la construction dans l'Europe des Douze depuis 1970. Il montre que son taux de croissance, 3,5 % avant 1974, est devenu négatif (- 1,3 %) sur la décennie 1974-84. Un bond spectaculaire a été enregistré au cours du redressement de 1986-90, avec un taux de croissance moyen de 4,7 %. Mais nous sommes revenus à des taux de croissance nuls ou négatifs (- 0,5 %). Et pourtant il subsiste des besoins importants de reconstruction urbaine et d'amélioration du logement pour les familles à faible revenu.

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Croissance et emploi : l'ambition d'une initiative européenne

Belgique Danemark France Allemagne Grèce Irlande Italie Luxembourg Hollande Portugal Espagne Royaume-Uni Euro 12

Tableau

Part du PIR Г Ю 1991 11,3 8,4 8,8

12,0 10,7 9,4

10,4 16,6 11,3 13,5 15,8 9,2

10,7

6 : Activité du bâtiment en Europe

Taux de croissance moyen

1971-1973 2,4 5.1 4,9 3,9

12,6 8,0 0,5

11,7 - 0,1

7,3 1,7 3,5

1974-1985 - 2,7 - 4,5 - 1,1 - 0.8 - 3,7

1.3 - 1.4 - 3,1 -2,0

- 1,8 - 0,7 - 1,3

1986-1990 6,9 0,6 4,7 3,2 1,9 3,3 2,0 7,2 4,0 7,4

10,9 7,1 4,7

prix constants)

1991-1993 1,0

- 2,7 1,0 3,0

- 2,1 1,3 0,3 5,5

- 0,9 3,3

- 0,8 - 3,8

0,4

1993 - 2,8

4,5 0,2 0,5 3,0 3,0

- 0,7 3,3

- 0,6 2,8

- 3.3 - 1,5 - 0,5

Source : European Economy, 54.

Quantitativement, le retour à un taux de croissance de 3,5 % (égal à la croissance attendue pour le PIB global), dans un secteur qui représente quelque 10 % du PIB, entraînerait un effort annuel d'investissement de 0,4 % du PIB.

5.3. Quelques besoins en investissement bien définis

Bien entendu, les besoins, les projets utiles et les possibilités de financement varient selon les pays. Mais il y a place pour des investissements sociaux et publics à grande échelle. Beaucoup de ces investissements ne nécessitent pas de longs délais de préparation et pourraient donc être mis en œuvre bien avant que le chômage ne soit résorbé.

(i) II y a un besoin important dans le domaine du logement privé, et notamment le logement pour les familles à revenus modestes. C'est également un domaine où les projets d'investissement ont un contenu en travail relativement fort, et où la main-d'œuvre non qualifiée peut être mobilisée, si la formation sur le tas des travailleurs non qualifiés est correctement subventionnée. Le recours à des travailleurs initialement non qualifiés peut également être utile pour éviter une pression inflationniste sur les coûts de construction.

(ii) De nombreuses villes européennes ont besoin d'une « rénovation » — amélioration des zones vétustés, transformation en logements d'usines urbaines inutilisées, etc.

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Jacques H. Drèze, Edmond Malinvaud et al H

Des programmes combinant la rénovation urbaine avec la fourniture de logements bon marché sont doublement intéressants. Ils pourraient être promus au moyen de subventions à l'emploi, comme il sera suggéré ci-dessous. On peut espérer que ces subventions soient suffisantes pour rendre la participation à ces programmes intéressante même pour les investisseurs privés.

(iii) Un autre domaine important, qui permettrait l'amélioration des conditions de vie des habitants des villes et de leur périphérie, concerne le transport urbain. Les préoccupations écologiques nécessitent également de décourager l'utilisation des voitures particulières et de développer les transports en commun. L'investissement dans les transports urbains constitue en outre un débouché naturel pour les capacités excédentaires des industries de l'armement et autres. C'est là un nouvel exemple de besoins insatisfaits alors que des ressources sont sous- utilisées.

(iv) L'investissement dans les « Réseaux Trans-Européens » concerne les trains à grande vitesse, autoroutes à péage et télécommunications. C'est le domaine où l'opportunité d'une initiative européenne est la plus évidente. Il y a naturellement une question de prix — notamment dans le cas des autoroutes à péage. La fixation du prix approprié est nécessaire pour attirer l'investissement privé, mais également pour apprécier exactement la valeur sociale du projet (14).

5.4. L'initiative d'Edimbourg est insuffisante

Afin de promouvoir la reprise économique en Europe, certaines mesures ont été approuvées à Edimbourg en décembre dernier, qui selon les conclusions de la Présidence « pourraient fournir un soutien de la Communauté à l'investissement dans les secteurs public et privé des Etats-membres d'un montant supérieur à 30 milliards d'ECU (30 Mia ECU) au cours des prochaines années. »

Ce programme, confirmé en juin à Copenhague, est semblable dans ses objectifs et certaines de ses modalités à ce qui est proposé ici. Mais il semble très largement insuffisant. Un montant de 30 Mia ECU représente environ 0,5 % du PIB annuel de la Communauté — à investir « au cours des prochaines années » (ce qui a été convenu à ce jour, y compris à Copenhague, n'en représente qu'une partie). Bien entendu, une collecte de données techniques reste nécessaire pour évaluer le potentiel de notre propre proposition d'investissement dans le logement, la rénovation urbaine et le transport, et les Réseaux Trans-Européens. Mais on peut avancer que le résultat sera largement supérieur à 30 Mia ECU.

(14) La valeur sociale d'un programme d'investissement dépend du taux d'utilisation de l'installation, qui dépend lui-même de la politique de prix.

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Croissance et emploi : l'ambition d'une initiative européenne

En abordant la question par son aspect macro-économique, un objectif naturel serait de chercher à compenser la contraction budgétaire discrétionnaire que certains pays de la Communauté vont devoir décider dès la fin de la récession, afin de réduire le déficit et la dette publics. Encore une fois, ceci ne peut être précisé ; mais une contraction cumulée de quelques 4 % du PIB annuel de la Communauté à atteindre en quatre ans est un ordre de grandeur vraisemblable. Ceci représenterait 250 Mia ECU sur ces années. Au paragraphe 5.2, nous avons fait référence à un effort annuel d'investissement de 1,4 % du PIB, soit environ 80 Mia ECU. Ceci représente également 240 Mia ECU après 3 ans. Ce chiffre montre pourquoi l'initiative d'Edimbourg n'est pas suffisante et pourquoi une plus grande ambition est nécessaire. Il montre également que notre proposition n'imposerait pas de contraintes sur les marchés financiers, si des ajustements budgétaires sont mis en œuvre. Il reste à en examiner les modalités de financement.

5.5. Subventions à l'emploi et financement institutionnel

L'incitation principale que nous proposons pour les investissements envisagés revêt la forme de subventions à l'emploi, couplées à un accès plus facile aux marchés financiers.

Le principe des subventions à l'emploi consiste à agréer des projets ou gammes de projets, et à accorder une subvention proportionnelle au contenu en main-d'œuvre de ces projets. Si on la compare à un système de bonifications d'intérêts ou de subventions du capital, notre proposition a l'avantage de réduire encore l'écart entre les coûts privé et social du travail, et de réduire le gaspillage résultant de la substitution du capital au travail.

La subvention de projets spécialement agréés comporte certains coûts de gestion. Mais cette méthode semble nécessaire si l'on souhaite concentrer les subventions sur des projets qui n'auraient pas été entrepris par ailleurs et qui produisent un rendement social suffisant. Il est possible que l'on puisse améliorer l'efficacité de la gestion en s'appuyant sur l'expérience acquise par la Banque Européenne d'Investissement, qui pourrait également aider pour le financement (voir ci-dessous).

Ces coûts de gestion ont cependant une contrepartie positive : ils donnent l'occasion d'accélérer administrativement la mise en œuvre des projets agréés. Pas exemple, dans le cas du renouveau urbain, il y a place pour une accélération des autorisations administratives.

A la lumière de ce qui a été dit au chapitre 4, une subvention comblant l'écart entre les coûts privé et social de l'embauche de main- d'œuvre non qualifiée pourrait se monter à la somme des CS, de l'impôt sur le revenu et d'une partie des allocations de chômage applicables à cette main-d'œuvre. Il est clair que si un programme d'exonération de

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Jacques H. Drèze, Edmond Malin vaud et alii

CSP était mis en œuvre progressivement, il pourrait être accéléré pour les investissements agréés. Ils seraient naturellement prioritaires, dans le cas d'une mise en œuvre fragmentée des exonérations. Par ailleurs, une fois ces exonérations en place, les subventions à la main-d'œuvre dans les projets agréés pourraient correspondre à 50 % des allocations chômage (voire 100 % pour l'embauche de chômeurs inscrits). De nombreux détails restent à préciser (critères d'agrément des projets, définition de leur contenu en main-d'œuvre, niveau et modalités de la subvention, etc.) ; mais la nature et la direction des incitations envisagées sont claires.

Les prêteurs privés seront naturellement intéressés par le financement de certains de ces investissements subventionnés, soit directement (ce pourrait être le cas des banques), soit par l'intermédiaire des marchés financiers. La somme ainsi collectée pourrait être élevée. Mais pour les projets dont la rentabilité est à long terme comme ceux envisagés ici, les imperfections du marché restent importantes. C'est pourquoi des banques expérimentées dans le domaine du financement du secteur public devraient être chargées du financement d'une grande partie des investissements spécifiques. La Banque Européenne d'Investissement et les établissements nationaux de crédit à long terme tels que le Crédit National, KfW, IMI, etc., semblent à même de fournir quelque 100 Mia ECU sur quatre ans. Dans le cas de la Banque Européenne d'Investissement, une première étape devrait être d'étendre sa mission au logement privé, et éventuellement à d'autres aspects du programme. Des possibilités plus étendues seront ouvertes lorsque le Fonds Européen d'Investissement approuvé à Edimbourg fonctionnera et que les fonds structurels de la Communauté (fonds social, fonds régional, fonds de cohésion) seront également disponibles à la suite de la décision prise à Copenhague. Si cela ne suffit pas, un Fonds Européen de Croissance semblable au Fonds Européen d'Investissement mais avec une assiette plus large et des attributions plus étendues, pourrait être créé ; ou plus naturellement peut- être, le Fonds Européen d'Investissement pourrait lui-même être étendu.

Il est certain qu'il y a loin des simples lignes générales esquissées ici à la mise en œuvre pratique. La préparation d'un tel programme demande du temps. Encore une fois, c'est la prévision d'un niveau inacceptable de chômage pour plusieurs années encore qui justifie le lancement (dès que possible) d'un programme à moyen terme ambitieux.

6. Réduire les incertitudes monétaires

La récession actuelle a été aggravée par l'accroissement des incertitudes sur l'unification monétaire européenne. On savait depuis longtemps que l'unification ne serait pas atteinte rapidement. Mais depuis le milieu des années 80 et jusqu'en 1991 elle semblait progresser. Au cours de 1992 cette évolution a été bloquée par une combinaison de facteurs :

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difficultés de ratification du Traité de Maastricht, manque de coordination des politiques macro-économiques, et enfin turbulences sur le marché des changes à l'automne, entraînant également des turbulences sur les taux d'intérêt. La dépression depuis l'été 1992, l'attaque victorieuse du SME par les marchés financiers dans l'été 1993, enfin les difficultés avec l'Uruguay Round du GATT ont encore détérioré l'image et la crédibilité de l'Union Européenne.

Les coûts associés à ces événement sont évidents. Toute prévision à long terme du chômage en Europe est conditionnelle à l'évolution de l'intégration européenne : quand et selon quelles modalités la coordination des politiques économiques sera-t-elle renforcée ? Tout programme de réduction du chômage doit envisager ces questions et mettre l'accent sur l'importance d'une meilleure coordination.

Une attention particulière doit être portée au rôle des incertitudes de taux de change. Les politiques destinées à améliorer l'utilisation des ressources entraînent généralement des sacrifices à court terme, qui ne sont pas facilement acceptés lorsque les bénéfices peuvent être annulés du jour au lendemain par une évolution monétaire aléatoire. Cette remarque concerne notamment les efforts de modération salariale dans un pays, dont la compétitivité peut être gravement remise en cause si les devises des partenaires commerciaux se déprécient. Elle s'applique également aux efforts de consolidation budgétaire lorsque la dette publique à court terme est élevée, car le déficit répond immédiatement aux mouvements des taux d'intérêt.

La situation actuelle est caractérisée par l'incertitude qui pèse sur certains taux d'inflation, d'intérêt et de change, mais également sur révolution institutionnelle dans le domaine monétaire. Cette incertitude nuit à la confiance des entreprises et des consommateurs ; elle favorise un report des investissements productifs, des mises en chantier de logements et des achats de biens durables.

Elle comporte aussi le risque de voir l'Europe subir les conséquences destructrices du flottement des changes entre devises de pays relativement petits et étroitement liés par le commerce. La tentation qu'ils se livrent à une succession de dévaluations compétitives alimenterait l'incertitude ; elle aggraverait le recul de la demande globale et prolongerait la récession.

Confrontés à de tels problèmes, les économistes ont à établir les raisons des turbulences récentes, à se demander comment les politiques monétaires devraient être conduites dans le système institutionnel qui prévaut depuis août 1993, enfin à considérer comment l'évolution vers une complète Union Monétaire devrait être organisée à partir de la situation présente.

Les changements intervenus en 1992 et 1993 dans les taux de change intra-européens peuvent être en partie attribués à la confiance

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exagérée que certains cercles gouvernementaux avaient peu à peu placée auparavant dans le SME. Bien des analystes avaient insisté sur le fait que la liberté des mouvements internationaux de capitaux rendait presque impossible pour les autorités de maintenir les parités quand elles étaient perçues comme déviant de leurs valeurs fondamentales, c'est-à-dire quand les opérateurs pouvaient anticiper sans risque d'erreur la direction de tout changement futur des parités officielles. Depuis janvier 1987 pour les monnaies du SME d'alors, ou depuis la date à laquelle elles l'avaient rejoint pour les autres monnaies, des glissements perceptibles des valeurs fondamentales s'étaient produits ; mais les révisions ordonnées des parités centrales, qui auraient compensé ces glissements, ne furent pas faites. Le moment arriva où les déviations apparurent trop grandes pour rester soutenables.

Il faut maintenant ne pas oublier la leçon, même après la réduction du nombre des monnaies participant au SME et après l'élargissement de la bande autour des parités centrales dont le rôle a corrélativement diminué. De plus la coordination est encore requise de façon à bien tirer parti de la nouvelle marge de manœuvre donnée à la gestion des taux d'intérêt à court terme à l'intérieur de l'Europe Occidentale.

En effet les autorités doivent viser à refroidir la volatilité des taux de change intra-européens, de telle manière que les tendances à moyen terme deviennent plus prévisibles et que les primes de risque diminuent en conséquence. Cette exigence a déjà été prise en compte dans la section 3.4.

S'agissant de l'évolution des institutions vers l'Union Monétaire Européenne (UME), certains économistes concluent que l'accélération du passage à une union complète est la meilleure solution ; beaucoup d'entre eux ajoutent qu'une UME à deux vitesses ne fonctionnerait pas. D'autres concluent au contraire que la voie la plus réaliste est une UME à deux vitesses, avec une mise en œuvre accélérée pour un groupe central (Allemagne, France, Bénélux, Danemark et Irlande par exemple), et des mesures spéciales pour aider les autres pays à se préparer à rejoindre une union existante. Pour ces économistes, l'accent mis sur la réduction des incertitudes monétaires constitue en soi un bon argument en faveur de l'union monétaire à deux vitesses, avec un objectif clair pour les pays du second groupe : rejoindre le premier dans un délai déterminé.

La réduction des incertitudes monétaires constitue un objectif primordial, mais nous n'avons pas d'avis tranché sur ces deux options, pour deux raisons liées. La première est que la question du SME-UME, au contraire de celle d'une initiative importante pour la croissance et l'emploi en Europe, reçoit des autorités politiques toute l'attention nécessaire. Nous souhaitons souligner que la solution aux problèmes de croissance et d'emploi ne se trouve pas dans la seule sphère monétaire. La seconde raison est que le problème monétaire a un contenu politique (par opposition à économique) important, et nécessite un accord politique de la part d'états souverains avec des intérêts ou des priorités différents. Notam-

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ment, on ne peut penser qu'un pays participe à des accords institutionnels qu'il percevrait contraires à ses propres intérêts et priorités à long terme. Les accords doivent bénéficier d'une « rationalité individuelle ». Comment remplir cette condition est hors de notre propos. Il reste que nous devons mettre l'accent sur l'importance de la « rationalité collective » qui, en ce qui concerne l'emploi en particulier, suppose une Europe monétaire différente de celle des taux de change flottants.

7. Les finances publiques et l'Etat-providence

7.1. Le problème structurel

Dans la plupart des pays, les déficits et dettes publics semblent plus élevés qu'il n'est souhaitable, ou quelquefois même supportable, à long terme ; la tendance à la hausse des transferts sociaux a déjà donné lieu à une restriction des investissements publics et un souci permanent de réduction des dépenses publiques ; la charge des impôts et contributions sociales est déjà perçue comme étant trop élevée du fait de ses effets principalement sur les incitations économiques, mais également sur l'équité du fait des exonérations et de la fraude fiscale. Confrontés à une telle arithmétique, les représentants des gouvernements s'opposent vivement à toute proposition tendant à une augmentation des dépenses, même temporaire. Dans ce contexte, la politique budgétaire est privée de toute souplesse. Actuellement l'argument le plus fort contre la relance par l'impôt est que l'expansion des années 1987-1990 ait fait si peu pour détendre les budgets publics. L'Europe doit-elle renoncer pour longtemps à toute possibilité de relance budgétaire ? Ceci est un grave problème structurel.

Le désenchantement actuel face à la performance de l'Etat-providence et au rôle distributif de la fiscalité est également troublant. Ce désenchantement revêt de nombreuses formes. Il porte soit sur la distance qui sépare les résultats réels et objectifs éthiques, soit sur les inefficacités qui apparaissent dans l'allocation des ressources : le plein emploi était l'objectif principal de Beveridge, le promoteur le plus connu de l'Etat-providence ; le rôle redistributif de la fiscalité a été érodé au moment précis où les possédants faisaient des profits extraordinairement élevés ; par ailleurs, les distorsions des signaux du marché semblent nombreuses et souvent importantes ; l'Etat-providence a créé des rigidités qui portent une part de responsabilité dans l'existence du chômage. L'Europe devrait-elle réduire les objectifs de politique tirés de la philosophie sociale qu'elle a définie au cours de la première moitié du siècle ?

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7.2. Un Etat-providence plus svelte et plus efficace

Le concept ď Etat-providence, explicitement ou tacitement accepté par la plupart des pays d'Europe occidentale depuis la Seconde Guerre Mondiale, combine des marchés libres et décentralisés avec un haut niveau de protection des revenus et d'assurance sociale, organisé par l'Etat et financé par des prélèvements obligatoires. La justification de base de ce concept est double :

(i) les mécanismes du marché produisent au mieux l'efficacité, mais pas nécessairement l'équité ; l'Etat est la seule instance pouvant traiter des questions d'équité globalement, c'est-à-dire du point de vue de tous les citoyens. Etant donné la quasi-impossibilité de mettre en œuvre des transferts forfaitaires ne créant pas de distorsions, un compromis entre équité et efficacité est inévitable dans la redistribution d'aides sociales entre les individus ;

(ii) les économies marchandes du monde réel ne remplissent pas toutes les promesses des modèles idéalisés exempts de friction ; certaines parties du programme de Г Etat-providence visent à remédier aux inefficiences résultant des défaillances du marché (15).

Bien entendu, la mise en œuvre dans le monde réel des programmes de Г Etat-providence n'est pas sans défauts. Les choix de second rang visés ne sont pas sans défauts, et ils représentent au mieux un compromis entre différentes distorsions.

L'expérience des vingt dernières années en Europe Occidentale et la prévision de coûts croissants révèlent trois pièges principaux :

(a) les mesures de protection des revenus ou d'assurance sociale introduisent des rigidités non souhaitées dans le fonctionnement du marché du travail ;

(b) les programmes d'aide sociale augmentent la taille des administrations au risque d'une inefficacité ; leur financement accroît le montant des recettes à collecter, et donc l'étendue des distorsions fiscales ;

(c) face à une stagnation durable (1974-1986, 1990-?), les programmes d'aide sociale peuvent entraîner des déficits cumulatifs et une croissance de la dette publique.

Il y a donc place pour des améliorations de l'efficacité du fonctionnement de Г Etat-providence et pour chercher à réduire la vulnérabilité de la protection sociale au chômage durable. Mais sa justification fondamentale, rappelée ci-dessus, reste convaincante. La récession actuelle en Europe, tout comme les conséquences observables du relatif désintérêt

(15) Ainsi, le salaire minimum combiné avec les allocations de chômage constitue un choix de second rang, à défaut de contrats de travail à terme ou conditionnels ; l'assurance- maladie obligatoire élimine certains des problèmes de choix rencontrés dans les contrats privés, etc.

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pour la protection sociale aux Etats-Unis, renforcent cette justification. L'objectif reste de dégraisser l'Etat-providence et de le rendre plus efficace, pas de le démanteler. Certes, l'Etat-providence actuel s'est révélé incapable d'éliminer de nombreux maux. La réduction progressive du terrible chômage actuel est également l'occasion de remédier à nombre de ces défauts.

Confrontés à ces défis, nos pays doivent reconsidérer en totalité leur système de financement public et le faire dans la perspective des premières décennies du siècle à venir. Les priorités entre objectifs contradictoires doivent être réévaluées ou au moins clarifiées. Un équilibre réaliste doit être trouvé entre les lois et autres règles qui régissent les transferts publics d'une part, et le souci de maintenir les incitations à l'entreprise privée et de réduire les inefficacités de la gestion publique d'autre part. Cet équilibre doit permettre en cas de besoin un accroissement temporaire des dépenses publiques au delà de leur niveau normal.

Un programme réaliste de protection des revenus et d'assurance sociale repose sur un objectif réaliste de revenu réel net pour les bénéficiaires du programme, sous forme de salaire minimum, allocations de chômage, allocations sociales ou retraites. D'une part, les revenus des différentes catégories devraient être aussi proches que possible, pour maximiser l'efficacité distributive à niveau donné de dépense globale. D'autre part, l'incitation au travail suppose un écart suffisant entre le salaire minimum net et les ressources alternatives telles que les allocations chômage. Et les sources de financement devraient reconnaître la distinction visée au chapitre 4, entre les droits des citoyens et les avantages supplémentaires liés au travail.

Il y a également urgence sur plusieurs fronts. En ce qui concerne les retraites, les projections démographiques révèlent que les régimes existants devront être réajustés. Dans la mesure où un plus large rôle pourrait être attribué à la capitalisation, il faut s'y prendre longtemps à l'avance, ce qui impose une clarification urgente des principes. Un lien direct avec notre thème d'une initiative de croissance est que capitalisation signifie épargne, mais au niveau macro-économique l'épargne requiert des investissements équivalents, sous peine de se perdre dans une réduction d'activité.

En ce qui concerne l'assurance-maladie, l'urgence provient de la tendance actuelle à une croissance des dépenses plus rapide que celle du PIB. La nature du progrès technique semble alimenter cette tendance. Un investissement dans l'information est susceptible d'offrir de nouvelles possibilités de contrôle des coûts par le biais d'incitations financières. L'ajout de ces investissements à ceux envisagés au chapitre 5 est possible.

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7.3. A propos des objectifs

Définir les implications des principes énoncés ci-dessus et facilement acceptés constitue une lourde tâche, et qui va bien au delà du champ du présent document, ainsi que de nos compétences. Heureusement, de nombreux économistes se sont déjà engagés dans l'un ou l'autre aspect de cette tâche, et il y a de fortes incitations à intensifier l'effort. L'esprit de notre discussion recommande de retenir des objectifs ambitieux pour cet effort.

Si les objectifs pouvaient être spécifiés uniquement en termes financiers, on serait tenté de fixer l'attention sur une réduction substantielle de la part des transferts sociaux dans le PIB, peut être de plusieurs pour cent. Mais une règle aussi simple ne serait pas adéquate. Premièrement, on doit reconnaître la grande dispersion des situations nationales, telles qu'elles apparaissent par la part des transferts sociaux ; là où celle-ci est faible, elle pourrait bien être sous-optimale. Secondement, prendre et garder le contrôle des tendances futures est encore plus important que d'effectuer en une fois un changement du niveau, car la viabilité à long terme du système a plus d'importance et est plus difficile à garantir qu'un allégement de la charge présente. Troisièmement, mettre l'accent sur un objectif financier global peut conduire à une détérioration fondamentale dans la réalisation d'objectifs hautement valables mais moins aisément quantifiés, tels que renforcer et étendre la protection des plus démunis.

Dans un certain nombre de cas récents, les coupes dans les dépenses ont été obtenues par le durcissement des règles d'accès à l'assurance sociale et par la substitution de l'assistance, sous condition de ressources, aux pauvres ainsi exclus du bénéfice de l'assurance. Ce n'est pas toujours une solution satisfaisante, parce que cela tend à créer une société duale, à réduire les stimulants économiques et à placer des gens dans une situation de dépendance par rapport à l'aide publique. Une meilleure solution pourrait consister à restreindre moins sévèrement les règles d'accès, mais à pourchasser l'aléa moral et les autres sources d'inefficacité par des modalités de transfert qui seraient mieux compatibles avec le jeu des stimulants économiques (crédit d'impôt sur les revenus gagnés, généralisation de systèmes de bonus-malus, etc.). Bien entendu cela doit être étudié soigneusement dans chaque cas.

On comprend la difficulté de la tâche. La recherche académique a un grand rôle à jouer. Elle peut apporter d'utiles contributions en traduisant en termes opérationnels ce qui a été appris à l'aide de diverses approches : théorie des stimulants en information asymétrique, théorie de la fiscalité de second rang, économétrie des comportements sur le marché du travail, ... Pour un tel objectif spécialement un engagement sérieux des économistes professionnels est requis.

Le lien le plus direct avec notre sujet concerne l 'assurance-chômage. Bien que les preuves économétriques restent incomplètes et que les

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allocations varient beaucoup selon les pays, nombre d'économistes estiment que l'assurance-chômage réduit la motivation des chômeurs à rechercher du travail, à accepter des emplois relativement peu intéressants, ou à acquérir une nouvelle formation. D'autres prétendent que les systèmes d'assurance chômage découragent parfois l'emploi à temps partiel ou temporaire ainsi que le travail à un niveau de qualification inférieur. D'autres encore contestent ces deux conclusions. Le test de la présence de telles distorsions et leur réduction éventuelle restent à l'ordre du jour. Pour créer les bonnes incitations, des moyens plus efficaces que la baisse du taux de compensation financière aideraient indubitablement à rétablir la flexibilité du marché du travail aux faibles niveaux de qualification.

8. La modération salariale

8.1. Priorité de l'emploi sur les salaires réels

L'objectif d'une Initiative Européenne de Croissance est de déclencher une période de croissance soutenue de la production et de l'emploi, avec une priorité de l'emploi sur les salaires réels. Comme noté au chapitre 2 ci-dessus, un modèle réaliste combine une croissance de la production supérieure à 3 % avec une croissance de l'emploi supérieure à 1 % ; ce qui laisse au mieux une marge de 2 % pour les salaires réels. Nous avons suggéré que cette marge peut nécessiter des accords salariaux qui se concluent à des niveaux de salaires réels approximativement constants. En association avec notre proposition de réduction des coûts indirect du travail pour les personnes non qualifiées, qui représentent l'essentiel du réservoir de main-d'œuvre disponible sans accroissement de la pression inflationniste, la constance des salaires réels autoriserait une croissance soutenue de l'offre. A condition que la demande puisse également être stimulée, les perspectives d'une reprise durable seraient améliorées.

Le maintien à moyen terme de salaires réels constants négociés est-il réaliste et acceptable ? Il s'agit bien entendu d'une question difficile ; quiconque prétendrait avoir la réponse serait difficilement crédible. La question a de nombreuses facettes, et la situation des divers pays est très différente. Comme il a été noté au chapitre 2, l'expérience de 1989- 1991 incite à la prudence.

Aucune mesure immédiate n'est nécessaire, car l'augmentation du chômage suffit actuellement à empêcher un glissement des salaires et la part des revenus du travail dans la valeur ajoutée n'est pas anormalement élevée. Mais il restera un grave problème structurel tant que les

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économies européennes seront aussi sujettes à inflation qu'elles semblaient l'être voici quelques années.

8.2. La fiscalité comparée des revenus de l'épargne et du travail

Un aspect important reste controversé : le rôle de la différence de traitement fiscal du capital et du travail pour l'évolution des salaires. Le déclin progressif de la part du travail au cours des années 80 résultait d'accords salariaux affectés par une conjoncture défavorable (demande et rentabilité) et un chômage persistant. En même temps, des taux d'intérêt et un endettement élevés ont entraîné une augmentation de la part des revenus du capital. Cet effet redistributif a été en outre exacerbé par des considérations fiscales.

Du fait de la mobilité internationale du capital, plusieurs pays européens ont eu des problèmes d'évasion fiscale, et ils ont accepté une faible retenue à la source sur les intérêts acquis par leurs résidents (quelquefois sans autre obligation de les déclarer pour l'impôt sur le revenu). La question de l'évasion fiscale a été amplifiée par le fait que la concurrence fiscale a amené la plupart des pays européens à exonérer les non-résidents de tout impôt sur les intérêts. Même en dehors de toute considération d'équité, ceci a entraîné une fiscalité très inégale entre les diverses formes du capital. Il est donc plus rentable de se financer par émissions d'obligations que par appel au capital, et d'investir en actifs financiers qu'en actifs physiques. Le partage des impôts entre capital et travail est devenu très déséquilibré.

Afin de corriger ce déséquilibre, une coopération internationale est nécessaire, pour faire face à la mobilité du capital. Deux méthodes sont possibles. La première consiste en un régime de déclaration organisé au niveau de la Communauté pour tous les revenus d'intérêt des résidents, qui pourraient alors être soumis à l'impôt sur le revenu dans le pays d'origine. Cette méthode, actuellement préconisée par le Danemark et les Pays-Bas, est théoriquement attrayante mais dispose d'un soutien politique limité. Alternativement, une retenue à la source importante sur tous les revenus d'intérêt des résidents pourrait être organisée de manière uniforme au niveau communautaire. Un tel impôt dans la Communauté impose des accords de déclaration avec les centres financiers où les résidents européens pourraient localiser leurs actifs. Il requiert également l'unanimité des pays de la Communauté. En outre, la gestion de l'impôt pose certains problèmes. Il devrait être un impôt sur le revenu des propriétaires dans la Communauté, pas un impôt sur le financement des investisseurs communautaires ; à défaut, il pourrait entrer en conflit avec l'objectif d'abaissement des taux d'intérêt réels.

Il est clair que ceci n'est qu'un aspect de la mise en place d'une fiscalité efficace et uniforme sur les revenus tirés de la propriété. Cette question échappe à notre champ d'analyse. Le point principal reste cependant : si les revenus sous forme d'intérêts supportent une trop faible charge fiscale par rapport aux revenus du travail, la contradiction

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avec la justice distributive devient une source de rupture potentielle du système socio-économique. La modération salariale pourrait alors être mise en péril.

8.3. Justice distributive et formation des salaires

Les opinions divergent sur deux questions : la mesure dans laquelle les accords salariaux sont influencés par les considérations d'équité, et notamment par la part relative du travail et du capital dans la valeur ajoutée ; et la question de savoir si un impôt (prélevé à la source) sur les revenus sous forme d'intérêts est souhaitable en soi, indépendamment de son possible rôle de modération salariale. Cette dernière question, fortement controversée (même entre nous), est moins directement liée à notre sujet principal, sauf dans la mesure où un impôt sur les intérêts constitue également une source utile de revenus de l'Etat.

Sur la première question, il est probablement trop tôt pour considérer les éléments empiriques comme concluants, bien que des auteurs tels que Hellwig et Neumann sur l'Allemagne ou Drèze et Bean interprétant les résultats économétriques du Programme Européen sur le Sous-Emploi s'accordent à conclure que « par contraste avec les Etats-Unis, la formation des salaires en Europe est actuellement dominée par des syndicats qui accordent une large priorité à la justice distributive (16). »

Trouver un équilibre entre revenus du travail et capital, tout en réduisant la sensibilité de nos économies à l'inflation, n'est pas une tâche aisée. Cela nécessite une réflexion quelque peu semblable à la réforme de Г Etat-providence. Les structures de production ont une importance ; mais également la réglementation, le droit du travail et les pratiques acquises. Les économistes doivent étudier les termes des arbitrages possibles et les faire mieux connaître du public.

9. Eléments de synthèse

9.1. Une initiative proportionnée à l'importance du problème du chômage

Notre analyse nous a conduits à préconiser à la fois un ensemble de politiques et un important effort pour repenser puis réformer certaines

(16) Drèze et Bean, op. cit., p. 22. La justification technique est la découverte d'un terme de correction d'erreur liant la part des salaires dans la valeur ajoutée au taux de chômage, dans plusieurs pays d'Europe. Une affirmation semblable se retrouve dans « Germany under Kohl» de M. Hellwig et M. Neumann, Economie Policy, 5/1987.

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structures fondamentales de nos économies. Nous ne prétendons pas à l'originalité dans la formulation de nouvelles propositions <17). Ce qui distingue notre message en cette période de chômage élevé et en hausse consiste en deux affirmations :

(i) des mesures plus ambitieuses doivent être prises (18), plus vite, et avec plus d'esprit de décision qu'il n'est habituel ;

(ii) les problèmes sont suffisamment fondamentaux pour exiger une participation active des économistes universitaires, qui ne doivent pas s'en remettre entièrement aux hommes politiques.

Les mesures sélectives que nous préconisons définissent une initiative globale proportionnée à l'importance du problème que nous rencontrons. En qualité d'économistes indépendants, conscients des limites de nos connaissances, nous plaçons le poids de nos convictions professionnelles au service de suggestions plus précises et plus audacieuses que celles des institutions et comités officiels. Nous insistons sur la cohérence globale de l'ensemble de mesures recommandées ci-dessus.

La raison de notre engagement sur un ensemble important de mesures, à mettre en œuvre rapidement et avec détermination, est que nous considérons que la situation actuelle nécessite un effort de grande ampleur. Le côté décevant de la plupart des analyses que nous connaissons est leur disproportion avec le problème à traiter. Avec le haut niveau actuel du chômage, qui monte encore, et qui va rester élevé pendant plusieurs années, même avec un scénario relativement optimiste de 3 % de croissance réelle à moyen terme, la coopération dans ce domaine où ils sont confrontés à un problème commun devrait être une priorité pour tous les gouvernements européens.

9.2. Considérations budgétaires et institutionnelles

II peut être utile de récapituler les conséquences budgétaires des mesures que nous avons envisagées :

Paragraphe Mesure Conséquences budgétaires 3.4 Taux d'intérêt à court réduction du coût du service de la dette

terme plus faibles publique, avec des effet quantitatifs spécifiques aux pays.

(17) La réduction des taux d'intérêt à court terme est gérée par certaines banques centrales. La réduction du coût de la main-d'œuvre non qualifiée fait partie de la politique gouvernementale au Royaume-Uni, en France et en Belgique. La stimulation de projets particuliers d'investissement constitue le centre de l'Initiative de Croissance d'Edimbourg. La réduction des incertitudes monétaires est au cœur des efforts de l'UEM et en exergue dans de nombreux débats de politique générale. La promotion d'un régime de sécurité sociale plus efficace est une recommandation expresse du rapport provisoire du Groupe de Travail de l'OCDE et une préoccupation commune à tous les pays de la Communauté ; l'imposition des revenus d'intérêt est une priorité annoncée de la Présidence belge.

(18) Nous recommandons d'atteindre des taux d'intérêts réels à court terme nuls, l'exonération complète de CS du salaire minimum, la stimulation de programme d'investissement à concurrence d'une somme de quelque 250 mia ECU, soit 8 fois le chiffre d'Edimbourg (et nous élargissons le champ), ...

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4.3 Exonération de CSP sur les salaires minimum

4.4 TVA

4.4 Taxe sur le C02

5.5 Programmes d'investissement ciblés

7.3 Aide sociale

8.2 Retenue à la source sur les revenus sous forme d'intérêts

8.1 Modération salariale

une exonération uniforme coûterait environ 3 % du PIB, une exonération dégressive environ 1,2%, avec des différences importantes selon le pays. devrait rapporter 2 % du PIB pour compenser l'exonération de CSP. dans le projet actuel, produirait 1 % du PIB ou plus. pourraient justifier des subventions de salaires à concurrence de 1 % du PIB.

l'objectif pourrait être de réduire les dépenses dans certains pays de 2 % du PIB environ, pourrait produire 1 % du PIB ou plus

neutre pour les budgets publics sauf par effet induit sur l'inflation et les taux d'intérêt.

Il serait tentant de considérer d'autres ensembles de mesures, cohérents sur le plan budgétaire, et de comparer leurs effets probables sur l'emploi. Malheureusement, il manque à l'Europe le fondement institutionnel nécessaire pour une telle approche intégrée. Les mesures considérées relèvent de tout un ensemble d'institutions, qui ne se livrent pas à une coopération systématique. La doctrine et les décisions récentes en Europe, que nous ne n'entendons pas contester ici — par exemple, principe de subsidiarité ou indépendance des banques centrales — vont à rencontre de certaines formes de coordination institutionnelle. Il reste instructif de préciser à quels niveaux de responsabilité correspondent les mesures proposées.

Mesure

Taux d'intérêt nominaux à court terme

CS

Taxe sur le CO2

Programmes d'investissement ciblés

Programmes sociaux

Niveau de responsabilité

banques centrales.

gouvernements nationaux, généralement en concertation avec les syndicats ouvriers et organisations patronales. TVA planchers convenus au niveau communautaire ; taux fixés par les gouvernements nationaux. à l'étude au niveau communautaire.

programmes à définir par les gouvernements nationaux (logement, reconstruction urbaine, ou transport) ou éventuellement par les instances communautaires ; subventions salariales à décider par les gouvernements nationaux ; le financement implique des intermédiaires spécialisés.

gouvernements nationaux, généralement en concertation avec les syndicats ouvriers et organisations patronales.

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Page 42: Croissance et emploi : l'ambition d'une initiative européenne...Croissance et emploi : l'ambition d'une initiative européenne Jacques H. Drèze et Edmond Malinvaud avec Paul De Grauwe,

Jacques H. Drèze, Edmond Malinvaud et alii

Retenue à la source sur les décision communautaire soumise à la règle de revenus sous forme l'unanimité. d'intérêts Modération salariale instances de négociation salariale, propres à

que pays.

9.3 Envoi

Comment organiser et coordonner les efforts des gouvernements européens est une question politique difficile, que nous n'avons pas traitée. Nous avons par contre insisté sur le besoin absolu d'efforts ambitieux, rapides et décidés, et nous espérons avoir démontré la possibilité de définir une initiative significative pour promouvoir la croissance et l'emploi en Europe.

Bien entendu, nous ne prétendons pas à des connaissances précises plus étendues que ne le permet l'analyse économique. Nous sommes donc ouverts aux critiques et contre-propositions. Mais nous ne doutons pas de la nécessité présente d'une initiative européenne de croissance. Et nous espérons que la présente proposition servira d'étalon pour juger les alternatives.

Nous en appelons aux dirigeants politiques, économiques et sociaux d'Europe pour qu'ils fassent valoir leur détermination à définir et lancer une telle initiative. Et nous demandons à nos confrères économistes de tous les pays de contribuer à l'analyse et à la diffusion des informations nécessaires pour soutenir cette initiative.

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