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Croyance, scepticisme et Culture Générale conviction dans ... fileNuméro 32 • Octobre 2003 Croyance, scepticisme et conviction dans “L’homme sans qualités” de Robert Musil

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Croyance, scepticisme et

conviction dans “L’homme

sans qualités” de Robert MusilJean-Marc SourdillonProfesseur de Lettres en classes préparatoires économiques et commerciales,

lycée Jeanne d’Albret (Saint-Germain en Laye).

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L ’homme sans qualités del’écrivain autrichien RobertMusil est un roman ina-

chevé. Musil est mort en 1942 avantd’avoir réussi à lui trouver une con-clusion. Il laisse de nombreuxbrouillons, des pistes de réflexion,des plans, des fragments de sortequ’il est difficile de dire avec certi-tude où l’aurait conduit son projet.Seul le premier volume a été pu-blié du temps de l’auteur, la partiela plus célèbre du roman. L’histoireest celle d’un homme qui voudraitcroire, qui cherche une foi – un peusemblable à la foi religieuse avantl’irruption des Lumières – c’est-à-dire un sentiment capable à toutmoment de faire naître en lui la con-viction que ce qu’il vit, fait ou dé-cide, est juste et qui n’ arrive pas àla trouver, notamment à cause de lacrise des valeurs que traverse lemonde dans lequel il vit (l’Europe

du début du XXe siècle). Cettecroyance fondamentale dont il a faitl’objet de sa recherche serait la ré-ponse à la question moins du reli-gieux comme la formule Kant (quem’est-il permis d’espérer ?) que del’éthique : comment dois-je vivre ?

L’intrigue qui sert de cadre à cevaste roman tient en quelquesmots : elle tourne autour d’un per-sonnage principal, Ulrich, qui estun jeune homme fortuné, titulaired’un doctorat de math, très douédans quantité de domaines, beau,sportif, élégant, ouvert et cultivé,intéressé à toutes sortes de sujets,il peut tout faire. A trente deux ans,après avoir exercé plusieurs activi-tés et fait plusieurs voyages, le voilàde retour à Vienne où il s’installedans un petit hôtel particulier. Sonpère aimerait bien le voir entrepren-dre une carrière mais Ulrich ne sait

pas comment ni à quoi employer sessi nombreuses qualités. A l’heure oùil doit déterminer l’orientation qu’ildonnera à sa vie, il s’avère incapa-ble de le faire. Il n’a pas de projetprincipal. C’est pourquoi il décidedans un premier temps de prendrecongé de sa vie pendant un an pourchercher le bon usage de ses capa-cités2. Son père, qui a des relations,lui trouve une place au sein d’unorganisme étrange, l’action paral-lèle, composé de personnalités émi-nentes et dont le rôle est d’organi-ser pour l’année 1918 une fête decommémoration des soixante dixannées de règne de l’empereurFrançois-Joseph, que l’on placeraitsous le signe de la paix. Il s’agitpour ce comité d’inventer un évé-nement qui exprimerait dans sonsymbole l’essence même de la cul-ture autrichienne contemporaine. Ils’agit, en d’autres termes, d’aller àla recherche d’une trouvaille ; maisévidemment les discussions tour-nent en rond et ne débouchent surrien. A la place du symbole qui de-vait unifier tous les aspects dumonde contemporain il n’y a qu’untrou de plus en plus profond et ver-tigineux. Tous ces gens se rencon-trent, parlent entre eux des grandssujets qui traversent la société danslaquelle ils jouent chacun un rôlede premier plan à des titres divers,

Par le mot croyance, il n’entendait pas tant cette volonté étiolée de science que nousconnaissons, cette ignorance crédule, que bien plutôt un pressentiment chargé descience, quelque chose qui n’est ni la science ni l’imagination, mais pas davantage lacroyance, quelque chose d’autre, qui se dérobe, précisément, à ces concepts1.

NDLR Toutes les citations sont empruntées à L’Homme sans qualités, dansla traduction de Philippe Jaccottet, aux éditions du Seuil (collectionPoints 1956).

(1) L’Homme sans qualités, tome 2, p.184

(2) L’Homme sans qualités, tome 1, p.55

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ils s’amusent, vont à des cocktails,se disputent, parfois couchent en-semble mais ce que révèle leur en-treprise, c’est surtout le mouvementabsurde qui la sous-tend et le grandvide sur lequel repose la vie con-temporaine. Cette première partie,s’achevant par l’échec du projet del’action parallèle, permet à Musilde dresser un tableau de son épo-que où il analyse les principaux as-pects de cette crise de la culture quiconduit droit, selon lui, aux gran-des catastrophes du XXe siècle etnotamment à la première guerremondiale dont on comprend qu’ellefournira l’événement du jubilé.Dans la deuxième partie du roman,celle qui est demeurée inachevée,Musil reprend son personnage prin-cipal, Ulrich, et lui fait poursuivresa quête. Un événement sert à la re-lancer : la mort de son père, qui luidonne l’occasion de faire la con-naissance d’une sœur, Agathe dontil ignorait jusque là l’existence.Avec elle, il se met à la recherchede ce qu’ils appellent tous les deux“l’autre état” – qui est une sorted’expérience spirituelle proche decelles qu’ont pu connaître les mys-tiques – en utilisant l’amour nais-sant, mais interdit, qu’ils éprouventl’un pour l’autre et en cherchant àdéfinir au plus près à chaque foisles différents états du sentiment parlequel ils passent. Ils espèrent ainsidessiner par la parole une sorte deterritoire qui pourrait être celui decette foi qu’ils voudraient tant trou-ver. Ulrich et Agathe étaient tom-bés sur un chemin qui évoquait sou-vent les préoccupations des possé-dés de Dieu, mais ils le suivaientsans être pieux, sans croire ni àDieu ni à l’âme, même pas à un Au-delà ou à un recommencement ; ilsétaient tombés sur ce chemin enhommes de ce monde, et ils le sui-vaient en tant que tels ; tout l’inté-rêt de l’aventure était là3. Ils vontjusqu’à vivre l’expérience interdite

de l’amour incestueux (chapitre in-titulé Voyage au paradis), mais trèsrapidement l’enthousiasme re-tombe, laissant la place à l’amer-tume et à l’impression de ressasse-ment. Musil pourtant ne veut pasabandonner cette solution que,grâce à ses personnages, il a entre-vue et son roman tourne autourd’elle longuement sans pouvoirs’en détacher. Pourtant une autrevoie se dessine, dont l’essentiel estdonné dans les brouillons, c’est-à-dire d’une manière fragmentaire,celle qu’il appellera “l’utopie de lamentalité inductive”, dont il ne veutpas, mais qu’il est bien obligé d’ac-cepter malgré lui, par défaut, et dontil s’agira d’établir les contours ici.

Une prolifération

privée de centre ■

L’expérience d’Ulrich au seindu comité de l’action paral-lèle permet à Musil de dres-

ser un tableau plutôt sombre dumonde moderne, à partir duquel onpeut comprendre le sens de la re-cherche de son personnage et sa dé-couverte.

Un ordre immense réduit à une im-mense absurdité, voilà ce qu’est de-venu le monde4 ; il n’y a plus main-tenant un homme total face à unmonde total mais quelque chosed’humain flottant dans un bouillonde culture générale5. Voilà à quoi res-semble selon Musil le monde danslequel il plonge son personnage.

Ulrich a le sentiment de vivre dansun monde sans noyau et d’être – sansdoute faut-il dire “par conséquent” –lui-même énucléé. Ce monde estcomme une sorte de nébuleuse enprogression dans l’espace, une proli-fération privée de sens6, dont le dé-sordre apparent et le mouvement sansbut sont dus à un accroissement ex-ponentiel des productions de l’espritsur lesquelles celui-ci ne peut plusexercer aucun contrôle et auxquellesil ne peut plus donner aucun sensparce que la quantité est démesuréeet que l’instrument de mesure fait dé-faut. Peut-être se formerait-il autourde ce mot “esprit”, si l’on en savait

davantage, un cercle de silence an-goissé7. C’est ainsi que le moi distri-bué selon les axes d’interprétation dessciences humaines se réduit à un en-semble de qualités que l’on peut dé-cliner ou rassembler selon des figu-res variées mais en aucun cas consti-tuer en support de liberté. Le cerveaude l’homme a réussi à diviser les cho-ses ; mais les choses à leur tour, ontdivisé son cœur8. Le sujet n’est plusni une origine ni une fin, il est le lieud’une circulation sans fin ni commen-cement de l’activité intellectuelle.C’est ainsi, comme l’a bien remar-qué Maurice Blanchot que Musil noted’une manière mi-fascinée mi ironi-que l’émergence d’une nouvelle ca-tégorie de l’expérience ou d’une nou-velle force sociale qu’il appelle “l’im-personnel” : l’esprit, libéré de sonsupport individuel devient cette forceimpersonnelle propageant le videautour d’elle, une force centrifugeusede vide.

De même que l’activité déréglée del’esprit a fait du monde de la cul-ture un monde de qualités sanshomme, elle a fait de ceux qui l’ha-bitent des hommes sans qualités –ou plus exactement sans singularité.Ulrich est le prototype de cethomme. Être très doué, mais énu-cléé, il lui manque, pour être enmesure de choisir et de vivre plei-nement sa vie, un principe structu-rel vivant, une idée directrice ou unsens qui lui permettrait de gouver-ner sa vie. Mais comme tous lesphénomènes contemporains, il estlui-même affecté d’une sorte de dis-solution intérieure. Lorsqu’il posele regard sur le monde qui l’entoure,un dégoût ou un vertige le saisis-sent : des points de vue se succè-dent, toujours différents, sur uneréalité sans cesse changeante. Li-béré de l’exigence de manifester unsens, le temps est le lieu d’un mou-vement sans retour ni dialectique,devenir pur où l’on erre de l’avantet que le critique Claudio Magris adéfini comme “une odyssée rectili-gne”. Résumant son analyse, Mu-sil en vient à considérer que ce quifait défaut au monde contemporainet qui explique en partie la crise dela culture qui le secoue si violem-ment, peut-être même à l’origine detoutes les violences de l’humanité,

(3) T2, p. 111

(4) T2, p. 511

(5) T1, p. 259

(6) T1, p. 22

(7) T1, p. 181

(8) T1, p. 77

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c’est la présence d’une croyancesuffisamment forte ou puissantepour soutenir non seulement la viede chaque individu mais aussi cellede l’ensemble de la collectivité parle don d’une “conviction totale” :Il semblait à Ulrich que ce qu’onappelle le changement, ou même leprogrès du temps n’était qu’un motpour exprimer qu’aucune tentativen’aboutit au point où elles de-vraient toutes s’unir, sur le chemind’une conviction totale, c’est-à-direvers la possibilité d’un développe-ment continu, d’une jouissance du-rable et de cette gravité de lagrande beauté dont il ne tombe plusguère aujourd’hui qu’une ombre detemps en temps sur notre vie9.

Il y a en effet à l’origine de ce déla-brement un événement bien connuet repéré par Nietzsche quelquesdécennies auparavant sous l’expres-sion “la mort de Dieu”, et qui signi-fie la perte de ce principe ordonna-teur central qui tenait liés ensembletous les domaines de la vie dans uneconstruction autonome et ordonnée,cimentée par une seule et mêmecroyance, que tous les individuspresque sans exception partageaient,réunis ainsi par elle en communauté.Ce qui s’est perdu, autrement dit,c’est le sens du religieux qui carac-térisait la vie et la cohésion socialedes petites villes du Moyen âgecomme au temps de Saint Françoisd’Assise. Dans toutes les religions,Dieu était toujours un peu lointain,un peu vague, mais l’assurance quele fils de Dieu était descendu surterre, qu’on possédait encore lesécrits de ceux qui l’avaient vu deleurs yeux, donnait à l’expérienceune vivacité, une présence, une at-tente extraordinaire, dont les prêtresétaient l’attestation. Des officiers deDieu. Qu’un homme, dans un telmilieu, soit frôlé par Dieu, commesaint François, ce n’était là qu’unapaisement de plus qui ne troublepas la bourgeoise sérénité de l’ex-périence. Puisque chacun croyait,quelques uns pouvaient le faire à

leur façon [...] Aujourd’hui l’expé-rience religieuse n’est plus le faitd’une communauté mais de quel-ques individus. C’est probablementpourquoi elle est malade10.

Il va sans dire qu’à l’époque où Mu-sil place son histoire, ce temps estrévolu depuis longtemps. Et c’estdonc à retrouver sinon une foi reli-gieuse du moins une expériencespirituelle suffisamment authenti-que et forte pour fonder sa vie dansla conviction que va s’employerUlrich et ainsi sauver sa singularité.À cette entreprise il donne un nom :la recherche de la vie juste et il re-vient à Agathe, la sœur d’Ulrich dela définir à la fois de la manière laplus précise et la plus poignantesous la forme d’une question : Dis-moi donc, pour l’amour de Dieu,dis-moi une bonne fois à quels mo-ments de la vie quelque chose peutnous paraître nécessaire ?11

La recherche

de la vie juste ■

Ulrich, pour répondre à cettequestion, s’y prend d’unemanière très méthodique

qui, sous son apparence scientifi-que, cache en vérité la démarche deMusil dans son roman (le consti-tuer en véritable laboratoire pourtrouver des solutions à la vied’aujourd’hui). Il s’agit de formu-ler d’une manière théorique un cer-tain nombre d’hypothèses sur la viepuis ensuite d’expérimenter ceshypothèses en les vivant. Elles sontnommées utopies jusqu’à ce qu’el-les soient vérifiées. C’est ainsiqu’Ulrich passe successivement parl’utopie scientifique, l’utopie del’amour, l’utopie de l’autre état oul’utopie de la mentalité inductive.Il se fonde, pour sa recherche, surla seule expérience spirituelle quilui ait été donné de vivre réelle-ment, mais toujours d’une manièrefragmentaire et provisoire, doncrelative et finalement décevante :l’expérience de la conviction. A plu-sieurs moments, dans le livre, Mu-sil revient sur cette expérience cen-trale et tente de la définir par l’in-termédiaire de ses personnages. Il

apparaît rapidement au frère et à lasœur que ces moments ou ces étatsdans lesquels on se sent rayonnerde conviction sont réfractaires à lamorale entendue au sens de collec-tion de préceptes ou d’interdits dic-tés par une norme extérieure donton aurait perdu l’esprit. En outre ilséchappent d’une manière généraleaux critères que fournit habituelle-ment la raison dans la mesure oùils sont fournis ou “estampillés” parle sentiment. (La conviction est dé-crite comme un état ou un événe-ment de la sensibilité). Ulrich etAgathe remarquent enfin que dansle comportement de leurs contem-porains, très peu semblent partici-per affectivement ou sensiblementà leurs expériences et à leurs actes.Ce qui fait dire à Agathe, qui tenteune première définition, qu’elleentend par conviction non pas unescience quelconque, ni le dressagemoral qu’on nous a imposé, maisle fait de se sentir tout à fait pré-sent à soi-même en même tempsqu’aux autres, le fait que quelquechose qui est maintenant vide, soitrassasié, j’entends quelque chosed’où l’on part et où l’on revient12.La conviction est donc ce sentimentqui signalerait à l’individu que ledegré de croyance dans ce qu’il dit,pense, fait ou décide est tel qu’il s’yimplique intégralement de tout sonêtre et de toute son âme. Rien delui-même ne se situe en dehors dece qu’il est en train d’accomplir oude penser. Intégralement éveillé àl’événement ou présent au présent,il rayonne en effet de convictioncomme une flamme vivante en trainde se consumer. Dans cette perspec-tive, la conviction apparaît commeun moment ou une modalité parti-culièrement intense de la croyance :elle signale, dans la sensibilité, cemoment où la croyance illumine lavie parce que dans sa lumière seproduit cette coïncidence de la pen-sée et de l’action, de l’idéal et de laréalité qu’on appelle le sens. Et in-versement la croyance, si on l’en-tend au sens de “foi”, serait uneextension dans la durée de la con-viction, sans perte d’intensité, quiéclairerait définitivement la vie hu-maine dans la perspective d’unsens, de telle sorte que le moindreacte, la moindre pensée, le moin-

(9) T2, p. 234-235

(10) T2, p. 944

(11) T2, p. 84

(12) T2, p. 274

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dre instant vécu seraient immédia-tement sentis comme nécessaires.Ulrich, à son tour, tente de fixer lescontours d’une telle expérience : Oùtrouver la possibilité d’une vie to-tale, d’une conviction entière, d’unamour pur sans nulle trace d’égo-ïsme ? s’écrie-t-il devant sa sœur.C’est le désir de vivre dans le posi-tif absolu. Et cela signifie : n’ac-cepter aucun événement sans signi-fication13. Or seule la redécouvertede l’objet introuvable de l’anciennefoi religieuse permet de vivre ainsi :cette expérience spirituelle attestéecomme un invariant de l’histoirehumaine mais accaparée indûmentpar les religions, ces communautésd’individus religieux qui se sontefforcés de faire taire ou de refou-ler la véritable expérience spiri-tuelle pour aussitôt la remplacer parune morale compréhensible ou bienréglée. C’est cela qu’il s’agit deretrouver à travers l’expérience sen-sible de la conviction, ce noyau oucet état pour lesquels il existe dansla langue ce mot, “essentiel”, etdont la proximité accroît les facul-tés du sujet et l’éveille à la vie. Nousne voulons pas agir à partir del’inspiration de l’instant mais àpartir d’un état qui se prolonge jus-qu’à la fin. De telle sorte que noussoyons conduits au centre d’où onne revient plus pour se rétracter.Non à partir du bord avec ses hu-meurs changeantes, mais à partirdu seul bonheur immuable14.

A plusieurs reprises, Ulrich parvient àdéfinir cet état dans lequel on se trouvelorsqu’on est dans la conviction. Il sele représente comme l’accès à un cen-tre ou l’entrée dans un ordre.

Quelquefois Ulrich se sentait pres-que convaincu déjà, sans même sa-voir de quoi [...] Si je pouvais direque nous avons le sentiment de vi-vre en accord avec Dieu, ce seraittrès simple : mais comment décriresans présupposition cette excitationconstante ? En accord est juste,mais on ne peut dire avec quoi. Le

sentiment ne nous quitte pas quenous avons atteint le centre de no-tre être, le centre mystérieux où lavie perd la force de s’enfuir, où letournoiement incessant de l’expé-rience cesse, où le tapis roulant desimpressions et des expulsions quifait ressembler l’âme à une ma-chine s’arrête, où le mouvement estrepos ; le sentiment que nous som-mes enfin au moyeu de la roue. Cesont des expressions symboliques,et je hais les symboles, du fait mêmequ’ils sont si prompts à se présen-ter à l’esprit et se déploient à l’in-fini sans aucun résultat. Je préfèreessayer encore, aussi froidementque possible : l’excitation où nousvivons est l’excitation de la justesse.Dans le sentiment de la justessesont contenus la satisfaction etl’exaucement des désirs, la convic-tion et l’apaisement, c’est l’étatprofond où l’on tombe lorsqu’on at-teint le but. Si je continue à essayerde m’en faire une idée et me de-mande : quel but est atteint ? Je nepuis le dire. C’est de nouveau l’ac-cord avec on ne sait quoi15.

Ce qu’il éprouvait à ce moment là,ce n’était pas de recevoir un ordremais d’entrer dans un ordre ; il com-prenait que dans cet ordre neuf, toutétait déjà décidé, et les sens apaiséscomme par le lait maternel. Ce quilui soufflait cela, ce n’était plus lapensée, ce n’était pas non plus lesentiment à sa manière habituelle,fragmentaire ; c’était une compré-hension totale. Et puis de nouveau,ce n’était qu’une nouvelle apportéede très loin par le vent16.

Ces expériences, comme celle de labeauté d’ailleurs, dont elles sont pro-ches, vont permettre à Ulrich et àAgathe de construire progressive-ment l’hypothèse de l’autre état conçucomme une sorte d’extension oud’étirement dans la durée de l’expé-rience de la conviction, fatalementfragmentaire. Si le sentiment qu’ony éprouve se prolongeait indéfini-ment en s’intensifiant, on serait dansl’autre état : Tout est pareil à un grandarbre dont aucune feuille ne bouge.On dit que rien ne peut se produiredans cet état qui ne soit en accordavec lui. Un désir d’abandon à cetétat est l’unique motif, l’uniqueforme, l’amoureuse détermination de

tout acte et de toute pensée qui se pro-duise en son sein. Il est quelque chosed’infiniment tranquille et d’infinimentvaste, et tout ce qui se passe en luiaccroît sa signification régulière-ment, tranquillement grandissante.S’il ne l’accroît pas, c’est le mal, maisle mal ne peut pas se produire, parcequ’à l’instant même le silence et laclarté se déchirent, l’état merveilleuxse dissout17.

Ce qui s’y devine, ce n’est riend’autre que l’existence de cet ordre– cette unité fuyante, cette totalitéabsente – qui fait défaut à la civili-sation du temps présent et qu’il fautretrouver par des voies individuel-les non encore frayées. La convic-tion est donc l’intuition ou le pres-sentiment de l’autre état, cette per-manence ou cette architecture attes-tées dans l’histoire des religions, surlaquelle peut s’appuyer le monde,mais que l’on ne perçoit que sur lemode fugitif et fragmentaire de lasensibilité. Cette utopie va occuperle centre de la pensée du frère et dela sœur, devenir leur unique projetde vie. Longuement, dans d’inter-minables conversations, dans le jar-din et la maison d’Ulrich, au cœurde Vienne, ils en élaborent et peau-finent le modèle théorique, puis unjour, brusquement, ils décident depasser à la réalisation et quittent laville. Ils voyagent d’abord beau-coup, à l’aventure, pour retarderl’accomplissement de ce qui à lafois les motive et les effraie. C’estque pour connaître l’expériencespirituelle exceptionnelle de l’autreétat, il faut des circonstances excep-tionnelles, et notamment une utili-sation particulière de l’amour, peut-être son dévoiement, qui contraintà transgresser les règles de la mo-rale commune. Cette expériencetransgressive qui permettra, selonUlrich, d’accéder au-delà du bienet du mal dans le territoire de l’autreétat est celle de l’amour incestueux.Ils la connaîtront, dans un petit portde l’Adriatique, brûlé par la lu-mière, loin des hauts lieux du tou-risme et de la vie urbaine. Mais trèsrapidement les moments d’eupho-rie du début, où l’ expérience por-tée par la sublimation coïncide avecle rêve, céderont la place aux tour-ments, aux réactions agressives et

(13) T2, p. 615

(14) T2, p. 405

(15) T2, p. 602-610

(16) T1, p. 307

(17) T2, p. 119

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à l’installation de l’habitude qui useet rejette le rêve dans les lointains.

Ulrich est alors contraint de recon-sidérer son hypothèse et de repren-dre sa recherche de la vie juste entenant compte de l’échec de l’uto-pie de l’autre état. C’est ainsi qu’ilen vient à jeter les bases d’un nou-veau modèle, celui qu’il appelleral’utopie de la vie inductive.

L’utopie de la

mentalité inductive, un

scepticisme passionné ■

I l s’agit pour Ulrich aprèsl’échec de l’utopie de l’autreétat de renoncer, au moins

provisoirement, au rêve de trouverentre mille convictions moralesl’unique qui donne à la vie un sensinaltérable18, autrement dit à l’ap-pui d’une croyance définitive quiéclairerait continûment la vie de ma-nière à ce que tout ce qu’on y fait oudécide paraisse nécessaire et sonnejuste. Ulrich avait résumé cette uto-pie dans une formule : la foi ne doitpas être vieille d’une heure. Il lui fautdu coup faire bon an mal an l’ap-prentissage de la discontinuité et re-venir, en la regardant sous un autreangle, à l’expérience fondamentale– parce qu’elle est réellement vécue– de la conviction. Il en extrait unenouvelle conception de la vie à la-quelle il donne le nom d’utopie dela mentalité inductive. La convictionisolant dans la vie des moments plusdenses, plus profondément vécusparce qu’ils donnent le sentiment dela justesse, forme ainsi dans la tramede l’existence, dominée principale-ment par le hasard et l’inertie, dessortes d’îlots de signification. C’està partir d’eux que s’édifie la nou-velle utopie qui ne se propose elle-même dans le livre de Musil quesous la forme de fragments, un peucomme les Pensées de Pascal ou lesjournaux de Baudelaire. On com-prend, à les lire, que cette concep-tion est une réduction de la croyanceau simple pressentiment (s’aban-donner sans foi au pressentiment) etqu’elle consiste pour l’essentiel àmaintenir ouverte, en dépit des con-

ditions faites par l’Histoire, une pos-sibilité pour la vie selon la convic-tion, à laisser en suspens la possibi-lité de la vie juste. Cela revient pro-bablement à ceci : lutter (spirituel-lement) et ne pas désespérer. [...]Une aventure qui maintient les af-fects en mouvement. Une idée direc-trice. Cycle du sentiment sans mys-tique19. Que reste-t-il à la fin ? Qu’ilexiste une sphère de l’idéal et unede la réalité ? Des images directri-ces et autres choses semblables ?Que c’est peu satisfaisant ! N’y a-t-il pas de réponse meilleure ?20 Il enrésulte une vision globale du monde,moins passivement subie que dansla première partie du roman et quiest une manière de résister à la ten-tation nihiliste, de ne pas céder audésespoir en se concentrant sur unedernière croyance : qu’il est encorepossible de trouver de nouvelles so-lutions pour la vie contemporaine sichacun assume sa part de responsa-bilité en cherchant du sens dans unmonde approximatif et en prenant lerisque pour cela d’accepter des’abandonner en toute confiance auxindications du sentiment : Nous nenous tuerons pas avant d’avoir faitune tentative extrême. Le monde estfugace, fluide : fais ce que veux !Nous sommes debout, impuissants,en face d’un monde parfaitement im-parfait. [...] Il n’y a là derrièreaucune nécessité. Ce monde n’estqu’un essai entre beaucoup. Dieu of-fre des solutions partielles, ce sont leshommes créateurs, ils se contredisent,le monde constitue à partir de là untotal relatif qui ne correspond àaucune solution. C’est dans cetteforme du monde que je suis coulécomme du bronze liquide : c’est pour-quoi je ne suis jamais tout à fait ceque je pense et ce que je fais : unefigure à l’essai dans une forme à l’es-sai de la totalité. On ne doit pas écou-ter les mauvais maîtres qui ont établicomme pour l’éternité, selon le plande Dieu, une seule de ses vies, il fautse fier à soi-même avec humilité etcourage. Agir sans réfléchir, car unhomme ne va jamais si loin que lors-qu’il ne sait pas où il va21. Cette ma-nière de se positionner pragma-tiquement dans ce total relatif qu’estdevenu le monde n’est pas sans pa-renté avec ce scepticisme modernequ’a décrit Frédéric Cossutta : “Sa

(18) T2, p. 615

(19) T2, p. 1013

(20) T2, p. 1025

(21) T2, p. 810

(22) Magazine littéraire n°394,janvier 2001, Le retour des

sceptiques, p. 25

(23) T1, p. 300-301

différence tient à ce qu’il n’adhère passelon les modalités d’une croyance àce qu’il vit, décide ou affirme, maisse détache de ce avec quoi il ne coïn-cide qu’en apparence, et en agissantavec lucidité...” 22. Sans doute, lescepticisme auquel aboutit Musiln’est-il pas exactement le même,moins satisfait, moins “détaché” (cen’est pas l’image du sage souriant iciqui prédomine) mais plus chargé af-fective-ment, plus désespéré aussi.Ulrich apparaît comme l’homme dessolutions partielles ou du fragmentpassionné : celui qui agit, guidé parson sentiment, d’une manière certesprovisoire et instantanée mais tou-jours affectivement engagée alorsqu’il aurait voulu le faire, commeporté par la foi des mystiques, c’est àdire définitivement, continûment,avec tout son être donné. Il reste cetteattitude, que Musil se représente surle modèle de l’essayisme (la pratiquelittéraire du genre de l’essai) ou d’unpas suspendu : Que pourrait-on fairede mieux que de garder sa liberté àl’égard du monde, dans le bon sensdu terme, comme un savant sait res-ter libre à l’égard des faits qui vou-draient l’induire à croire trop préci-pitamment en eux? C’est pourquoi ilhésite à devenir quelque chose ; uncaractère, une profession, un modede vie défini, ce sont là des représen-tations où perce déjà le squelette quisera tout ce qui reste de lui pour fi-nir. Il cherche à se comprendre autre-ment ; avec cet appétit qu’il a de toutce qui pourrait l’enrichir intérieure-ment (serait-ce même au-delà des li-mites de la morale ou de la pensée),il a l’impression d’être un pas, libred’aller dans toutes les directions,mais qui va toujours en avançant.Et s’il pense un beau jour, avoir eul’idée juste, il s’aperçoit qu’unegoutte d’une incandescence indicibleest tombée dans le monde, et que laterre, à sa lueur, a changé d’aspect23.

J-M. S.