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SOMMAIRE / CONTENTS SOMMAIRE / CONTENTS D IALECTES IALECTES DéCISIFS DéCISIFS , , LANGUES LANGUES PROTOTYPIQUES PROTOTYPIQUES Frank Alvarez-Pereyre, Présentation 5 Sylvie Archaimbault et Jean Léo Léonard Georges-Jean Pinault Anatolien et tokharien : des langues 13 décisives pour la reconstruction indo-européenne Nikola Vuletić Le dalmate : panorama des idées 45 sur un mythe de la linguistique romane Konstantin Pozdniakov Protolanguage and prototype: 65 a «proto-letter» and a «proto-spirit» in noun classes of Niger-Congo Cédric Patin De l’importance des langues bantu 83 pour l’analyse des phénomènes d’interface VARIA ARIA Jacques François Deux pionniers de la formalisation 111 en morphologie linguistique au XIX e siècle : August Schleicher et Hugo Schuchardt Almog Kasher The Vocative as a “Speech Act” 145 in Early Arabic Grammatical Tradition L ECTURES ECTURES ET ET CRITIQUES CRITIQUES Comptes rendus Comptes rendus 159 maquette ok 11,5_Mise en page 1 21/10/13 17:57 Page3

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  • SOMMAIRE / CONTENTSSOMMAIRE / CONTENTS

    DD I A l E C T E SI A l E C T E S D C I S I f SD C I S I f S , , l A N g u E Sl A N g u E S p R O TO T y p I q u E Sp R O TO T y p I q u E S

    frank Alvarez-pereyre, prsentation 5Sylvie Archaimbaultet Jean lo lonard

    georges-Jean pinault Anatolien et tokharien : des langues 13dcisives pour la reconstruction indo-europenne

    Nikola Vuleti le dalmate : panorama des ides 45 sur un mythe de la linguistique romane

    Konstantin pozdniakov protolanguage and prototype: 65 a proto-letter and a proto-spirit in noun classes of Niger-Congo

    Cdric patin De limportance des langues bantu 83pour lanalyse des phnomnes dinterface

    VVARIAARIAJacques franois Deux pionniers de la formalisation 111

    en morphologie linguistique au xIxe sicle : August Schleicheret Hugo Schuchardt

    Almog Kasher The Vocative as a Speech Act 145in Early Arabic grammatical Tradition

    llECTuRESECTuRES ETET CRITIquESCRITIquESComptes rendusComptes rendus 159

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  • DD I A l E C T E SI A l E C T E S D C I S I f SD C I S I f S , , l A N g u E Sl A N g u E S p R O TO T y p I q u E Sp R O TO T y p I q u E S

    Prsentation

    Frank alvarez-Pereyre(CNRS, uMR 7206 co-anthropologie et ethnobiologie, MNHN)

    sylvie archaimbault(CNRS, uMR 7597 HTl, universit paris Diderot, Sorbonne paris Cit)

    Jean-Lo Lonard(Iuf et uMR 7018 lpp, universit Sorbonne Nouvelle, Sorbonne paris Cit)

    le prsent dossier thmatique fait suite un colloque qui a runi, du 29 fvrier au 2 mars 2012, une vingtaine de linguistes dhorizons diffrents.Seule une partie des contributions est ici reprise. un complment plus largesera publi sous forme lectronique. Durant ces trois journes, trois axesde travail taient proposs : lun touchait la gographie linguistique, unsecond concernait une ou des langue(s) considre(s) dans le cadre de latypologie des langues, le troisime touchait aux relations entre langue et modlisation linguistique. Croisant ces axes, et selon une initiative deJean-lo lonard, le fond des dbats visait tester la pertinence des deuxexpressions de langues prototypiques et de dialectes dcisifs .

    Dans ce contexte, ces deux qualificatifs sentendent de fait pour signi-fier lexemplarit ou la singularit : exemplarit par rapport , ou au seinde ; singularit par rapport . Il est clair demble que ces deux entendusne se recouvrent pas ici. lexemplarit autant que la singularit sont rfresou bien aux proprits typologiques des langues, ou bien un groupe, ou une famille de langues ou de dialectes.

    Constatons que, jusqu un certain point, dcisif et prototypique se chevauchent quant aux significations induites ou contenues dans les

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  • usages quen font les auteurs. Alors mme quils servent dire deux chosesdiffrentes aussi bien lun que lautre : ou lexemplarit (et lappartenance,ou encore le rapprochement avec un lment central), ou la singularit (ladiffrence relative).

    En plaant ces qualificatifs au centre de la rflexion, les organisateurssouhaitaient aussi questionner la dfinition mme des critres qui prsident lidentification des langues. la question centrale tait de savoir en quoicertaines langues ou ensembles de langues, de statuts trs disparates (langueou dialecte), pouvaient avoir eu une incidence exemplaire ou particulire-ment forte sur le devenir de la linguistique. On mentionne souvent la prgnance du modle descriptif grco-latin en grammaire, mais la linguis-tique moderne ne sest-elle pas prcisment ingnie le dpasser traversla multiplicit des langues et des approches, lpreuve de la diversit typologique des langues du monde ?

    On entend par prototypique un modle pens au nom de caractris-tiques inventories, comme une optimisation mener, qui appellera desajustements. Mais on entend aussi par prototypique le reprsentant leplus abouti dune classe, en exprimant les traits considrs comme nces-saires la dfinition de la classe, laissant place des variantes, au nom de frontires identifies qui permettent de dire ce qui est dedans ou dehors.Il y aura ici un ou des facteurs dcisifs qui diront ce qui est dedans, ou lemme, et des facteurs dcisifs qui diront quand on est dehors, ou autre. On entend encore par prototypique un inventaire de traits, ou de facteursdont la mise en uvre aboutit des noncs, ce qui suppose des procduresde mise en uvre des traits ou facteurs.

    la qualification de dcisive , on le constate par ailleurs, a une valeuropratoire aussi bien en synchronie quen diachronie. une mme valeurjusqu un certain point (le seuil, la limite, largument, le facteur), mais qui na pas une teneur rigoureusement identique selon que lon est sur leversant structurel ou sur le versant historique.

    On tient compte de plus du fait que les prototypes, qui sont des repr-sentations, sont amens changer comme les disciplines, leurs contenus etleur statut changent. Avec eux, le concept de science volue.

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  • ce stade, il faut encore franchir un pas. Dune part, pour se demandersi les deux qualificatifs sont interchangeables par rapport aux deux termesde langue et de dialecte . force est de constater que, dans lhistoirede la linguistique, et dans une contextualisation des descriptions au regarddes modles, on parlait videmment de langue certaines poques, oupour certaines langues , que lon parlait de dialectes , videmment(cest--dire avec un total caractre dvidence non rflexive) dautrespoques, ou pour des choses qui ntaient videmment que des dia-lectes . Dans dautres circonstances, on sort de ces vidences productricesde dichotomies, mais la question reste de savoir si les qualificatifs peuventalterner sans effet, ou pas. par ailleurs et enfin, il faudrait se demander si prototypique et dcisif renvoient des proccupations dj attestesdans lhistoire longue de la linguistique, mais sous des termes diffrents. Il serait dailleurs intressant de mener lenqute dans cette direction. Oubien si ces deux qualificatifs signent un moment nouveau de cette penselinguistique en actes.

    lhistoire longue de la pense linguistique est jalonne de ces momentso une langue donne sature lhorizon conceptuel, entrane des boule-versements profonds dans les manires de concevoir les langues, leur histoire ou leur typologie, ou bien encore vient remplir un vide qui ne demandait qu tre combl. llection dune langue ou dun dialecte, dun groupe de langues ou de dialectes, y regarder de prs, a tenu et tient le plus souvent aux rencontres entre des traits ou des caractres intrinsques une langue ou dialecte et au commerce intellectuel auquelse livrent les savants dans leurs gnrations successives ou selon leurs coles, propos des langues et dialectes, de leur structure et de leurdynamique.

    De telles rencontres sont bien souvent des vnements dterminantsqui, pourtant, sont loin de faire lobjet dinvestigations systmatiques. Il en dcoule une certaine opacit, dont les effets cumulatifs chargent leur tour lhistoire en marche de la pense scientifique. Cest le premiermrite des textes runis dans ce numro que de lever un voile sur certainsdes mouvements de fond qui animent le travail des linguistes au long coursquand ceux-ci accordent une langue ou un dialecte une place prpond-rante. les tudes de cas prsentes, ne nous y trompons pas, dpassent toutefois le strict cadre des langues et dialectes concerns, dans la mesure

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  • o ils proposent en creux des lments de mthode dans le cadre du dbatpistmologique autour duquel elles se concentrent. Cest l leur deuximeintrt.

    Traitant de linguistique africaniste, Constantin pozdniakov relve quele qualificatif prototypique renvoie de fait une langue qui serait la plus proche de la protolangue, ou bien une langue considre comme un modle parce quelle serait le meilleur reprsentant dun ensemble delangues modernes. Sil faut prendre une telle polysmie au srieux, cest non seulement parce que ces deux entendements dun mme terme neproduisent pas les mmes effets dans les champs du savoir linguistique.Cest encore parce que les langues modernes se trouvent hriter dlmentsde la protolangue et de rgles ou de structures qui entrent en collision ,laissant aux linguistes un vaste champ dinterrogations. Encore faut-il alorsque les linguistes trouvent lgitime de sattacher un tel tat de fait. pourlauteur de larticle, une telle lgitimit est dabord une ncessit. En effet,un divorce existe couramment entre linterprtation des faits et des effetsinduits par la relation entre protolangue et dveloppements modernes dunepart, et la prise en compte de la diachronie dautre part. paralllement, onconstate chez les mmes linguistes une dissociation entre les formes, consi-dres pour elles-mmes, et les principes structurels, les premires tantnettement plus prises que les seconds. C. podzniakov introduit en outre,aux cts du prototype en tant que langue reconstruite en diachronie ou entant que modle de cohrence en synchronie, la notion de type gnosolo-gique : lide de systme que se font les usagers de la langue, ou commentla grammaire merge des reprsentations concurrentes ou successives dusystme dans lesprit des locuteurs. Il illustre ce troisime type de prototype laide dexemples Niger-Congo de systmes de classes nominales. Il mon-tre que, si les classes banto ne peuvent tre considres comme prototy-piques du Niger-Congo, sur le plan diachronique, alors que les languesatlantiques seraient davantage des langues prototypiques, sur le plan syn-chronique, en ce qui concerne ce critre, si important en domaine africain,de la taxinomie de laccord flexionnel nominal, il nen reste pas moins quetoutes ces langues sont pourtant dotes dun systme de classificateurs reconnaissable entre tous. lune des raisons de cette permanence tient aujeu de rquilibrage des classes par la dynamique gnosologique, qui faitfeu de tout bois avec la morphologie aussi bien quavec les rgles et les

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  • contraintes phonologiques notamment de force consonantique pourmaintenir un systme fonctionnel, que les locuteurs ont su amnager et se rapproprier langue par langue, donnant lieu la trs grande diversitdialectale de ce vaste domaine linguistique.

    pour Cdric patin, il convient de revenir sur la gense des dveloppe-ments relatifs linterface phonologie/syntaxe. Dans ce contexte, un groupede langues et, au dpart, un dialecte particulier a t le moteur dtermi-nant dans lclosion dune hypothse qui a connu ensuite des dveloppe-ments nourris. quant ce groupe de langues, celui des langues bantu, deux options staient opposes : peut-on envisager un accs direct ou indirect des rgles phonologiques aux structures syntaxiques ; doit-on aucontraire se convaincre de lindpendance peut-tre paradoxale des struc-tures syntaxiques et des structures prosodiques ? lauteur de la contributionayant restitu les tapes successives des propositions et contre-propositions,les considrant toutes comme autant de modlisations et dexplications desphnomnes, un retour devient possible sur les langues par lesquelles ledbat de linterface fut lanc : les langues bantu sont-elles les seules et, surtout, sont-elles les meilleures pour traiter de la question ? une rponseadquate semble devoir passer par deux dveloppements complmentaires.Dune part, il convient de relever que si les langues bantu ne sont plus lesmeilleures, cest que la mise en uvre plus rcente dune nouvelle approche des phnomnes intonatifs a conduit lire dautres langues leur ct. Dautre part, il faut se demander sur quelles bases les languesbantu elles-mmes ont pu tre considres comme dcisives. la rponsetient nouveau un double facteur, dont aucun nest dterminant lui seul.lun des facteurs renvoie aux caractres typologiques des langues ligibles,lautre au fait que diffrents modles descriptifs proposent des mmeslangues des visions assez nettement diffrentes. Outre la question de linterface entre phonologie et syntaxe, une ide centrale de la phonologiemoderne apparat au cur du dbat soulev par les langues bantu, dontchaque dialecte finit par revtir une valeur dcisive pour chaque point devue thorique, dans le dbat entre spcialistes : les bornes ou le bornagedes constituants quils soient groupes prosodiques, syntagmes ou phrasesminimales impermables au mouvement, en tant que sites de neutralisationou de renforcement de la marque. Derrire chaque dbat de spcialiste autour des faits de langue, on retrouve certes des questions de porte

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  • gnrale, comme on peut sy attendre, mais enveloppes pour reprendrele terme de wrapping voqu par certains phonologues tenants de lOpti-malit dans un mtalangage plus ou moins ad hoc, comme le montre cettecontribution. Dans quelle mesure les donnes ponctuelles, aussi dcisivessoient-elles pour chaque point de vue ou pour chaque microthorie, commedans le cas des langues bantu traites ici, induisent-elles des fluctuationsterminologiques et une dispersion des modles ? Dans quelle mesure aussi,de cette dispersion, mergent de nouvelles synthses, y compris des synthses locales ou partielles, qui alimentent par la suite les grands courants de la construction thorique en linguistique gnrale ?

    les contributions de georges-Jean pinault et de Nikola Vuleti sins-crivent rsolument dans le cadre rflexif qui vient dtre dtaill. Elles sonttoutes les deux une dmonstration mthodique des constructions succes-sives quune langue ou un dialecte, quun groupe de langues ou de dialectesaura connues ou gnres au cours des temps. le panorama dress par g.-J. pinault propos de lindo-europen est imparable quand il sagit deconstater les effets conjugus de la rencontre de nouvelles langues et delapplication de nouveaux paradigmes descriptifs, analytiques et explicatifs.les deux phnomnes ne se situent pas du tout sur le mme registre. Ils necessent pourtant de se croiser et cest bien l que lopacit sur de tels croi-sements mrite dtre leve. lincidence de lanatolien et du tokharien surle paradigme de la reconstruction de lindo-europen a ceci dexemplaireque ces deux langues ne sont ni innovantes ni conservatrices en soi ; ellesne sont pas non plus des chanons manquants proprement parler, et ellesne confirment pas les grandes isoglosses de type centum/satem. Elles apportent davantage un clairage sur ce que peut devenir un systme phonologique ou grammatical indo-europen, en termes de simplificationou de complexification dun ensemble de structures supposes primaires(racines, augments valeur TAMV, systmes casuels, diffrenciation et syncrtisme des marques grammaticales), quun jalon volutif. leur pouvoir heuristique autrement dit, leur caractre dcisif, dans loptiquede ce dossier tient plutt dans la dialectique didentit et daltrit avecle corps de la doctrine, prsent par g.-J. pinault sous les termes de modle ou de tableau brugmanien de lindo-europen , qui permetde transcender les cadres existants. Alors que les modles risquent, sils ne sont pas remis en cause par des donnes inattendues, de mener une

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  • illusoire immanence, les langues dcisives ou les dialectes dcisifs (deuxdialectes dans le cas du tokharien, abstractiss par les tiquettes A et b) remettent ceux-ci en cause. lanatolien comme branche de lindo-europentardivement dcouverte et dchiffre, et le tokharien comme binme de dialectes priphriques, exhums dune zone orientale inattendue, sont au-tant de moments dcisifs qui rompent avec la qute du prototype, et per-mettent de la dpasser afin dobserver des systmes gomtrie variable.En ce sens, les deux contributions de g.-J. pinault et de K. podzniakovconvergent vers un balancement entre des langues dcisives, qui ponctuentldification de paradigmes de recherche plus par les questions quellessoulvent que par les rponses quelles donnent aux prdictions de la doctrine en cours, et des reprsentations savantes devenues des systmesqui risqueraient doublier la nature inventive des langues avec les lois du systme.

    le dalmate est-il un dialecte dcisif pour la linguistique et la philologieromanes, en tant que chanon manquant dune squence volutive,constituant un fragment de balkano-roman, aux cts du daco-roman et delitalo-roman, au sein du roman oriental ? le discours sensationnel qui a accompagn sa dcouverte pourrait en faire un construit comme a pu en crer lesprit romantique de la grande priode comparatiste et no-grammairienne. Est-ce une langue romane part ou un groupe compositede dialectes ? quelles sont ses bases empiriques ? Cest lenqute que mneNikola Vuleti dans sa contribution sur le dalmate, qui apparat au final davantage comme un objet linguistique indcis quun dialecte ou unelangue dcisive.

    En outre, la contribution de Nikola Vuleti conduit renforcer un double constat qui se fait jour lentement la lecture des textes successifs.En premier lieu, lhistoire de la linguistique doit normment llargisse-ment des donnes collectes, quil sagisse dune seule et mme langue, ouquil sagisse de langues diffrentes. les paysages, sous ce rapport, peuventchanger du tout au tout. un facteur de relativisation indniable entre en compte partir de l, dont les effets sont patents. En second lieu, il fautbien constater que lon est pass dune priode o lapproche des faits mobilisait un modle ou un autre, qui se distinguaient terme terme, chacuntant pens comme un absolu, des priodes de la science linguistique o lon accepte de voir mis en uvre plusieurs modles descriptifs complmentaires. la relativit du regard analytique serait-elle une force ?

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  • anatoLien et tokharien : des Langues dcisivesPour La reconstruction indo-euroPenne

    georges-Jean Pinault(EpHE)

    1. la reconstruction de la langue appele par convention proto-indo-europen pouvait tre considre comme acheve la fin du xIxe sicle etau tout dbut du xxe sicle. Cela ne signifiait pas que tous les problmes dephonologie et de morphologie taient claircis, mais il tait courammentadmis que cela ntait quune question de temps. la mthodologie mise au

    Rsumlanatolien et le tokharien sont deux branchesde la famille linguistique indo-europenne quifurent dcouvertes aprs lachvement de lareconstruction du proto-indo-europen selonla mthodologie no-grammairienne. Ceslangues prsentent nombre de faits qui ne sac-cordent pas facilement avec les structures dela proto-langue qui peuvent tre reconstruitessur la base de toutes les autres langues indo-europennes. la dcouverte du hittite a jouun rle crucial pour confirmer lexistence dansle systme phonologique de lindo-europende fricatives supplmentaires, appeles laryn-gales. limpact de lanatolien a t certaine-ment plus important, puisque nombre decatgories, qui taient jusqualors attribues la proto-langue, en sont absentes. lanatolienet le tokharien, soit sparment soit par com-binaison des donnes relatives certains pro-blmes, ont chang de faon considrablenotre vision de la prhistoire des langues indo-europennes dans leur ensemble.Mots-clsAnatolien, genre fminin, groupement indo-europen restant , indo-hittite, laryngales, morphologie nominale, morphologie verbale, tokharien

    AbstractAnatolian and Tocharian are two branches ofthe Indo-European linguistic family, whichwere discovered after the completion of thereconstruction of proto-Indo-European ac-cording to the Neogrammarian methodology.These languages show several facts which donot comply with the patterns of the proto-lan-guage that can be reconstructed on the basisof all other Indo-European languages. Thediscovery of Hittite has played an essentialrole in ascertaining the existence of supple-mentary fricatives in the proto-Indo-Europeanphonological system, the so-called laryngeals.The impact of Anatolian is certainly more im-portant, because it lacks several categoriesthat were granted to the proto-language in itsbrugmannian reconstruction. both Anatolianand Tocharian, either separately or in a com-binatory way about some issues, have dramat-ically changed the picture of the prehistory ofthe Indo-European languages as a whole.

    KeywordsAnatolian, Core Indo-European, femininegender, Indo-Hittite, laryngeals, noun morphology, proto-Indo-European, subgrouping, Tocharian, verb morphology

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  • point par les no-grammairiens partir de lanne 1875 environ et appliqueaux langues indo-europennes avait permis dobtenir dans un dlai relati-vement court des rsultats solides. une confirmation clatante de cette approche rigoureuse de la linguistique historique et comparative, fondesur la rgularit des lois phontiques, fut donne par la dmonstration quelarmnien constituait une branche indpendante de la famille indo-euro-penne, et ne se rattachait pas, comme on lavait cru jusqualors, labranche iranienne de cette mme famille. Il apparut possible de rdiger unenouvelle grande synthse sous le titre faussement modeste de Grundriss( aperu ou prcis ), en plusieurs tomes1, accompagn quelques an-nes plus tard dune version abrge2. linventaire des langues indo-euro-pennes semblait clos, aprs laddition progressive de quelques branchesaux langues qui avaient servi fonder la grammaire compare au dbut duxIxe sicle. Il comprenait les langues suivantes : indo-iranien (subdivis enindo-aryen et iranien), grec, latin et langues italiques, germanique, baltique,slave, celtique, albanais, armnien. ct de ces branches majeures, ondevinait lexistence dautres parlers indo-europens, travers des docu-ments pigraphiques rares et controverss, et une documentation latralesous forme danthroponymes, toponymes, hydronymes, etc. Cependant,quelques annes plus tard, sur la base de dcouvertes archologiques, denouvelles langues ont t dchiffres, dont le caractre indo-europen estapparu immdiatement : le tokharien et le hittite, dont les dchiffrementsont t publis respectivement en 1908 et 1915. De prime abord, ces iden-tifications prouvaient la pertinence de la mthode comparative, dans la me-sure o il tait possible sans erreur de retrouver des morphmes de typeindo-europen. Cependant, le tableau donn par ces langues tait quelquepeu dconcertant, si on le confrontait au systme phonologique et morpho-logique qui avait t reconstruit jusqualors sur la base de toutes les autreslangues, dont les plus anciennes taient lindo-aryen ancien (vdique, sanskrit), liranien ancien (avestique, vieux-perse) et le grec homrique. la suite du xxe sicle a vu le dchiffrement et lidentification dautreslangues indo-europennes. les expditions en Asie Centrale ont rvl,outre le tokharien, dautres langues moyen-iraniennes (khotanais, sogdien,parthe, moyen-perse manichen, bactrien), qui ont renouvel lhistoire de

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    1 brugmann 1897-1916. 2 brugmann 1902-1904.

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  • liranien, mais qui nont pas dimpact sur la reconstruction indo-euro-penne ; le dchiffrement du grec mycnien, en 1953, a ajout une profon-deur de six sicles environ notre connaissance du grec ancien. laconnaissance du celtique continental, et donc des langues celtiques ant-rieures la conqute romaine, a pu se fonder sur plusieurs inscriptions gau-loises et sur les inscriptions celtibres, partir des annes 1970. la dernirelangue indo-europenne dchiffre, en 1992, est le carien, qui se rattache la branche anatolienne, dont le reprsentant le mieux connu est le hittite ;il faut immdiatement noter que ce dchiffrement aurait t impossible sansles progrs considrables raliss entre-temps sur les langues du groupe anatolien. Ces dcouvertes, bien quelles soient toutes trs importantes,nont pas provoqu un branlement comparable la rvlation du hittite etdu tokharien, dont londe de choc se prolonge dans la pratique actuelle dela linguistique indo-europenne3.

    I. VuE SOMMAIRE DE lANATOlIEN

    2. Il convient de rappeler que le hittite est seulement la mieux connue deslangues du groupe anatolien, et quil a lui-mme une longue histoire, audeuxime millnaire avant notre re, en criture cuniforme : vieil-hittite(1570-1450), moyen-hittite (1450-1380), no-hittite (1380-1220). les quatre dernires dcennies ont permis dtablir la chronologie interne duhittite, ainsi que ses relations avec les autres langues anatoliennes, savoir :le palate, connu de faon trs lacunaire (xVIe-xIIIe sicles avant notre re),galement en cuniforme ; le louvite, bien mieux connu, employ largementau sud et louest de lAnatolie, et en concurrence avec le hittite en Anatoliecentrale (louvite cuniforme, xIVe-xIIIe sicles, louvite hiroglyphique du xVe au VIIIe sicle) ; au premier millnaire, crits dans des varits

    ANATOlIEN ET TOKHARIEN : DES lANguES DCISIVES 15

    3 plusieurs mois aprs la prsentation de cette communication, jai eu le privilge delire, en mars 2013, une contribution de Jay Jasanoff (Harvard university), sur un sujettrs voisin : The impact of Hittite and Tocharian: Rethinking Indo-European in theTwentieth Century and beyond . Je remercie lauteur de mavoir permis de lire paravance cette contribution, destine un volume collectif en prparation (ComparativeIndo-european Linguistics. International Handbook of Language Comparison). parncessit, nous discutons en grande partie les mmes faits. Il va de soi que je reste seulresponsable du contenu du prsent texte.

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  • dalphabet grec : lycien (Ve-IVe sicles), lydien (Ve-IVe sicles), carien (VIe-IVe sicles), plus deux autres langues beaucoup plus mal connues pisidien(IIIe sicle) et sidtique (IIIe-IIe sicles). par consquent, il nest plus possiblede citer une forme hittite, et de la comparer directement aux formes dautreslangues indo-europennes, sans tre sr de son anciennet, et le hittite nepeut pas tre identifi au proto-anatolien, seul comparable aux stades lesplus anciens des autres branches de la famille. Dans le prsent contexte, ona cit seulement des faits hittites dont lanciennet est reconnue.

    3. En phonologie4, le fait majeur est la prsence de consonnes incon-nues dans les autres langues indo-europennes et notes par lcriture cu-niforme, qui fut emprunte lcriture sumro-akkadienne, au stadevieux-babylonien (xVIIe sicle). la consonne transcrite () note probable-ment une fricative vlaire ou pharyngale, daprs la prononciation [x] ad-mise pour le signe correspondant en akkadien, une langue smitique. Cetteconsonne se rencontre linitiale, -, et lintrieur -()- dans diverscontextes, en hittite, louvite, et palate. De fait, on doit restituer pour leproto-anatolien deux phonmes, avec un contraste de sonorit, parallle celui entre occlusives sourdes et sonores. Ces phonmes sont (en partie)prservs en lycien par /x/, g //, k, q, donc par des fricatives vlaires(voire uvulaires) et des occlusives vlaires. Ces consonnes *H (sourde) et*h (sonore) de lanatolien sont le reflet de fricatives indo-europennes, quiont t nommes laryngales , daprs une identification errone avec lesconsonnes laryngales des langues smitiques. Nous reviendrons plusloin ( 7) sur ce problme. les occlusives prsentent la confusion des so-nores aspires reconstruites pour les autres langues indo-europennes (*bh,*dh, *gh, etc.) avec les sonores (*b, *d, *g, etc.). Conservation du contrasteentre les trois ordres docclusives dorsales en louvite, sinon confusion despalatales et des vlaires, comme dans les langues centum. le proto-anato-lien conservait les trois timbres vocaliques *e, *a, *o et avait un contrastede longueur dans les voyelles. Dans la plupart des langues anatoliennes,sauf en lycien, confusion de *a et *o en /a/ ; confusion de * et * en /a:/.par consquent, le hittite, considr pour lui-mme, prsentait un vocalismeplus pauvre que le grec ancien et, a fortiori, que le proto-indo-europen.

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    4 Cf. Melchert 1994.

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  • 4. Du point de vue morphologique5, le hittite, comme les autreslangues anatoliennes, est une langue flexionnelle et synthtique, linstardes langues indo-europennes anciennes. Nanmoins, les diffrences sontsignificatives. Voyons dabord la morphologie nominale. le hittite na quedeux genres : anim (ou commun) et neutre (non anim), par contraste avecla quasi-totalit des autres langues indo-europennes, qui ont trois genres :masculin, fminin, neutre. En ce qui concerne le nombre, le hittite conservela distinction entre pluriel distributif et pluriel collectif (ou comprhensif)des noms anims, e.g. alpa- nuage , pl. nom. alpe nuages vs alpa masse de nuages . le duel, qui est encore connu par plusieurs branches(indo-iranien, grec, balto-slave, germanique, celtique et tokharien), est inconnu comme catgorie vivante. Il nest plus reprsent que par desformes figes, qui sont traites synchroniquement comme des formes decollectif pluriel, pour les noms de parties du corps, e.g. louv. cun. ara mains , hitt. kuwa yeux . Cas : nominatif, vocatif, accusatif, gnitif,allatif (directif), datif-locatif, ablatif, instrumental. le vocatif ne se dis-tingue du nominatif quau singulier. les dsinences dablatif et instrumentalvalent pour le singulier et le pluriel. lallatif napparat quau singulier.linstrumental et lallatif ne survivent plus en no-hittite que dans des expressions isoles. lindiffrence au nombre de lablatif (hitt. -(a)z, -za)et de linstrumental (hitt. -it) sexplique par leur caractre originellementadverbial, et lon constate en effet que dautres langues ont employ dessuffixes adverbiaux dans cette partie de la dclinaison, cf. ablatif skr. -tas(< *-tos, cf. lat. -tus dans des adverbes), gr. -, -, -. Inversement, unefinale, dont la restitution est controverse (probablement *-eh2, bien que *-h2e ou *-- soient concevables), qui semble fournir des adverbes dansdautres langues, exprime un cas indpendant, distinct du datif-locatif en -i, lallatif (ou directif) en -a, spcialis pour le lieu vis avec mouve-ment, quivalent de laccusatif directif des autres langues. le fait le plusfrappant est labsence des dsinences en *-bh ou *-m connues par les autres langues au pluriel, instrumental (vd. -bhi, arm. -bk , lit. -ms, v. sl.-mi, germ. *-miz), datif-ablatif (vd. -bhya, lat. -bus, v. sl. -m, lit. -mus).Cela dit, linventaire des cas et leur caractre flexionnel sont familiers. On doit observer une innovation par rapport ltat reconstruit pour leproto-indo-europen : il existe un ergatif, employ par un nom neutre quand

    ANATOlIEN ET TOKHARIEN : DES lANguES DCISIVES 17

    5 Cf. Hoffner et Melchert 2008.

    il y avait 2 3, celama oblig renumro-ter, atten-tion auxrenvois d-cals

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  • il est sujet dun vers transitif, exprim par le suffixe anat. *-ant- ajout authme faible + dsinence de nominatif anim, e.g. hitt. tuppi tablette ,erg. sg. tuppianza (< *-ant-s), uttar mot , erg. pl. uttannte, wdar eau , pl. widr, erg. sg. witena(n)z, erg. pl. witenante. Il sagit dunexemple dergativit partielle ou clive (split ergativity)6. En ce quiconcerne les pronoms, les langues anatoliennes possdent divers thmes dedmonstratifs, mais pas le thme suppltif *s/*t-, courant dans nombredautres langues. En hittite, il existe un systme ternaire de deixis : k-, dictique proche du locuteur (lat. hic), ap-, dictique proche de linterlocuteur (lat. iste), employ aussi comme anaphorique, ai (nom. sg.com., mais acc. sg. com. uni, nom.-acc. neutre ini, autres formes sur thmee-, mais pas de pluriel), dictique lointain, (lat. ille), plus deux thmesanna/i-, dictique lointain et ana/i-, dictique proche dans des adverbes etcomposs. Ces thmes se retrouvent dans les autres langues anatoliennes,et parfois avec des valeurs divergentes, voire opposes. les faits sont complexes dans le dtail. On peut reconstruire7 plusieurs thmes, qui sontcomparables des dmonstratifs dautres langues : *k-, *obh-, */-,*/no-, *e/ou(o)-. Dans les pronoms personnels, le hittite possde, commeattendu, des pronoms autonomes et des pronoms clitiques. une originalitest le dveloppement de pronoms clitiques de 3e personne pour rfrer au sujet, en plus des formes qui rfrent, comme dans dautres langues, lobjet, direct ou indirect (accusatif et datif). Ces pronoms clitiques sujetsne figurent jamais dans des phrases avec verbe transitif. leur emploi avecles verbes intransitifs est conditionn lexicalement. les verbes intransitifsdots de sujets clitiques emploient e- comme auxiliaire du parfait priphrastique (verbes inaccusatifs), alors que les autres emploient ark-comme auxiliaire (verbes inergatifs).

    En regard, la morphologie verbale prsente une simplicit droutantepour une langue indo-europenne ancienne, et de fait la plus anciennementatteste. Deux temps seulement : prsent et prtrit, en regard des troisthmes aspectuels reconstruits sur la base des langues classiques8 : prsent,

    18 gEORgES-JEAN pINAulT

    6 Cf. garrett 1990 et Melchert 2011. 7 Cf. Melchert 2009. 8 Jemploie dessein ce terme pour rfrer aux langues indo-europennes que lon

    apprenait en classe , savoir sanskrit (et ses cousins iraniens), grec, latin, gotique,vieil-anglais, russe (et vieux-slave), lituanien.

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  • aoriste, parfait. la langue emploie divers thmes de prsent, mais le typedu prsent radical thmatique est trs rare ; les prsents thmatiques sontsuffixs en *-ske/o-, *-io-. les prsents radicaux athmatiques sont trs fr-quents. les verbes redoubls sont assez frquents, avec divers types de re-doublement. bien quil nexiste plus daoriste comme catgorie, certainsaoristes radicaux athmatiques dautres langues ont t transposs commeprsents. Voix : actif et moyen ; ce dernier correspond au moyen des autreslangues indo-europennes, avec ses diverses valeurs, et fonctionne aussicomme passif. Deux modes seulement : indicatif et impratif. la 3e sg.impr. act. tait en anat. *-(t)u, cf. vd. -tu < *-t (dsinence dite secon-daire , autrement dit dinjonctif) + particule *u. Surtout, la flexion verbalese caractrise par lemploi de deux conjugaisons, dnommes daprs ladsinence de premire personne du singulier lactif : la conjugaison en -mi et la conjugaison en -i, qui sopposent lactif du prsent, du prtritet de limpratif. Elles ont le mme paradigme de moyen. Ce contraste estindpendant de lopposition de voix ou de valence (transitif vs intransitif),indpendant aussi de lopposition entre type athmatique et type thmatique(thme termin par la voyelle alternante *-e/o-), alors qu premire vueles dsinences de la conjugaison en -mi correspondent exactement aux ds-inences actives de la flexion athmatique des autres langues, et certainementdu proto-indo-europen.

    II.VuE SOMMAIRE Du TOKHARIEN

    5. Tokharien est le nom donn par convention deux langues (A etb) troitement apparentes, mais fortement diffrencies au cours de plu-sieurs sicles9. lintervalle approximatif de datation des documents va dudbut du Ve sicle jusquau xe sicle de notre re, et la plupart sont situsentre le VIe et le VIIIe sicles. la langue la plus largement atteste est le tokharien b, dont on peut dsormais restituer la chronologie interne, sur labase de variations formelles, qui refltent des volutions phontique et morphologique, ainsi que limpact de la langue parle sur la tradition

    ANATOlIEN ET TOKHARIEN : DES lANguES DCISIVES 19

    9 Dans la suite, tokharien sera employ comme terme gnrique pour des faits com-muns aux deux langues tokhariennes. les faits sont tirs de pinault 2008, o lon trou-vera la bibliographie antrieure.

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  • scripturaire. Des deux langues, la plus volue est le tokharien A, par rapport ltat du tokharien commun ou proto-tokharien , qui est reconstruit sur la base des deux langues. Du point de vue phonologique, letokharien est trs us : une seule srie docclusives, sourdes, du fait de laconfusion des sries sourdes, sonores et sonores aspires du proto-indo-europen. Il faut poser dans la prhistoire du tokharien une dissimilationrgressive des aspires (loi de grassmann), indpendante de celle qui sob-serve en indo-iranien et en grec. le trait majeur de lvolution phonologiqueest la palatalisation : contraste phonologis entre consonnes non palataleset consonnes palatalises (principalement devant *e, * et *i, parfois *i). formation secondaire dune opposition entre sourdes et fricatives sonores,celles-ci apparaissant dans certains contextes, e.g. /p/ vs /--/, /t/ vs /--/,/k/ vs /--/. pour les occlusives dorsales, confusion des palatales et des v-laires, comme dans les langues centum (voir 7). les labiovlaires, quiexistaient en tokharien commun, ont t limines par tapes dans la plupartdes contextes. les fricatives, appeles laryngales, dont il a t question plushaut ( 2), ont disparu, comme dans toutes les autres langues indo-euro-pennes. les faits majeurs de lvolution du vocalisme, particulirementcomplexe dans le dtail, sont les suivants : perte de lopposition de quantit ;dlabialisation de *o, qui se confond avec le produit de * pour le timbre ;labialisation de * ; confusion de * et *a, sauf en syllabe finale. Il en estrsult un systme avec opposition daperture dans les voyelles centrales :// * vs // *ae vs // *. par rapport ltat tokharien commun, les deuxlangues ont encore diverg. les faits de mtaphonie (Umlaut) concernentplusieurs voyelles.

    6. Catgories de la morphologie nominale. Trois nombres : singulier,pluriel et duel, bien que ce dernier soit dj en recul, quoi sajoute un plu-riel distributif, form par agglutination. Deux genres : masculin et fminin.Conservation du neutre seulement au singulier des pronoms dmonstratifs.une originalit est la catgorie du genre dit alternant , suivi par des nomsqui saccordent au masculin au singulier et au fminin au pluriel : cela r-sulte de la confusion formelle du neutre avec le masculin au singulier etavec le fminin au pluriel. De plus, la plupart des noms du genre alter-nant ont des suffixes de pluriel, qui remontent la restructuration dan-ciennes formes de pluriel neutre, avec intgration du suffixe originel du

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  • thme de base au suffixe de pluriel. le trait le plus frappant du systme nominal concerne les cas, qui se rpartissent en deux niveaux10 . 1) Cas primaires : nominatif, vocatif (seulement en b), accusatif (appel tradition-nellement oblique ), gnitif (en fait gnitif-datif), exprims par des dsinences exprimant la fois le cas et le nombre. 2) Cas secondaires, exprims par des affixes sparables, autonomes pour laccent, et indiffrentsau nombre, ajouts la forme daccusatif, et qui remontent danciennespostpositions, ou danciennes dsinences restructures. Cinq cas sontcommuns aux deux langues : perlatif, allatif, ablatif, comitatif, locatif ; deuxautres sy ajoutent : causal (seulement en b) et instrumental (seulement enA). pour le tokharien commun, il est possible de reconstruire un affixepour quelques cas : perlatif, allatif, locatif, instrumental, peut-tre ablatif.la distinction entre les cas des deux niveaux se manifeste au plan dede laccord. Dans les syntagmes attributifs et dans la coordination, les cassecondaires ne sont exprims que par le dernier terme, le prcdent tant laccusatif. par consquent, la morphologie nominale du tokharien se dmarque nettement du type flexionnel des langues indo-europennes anciennes, et se rapproche du type agglutinant rencontr dans les languesfinno-ougriennes, caucasiques, turques, etc. un autre trait qui ne relve pasdu type indo-europen est le marquage diffrentiel de lobjet : il existe unedsinence spciale daccusatif singulier pour les noms marqus [+ humain],qui ne prsentent pas un accusatif hrit diffrent du nominatif singulier,e.g. b saswe seigneur , acc. sg. sswe, mais b pcer pre , acc. sg.ptr, par contraste avec b yakwe, acc. sg. de yakwe cheval . Du pointde vue phontique, cette dsinence issue de tokh. com. *-n (note - dansles deux langues) ne remonte pas directement la dsinence indo-euro-penne *-m (*-m aprs consonne); elle remonte probablement la finale*-aen(n) < *-on-m , accusatif sg. dun driv individualisant en nasale. Il existe une srie de pronoms dmonstratifs dont le systme flexionnel repose sur le thme suppltif *s/*t-, connu dans la plupart des autreslangues, indo-iranien, grec, germanique, etc. leurs fonctions reposent sur un systme binaire de deixis, selon la distance par rapport au locuteur.Dans lexpression de lanaphore, un paradigme de dmonstratif est en concurrence avec des pronoms personnels clitiques, suffixs au verbe.

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    10 Cf. pinault, 2011a.

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  • Si lon fait abstraction du fait quun seul morphme vaut pour les trois per-sonnes du pluriel, lexistence de tels clitiques na rien de surprenant en soi.En revanche, leur position aprs le verbe demande une explication, ainsique leur emploi pour exprimer la dtermination possessive (complmentdans un syntagme nominal, objet ou sujet), ainsi que le datif dagent dunnom verbal.

    7. par rapport une morphologie nominale en grande volution, lamorphologie verbale du tokharien a sembl beaucoup plus conservatriceaux comparatistes, en partie parce quelle comporte des thmes verbauxbien distincts, qui sopposent par les variations apophoniques (alternances)de la racine verbale, en plus de formations suffixales diverses, qui rappellentdans lensemble celles connues par les autres langues. Cependant, au fur et mesure de lapprofondissement de la recherche sur le systme verbal, ona observ des faits qui ne relvent pas seulement de lusure du tokharien,connu une date relativement tardive, et qui font du tokharien une langueglobalement mdivale . Ces faits pouvaient tre considrs comme desarchasmes, et donc jouer un rle significatif dans la remise en cause dumodle brugmannien de lindo-europen, en relation avec les faits beaucoupplus surprenants rvls par le hittite. Voix : actif et moyen ; ce dernier estsurtout employ comme dponent, linstar des autres langues indo-euro-pennes, rarement en valeur passive. Sur le plan formel, le trait qui a im-mdiatement frapp tait lexistence de dsinences termines par -r dansla flexion du prsent (et du subjonctif) moyen, ce qui rappelait les languesoccidentales, italique et celtique. parce que la morphologie du tokharien adabord t dcrite par des indianistes, qui ont emprunt beaucoup aux catgories du sanskrit, des donnes plus significatives ont t minimises.les descriptions du verbe tokharien ont correctement not lopposition entreun paradigme de base (Grundverb) et un paradigme dit causatif (Kausativ) dans la plupart des verbes. En fait, ce terme de causatif re-couvrait des notions diffrentes, et il fallait admettre que les thmes verbauxdits de base pouvaient tre eux-mmes drivs. Aprs quelques dcen-nies, il a t reconnu que le verbe tokharien comportait une catgorie sup-plmentaire, qui tait inconnue du type indo-europen : la transitivit, quitait marque dans les thmes verbaux par divers procds formels (suf-fixation, accentuation initiale, palatalisation, etc.). la valeur proprement

    22 gEORgES-JEAN pINAulT

    ATTEN-

    TIONnous

    avions

    deux para-

    graphes 6.

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  • causative est simplement une application de la fonction transitive. le systme verbal distingue quatre modes : indicatif, subjonctif, optatif, impratif. Cela semblait faire du tokharien une langue relativement conser-vatrice, puisque la distinction entre subjonctif et optatif ne sobserve plusque dans peu de langues (indo-iranien et grec). En fait, le subjonctif est unsecond prsent, dot de valeurs modales : sa formation reflte trs rarementcelle du subjonctif des autres langues indo-europennes ; de plus, il existeun seul thme pour le subjonctif et loptatif, sans contraste daspect (prsent, aoriste, parfait). le thme de subjonctif occupe une place centraledans lorganisation de la conjugaison, et sa formation reste un problmemajeur. lopposition de temps existe seulement lindicatif : prsent, im-parfait, prtrit. limparfait est form avec le suffixe doptatif ajout authme de prsent ; le mme suffixe, ajout un thme de subjonctif, donneloptatif. Ce suffixe est issu du suffixe indo-eur. *-ih1-/*-ih1- doptatif.lemploi de loptatif pour exprimer le prtrit habituel ou itratif est un faitconnu par dautres langues de la mme aire, notamment les langues moyen-iraniennes. les thmes de prsent sont trs divers, et lon y retrouve destypes dj connus. le prsent radical thmatique est relativement peu fr-quent, bien que les finales de prsent radical athmatique soient en partiedj thmatises. les prsents en *-ske/o- ont t trs productifs, ainsi queceux en *-ie/o-, mais ce dernier suffixe est occult en partie par divers ph-nomnes (assimilation, contraction). les thmes de prtrit continuent ceuxde laoriste indo-europen. le prtrit a des dsinences spciales, mlangedes dsinences indo-europennes daoriste et de parfait. le thme du parfaitindo-europen est reflt (en partie) par le participe prtrit : redoublementet suffixe *-uos-/*-us-. le participe prtrit est employ, avec ou sans copule, pour former un parfait priphrastique, dont la valeur daccompli se distingue de celle du prtrit. les noms verbaux sont assez nombreux,mais ils ne font pas du tokharien une exception parmi les autres langues dela famille, puisquon y retrouve des suffixes connus par ailleurs.

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  • III. quESTIONS DE pHONOlOgIEET TOuRNANT STRuCTuRAlISTE

    8. un problme rcurrent de la phonologie indo-europenne rside dans le nombre dordres des occlusives dorsales (ou tectales ). Selon lathorie dominante au dbut du xxe sicle, le proto-indo-europen possdaittrois ordres docclusives dorsales : palatales (*k, *g, *gh ) vlaires (*k, *g,*gh) et labio-vlaires (*k, *g, *gh). les langues centum (italique, celtique,germanique, grec) confondent les palatales et les vlaires, et conservent, au moins dans un premier temps, les labio-vlaires. les langues satm(indo-iranien, armnien, baltique, slave, albanais), ainsi nommes daprsle nom avestique pour cent , confondent les vlaires et les labio-vlaires ;les palatales tendent y donner des affriques ou des sifflantes. Cette opposition tait vue comme une isoglosse, dans la mesure o les languescentum sont situes louest, alors que les langues satm sont majoritaire-ment situes lest, le cas de lalbanais mis part. Des deux nouvelles langues, le tokharien commun appartient clairement au type centum : e.g. tokh. b kante, A knt cent < *kntae < *kmtm, b km-, A kum-< *kwm- < *gm- de la racine *gem- venir , b kuse, A kus (pronom relatif-interrogatif) < *kws < *k iso, cf. lat. quis, hitt. kui, etc. puisquele tokharien est la langue la plus orientale de la famille, cela suffisait remettre en cause la base gographique de cette isoglosse. Dautre part, le hittite est de toute vidence du type centum : e.g. kard- cur , cf. lat. cord-, v. irl. cride vs arm. sirt, lit. irds ; gnu- genou , cf. gr. vs vd. jinu, iukan joug < *iugm ; kuen- tuer < *ghen-, kui qui < *k i-s. le dchiffrement des autres langues anatoliennes a compliqu la vue densemble. Il est apparu que la branche louvite prsentedes traitements du type satm : louv. cun. ziyari < *kei-o-r(i) gsir , cf. vd. ye, gr. , louv. cun. za/i- ceci < *ko-/*ki-, cf. lit. s, louv. cun./hir. zr-za/zart- cur < kr/ kr

    d-, louv. hir. azu(wa)-,

    lyc. esbe- cheval , cf. vd. va-, lat. equus < *(h1)ekuo-, vs louv. cun.ki(i)- peigner < *k-s, cf. v. sl. esati, etc. les dbats qui ont suivi ont permis de dmontrer que lanatolien commun possdait encore les trois ordres docclusives dorsales. Alors que le hittite est devenu du type centum, le louvite et le lycien prsentent, avant la confusion des palatales et des vlaires, une palatalisation conditionne des palatales, devant voyelle palatale et devant la semi-voyelle * u (mais pas devant la

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  • voyelle *u)11. Il faut donc voir le contraste entre centum et satm sous unautre jour. En fait, dans plusieurs branches (indo-aryen, armnien, albanais)des langues satm, on constate que les vlaires et les labio-vlaires taientencore distingues dans certains contextes, et certaines langues (baltique,slave) ont des traitements du type centum. les langues indo-europennessont devenues centum ou satm au cours de leur dveloppements respectifset indpendants. Ce trait ne dfinit pas une communaut dialectale12. Il arrive que lanatolien et le tokharien saccordent pour contraindre uneremise en cause de solutions phontiques qui taient plus ou moins accep-tes, mme si elles appartenaient objectivement aux marges de la recons-truction. pour rendre compte des correspondances du type13 Ks : KT(cf. vd. km- : gr. terre , vd.

    ka- : gr. ours , vd.

    ki- : gr. - prir ), on avait extrapol lexistence de groupes du type*K (sourde *k, sonore aspire *ghh, etc.), avec une fricative interdentale THORN * [], qui se rencontrait uniquement aprs occlusive dorsale,ce qui restait problmatique, surtout dans un systme qui comportait seu-lement la sifflante dentale *s (et son allophone vois *[z]). Cette hypothsentait quun expdient parmi dautres, comme les occlusives dorsales explosion sifflante. le hittite et le tokharien ont montr ensemble que lessquences en question remontaient des squences du type TK, cf. hitt.dgan-/dagan- terre , et son correspondant tokh. A tka, b ke (< tokh.com. *tkaen)14 et aussi hitt. artagga- [xartka-] fauve , sinon ours .le premier de ces mots, qui prsente un degr plein *TeK- au thme fort,sest rvl trs important, parce quil reflte un type de paradigme flexion-nel qui jouait un rle crucial dans le systme de la proto-langue ; il est dsormais reconstruit comme *dhgh-om-/*dhgh-m-, locatif singulier *dhh-m(-i). Il reste comprendre comment a volu la squence originelle*TK, par mtathse ou par formation dune affrique, avec des simplifica-tions conditionnes par la suite dans les autres langues, sans quil soit ncessaire de poser un stade intermdiaire *K. En tout cas, il est clair quele problme a chang compltement de face.

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    11 Melchert 1987 et 2011. 12 Voir aussi Kmmel 2007 : 312-327. 13 K = occlusive dorsale et T = occlusive dentale. 14 Il est apparu rcemment que le tokh. b archaque avait la forme attendue tke.

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  • 9. le bouleversement le plus considrable dans la reconstruction phonologique est venu avec la thorie des laryngales . En loccurrence,le hittite apporta la confirmation dhypothses labores la suite de la dduction par ferdinand de Saussure dans son mmoire gnial (1879) de coefficients sonantiques qui taient reflts, quand ils taient placsentre deux segments non syllabiques, par des voyelles brves dans leslangues conservatrices (/i/ en sanskrit, /a/ dans la plupart des langues, maisen grec /e/, /a/, /o/, et qui rendaient compte des voyelles longues corres-pondantes /e:/, /a:/, /o:/ quand ils taient placs aprs la voyelle fondamen-tale *e et devant consonne. Saussure lui-mme avait pos deux coefficients(nots *A et * ), quil considrait comme des quasi-sonantes, linstar des liquides et des nasales, formant avec les voyelles prcdentes une sortede diphtongue. les voyelles brves issues de ces phonmes entre deuxconsonnes (ou entre dbut de mot et consonne, ou entre consonne et fin demot) correspondaient ce qui tait considr jusqualors comme le schwaindogermanicum (*) de lindo-europen selon les no-grammairiens.peu de temps aprs, il est apparu plus rationnel de poser un troisime pho-nme (not *e), qui avait des effets strictement parallles ceux des deuxautres15. Dautres points faibles de la thorie saussurienne ont t corrigspar Hermann Mller (alias Mller), qui tait aussi smitisant, et qui londoit la caractrisation de ces phonmes comme des consonnes obstruantes,rapprochs de consonnes postrieures des langues smitiques, et finalementdnommes pour cette raison ( partir de 1911) laryngales 16. un peuplus dune dcennie aprs le dchiffrement du hittite, Jerzy Kuryowiczproposa, sur la base de rapprochements tymologiques, didentifier la (oules) consonne(s) notes en hittite par -, -()- avec les trois allophonesconsonantiques de *e, *A, *O (= * saussurien), nots * 1, * 2, * 3 ; lesvoyelles respectives seront ds lors notes *1, *2, *3, refltes par lestrois timbres vocaliques du grec. En plus de cette identification, Kuryowiczmontra17 que cette hypothse permettait dexpliquer un nombre consquent

    26 gEORgES-JEAN pINAulT

    15 lide fut commune plusieurs savants au cours des annes 1879-1880 : August fick,Hermann Mller et Saussure lui-mme, comme je lai montr rcemment, cf. pinault2012.

    16 les premires dcennies de la recherche ont t analyses par Szemernyi 1973. 17 Dans une srie darticles publis en 1927 et 1928, et dans son livre synthtique de

    1935.

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  • de faits demeurs obscurs, notamment en indo-iranien et en grec. Certainsfaits (aspiration ou sonorisation dune occlusive prcdente) relevaient deslaryngales en tant que consonnes. ladite thorie des laryngales a connutrs rapidement certains excs, selon deux voies. Dans une optique no-grammairienne, on a tent dexpliquer par des traits phontiques suppossdes laryngales nombre de phnomnes dans diverses langues, mais de faontrs ponctuelle. Symtriquement, selon une optique rigoureusement struc-turaliste, on a voulu tendre aux laryngales les corrlations connues pourles autres phonmes (voisement, appendice labio-vlaire, palatalisation),en sorte que la multiplication des laryngales aurait permis dliminer entirement la voyelle *a du systme phonologique, qui tait rduit uneseule voyelle *e, et son allophone *o dans lapophonie. Cependant, la vise structuraliste a connu un effet plus dcisif et plus durable dans ledomaine de la morphologie, en fait dans la continuit de luvre de Saussure, qui ambitionnait de reconstruire lapophonie, donc le systmedalternances de la proto-langue. la reconstruction des laryngales permet-tait de rviser la reconstruction des racines, autrement dit des morphmeslexicaux, base des noms et des verbes. lindo-europen brugmannien devaitoprer avec des racines de types trs divers. Aprs les dcouvertes deKuryowicz, il tait dsormais assur que les racines commenaient et seterminaient toutes par consonne : les racines voyelle brve initiale com-menaient en ralit par laryngale + voyelle, la laryngale pouvant expliquerle timbre pris par cette voyelle ; les racines voyelle longue finale se ter-minaient en ralit par voyelle + laryngale, etc. Ce nouveau point de vuestructural sur la racine indo-europenne a trouv son aboutissement esth-tique et classique dans la thse dmile benveniste (1935). Sans nous attarder sur les reconstructions prcises obtenues par ce moyen, il importede noter le lien troit entre la thorie des laryngales et les structures mor-phologiques, car tous les morphmes, les suffixes et les dsinences aussibien que les racines peuvent contenir des laryngales. paradoxalement, cetteubiquit des laryngales allait de pair avec une notation des morphmes quitaient et qui restent notoirement algbriques, bien que les sigles aientchang au cours du temps : * 1, * 2, * 3 remplacs par *H1, *H2, *H3, puis*h1, *h2, *h318. les laryngales ne sont plus considres comme des

    ANATOlIEN ET TOKHARIEN : DES lANguES DCISIVES 27

    18 la notation agnostique *H ou *hx est employe pour une laryngale dont le numro nepeut pas tre prcis.

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  • sonantes, mais le mcanisme de leur prtendue vocalisation nest pas entirement compris dans le dtail19. la thorie des laryngales a fini parsimposer20 vers la fin des annes 1960, avec diffrentes variantes, relativesau nombre des laryngales et leurs effets. Nanmoins, il a fallu encore dutemps pour que les manuels des diverses langues indo-europennes consa-crent un chapitre complet au dveloppement des laryngales, sur le mmeplan que les autres phonmes reconstruits. Aprs une priode de floraisonenthousiaste simultane avec le dveloppement du structuralisme en lin-guistique indo-europenne, est venue une priode, qui nest pas encore ter-mine, de vrification philologique des reflets des laryngales dans lesdiffrentes langues, sous la forme de monographies. Invitablement, il nya pas de consensus sur un certain nombre de points, par exemple sur les re-flets de *h3 en anatolien, alors quil est gnralement admis que *h1 a djdisparu et que *h2 est la laryngale la mieux conserve. Nous sommes dansune phase de normalisation, en sorte que la description des laryngales nepeut plus tre conue comme une thorie , une sorte dappendice lareconstruction du systme phonologique. la description des dveloppe-ments des laryngales consiste, comme pour les autres phonmes recons-truits, en hypothses soumises une vrification permanente. la plupartdes chercheurs actuels retiennent trois laryngales, non par routine, maisparce quil nest pas ncessaire den reconstruire davantage, et surtout parceque les faits grecs qui justifient cette triade sont confirms indpendammentpar les faits dautres langues21. Surtout, les paragraphes qui suivent vont

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    19 Sur linterprtation des laryngales comme des fricatives vlaires ou uvulaires, ce quinexclut pas quelles aient connu une volution vers des pharyngales ou des glottales,cf. Kmmel 2007, p. 327-336.

    20 une tape significative fut le volume collectif dit par Winter (1965), partir duncolloque tenu Austin (Texas) en 1959. bilan actuel dans Mayrhofer (1986, p. 121-150) et Meier-brgger (2010, p. 236-255).

    21 Il ne faut pas sattendre lunanimit dans ce domaine. Il suffit par exemple de com-parer les prsentations du dveloppement des laryngales en hittite et en anatolien parMelchert (1994) et Kloekhorst (2008). le premier auteur incarne lcole amricainede lEast Coast, qui a intgr et prolong le systme de Kuryowicz et benveniste, parlintermdiaire de Watkins, alors que le second reprsente lcole de leide. Cependant,tous deux reconstruisent trois laryngales, selon le courant international dominant, etsur ce point au moins ils se distinguent de puhvel (1991) qui reste fidle, dans son dictionnaire tymologique du hittite, au programme structuraliste des annes 1960,avec six laryngales.

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  • montrer que les laryngales sont prsentes dans un grand nombre de cat-gories morphologiques, en sorte quon ne peut pas argumenter sur les effetsdes laryngales sans sappuyer sur des reconstructions correctes des mor-phmes et des processus morphologiques, flexion et drivation. Cela dit, ilest avr que la comprhension de certains effets des laryngales pourraitprogresser si lon pouvait prciser davantage leurs traits articulatoires.

    IV. quESTIONS DE MORpHOlOgIENOMINAlE

    10. Nous avons relev plus haut ( 3) que nombre de catgories recons-truites pour le proto-indo-europen taient absentes de lanatolien. Ce faita suscit des ractions qui sont en gros de trois types. 1) lanatolien ne pos-sde pas ces catgories parce quil les a perdues22. Il faut dployer une ingniosit certaine pour faire entrer lanatolien dans le cadre brugmannien,dfini essentiellement sur la base de lindo-iranien et du grec, il est vrai dcrits de manire beaucoup plus approfondie que les autres langues. Ainsisexpliquerait la pauvret de la morphologie anatolienne. 2) lanatolienest plus archaque que toutes les autres langues indo-europennes, et il reflte un tat dune proto-langue o les catgories en question nexistaientpas. Si lon transpose cette vue dans un arbre gnalogique, lanatolien neserait plus une branche fille de la famille indo-europenne, mais unebranche sur , issue dune proto-langue qui a t baptise par Sturtevant(1926, 1933) Indo-Hittite , terme qui sest dmod. 3) une troisime position, plus raliste, nest pas seulement un compromis entre les deuxprcdentes : lanatolien, comme toutes les autres langues, comportait un dosage original darchasmes et dinnovations. De fait, la seconde hypothse partage avec la premire lacceptation de la reconstruction no-grammairienne de lindo-europen. la seule diffrence est que lindo-europen commun brugmannien est situ un nud infrieur de larbre gnalogique invers. les dernires dcennies ont vu une certaine inflationterminologique. Au terme Indo-Hittite , il est loisible de prfrer proto-Indo-European , dont les deux branches seraient lanatolien dune part,et lindo-europen nuclaire (Core Indo-european selon Melchert),

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    22 Hypothse de perte , ou effacement , en allemand schwundhypothese.

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  • ou restant (Restindogermanisch selon Eichner). labsence apparente decertaines catgories en anatolien et leur prsence, dailleurs non univoque,dans les autres langues, refltent des degrs diffrents de grammaticalisa-tion23. En tout cas, les faits anatoliens nous obligent remettre en cause,dans certains domaines, la reconstruction du proto-indo-europen, et desrestructurations plus substantielles doivent tre admises pour expliquer lesfaits des langues de lindo-europen restant . Cette optique est souventcombine avec une vision des divergences entre les langues non pas sous la forme dun clatement partir du point de dpart proto-indo-europen, mais comme des dtachements chelonns de la souche indo-europenne, qui continuait son volution. Dans ce type de schma,lanatolien se serait dtach en premier, et le tokharien en second, puis en troisime un groupe dont seraient issus litalique et le celtique, etc.24. En dehors de la premire place de lanatolien, lordre de dpart des autresbranches reste trs douteux, et repose sur des arguments parfois faibles, no-tamment quand ils reposent sur lanalyse tymologique de quelques motsseulement. On ne peut pas nier quil existe, dans le domaine du lexique,des affinits entre lanatolien et le tokharien, et de ces deux branches avecles langues du nord-ouest : italique et celtique notamment25. le cadre decette contribution ne permet pas de reprendre le dossier. Jai prfr com-menter des faits qui relvent de la morphologie, puisque cela reste le curde la reconstruction indo-europenne.

    30 gEORgES-JEAN pINAulT

    23 la bibliographie sur ce thme est abondante, cf. Oettinger (1986), Melchert (1998),zeilfelder (2001), Rieken (2009). En fait, les schmas voluent avec les progrs de lareconstruction interne.

    24 Ce type de groupement sappuie parfois sur un algorithme auquel on soumet un en-semble de donnes (phonologiques, morphologiques, lexicales), cf. Ringe et al. 2002.Cette dmarche na pas de valeur heuristique, puisquelle intgre des reconstructionsexternes qui sont considres comme acquises, bien quelles soient souvent fragiles,et loccasion fausses. Elle ne relve pas de la linguistique historique. la qualit dursultat (output), savoir le groupement en dialectes, dpend entirement de la fiabilitet de lextension des donnes (input).

    25 Cf. puhvel 1984.

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  • 11. problme du genre fminin. le tokharien prsente des reflets desdeux suffixes indo-europens de fminin : *-eh2- pour les noms thma-tiques, *-ih2-/*-ih2- (type vd. dev - desse ) pour les noms athma-tiques. En anatolien, le second suffixe est inconnu26. le suffixe *-eh2- nesert pas former des adjectifs de genre fminin ; il est tranger tout ph-nomne daccord. Il fournit principalement des abstraits et des collectifs,cf. hitt. wrra- nt., louv. warra-it- aide . Il figure aussi dans des pluraliatantum : warpa nt. enclos < *uorbh-eh2. par ailleurs, les finales de neutrepluriel et de collectif prsupposent lemploi dune dsinence *-h2 de pluriel,cf. alpa nue (dj cit plus haut 3) < *albhe-h2, widr (nom.-acc. pl.de wdar, neutre) eaux < *udr < *udor-h2. le plus souvent, ce suffixe disparaissait par loi phontique en position finale, voir les exemplesdj cits et le nom hrit - foyer , superposable lat. ra, fm. autel , < *h2eh1s-eh2-, mais avec addition de *-s (anim) au nominatif singulier, hitt. . Comme dans dautres langues, une finale*-eh2- apparat dans des drivs anims valeur individualisante, e.g. lyc.kumaza-, masc. (nom. sg. a) prtre , adj. louv. cun. waazza- sacr .En anatolien, il ny avait donc pas de suffixe de fminin, mais le fminin(sexu) pouvait tre marqu par un pseudo-suffixe, issu en fait de lappo-sition dun nom de la femme , anat. *-s(a)ra- < proto-indo-eur. *sr-,cf. hitt. ia- matre, seigneur : ia-(a)ra- matresse, dame , louv.adj. possessif nnari(ya)- sur nna-ra/i-* sur vs nna/i- frre ,originellement issu dun syntagme du type lat. lupus fmina. Ce nom de la femme , remplac ds lanatolien par un autre nom, *gn-/*gn- et*gn-h2-/*gn-h2- (hitt. kuwan(a)-*, kuwana-, kuwaa-, louv. cun.wn-, wanatti-), a servi aussi former, ds la proto-langue, le fminin desnumraux trois et quatre , *tri-sr-s et *ktesr-es, reflts en indo-iranien et en celtique, et le nom de parent *su-sor- sur , reflt dansla plupart des langues. Il est acquis que le proto-indo-europen commun, linstar dautres langues, pouvait recourir dautres procds que la dri-vation pour exprimer le fminin, en labsence de genre fminin. lanatoliena confirm que le proto-indo-europen navait que deux genres, anim etneutre (= non anim) ; ce rsultat pouvait tre dduit par reconstruction in-terne sur la base de lindo-europen restant. le fminin aurait donc

    ANATOlIEN ET TOKHARIEN : DES lANguES DCISIVES 31

    26 Malgr des tentatives pour le retrouver dans certains thmes en -i- du hittite et du lou-vite ; elles sont dsormais obsoltes, cf. Rieken 2005.

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  • merg du fait dune scission post-anatolienne dans le genre anim, ds quele genre fminin fut dot de marques drivationnelles qui lopposaient augenre masculin. Sur ce point prcis, la parent ventuelle du morphme *-h2- qui figure dans les deux suffixes de fminin *-eh2- et *-ih2-, avec le suf-fixe *-(e)h2- qui fournit des abstraits, des collectifs, etc. reste un problmepour lequel les solutions proposes ne font pas consensus27. la priode r-cente a vu cependant des progrs dans la rflexion sur la notion de com-prhensif (ou set plural), qui serait prfrable celle de collectif, et surle processus dindividualisation, qui pouvait tre exprim par divers mor-phmes, dont *-(e)h2-. On ne peut plus se contenter daffirmer lexistencedune formation de collectif/abstrait, flchie au singulier daprs laccordavec le verbe (rgle gr. att. , qui est loin dtre prouve pourlindo-europen), et de genre fminin.

    12. le systme casuel du proto-indo-europen est parfaitement tabli,avec huit cas : nominatif, vocatif, accusatif, gnitif, datif, instrumental, abla-tif, locatif. On observe un syncrtisme de certains cas : gnitif-ablatif ausingulier de la flexion athmatique, datif-ablatif au pluriel. Au duel, on re-construit encore moins de dsinences : en plus dune forme commune pourle nominatif, laccusatif et le vocatif, on doit admettre un syncrtisme dugnitif et du locatif, dune part, du datif, de linstrumental et de lablatif,dautre part. Dans lindo-europen brugmannien, on constatait dj un cer-tain flottement dans la reconstruction de certaines dsinences et la porosit,dans plusieurs langues, des dsinences des cas dits concrets (circons-tants) avec des suffixes dadverbes. De ce point de vue, le tokharien napporte rien de nouveau, en raison de sa restructuration complte du systme casuel. par contre, lanatolien oblige une remise en cause plus drastique, notamment pour les dsinences de pluriel : datif pl. hitt. -a < *-os vs dat.-abl.*-bh(i)os, *-mos, instr. *-bhi(s), *-mi(s) dans le restede lindo-europen. On peut supposer dsormais que des suffixes adver-biaux valeur dimensionnelle (*-bhi, *-is, *-m) se sont combins avec la

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    27 Cf. pinault 2011b, p. 130-157. 28 Cf. Jasanoff 2009, p. 138-144, et, de faon plus ambitieuse, Melchert & Oettinger

    2009.

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  • dsinence *-os et influencs entre eux avant dtre grammaticaliss commedsinences28. Cette dsinence primitive *-os fut remplace dans lindo-europen restant parce quelle se confondait en partie avec dautres finales :gn.-abl. sg. *-os, nom. sg. anim *-o-s, nom.-acc. sg. *-os. par voie deconsquence, la finale nigmatique *-is (vd. -ai, av. -ai, gr. -, lit. -as, lat. -s, etc.) dinstrumental pluriel de la flexion thmatique, qui pro-vient de la dclinaison pronominale devient explicable, par laddition decette finale adverbiale *-is un thme de collectif, en loccurrence *ti-,qui est prsent dans la plus grande partie de la flexion. Davantage, ce thmetait la forme de collectif nom.-acc. *ti, remplace en dehors de lanatolienpar *th2, avec une finale tire du neutre des noms. Cependant, cette finalede collectif en *-oi survit dans le nom. pluriel masculin des pronoms (vd.t, av. ti, gr. , etc.), tendu aux noms dans une partie des langues, et ac-compagn de laccusatif *-o-ns. Seul lanatolien conserve le stade interm-diaire du processus, avec une finale de nom.-acc. neutre pluriel identique celle du nom. pluriel anim, e.g. hitt. sg. nom. anim ap, nt. apt, acc.anim apn, nt. apt vs pl. nom. anim ap, acc. ap, nt. nom.-pl. ap.Toutes les autres langues ont refait la forme du neutre pluriel sur le modledes noms29.

    13. Drivation nominale. Des formations rares dans lindo-europenbrugmannien sont devenues productives en anatolien. le type htroclitiqueen *-r/n- est reflt par 1) des noms du vocabulaire de base, le plus souventnon motivs, 2) par des noms abstraits, souvent concrtiss, qui sont deve-nus productifs, dans des suffixes complexes de structure *-(V)C(e)r/n-, cf. hitt. -tar/-anna, -ear/-enas, -war/-auna, -mmar/-mna, -ar/-na.les noms du premier type sont peu nombreux, mais demploi frquent dansles autres langues : eau, feu, sang, tte, lait, urine, foie, aile, mot, temps,etc. Cette partie du lexique est aussi reprsente en tokharien, titre de vestige. Cependant, la productivit en tokh. com. des suffixes *-uor et *-unn-io- (issus de lhtroclisie), e.g. b malkwer lait , prakraue so-lidit (sur ladjectif prkre), pour former des abstraits/collectifs est pa-rallle en quelque sorte aux faits anatoliens. les noms athmatiques en *-l(ventuellement htroclitiques, *-l/n-), sont trs rares dans lensemble de

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    29 Jasanoff 2009, p. 143-148.

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  • lindo-europenne restant : le seul quon puisse reconstruire en dtailest celui du soleil . Mais ce type est bien reprsent dans les nouvelles langues : hitt. iiyal- lien , louv. siwal- lampe , *edual- prsuppospar hitt. idlu-, louv. adduwal(i)- mauvais , tokh. b pikul, pl. pikwala anne , camel, pl. cmela naissance , ekl passion . De plus, il existe un suffixe complexe de nom daction tokh. com. *-lmae par combinaison < *-ol-mo-, e.g. b syelme sueur , wpelme tissu , yelme(A yalm) dsir . Il prsuppose une certaine productivit des noms en*-ol-, dont la structure serait parallle celle des noms originellement neutres en *- uor-, *-os-, etc. En tokharien, le suffixe de noms dagent en *-ter- ou *-tor- est inconnu, et probablement aussi celui des noms dinstrument en *-tro-, alors que ces suffixes ont laiss quelques reflets en anatolien. les formations de nom daction qui sont productives ne sontpas celles des autres langues (grec, latin, indo-iranien, etc.) : *-eh2-, *-ti-,*-tu-, *-e/os-, *-men-. Nanmoins, certaines de ces formations se sont dveloppes en anatolien sous des formes largies ou combines, ce qui estfinalement banal : -tar, -war, -uzzi-, -ar, -ati-, -umar/-umn-, etc.

    14. un point qui est mi-chemin de la drivation et de la syntaxe estla variation dintensit dans les adjectifs, qui se manifeste par lexistencede formes spciales de comparatif et de superlatif dans plusieurslangues. lindo-europen restant oppose deux types de formations ad-jectivales : type primaire en *- ios-/*-is-, superlatif *-is-to- ou *-is- mmo-vs type secondaire en *-tero-, superlatif *-tmmo-. le premier type est tota-lement inconnu du tokharien et de lanatolien. les deux ont cependant, dansdes adjectifs et des adverbes, des reflets du suffixe diffrenciatif en *-terou *-er, thmatique *-tero-, *-ero-, prcisment dans la situation originellede drivation partir dadverbes de position. En fait, il apparat quon nepeut pas projeter le type primaire et le type secondaire dans la mme syn-chronie indo-europenne. lemploi du type secondaire pour la drivationadjectivale est plus rcent. Il est probable que le proto-indo-europennavait pas de suffixe spcifique pour lintensit de ladjectif. la compa-raison tait exprime par divers moyens, qui ont t grammaticaliss dansles diffrentes langues. En dpit des apparences, et en dpit du rle joupar lablatif dans les langues classiques, il ny avait pas non plus de casspcialis pour le complment du comparatif, et plusieurs cas pouvaient

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  • ANATOlIEN ET TOKHARIEN : DES lANguES DCISIVES 35

    exprimer un rapport comparatif en combinaison avec un adjectif positif .Si le suffixe alternant *-ios-/*-is- tait dj apparu en proto-indo-europen,il tait peut-tre encore ltat naissant, et ne concernait quun nombre li-mit de lexmes. par consquent, on pourrait comprendre que lanatolienet le tokharien laient perdu, parce que son emploi pouvait sembler redon-dant par rapport dautres formations adjectivales qui adoptaient une valeursecondaire dintensit dans la construction avec un rfrent exemplaire (e.g. plus doux que le miel ).

    V. quESTIONS DE MORpHOlOgIE VERbAlE

    15. lanatolien et le tokharien possdent des dsinences verbales en -rdans la flexion du moyen. Cela les associe avec une partie des langues :celtique, italique, phrygien, armnien. les autres langues emploient desdsinences moyennes primaires du type 3e sg. *-(t)oi, 3e pl.*-ntoi, *-roi :grec, indo-iranien, germanique et albanais. De plus, en tokharien et en ana-tolien, les dsinences en -r(V) sont propres la flexion primaire : ctaitprobablement la situation primitive. Autrement dit, *-r est la marque pri-maire en regard de *-i dans une autre partie des langues. Il sagit dune par-ticule dictique ajoute aux dsinences moyennes de base 3e sg. *-o et *-to,etc. la 3e pl. originelle en *-ro a t remplace par *-nto (qui est videm-ment base sur la dsinence active *-nt), ou par *-ntro, par croisement avec*-nt. Dans une autre partie des langues, les dsinences de 3e sg. *-o +i et *-to+i sont videmment forms par lemploi de la marque *-i des dsinences primaires actives, 3e sg. *-t +i, 3e pl. *-(e/o)nt +i, etc. la conta-mination des deux types sest poursuivie divers niveaux, comme le montrela finale hitt. -ri (< *-r+i), qui a remplac -r vou samur quand la syllabeprcdente tait inaccentue, e.g. hitt. kitta il gt < *kttar < *ki-to-r.Ds lors, on peut admettre que le type en 3e sg. *-to-r est structurellementplus archaque, et que les langues avec *-to-i, qui prsentent un stade plusavanc de nivellement sous linfluence des dsinences actives sont plus modernes . Mais faut-il en conclure de faon absolue une isoglosse,parce que ces langues auraient innov en commun ? On pourrait aussiconcevoir que le proto-indo-europen employait des particules dictiquesdiverses pour marquer les dsinences moyennes, et mme que ces particules

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  • coexistaient avec dautres procds, comme des adverbes de temps. leuremploi naurait t grammaticalis que dans une phase ultrieure. Il nem-pche que cela confirme laffinit dialectale du hittite et du tokharien avecles langues occidentales. Mais il faut renoncer lide simpliste de la pa-rent du tokharien avec litalique et celtique, qui devint un topos de la to-kharologie, immdiatement aprs le dchiffrement du tokharien, mais avantla dcouverte du hittite.

    16. problme de la conjugaison hittite (et anatolienne) en -i. On peut dire sans exagrer que cest devenu un point crucial de la reconstruc-tion indo-europenne. Voyons de faon simplifie linventaire des ds-inences.

    Prsent actif : conj. en -mi, sg. 1. -mi, 2. -i, 3. -zi (< *-ti), pl. 1. -weni, 2. -teni, 3. -anzi (< *-(e/o)nti) vs conj. en -i, sg. 1. -i(< *-ai), 2. -tti (< *-tai), 3. -i (< *-e), pluriel comme supra.

    Prtrit actif : conj en -mi, sg. 1. -un (< *-m ), 2. -, 3. -t, pl. 1.

    -wen, 2. -ten, 3. -er (remplace *-end) vs conj. en -i, sg. 1. -un(*-a, *-u), 2. -ta, 3. -, pl. 1. -wen, 2. -ten, 3. -er/-ar (< *-r,*-r

    ).

    Prsent moyen : sg. 1 -a(ri), -ta(ti), -ari/-a/-tta(ri), pl. 1. -wata(ti), 2. -ttuma, 3. -anta(ri).

    Prtrit moyen : mmes formes sans -ri.

    la comparaison avec linventaire des dsinences de lindo-europen restant est loquente. les dsinences de la conjugaison en -micorrespondent videmment celles de lactif athmatique : secondaires sg.1. *-m/*-m

    , 2. *-s, 3. *-t, pl. 3. *-(e/o)nt, primaires sg. 1. *-mi, 2. *-si, 3.

    *-ti, pl. 3. *-(e/o)nti. par contre, les correspondants ventuels de la conju-gaison en -i sont multiples, et de surcrot non univoques.

    Dsinences du moyen athmatique : sg. 1. *-h2e, 2. *-th2e, 3. *-o,remplace par *-to, pl. 1. *-medhh2, 2. *-dh(u)ue, 3. *-ro/*-nto.

    Dsinences du parfait actif : sg. 1. *-h2e, *-th2e, *-e, pl. 1. *-me(s/n), 2. *-(t)e, 3. *-r (< *-ers), *-r

    s.

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  • Dsinence du prsent athmatique actif 1re sg. : *- < *-o-h2, apparente *-h2e ? Je mentionne seulement en passant lhypothse30 que le prsent(et laoriste) thmatique actif proviendrait finalement dun prsent (et ao-riste) athmatique, avec les dsinences de la conjugaison en -i, donc 3e sg.en *-e, rinterprte ensuite en *-e + (dsinence zro), puis recaractriseen *-e-t, avec la dsinence de lautre conjugaison. Daprs ses affinits avecles dsinences du parfait et du moyen, les solutions pour lorigine de laconjugaison en -i taient plus ou moins prvisibles31. 1) Elle provient duparfait. une variante verrait comme source une catgorie de statif , dontserait issus le parfait et le moyen intransitif. 2) Elle provient du moyen. 3)Elle provient dun proto-moyen , dclass en actif 32, et dont les ds-inences pouvaient donc entrer en concurrence avec les anciennes dsinencesactives, do leur prsence dans le parfait indo-eur. et, en anatolien, dansles prsents de la conjugaison en -i. En regard, se serait dvelopp unmoyen marqu comme tel par sa diathse interne, et par ses dsinences de3e personne (finale en *-o), et sans association avec lapophonie du thmeverbal. le parfait classique serait donc issu dun prsent proto-moyen redoublement. Selon une variante, la conjugaison en -i seraitissue dun prsent proto-intensif redoublement avec extension dautresthmes33, et qui aurait abouti au parfait dans les autres langues. quelle seraitla fonction de ce redoublement ? On peut concevoir lexistence dun prsentitratif (ou intensif) redoublement, plus tard grammaticalis, soit commeprsent athmatique redoublement simplifi (type rcessif *dh-dhoh1-ti),soit comme prsent itratif avec redoublement lourd (*h2ur-h2uorg-ti). En tokharien, les classes de subjonctif I et V prsentent une apophonie identique celle du parfait des autres langues34. Sagit-il vraiment du parfaitou dun avatar de ce type de prsent proto-intensif redoublement ? Selonune hypothse largement admise, laccent fixe sur le radical en tokharienb tendraient montrer que ces thmes de subjonctif avaient originellementun redoublement qui sest amu par volution phontique normale de la syllabe non accentue. Dans la perspective de Jasanoff, les faits du systme

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    30 Dveloppe notamment par Watkins 1969, p. 100-127. 31 Voir leur analyse par Jasanoff 2003, p. 7-29.32 Thorie de Jasanoff, formule partir de 1979 et dveloppe dans son livre de 2003. 33 Cf. Oettinger 2006. 34 Analyse des diverses solutions par Malzahn 2010, p. 304-316.

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  • verbal du tokharien sont considrs comme une mine dor dnigmes dchiffrer . En plus de ce subjonctif (classes I et V) alternance radicale,le tokharien prsent un prtrit (classe III) partiellement sigmatique, prci-sment avec suffixe *-s- seulement la 3e sg. de lactif et dans tout lemoyen35. Ici encore, contre la thorie qui consisterait redresser les faitstokhariens dans le lit de procuste de lindo-europen brugmannien, Jasanoffvoit dans ce fait un archasme, partag avec lanatolien, o le prtrit de laconjugaison en -i prsente la 3e sg. une finale -, qui peut-tre interprtecomme *-s-t, ce qui en ferait la seule forme avec suffixe *-s- de tout le pa-radigme. Ces dtails, avec plusieurs autres, conduisent Jasanoff poser quela conjugaison en -i et lapophonie radicale *o/*e (remplace ventuelle-ment par *o/zro) pouvait aussi concerner des aoristes, en plus de diverstypes de prsent et finalement le parfait. Il reconstruit un aoriste pr-sig-matique dot de cette flexion, avec alternance radicale. la cration delaoriste sigmatique avec suffixe *-s- dans tout le paradigme lindicatifserait donc une innovation des branches autres que lanatolien et le tokha-rien, qui se trouvent donc associs en loccurrence par contraste avec unsous-groupe dnomm Inner Indo-european, ce qui pourrait se traduire par central 36. la dmarche qui consiste revoir la reconstruction de la proto-langue pour rendre compte de lanatolien peut sappuyer, dans ce cascomme dans quelques autres, sur une explication qui combine anatolien ettokharien.

    17. En ce qui concerne les adjectifs verbaux, anatolien et tokharienoffrent un tableau assez diffrent des langues indo-europennes clas-siques : le suffixe *-to- de participe, majoritairement passif dans ceslangues, est absent en anatolien et en tokharien ; le suffixe *-mh1no- de participe dit moyen (cf. skr. -mna-/-na-, gr. -, etc.), *-mo- enbaltique et en slave, est prsent en tokharien, mais absent en anatolien. Enlouvite, le participe pass en -mma/i- est passif avec les verbes transitifs,comme le participe hitt. en -ant-, mais il exprime laccompli avec les verbes

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    34 Analyse des diverses solutions par Malzahn 2010, p. 304-316.35 faits et discussion dans Malzahn 2010, p. 190-214.36 Jasanoff 2003, p. 221.

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  • intransitifs, e.g. kamma/i- peign vs awimma/i- tant venu 37. le participe en *-(e/o)nt-, actif dans les autres langues indo-europennesest passif en anatolien, e.g. de la racine *ghen- frapper, tuer , vd. han-, part. prs. ghn-nt- frappant, qui tue vs hitt. kuen-, participe kun-ant- tu . le tokharien possde apparemment, au prsent, les deuxsuffixes de participe qui sopposent dans dautres langues , notamment enindo-iranien et en grec, par la voix : actif b -ca, A -nt (< tokh. com. *-c, *-nt) vs moyen b -mne, A -m (tokh. com. *-mnae). Super-ficiellement, quivalence avec lopposition des autres langues indo-eur.entre actif *-(e/o)nt- et moyen *-mh1no- (et variantes). le suffixe dit actif est apparent avec celui de noms dagent, b -nta, A -nt, b -ntsa,etc. le participe en -nt- est flchi, alors que le participe en -m- est non fl-chi. En fait, la distribution nest pas dtermine par la diathse. le participeen -m- est employ par des verbes actifs aussi bien que moyens. par contre,les verbes transitifs ont normalement un participe en -nt-. Sur le plan formel,plusieurs dtails de la formation du dit participe (e.g. b kaueca, du verbekau- tuer , avec palatalisation de la consonne finale du thme de prsent,et palatalisation de la consonne finale du thme verbal) contredisent unequation directe avec le suffixe reconstruit sommairement sous les allo-morphes *-/nt /*- nt- (athmatique) et *-o-nt- (thmatique). Sur le plande la distribution syntaxique, le vrai participe, en tant que nom verbalrfrant une action subordonne laction principale, est celui en -m-.lautre formation est celle dun nom dagent en *-nt-, de fonction transitiveet de valeur active, qui a t adjectiv pour tre employ comme participe, majoritairement rserv aux verbes transitifs. Ces faits peuvent tre misdans une perspective plus large. Il est dsormais acquis que les formationsde participes proviennent dadjectifs verbaux qui taient originellement in-diffrents la voix. Aux suffixes dj mentionns on peut ajouter *-uos-/*-us- qui donne le participe parfait dans plusieurs langues, *-lo-, qui fournitdes participes (en slave et en armnien) actifs ou passifs, et son doublet *-l(i)io-, qui fournit le grondif du tokharien, aussi bien actif que passif. Ce sont des formations nominales qui ont t associes secondairement, puisfinalement intgres, la morphologie verbale. Il reste savoir comment,

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    37 Il nest donc pas le candidat le plus vident pour correspondre au suffixe *-mh1no-.Sur le plan formel, il peut provenir dadjectifs en *-mn-o- drivs de noms daction,selon Melchert 1983, p. 23-25.

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  • et finalement comprendre comment fut grammaticalis le systme clas-sique de contraste entre un participe actif et un participe moyen avec sp-cialisation de deux suffixes diffrents.

    18. Avant de conclure, il convient dvoquer un argument structurel enfaveur de la perte de catgories en anatolien, et qui peut tre formul de lamanire suivante : les suffixes dots dapophonie devaient appartenir laproto-langue, cf. le suffixe de fminin *-ih2-/*-ih2-, le suffixe dadjectifintensif (devenu comparatif primaire) *-is-/*-ios-, le suffixe de participeparfait *-us-/*-uos- et le suffixe doptatif *-ih1-/*-ih1-. le sens de lvo-lution conduit plutt llimination de lapophonie, si bien que la plupartdes suffixes vivants ne prsentent plus de degrs dalternance. On ne peutnier que cet argument a une certaine pertinence. Cependant, il faut en rela-tiviser la porte, parce que les reconstructions cristallises de ces suffixesnont gure dintrt si nous sommes incapables de les expliquer. Cest par excellence le cas du suffixe doptatif, qui est le seul suffixe alternantde la drivation verbale. On peut videmment supposer que des phno-mnes purement phontiques (contractions vocaliques, volution des laryn-gales, etc.) expliquent sa disparition en anatolien. Dans le cas du suffixe dutype dev-- , la situation est diffrente, parce que ce suffixe *-ih2- tait vou lexpression du fminin, et cette catgorie nexistait pas en proto-indo-europen, pas plus quen anatolien. Si lapophonie tait un procd fonda-mental de la morphologie indo-eur., elle lest reste jusque dans la priodedite tardive ou dialectale : avant de disparatre compltement lapopho-nie est souvent renouvele, et des modles dapophonie sont tendus denouveaux morphmes. par exemple, le proto-indo-europen devait avoirdes noms daction (neutres) en *-us- (dont lanatolien a certains reflets),mais il est concevable que leurs drivs internes anims en *-uos- naientt grammaticaliss que plus tard, et en dehors de lanatolien, pour fournirfinalement le participe parfait. En conclusion, la dcouverte de deuxbranches nouvelles de la famille linguistique indo-europenne a des cons-quences qui dominent toujours la recherche actuelle. Mme les tenants desthories les plus conservatrices doivent admettre que le tableau brug-mannien de lindo-europen nest pas sorti indemne de cette confrontation.les rvlations sont videmment plus importantes du ct anatolien que duct tokharien, car pour ce dernier on peut faire appel de manire lgitime

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  • des influences arales, alors que les langues non indo-europennes quiont prcd les langues anatoliennes en Anatolie, et qui continuaient lesentourer, nont pas eu deffet notoire sur leurs structures grammaticales.Nanmoins, le tmoignage du tokharien reste prcieux, parce quil est ledernier tmoin dun groupe de langues qui a volu longtemps en isolationpar rapport dautres langues indo-europennes, et notamment des languesindo-iraniennes. le