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Daniel Meurois

Le livre secret de Jeshua

La vie cachée de Jésus...

selon la Mémoire du Temps

Tome I

Les saisons de l’éveil

Éditions Le Passe-Monde Québec

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Éditions le Passe-Monde

Couverture : “Worlds without End”, ©Greg Olsen

Infographie de couverture : Typoscript Ŕ Montréal

Saisie informatique du texte : Lucie Bellemare

© Éditions Le Passe-Monde Ŕ Québec

4e trimestre 2015

ISBN : 978-2-923647-40-1

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À ma douce Marie Johanne

Qui, depuis longtemps, a si profondément perçu l'urgence de retranscrire ces paroles et ces images d'âme. À toutes celles et tous ceux qui, quelle que soit leur Tradition,

consacrent leurs vies à la recherche de l'universel Soleil

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Sommaire Prologue

Chapitre 1 - Je ne suis pas né en Judée...

Chapitre 2 - Av-Shtara...

Chapitre 3 - Mes premiers pas en Galilée

Chapitre 4 - C’était au fond d’un vallon...

Chapitre 5 - Sur le Thabor

Chapitre 6 - Entre l’âne et la mule

Chapitre 7 - Derrière les murs du Krmel

Chapitre 8 - Les leçons du Vénérable

Chapitre 9 - Révélations

Chapitre 10 - Le songe de Yosh Héram

Chapitre 11 - Avec Yo Hanan

Chapitre 12 - Départs et frontières

Chapitre 13 - Une interminable marche

Chapitre 14 - Le message d’Anahita

Chapitre 15 - La mémoire de Zérah Ushtar

Chapitre 16 - Le temple de l’Éveillé

Chapitre 17 - La montagne de Salomon

Chapitre 18 - Babaji

Chapitre 19 - Pushkara

Chapitre 20 - « Tout est bien ainsi... »

Chapitre 21 - Auprès de Lamaas

Chapitre 22 - Mes jours à Ie Nagar

Chapitre 23 - Vers ma vingt-deuxième année...

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Chapitre 24 - Les sept Rishis

Chapitre 25 - Les agapes du Frère Morya

Chapitre 26 - La bénédiction

Chapitre 27 - Ma mémoire au féminin

Chapitre 28 - La lunaison du Tantra

Chapitre 29 - Le chemin d’Alexandrie

Chapitre 30 - L’Adombrement

Glossaire

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Prologue

Ce livre est le plus improbable de tous ceux que je n’ai

jamais pensé devoir et pouvoir écrire.

Il est sans doute aussi le plus important défi face auquel

je me sois trouvé confronté jusqu’à présent.

Ceux qui me lisent depuis longtemps connaissent la diversité des sujets que j’ai été amené à aborder en

trente-cinq ans d’écriture ; ils savent également à quel point je me suis surtout appliqué, dès le départ, à faire

ressurgir avec vérité les Temps évangéliques pour la beauté et la vastitude des Enseignements du Christ dans

leur état originel.

Ces témoignages, qui se sont succédé au fil des années, constituent certainement d’ailleurs une bonne partie du

cœur de mes écrits...

Après la rédaction du "Testament des trois Marie", je ne

voyais cependant pas comment mon apport dans ce do-maine aurait encore pu s’amplifier. Non pas parce que

j'estimais que la Vie m'avait fait faire le tour de la question Ŕ on ne le fait jamais lorsqu’il s’agit de l’impact du Christ sur notre monde Ŕ mais parce qu’il me semblait difficile

d’aller plus loin dans l’intimité des acteurs privilégiés de ce temps-là.

Je ne pouvais alors envisager l’idée qu’une nouvelle in-vitation à franchir le seuil des Annales akashiques, plus

intense et plus décisive encore, me serait lancée.

Et puis voilà que l’improbable a fini par arriver...

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Une certaine nuit de juin, un appel très précis et insis-

tant à rédiger "Le Livre secret de Jeshua" est venu me chercher en me sortant de mon sommeil. C’était la de-

mande explicite et clairement formulée faite à mon âme de plonger son regard à travers la mémoire akashique du Maître Jésus au fil de la vie de Celui-ci.

Y plonger intégralement, y faire battre mon cœur puis en faire remonter la sève jusqu’au bout de ma plume...

Pour quelle raison ? Je crois que la réponse pourra être différente pour chacun de ceux qui découvriront le présent

témoignage et qui accepteront de s’immerger en lui.

Même si la Source à laquelle nous aspirons est unique, nos soifs sont multiples.

Pour les uns, il y aura bien sûr les faits historiques res-titués puisque ceux-ci se développeront et s’éclaireront

d’une manière nouvelle et souvent inattendue.

Mais pour les autres, il y aura surtout la Lumière... Une

Lumière que je me suis appliqué à recueillir avec un infini respect pendant deux années d’écriture, une Lumière dont notre monde en cruel déficit d’Amour a un besoin tellement

éperdu... et tellement urgent aussi !

Passéiste, ce livre ne l’est pourtant en aucune façon. Les

évènements et les Enseignements qu’il ressuscite sont en effet intemporels parce que fondamentaux et archétypaux.

Leur essence, chacun le comprendra, est enfin plus que jamais d’actualité parce qu’elle jette un incroyable "pont vivant" entre le Divin et l’humain...

Toutefois, par-dessus tout, cet ouvrage a été voulu afin de réveiller ce christ oublié mais en devenir qui est intérieur

à chacun de nous. Au-delà des fois et des croyances, il n’a donc pas d’autre raison d’être que celle de stimuler le vrai

soleil de notre âme.

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Ainsi, ces pages ne cherchent à entretenir aucune nos-

talgie, mais appellent à la Paix et au Bonheur dans l’Instant Présent. C’est pour tout cela et par pur Amour que,

de là où II est, le Maître Jeshua a sans nul doute souhaité offrir avec simplicité le contenu de sa propre mémoire aux femmes et aux hommes d’aujourd’hui.

Soyez certains que je mesure pleinement le privilège in-signe et la responsabilité d’en avoir été la courroie de

transmission.

Initialement, cet ouvrage ne devait être constitué que

d’un seul volume mais, chemin faisant et devant l’abondance de la matière, il est devenu évident qu’un deuxième tome s’imposerait. Il en est parfois ainsi de

certaines œuvres qui échappent à la volonté de leur ré-dacteur et qui se développent d’elles-mêmes.

Maintenant donc que le premier volume du "Livre secret de Jeshua" est achevé et prêt à prendre son envol, je

formule avant tout l’espoir d’avoir été digne de la confiance qui m’a été faite afin que germe Ce qui doit germer...

Daniel Meurois

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Il y a des images,

des visages et des paroles qui ont souvent visité mon âme

durant ma vie de ce temps-là.

Pendant des années et des années, je n’ai su à quoi de précis les associer.

Leurs échos me rejoignaient le long des chemins parcourus,

comme en provenance d’un autre monde.

C’était toujours les mêmes...

Une sorte de refrain tendre et sacré mais pétri d’exigence et aux accents parfois cruels.

Je me voyais parmi une assemblée,

assis sur le sol d’un grand espace entouré de pierres immaculées,

de lumière et d’eau.

Tous les yeux étaient dirigés vers moi.

Des yeux de douceur et de force.

Des regards aussi d’une inflexible sagesse.

Il y en avait d’hommes, il y en avait de femmes

et tous étaient également chargés de paroles si lourdes d’interrogations ...

« Ainsi, il se peut que ce soit toi...

En acceptes-tu le poids, Sananda ? »

Alors, invariablement, je m’entendais répondre « oui », aussitôt submergé par une montée de joie

autant que de crainte.

« Jeshua, oui, c’est cela...

Oui, j'habiterai ce nom, ce corps et cette vie... »

Tout s’arrêtait toujours là, dans une indicible émotion, telle une nostalgie du Soleil...

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Chapitre 1

Je ne suis pas né en Judée...

Je ne suis pas né en Judée, comme certains ont voulu le dire, mais au cœur même de la Galilée.

Notre village était insignifiant, tellement insignifiant que celui qui allait devenir mon père préféra que je vienne au monde à un mille de sa petite enceinte de pierres

sèches.

Sur le bord d’un chemin fréquenté par les marchands

et leurs troupeaux d’ânes, en direction de la mer, il existait un modeste bethsaïd1 offrant tout ce dont un

voyageur pouvait avoir besoin. À demi encastré dans le rocher, il avait été construit autrefois par les membres de la Communauté2 dont ma famille était issue.

C’était un refuge pour les malades, les nécessiteux et ceux qui ne savaient où aller, le temps de quelques nuits.

Pas d’ânes ni de bœufs devant les mangeoires mais des moutons et des chèvres qui traînaient ici et là, comme

dans les collines alentours.

Le lieu n’était pas si pauvre cependant. Je l’ai souvent

1 Voir, pour une plus ample description, "De mémoire d’Essénien", pp 39 { 41, Éd. Le Passe-Monde.

2 La Fraternité essénienne.

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revu... Un ruisseau courait à quelques pas de ses murs,

l’herbe y était abondante et on ne comptait pas les oliviers ni les figuiers qui invitaient à y accéder.

Il y avait du monde à ma naissance, bien plus que mes parents ne l’auraient souhaité. À vrai dire, celui qui avait accepté d’être mon père, Yussaf3, était un homme res-

pecté, non seulement dans la contrée mais aussi jusqu’à Jérusalem.

Le défilé des siècles a fait croire qu’il était charpentier. Cependant, nos maisons étaient si simplement conçues

et bâties qu’elles n’avaient guère besoin de charpentes dignes de ce nom. Là, comme bien souvent, le symbole a rapidement supplanté la réalité des faits...

En vérité, si mon père travaillait le bois, c’était plutôt en confectionnant des outils de toutes sortes, des tables

et des bancs, des charrettes parfois aussi.

Mais ceci était secondaire dans sa vie. Avant toute

autre chose, il était l’un des premiers prêtres de notre Communauté. Je ne parle pas seulement de celle de notre village mais de l’autre, plus étendue, et dont on trouvait

des membres ici et là dans notre pays... la Fraternité d’Essania. C’est pour cette raison qu’on venait souvent le

consulter et qu’on s’inclinait devant lui.

Durant ses années de jeunesse, il s’était vu confier par

les Anciens la responsabilité du temple que notre Fra-ternité entretenait à Jérusalem. C’était bien avant qu’il n’épouse Meryem4, ma mère. Sa sagesse et sa solidité

l’avaient rapidement fait se démarquer de bien des hommes.

3 Joseph.

4 Marie.

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Tout comme celui de ma mère, son regard a rencontré

profondément le mien dès les premiers jours de mon ar-rivée en ce monde. Sur mon petit matelas bourré de paille

et sous la pièce de lin bordée d’ocre dont on recouvrait mon corps de nourrisson, je l’ai souvent vu se pencher autant qu’il le pouvait pour mieux capter mon visage et y

chercher je ne savais encore quoi...

« Yussaf, Yussaf... » murmurait-il alors.

Yussaf, Joseph... c’est ainsi qu’il avait été prévu que je me nomme, du même prénom que le sien.

Quant à ma mère, je me souviens qu’elle me regardait comme si je n’étais pas "vrai". Dans ma conscience à peine sortie d’un autre espace, je devinais son étonne-

ment et ses interrogations. Ils étaient, je crois, semblables aux miens et traduisaient un plongeon vers l’inconnu.

Très vite, je me suis aperçu que mon arrivée suscitait un véritable intérêt. On discutait beaucoup autour de

moi, beaucoup trop au goût de mes parents qui, souvent, usaient de stratagèmes pour me soustraire aux yeux des uns et des autres.

À peine quelques semaines après ma naissance, je perçus une agitation inhabituelle sous notre toit et puis,

un matin, aux premières lueurs de l’aube, j’ai senti deux mains qui m’arrachaient délicatement à mon sommeil

pour m’envelopper aussitôt dans un grand tissu.

Ma mémoire a préservé tout cela comme un trésor... même cette perception de l’air vif qui a saisi mon visage

sitôt que mon père m’eût fait passer dans ses bras le seuil de la porte. Le manteau de la nuit scintillait encore par

endroits au-dessus de nous. Mes yeux s’y sont perdus...

Quelques pas vers je ne savais où dans l’obscurité... et

un âne s’est mis à braire, puis deux, puis trois... tous ceux du village aurait-on dit !

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Mon corps de nourrisson a-t-il pleuré par réflexe ?

Peut-être car j’ai aussitôt entendu le timbre de la voix de ma mère et deviné sa main se posant sur mon front.

Il y eut alors une petite secousse et je me suis retrouvé au fond d’un couffin qui devait être attaché au flanc d’un animal. J’ai aussitôt aimé l’odeur un peu fauve qui s’en

dégageait. Elle était chaude et apaisante, presque ma-ternelle au milieu des quelques voix qui commençaient à

se mêler à celles de mes parents.

Elles chuchotaient mais je me souviens avoir malgré

tout perçu une sorte de frénésie qui les habitait.

Nous partions... c’était certain. Derrière mes paupières qui se fermaient d’elles-mêmes, je l’ai tout de suite su.

Les secousses du chemin me tirèrent finalement du sommeil. Derrière le voile dont on m’avait recouvert, j’ai

vu le plein jour et reçu la chaleur du soleil. Une fois en-core, mon corps a dû verser des larmes et pousser

quelques cris... J’ai alors reconnu le sein que ma mère me tendait... et je me suis rendormi.

Je ne saurais évidemment dire combien de jours

s’écoulèrent ainsi, de sentiers en raidillons, parmi les oliveraies ou à travers les rocailles de quelque plateau

désertique.

J’ai surtout souvenir de cette fin d’après-midi où nous

avons fait halte près d’une bergerie. Un filet d’eau vive se faufilait entre les cailloux et les herbes rases à dix pas de ses murs. C’est son chant, je crois, qui a fixé ces instants

dans ma mémoire.

On venait à peine de me poser sur une couverture de

grosse laine... et, pour la première fois depuis le départ de notre village, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas

que mes parents pour prendre soin de moi. Nous étions un petit groupe de cinq ou six personnes. Nous avions

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aussi deux ânes et un mulet. J’ai vu qu’on détachait mon

couffin de celui-ci, signe que nous allions passer la nuit là.

Le soir tombant, les fronts se sont peu à peu plissés, surtout celui de mon père ; puis on s’est mis à parler sérieusement autour de moi...

C’est à ce moment-là que j’ai commencé à regarder fixement tous les visages que mes yeux pouvaient capter

dans la lumière ambrée qui enveloppait notre campe-ment. Je l’ai fait comme par réflexe ou en renouant in-

consciemment avec une vieille habitude de mon âme.

Certes, je ne faisais que réapparaître en ce monde et mes pensées étaient à peine émergeantes mais je voulais

voir...

Je ne cherchais pas les yeux, non, pas même les re-

gards qui parlent toujours en arrière d’eux. Je voulais simplement trouver cette petite flamme qui pétille et

danse au-dessus de la tête de tout être humain. Cette petite flamme qui parfois éclaire tout et dit le sens de leur vie. Elle était bien là, chez chacun... elle parlait de re-

connaissance, elle parlait de famille.

C’est seulement à partir de cet instant que j’ai su être

bien arrivé parmi les miens, parmi ceux avec qui je devais entamer le plus grand de mes voyages.

La vision de "l’immatière" m’offrit donc la certitude de mon enracinement, ce soir-là, la certitude aussi que j’étais une interrogation.

Où m’emmenait-on ? Je ne le savais pas évidemment ou, du moins, je l’avais oublié en sautant dans le vide.

J’avais pourtant conscience que c’était important et, aussi petit étais-je dans le fond de mon couffin, cette

certitude fit monter en moi mon premier sentiment de bonheur. J’allais, nous allions où il le fallait et c’était

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juste...

Juste aussi fut cette halte dans un minuscule bethsaïd situé à une petite journée de marche de Jérusalem. Me-

ryem, ma mère, était épuisée, je m’en apercevais. Il fut donc décidé que nous séjournerions en ce lieu le temps nécessaire.

C’était avant tout une grotte peu profonde comme il s’en trouvait beaucoup dans cette région de Judée. En

fait, il s’agissait d’un ancien abri de berger que ceux d’Essania avaient transformé en un modeste lieu

d’accueil.

Perdu parmi les petites collines calcaires et caressé en cette période de l’année par un vent tiède, le bethsaïd

offrait un toit plus agréable que tous ceux que les miens auraient pu nous trouver à Jérusalem.

À moitié endormi sur l’un des flancs de notre mulet, j’ai toujours en mémoire le parfum des herbes sauvages qui

menaient jusqu’à lui.

C’est là que l’histoire officielle a voulu me faire naître... En vérité, nous n’y vécûmes guère plus d’une dizaine de

jours avant de poursuivre notre route vers le sud.

C’est là également que mon regard fit la découverte

d’un autre regard qui, durant toute ma vie, signifia beaucoup. Un de ces "vieux regards" qui se gravent faci-

lement dans le cœur lorsqu’on les croise réellement. C’était celui d’un homme qui portait le même nom que mon père... et que moi aussi, par conséquent.

Des années plus tard, lorsque je fus en âge de mieux comprendre ce qui s’était passé, j’ai su que cet homme

venait alors d’une proche bourgade appelée Ha Rama-

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thaïm5. Bien que membre de notre famille, il possédait

beaucoup de biens et s’était ainsi mis à l’écart de notre Fraternité. Il aurait voulu que nous séjournions dans sa

demeure car la nouvelle de notre voyage était parvenue jusqu’à lui.

Yussaf d’Ha Ramathaïm 6 aurait même eu quelques

mots avec mon père à ce propos car l’emplacement de notre bethsaïd aurait été, selon ses dires, mal choisi par

les nôtres puisque sur le territoire d’un ancien culte guerrier7. Il ne pouvait ainsi, disait-il, nous être propice.

Toujours est-il que les choses durent s’arranger car il fut décidé que mon oncle Yussaf se joindrait à nous pour le long voyage qu’il nous restait à faire. Avec lui, ce furent

deux dromadaires et une mule qui consolidèrent notre avance.

J’ignore exactement sur combien de semaines celle-ci s’est étirée. J’en garde surtout le souvenir d’un intermi-

nable bain de chaleur et des prières presque continuelles qui me berçaient de l’aube au crépuscule. Il y avait ces discussions aussi qui n’en finissaient pas, chaque soir,

parfois autour d’un feu.

Sans pénétrer le sens des mots échangés, j’avais mal-

gré tout la sensation de comprendre l’essence de ce qui se disait et je ne pouvais m’empêcher de gesticuler dans les

bras de ma mère. Elle se plaçait pourtant souvent à l’écart

5 Le nom Ha Ramathaïm a été traduit par Arimathie. Ce village, où a donc vécu Joseph d’Arimathie, correspond aujourd’hui { celui d’Er Ram, situé en terri-toire palestinien, à environ huit kilomètres de Jérusalem, non loin de Be-thléem.

6 Joseph d’Arimathie.

7 Le nom de Bethléem, en Judée, ne signifierait pas "la Maison du pain" mais proviendrait donc plutôt de Bet Lahamn, la divinité cananéenne de la guerre.

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des conversations, ma mère, comme si celles-ci

l’ennuyaient et qu’elle préférait sonder mes yeux lorsque je refusais de dormir.

Un jour, au hasard des cahots du chemin que nous semblions suivre inlassablement, je me suis aperçu que nous longions une immense étendue d’eau. Elle était si

large que j’avais peine à deviner son autre rive appa-remment peuplée de dattiers.

J’ignorais, bien sûr, que c’était le Nil mais sa vue me fut aussitôt douce et familière... si familière et porteuse de

souvenirs que, quelques instants plus tard, je n’ai pu retenir une sorte de grosse colère.

Celle-ci s’empara brusquement de tout mon corps de

nourrisson et mes larmes furent difficiles à étancher. Elles étaient chargées de tant de peine... Celle d’être là,

bloqué sur le flanc d’un animal, enroulé dans des tissus sous lesquels j’étouffais, incapable de me lever et de

courir vers l’eau du fleuve, de m’y tremper les pieds et d’en sentir la fraîcheur...

Ma prison était totale ; il n’y eut que la voix de mon père

et le sommeil de l’épuisement pour venir à bout de ses barreaux.

Vint alors un matin où il fut dit que nous devions franchir le Nil, une opération délicate avec nos animaux.

Au milieu d’une cohue, des battements de rames dans l’eau, du claquement des voiles sous le vent et des plaintes des dromadaires tout s’est pourtant passé

comme dans un rêve. On me déposa enfin à même le sable, le plus beau des cadeaux que l’on pouvait me faire.

Il y eut quelques palabres, des chants montèrent dans le lointain... puis notre petit groupe reprit tranquillement

sa marche.

À l’aide d’un morceau de toile, j’avais été attaché sur le

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ventre de ma mère. Le visage placé de côté, je pouvais

parfois apercevoir les éléments du décor au milieu duquel nous avancions. Un autre cadeau...

De petites dunes, de pauvres maisons de terre, un puits au ras du sol et puis, soudain, quelque chose de plus gros, de plus fort : Près d’un fragile rideau de ver-

dure, se profilait ce qui ressemblait à une enceinte. Un temple...

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Chapitre 2

Av-Shtara...

Lorsque, pour la première fois, cet instant m’est revenu en mémoire, j’ai compris que quelque chose en moi savait

déjà tout ce que cela signifiait.

Oui, c’était bien un temple... Mais ce n’était pourtant pas la construction que j’identifiais ainsi en arrière de

mes yeux aveuglés par le soleil, c’était cette sorte de lu-mière discrète et parlante que seul le Sacré sait émettre.

Lentement, nous nous en sommes approchés...

Quelques personnes manifestèrent d’abord de la mé-

fiance à notre arrivée, m’a-t-on dit bien des années plus tard. Franchir le seuil des lieux ne fut donc pas si simple, ne serait-ce que parce qu’aucun de nous ne parlait

vraiment la langue de l’endroit. Il fallut que mon père ait l’idée d’exhiber l’étoile de bronze à huit branches qui

pendait en permanence sur sa poitrine au bout d’une cordelette, puis la bague ornant son index droit.

À leur vue, on aurait prévenu un des prêtres du temple, celui-ci aurait aussitôt accouru et nous aurait introduits dans une première cour écrasée de chaleur. De là, on

nous conduisit sur une terrasse en hauteur dans un coin de laquelle une vaste toile en forme de tente avait été

installée. Il fut dit que c’était là que nous logerions car les pièces adjacentes au sanctuaire étaient modestes et fai-

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saient aussi l’objet de réparations.

Nous dûmes effectivement y vivre comme nous le pouvions pendant plusieurs jours avant que je n’eusse la

sensation qu’il se passait quelque chose.

Mon père et mon oncle Yussaf faisaient, quant à eux, régulièrement des allers et venues entre une autre zone

du temple et notre tente. Ils semblaient préoccupés et chuchotaient la plupart du temps tout en agitant devant

leur visage une sorte de grande feuille séchée en guise d’éventail.

Une nuit, allongé sur les dalles de pierre encore chaudes de notre terrasse, je les ai vus tous deux, mon-trant longuement du doigt certains amas d’étoiles dans la

profondeur du ciel.

Cela avait l’air de les rendre joyeux et eut pour effet

d’attirer à eux les quelques autres personnes de notre groupe que je n’identifiais pas encore vraiment. Pendant

ces moments-là, ma mère se contentait de sourire, comme si les commentaires des hommes n’avaient pas d’importance.

Arriva enfin un jour, peut-être deux semaines après notre arrivée, où les choses prirent une autre tournure.

Pour la première fois, j’ai vu apparaître à l’angle de notre terrasse un homme, grand et à l’allure austère,

différent de ceux qui venaient parfois nous visiter.

Après s’être assez longuement incliné devant mes pa-rents, il les pria de le suivre... Il parlait assez bien notre

langue.

L’instant d’après, j’étais emporté par les bras de mon

père. Après avoir descendu une série d’escaliers, nous nous sommes mis à parcourir un dédale de couloirs

étroits sur les murs desquels une multitude de formes

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étaient gravées. L’air y était étouffant.

Notre marche s’arrêta finalement dans une toute petite cour carrée délimitée par des colonnes de bois et un

déambulatoire. Elle était à l’ombre... Nous nous sommes assis sur les tapis qui en recouvraient le sol.

Je me souviens des rouleaux de palmes et des tablettes

d’argile séchée qui avaient été disposés en leur centre.

Comme celle de tant d’autres choses que je ne savais

alors identifier, la vue de ce que cela représentait ne m’était pas inconnue, celle des tablettes surtout. De

mystérieux signes et des dessins y avaient été tracés en creux de façon apparemment aléatoire mais, dans les faits, très savante.

Immédiatement, on me déposa sur le sol, face à elles, comme si j’allais être capable d’y comprendre quelque

chose. J’ai ri, paraît-il.

Le prêtre, si grand et si digne à mes yeux qui nous avait

amenés là, a alors entamé un très long discours, ou plutôt une explication fort sérieuse. Tandis que sa voix sonnait étrangement au-dedans de moi, je suivais le doigt

de l’une de ses mains se promenant avec précision et lenteur sur les signes tracés.

J’ai su plus tard qu’il était question de mort et de naissance, de désagrégation et de résurrection et que l’on

faisait référence au retour d’un certain Yoshi-Ri8 dont le lieu où nous étions était considéré comme Tune des sé-pultures.

8 Yoshi-Ri ou encore Osiris. Accompagné d’Isis et d’Horus, Osiris est la divinité centrale de l’une des principales trinités de l’Ancienne Égypte. Voir "Récits d’un voyageur de l’Astral", du même auteur, page 93 et suivantes. Éditions Le Passe- Monde.

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À ce moment-là, les regards se seraient tournés vers

moi. Dans ma mémoire reste seulement le souvenir que Ton considéra longuement la plante de mes pieds avant

de les enduire d’une substance jaune très odorante.

Lorsque cette sorte de rituel fut terminé, le même prêtre, toujours très sérieux, s’est mis à dérouler avec

mille précautions l’un des rouleaux de palme qui avaient été disposés sur les tapis. Je le vois encore le fixer grand

ouvert sur le sol à l’aide de deux pierres rondes peintes de signes rouges énigmatiques.

Ce rouleau était rempli d’une multitude de petits des-sins très ordonnés... Par endroits, l’usage des couleurs le rendait incroyablement attirant, alors j’ai tendu mon bras

vers lui dans une volonté instinctive de le toucher.

J’ai aussitôt senti mon père me tirer vers lui pour m’en

empêcher mais le prêtre dut lui signifier de me laisser faire. On m’a dit que, singulièrement, ce n’était pourtant

plus les couleurs qui avaient en réalité retenu mon at-tention. Ma main se serait fixée sur un dessin aux teintes terreuses dont seul le prêtre à la mine austère paraissait

comprendre le sens.

Quant à moi, j’ai uniquement mais clairement souvenir

du mot que cet homme a alors lancé dans une exclama-tion : « Ush-Tar ! Ush-Tar ! »9

Cela a aussitôt mis en joie mon oncle Yussaf.

« Ush-Tar ! Ush-Tar ! » a-t-il repris à son tour.

Mes parents, quant à eux, sont demeurés silencieux et

même recueillis, je crois, comme si le nom qui venait de résonner à leurs oreilles était lourd de conséquences et

9 C’est ce nom qui a donné par la suite "Ishtar" en langue persane, un nom associé dans cette culture { l’Astre par excellence, la planète Vénus.

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leur faisait un peu peur.

De longues litanies furent alors récitées sous les vo-lutes de benjoin qu’un tout jeune prêtre s’est employé à

faire monter vers le ciel. Je me suis endormi parmi elles, blotti contre le sein de ma mère, en paix mais ne com-prenant pas la source de cette paix.

Lorsque j’ai émergé de mon sommeil, nous nous te-nions sur la plus haute terrasse du temple. C’était la

première fois que je pouvais contempler l’étendue de ce-lui-ci, avec son enceinte et ses cinq ou six petits temples

secondaires, modestes et pour la plupart dépourvus d’ornements. Ils étaient à l’image du désert, son prolon-gement humain à quelques enjambées du ruban bleu du

Nil qui, tel un cordon ombilical, nous reliait au Ciel. Nous étions à Niten Tor10.

Bien plus tard, une fois adulte, je suis retourné en ce lieu, en y faisant voyager mon âme. Il était plus vaste et

des sculpteurs s’affairaient à en orner les colonnes avec le visage d’une divinité dont les attributs étaient ceux d’une vache11. Quant aux petits temples qui se succédaient

entre ses murs, ils avaient aussi gagné en beauté et de nombreuses femmes, riches ou pauvres, en franchis-

saient les seuils afin d’y enfanter. J’aurais aimé revenir là... C’était doux et grave.

Le lendemain du jour où le nom d’Ush-Tar fut évoqué, c’est dans une de ces constructions modestes que Ton m’amena.

C’est encore gravé en moi... Les lueurs de l’aube éclairaient à peine le ciel...

10 Aujourd’hui Dendérah.

11 La vache Hathor, l’une des expressions de la déesse-mère Isis. Celle-ci était réputée, entre autres, aider les femmes à accoucher.

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Ce qui me parut être un grand nombre de prêtresses y

entonnaient déjà des chants aux accents très envoûtants. Aussitôt que nous y eûmes pénétré, ma mère reçut la

demande de me faire passer parmi elles, de bras en bras.

Fasciné par le léger voile bleu qui recouvrait leur vi-sage, je suis resté sans réaction, comme si une part de

mon être était consciemment la spectatrice sereine de ce qui se jouait là.

Ma mère me reprit enfin puis nous avons été introduits dans une autre salle au centre de laquelle d’autres

femmes entretenaient un brasier disposé sur un trépied de métal et dont la fumée s’échappait par un trou circu-laire pratiqué dans le plafond. L’air y était presque irres-

pirable parce que trop lourd de toutes sortes de parfums.

Fort heureusement, nous continuions notre chemin

vers une troisième salle...

Dès qu’on m’en eût fait passer le seuil, j’en ai senti

l’atmosphère particulièrement solennelle. Autour d’une majestueuse vache blanche il y avait là trois hommes et une femme. Tous m’ont paru fort âgés car leurs visages

avaient la texture d’un vieux cuir plissé et buriné.

Les uns comme les autres ne portaient qu’un long

pagne de lin blanc orné d’un liseré écarlate. Une corde-lette, écarlate elle aussi, leur pendait de l’épaule droite à

la hanche gauche... la marque de leur sacerdoce. La vieille femme, quant à elle, avait le visage et le buste en-tièrement couverts de cendre.

Mes yeux n’ont pu faire autrement que de s’attarder sur la belle grande vache qui semblait faire l’objet de

soins attentifs. Ses deux énormes cornes avaient été re-couvertes d’or tandis que son cou était orné d’un im-

pressionnant collier de fleurs roses.

Attaché à un petit pilier de pierre, l’animal ne bougeait

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pas, sans doute rompu au rituel dont il était le centre.

Face à lui, nous avons commencé une attente silen-cieuse...

Pendant de longs instants, le cérémonial a paru se li-miter à quelques psalmodies puis, enfin, la prêtresse a entrepris de faire le tour de la vache d’un pas rapide tout

en l’aspergeant d’eau.

Cinq tours, six tours peut-être... Là encore, aucune

réaction...

Soudain l’officiante s’arrêta, posa une main entre les

cornes de l’animal et se mit à vaciller comme si elle était prise d’un malaise. Les trois prêtres s’écartèrent alors et, imperturbables, ils la laissèrent s’effondrer sur le sol.

Nullement surpris non plus, mes parents et mon oncle Yussaf s’étaient déjà mis un peu à l’écart. Pendant ce

temps, ma mère me maintenait dans ses bras, le dos plaqué contre sa poitrine comme pour m’inviter à ne rien

perdre de la scène. Je ressens encore la chaleur de son souffle caresser le dessus de ma tête...

Dans l’une des salles que nous avions traversées au-

paravant, les chants se mirent rapidement à gagner en intensité. Le son profond du martellement d’un tambour

s’était joint à eux...

À un moment donné, enfin, la vieille femme commença

à gesticuler sur le sol puis à émettre des bribes de paroles gutturales. Un des prêtres s’est alors agenouillé près d’elle pour mieux entendre...

Puis, tout s’est précipité. Je me souviens avoir pleuré lorsqu’il est venu m’arracher sans ménagement à ma

mère afin de me poser sur les dalles du sol près de la femme qui continuait à se débattre tout en projetant des

sons en apparence désarticulés.

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Une main s’est aussitôt agrippée à mon corps. C’était

l’une des siennes...

À mon contact, la prêtresse en transe s’est alors im-

médiatement tue et moi aussi... Un assez long silence s’est ainsi installé dans la salle, un silence que la vieille femme a finalement rompu en prononçant très distinc-

tement deux ou trois mots.

Quelqu’un s’est aussitôt mis à agiter du benjoin

au-dessus de nous, toujours allongés sur le sol puis l’un des prêtres m’emporta, avec délicatesse cette fois-ci, vers

le fond du naos12 où il me déposa face à quelques objets et à des tablettes d’argile semblables à celles de la veille.

La face contre terre, j’ai entendu ses pas s’éloigner puis

ceux d’autres personnes... et, finalement, le battant d’une porte a grincé avant d’émettre un claquement sec.

Tout était confus. Dans la pénombre, je voyais à peine clair. Où étaient mes parents ? Pour la première fois, je ne

sentais plus leur présence. Toute peur était cependant absente de mon âme...

Était-ce la proximité des objets et des tablettes qui

stimulait ma curiosité naissante ou y avait-il quelque chose de plus profond qui m’animait ? Sans doute l’un et

l’autre...

Les premiers temps où une âme habite un corps té-

moignent en vérité d’un étrange mariage entre les éclairs de lucidité venus de son propre passé et le décor incertain

de l’instant présent.

Je me souviens seulement avoir aussitôt été aimanté en particulier par un petit vase métallique muni d’un long

manche de bois ainsi que par l’une des tablettes d’argile

12 Le Saint des saints constituant le cœur de tout temple égyptien.

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éparpillées sur le sol.

Au milieu d’un grand nombre de signes qui y étaient gravés, figurait la représentation d’un homme flanqué de

deux ailes déployées. C’est cette image qui m’a attiré et réellement fasciné. J’ai rampé jusqu’à elle, je me suis étendu dessus puis j’ai tiré vers moi le vase au long

manche...

J’ai encore en mémoire m’être senti incroyablement

bien ainsi, comblé en quelque sorte, imprégné de quié-tude et même joyeux.

Ces moments durèrent fort longtemps, me semble-t-il, et j’ai pris un plaisir certain à les vivre.

Lorsqu’un prêtre accompagné de mes parents est re-

venu me chercher, j’étais parvenu à m’asseoir sur le sol et je m’amusais à accomplir des gestes très précis à l’aide de

mes deux mains comme pour caresser l’invisible. Je voyageais quelque part en moi, si loin de tout que je n’ai

pas même perçu les bras qui me soulevèrent du sol...

Le reste de la journée n’est plus qu’imagés confuses et brumes de la conscience. Le sentiment de complétude et

de félicité qui m’avait gagné quelques instants face aux objets s’est endormi en même temps que mon corps blotti

contre celui de ma mère.

Je garde uniquement le bref souvenir d’avoir été assis

et maintenu sur ce qui devait être une sorte de trône de pierre, face à une assemblée d’hommes et de femmes qui chantaient... Puis plus rien... jusqu’à une difficile nuit

d’insomnie passée dans les bras de mon père arpentant de long en large notre terrasse.

Notre famille n’est pas restée plus de trois ou quatre

jours au temple de Niten Tor après ces événements. Il y

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eut de fréquentes ablutions sur les bords du lac sacré

situé à l’arrière des constructions, beaucoup de fleurs jetées dans son eau et aussi beaucoup de discussions

animées à l’ombre des dattiers qui poussaient là.

Des années plus tard, lorsque je fus en âge de com-prendre, mon père et mon oncle Yussaf, solennellement

réunis pour la circonstance, m’expliquèrent ce qui s’était alors passé à Niten Tor, au pays de la Terre Rouge13...

Bien avant ma naissance, un grand nombre de signes avaient été donnés à mes parents, les laissant supposer

que l’âme qui demandait à venir par eux était vieille et porteuse d’un destin singulier, propre à manifester une multitude de changements...

La nouvelle avait aussitôt circulé parmi les Aînés de notre Fraternité et il avait donc été résolu que, très tôt, je

serais soumis à une étude approfondie par certains prêtres puis à des tests afin que mon âme puisse éven-

tuellement être identifiée.

Le temple de Niten Tor, avec ses sages renommés et depuis toujours consacré aux naissances, était celui qui

se prêtait le plus à un tel cérémonial. Même si le culte qu’on y célébrait n’était pas en accord avec celui de notre

peuple, de part et d’autre de la frontière, les véritables Anciens, les "Vieux du Désert", ainsi qu’on les nommait,

voyaient bien au-delà des apparences terrestres. Ils connaissaient la vérité selon laquelle, à leur sommet, toutes les âmes humaines parlent la même langue et

vénèrent le même Soleil...

Ainsi, après que les Astres eurent été longuement

étudiés, après que le cœur de très vieilles tablettes eût été

13 Pays de la Terre Rouge"... nom donné { l’Égypte par les initiés esséniens.

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scruté avec soin, après qu’une prêtresse eût prononcé un

nom ravi à la Mémoire de l’invisible, après enfin qu’entre maints objets mon âme, à travers son corps de nourris-

son, eût reconnu sans hésiter un vase destiné à l’offrande du Feu et la silhouette d’un homme ailé, une annonce fut faite...

Il fut déclaré qu’en ma personne Zérah-Ushtar14 était revenu en ce monde afin de l’éveiller à nouveau selon la

loi de l’Un. À ce titre, et tandis que j’observais tout d’un regard lointain, attaché assis à un siège de pierre par une

écharpe écarlate, on me proclama finalement Av-Shtara15.

Après cette annonce, il fut rapidement décidé que nous devions séjourner un certain temps encore au Pays de la

Terre Rouge, non pas dans un temple particulier mais de-ci delà, d’une Communauté à l’autre. Le but était de

me tirer au plus vite des brumes de l’Oubli, de me confier à des maîtres-enseignants, à des Vieux du Désert et à des

prêtres thérapeutes.

Ceux-ci auraient pour mission de me restituer mes anciennes connaissances et de faire grandir les facultés

de mon âme plus rapidement que celles imposées par la nature de ce monde.

Le périple de notre famille devait donc se prolonger "un certain temps"... mais ce temps-là, en vérité, s’est étiré

jusqu’à cinq pleines années.

J’en garde la trace en moi comme celle d’un périple peu

14 Zérah-Ushtar, plus connu sous le nom de Zoroastre - ou Zarathoustra - pro-phète ayant réformé le Mazdéisme pour fonder la religion monothéiste du Zoroastrisme, aux alentours de l’an 1000 avant notre ère, sur le territoire de l’actuel Afghanistan.

15 Av-Shtara : c'est-à-dire, en Sanskrit, Avatar, autrement dit "incarnation du Divin".

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facile. Je vivais avec la sensation, qui revenait par vagues,

d’étouffer dans un corps trop petit et dépendant de tout, avec aussi la certitude de comprendre beaucoup sans

parvenir à savoir, puis à dire...

Une épreuve d’intériorisation et de patience obligées qui me fut néanmoins un véritable engrais...

De Communautés de thérapeutes en petites Fraterni-

tés de prêtres, d’ermitages en villages, nous vécûmes ainsi de la rive orientale de Thèbes jusqu’au delta du Nil.

La bague en forme de sceau qui avait été remise à mon père en guise de recommandation ne nous fut pas utile bien longtemps, m’a-t-on dit. La nouvelle de la présence

d’un jeune Av-Shtara et de sa famille se déplaçait plus vite que nous d’un nome 16 à l’autre et les portes

s’ouvraient d’elles-mêmes en conséquence.

C’est cependant aux alentours de la cité d’Alexandrie

que nous avons séjourné le plus. Les maîtres et les en-seignants susceptibles de commencer mon instruction de façon adéquate y étaient plus nombreux qu’ailleurs.

Je sais qu’il m’a d’abord fallu apprendre à reconnaître la fonction des divers objets rituelliques dont on

m’entourait continuellement, puis faire dès que possible l’apprentissage de leur utilisation.

L’une de mes premières sensations fortes et significa-tives fut ainsi, alors que je ne pouvais toujours pas me tenir sur les jambes, de parvenir à agiter un petit

brûle-parfum au-dessus d’un embryon d’autel improvisé au ras du sol. L’odeur qui s’en dégageait m’a rendu fier ;

elle m’a rapproché, me semble-t-il, de cette sorte de di-

16 Les nomes étaient les circonscriptions administratives de l’Égypte ancienne.

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gnité que je portais en mon âme mais qui ne savait ce-

pendant comment s’exprimer.

Ce sont donc les gestes, surtout les gestes sacrés, qui

ont stimulé ma conscience, ma mémoire, et sans doute aussi poussé mon corps à se redresser très vite...

De fait, je ne parvenais pas encore à parler que, déjà, je

me montrais capable d’accomplir quelques rituels simples.

Bénir un objet, un lieu... faire une offrande au Feu, à l’Eau... offrir des pétales de rose à la lumière du Soleil,

chaque matin...

Tout cela m’était bonheur. Du moins, cela le fut jusqu’à ce que je m’aperçoive que ces gestes et cette disposition

de l’esprit qui m’étaient si spontanés attiraient une foule de curieux sans cesse grandissante.

Je me souviens m’être caché de leur nombre dès que mes jambes furent assez fortes pour me porter. Je trou-

vais alors toujours le moyen, presque en joie, de faire ce qui me semblait être une bonne plaisanterie pour re-joindre tranquillement et à l’écart... mon Père, celui des

Cieux.

Oui, c’est à cette toute jeune époque de ma vie que

l’"idée" du Père, de son Principe Ŕ à défaut de mot pour moi prononçable Ŕ a rapidement surgi dans mon cœur.

Les gestes que j’aimais accomplir me rapprochaient de Lui, Awoun17... Awoun était tout ce dont j’étais certain et aussi à peu près tout ce qui me motivait.

Mes parents, de leur côté, assistaient à cela avec la plus grande des discrétions et aussi la plus belle humilité

malgré les marques de respect et même d’honneur qui

17 Awoun : mot araméen désignant le Père céleste.

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leur étaient constamment prodiguées. Ils rendaient des

services à la mesure de leurs talents et il leur arrivait même d’officier selon les rites de notre culture.

Quant à mon oncle Joseph, Yussaf d’Ha Ramathaïm, il avait dû nous quitter sitôt après notre séjour à Niten Tor. Il dirigeait un important négoce et possédait des bateaux

à Joppé18.

Ce fut le temps où, peu à peu, j’ai compris que ceux de

notre petit groupe qui étaient demeurés dans l’ombre avec nous depuis notre départ du village étaient quatre des fils

que mon père avait eus d’un premier mariage qui l’avait laissé veuf.

Deux d’entre eux, les plus âgés, nous ont quittés un

peu avant notre séjour à proximité d’Alexandrie. Ils étaient chargés de colporter de nos nouvelles en Galilée.

Les mois et les années passèrent donc en pratiques et

en études, dans la nature désertique, sous la brûlure du soleil ou dans des salles aux murs d’ocre et de chaux, parfois dans des lieux souterrains.

On m’enseigna les cycles de la vie, ceux de la nature comme ceux de l’humain. On m’apprit également les

paroles sacrées par lesquelles on s’adresse aux Étoiles et même à rester éveillé quand vient la nuit et qu’il faut prier

pour demeurer en contact avec le Soleil, ce Père que j’appelais toujours dans le secret de mon être.

Lorsque ma cinquième année fut révolue, je parlais

bien la langue de notre peuple et celle de cette région de la Terre Rouge. Toutes deux étaient d’ailleurs fort proches

l’une de l’autre.

18 L’actuelle ville portuaire de Jaffa.

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Un événement marqua la fin de notre vie dans le delta

du Nil. Si je n’en ai pas été l’initiateur, j’en ai tout au moins été le centre.

Il s’est déroulé au cœur d’une nuit merveilleusement étoilée alors que nous dormions tous sur la terrasse d’une assez jolie maison de briques de terre et de paille. Cela se

passait au sein d’une Communauté consacrée à l’art des onguents.

Comme souvent, j’avais tenu à dormir seul dans un coin de l’espace qui nous était offert. Je ne sais ce qui m’a

sorti du sommeil mais j’ai été attiré par une forte lueur scintillant au-dessus de moi, en pleine voûte étoilée. J’ai aussitôt pensé que c’était celle émise par cette étoile qui,

selon mes parents, protégeait le peuple d’Essania19.

Pourtant, cette explication ne me satisfaisait pas car la

lumière se montrait, me semblait-il, beaucoup plus étincelante et n’aurait pas dû se trouver exactement

au-dessus de moi. Je me suis donc assis dans l’angle du muret contre lequel j’avais l’habitude de me réfugier... Je n’ai pas eu le temps d’en faire plus ni de me questionner

d’avantage car j’ai aussitôt vu une sorte de boule de feu tomber du ciel pour s’abattre sur moi à la vitesse de

l’éclair. Pas de choc, pas de douleur ni de peur...

L’humble décor nocturne de notre terrasse s’était dis-

sout... Je me trouvais debout, seul au centre d’un espace d’une lumière fraîche et merveilleusement immaculée. Ma respiration s’était suspendue et je ne me souviens pas

avoir accompli le moindre mouvement.

Quelques brefs instants s’écoulèrent ainsi, hors de

toute pensée et même de toute émotion puis, peu à peu,

19 La planète Vénus, appelée aussi Lune-Soleil, ou encore Ishtar. Voir "De mé-moire d’Essénien", p. 37, du même auteur. Éd. Le Passe-Monde.

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une Présence a émergé de la lumière virginale. Elle s’est

rapprochée de moi jusqu’à ce que j’en perçoive la forme humaine... Pas assez toutefois pour que j’en distingue les

traits.

Ŕ « Awoun... ? ai-je demandé au-dedans de moi avec la spontanéité de l’enfance, Awoun... ? »

J’ai reçu un sourire... Il fut suivi d’un silence... puis une voix est venue m’habiter.

Ŕ « Non... pas Awoun... Awoun n’existe pas... Il EST... et II vit au-dedans de toi, Sananda ! »

Je crois que je n’ai pas su émettre la moindre pensée en retour à cette affirmation.

Après un autre silence, la voix a alors repris.

Ŕ « Je suis envoyé... pour caresser ton cœur, Sananda. Caresser ton cœur et lui dire d’étendre ses racines en ce

monde. Rien de plus car le temps est venu... Le Soleil est maintenant assez haut dans ton Ciel pour que tu ap-

prennes à parler avec tes mots à toi. Comprends-tu ? »

Oui, je comprenais... mais ce n’était pas par les mots entendus ni par leurs images que je saisissais ce dont il

était question. C’était ce qu’il y avait en arrière d’eux et d’elles, c’était tous leurs sous-entendus qui ravivaient en

moi le souvenir Ŕ bien que confus Ŕ du tracé de mon chemin.

Mon âme a donc répondu avec ses mots à elle, dans un élan et sans qu’il fut besoin d’articuler la moindre pensée.

La lumière et sa Présence se sont alors aussitôt éteintes

comme si elles avaient été aspirées par la voûte céleste. J’étais à nouveau adossé à l’angle de mon mur et je me

sentais plus vivant que vivant, animé par un incroyable besoin de respirer à pleins poumons.

Je suis resté ainsi jusqu’à l’aube et n’ai pas fait un seul

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geste jusqu’à ce que ma mère ne se lève et ne fasse

quelques pas dans ma direction.

Ŕ « Yussaf ? chuchota-t-elle. Que fais-tu ainsi ? »

Je n’ai rien su répondre. Je me suis simplement levé et j’ai marché vers elle afin qu’elle me verse comme chaque matin un peu d’eau sur le visage à l’aide d’une cruche.

Jamais elle n’a su ce que je venais de vivre. Indépen-damment de ma volonté, les instants vécus et les paroles

reçues étaient scellés en moi. Meryem avait cependant l’œil attentif de toute vraie mère car, lorsque nous fûmes

descendus dans la pièce basse de la maisonnette qui nous était prêtée, elle me questionna à nouveau.

Ŕ « Qu’est-ce que tu as donc dans la main ? »

Ŕ « Mais... rien...» ai-je répondu le plus candidement du monde.

En disant cela, je me suis aperçu que ma main gauche était effectivement fermée comme si elle contenait

quelque objet. Je l’ai aussitôt ouverte, sans réfléchir.

Au centre de ma paume, il y avait un petit cristal. J’ai porté celui-ci près de mon visage et j’ai vu qu’il était d’une

limpidité extraordinaire. Il a fallu que je me précipite au-dehors et que je l’admire sous les rayons de la lumière

matinale. Je n’avais jamais vu rien de tel...

Ce matin-là, j’ai remercié en silence ma mère pour ne

pas m’avoir questionné davantage. Elle a su accepter que j’aie un secret.

Est-ce que ce fut l’effet de la lumineuse Visite que

j’avais reçue ? Est-ce que ce fut celui, stimulant, de mon petit cristal ? Peu importe... toujours est-il que, le jour

même, j’ai formulé auprès de mes parents le désir ardent de retourner "chez nous", sur cette terre de Galilée dont

ils me parlaient souvent mais dont je n’avais alors aucun

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souvenir conscient.

Sans y avoir véritablement réfléchi, j’ai pour cela em-ployé les mots qui ont débordé de mon cœur... et ces mots

ont été accueillis pour ce qu’ils étaient : vrais et néces-saires.

Mes maîtres enseignants n’y firent aucune objection.

Ils savaient que leur rôle arrêtait là.

Quelques jours plus tard, après que mes parents et mes deux frères eurent pris leurs dernières dispositions

et accompli quelques ultimes rituels, notre modeste ca-ravane s’est mise en route vers le Nord.

Je ne saurais dire ce que cela a déclenché dans mon

esprit lorsque j’ai vu notre dromadaire et nos deux ânes se mettre en mouvement pour rejoindre la route du dé-

sert. C’était la joie la plus intense que j’avais jamais ressentie et les sentiments de liberté et de plénitude qui

l’accompagnaient étaient si puissants que je crois bien avoir perçu quelques larmes emplir discrètement mes yeux.

Il n’était pas question pour moi que l’on me monte sur l’échine de l’un de nos animaux. Je me sentais homme en

toute vérité et je voulais marcher ! Bien sûr, la résistance de mon corps ne tarda pas à montrer ses limites...

Peu de choses de ce retour demeurent dans ma mé-moire. Le voyage fut paisible, ponctué parfois par des contrôles venant de quelques soldats romains postés aux

abords des bourgades.

Jusque-là, je n’avais jamais vraiment pris conscience

de leur présence ni du poids qu’ils exerçaient. Ce fut une découverte. Celle-ci ne retint cependant pas beaucoup

mon attention malgré les commentaires de ma famille.

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J’étais trop occupé par ce qui se passait dans mon cœur

et que je vivais comme une sorte d’éclosion.

Lorsque nous fûmes sortis du "grand désert"20 et que

nous eûmes commencé à nous rapprocher de Jérusalem, je n’étais déjà plus celui qui avait grandi aux abords du Nil. Quelque chose avait explosé au centre de ma poitrine

et cette "chose"-là faisait qu’il me semblait ne plus y avoir suffisamment de place en moi pour aimer tout ce que mon

regard pouvait englober.

Tout me paraissait beau et infiniment digne d’être vé-

néré... si bien que je ne comprenais pas pourquoi on m’avait enseigné que le monde était partagé entre le Bien et le Mal.

C’était la seule interrogation qui me traversait de temps à autre car même le plus anodin des visages rencontrés

sur le bord du chemin ne me parlait que de la Présence d’Awoun. Je n’avais aucun mérite à cela ; c’était ainsi...

Quant à mon énigmatique petit cristal, je l’avais déposé au creux d’un morceau de lin précautionneusement plié puis rangé au fond du sac qui me pendait au côté. Je

n’osais même pas le regarder par crainte de le perdre à jamais !

Le jour où nous sommes arrivés à Jérusalem n’a pas compté plus qu’un autre à mes yeux, hormis par le fait

que nous y avons retrouvé mon oncle Yussaf... dont je n’avais su garder qu’un très vague souvenir. Nous avons passé deux ou trois nuits chez lui, pour le partage et le

repos. Lorsque nous l’avons quitté, la bonté de son regard m’a tout de suite manqué ainsi que la forte odeur de musc

qui caractérisait son cou et sa barbe.

20 L’actuel désert du Néguev.

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Le manque... C’était la toute première fois que je dé-

couvrais la vraie profondeur de ce sentiment. Comment pouvait-il exister et s’installer en nous alors que le monde

m’apparaissait si beau et si parfait ? Mon émerveillement aurait-il une fin ?

C’est dans cette disposition d’esprit que mon regard

s’est enfin posé, en un doux après-midi, sur le sommet d’une colline et des humbles maisons qui y étaient ac-

crochées.

Je n’oublierai jamais l’exclamation de mon père et cette

façon qu’il eût alors d’embrasser le sol.

Nous étions de retour chez nous...

J’étais ému moi aussi mais, juché sur mon âne, je

pressentais déjà que je n’y écrirais pas longtemps mon histoire...

Ŕ « Awoun... Père, me suis-je entendu murmurer, plante-moi là où je dois être et prête-moi Tes Paroles... »

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Chapitre 3

Mes premiers pas en Galilée

Notre retour au village fut l’occasion d’une assez tou-chante fête.

Quoique mes instructeurs du Pays de la Terre Rouge eussent été très exigeants et parfois rudes avec moi, j’étais malgré tout habitué à ce que l’on manifeste des

égards vis-à-vis du petit Av-Shtara que j’étais sensé être... Aussi ai-je été un peu surpris en m’apercevant que tous

les regards se portaient plutôt vers ma mère... ou, plus précisément, vers ses pieds.

En effet, dans les instants qui suivirent son arrivée au gré des étroites ruelles de là où nous allions vivre et dès

qu’elle fut reconnue, Meryem n’est plus parvenue à faire un seul pas sans que quelqu’un ne couvre le sol devant elle avec un voile, une robe ou une simple pièce de tissu.

De toute évidence, ma mère jouissait d’un respect et même d’une vénération dont je n’avais jamais pu saisir

jusque-là l’ampleur... Seules trois ou quatre personnes Ŕ des femmes Ŕ s’en détournèrent ostensiblement.

Je ne comprenais pas tout ce qui se passait, mais j’en étais heureux même si je découvrais un sentiment étrange, celui de ne pas savoir très bien quoi faire de ma

propre personne. Cependant, très vite, ce qui avait commencé par un rituel spontané d’une extrême défé-

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rence a pris l’allure d’une petite fête cérémonieuse.

Un vieillard qui semblait être le chef de la Communauté que je découvrais a absolument tenu à ce que ma mère

s’assoit sur un muret. Tandis qu’on ne lui laissait tou-jours pas poser la plante des pieds sur le sol, on s’est mis à l’asperger avec un peu d’eau parfumée et à déposer

quelques fleurs devant elle.

Quand cela fut fait, le même vieillard lui a présenté une

coupe du creux de laquelle jaillissait une flamme assez vigoureuse. Meryem l’a frôlée lentement de ses mains à

plusieurs reprises puis a commencé à murmurer une prière comme si elle était parfaitement habituée à officier de cette façon. Elle offrait bien sûr une bénédiction.

Quelqu’un fit alors un geste et nous nous sommes tous assis sur le sol cependant qu’un plat a circulé parmi nous

; il était rempli d’orge trempant dans un peu de lait et de miel... Il nous fallait en manger pour partager l’instant ;

c’était la coutume.

C’est à partir de ce moment-là seulement que mon père et moi avons commencé à retenir, bien malgré nous, un

peu d’attention. Dans un coin à l’ombre, nous avions trouvé un petit amoncellement de pierres qui nous pro-

curait à tous deux un semblant de confort.

Ŕ « Oh Yussaf... mais c’est donc lui ton fils... s’est écrié

quelqu’un. C’est bien celui qui est né un peu avant votre départ ? Comment l’as-tu nommé, déjà ? »

Ŕ « Nous lui avons donné le même nom que moi...

Yussaf. »

Je me souviens avoir rassemblé tous mes efforts afin de

ne pas prendre la parole. Je voulais dire que non... que ce n’était pas tout à fait cela, que ce n’était pas mon vrai

nom...

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Mon père a dû sentir que je me raidissais car il a aus-

sitôt exercé une pression sur mon bras. Je me suis donc tu...

De là est partie une discussion me concernant et que je n’ai pas voulu écouter... Alors, je me suis faufilé entre les uns et les autres et j’ai quitté sans bruit la minuscule

place de notre village pour être semblable à tous les en-fants de mon âge. Je me disais que je serais mieux avec

eux, avec ceux que j’avais aperçus courant sur le raidillon qui serpentait à flanc de colline... Finalement, je ne suis

pas allé les rejoindre ; je me suis arrêté en chemin à la vue de quelques fleurs mauves qui poussaient en abondance dans un creux de terrain.

Sans réfléchir davantage, j’ai marché vers elles. Elles étaient si belles ! Je n’en avais jamais trouvé de pareilles

là où j’avais jusqu’alors vécu.

Déjà, j’avais la claire perception d’une Force, d’une

Intelligence s’ingéniant régulièrement à parsemer notre chemin de petits signes discrets mais bavards. Ce sont souvent des éléments de ce que nous appelons notre

décor... la forme d’un nuage, le cri d’un oiseau, un bruissement dans les herbes, une lumière inhabituelle...

ou encore un sourire inattendu.

Là, c’était des fleurs, toutes simples, et l’enfant que

j’étais a entendu monter d’elles une sorte d’appel tout en tendresse.

Je me suis donc assis sur l’herbe rase, face à leur

étendue et j’ai découvert une abeille qui les butinait. Cela m’a donné envie de la toucher. J’ai donc posé doucement

mon doigt devant elle, persuadé qu’elle y monterait.

J’en étais tellement convaincu que c’est ce qu’elle a fait,

comme si ma peau était le prolongement naturel du tapis de fleurs sur lequel elle voletait. Comment résister, dès

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lors, au plaisir de l’approcher de mon visage ? Comment

résister aussi à la joie de lui parler ?

Pourtant, en toute vérité, ce n’est pas de ma bouche

que des mots sont sortis. C’est de la présence de l’abeille que des paroles, ou plutôt des images parlantes, se sont mises à émerger comme autant de perles limpides.

Ŕ « Ne bouge plus et regarde... Je suis ce que tu es... Je

cueille du soleil

Heureux et près de moi est celui qui sait soulever les

masques pour contempler la lumière et la cueillir.

Heureux et près de moi est celui qui a la simplicité de l’émerveillement.

Émerveille-toi, lis derrière les formes, cueille puis offre-toi par le Soleil... »

L’abeille s’est envolée et j’y ai reconnu le Souffle de la

Vie que je voulais être mienne. J’en ai gardé une pleine mesure en ma poitrine puis, sans davantage rassembler mes pensées, et avec toute la candeur de mon âge, j’ai à

nouveau posé ma main sur le tapis de fleurs mauves.

J’en ai fait un modeste bouquet puis j’ai remonté la

sente qui menait au village. La petite fête improvisée s’y poursuivait mais ma mère s’en était un peu dégagée. En

compagnie de quelques membres de ma famille que je ne connaissais pas et aussi toujours avec le même vieillard, elle se tenait sous une arcade de pierre qui servait de

renfort aux murs d’une ou deux maisons.

Sans rien dire, je lui ai aussitôt offert mon bouquet et

sans en dire davantage, elle l’a reçu le sourire aux yeux.

Ŕ « Nous sommes plusieurs à vouloir te rencontrer

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demain, Yussaf, fit alors le vieillard en se penchant lé-

gèrement vers moi, la main droite sur le cœur. Nous ve-nons d’en parler avec ton père... »

La fatigue aidant, le lendemain se présenta bientôt. À dire vrai, j’étais un peu perdu. Il y avait tant de nouveaux visages à découvrir ou à faire sortir des brumes de ma

mémoire, tels ceux de mes deux frères aînés qui nous avaient accompagnés jusqu’à Niten Tor... autrefois.

En marchant le plus dignement possible avec mes parents entre les pauvres maisons du village et leurs

jardinets, beaucoup de regards d’enfants de mon âge ont cherché à rencontrer le mien. Étaient-ce ceux de mes futurs amis ? Je me suis pris à le souhaiter ardemment

tout en ne sachant pas exactement ce que le mot "ami" voulait dire...

Car, en effet, je n’avais jamais eu d’ami, personne de mon âge ou presque avec qui partager de petits secrets,

personne à qui montrer mon bout de cristal si plein de lumière...

Ce n’était pas l’idée de l’amitié qui m’était étrangère

mais son vécu, ce qu’elle pouvait signifier chaque matin lorsque le jour se lève.

J’avais déjà remarqué que, parfois, cela me faisait une sorte de pincement au cœur lorsque je voyais des groupes

d’enfants s’amuser dans la poussière des bords du Nil, à demi nus et courant les uns après les autres en criant à tue-tête.

Étais-je si différent d’eux pour que je n’aie pas eu l’occasion, même un seul instant, de me demander si l’un

d’entre eux allait pouvoir devenir mon ami ?

Le sentiment de la différence m’a donc rattrapé ce

matin-là et il m’a fait un peu mal car je ne savais si je pouvais espérer... et encore moins s’il était juste que

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j’espère.

Pendant ce temps, je ne cessais de me répéter que je ne m’appelais pas Yussaf et, d’une certaine façon, la solitude

qui en résultait passait aussi par cela.

Un nom, c’est toujours une porte. Celui qu’on m’avait donné à ma naissance, sentais-je confusément, me ré-

trécissait. Mais quelle âme peut connaître la valeur de la libre respiration sans avoir auparavant vécu son plein

temps dans sa juste coquille ?

Enfin, un peu avant d’atteindre la fragile enceinte de

pierres sèches qui clôturait notre village, j’ai remarqué un groupe d’hommes qui se tenait devant une vieille cons-truction au toit plat et aux murs blancs et qui se diffé-

renciait des autres par ses dimensions plus importantes. C’était là que nous allions.

Chacun se salua, bras croisés sur la poitrine selon la coutume, on s’embrassa même, puis le signal fut donné

d’entrer dans la bâtisse au pied de laquelle cinq ou six poules traînaient en picorant le sol.

Quelques instants plus tard, nous étions une dizaine à

être assis en cercle sur la terre battue, autour d’un réci-pient posé à même trois grosses pierres. Une abondante

fumée blanche très odorante s’échappait de celui-ci et montait vers un trou sommaire pratiqué entre deux

poutres au plafond de la pièce. Ma mère était la seule femme de l’assemblée...

Quelqu’un a alors commencé à entonner une prière,

comme il se devait en semblable circonstance, puis nous y ajoutâmes tous notre voix. Je la connaissais bien cette

prière. Elle était assez brève mais intense...

Mon père me l’avait enseignée en m’expliquant qu’elle

était propre à la Fraternité d’Essania dont nous faisions partie. À elle seule, avait-il déclaré, elle suffisait à nous

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différencier de tous ceux de notre pays.

Des années plus tard, j’ai compris que le mot "diffé-rencier" avait été aimable dans sa bouche. Bien que ferme

dans ses opinions, mon père était doux et ne voulait ja-mais s’attarder sur cette sorte de fracture discrète et to-lérée qui existait entre la foi de notre Communauté et

celle enseignée dans les synagogues.

Lorsque la dernière parole rituellique fut prononcée, il y

eut un silence... J’ai levé les yeux et je me suis aperçu que presque tous les regards étaient tournés dans ma direc-

tion avec une curiosité mêlée, à mon sens, d’une évidente suspicion.

Quelques raclements de gorge se firent entendre ici et

là puis le même vieillard qui s’était distingué la veille a pris la parole.

Ŕ « Que le Sans-Nom m’en soit témoin... Je prie pour que de ce lieu ne sortent que des paroles de vérité. Puis-

sions-nous être éclairés car nous sommes tous concer-nés. »

Puis, se tournant ostensiblement vers moi, il a aussitôt

ajouté d’un ton bienveillant mais appuyé :

Ŕ « Toutefois, jeune Yussaf, tu as certainement déjà

compris que ces mots s’adressent essentiellement à toi...

Nous avons hâte de te connaître pour t’accueillir plei-

nement parmi nous, Yussaf. Tu as déjà beaucoup voya-gé... Dis-nous qui tu es... en vérité. »

Je me souviens avoir eu la brève impression d’être

accusé de quelque chose qui m’était inconnu puis ma tête s’est un peu engourdie. Il m’a alors semblé qu’une Force

dont j’ignorais la présence en moi voulait me pousser à ouvrir la bouche sans que j’aie même eu le temps de ré-

aliser l’étendue de ce qui m’était demandé.

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Ŕ « En vérité ? Peux-tu me dire ce qu’est la vérité, Vé-

nérable ? Car, en réalité, aucun de mes maîtres jusqu’à présent ne me l’a enseigné. »

Je me suis surpris moi-même en énonçant cela et j’ai aussitôt perçu un malaise dans l’assemblée.

Ŕ « Tu ignores donc ce qu’est la vérité ? » laissa sou-

dainement tomber le vieillard visiblement indisposé.

Ŕ « Je sais d’elle qu’elle n’est pas dans la tête, Vénérable

; voilà pourquoi je ne peux en parler avec des mots qui naissent dans cette partie du corps... »

Ŕ « Et où est-elle alors si elle ne fait pas partie des choses que nous devons apprendre et comprendre ? »

Ŕ « Ce que je vois d’elle me parle dans mon cœur mais

pas avec des mots. Elle me parle avec... »

Ŕ « Avec... ? »

Ŕ « Avec le sourire d’Awoun... »

À nouveau des raclements de gorge incontrôlés mon-

tèrent d’un peu partout.

Ŕ « Si Awoun te sourit... peux-tu nous parler de Lui ? Qu’en sais-tu ? Que t’ont appris tes maîtres ? »

Ŕ « Mes maîtres ne m’ont rien appris de Lui. Ils m’ont enseigné des mots et ont placé des images et des prières

dans ma tête. De cela je les remercie. De même, je les honore car, par eux, j’ai pu reconnaître ce qui était de

mon cœur et ce qui ne l’était pas. Par eux, j’ai compris que tout ce qui existe projette un reflet et que je ne voulais pas m’arrêter aux reflets. Par eux, j’ai vu aussi qu’Awoun peut

se refléter dans notre tête... mais pas dans notre cœur car II y est tout entier... »

Ŕ « Prétendrais-tu comprendre ce qu’est la vérité d’Awoun, Yussaf ? »

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Ŕ « Je ne prétends rien, Vénérable. Je ne sais que vivre

et ressentir. »

Ŕ « Tu es habile mais... tu n’as toujours pas répondu a

ma première question : Qui es-tu ? »

Ŕ « Je l’ignore et je ne m’en préoccupe pas. Quand j’écoute le sourire qui est en mon cœur, Il me dit d’abord

que je ne me nomme pas Yussaf et je comprends que c’est vrai. Quant au reste, je ne sais pas les mots qui vau-

draient pour parler de moi. Seul Awoun pourra dire... »

Ŕ « Pourra dire... Veux-tu nous faire croire qu’il a

l’intention de s’exprimer par toi ? »

Ŕ « Je ne veux rien faire croire... J’aimerais seulement que chacun puisse ressentir ce que je ressens. »

Ŕ « Ne crois-tu pas que tu te places bien haut, Yussaf ?»

Là, j’ai perçu la main de mon père qui appuyait fer-

mement sur mon genou comme pour m’ordonner de me taire. Je n’ai pu me retenir de lever les yeux vers lui et de

le regarder intensément.

Un murmure s’est mis à parcourir notre petite assis-

tance.

Ŕ « Allons, qui es-tu ? Que peux-tu dire de toi pour

vouloir ainsi jouer avec les mots ? » trancha le vieillard afin de ne pas perdre le contrôle de la situation.

Ŕ « Je suis Yussaf, fils de Yussaf, qui a été envoyé au Pays de la Terre Rouge pour y être enseigné. »

Ŕ « Eh bien voilà... tu dis vrai, enfin ! »

J’aurais dû m’arrêter là mais la Force qui était en moi m’en empêchait.

Ŕ « Je dis vrai, Vénérable... mais en te présentant ce que tu veux, je ne dis pas la vérité... parce que le vrai n’est

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qu’un petit reflet de la vérité. »

Les paroles qui étaient sorties de ma bouche eurent un étrange effet sur le vieil homme. Elles ont paru l’apaiser

soudainement comme si elles avaient été chargées de quelque chose qui l’obligeait à tourner ses yeux vers le dedans de lui-même.

Plus personne, d’ailleurs, ne disait mot ; pas même un murmure ne troublait la singulière quiétude qui venait de

s’installer. Seuls quelques insectes voletaient dans la pénombre.

Finalement, c’est le vieillard qui fit entendre une nou-velle fois sa voix, beaucoup plus douce cependant. Il s’est adressé à ma mère qui, jusque-là, le voile entièrement

rabattu sur son visage, ne s’était pas manifestée.

Ŕ « Est-ce bien là ton fils, Meryem, celui qui a beaucoup

fait s’agiter les langues aussitôt qu’il est né ? Il forçait notre regard... J’étais là... Je me souviens ! Quelques-uns

ont dit tant de choses, comprends-tu, surtout après votre départ. »

Ma mère s’est contentée d’hocher de la tête pour ré-

pondre oui.

Ŕ « Eh bien... » chercha à reprendre le vieil homme. Mais

la suite de ses mots ne vint pas.

Quant à moi, j’ai senti le besoin de m’avancer vers lui et

de m’incliner afin qu’il me bénisse de sa main. C’est ce qu’il fit sans hésiter...

Une bonne grosse main lourde et chaude qui disait que

l’homme était bon et qu’il m’acceptait tel que j’étais dans la Fraternité. Tel que j’étais oui... et ce "tel que j’étais" m’a

longtemps accompagné à la manière d’une différence souvent lourde à porter.

Tout cela a mis fin à notre assemblée ce matin-là,

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hormis pour mon père qui, à sa demande, demeura en-

core longtemps sur les lieux en compagnie de deux ou trois Anciens du village.

Quelques jours passèrent... Ils furent délicieux... Trop habitué que j’étais à suivre des leçons ou à répondre de

mille façons à l’exigence de ceux qui m’avaient instruit de l’aube au crépuscule, je découvrais la saveur d’une totale

liberté.

Pour la première fois de ma vie, je pouvais gambader où

bon me semblait sans avoir à rapporter mes faits, mes gestes et mes pensées. J’ai donc marché et couru à tra-vers les vallons, les rochers, les épineux, les petits

champs et les oliveraies qui constituaient le décor avoi-sinant notre village. C’était grisant car je pouvais parler

sans limite au soleil, aux nuages et aux filets d’eau qui se hasardaient parfois entre les herbes et les cailloux.

Très vite, bien sûr, j’y ai rencontré des enfants de mon âge. Leur lieu de rassemblement spontané était celui d’un puits sommairement aménagé au bas d’un sentier.

Certains d’entre eux se voyaient confier par leurs pa-rents la tâche d’y remplir de petites jarres de glaise et de

remonter celles-ci jusqu’aux maisons. J’y ai régulière-ment vu mes frères aînés lorsqu’ils n’étaient pas aux

champs puis quelques autres garçons aussi dont un certain Simon, le fils du potier. Simon m’amusait car il se faisait un devoir d’imiter sa mère en s’efforçant toujours

de placer une cruche sur sa tête.

Cette période d’émerveillement face à ma nouvelle li-

berté fut, je dois le dire, d’assez courte durée. Elle a été semblable à une bouffée d’air vif... le temps d’un inspir

trop bref qui s’est suspendu en une interrogation dans ma conscience.

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Malgré tous mes souhaits, malgré les jeux auxquels je

m’efforçais de participer, une sorte de voile opaque pa-raissait vouloir persister entre les autres enfants et moi.

Peut-être leur faisais-je peur... Je me le suis dit et mes promenades n’en furent que plus solitaires tandis que mon cœur débordait d’images et d’espoirs pour lesquels

les mots n’existaient pas encore.

Deux semaines s’écoulèrent sans doute ainsi. Nous

étions au mois d’Elul21. Dans la maison familiale que mes parents avaient enfin retrouvée, notre vie se réorganisait.

Une jeune femme aidait ma mère à trier des dattes dans des paniers. En les écoutant, j’ai fini par réaliser qu’elle n’était pas sa sœur mais une fille que mon père

avait également eue de son premier mariage et que cela en faisait plutôt ma sœur. Jusqu’où ma famille allait-elle

donc s’élargir ?

C’est autour de cette découverte qu’en une belle fin de

journée j’ai aperçu ma mère contemplant le ciel dans le clair-obscur de la porte. Jamais je ne l’avais vue avec une silhouette aussi ronde... Tout de suite j’ai couru vers elle

et j’ai posé ma main sur son ventre.

Ŕ « Meryem ? » ai-je fait en voulant absolument accro-

cher son regard. C’était la première fois que je l’appelais ainsi et non pas "mère" comme il m’avait été enseigné.

Ŕ « Meryem ? » ai-je répété.

Elle n’a même pas paru surprise. Elle s’est d’abord contentée de passer une main dans ma chevelure déjà

fort longue puis, tout en se tenant le dos, elle s’est ac-croupie pour me parler.

21 Ce mois correspond globalement au signe zodiacal de la Vierge. Il est gou-verné par la planète Mercure.

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Ŕ « Son âme est venue nous rejoindre quand nous

étions encore au pays de la Terre Rouge, Yussaf. Bientôt, elle sera parmi nous. On t’a enseigné comment ces choses

se peuvent, n’est-ce pas ? »

Ŕ « Oui... On m’a appris que notre âme ressemble à une goutte d’eau qui tombe sur la terre... lorsque la terre

l’appelle et qu’elle en a besoin pour faire croître tout ce que l’on voit... Puis, comme le soleil la chauffe, cette

goutte d’eau redevient légère et remonte au ciel... jusqu’à ce que le terre l’appelle à nouveau.

Alors voilà... Nous sommes un peu comme la pluie, ce n’est pas très compliqué à comprendre. Ce n’est pas du tout compliqué, sauf... »

Ŕ « Sauf quoi... »

Ŕ « Sauf que ce n’est pas toujours vrai que la goutte

d’eau redevient légère... alors je me demande comment elle peut bien remonter. »

Ŕ « C’est parce que le ciel, c’est une sorte de terre aussi et qu’il faut que celle-là retrouve l’eau qu’elle a donnée... Alors, lorsque tu crois qu’elle monte... c’est peut-être

plutôt qu’elle descend au ciel... Tu comprends ? »

La réponse de ma mère m’a déconcerté. Je n’avais pas

pensé à cela !

« Il n’y a rien d’étonnant, me suis-je dit, à ce qu’autant

de personnes aient tellement de respect pour elle. Elle connaît bien des choses... »

Descendre au ciel... Je me souviens que cette réponse

m’a plongé dans une troublante réflexion. Pourquoi n’était-ce pas Meryem qui m’avait instruit ?

« Descendre au ciel... » Je ne sais pendant combien de temps ces paroles ont tournoyé en moi. Il était important

que j’en comprenne le sens exact. Elles me faisaient

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penser à ce genre d’affirmation qui aurait pu jaillir de mes

lèvres lors de cette fameuse matinée où j’avais été invité à m’exprimer devant les Anciens du village.

« Oh... me suis-je alors dit, si je pouvais encore être habité par cette Force qui s’est emparée de moi ce jour-là... »

J’ai eu besoin de m’isoler, de plonger dans mon propre lac.

« Descendre au Ciel... » Comment peut-on descendre vers un espace qui s’étend au-dessus de nous ? De-

vrait-on dire « monter sur Terre » lorsqu’on vient en ce monde ?

En contrebas d’un raidillon, j’ai trouvé un minuscule

creux de terrain à l’abri d’un rocher parmi les arbustes roussis et les plantes odorantes. J’ai décidé d’en faire mon

cocon et d’y prier afin de mieux comprendre.

Je me souviens que, pendant un temps qui m’a paru

fort long, il ne s’est rien passé. J’étais là, telle une petite boule, ramassé sur moi-même dans ma tunique de lin maculée de terre. Awoun m’avait-Il abandonné ?

Soudain, mes yeux se sont arrêtés sur une fourmi qui se déplaçait sous une feuille. Je me suis dit qu’il était

amusant de constater qu’elle n’était nullement gênée de voir le monde ainsi à l’envers. C’est cette réflexion ano-

dine qui m’a fait faire un mouvement au-dedans de moi...

Et si, cette fois-ci, c’était moi qui pensais trop dans ma tête sans me soucier de ce que savait mon cœur ? Et s’il

comprenait, lui, mon cœur, que notre "bas" était peut-être un "haut" ou plutôt... s’il n’y avait ni haut ni bas mais

juste un cercle, juste une boucle qu’il faut apprendre à regarder comme... un tourbillon de poussière dans le

désert ?

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Alors, peu à peu, à l’abri de mon rocher, j’ai pris

conscience que nous comprenions sans doute la vie à l’envers et qu’il y avait là comme un secret...

Oui... un secret... Mais qu’est-ce que c’était qu’un se-cret sinon une vérité proposée à notre volonté de décou-verte, à notre ardent besoin de devenir... plus grand ?

Et plus grand pour pouvoir entrer "quelque part", en un autre espace. Sinon... ça ne signifiait rien, un secret,

ça n’avait pas de raison d’exister !

Ce jour-là, me souvient-il, j’ai eu l’impression d’avoir

fait une importante découverte. La réflexion déconcer-tante de ma mère et mon observation du déplacement d’une fourmi sous une feuille modifièrent à jamais ma

perception du sens de notre vie. Elles participèrent à me restituer un peu plus à moi-même.

« C’est cela, me suis-je dit en quittant mon abri au pied du rocher... Pourquoi personne ou presque ne voit-il que

l’on monte sur Terre pour grandir ? Pourquoi, même les Anciens qui m’ont enseigné ont-ils tant insisté sur la pauvreté de ce corps et de ce monde ? S’étaient-ils donc

arrêtés en chemin ? »

Ces réflexions encore malhabiles et que je ne savais

mener plus loin marquèrent certainement mon premier mouvement d’indépendance. S’il y avait des portes à

pousser, je les pousserais, sans attendre... et pas juste pour moi !

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Chapitre 4

C’était au fond d’un vallon...

Quelques semaines plus tard, notre famille s’est agran-die. Ma mère n’eut même pas le temps de se rendre au

bethsaïd, selon l’usage. Une vieille femme du village m’a fait sortir de notre maison puis en a fermé la porte der-rière moi. Tout se passa en silence...

Mon père était à peine rentré des champs en courant que j’avais déjà un petit frère. Je me souviens particu-

lièrement de l’instant où il me l’a présenté en s’asseyant avec lui dans les bras sur le seuil de notre porte.

Ŕ « Nous l’appellerons Judas », m’avait-il dit à l’oreille sur un ton de complicité.

Ŕ « Judas ? ai-je marmonné, alors c’est bien... »

Je n’ai rien voulu savoir d’autre, ce n’était pas néces-saire. « C’est bien... » cela voulait dire pour moi que c’était

juste.

Je me vois toujours passer lentement la main sur le

front encore plissé de Judas puis partir en courant tout en me frayant un chemin à travers les quelques per-sonnes qui commençaient à s’agglutiner autour de nous.

Une bonne partie de la journée restante, il m’a fallu demeurer seul au gré des collines avoisinant notre village.

Il faisait chaud et le chant lancinant des criquets se mê-

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lait aux bêlements des brebis qui traînaient entre les

fourrés.

Ŕ « Judas... » Je ne cessais de me répéter ce nom. Il

sonnait étrangement à l’oreille de mon âme, exactement comme s’il était la première pièce d’une mosaïque inscrite en moi.

J’ai aimé les mosaïques en ce temps-là... Leur principe me fascinait. J’en avais découvert une faite par un Ro-

main à Jérusalem lors de notre brève halte chez mon oncle Yussaf. Je les aimais parce qu’elles me paraissaient

dire ce qui est à l’image de notre monde... Faites de tant de choses tout en nous ramenant à l’Unité.

Confusément, Judas à peine né touchait une indicible

force en moi. Il m’émouvait en me rendant heureux sans que je puisse m’expliquer pourquoi. Cet après-midi-là,

j’en ai oublié la leçon que devait me donner le vieillard dirigeant notre petite Communauté.

Zérah Ŕ c’était son nom Ŕ semblait m’attendre sur un muret de pierres lorsque j’ai fini par regagner le village. La

tête à demi couverte par un ample châle de lin brunâtre, l’Ancien récitait ouvertement quelque prière. Lorsque je

fus à trois pas de lui, il s’est interrompu.

Ŕ « Alors, Yussaf fils de Yussaf... ? » fit-il sans même me

regarder.

Je n’ai rien trouvé à exprimer mais je me suis arrêté tandis que mon regard se déposait sur ses pieds. Ils ne

portaient pas de sandales et ils disaient avoir beaucoup marché. Vraiment beaucoup... Je n’ai pu me retenir de

m’agenouiller devant eux et d’y placer la paume de mes mains.

Ŕ « Qui es-tu Yussaf ? »

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Que devais-je répondre ? C’était encore la même ques-

tion qui revenait et, cette fois, elle soulevait une sorte de douleur en mon âme, une singulière déchirure teintée de

joie et de fierté.

Ŕ « Qui je suis ? Je suis... Et puis soudain, j’ai trouvé une échappatoire à la question. Maintenant... je suis le

frère de Judas... »

Zérah s’est mis à rire doucement dans son abondante

et longue barbe un peu roussie tout en posant une main sur ma tête comme pour me signifier de me relever et de

poursuivre mon chemin. Mais moi je ne le voulais pas ; quelque chose me forçait à rester là, quelque chose de semblable à une eau qui devait s’écouler coûte que coûte.

J’aurais voulu dire au vieillard que je l’aimais, sans savoir pourquoi, comme cela... moi qui le connaissais à

peine et qui avais même été un peu rudoyé par lui. Ce-pendant, ces choses-là ne se faisaient pas, m’avait dit un

jour mon père. Cela ne se faisait pas entre hommes... Et il m’avait alors fait comprendre que, chez nous, certains mots étaient réputés trop féminins et que les hommes

devaient les garder en dedans d’eux.

Ŕ « Relève-toi, Yussaf... murmura Zérah tout en

s’appuyant sur l’une de mes épaules afin de quitter son muret. De toute façon, ajouta-t-il, je crois... je crois que je

n’ai pas grand-chose à t’apprendre. »

J’ai voulu réagir... C’était tellement contre l’ordre des choses que l’on m’avait inculqué !

Ŕ « Non, ne proteste pas, Yussaf. Je ne sais pas qui tu es au juste mais ce que je crois deviner est malgré tout suf-

fisant. »

Zérah et moi avons fait quelques pas ensemble parmi

les étroites ruelles de notre village. Malgré sa démarche légèrement claudicante, il était droit et fier.

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Ŕ « Tu vois, Yussaf, mon âme se sent encore jeune

même si mon corps commence à me faire mal mais... mais je sais bien qu’il y a des petits morceaux d’elle qui dur-

cissent... comme un vieux bois qui sèche et qui ne peut plus faire de bourgeons. Quelque chose bouge, je m’en aperçois bien. On voudrait que tout reste figé mais, il n’y a

rien à faire. Tiens, regarde... »

Et, disant cela, Zérah pointa du doigt l’arrière d’une

minuscule maison d’où se dégageait une douce odeur de bois et de pain en train de cuire. Il m’entraîna dans sa

direction.

Au milieu d’un modeste espace pavé de quelques pierres plates, il y avait là un tout petit four de terre à

demi enfoui dans le sol. On y distinguait des braises tandis qu’une fillette guère plus âgée que moi y surveillait

attentivement des galettes.

Ŕ « Tu comprends... il n’y a pas si longtemps encore,

nous cuisions tous nos galettes au soleil, tranquillement, dès le matin... et quand le soleil ne chauffait pas nous mangions celles qui restaient des jours précédents. Nous

vivions bien, ainsi.

Et puis... l’un des nôtres qui voyageait est arrivé de

Joppe en nous disant qu’il fallait construire des fours dans le sol. J’étais de ceux qui ne le voulaient pas. À dire

vrai, je me sentais gardien de je ne sais quoi ! Exactement comme lorsque tu es arrivé avec tes parents et que nous nous sommes retrouvés en compagnie de tous les An-

ciens.

Je me méfiais... pas parce que je suis vieux mais parce

que nous sommes souvent faits de cette façon. Nous préférons parfois casser plutôt que bouger. C’est comme

pour les Romains, on ne les aime pas mais beaucoup ont peur de ce qui se passerait s’ils partaient.

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Si ce que ton père m’a dit de toi est vrai... tu risques de

souffler la tempête et alors... »

Je me souviens que Zérah n’a pas terminé sa phrase et

que cela m’a laissé une sensation étrange. De quel père parlait-il ?

Ŕ « Tu l’entends, toi aussi, Awoun ? » ai-je fait avec

candeur.

Pour toute réponse, Zérah m’a fermement pris par les

deux épaules, m’a placé devant lui et m’a longuement fixé du regard. Je ne savais comment traduire celui-ci derrière

ses sourcils broussailleux.

Finalement, il m’a serré un bref instant contre sa longue robe puis, sans rien dire, il m’a poussé devant lui

dans la ruelle.

Zérah, dès lors, n’a plus prononcé un mot jusqu’à ce

que nous arrivions en vue de la petite enceinte qui cei-gnait notre maison.

Ŕ « Tu sais, Yussaf... il s’est dit beaucoup de choses ici lorsque tes parents sont partis avec toi sitôt ta naissance. Il y avait des mauvaises langues. C’est surtout pour cela

que vous avez quitté le village pendant que l’Étoile brillait encore dans le ciel. Alors, certains ont dit que vous aviez

préféré fuir et que tout le reste n’était que prétextes. Ton père t’expliquera un jour... »

Zérah me quitta sur ces quelques mots, me laissant rejoindre le groupe d’hommes et de femmes qui se pres-saient encore à notre porte, par curiosité, par devoir ou

par affection.

Mon retour est passé inaperçu. C’était exactement ce

que je cherchais... Par la seule échelle de corde et bois dont la maison disposait, je suis monté sur notre ter-

rasse. Je voulais mieux plonger dans la joie si tenace que

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l’arrivée du petit Judas avait plantée en moi et qui ne me

lâchait toujours pas.

Lorsqu’une semaine plus tard mon père pratiqua la

cérémonie de Bret Milah 22 ainsi que le prescrivait la coutume, elle ne m’avait pas encore quitté.

En vérité, cette période fut pour moi celle d’une grande

transformation. Chaque nuit, j’étais visité par des regards que je ne pouvais identifier mais qu’au fond de mon cœur

je savais connaître. Parmi ceux-ci, j’étais toutefois certain qu’il y avait celui de mon nouveau frère... Pas son regard

de nourrisson mais son regard d’âme qui, tel un fil con-ducteur, me faisait m’écrier intérieurement : « Mais où êtes-vous tous ? Où êtes-vous ? »

Puis, les semaines et les mois passèrent, nourris de quiétude mais aussi d’interrogations. Tout m’interpellait

et je questionnais tout comme si tout pouvait me ré-pondre.

Sans m’en apercevoir, je suis parvenu à me rapprocher davantage des enfants de mon âge. Ils étaient des jail-lissements de lumière et cela m’amusait tout en me pla-

çant face à une énigme dont le sens m’échappait encore... : « Pourquoi eux sont-ils eux et pourquoi moi suis-je moi ? »

En me mêlant à leur groupe pour jouer sous les oliviers ou en me consacrant à des tâches domestiques, ce

questionnement me procurait parfois la sensation aigue que je touchais là à quelque chose de très sacré et cela me donnait le vertige de l’Infini.

C’était tout le problème de la différence et donc celui de la séparation qui m’apparaissait déjà dans son immen-

sité.

22 La circoncision.

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Un jour où je m’étais en quelque sorte désigné pour aller garder les moutons qui appartenaient à tous ceux de

notre village, j’ai vu arriver vers moi sept ou huit de mes compagnons de jeu. Dans leurs robes de lin trop souvent rapiécées ils avaient l’air quelque peu espiègles. Il y avait

le petit Jacob, Élie, Lévi, Simon, le fils du potier et puis les filles aussi mais que j’approchais un peu moins comme

pour respecter une de ces vieilles conventions non dites qui persistaient en ce temps-là.

C’était au fond d’un vallon, là où l’herbe était plus grasse et où d’énormes genêts projetaient une ombre douce. L’air y sentait bon la menthe...

Ŕ « Eh Yussaf ! m’a lancé Élie. Nous accompagnes-tu au ruisseau ? On y a vu de drôles de lézards, hier... »

Ŕ « Je dois garder le troupeau toute la journée... Mes moutons vont s’éparpiller... »

Le petit groupe n’était plus qu’à deux pas de moi.

Ŕ « Et alors ? a repris Élie d’un ton moqueur. Ils n’iront pas bien loin. On t’aidera à les rassembler au retour. »

Ŕ « J’ai entendu dire qu’il y avait des chiens errants en ce moment, alors tu comprends, s’ils en prennent un...

mes parents seront très peinés et auront honte... »

Ŕ « Tu leur diras que tu ne savais pas... »

La réponse d’Élie m’a procuré un soudain sentiment de malaise dont j’ignorais qu’il pouvait exister. Pendant un moment, je n’ai rien trouvé à répondre. Lejeune garçon

avait dessiné devant les yeux de mon âme une porte à laquelle je n’avais jamais pensé mais que je ne pouvais

pas pousser.

Ŕ « Tu saurais faire ça, Élie ? »

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Elie s’est contenté de lever les épaules puis, après une

courte hésitation, il a rebroussé chemin, entraînant avec lui la petite troupe de ses amis. Un seul n’a pas suivi le

mouvement, le fils du potier...

Simon s’est même rapproché de moi, comme s’il avait honte pour Élie et voulait se faire pardonner d’avoir été

présent.

Ŕ « Il est toujours un peu comme ça, fit-il en ne sachant

manifestement pas trop quoi faire. Il n’est pas méchant, ce n’est pas grave... »

Ŕ « Non, ce n’est pas grave... » ai-je répété. Mais au fond de moi-même, j’étais troublé. En un instant, c’était une certaine image de notre Fraternité qui venait d’être

ébranlée, l’image que m’en avaient donné mes parents durant des années, celle d’une Communauté où chacun

était vrai, simple et droit. Dans mon esprit d’enfant, je l’avais idéalisée et voilà que, soudainement, je me déga-

geais d’une sorte de rêve...

Ŕ « Tu préfères que je te laisse seul, Yussaf... ? »

De la tête, j’ai fait signe que oui.

Ŕ « Il faut que je parle à mon Père » ai-je ensuite ajouté.

Ŕ « Tu sais bien qu’il est parti à la ville avec d’autres, ce

matin... »

Ŕ « Ça ne fait rien... »

Ŕ « Ah... »

Simon s’est alors éloigné sans rien dire d’autre. Je l’ai vu remonter rapidement un raidillon, se retourner vers

moi, puis disparaître derrière des genêts. Je savais qu’il ne pouvait pas comprendre mais j’avais un intense besoin

d’être seul.

Après avoir rassemblé mes moutons qui avaient

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quelque peu commencé à s’éparpiller, j’ai cherché un coin

en pleine lumière puis je me suis allongé sur le sol, les yeux droits vers le soleil.

L’idée de le fixer s’était brusquement imposée à moi comme s’il était le reflet parfait de ce Père auquel je voulais absolument parler. Peu importait si cela allait me

faire mal... Plus que jamais, il fallait qu’il m’entende !

Je me souviens que j’étais à la fois si troublé et si ému

que les battements de mon cœur avaient pris toute la place dans ma poitrine.

Évidemment, ainsi qu’il fallait s’y attendre, au bout de quelques secondes mes paupières se sont fermées sous la brûlure trop mordante de la lumière. Sur le fond de mon

âme, je ne distinguais plus qu’un énorme point noir. C’était souffrant mais j’ai voulu me laisser glisser en lui,

me faire aspirer par lui... J’y suis parvenu, c’était facile...

Et là, tout est aussitôt devenu noir comme la plus

obscure des nuits dans les entrailles de la Terre. J’avais perdu contact avec mon corps et l’idée qu’Awoun n’allait peut-être pas s’adresser à moi m’a fait découvrir un

soudain sentiment d’angoisse.

Où étais-je ? Allais-je sortir de cette noirceur ? Avais-je

donc été fou pour espérer me rapprocher ainsi de mon Père quand et comme je le décidais.

Mille questions ont déferlé en mon centre, s’abattant cruellement sur l’espace jusque-là inviolé de ma con-fiance en moi et de la beauté du monde.

Puis, progressivement, il m’a semblé y voir plus clair...

De la noirceur, il émergeait quelque chose qui me

parlait, qui commençait à m’enseigner... Peut-être tout simplement quelque chose de moi venu d’un ailleurs

enfoui...

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Ŕ « As-tu reconnu Elie ? Tu crois sans doute qu’il ne

portait que l’invitation au mensonge... Et pourtant, Sa-nanda... il était d’abord le messager de ton Père. Bien

souvent on ne voit pas venir le messager ! Il sait se dis-simuler.

En vérité, la vie n’est faite que de messagers... et leur

message est toujours le même : Apprends à lire ton chemin puis écris-le comme tu sais qu’il doit être lu. Unifie tout car

tout te construit ! »

Je me suis redressé d’un seul élan. Les yeux me brû-

laient encore mais ce qui vivait en arrière d’eux était limpide. Une partie de moi avait vieilli en quelques ins-

tants.

Oui, c’était là... C’était pour cela que j’étais venu dans ce vallon avec tous ces moutons ! Non pas pour toucher

de l’âme l’existence du mensonge mais pour reconnaître mon Père dans chaque repli de ce qui venait vers moi.

L’image de la mosaïque ressurgissait une nouvelle fois. Elle me disait que nous étions tous indispensables et que

nous avions tous une fonction les uns par rapport aux autres. Que nous soyons tisserands d’ombre ou leveurs de voiles, nos vies s’épousent et s’enseignent mutuellement

selon une Intelligence qui nous dépasse tant et tant...

J’ai pleuré cet après-midi-là car je me suis rendu

compte que, l’espace d’un bref instant, j’avais failli rejeter Elie hors de moi-même, le pousser à l’extérieur de mon

cœur pour m’avoir montré de quelle façon une âme peut se mettre à boiter.

En vérité, ce fut pour moi l’instant d’un grand réveil et

je n’ai pas voulu remonter mes moutons vers leur bergerie sans être parvenu à remercier totalement le petit Elie

pour ce qu’il avait été chargé de remuer en ma cons-cience.

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J’ai souvenir qu’en traînant avec eux sur le sentier

escarpé qui menait au village, je me suis plu à broder une petite histoire teintée d’une simple sagesse. Bien des

années plus tard, elle m’est revenue et je l’ai alors offerte à ceux qui s’ouvraient.

Les saisons passèrent encore... Tandis que Judas

grandissait, j’ai participé à tous les travaux de notre vil-lage, profitant malgré tout de la moindre occasion pour

me réfugier au-dedans de moi. Il n’y avait là aucune fuite car l’univers qui se structurait dans mon âme me pa-

raissait tout aussi concret que l’autre, celui des semailles, des récoltes et des mille besognes du quotidien d’une minuscule Communauté.

J’ai également tout fait pour me rapprocher de ceux de mon âge même si je n’ignorais pas que certains me di-

saient prétentieux parce que fils aîné de Yussaf et d’une ancienne Colombe23 de notre peuple.

Ŕ « Ne te soucie pas de cela, avance ! m’avait lancé impérieusement mon père. La différence blesse toujours mais c’est elle qui fabrique les jours et les hommes. »

Enfin, au fil du temps, j’ai aussi chassé de moi cette résistance qui m’avait fait me tenir un peu à l’écart des

filles.

Cela s’est passé tout naturellement, par l’intermédiaire

du jeu de "la pierre"24. Il y avait la petite Rebecca et son visage couvert de taches de rousseur, Bethsabée, Myriam dont le père tissait nos robes, et puis Marthe aussi qui

aimait traire les brebis...

23 Une gardienne du Feu dans la Fraternité essénienne, un rôle sacré, aux fonctions rituelliques confié { certaines petites filles jusqu’{ l’âge nubile.

24 Un jeu ressemblant à celui de la marelle.

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Ma vie aurait pu continuer ainsi ; j’aurais pu grandir

puis devenir à mon tour prêtre de notre Communauté, comme mon père ou le vieux Zérah...

J’ai parfois voulu m’en persuader mais, du fond de mes six ans à peine dépassés, je savais bien que cela n’arriverait jamais. Yussaf et Meryem aussi le savaient,

eux qui m’avaient répété à quelques reprises, comme une fatalité, que j’étais semblable à une chrysalide renfermant

une autre chrysalide. Cela m’avait fait sourire...

Tout cela fut confirmé par un événement d’importance,

un de ces événements qui marquent une vie encore jeune en lui confirmant une singularité qu’elle sait déjà sienne.

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Chapitre 5

Sur le Thabor

Je me souviens que la saison chaude tirait à sa fin. La nature entière était roussie par le soleil et les chemins se

faisaient plus poussiéreux que jamais sous nos pieds nus...

Chaque jour, je voyais le petit Judas grandir comme

une herbe sauvage qui court en tous sens. Alors, pour apaiser ses cris dès que le soir tombait, j’avais pris

l’habitude de l’amener avec moi sur le toit en terrasse de notre maison.

Ensemble, nous y guettions l’apparition de l’Étoile de notre peuple, celle qui nous protégeait et nous murmurait parfois où aller.

Où aller, oui... Malgré mon jeune âge, c’était bien la question qui déjà m’habitait.

Le vieux Zérah avait raison, je n’avais que trop cons-cience Ŕ sans pouvoir le nommer Ŕ de ce Vent qui voulait

me faire bouger.

Tout bougeait d’ailleurs ! Mes frères et sœurs aînés étaient de moins en moins présents ; il leur fallait tra-

vailler dur, parfois rejoindre d’autres villages ou encore

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les rives du lac de Tipheret25. Le petit Simon26 lui-même,

le fils du potier, n’était plus là pour me surprendre parmi les broussailles ; il avait disparu un matin... On l’avait

amené au loin dans une école, m’avait-on dit.

C’est lors de l’un de ces crépuscules rougeoyants passés sur le toit de notre maison que mon père est venu

s’asseoir un moment près de moi tandis que Judas, par jeu, me lançait des petits cailloux.

Encore couvert de la couleur terreuse des champs, Yussaf semblait particulièrement grave. Sous des sourcils

abondants son regard cherchait pourtant à me sourire.

Ŕ « Mon fils, fit-il, écoute-moi... Après que deux jours se seront écoulés, je t’amènerai avec moi pendant de rudes

heures de marche à une journée d’ici. Il y a là-bas une montagne qu’il nous faudra gravir... On l’appelle Thabor

et, pour notre peuple, elle est sacrée plus que toute autre.»

Ŕ « Qui viendra aussi ? »

Ŕ « Personne... mais un Ancien nous y attendra. C’est pour toi que nous ferons ce voyage, comprends-tu ? Je ne

peux pas t’en dire davantage maintenant. »

Et, de fait, Yussaf ne m’en dit pas plus. Étrangement

cependant, il m’avait pris la main avec tendresse tandis qu’il me parlait, geste qu’il n’osait jamais.

L’annonce que venait de me faire mon père me fit aussitôt l’effet d’un soleil qui se levait. Il exprimait une sorte de soupir de soulagement qui me disait quelque

chose comme « Enfin... »

25 L’actuel lac de Tibériade.

26 Voir "De mémoire d’Essénien", pages 37 et suivantes, du même auteur.

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C’est ainsi que, le jour venu, lorsque l’aube offrit ses

premiers rayons, mon père et moi-même, à demi endormi sur l’échine d’un âne, avons pris à travers les oliviers, les

sentiers rocailleux de Galilée.

Bien que fascinante pour mon âme assoiffée de l’intensité de la vie, la journée me parut interminable,

d’autant que ma fierté de jeune garçon m’avait rapide-ment, une fois encore, dicté de marcher le plus possible.

Ŕ « Qu’est-ce que le Thabor, père ? Tu ne me l’as tou-jours pas dit. On ne peut pas croire que quelque chose est

sacré simplement parce qu’on nous affirme que ça l’est... »

J’entends encore le rire que ma réflexion déclencha en lui.

Ŕ « Tu as raison, Yussaf ! Mais pourtant... on dit trop de choses de cette montagne pour qu’il n’y ait pas quelque

part de vérité. »

J’ai levé la tête... Le Thabor était maintenant là, telle

une énorme masse d’amandiers et de feuillus écrasée de chaleur sous les derniers feux du couchant.

Nous allions faire halte à son pied et y dormir après

avoir partagé quelques figues, un peu de fromage et des galettes. Nous avions chacun notre grand-voile de lin

brun bordé d’ocre tandis que deux ou trois rochers s’offraient à nous à la façon d’un abri sommaire... C’était

tout, mais tout était simple.

Je n’avais plus qu’à écouter mon père s’il voulait bien m’instruire ou me conter une histoire de notre peuple et

puis, le lendemain, nous trouverions tout naturellement le sentier qui nous mènerait sur le flanc de la montagne.

Ŕ « Écoute, Yussaf... Notre peuple raconte que le Thabor est non seulement l’un des lieux les plus sacrés de cette

terre mais, l’un des plus mystérieux aussi. Chaque mois Ŕ

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ou lors des grandes fêtes Ŕ on y allume des feux en mé-

moire, disent les Anciens, de ce qui s’y est passé autre-fois. »

Ŕ « Et que s’y est-il passé ? »

Ŕ « Il est écrit sur certains vieux rouleaux que j’ai pu voir dans le désert que, dans des Temps très reculés, des

nuées de Lumière y venaient à la rencontre de quelques-uns des nôtres. Ces nuées étaient habitées par

des Présences que nous considérons comme divines. Tu connais leur nom... Nous les appelons Élohim. Pour nous

d’Essania, elles sont la Parole du Sans-Nom.

Pendant fort longtemps ces Présences nous ont ins-truits, dit-on également. Puis, un jour, elles ont cessé de

nous visiter... Alors, pour les prier de revenir, les Anciens de cette époque ont commencé à faire d’énormes feux au

sommet de la montagne. C’était sans doute pour leur dire : « Ne nous oubliez pas...» Mais rien n’y fit... C’est ainsi

que quelques-uns des nôtres se sont mis à écrire sur la pierre et les palmes afin que rien ne s’oublie de ce qui leur avait été confié. »

Ŕ « La lumière ne vient plus, alors ? »

J’ai en mémoire que mon père s’est arrêté quelques

instants avant de me répondre. Suffisamment longtemps pour me permettre de prendre conscience que je con-

naissais déjà la nature de ce qu’il allait me dire. Elle était inscrite là, dans mon cœur...

Ŕ « Parfois, Yussaf... Elle revient parfois, très discrè-

tement, lorsqu’il n’y a pas de feu qui flambe... Du moins pas ailleurs que dans la poitrine de certains hommes. »

Ŕ « Si je ne peux pas voir Elohim alors pourquoi m’amènes-tu ici ? »

Je n’ai pas obtenu de réponse. Mon père a émis un petit

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grognement à demi amusé puis, de sa main rude, il m’a

forcé à m’allonger en tirant sur moi ma pièce de lin.

Comment trouver le sommeil ? Je savais sans savoir...

Je connaissais sans comprendre ni même effleurer au fond de moi des images suffisamment justes.

La fatigue eut pourtant raison de mon corps... Lorsque

je me suis réveillé, mon père avait déjà préparé une boisson aux herbes et il faisait couler un peu d’huile sur

un reste de galette.

Ŕ « J’ai trouvé le sentier ; il est là-bas derrière ces arbres

», fit-il.

Nous avons échangé un bref regard puis, après nous être passé un peu d’eau sur le visage, les mains et les

pieds, nous avons tous deux prié l’Éternel à voix haute, comme cela se devait. C’était la clé qu’il nous fallait ab-

solument tourner en nous afin d’entamer toute journée.

Je nous vois encore emprunter l’étroit sentier du

Thabor, tirant notre âne derrière nous et jetant de furtifs coups d’œil vers le sommet à atteindre.

Bien vite, celui-ci ne me sembla plus si haut qu’il

m’avait paru l’être ; alors j’ai commencé à mieux con-templer tout ce qui nous accueillait ce matin-là, les petits

arbres noueux, les épineux, les fleurs désormais sèches qui nous escortaient, puis cette vallée si douce qui pa-

raissait sommeiller encore en contrebas. Je ne disais mot mais mon cœur palpitait plus que de coutume.

Mon père également demeurait muet. Je n’entendais de

lui que son souffle un peu rauque.

À un moment donné, cependant que nous devions être

aux deux tiers de notre ascension, il s’est arrêté après avoir hésité en observant un gros bloc rocheux en saillie.

Il a regardé tout autour de lui puis a posé enfin ses yeux

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sur moi. J’ai compris qu’il était très ému.

Ŕ « Je ne sais pas si c’est ici, a-t-il murmuré. Nous al-lons prier... »

Moi aussi j’étais ému. Il y avait "quelque chose" qui me prenait l’âme et qui montait du sol que nous foulions. Je me suis donc assis à côté de mon père, en plein soleil ;

comme lui j’ai rabattu mon voile sur mon visage puis j’ai appelé la prière afin qu’elle me prenne et qu’ainsi je ne la

récite pas.

Ŕ « Père, Père, Père... Awoun... » ai-je très vite entendu

monter en moi tel un sanglot s’échappant de mes en-trailles.

J’ignorais tout de ce qu’il pouvait y avoir dans cet appel

qui ne voulait plus en finir. Derrière mon voile, sous son air étouffant, j’avais seulement la sensation de tendre un

bras vers le ciel, dans l’attente d’être soulevé vers lui.

L’appel s’est finalement éteint de lui-même à la manière

d’un feu qui a consumé tout son bois, puis un long silence s’est installé. Pas un souffle de vent, pas un bruissement d’insecte...

Tout à coup, j’ai senti une main se poser sur mon épaule droite, celle de mon père qui m’entourait de son

bras. Cela m’a fait relever la tête et soulever mon voile.

Un homme de grande stature se tenait à faible distance

de nous. En signe de salut et de prière, il avait les bras croisés sur la poitrine, exactement à la manière de ceux d’Essania dont il portait d’ailleurs l’abondante chevelure

et la longue robe blanche.

Un léger sourire sur un visage intense et buriné par le

soleil, une rapide inclinaison du buste vers nous et l’homme nous demanda de le suivre sans autre explica-

tion...

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Pour la première fois depuis notre départ, mon père

avait l’air vraiment heureux et même soulagé comme s’il venait de sortir d’une zone incertaine de son âme.

Derrière celui qui était devenu notre guide, l’ascension du Thabor me parut plus difficile encore. Régulièrement, l’homme nous faisait quitter le sentier pour emprunter

des raidillons sur les pentes desquels notre âne peinait encore plus que nous.

Enfin, longtemps après que mes pensées se fussent suspendues, nous avons atteint le sommet de la mon-

tagne... De façon surprenante, beaucoup d’arbustes y étaient encore en fleurs. Dans mon cœur d’enfant, j’ai reçu cela à la manière d’une bénédiction. Le Beau ne

pouvait être que le sceau du Divin...

L’espace luxuriant dans lequel nous avons alors été

priés d’avancer était incroyablement plat, tout à fait comme un autel fleuri mis en place par la nature et

s’offrant aux cieux. Il y avait là des rosiers sauvages en abondance et toutes sortes d’essences que je ne con-naissais pas. Puis, le sol s’est fait progressivement plus

rocailleux jusqu’à devenir un peu chaotique et présenter un petit amas rocheux.

C’était vers lui que l’homme que nous suivions nous emmenait. Les blocs de pierre y étaient disposés de telle

manière que d’assez grands interstices étaient ainsi créés entre certains d’entre eux.

Nous étions à peine arrivés à leur proximité que notre

guide pointa du doigt l’un de ceux-ci. Il semblait de taille suffisamment importante pour qu’un homme puisse es-

pérer y pénétrer, au ras du sol.

Ŕ « C’est ici, mon frère... Saurez-vous me suivre ? Je me

nomme Elphas... »

Mon père acquiesça d’un rapide signe de la tête tout en

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m’indiquant de me coucher sur le ventre. Je devais suivre

en rampant celui qui nous ouvrait une sorte de couloir étroit et obscur sous l’amoncellement rocheux. Malgré le

souvenir des longues heures qu’il m’était arrivé de vivre dans les salles souterraines des temples du pays de la Terre Rouge, c’était la première fois que j’avais vraiment

la sensation de pénétrer dans le ventre de la Terre.

Derrière Elphas dont très vite je n’ai plus même dis-

tingué la présence, je me suis imaginé que nous allions bientôt atteindre une sorte de petite grotte où nous

pourrions nous asseoir tous trois et où me seraient dites des choses que nul ne devait entendre... Cependant, ce n’est pas ce qui s’est passé.

Je me souviens que nous avons effectivement trouvé une cavité pour nous rassembler et reprendre notre

souffle devenu court. Celle-ci était semblable à un refuge où, grâce à un rayon de lumière qui parvenait à se faufiler

entre les blocs de pierres, nous pouvions distinguer nos visages sans trop de peine. Toutefois, elle n’était pas notre destination.

De fait, le regard de mon père me parut interrogatif comme si le lieu ne correspondait pas du tout à ce qu’on

lui en avait dit.

Ŕ « Cela va-t-il, Yussaf ? » chuchota-t-il dans ma direc-

tion.

Je lui ai adressé un large sourire. Où que nous soyons, où que nous allions j’étais heureux d’être là ; je me sen-

tais tellement proche de moi-même ou de cette sorte... de secret qui, depuis toujours m’invitait à me percevoir dans

une si belle intimité avec... tout !

Un léger grattement se fit alors entendre dans la pé-

nombre. C’était Elphas qui passait énergiquement la main dans la poussière du sol. On aurait dit qu’il y

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cherchait quelque chose.

Quelques instants plus tard, j’ai compris qu’il déga-geait l’accès à une sorte de trappe. C’était bien cela... une

trappe de bois apparemment très lourde à soulever. Elle dissimulait une grille.

Nous avons vu Elphas faire basculer celle-ci d’un geste

sec puis, après un bref instant, nous l’avons observé s’enfonçant avec précaution dans la noirceur totale du

sol. Il n’eut pas à me prier de le suivre.

À mon tour, je me suis donc enfoncé dans l’obscurité.

Sous mes pieds, j’ai trouvé une pierre plate, puis deux... c’étaient les marches parfaitement polies d’un escalier.

Je me suis mis à les descendre une à une, à tâtons, les

mains collées aux parois rocheuses et uniquement guidé par le souffle de notre guide qui, déjà, semblait avoir pris

un peu d’avance.

La noirceur dans laquelle nous nous enfoncions était

d’une densité extraordinaire. Pourtant, je la sentais très vivante, si vivante et "lumineuse" dans son essence qu’une part de moi en devenait presque fébrile.

Ŕ « Yussaf ?» ai-je soudainement entendu tandis que notre descente n’en finissait pas.

Ŕ « Je suis là, père... » Et en lui répondant ainsi j’ai eu la singulière sensation que j’étais pleinement un adulte qui

s’adressait à un autre adulte. Les six années de mon corps ne voulaient plus rien dire. Elles s’étaient évaporées pour laisser toute la place à mon âme qui se dilatait.

Enfin, nous atteignîmes un espace plat et apparem-ment assez vaste à en juger par le bruit qu’y firent nos

pas. Après avoir résolu de nous tenir par la main afin de ne pas nous y égarer, nous nous sommes déplacés à

l’oblique jusqu’à trouver une nouvelle paroi rocheuse.

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Celle-ci, aux dires d’Elphas, présentait une crevasse, une

fente verticale suffisamment large pour qu’un homme puisse s’y faufiler.

C’est par elle que notre chemin s’est poursuivi dans la noirceur. Par bonheur, le passage s’est rapidement élargi et nous nous sommes retrouvés dans un autre espace

sans doute plus étendu encore et plus haut que le pré-cédent.

Ŕ « Asseyons-nous, mes frères... » se contenta de dire Elphas d’un ton sentencieux amplifié par l’écho de la

salle.

J’ai souvenir de m’être laissé glisser sans attendre et avec bonheur sur le sol, aussitôt saisi par la perception,

sous moi et derrière mon dos, d’une roche aussi lisse que le marbre.

Il était évident qu’il nous fallait une nouvelle fois prier ou tout au moins faire taire nos questionnements afin

d’accueillir ce qui devait l’être.

Deux mille années plus tard, lorsque je revisite ces heures tenues si secrètement au plus profond de ma

mémoire, je vois qu’elles furent parmi les plus impré-gnantes et les plus décisives de ma vie de ce temps.

Ainsi qu’on me l’avait enseigné, j’avais toujours prié les paupières closes. C’était, m’avait-on dit également, la

meilleure façon de faire se lever en soi le soleil de l’esprit. Cette fois-là, pourtant, dans cet espace si particulier des entrailles de la Terre, mes yeux n’ont pas voulu se fermer.

En réalité, ils ne le pouvaient pas. Bien au contraire, il m’a rapidement semblé qu’ils s’écarquillaient comme

pour écarter le tissu de l’obscurité ou se faufiler dans sa trame pour enfin émerger au sein de sa clarté cachée.

Un temps indéfini s’est écoulé ainsi, le souffle sus-

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pendu jusqu’à ce que lentement, très lentement, une

lueur, d’abord insignifiante se mette à monter du cœur de la nuit. On aurait dit que c’était l’obscurité elle-même qui

voulait accoucher de la lumière.

L’espace où nous nous trouvions a alors fini par se

révéler dans son ensemble. Nous étions dans une sorte de cube coiffé d’une coupole et tout était si blanc, tellement

immaculé, simple et beau que j’ai senti des larmes me monter aux yeux. Pas d’émotion, pourtant... Juste

d’émerveillement.

Il m’a fallu un moment pour réaliser que nous n’y étions pas seuls. La silhouette longiligne d’un homme

s’est détachée du mur opposé à celui contre lequel nous étions encore assis. Elle nous observait...

Était-ce bien celle d’un homme, d’ailleurs ? En vérité, sa présence tenait à la fois du masculin et du félin.

Sans trop attendre, l’être fit quelques pas vers nous. Il avait la peau couleur de bronze et ses longs cheveux étaient les plus blonds de tous ceux que j’avais vus

jusque-là. Mais ce ne sont pas ces détails qui m’ont tout de suite touché.

Mes yeux se sont... comme précipités vers les siens à tel point que je m’entends encore dire du fond de ma

poitrine : « Pourquoi... mais pourquoi ? » Aucune gravité n’était décelable dans l’intensité de leurs prunelles... Ils parlaient uniquement de force, de tendresse et d’une

inexplicable complicité...

Ŕ « Sananda... Quelque chose de toi se souvient-il de

moi ? »

Je n’aurais su le dire... Cependant, le nom par lequel la

Présence venait de m’interpeller a instantanément remué

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tant de zones de mon âme qu’il m’a poussé à me lever

dans l’instant, comme soudainement habité par une di-gnité inattendue.

Ŕ « Cet instant est donc l’instant juste. Tu l’espérais tout autant que nous... Maintenant, suis-moi ! »

Je n’ai pas eu à faire plus d’une dizaine de pas derrière

l’être dont j’ai seulement remarqué alors qu’il portait une longue robe d’un bleu très pâle. Celui-ci s’est arrêté à

proximité d’un objet que jusque-là je n’avais pas re-marqué. C’était une sorte de bloc d’albâtre plus ou moins

régulier, assez étroit et dont la hauteur évoquait celle d’un petit siège.

Ŕ « Assieds-toi là, mon frère... »

J’étais dans un total état d’abandon et puisqu’aucune pensée ni question ne parvenait réellement à s’organiser

dans ma tête ou dans mon cœur, sans hésiter je me suis assis à califourchon sur le petit bloc de pierre immaculée.

Je crois que mes pieds touchaient à peine le sol.

Un grand soupir est aussitôt monté du plus profond de ma poitrine et je me suis souvenu que mon père et cet

homme qui se nommait Elphas devaient être là, quelque part, à tout observer.

Je les ai cherchés du regard mais la lumière qui se dégageait maintenant du lieu était devenue si vive que je

ne les ai pas trouvés. S’étaient-ils discrètement glissés derrière moi pour se tenir aux côtés de la grande présence blonde dont je sentais désormais une main appliquée sur

ma nuque ?

J’aurais dû percevoir la chaleur de celle-ci sur ma peau

mais, au contraire, plus l’application de sa paume se prolongeait, plus une sensation de fraîcheur envahissait

mon corps. Elle était si croissante et intense qu’elle en devenait anesthésiante. Jamais je n’avais éprouvé cela !

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Et puis, en l’espace d’un éclair, j’ai ressenti une déchirure

nette, aigue et précise descendant de la base de ma nuque sur une longueur d’environ un doigt. J’étais certain

qu’une lame avait entaillé profondément ma chair.

Je n’éprouvais aucune douleur, pourtant ; simplement la sensation que mes tissus étaient à vif dans cette partie

de mon dos jusqu’aux os de mon échine et peut-être même jusqu’au cœur de ceux-ci. Il n’existe sans doute

pas de mots capables de rendre perceptible le ressenti d’une telle incision.

L’image de "quelque chose" qui venait d’être écartelé en haut de mon dos était celle d’une plaie intime et béante affectant autant mon âme que mon corps. Un souffle

glacial paraissait vouloir s’y engouffrer et suspendait toute possibilité de réaction de ma part...

Que me faisait-on ? Aucune frayeur, aucune inquié-tude même ne montaient cependant en moi. Je vivais

seulement l’inconfort d’une sorte de pétrification.

À un moment donné Ŕ bien que le temps ne signifiât alors plus rien Ŕ j’ai senti des picotements au centre de

ma tête. Ils venaient d’un point très précis, un centre à partir duquel une lumière dorée s’est rapidement dé-

ployée pour occuper tout mon espace intérieur.

Et cette lumière était emplie d’une voix...

Ŕ « Sananda... Puisse ainsi ta source se libérer plus encore ! Acceptes-tu toujours le jaillissement de l’eau qui va s’en écouler ?

Désormais, la porte menant de toi vers nous et de nous vers toi sera pleinement ouverte... Trace et appelle la

présence d’Elohim dans l’invisible et Elohim sera là, jusque dans le visible.

Voici maintenant le nom que nous te remettons et qui

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deviendra le tien lorsque tu en sauras le jour venu. C’est

ton âme qui en a choisi tout le poids... : « Oui j’habiterai ce nom, ce corps et cette vie... » Te souviens-tu de ces paroles

prononcées par toi ? C’était après qu’il te fut dit : « Tu te nommeras Jeshua. » T’en souviens-tu ? »27

La voix s’est arrêtée là et, dans le total silence où elle m’a soudain laissé, je me suis vu glisser au centre d’un tourbillon d’une lumière plus imprégnante encore. Sa

substance vivante et muette m’a emporté sans que je puisse lui résister. Alors, je suis tombé... de si loin...

À nouveau, j’étais assis à califourchon sur mon petit bloc de pierre... Il n’y avait toujours personne devant moi

mais j’ai immédiatement retrouvé la sensation aigue d’une plaie béante dans le haut de mon dos. Des doigts

très délicats semblaient toutefois s’appliquer à la refer-mer, avec amour, avec joie...

Un amour et une joie tellement troublants que je les ai

aussitôt fait miens. Ils m’ont incité à vouloir descendre de mon siège.

Ŕ « Attends, mon frère... »

La force de la demande m’ôta toute envie de lui résister.

J’ai donc fermé les yeux puis j’ai continué pendant longtemps à sentir ce que j’imaginais toujours être des doigts me caressant sous la nuque.

Mon esprit s’est ainsi mis à voyager... encore un peu. Il a contemplé mon âme et plus que jamais lui a fait prendre

conscience de la trame de ce pont entre les mondes qu’elle avait dû emprunter pour fouler à nouveau le sol de cette

Terre.

« Oh, oui... murmurait l’esprit en moi, il y a des vies où on

27 Voir le paragraphe précédant le chapitre un.

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a le devoir d’être plus vivant que dans d’autres... »

Mes paupières se sont enfin levées... La lumière blanche était toujours omniprésente ainsi que la sensa-

tion de froid. J’ai cherché à rassembler mes forces, à re-trouver ma respiration puis j’ai abandonné mon siège d’albâtre.

Sans trop réfléchir, je me suis retourné, persuadé que je me trouverais face à l’être à la robe bleue, à mon père et

à Elphas. Pourtant non... il n’y avait personne, personne d’autre que moi dans la lumière qui n’en finissait pas

comme si elle avait tout absorbé. Non seulement j’étais seul mais toute trace de paroi et de coupole avait disparu. Peu importait... j’étais juste bien de cette façon ; le froid

lui-même finissait par s’estomper, me semblait-il.

D’un geste machinal, j’ai passé l’une de mes mains au

sommet de mon dos. J’y sentais maintenant une légère brûlure. Ma peau me donnait cependant l’impression d’y

être parfaitement intacte. On aurait dit qu’aucune in-tervention n’y avait été pratiquée.

Étais-je en train de rêver ? Cette idée m’a effleuré un

instant. Toutefois, en dépit de mon âge, je savais déjà fort bien ce qui appartenait au rêve et ce qui lui était extérieur

parce que trop vrai dans son essence.

Ŕ « Sananda, ai-je alors de nouveau entendu, Sanan-

da... tu l’apprendras plus encore... le rêve, c’est le monde tel que tu vas le retrouver sitôt que tu sortiras de ce lieu.

En cet instant-ci, tu te tiens à la frontière entre les ré-

alités, là où celle de la Terre est poreuse et épouse celle de l’âme, là où se construisent les formes et où se distri-

buent les forces28.

28 II faut comprendre par ces termes qu’il s’agit du monde éthérique, véritable

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Nous demandons maintenant ceci à ce qu’il y a de plus

réveillé en toi : Peux-tu comprendre ce que tu viens de vivre ? Car... entre ce qu’une âme a choisi et ce qu’elle

parvient à en accepter, il y a le jeu de la liberté. Es-tu libre? »

Je me suis redressé et mes yeux ont cessé de fouiller la

profondeur immaculée de la lumière. Jamais on ne m’avait posé semblable question !

Ŕ « Cela dépend, ai-je répondu à voix haute... Cela dé-pend si tu parles au petit Yussaf dans sa tunique ou si

c’est à moi que tu t’adresses. »

Ŕ « Tu sais bien à qui nous nous adressons... »

Ŕ « Alors pourquoi cette question ? »

Ŕ « Pour que tu contemples ta liberté et que tu la sou-pèses. »

Ŕ « Qu’en avez-vous fait de cette liberté, vous qui venez d’ouvrir la chair de mon dos ? Et puis... dois-je dire tu ou

vous ? »

Ŕ « Choisis ! Elohim est à la fois un et multiple. »

Ŕ « Comme Awoun ? »

Ŕ « Elohim est le serviteur des Anges d’Awoun. »

Je me suis tu un instant, presque effrayé par l’aplomb

avec lequel je m’entendais poser mes questions. Je n’y pouvais rien cependant car ce n’était pas Yussaf en moi

qui parlait, c’était...

J’ai cherché le nom qui m’avait été remis par la voix de la Lumière tandis que le haut de mon échine était une

plaie béante... En vain, il ne me revenait pas, il devait être lové dans le fond de mon être, à l’image d’un secret à

moule ou matrice de l’univers matériel tel qu’il nous apparaît.

Page 84: Daniel Meurois - biblioesoterik.com

préserver encore.

Ŕ « Est-ce "Sananda" que tu cherches ? »

Je me souvenais de ce nom-là, même si j’ignorais à

quoi il correspondait exactement et pourquoi on me l’apposait.

Ŕ « Non, bien sûr... c’est l’autre, a repris Elohim. Ce

nom s’est réfugié dans le silence pour mieux revenir en son temps.

Ŕ « Alors pourquoi me l’avoir donné si c’est pour qu’il s’enfuie aussitôt ? »

Ŕ « Afin qu’il prépare la porte dont il est la clef et la dessine mieux en toi. »

Ŕ « Mais si je sais appeler mon Père du plus profond de

mon cœur, pourquoi me faudrait-il une clef ? »

Ŕ « Parce que ton Père a besoin de mains et qu’Élohim

lui offre les siennes. Parce qu’aussi tu as choisi de Lui offrir les tiennes... »

Ŕ Pourquoi l’Éternel aurait-il quelque besoin ? N’est-Il pas tout ? »

Ŕ « Traverse les mots... C’est notre image en Lui qui

réclame cela ; c’est elle qui dessine toutes les nécessités.

Ce que nous avons fait de ta liberté, as-tu demandé ?

Nous venons de te la remettre plus pleinement... afin que tes oreilles et ta voix s’allègent davantage encore du poids

de cette Terre. Nous n’avons rien soustrait ni ajouté à ton être, juste activé l’un des centres de ton corps lumineux...

à ta demande ! »

Ŕ « Vous ai-je demandé quelque chose ? »

Ŕ « Sans qu’il fut besoin de mots pour cela... Une cer-

taine nuit... tu nous as appelés par des images nées de ton cœur... Te souviens-tu de ce petit cristal que nous

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t’avons remis une nuit non loin d’Alexandrie ? Il était la

marque de notre réponse, la trace du premier renouvel-lement conscient du lien qui nous unit. Quant au deu-

xième... tu viens de le vivre.

Tu es plus libre que jamais maintenant ! Libre de nous appeler ou non, libre de nous écouter ou non à chaque

fois que le sentier se rétrécira... »

« À chaque fois que le sentier se rétrécira... » En enten-

dant ces mots, une profonde émotion est montée en moi et j’ai porté machinalement la main au centre de ma

poitrine. Mon cristal était toujours là, bien réel dans la pochette de toile que ma mère avait confectionnée et qui pendait à mon cou.

Oui, bien sûr, je me souvenais... Sa présence me rap-pelait parfois mes ailes, parfois mes racines.

Ŕ « Un jour, tu n’en auras plus besoin, a repris la voix, car racines et ailes se confondront en toi. »

Puis, avant de s’éloigner et de s’éteindre avec ten-dresse, elle a encore ajouté quelques mots pour mon âme seule...

Était-ce terminé ? J’ai éprouvé un léger pincement au cœur lorsque la lumière a peu à peu perdu de son inten-

sité pour laisser réapparaître le grand espace cubique et sa coupole. D’un rapide coup d’œil, je les ai englobés.

Leur éclat m’a semblé terne comparativement à celui qui venait de se retirer.

Je l’ai fouillé jusqu’à y découvrir les silhouettes de mon

père et d’Elphas. Les deux hommes étaient assis, immo-biles, le dos toujours appuyé contre la pierre lisse qui

constituait les parois de la pièce. Entre eux, il y avait une place vide, celle qui avait dû être la mienne. Ni l’un ni

l’autre n’avait donc bougé. N’avaient-ils alors rien perçu, rien vu, rien entendu ?

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J’ai en mémoire que mes pas étaient mal assurés

lorsque je me suis rapproché d’eux. En fait, c’était tout mon corps qui tremblait. J’ai dû m’allonger... J’ai fermé

les yeux, puis mon père m’a recouvert de son châle de lin et a insisté pour que je mange une figue séchée. J’étais épuisé et j’avais peine à réaliser ce que je venais de vivre.

Lorsque je suis enfin parvenu à ouvrir les paupières et que j’ai cherché à me redresser, toute lumière avait dis-

paru du lieu où nous nous trouvions. L’obscurité totale dans laquelle nous y étions entrés s’en était emparée à

nouveau comme pour en préserver les mystères.

Le chemin du retour, celui qui nous ramenait à la clarté du jour me parut beaucoup plus rapide qu’à l’aller.

À vrai dire, encadré par Elphas et mon père, je l’ai par-couru à tâtons dans une sorte de trop plein ou

d’exaltation de ma conscience.

Le haut de mon dos me faisait également encore un peu

mal. J’avais l’impression qu’il était toujours pénétré par un courant d’air glacial et tenace.

Ŕ « Cela te fait-il souffrir, mon frère ? » questionna El-

phas dès que l’air libre et la chaleur du sommet du Thabor nous accueillirent enfin.

Je l’ai regardé intensément, puis j’ai observé mon père : J’ai vu que tous deux connaissaient mon secret et cela a

fait du bien à mon cœur d’enfant trop à l’étroit dans son corps.

Aucune réponse n’est sortie de mes lèvres. Ce n’était

pas nécessaire car un simple sourire suffisait... Nous nous comprenions et je sentais déjà que ma solitude en

serait un peu moins lourde.

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Chapitre 6

Entre l’âne et la mule

Je ne suis pas resté plus de deux mois au village après cet épisode marquant de mon enfance. Ce furent deux mois

qui me semblèrent terriblement longs car je ne pouvais plus rien considérer comme auparavant. La rencontre du Thabor avait été décisive et je savais que sa force et sa

signification ainsi que ses conséquences seraient dé-sormais inscrites jusque dans ma chair.

Le vieux Zérah et mes parents eux-mêmes ne me re-gardaient plus tout à fait de la même façon.

Quant à moi, je ne savais trop ce que je portais de différent mais le fait est que quelque chose en mon être avait réellement changé. Il m’était impossible d’en parler

tant le vocabulaire me manquait encore et tant aussi l’intervention dont j’avais fait l’objet était à mes yeux de

l’ordre de l’intime.

Bien sûr, je m’étais toujours su distinct de tous ceux

que j’avais été amené à rencontrer... mais n’est-ce pas le propre de tout être humain que de se sentir facilement différent, "à part", ou encore incompris ? Déjà, je voyais

bien que chacun vivait dans son "lopin d’âme" et qu’il y avait certainement autant de mondes que d’êtres vivants.

Pourtant... oui, pourtant... je ne me percevais pas au centre de mes préoccupations parce que l’univers qui me

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faisait vivre et qui n’aspirait qu’à jaillir de mon cœur et de

ma peau pour se répandre prenait toute la place.

En dépit de mes efforts à vouloir continuer à me joindre

aux enfants de mon âge, force m’était de constater que ceux-ci cherchaient maintenant plutôt à m’éviter.

Ŕ « C’est que tu leur fais sans doute un peu peur,

Yussaf », m’avait un jour répondu mon père à qui je ve-nais de m’en confier sous le grand grenadier à l’arrière de

notre maison.

Ŕ « Suis-je si effrayant ou inquiétant, père ? »

Ŕ « On craint toujours l’inconnu... et l’inconnu c’est, bien sûr, ce qu’on ne parvient pas à comprendre... ou plutôt, ce que l’on ne veut pas chercher à comprendre. Tu

es semblable à un vieux rouleau de palmes couvert d’écritures indéchiffrables... Ne me dis pas que je te

l’apprends, Yussaf. »

Mon père avait raison ; je savais tout cela et, à vrai dire,

je ne souhaitais même pas vraiment en parler parce que cet état de fait me donnait la sensation de témoigner d’une sorte de fatalité qu’il faudrait que je vive jusqu’au

bout.

Si je représentais l’inconnu, de quel inconnu venais-je

donc ? Ce qui vibrait en moi et qui me portait me pa-raissait si beau, si rassurant et avant tout si normal !

Ŕ « Je ne sais pas si tu es indéchiffrable, est alors in-tervenue Meryem qui avait capté au passage notre con-versation, mais ce que je crois, Yussaf, c’est qu’il est

important que tu consacres tes efforts à être déchiffré... »

Ma mère avait souvent de ces phrases comme cela qui

me renvoyaient inévitablement à moi-même. Après avoir enfanté de mon corps, elle semblait s’être donné pour

mission de m’aider à accoucher sans cesse davantage de

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ce qui puisait dans mon cœur et qui voulait désespéré-

ment percer à travers ma peau.

Elle avait raison, c’était certain... Parfois, je me voyais

porter un fardeau et nourrir des visions impartageables, parfois je me sentais presque trop léger et sur le point de m’envoler vers le soleil et parfois encore je me percevais

debout face à un portail que j’ignorais comment franchir. Qui étais-je donc et qu’est-ce qui m’appelait ?

Depuis ma rencontre avec la Présence qui s’était elle-même nommée Élohim, j’éprouvais la tenace sensa-

tion de tourner sur moi-même à force de me sonder l’âme et le cœur.

Mes parents me donnaient, quant à eux, l’impression

de comprendre ou tout au moins de deviner ce qui se passait. Ils m’observaient jusque dans la façon dont mes

mains échappaient parfois à mon contrôle pour tracer de petits signes dans l’invisible. Jamais pourtant ils ne me

questionnaient. Avaient-ils reçu des consignes ou en savaient-ils infiniment plus que moi sur ma personne et ma destination ? Je me questionnais...

J’ai beaucoup prié à cette époque-là, peut-être plus intensément que je n’avais su le faire jusqu’alors car

j’étais conscient qu’il fallait que quelque chose se pro-duise. Nul ne me donnait hélas de consigne ni ne

m’indiquait même quelque discipline à suivre. Je me sentais donc presque trop libre et, d’une certaine façon, prisonnier de ma liberté, perdu dans l’univers trop vaste

de mon cœur et dans le décor trop restreint de mon village juché sur sa colline parmi les collines.

De son côté, Judas continuait de grandir en décou-vrant les vertus des cris qui sortaient de sa gorge tandis

que, pendant ce temps, le ventre de Meryem s’arrondissait à nouveau.

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Un matin, enfin, alors que je m’apprêtais à apprendre

comment on faisait des galettes, j’ai vu quelques-uns des Anciens de notre Communauté se diriger vers moi. Zérah

et mon père étaient de leur nombre.

Ŕ « Yussaf ! Veux-tu nous suivre ? »

Comme la pluie se mettait à tomber, nous sommes

entrés dans l’unique pièce basse de notre maison. On me pria de me placer dans l’un de ses angles puis chacun

s’est lentement incliné devant moi avant de s’asseoir sur la terre battue.

Singulièrement, je n’ai pas éprouvé de gêne. La situa-tion évoquait de vieilles images du pays de la Terre Rouge qui traînaient encore dans ma mémoire.

J’ai bientôt voulu m’asseoir à mon tour mais, d’une voix ferme, mon père m’a demandé de n’en rien faire. Il

fallait absolument que je demeure debout, les bras croi-sés sur la poitrine, pour entendre ce qui allait m’être dit.

La Tradition l’exigeait.

Le silence s’est alors installé, laissant toute la place au clapotis de la pluie qui tombait à l’extérieur. Au bout d’un

certain temps, j’ai vu mon père se lever, sortir brièvement puis réapparaître avec une cupule de pierre noire con-

tenant des braises. Il posa celle-ci devant moi puis y jeta immédiatement des herbes séchées dont l’odeur puis-

sante a tout enveloppé. C’est alors seulement qu’il s’est redressé en cherchant mon regard dans la pénombre.

Ŕ « Mon fils, voici une heure importante. Chacun des

Anciens ici présents devait en être témoin. Écoute-moi bien et ne pose aucune question ainsi qu’il se doit lors-

qu’il est clair que le chemin tracé par le Sans-Nom se révèle. Que la rectitude de ton corps reçoive donc la jus-

tesse, sans halte ni faille, de la destination de ton âme...

Demain ne sera pas un jour semblable aux autres. Oui,

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le soleil se lèvera différemment pour toi. Nous en avons

tous discuté après avoir observé le ciel et lu dans le cœur des fleurs ramenées du Thabor.

Notre frère Isaac et moi-même t’emmènerons chez de nouveaux professeurs. Ta septième année approche, voilà pourquoi il est temps que tu visites une autre saison de ta

vie. Nous te conduirons entre les murailles d’un temple que les hommes des temps anciens ont planté au sommet

d’une montagne. C’est une école, un lieu de sagesse qu’ils ont nommé Krmel. Pour cela, nous marcherons vers le

Nord, jusqu’à peu de distance de la mer.

Krmel... retiens bien ce nom, laisse-le travailler en toi car il est béni. »29

Je me souviens avoir eu envie de demander combien de temps j’y resterais et ce qu’on m’y apprendrait. Je crois

même que mes lèvres esquissèrent un léger mouvement d’ouverture immédiatement capté par mon père car ce-

lui-ci leva aussitôt l’une de ses mains pour briser mon élan.

Ŕ « Krmel... retiens bien ce nom, a-t-il repris sans at-

tendre et en martelant ses mots. Tu y demeureras six années, mon fils, et tu considéreras cela comme un pri-

vilège. Quelle que soit l’âme qui pénètre entre les murs de ce temple, elle y trouve l’exact ferment de ce dont elle a

besoin... Et quelle que soit celle qui en sort, elle n’est jamais encore suffisamment elle-même pour ne pas de-voir continuer à apprendre. N’oublie jamais cela car tous

les pièges que nous rencontrons sur notre route ne viennent jamais que de nous-même à cause de ce que

nous laissons nous traverser. J’ai dit, mon fils ! »

29 Voir "De mémoire d’Essénien", chapitre IV.

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Les adieux avec ce qui restait de ma famille au village

furent brefs. Ma mère elle-même qui, évidemment, était avertie depuis longtemps de ce qui m’attendait parvint

même à retenir ses larmes. Elle m’a posé doucement la main sur la tête tout en me murmurant à l’oreille une réflexion qu’elle aurait voulu amusée ou tout au moins

légère.

Ŕ « Six années... Six années, pour Awoun... ce n’est pas

si long, n’est-ce pas, Yussaf ? »

Que lui répondre ? Elle savait bien que c’était presque

autant de temps que ce que j’avais déjà vécu... Moi, je n’étais ni triste ni gai, seulement digne et satisfait face à l’annonce du juste portail que j’avais attendu sans savoir

sous quels traits il se présenterait.

Je ne réalisais pas à quel point Meryem me manquerait

ni combien de fois j’appellerais son visage et le son de sa voix dans le silence nu de ma cellule. L’espoir qui me

visitait engourdissait une partie de ma conscience en même temps qu’il en vivifiait une autre.

Comme c’était inévitablement le cas en semblable cir-constance, nous avons quitté le village à l’aube, accom-

pagnés d’un âne et de quoi subsister en cours de chemin. Il nous faudrait tout au moins deux bonnes journées de

marche, avait annoncé Isaac.

Quoi que d’âge assez avancé, l’homme que mon père nommait tantôt son cousin tantôt son frère, se montrait

encore solide à l’effort. Sur les raidillons et parmi les broussailles des raccourcis qu’il disait bien connaître, il

prenait régulièrement la tête de notre petit groupe tout en tirant l’âne par sa bride.

Notre avance parmi les collines paisibles et peu peu-plées de ce coin de Galilée aurait dû se dérouler sans

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encombre. Toutefois, après une brève nuit passée dans

un bethsaïd, notre seconde journée de marche fut trou-blée par l’apparition d’une petite troupe de soldats qui

discutaient avec véhémence à l’abri des oliviers, sur le bord du sentier. Ils étaient une dizaine et c’étaient des Romains.

J’ai immédiatement senti mon père et Isaac se raidir. Pourquoi ? Je ne pouvais imaginer que ces soldats

puissent nous vouloir quelque mal. Nous passions et c’était tout... Nous étions des hommes et ils en étaient

d’autres, même s’ils venaient de loin, même s’ils ne connaissaient par Awoun et qu’ils ignoraient que je Lui parlais...

En nous voyant nous rapprocher d’eux, puisque nous ne pouvions pas les contourner sans paraître suspects,

celui qui devait être leur chef s’est soudainement mis à crier dans notre direction ainsi qu’à faire des gestes

comme s’il voulait que nous hâtions le pas.

Un casque bosselé attaché au ceinturon, le soldat parlait notre langue ; mal, certes... mais il la parlait.

C’est mon père qui a pris l’initiative de s’avancer tandis que nous le suivions de quelques pas en arrière. Que

voulaient les Romains ? Avaient-ils besoin de nous con-trôler ? Nous n’avions rien...

Je n’ai pas compris tout de suite de quoi il était ques-tion tant le Romain s’exprimait de façon saccadée. Il aura fallu son bras finalement lancé très explicitement dans la

direction de notre âne pour que la réponse vienne... Oui, nous avions une richesse... C’était notre âne et c’était lui

que les soldats voulaient.

Aidé par Isaac qui s’en était rapproché, mon père es-

sayait de parlementer. Je l’ai observé... Je ne l’avais ja-mais vu face à une situation d’adversité ; droit et impas-

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sible dans sa longue robe blanche frangée de brun, aucun

mot qui ne soit maîtrisé ne sortait de ses lèvres.

À un certain moment, le Romain, sans doute excédé

par le calme qu’il dégageait, a saisi son glaive et s’est soudainement retourné pour aller frapper de son plat le tronc d’un des oliviers qui se trouvaient à proximité.

C’est à cet instant-là seulement que j’ai aperçu une masse sombre derrière lui, sur le sol. De la plante du

pied, l’un des soldats semblait s’y intéresser et vouloir la remuer. Il s’agissait d’un animal et cela a suffi pour me

faire réagir instantanément.

Sans réfléchir, j’ai marché résolument vers lui. C’était une mule... Chargée d’armes et d’une outre certainement

remplie d’eau, elle avait dû mourir d’épuisement, plaçant les soldats face à la nécessité de trouver une solution.

Ŕ « Yussaf, reviens ici ! » lança Isaac en me voyant m’agenouiller près du flanc de l’animal.

Aujourd’hui encore, je me souviens que c’était comme s’il n’avait rien dit. J’étais instantanément rentré en moi, dans le cœur de mon cœur et j’entendais à peine

l’étonnement et les moqueries des soldats devant mon geste. Ils riaient tant en arrière de moi qu’ils m’ont laissé

faire tout ce que je voulais ou plutôt... tout ce que quelque chose voulait en moi...

Les unes après les autres, j’ai vu mes mains détacher les liens par lesquels la mule avait été chargée de son

fardeau. On aurait pu croire qu’elles avaient répété ce geste mille fois... L’outre pleine d’eau puis les armes en-roulées dans la grosse toile dont elles dépassaient, tout

cela rejoignit la caillasse du sol sans réel effort.

Là, j’ai perçu la poigne de l’un des Romains sur une de

mes épaules. Elle cherchait à me repousser énergique-ment... Mais à quoi cela servait-il ? Il y avait une Force en

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mon centre Ŕ très douce mais inébranlable Ŕ qui recou-

vrait la mienne. Elle m’a fait me retourner puis regarder droit dans les yeux l’homme qui voulait me bousculer.

Je me souviens d’eux... Ils m’ont paru minuscules et souffrants. En avais-je jamais remarqué de pareils ? Je reconnais que je ne suis pas parvenu à les aimer... mais,

en un bref instant, j’ai réussi à les traverser ; je voulais trouver l’océan qui se tenait forcément en arrière d’eux...

Cela a suffi pour que le Romain baisse les paupières et abandonne la pression de sa main sur mon épaule en

toussotant comme sous l’effet de l’air chargé de pous-sière.

Plus un mot autour ni au-dessus de moi... Je ne de-

vinais même plus les présences de mon père et d’Isaac. Une conscience qui était plus que la mienne me regardait

de l’extérieur, seul à seul avec l’animal mort et désormais libre de tout.

Ma main s’était posée d’elle-même sur son cou puis, de là je l’ai vu se déplacer vers ses naseaux en suivant un trajet précis. Tout est alors entré en silence...

Les soldats, mon père et Isaac n’étaient plus que des ombres dont les présences s’estompaient. Il n’y avait que

le corps privé de vie d’une mule et ce plus que moi qui m’emplissait de tout le Vivant que je pouvais accueillir

sans l’avoir même appelé dans ma tête. Tout le Vivant était là !

Je ne crois pas que cela ait duré longtemps mais ce fut

si puissant que mes yeux s’emplirent de larmes et que mon corps fut brusquement repoussé en arrière. C’est

ainsi que l’incroyable est arrivé.

L’animal a eu un sursaut puis a aussitôt soufflé

bruyamment par les deux naseaux. J’ai alors vu sa res-piration reprendre et son échine se mettre à onduler

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étrangement. Enfin, je me suis retrouvé basculé sur mon

côté droit lorsque l’ouïe m’est revenue et que j’ai entendu les Romains crier.

La mule, quant à elle, essayait déjà de se relever tout en secouant l’écume qu’elle avait aux lèvres.

Les cris de ceux qui étaient là, sous les oliviers, repri-

rent de plus belle.

Ŕ « Vous n’allez tout de même pas vous imaginer ça,

non ? »

En hurlant ces mots, le chef des soldats m’avait à

nouveau empoigné et s’évertuait à me tirer de côté, sur le sol.

Ŕ « Vous voyez bien qu’elle n’était pas morte, cette mule

! Juste vieille et plus bonne à rien ! Inutile de la garder, elle ne servira plus de toute façon ! »

Et sur ces paroles chargées de mépris, l’homme m’a lâché, s’est précipité sur l’animal qui cherchait toujours à

se redresser et du tranchant de son glaive lui a coupé net la gorge.

Le sang a giclé jusque sur ma robe et mes yeux se sont

brouillés un instant. Non, cela ne se pouvait pas ! Ce n’était pas vrai... J’étais incapable de penser ni d’émettre

un seul son.

Une main s’est à nouveau posée sur mon épaule. Cette

fois, c’était celle de mon père ; elle m’a tiré de la poussière et des cailloux.

Ŕ « Allez, viens, Yussaf... Il n’y a rien à faire ici... »

Derrière lui, Isaac n’a pu retenir un sanglot tandis que les Romains s’étaient déjà emparés de notre âne. Ils

consentirent seulement à nous remettre un peu de l’eau et des vivres dont il était chargé.

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Ŕ « N’allez pas vous plaindre, c’est pour le service de

César ! », nous lança l’un d’eux cependant que nous nous éloignions au plus vite de leur groupe.

D’Isaac, de mon père et de moi-même, aucun de nous n’a dit mot jusqu’au coucher du soleil. Nous ne le pou-vions pas ; tout était noué en nous. Ce n’est qu’avec le

premier scintillement de l’Étoile de notre peuple sur le velours sombre du ciel que nous avons trouvé le courage

de réciter quelques paroles d’un vieux psaume d’Essania...

« Quand l’inique s’empare de la lumière de nos jours,

Prête-nous Ta sagesse et Ta force, Père.

Quand la mort se veut plus puissante que la vie,

Souffle Ton vent dans nos âmes et nos cœurs, Père.

Et quand nous cherchons notre vie au cœur de la Tienne,

Réveille en nous le souvenir de Toi en tout, Père,

Car si Tes chemins sont multitude, unique est Ton Dessein. »

Abrités au pied d’un bosquet de tamaris, nous avons

fini par partager ce qui nous restait de galettes, d’olives et d’eau. Comme j’étais épuisé, je me suis allongé pour

trouver le sommeil. Je ne voulais rien chercher à com-prendre, c’était trop tôt...

Cependant, tout bouillonnait en moi derrière mes

paupières closes. J’aurais voulu rapidement tirer le voile de mon âme sur mon corps et en chasser toute image de

violence mais c’était si difficile...

Le sommeil ne venant pas, j’ai laissé monter jusqu’à

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mes oreilles quelques bribes de la discussion à voix basse

qui s’était enfin amorcée entre mon père et Isaac.

Ŕ « Crois-tu que la mule était vraiment morte ? »

Ŕ « Comment le saurais-je ? »

Ŕ « Je ne comprends plus... Peu importe... As-tu vu son regard ? Ce qui s’en dégageait ? »

Ŕ « Ce n’était pas normal, mon frère... »

J’ai en mémoire m’être moi-même demandé ce qui avait

été "normal" ce soir-là en captant ce bref échange.

En vérité, comment vouloir être "normal" dans la

normalité des hommes ? J’ignorais totalement si la Force en moi avait vraiment ramené la mule à la vie. Cela était-il pensable ? Je n’avais rien fait ni même su demander. Et

puis, surtout... pourquoi avoir ravivé un corps si c’était pour de nouveau convoquer la mort ? Et tout ce sang qui

maculait encore ma robe !

« Quand la mort se veut plus puissante que la vie, me

suis-je répété pour la centième fois, souffle Ton vent dans nos âmes et nos cœurs, Père... »

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Chapitre 7

Derrière les murs du Krmel

Le lendemain, en fin de matinée, nous sommes arrivés en vue de l’imposante colline en haut de laquelle trônait le

Krmel. Des vignes, des oliviers et des chêne-liège se disputaient ses pentes au gré d’une logique qui semblait avoir échappé à l’homme.

Lorsqu’au bout de notre escalade nous sommes par-venus à son sommet, nous avons fait une pause pour

admirer le ruban scintillant de la mer. C’était un ravis-sement après les douloureux souvenirs de la veille.

Les murailles du Krmel se montraient quant à elles extrêmement impressionnantes de force et de hauteur30. Elles faisaient du temple une énorme masse pourvue de

petites ouvertures, dont certaines étaient munies de ferrures. La bâtisse devait certainement être inquiétante

pour qui ne pouvait espérer y pénétrer.

On avait dû nous voir arriver car ses lourdes portes,

peu larges mais très hautes, s’ouvrirent d’elles-mêmes à notre approche.

Ŕ « Attends... s’exclama mon père à cet instant précis en

me barrant le chemin, attends, tu ne peux pas entrer ici

30 Cette construction était initialement l’œuvre de bâtisseurs égyptiens durant le règne d’Aménophis III, père du pharaon Akhenaton.

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comme cela ! »

Et du doigt, il pointa la tâche de sang séché qui souillait ma robe sur ma cuisse droite. J’ai aussitôt

compris quel aurait été mon sacrilège et ma honte. Chez nous, ceux de la Fraternité d’Essania, on ne pénétrait pas ainsi dans un lieu sacré ; c’eût été indécent...

Un Frère en blanc à la très longue barbe se tenait déjà sur le seuil du portail qui venait de s’ouvrir. Il avait la

mine austère et l’œil suspicieux, signes évidents que n’entrait pas là qui le voulait.

En réponse à une sorte de grognement interrogatif de sa part, mon père et Isaac lui expliquèrent succinctement qui nous étions et la situation d’impureté dans laquelle je

me trouvais malencontreusement.

Après un autre grognement, l’homme est alors rentré

dans la bâtisse pour en ressortir bientôt, tenant à la main ce qui semblait être une robe en remplacement de la

mienne. Il m’a fallu l’enfiler sur place avant d’être autorisé à faire le moindre pas.

En réalité, en guise de robe, c’était plutôt quelque

chose qui s’apparentait à un sac troué que l’on m’obligeait à porter. Certes, j’aimais ce qui était simple et j’y avais

toujours été invité mais la simplicité n’exclut pas le beau... et j’aimais le beau.

Je crois avoir ressenti une petite gêne en passant ce matin-là Ŕ et pour la première fois Ŕ le seuil du Krmel. Ce qui me servait de robe ne plaisait pas à mon âme et, du

haut de mes presque sept ans, je m’en suis senti quelque peu humilié. Par les deux légères tapes que mon père m’a

donné dans le dos, j’ai vu qu’il le devinait.

« Ainsi donc, me suis-je dit, on peut avoir appelé et

cultivé l’humilité de toute son âme et malgré tout dé-couvrir soudainement le sentiment d’humiliation »...

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Était-ce ma première leçon au Krmel ?

Une immense cour dallée de pierres s’est offerte à nous sitôt que le portail de l’enceinte se fût refermé. Le Frère à

la longue barbe nous la fit traverser en diagonale puis nous invita à le suivre dans un dédale de couloirs d’où la lumière du jour était presque absente.

Une forte odeur de benjoin nous a progressivement enveloppés jusqu’à ce que nous parvenions enfin à une

salle qui m’a paru très exigüe. Sans doute était-ce dû à l’effet que créait l’étonnante collection de rouleaux de

palmes que ses murs renfermait dans des sortes d’alvéoles couleur de terre.

Tout en haut de la pièce, dans un angle, un large rayon

de soleil filtrait à travers une grille et procurait au lieu une ambiance chaude. Je m’y suis instantanément senti

bien, comme rassuré malgré ma tenue plus que suc-cincte.

Presque au ras du sol, un homme était assis sur un banc, manifestement en prière. À notre arrivée, il s’est levé. D’âge moyen, le teint pâle, il était immense, solide, et

arborait une barbe drue et mal taillée.

Après quelques paroles d’usage, nous avons été priés

de nous asseoir devant une minuscule table inclinée à la façon d’un écritoire près de laquelle il s’est, quant à lui,

agenouillé.

C’est alors qu’un bruit de pas pressés s’est fait en-tendre. Trois autres Frères en blanc venaient d’arriver. Ils

voulaient de toute évidence assister à ce dont je ne sai-sissais pas du tout l’importance.

Mon père et Isaac se sont rapidement levés pour les saluer, l’un d’eux en particulier. J’ai compris que c’était le

Vénérable responsable du temple car un voile de lin rouge disposé sur ses épaules le distinguait des autres.

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Ŕ « C’est lui, n’est-ce pas, mes Frères ? »

Il avait prononcé ces mots très lentement, comme s’il les pesait.

J’avais à peine eu le temps de m’incliner à ses pieds et d’y poser mes mains.

Ŕ « Relève-toi », fit-il toujours aussi lentement mais

d’une voix beaucoup plus douce.

Avec fermeté, il m’a tout de suite pris le visage entre ses

deux mains à la façon d’un sculpteur qui chercherait les caractéristiques d’une pierre... Moi, je l’ai regardé durant

tout ce temps. Je n’aurais su quel âge lui donner tant son visage était énigmatique mais c’est son regard très clair qui a retenu mon attention jusqu’à me toucher l’âme.

Ŕ « Yussaf ? » a-t-il enfin questionné tout en continuant à me dévisager.

Ŕ « Non, ai-je répondu sans hésiter... Non, je ne m’appelle plus Yussaf. »

Ŕ « Alors, mon fils, dis-nous... Quel nom portes-tu ? »

À l’instant même, j’ai perçu un trou énorme, profond, s’ouvrir en mon âme. Il était semblable à un écartèle-

ment... De son gouffre a aussitôt jailli une lumière et de cette lumière un nom qui a forcé mes lèvres...

Ŕ « Jeshua... Je me nomme Jeshua ! »

Son implantation, sa présence, sa flamme ardente, tout

venait soudainement et presque violemment de remonter en moi.

Ŕ « Je me nomme Jeshua ! » ai-je encore répété.

Il y eut un long silence.

Ŕ « Alors, il faudra écrire Jeshua, utuktu de Zé-

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rah-Usthar31, Av-Shtara... », ajouta mon père, dignement.

Le Vénérable au voile rouge a abandonné la pression qu’il avait maintenue sur mon visage puis a fait trois pas

en arrière afin de me considérer dans mon ensemble.

Ŕ « Av-Shtara... murmura-t-il, ainsi on ne m’avait pas menti... »

Et le colosse à la barbe drue s’est penché sur son écritoire, a saisi son stylet de jonc, l’a trempé dans l’encre

puis a méticuleusement tracé des lettres sur la feuille de palme qui s’y trouvait.

Tout s’est passé de cette façon, très simplement, sans autre formalité. J’étais donc inscrit au Krmel et il allait bel et bien falloir que j’y vive...

Après quelques paroles dont je n’ai rien retenu tant mon esprit était ailleurs, nous sommes tous sortis du

local exigu. Ensuite, une fois dans la grande cour, on nous a servi une boisson chaude aux herbes et au miel.

Je ne l’ai bue qu’à demi... Impossible pour moi de déta-cher mes yeux du sommet des hautes murailles qui nous entouraient et qui se détachaient du bleu du ciel. Parfois,

une tête curieuse y apparaissait, signe qu’on nous ob-servait et qu’il y avait là toute une vie.

Je n’ai pas vraiment souvenir non plus des adieux que mon père, Isaac et moi avons échangés lorsque fut venu le

moment de leur départ. J’ai vu que le Vénérable leur avait fait remettre quelques victuailles pour la route du retour puis je sais qu’ils m’ont longuement embrassé.

Les mots n’étaient pas au rendez-vous, ni d’un côté ni

31 Utuktu signifiait dans le dialecte des Communautés esséniennes, "réincar-nation avérée". Dans le cas présent il faut lire ici : Jeshua, réincarnation offi-cielle de Zoroastre (ou Zarathoustra), Avatar.

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de l’autre... Je n’ai pas même vu, me semble-t-il, le grand

portail se refermer. La terre ne se faisait pas présente sous mes pieds car mes yeux cherchaient déjà ailleurs,

du côté de cette nouvelle vie dont j’avais faim mais dont je n’imaginais rien.

Un Frère à la longue chevelure rousse couverte de

cendres m’a finalement amené tout au bout du temple à ce qui allait me servir de chambre ; il m’annonça qu’on

viendrait me chercher le soir tombant et qu’il était d’usage que je prie jusque-là.

Un peu sèchement, la porte s’est refermée sur lui, me laissant dans la solitude d’une cellule pourvue d’une simple natte, d’une couverture de grosse laine brune et

d’une cruche d’eau. Rien de plus.

J’ai mis un moment avant de m’asseoir. Tout était allé

tellement vite ! Et puis, dans ma tête ne cessait de trotter ce nom qui avait jailli de mon centre telle une flèche... : «

Jeshua... Jeshua... » Oui, ce serait désormais le mien car je savais qu’il était juste. Il avait bondi hors de ma poi-trine...

Prier ? Bien sûr... il le fallait et c’était facile pour moi, tout autant que le fait de respirer parce que c’était comme

faire circuler le Souffle du Tout-Puissant au-dedans de mon être, le sourire de mon Père.

Prier, oui... mais il y avait cette petite fenêtre ornée de ferrures par laquelle je pouvais contempler le ciel et la campagne environnante... et cela me ramenait à la veille,

à cette mule dont un Romain avait impitoyablement tranché le cou...

Prier pour qui, pour quoi ? Pour cet animal ? Il était déjà tout en transparence au centre de l’univers, dans la

Lumière du Sans-Nom. Pour le Romain ? Sans doute davantage, oui. Il n’y avait pas beaucoup de place dans

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ma tête pour comprendre la cruauté. C’était peut-être

pour cela que l’une des dernières images du monde "vi-vant" que j’avais pu emporter avec moi en pénétrant au

Krmel était empreinte de monstruosité. On appelle tou-jours à soi ce que l’on ne saisit pas ou ce dont on ne veut pas.

Pourquoi la dureté ? Pourquoi la cruauté ? Le Frère scribe avait beau avoir écrit que j’étais réputé être

Av-Shtara, cela n’empêchait pas mon cœur d’enfant de saigner et de se questionner.

« Il y a un tel surplus d’amour dans l’univers, me suis-je dit en me laissant glisser sur le sol, un tel surplus d’amour et si peu semblent savoir le récolter ! »

Je n’étais pas encore parvenu à me souvenir qu’avant que l’amour ne se découvre tel un fruit qu’on récolte en

altitude, il faut avoir appris à le désirer et à le cultiver dans les replis des champs, en se courbant, en brisant

toutes les résistances et souvent en se fourvoyant.

Ainsi, avec son glaive, le soldat apprenait comme il le pouvait, là où il en était... et je faisais de même avec ma

force encore engourdie, là où j’en étais, en ouvrant les bras.

Ŕ « Frère Jeshua... l’heure est venue ! Viens, nous al-

lons partager le repas. Mon nom est Joaquim et je suis chargé d’une bonne partie de ton instruction. »

Le Frère Joaquim avait l’un des plus surprenants vi-

sages burinés que j’avais jamais vu. Ses tempes et les commissures de ses lèvres étaient parcourues de pro-

fonds sillons qui, en se rencontrant, faisaient songer à des étoiles et donnaient l’impression qu’il avait passé sa

vie à sourire.

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D’âge moyen et bien bâti, il portait une ample robe

blanche qui se démarquait des autres par une large ceinture de tissu bleu nouée à la taille, sans doute le

signe de quelque grade...

Sans le questionner, je l’ai suivi le long des corridors de pierres passées à la chaux puis jusqu’en bas d’un escalier

fort étroit et abrupt. Celui-ci menait à une sorte de ves-tibule qui lui-même débouchait sur une salle d’assez

grande importance. Une douzaine d’hommes, dont le Vénérable, y étaient assis sur des tapis, réunis autour

d’un plat de nourriture chaude et de galettes empilées.

Ŕ « Prends place parmi nous, Frère Jeshua... » fit Joaquim tout en m’indiquant du bras un espace libre.

On aurait dit que chacun m’attendait... Le Vénérable a alors rabattu son voile rouge sur son visage puis s’est mis

à entonner lentement et d’une voix grave la traditionnelle prière de bénédiction du pain.

«... Père de tout ce qui est, Tu nous a donné la terre et l’eau,

Tu nous as donné les champs de blé et les sources afin que nous ayons le pain pour nourriture et l’eau

pour étancher notre soif.

Pour cela nous Te remercions.

Par cela nous voyons que Tu es la véritable Nourriture de notre vie ainsi que l’Onde qui désaltère notre cœur... »

Dès qu’il eut terminé, il prit à l’aide de ses deux mains

la première des galettes disposées sur le sol puis la fit circuler parmi nous jusqu’à ce qu’elle revienne à lui afin

qu’il la rompe et que nous puissions enfin nous la par-

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tager.

C’était ainsi que le voulait le strict rituel propre à notre peuple. Jamais nous n’aurions entamé un repas sans

l’avoir respecté, même si nos corps étaient affamés... ce qui était le cas du mien en cette fin de journée-là.

Était-ce intentionnel de la part du Vénérable qui

cherchait ainsi à tester la volonté de mon âme face à l’appel de mon estomac ? Je ne sais mais toujours est-il

que pour mettre fin à l’instant de silence d’usage après un rituel, il s’est immédiatement adressé à moi en relevant

son voile.

Ŕ « Eh bien... Frère Jeshua... es-tu fier d’être parmi nous à compter de ce jour ? »

Je ne m’attendais pas à une telle question... J’y ai senti une sorte de piège ou tout au moins de test. Sans l’avoir

porté à ma bouche, j’ai posé mon morceau de galette sur le tapis.

Ŕ « Fier, Vénérable ? »

Ŕ « Oui, fier... Fier d’être ici et sans doute plutôt qu’avec les autres. »

Les autres... Oui, je savais qu’il y avait d’autres enfants de mon âge quelque part entre ces murs, dont Simon, le

fils du potier, m’avait-on dit. Je n’ignorais pas que l’on voulait me placer à part d’eux. Cette idée était même

venue tourner dans ma tête jusqu’aux creux de ma prière entre les murs de ma cellule. Elle avait fait monter en moi une irrépressible bouffée de peine.

Cependant, qu’elle se voulût un test ou non, la ques-tion du Vénérable ne pouvait rien changer à ma réponse.

Mon cœur ne connaissait pas le chemin de la dissimula-tion.

Ŕ « Fier ? Une partie de moi peut l’être ; c’est celle qui

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pressent la justesse du sentier qui m’appelle et me fait

toucher à ce pain parmi vous. Quant à l’autre partie de moi, elle est teintée de tristesse...

Je suis fier de pouvoir me rapprocher des mystères du Sans-Nom, de pouvoir enfin prononcer mon nom et d’être appelé Frère par toi... mais mon âme est peinée de ne

pouvoir me rapprocher du Sans-Nom Lui-même à travers la présence de ceux de mon âge, derrière ces murs. »

Ŕ « Que veux-tu dire ? Que ceux qui vivent dans l’autre partie de ce temple t’enseigneraient mieux l’Éternel que

tout ce que nous allons t’offrir ?

Écoute-moi... Cessons de parler de fierté et regardons plutôt du côté de l’orgueil... On m’a raconté sur toi

nombre de belles choses, des choses questionnantes aussi, mais aurais-tu la prétention de mieux savoir que

nous ce qui convient à ton développement ?

Bien des disciples de la Sagesse ont vécu entre ces

murs depuis plus d’un millier d’années ; affirmerais-tu qu’ils s’y sont éloignés du Sans-Nom ? J’imagine que tu es fatigué ; tous ceux qui parviennent jusqu’ici le sont ! »

Le Vénérable avait laissé tomber ces derniers mots comme si c’était plutôt lui qui éprouvait de la fatigue et

qu’il voulait rapidement mettre fin à la conversation. Les prononçant, il avait longuement trempé son morceau de

pain dans la sauce aux pois chiches qui attendait sur le sol, au centre de notre petite assemblée.

Mais la Force en moi qui cherchait, souvent de façon

inattendue, à s’exprimer ne voulait pas que la discussion s’achève ainsi. Elle n’avait que faire de mon jeune âge ni

des limitations de mon corps. Elle me fit donc pour-suivre...

Ŕ « En vérité, Vénérable, l’offense n’était pas en moi lorsque j’ai prononcé ces mots en réponse aux tiens. Dire

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ma peine m’a paru aussi digne que de dire ma fierté...

Tout aussi humain également... »

Ŕ « Mais c’est le Divin que tu es venu chercher ici, mon

fils... Ne l’oublie pas ! »

Ŕ « Ne serait-Il pas partout ailleurs également dans le monde ? Je L’y ai toujours vu... même dans les jeux avec

ceux de mon âge. Mes yeux sont ainsi faits, Vénérable. Mes anciens maîtres ne cessaient de me répéter que nous

devions tous chercher... Cependant qu’y a-t-il à chercher puisque Tout est là, à commencer dans le regard de ceux

qu’on aime ou dont on espère la présence ? »

Ŕ « Je vois... intervint un vieillard en poussant un soupir à l’autre bout du tapis. Le Vénérable a raison, tu es

fatigué et tu en deviens insolent. Mangeons plutôt... Demain, le Frère Joaquim te donnera ton premier cours. »

Je me souviens que la Force en moi a consenti à dé-croître. J’en ai été heureux. Elle m’a laissé me déplacer

sur le sol et y poser le front près du Vénérable dont l’une des mains est venue, au bout d’un temps, se poser sur ma nuque.

Après le repas Ŕ où maintes choses sans importance à mes yeux furent échangées Ŕ le Frère Joaquim se chargea

de me faire retrouver le chemin jusqu’à ma cellule. Il n’a rien commenté des propos que j’avais tenus. Toutefois,

avant de me laisser sous la pâle lumière de la lune filtrant par la fenêtre, il me commanda expressément de réciter une prière, toujours la même, à chaque fois que

j’entendrais un gong sonner et cela jusqu’aux premières lueurs du jour.

Des années plus tard, j’ai compris que c’était lui qui avait sonné ce gong. Il avait passé sa nuit à veiller dans le

couloir, non loin de ma porte, afin de me forcer à une discipline qui allait contribuer à révéler mon âme à

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elle-même tout en domptant mon corps. Et, je vous le dis,

le gong a souvent résonné cette nuit-là... Il fut impi-toyable.

Je m’attendais bien sûr à ce que l’on m’enseigne tout de suite quelques mystères relatifs à Awoun et à Sa Création. Je voulais grandir vite en corps et en esprit pour

mieux dire le nom que je venais de retrouver et me faire dès lors pleinement serviteur de la Lumière.

Contrairement à mes espoirs cependant, ma première journée avec le Frère Joaquim ne s’est pas déroulée

comme je l’avais imaginée. Je n’y ai trouvé que la trace du profane. Je l’ai essentiellement passée à étudier le Grec, une langue que je n’avais jamais approchée et dont je ne

soupçonnais pas qu’elle puisse m’être d’une quelconque importance.

Ŕ « Devrai-je donc parler le Grec, Frère ? »

Ŕ « Rarement Jeshua... mais nous avons depuis long-

temps compris qu’il est des disciplines qui sont tel un engrais pour l’intelligence d’apprendre. Plus on s’ouvre à elles, plus on les fait siennes et plus ce que nous appelons

ici nos "muscles intérieurs" se renforcent. Ces muscles ressemblent à des petits fils de lumière. Lorsqu’on devient

prière au sein de notre propre prière jusqu’à en oublier le temps... et même le nom que nous portons, nous parve-

nons parfois à les voir. Ce sont ces fils qui repoussent toutes les barrières en nous et nous relient avec qui nous sommes vraiment.

L’intelligence d’apprendre... retiens cela ! Et pour qu’une telle intelligence soit harmonieuse et développe la

mémoire, nous enseignons toujours ici en union avec une tâche concrète à accomplir. Vois-tu maintenant pourquoi

je t’ai demandé d’apprendre le Grec tout en tissant des nattes ?

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Quand le travail de la pensée s’unit à l’œuvre du corps,

il ne dessèche pas l’être. Et de même, lorsque le corps est arrosé par la présence de l’esprit, il s’imbibe de Lumière

jusque dans ses fibres les plus secrètes. »

Le Frère Joaquim avait raison... Sa leçon est toujours demeurée vivante en moi. Je n’avais pas fatigué en vain

mes doigts à tresser le jonc et les feuilles des dattiers. Leur jeu sur la matière m’a fait voir à quel point le monde

des idées et des mots qui les disent a besoin de se marier avec eux pour opérer en nous.

Durant une semaine entière, je n’ai étudié que le Grec... Il n’y avait que cela... Le Grec, les prières et les rituels en alternance. Je me suis plié à leur rythme, sa-

chant que parfois celui-ci allait me pousser jusqu’à la limite de mes résistances.

Lorsque ces sept pleines journées se furent écoulées et

que la pénombre se fût installée dans ma cellule, j’entendis un bruit de pas se rapprocher dans le couloir puis ma porte grincer sur ses gonds. Je me suis redressé

sur ma natte. C’était le Vénérable en personne...

Éclairé par la danse hésitante de la flamme d’une

lampe à huile, son visage aux yeux clairs m’est aussitôt apparu. Que se passait-il ? Avais-je été inconvenant en

quoi que ce soit ? Il ne devait pas être d’usage qu’il vienne ainsi...

Ŕ « Frère Jeshua, fit-il en cherchant mon regard, j’ai

pensé que tu ne pouvais plus continuer ainsi...Voici pour toi... »

Dans le clair-obscur de ma cellule, j’ai alors vu la sil-houette du vieil homme qui me tendait quelque chose. Je

n’avais pas même eu le temps de m’incliner devant sa présence, comme cela se devait.

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Ŕ « Non, ne bouge pas... Prends ceci, cela te revient. Dès

demain tu la porteras. Elle est à la fois plus digne et... plus humaine que celle que tu as. »

Délicatement, le Vénérable a alors déposé quelque chose de souple sur le sol, près de mes pieds. J’ai tiré cette chose à moi... C’était une robe, une véritable robe,

d’un assez beau lin blanc semblait-il.

Je n’ai pas eu le temps de la découvrir davantage ni

d’exprimer le moindre remerciement, le Vénérable avait déjà fait trois pas en arrière et refermé la porte, privant

ainsi ma chambre de toute lumière.

Je me souviens avoir précautionneusement déplié ma nouvelle robe dans l’obscurité. J’en ai aussi longuement

touché le tissu du bout des doigts, ne sachant trop si je le ramenais d’un rêve ou si on venait réellement de m’en

faire présent.

Je me souviens aussi de la sensation étrange qui m’a

envahi durant ces instants. Je venais juste de réaliser que j’avais complètement oublié l’apparence et l’état de cette soi-disant robe que je portais depuis mon arrivée du

Krmel. Je comprenais que, très vite, elle avait fait partie de moi et que devant l’exigence de la position où je me

trouvais je l’avais reléguée au dernier rang de mes pré-occupations.

Je ne sais même plus si, ce soir-là, j’ai pu intégrer ce que signifiait dans ma vie l’arrivée de cette nouvelle robe, d’autant plus qu’elle était pourvue d’une assez grosse

corde pour en marquer la taille.

Chez nous, ceux d’Essania, nous n’étions censés

pouvoir porter une semblable ceinture que parvenus à un âge considéré comme adulte, c’est-à-dire après notre

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présentation officielle au Grand Temple de Jérusalem32.

Était-ce donc un nouveau test auquel on me soumet-tait ? Je ne m’en suis pas soucié longtemps. Mon âme et

mon corps étaient trop sollicités pour que je m’appesantisse sur ma personne et ce que je pouvais imaginer comme étant "l’envers du décor" de mon édu-

cation.

Dès que le jour se fût levé sur le lendemain, le Frère Joaquim ne m’a plus parlé de la langue grecque. Il m’a

plutôt enseigné celle des plantes. Cela dura une pleine semaine, là aussi.

Pour étrange qu’elle m’a parue sur le moment, sa façon

de faire a rapidement rejoint la sensibilité de mon âme. Sa méthode et ses connaissances différaient beaucoup de

celles qu’il m’avait été donné d’approcher des années auparavant au Pays de la Terre Rouge. En vérité, elles

étaient merveilleusement complémentaires tout comme le pouce et l’index dans l’acte de saisir.

C’était le langage et les vertus des fleurs seules que le

Frère Joaquim avait avant tout décidé de m’enseigner. Selon ses connaissances, chaque fleur véhiculait une

idée, un concept, une image qu’il fallait tenter de traduire par un mot ou deux au maximum.

Rassembler des fleurs de différentes variétés, en quantité précise, et les faire s’épouser de façon non moins précise équivalait donc, pour lui, à construire une sorte

de phrase. Même si celle-ci ne s’avérait pas prononçable en mots humains, elle n’en était pas moins porteuse de

sens, d’intentions et de vertus pour qui savait la cons-

32 C’est-à-dire { l’âge de treize ans lors de la cérémonie du Bar Mitzvah.

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truire et la déchiffrer.

Ainsi, certaines fleurs avaient-elles pour fonction de signifier Ŕ et donc d’être Ŕ des réceptacles, coupes,

vasques, maisons, palais ou forteresses... Tout comme d’autres savaient parler de purification, de dynamisation, ou encore d’apaisement à de multiples niveaux et avec

tout autant de nuances.

Et pour unir ou conjuguer tout cela, il me fut enseigné

que certaines fleurs portaient en elles l’idée première33 de certains organes du corps humain. En fait, il m’a fallu

comprendre qu’il n’existait pas une partie de notre orga-nisme qui ne fut en liaison subtile avec une fleur bien spécifique.

Cela m’a fasciné... Il y avait là l’expression tellement logique de l’ordonnance du monde qu’il m’arrivait même

de devancer les explications du Frère Joaquim !

Tout naturellement, je découvrais que, puisqu’en par-

lant ou en écrivant on pouvait enrichir une phrase et sa pensée, on devait être capable d’agir analogiquement avec les fleurs.

Une fleur, c’était un tout, une unité... mais si on entrait dans ce tout, on s’apercevait inévitablement qu’il se

composait d’éléments divers et que chacun de ceux-ci tenait son propre discours.

Que disaient donc une corolle, un pistil, une étamine... et le pollen ? Que racontaient leurs couleurs et leurs parfums ?

Le but ultime était de parvenir à composer des huiles à partir des essences obtenues par le mariage des fleurs ou

d’éléments de fleurs. Chaque huile était donc clairement

33 Autrement dit l’Archétype.

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une phrase construite au moyen de mots subtils qui la

rendaient active. Elle ne s’élaborait que lentement sur la base d’un organe précis ou d’une fonction...

Les journées passèrent... exaltantes bien que toujours aussi solitaires. Par bonheur, la dernière de celles-ci, passée en compagnie des fleurs, m’amena exceptionnel-

lement hors des murailles du Krmel, en contrebas de celles-ci, là où un vrai jardin aux allures sauvages avait

été consacré à la culture des herbes et de certaines plantes à l’abondante floraison.

Cette journée fut la bouffée d’air que j’espérais, d’autant plus qu’elle était consacrée à la dernière grande récolte de végétaux d’essences diverses envisageable

avant plusieurs mois.

Pour l’occasion, quelques Frères que je ne connaissais

pas se joignirent à mon maître instructeur et à moi-même. Le labeur à accomplir était important tout en

demandant de la délicatesse. Nous n’étions donc pas trop nombreux... Découvrir de nouveaux visages me mettait en joie.

Toutefois, un autre événement marqua tendrement pour moi cette journée. Il ne faisait guère chaud en cette

fin d’après-midi... Je nous revois encore remontant avec deux ou trois mules aux paniers chargés de plantes le

raidillon par lequel nous allions rejoindre l’enceinte du Krmel.

Je me tenais enveloppé autant que possible dans mon

manteau de laine, le seul bien que j’avais pu garder de ma vie au village et qui n’avait pas subi de souillure. Ce

manteau était doté d’un large repli qui pouvait servir de poche. C’est en y plongeant une main que j’ai senti

quelque chose... quelque chose qui, d’un coup, a réveillé ma mémoire...

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Juste avant mon départ, j’avais placé là deux minus-

cules rouleaux de palme qu’on m’avait demandé de re-mettre à Simon, de la part de ses parents et de Myriam, la

fille du tisserand... Des signes de vie et d’affection. Comment avais-je pu les oublier ?

J’ai aussitôt vu dans cet oubli un signe également à

mon intention. Si j’avais besoin d’un prétexte pour ap-procher les autres enfants de mon âge derrière les mu-

railles dont, bien sûr, Simon, ce prétexte était là, tel un sourire complice que m’aurait adressé Awoun...

Ŕ « Oh... J’avais oublié, Frère Moshab, ai-je lancé à l’un de ceux qui nous avaient accompagnés et qui m’avait paru jouir de quelque autorité. Oui, j’avais oublié que

j’étais chargé d’un ou deux rouleaux à remettre à Simon, de mon village. Il doit être ici, je crois... »

Ŕ « Simon ? Ah oui, tu sais cela ? »

Quelques instants plus tard, alors que l’on s’apprêtait à

soulager les mules de leur précieux chargement végétal, Moshab est réapparu en haut d’un escalier de bois ; le "petit" Simon Ŕ qui, dans les faits, était d’un an mon aîné

Ŕ lui emboîtait le pas.

J’ai mis quelques instants à bien le reconnaître ; il était

vêtu d’une longue robe noire et d’un manteau trop large pour lui... lui qui était toujours si soucieux de sa pauvre

tunique de lin inlassablement rapiécée.

Je crois que cet instant fut comme un coup de soleil pour nous deux tandis que le jour déclinait rapidement.

Ŕ « Tiens, lui ai-je dit en un murmure, prends ces deux rouleaux ; ils viennent du village ; tu verras... »

Interloqué et visiblement ému, Simon n’a rien répondu de très compréhensible. Il ne s’attendait tellement pas à

me voir là !

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Ŕ « Je suis ici pour six ans... » ai-je alors ajouté presque

fièrement comme pour me persuader moi-même de quelque sentiment de dignité teintée de joie que je ne

parvenais pas encore à éprouver vraiment.

Ŕ « Six ans ? »

Il semblait stupéfait. On aurait dit qu’il ignorait qu’un

tel sort l’attendait vraisemblablement de l’autre côté du mur qui nous séparait.

On nous laissa échanger quelques mots de plus, mê-lant rires et chuchotements au milieu de déclarations que

nous voulions intelligentes... mais pas question de s’attarder davantage !

Sans que nous l’ayons vu venir, le Vénérable est effec-

tivement apparu parmi nous puis, après avoir prononcé quelques mots à l’oreille de Simon, il m’a prié de le suivre

vers un escalier menant à l’autre partie du temple. Le Frère Joaquim et quelques instructeurs nous suivirent. Il

nous fallait nous laver, prier et enfin partager le repas avec tous les Anciens.

Un énorme gong a longuement résonné cette nuit-là en

haut de la plus massive tour du Krmel. Quelque part, des Frères durent faire brûler une grande quantité de résines

odorantes car toute l’atmosphère des lieux s’est emplie de ces senteurs qui savent singulièrement parler à l’âme et la

rendre plus légère.

Quelle fut étrange cette nuit ! Je l’ai passée, me semble-t-il, à me déplacer entre les mondes. J’y ai ren-

contré des multitudes de visages tout en visitant des espaces de lucidité dont je n’aurais su dire s’ils venaient

d’un lointain passé ou d’un futur déjà en germination.

Le matin venu, après mes ablutions et les mille gestes

rituelliques qui s’y associaient telle une gymnastique de l’esprit, j’ai retrouvé le Frère Joaquim avec sa chaleur

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bienveillante mais aussi son sourire qui se voulait vo-

lontiers énigmatique.

Selon sa méthode, il ne s’intéressa plus du tout aux

fleurs mais à nouveau à la langue grecque.

Ainsi, pendant une autre semaine entière, je l’ai ob-servé, la déversant rigoureusement en moi, sans relâche,

tandis que mes doigts continuaient à tresser nattes et couffins.

Je n’étais que rarement autorisé à utiliser le stylet de roseau et l’encre car il fallait que ma mémoire se muscle

encore et encore...

Cette alternance des semaines dédiées à deux disci-plines seules a duré deux lunes, jusqu’à ce qu’une nou-

velle matière ne s’annonce enfin.

Il y était question d’entrer en détails dans la constitu-

tion lumineuse et donc impalpable de l’être humain. Cela me plaisait. Je pensais déjà beaucoup savoir et même

connaître à ce sujet. Pour moi qui, depuis mes premiers souvenirs avait toujours perçu mon corps comme un vêtement que j’ôtais lors de mes prières ou en

m’endormant chaque soir, c’était un pur bonheur qui m’était proposé.

Contrairement à ce que je m’étais trop vite imaginé, je suis cependant allé de découverte en découverte... Ce que

j’avais assimilé auprès de mes anciens maîtres34 et que je pensais définitivement stable, ne se révéla être, en fait, qu’un système de référence. J’ai vu que ce que j’en avais

retenu ne représentait qu’une façon de penser et de lire la vie et que celle-ci ne devait en aucun cas en exclure

d’autres.

34 Ceux du delta du Nil, les prêtres thérapeutes de l’École d’Alexandrie.

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Ce fut une véritable révolution pour moi. Alors, mon

Père, Celui auquel je ne cessais de me confier dans le creux de mon cœur, m’est apparu plus infini encore par

l’émerveillement et la soif qu’il me communiquait.

Ainsi donc, il y avait plusieurs niveaux d’altitude à partir desquels on pouvait considérer la nature subtile de

l’organisme humain et même animal...

Face aux enseignements du Frère Joaquim, je me suis

tout à coup souvenu de ces joutes oratoires, souvent fougueuses, qui avaient parfois opposé certains des

prêtres qui avaient été mes maîtres du Pays de la Terre Rouge et qui m’avaient semblées incohérentes.

En effet, si ces derniers parlaient la même langue sa-

crée et de la façon dont le Sans-Nom avait placé ses graines de Lumière en nous, pourquoi alors de telles

querelles ? Une rose était une rose et nul ne pouvait la confondre avec une fleur des champs ou ne faire état que

de ses épines !

Oui, une rose était une rose... mais le jeune élève que j’étais encore et qui s’était mieux employé à réfléchir par

son cœur que par sa tête réalisa qu’il y avait une multi-tude de façons d’observer les fleurs... avec l’altitude de

l’aigle, avec la taille de l’homme qui les remarque à peine, avec le savoir de l’artiste qui les capte pour en extraire les

vertus ou encore avec le regard intime de l’abeille qui les butine de corps à cœur.

L’altitude, c’était donc le secret... et celle adoptée par le

Frère Joaquim avait ceci de particulier qu’elle se montrait variable et non pas statique comme celle qu’on avait

cherché à m’inculquer. Joaquim savait se faire tantôt aigle, tantôt abeille, tantôt thérapeute, tantôt enfin simple

homme du peuple devant l’infini de ce qu’il y aura tou-jours à apprendre...

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Il savait tout simplifier pour tout ramener ensuite à la

profondeur d’un détail dans lequel je pouvais enfin re-trouver le cosmos.

Pour moi, assis sur la petite terrasse où il lui arrivait de me prodiguer ses cours, cela ne s’appelait pas Connais-sance, mais Amour.

Lorsqu’une semaine plus tard est revenue s’imposer l’étude des fleurs, je n’ai pas reçu celle-ci de la même

façon que la fois précédente car on aurait dit que j’avais appris à me faire plus petit que l’abeille tandis que

j’appelais à moi le déploiement de l’aigle.

J’ai ainsi commencé à comprendre du dedans ce que signifient les niveaux de conscience et de quelle façon

celui qui aspire à conduire le Soleil à travers lui se doit de les connaître afin de pouvoir parler la langue de chacun...

Car le but qui se clarifiait plus que jamais en mon être était là... parler la langue de chacun pour répandre par-

tout Ce qui habitait mon âme.

M’en délivrer ? Peut-être aussi... car l’Amour souffre s’il

ne se donne pas...

Ne pas donner était inconcevable à mes yeux mais pour donner pleinement, il fallait d’abord ne pas avoir de fond à

gratter en soi, sous peine de s’épuiser ; il fallait donc s’être identifié, s’être retrouvé, autrement dit avoir dis-

tinctement perçu la trace de son propre but... puisque tout but parle de l’Origine.

Comme tous ceux qui marchent sans feindre d’avancer mais en osant de véritables pas, je me voyais tantôt es-calader une incroyable montagne, tantôt fragile et sur le

bord d’un gouffre, constamment en quête de mon juste équilibre.

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Les semaines, les mois et même les saisons commen-

cèrent à défiler ainsi. Régulièrement, une nouvelle disci-pline venait s’ajouter à celles qui m’étaient déjà ensei-

gnées et, à chaque fois, le Frère Joaquim m’en saturait jusqu’à ce que celle-ci puisse enfin prendre sa place dans la ronde et l’alternance des autres. Ce furent la langue

hébraïque et ses multiples niveaux de lecture, les astres et la maîtrise des énergies...

Au bout de ma première année au Krmel, on m’avait fait pénétrer dans une douzaine de matières qui

s’avéraient être autant de mondes à découvrir ou redé-couvrir.

Quant à la discipline personnelle à laquelle j’étais as-

treint, elle ne s’effritait pas un instant et ne me pesait pas. La rigueur allait de soi...

Le rythme de ma vie prit toutefois une autre tournure à compter du jour où le Vénérable m’accorda le droit de

rejoindre assez régulièrement "les autres", dans leur es-pace de l’autre côté du mur, pour partager le repas du soir. Un cadeau auquel je ne m’attendais pas et dont je

n’ai jamais vraiment compris la raison. Mon comporte-ment avec ceux de mon âge était-il observé et inversement

? C’est probable.

J’ai été heureux de ces moments que je considérais

comme privilégiés. Je m’y sentais enfin "normal", même si je devinais parfois des regards interrogateurs concentrés dans ma direction.

Simon, lui, se montrait discret, presque gêné que je lui accorde une attention naturellement particulière. Je

cherchais simplement un ami... ne m’apercevant pas que ma longue robe de lin blanc nouée d’une corde à la taille

contrastait beaucoup trop avec celles, résolument sombres, des autres petits moines du Krmel.

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Le fils du potier ne m’a jamais posé de question à ce

sujet. Qu’aurais-je pu lui répondre ? Toutes les frontières me peinaient... à commencer par celle inévitablement

créée par ce nom que l’on avait apposé à côté du mien lors de mon inscription au monastère... "Av-Shtara"...

Av-Shtara ! Ce qualificatif soulignait-il un sceau de

Lumière qui m’aurait été offert par l’Éternel ou plutôt une cicatrice venue d’un autre temps et dont il me faudrait à

tout prix être digne ?

Oui, en toute fin, que cela voulait-il dire exactement,

Av-Shtara ? Être soumis à un inéluctable destin ? Être conditionné et savamment façonné par des enseignants ?

Bien que je fusse un élève docile et strict dans

l’observance de ce qui lui était demandé, bien que j’aie pu éprouver quelque bonheur à l’étude de l’infiniment grand

comme de l’absolument petit qui font l’humain, quelque chose en moi pouvait imaginer le rugissement d’un lion

venant balayer tout cela de sa patte.

Être Av-Shtara, me suis-je dit un soir en contemplant l’Étoile, c’est peut-être aussi faire se lever le rebelle à ce

qui est déjà présent depuis trop longtemps, le rebelle à une pensée et à une volonté obéissant à un devoir figé

dans le temps par quelque prophétie.

Si réellement derrière le masque de Jeshua je portais

l’Av-Shtara en moi, alors il fallait que je m’en souvienne et que je mûrisse secrètement ma sortie de chrysalide.

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Chapitre 8

Les leçons du Vénérable

Au fil des siècles et des millénaires, on m’a dit venu au monde pleinement divin et statufié dans ma perfection.

On m’a dit Christ depuis le Commencement des Temps, me confondant ainsi avec la Source Infinie et cela pour l’Éternité. On m’a dépeint tel le Souffle sorti d’un jet

unique et parfait du Cœur de l’Éternel afin de répandre la Volonté de Celui-ci sur l’ensemble du genre humain.

On en a débattu des milliers de fois... Totalement Dieu dans un corps d’homme ? Mi-homme, mi-Dieu ? L’un

devenu l’Autre35 ?

Tant de débats, tant d’exclusions et tant de souffrances

! Deux mille années ont fini par s’écouler et pour certains la question demeure toujours ouverte... Mais je puis vous assurer que le jeune garçon que j’étais, qui voulait croître

en sagesse entre les murs du Krmel et se fondre éper-dument dans le Soleil pour offrir celui-ci se savait, en

dépit de cela, parfaitement homme dans sa nature pre-

35 Cette affirmation du Maître Jeshua est telle qu’elle peut mettre fin { la doc-trine du Monophysisme, apparue au Ve siècle. Cette doctrine affirme la "con-substantialité du Père et du Fils" donc de Jésus en tant que Christ faisant Un avec Dieu. On voit donc ici confirmée la position de Nestorius lors du Concile de Chalcédoine, une position rejoignant le concept oriental de l’Avatar en tant qu’homme réalisé et totalement investi par le Souffle Divin.

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mière.

Bien que conscient d’être souvent traversé par une Lumière et une Force étrangères aux habitants de ce

monde, j’ai accepté avec joie cet état car je le savais infi-niment digne dès que l’on devenait imprégné de sa ri-chesse.

Ainsi, à l’image de tous les Avatars qui ont posé le pied sur cette Terre, il a fallu que je me bâtisse ou plutôt que je

me redécouvre afin de pouvoir faire perler de mon âme l’Essence par laquelle le Divin demandait à s’exprimer...

Ma deuxième année au Krmel me parut plus facile que celle qui l’avait précédée. Mon corps et mon esprit étaient

rompus à un rythme accaparant mais dont, par bonheur, je saisissais l’intention de même que les excès. Mon sens

critique s’exerçait en effet, il me poussait de temps à autre à relever des contradictions... et à les signaler.

Un matin, très tôt, alors que je faisais mes ablutions dans le bassin de pierre de la minuscule cour située à proximité de ma cellule, mes pensées vinrent à s’envoler

plus que de coutume vers mes parents ainsi que vers Judas. Avec étonnement, je me suis rendu compte que

ceux-ci -hormis ma mère, les premiers temps Ŕ m’avaient en vérité assez peu manqué depuis mon entrée au Krmel.

Ils ne m’avaient jamais donné signe de vie et je n’en avais jamais attendu d’eux. L’amour était-il en cause d’un côté comme de l’autre ? Nullement...

Meryem et Yussaf n’ignoraient pas qu’il fallait que le fruit mûrisse vite et moi j’étais conscient que mes parents

m’étaient seulement prêtés et que le fruit devait rapide-ment se détacher de l’arbre...

De façon générale, cette pensée était d’ailleurs partagée par tous ceux du peuple d’Essania. On y considérait que

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l’enfance était belle mais qu’il était tout aussi beau de

savoir en sortir pour le Service à la Vie.

Quand, dans mes instants d’isolement, je prenais un

peu de recul sur le petit moine studieux que j’étais de-venu, je voyais bien que l’École du Krmel avait poussé une porte au-dedans de moi et que je devais en rendre

grâce à Awoun.

Cependant, dans de tels moments, j’en venais régu-

lièrement aussi à me demander où était justement Awoun... Oui, il m’est arrivé de craindre que, par le

remplissage de ma tête et le travail constant de mon corps, mon cœur ne se vide un peu de Lui et n’en perçoive plus l’évidence avec la même force candide.

Je me souvenais alors, invariablement, les yeux ou-verts dans l’obscurité ou face à la course des nuages, d’un

vieux prêtre d’Alexandrie qui autrefois m’avait sans cesse répété : « Vide-toi de tout si tu veux accueillir le Tout ! »

Où était donc la juste mesure ? Quel était le destin d’un fruit ? Se laisser gorger de suc ou attendre l’instant où il en serait vidé ? Enfin, qu’apprendre et jusqu’où accepter

de l’apprendre ?

Les leçons concernant l’apprentissage de l’orientation

des énergies produites ou concentrées par le corps hu-main étaient incontestablement celles qui me rejoignaient

le plus. Peu m’importait de connaître le nom de tel Ar-change et à quelle lettre de notre alphabet on le disait associé !

J’apprenais tout cela aisément comme si c’était déjà gravé en moi et qu’il me suffisait de le dépoussiérer...

mais, pour le regard qui se cachait en arrière du mien, cela représentait trop peu.

S’il fallait en passer par la complexité pour redécouvrir toute la force du simple, j’avais la sensation d’avoir déjà

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parcouru une bonne partie du chemin... Était-ce de

l’orgueil ou "autre chose" ?

J’avais toujours été dans l’émerveillement de la Sim-

plicité ; ce que je réclamais donc c’était retrouver com-ment mettre en mouvement la puissance de celle-ci.

Le Frère Joaquim eut l’intelligence attentive et géné-

reuse de s’apercevoir de ma soif à approcher au plus près et sans plus attendre ce qu’il nommait le Fleuve de la

Lumière.

Un soir, en me raccompagnant jusqu’à l’escalier qui

conduisait à ma cellule, il a humblement incliné la tête tout en posant sa main droite sur son cœur.

Ŕ « Je crois que mon rôle auprès de toi s’arrête ici, Frère

Jeshua... J’ai prié, j’ai scruté mon cœur et j’y ai vu que ce que tu appelles dépasse mes connaissances et mon sa-

voir-faire. Je sais parler de la Lumière du Divin et des mille façons dont Elle nous traverse ; je sais comment La

concentrer pour L’offrir, tout au moins, je le crois... mais je crains de ne pas savoir L’offrir avec le même Feu que Celui qui bouillonne en toi et que tu t’obliges à réprimer...

Je ne serai plus un bon maître pour toi si je m’obstine... Demain, j’en parlerai au Vénérable et il décidera... »

Le Frère Joaquim a alors serré les lèvres, fermé les paupières un long moment, sans doute pour dissimuler

une émotion, puis il s’en est allé sans rien ajouter d’autre.

Je suis resté là, interdit, assis sur les marches de l’escalier. Cela me semblait incompréhensible et dou-

loureux. Joaquim était devenu un membre à part entière de ma famille et voilà qu’il allait disparaître ou presque au

milieu du chemin sous un prétexte que je ne parvenais pas vraiment à accepter. Sa peine était ma peine.

Je suis resté deux journées entières sans enseignant. Celui qui avait été mon guide de chaque jour depuis mon

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entrée au Krmel ne se montra même pas lors des rituels

quotidiens ou aux partages du pain.

Par quelques mots lapidaires, le Vénérable m’avait fait

comprendre qu’il priait et qu’il serait sage que j’en fasse autant. Que me restait-il d’autre à faire, d’ailleurs ? Le Krmel pouvait vite ressembler à une prison si on n’y

cherchait pas nos horizons intérieurs.

C’est ce jour-là que j’ai vécu en toute lucidité la pre-

mière dissociation de mon âme et de mon corps...

Vers la fin de l’après-midi, ivre de la ronde des litanies que je n’avais cessé de répéter durant des heures, j’étais allé me réfugier sur la petite terrasse où j’avais coutume

de travailler. Il fallait que je respire le vent qui montait de la mer et qu’ensuite je m’allonge sur le sol afin de con-

templer le ciel puis d’appeler "l’Ange de la journée" ainsi qu’on m’avait appris à le faire. La lumière était d’une

douceur grisâtre...

Comme je ne bougeais pas et n’avais nulle intention de le faire, j’ai bientôt eu la sensation d’être envahi par cette

même lumière et de me rétrécir dans mon corps.

Cette perception a peu à peu fait monter en moi une

grande tendresse et c’est cette tendresse, cet abandon confiant à la simplicité de l’instant, qui a tout provoqué...

Mon âme a basculé en avant de mon corps étendu, hors de lui, comme pour s’élancer dans le vide au sommet de la tour où se trouvait ma terrasse.

Cela s’est fait avec la rapidité de l’éclair et dans un si-lence intérieur total. J’étais comme suspendu dans l’air

qui était devenu Lumière et je regardais un corps étendu sur de grosses dalles de pierre, le mien... Pas de crainte,

pas de désir, pas de bruit, plus de peine... C’était tout

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simplement bon.

J’ai instantanément su que j’étais dam mon âme. J’y vivais l’émerveillement de l’oiseau, d’une légèreté sacrée

et indicible, semblable à celle que je m’étais mille fois imaginée lorsque mon cœur cherchait à s’élever.

Je n’avais rien voulu, pourtant ; je m’étais donné à

l’instant... et voilà que c’était arrivé... C’était tellement logique !

Je me suis regardé ainsi un moment sans être trop conscient de l’apparence de cet autre moi-même dans

lequel je me trouvais, puis j’ai perçu une sorte de brise fraîche qui m’emportait. Elle m’a fait glisser le long d’une échelle de bois, m’a poussé à travers une cour, m’a fait me

faufiler dans un dédale de corridors puis franchir une porte aussi basse que lourde et aux énormes ferrures... Je

la connaissais... C’était celle derrière laquelle vivait le Vénérable. Je l’ai franchie sans hésiter dans un crépi-

tement d’étincelles.

J’ai alors vu le Vénérable... Assis sur le sol, il méditait. Moi, j’ai eu honte de me trouver là... Quelle force m’avait

fait passer sa porte ? Mon âme n’avait donc aucune dé-cence ?

Mais en un rapide déclic j’ai pu éviter le piège et réaliser que ce n’était pas ma volonté qui avait provoqué tout cela.

C’était... un souffle, celui qui m’avait emporté tout entier et qui était si doux... Tellement doux qu’il m’a fait me placer quelque part dans l’espace, juste devant le vieillard

dont le voile rouge dissimulait en partie le haut du visage.

Le Vénérable, lui, paraissait ne pas respirer, en tout

point semblable à une statue que l’on aurait vêtue de tissus parfaitement drapés et dont on aurait également

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orné le buste d’un collier de cent-huit graines brunes36.

Ŕ « Frère Jeshua... »

Mon nom a résonné dans la pénombre de la pièce... Les

lèvres du vieil homme n’avaient pourtant pas bougé, pas davantage que je n’avais changé de position dans la lu-mière de l’immatière.

Ŕ « Frère Jeshua... »

Cette fois, je l’ai compris, la voix naissait au centre de

ma tête tout autant qu’autour de moi. Le regard de mon âme a alors soudainement tout englobé, il s’est déployé

aux quatre coins de la pièce sans que j’aie eu la sensation de faire le moindre mouvement.

Dans son habit de lumière, le Vénérable se tenait là,

debout près d’un coffre, à me regarder dans ma trans-parence tandis que son corps n’était qu’une coquille as-

sise sur un tapis usé à l’autre bout de la pièce.

Je n’ai pas même sursauté, le souffle qui m’habitait m’a

immédiatement fait glisser jusqu’à sa présence.

Ŕ « C’est moi qui suis venu te chercher, Jeshua... parce que tu étais prêt. Seulement parce que tu étais prêt ! Il y a

un temps pour toute chose, ne crois-tu pas ? Et on ne peut le devancer parce que la justesse et la précision que

réclame notre âme sont calquées sur le rythme de l’univers... »

Que répondre aux paroles que le Vénérable faisait se faufiler en moi ? Je n’étais qu’une oreille en paix, sans autre désir que celui d’être là...

Ŕ « C’est moi qui t’enseignerai dès à présent, poursui-vit-il très lentement. C’est la justesse et la précision qui le

36 108 est le chiffre sacré qui symbolise, entre autres, la réalisation de l’être.

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demandent, je l’ai compris aujourd’hui même. On ne peut

rien contre elles car elles sont deux des piliers de la Sa-gesse de l’Éternel.

L’heure est de t’aider à accélérer ta marche et je ne sais jusque quand je le pourrai. Cela aussi je viens de le comprendre. Le jour où je serai parvenu à ma propre

frontière, je ferai comme le Frère Joaquim, je me retirerai, je décroîtrai. Toi, tu poursuivras ton chemin ainsi qu’il est

écrit... »

Ŕ « Et qu’est-il écrit, Vénérable ? » ai-je enfin pu ex-

primer.

Ŕ « C’est à toi de le découvrir. On ne t’a pas seulement dit Av-Shtara, Frère Jeshua... mais utuktu de Zé-

rah-Ushtar37. Réfléchis à cela !

Les sables de l’oubli sont vite poussés par l’Esprit qui

t’habite ; en vérité plus rapidement que nous ne l’avions supposé. En voici encore la preuve, ce soir où ton âme est

parvenue si aisément à voler pour la première fois.

Ce qui est écrit, mon Frère, ne compte pas tant que ce

que tu vas écrire, sache-le. Le Destin ressemble à un chemin jalonné par deux barrières, l’une à droite et l’autre à gauche. Chacun peut choisir de les franchir, s’il

en a la volonté, la force, parfois l’inconscience ou alors... l’intelligence. Ainsi, il y a ce qui est écrit et que l’on devrait

dire selon la langue commune des Etoiles et ce que l’on choisit de dire en fonction de notre propre Etoile.

Et dire, vois-tu, c’est toujours bien plus être que faire. Si tu le veux, si tu le décides et quoi que tu puisses ac-complir, ta véritable parole sera ta présence. Il y a mille

façons de dire, d’entendre, de regarder et de faire mais la

37 Pour rappel, Zérah-Ushtar, plus connu sous le nom de Zoroastre.

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vérité de la Présence ne trahit pas ; elle est unique.

J’ai fait un songe à ton arrivée entre ces murs... et j’y ai compris que si la présence qui est tienne sait laisser

monter en elle la Présence, tu franchiras sans cesse les jalons posés par les Etoiles pour que ton Etoile soit... »

Ŕ « Ton songe, Vénérable, ai-je fait de toute ma candeur, ton songe... t’a-t-il donné le nom de mon Étoile ? »

Entre nos deux lumières d’âme, un sourire s’est ins-

tallé...

Ŕ « Son nom ? Je l’ai dérobé au temps, oui ! Il est très

simple à entendre mais pourtant c’est le plus difficile de tous à prononcer. Il est... Liberté...

Terriblement difficile, mon fils, car il contient tout. Même l’Amour ! Oui, la Puissance de Liberté est la vraie Puissance génératrice, celle de toutes les Créations ; elle

est l’ultime définition du Sans-Nom telle qu’elle me fut offerte dans mon songe.

Ainsi, Liberté est ton Étoile, elle est le possible présent de ta Présence. Liberté ne peut être autre chose qu’Amour

tandis qu’Amour ne peut signifier que Liberté. »

Ŕ « Ne s’attache-t-on pas quand on aime ? »

Ŕ « Pas avec l’Amour qui est celui de l’Av-Shtara car il

dissout l’illusion des amours. Maintenant va, mon Frère... »

Je me suis aussitôt retrouvé dans ma chair, dans ma

robe, étendu sur les dalles de la terrasse au sommet de "ma" tour. Mon corps était froid, presque rigide et il m’a été pénible de l’habiter de nouveau en cette fin de jour-

née-là. Par bonheur, mon âme venait de goûter à une légèreté qu’elle ne pourrait jamais oublier et qui allait lui

donner un nouvel élan.

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Comme il me l’avait annoncé, le Vénérable est ainsi

devenu mon instructeur. Bien qu’il fût moins présent à mes côtés que le Frère Joaquim en raison des charges que

lui imposait la direction du monastère, il se montra tout aussi attentif et exigeant que lui, plus sévère peut-être même. Avant tout, le vieil homme n’était pas un théori-

cien ; l’expérience du vécu, l’expérience de l’intense lui tenaient à cœur.

Prier, c’était parler ouvertement avec le Divin jusqu’à

s’écarteler l'âme.

Méditer, c’était se fondre en tout et aimer ce tout jusqu’à en oublier le défilé des heures et des jours.

Œuvrer avec le corps, c’était honorer sa fonction jusqu’à sentir la noblesse de sa fatigue.

Soigner avec les mains, le cœur et tout ce qui faisait l’humain, c’était monter vers soi et surtout répandre le

sourire du Sans-Nom.

En tout cela, nous nous comprenions dans les

moindres détails.

Il n’y eut pas un exercice psychique, pas une prière,

pas une méthode d’approche de l’énergie de vie, pas un son, pas un lieu souterrain du Krmel dont il ne me fasse

pénétrer les secrets, les dangers et les vertus. Il me fit aussi passer des journées et des nuits à enrichir les ti-roirs de ma mémoire et à pratiquer la rhétorique, un art

qu’il n’appréciait pourtant pas.

Aucun domaine de la vie et de ce qu’il connaissait de

l’univers visible et invisible n’était laissé en friche.

Il se déversait en moi cependant que j’en voulais tou-

jours plus... désespérément convaincu, malgré les bon-

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heurs du partage, qu’Awoun était toujours plus loin, plus

haut.

Les années se succédèrent ainsi, à la fois arides,

tendres, généreuses, épuisantes, vivifiantes et malgré tout profondément solitaires.

Je finis par ne plus aller que rarement vers Simon, les

autres petits moines et leurs instructeurs. Le Frère Joaquim, quant à lui, semblait m’éviter. Il avait proba-

blement honte de ce qu’il avait vécu comme un recul tandis que le Vénérable qui vieillissait ne pouvait plus

m’enseigner que chez lui... et à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.

Je ne souffrais pas d’un tel rythme soutenu ; j’y trou-

vais même une sorte de joie forte et tenace, la conscience d’un Feu qui montait en mon centre.

J’approchais de la fin de mes douze ans lorsqu’un

matin, aux premières clartés de l’aube, je me suis re-dressé sur ma natte, transi et avec une pensée d’une clarté fulgurante.

J’avais tant étudié, tant travaillé, médité, pratiqué toutes sortes de disciplines et fait d’expériences sacrali-

santes et voilà que, tout-à-coup, je m’éveillais avec la conviction que mon rapport avec le Divin n’avait certai-

nement été jusque-là que tourné essentiellement vers moi-même, excepté dans des moments de grâce...

Mon cœur s’est mis à battre comme il ne l’avait jamais

fait... Je réalisais que si ce rapport et cette intimité avec mon Père Céleste ne se déversaient pas davantage et ra-

pidement sur autrui, sur le monde, alors il perdait tout son sens et je me dupais.

Ŕ « Je ne suis sûrement pas un Av-Shtara », me suis-je

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dit au-dedans de moi-même, ils se sont trompés... Si

j’avais été ce qu’ils ont dit, je n’aurais pas été ainsi, ce n’aurait pas été me rapprocher moi-même du Sans-Nom

qui aurait compté à ce point. J’aurais plutôt demandé à chacun de ceux que j’avais croisés de s’en rapprocher... éperdument, amoureusement.

J’avais sans doute grandi en savoir, en connaissances et dans l’approche de certaines forces mais c’était

moi-même que j’avais d’abord nourri ! Je n’avais pas su être le témoin d’Awoun mais juste un orgueilleux cher-

chant à se placer entre Ses bras...

Oui, la compassion... je la connaissais, bien sûr, mais ce que j’en éprouvais n’était-ce pas encore une façon de

me dire que, décidément, je me tenais, moi, au plus proche de mon Père ?

J’étais profondément troublé.

Allais-je appeler Elohim ? Je n’avais jamais osé le faire

et je ne l’ai pas fait...

C’est avec une immense peine au cœur que, ce ma-tin-là, je me suis donc rendu en courant chez le Vénérable

pour me jeter à ses pieds et tout lui confier. J’étais certain d’être passé à côté de ma vie et mon fardeau me pesait

trop...

Le vieillard m’a longtemps laissé face contre terre. Il

fallait seulement que je l’écoute et que je ne gaspille rien de mon énergie par le regard.

Ŕ « Ainsi, mon fils, ils se sont trompés ? »

Et je l’ai entendu partir d’un grand éclat de rire qui paraissait ne pas vouloir se tarir.

C’était la première fois que le Vénérable se montrait d’une humeur aussi amusée devant moi et c’en était

presque blessant.

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Ŕ « Allons, Jeshua, a-t-il enfin repris dans un soupir,

que crois-tu qui vient de se passer ? Tu viens seulement d’accomplir un très grand pas. Non, je te le dis... tu n’as

pas été plus au centre de tes préoccupations que la na-ture de ce monde ne le demande. Avant de pouvoir don-ner, il faut avoir reçu ; avant de construire, il faut s’être

construit ; avant de savoir aimer d’Amour, il faut avoir appelé et reconnu la présence de l’Amour en soi. Et pas à

moitié...

Ce que tu viens de me confier est le signe que quelque

chose en toi vient de mûrir, même si cela passe par un lourd jugement que tu t’infliges. Que penses-tu que soit

un Av-Shtara ? Un "faux-enfant" puis un adulte totale-ment maître d’une conscience qui se souvient de tout ? L’oubli est le tribu de la chair !

Mais comprends-moi bien, Jeshua, il y a l’oubli et l’Oubli... Lequel des deux, crois-tu être le tien ?

Dis-moi...»

Je ne regardais toujours pas le Vénérable. Une joue

plaquée contre la pierre du sol, je maintenais mes yeux résolument clos.

Ŕ « Tu as raison, ai-je murmuré au bout d’un temps, je

ne connais pas le Grand Oubli dont tu parles, mais l’autre, celui qui fait quelquefois douter. »

Ŕ « Relève-toi, maintenant ! »

En une remarque, le Vénérable venait de briser la

prison dans laquelle je commençais à m’enfermer. Qui peut offrir ce qu’il n’a pas lui-même suffisamment assi-milé ?

Ŕ « Tu veux dire que je dois inspirer avant d’expirer... »

Ŕ « Je veux dire que le mouvement de la Vie est iden-

tique pour tous. Même le plus sage d’entre les sages doit

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s’accorder un temps pour s’emplir.

N’aie donc pas honte d’être un réceptacle avant de pouvoir te déverser... même si ta coupe, tu le sais, est

poreuse et laisse toujours échapper, malgré elle, un peu de son contenu sur le bord des chemins.

L’orgueil n’est pas dans le besoin ou la volonté de

s’emplir mais dans la sensation de devoir se placer au-dessus de cette loi ! Même l’Av-Shtara se doit de ra-

viver ses souvenirs afin de se reconstruire... et, tu le sauras, il se reconstruit toujours selon un nouveau plan.»

La leçon était comprise et je ne l’ai jamais oubliée. Elle voulait dire à mon âme : « Laisse-toi aimer par le Divin et ne crains pas de frapper à Sa porte car Il t’offre l’Amour

que tu te dois. Plus tu toucheras cet Amour en toi, plus tu sauras aimer autrui... et avec les mêmes mesures que

celles que tu te seras accordées pleinement et sans compter. »

Les semaines et les mois continuèrent à défiler, ponctués par les fêtes de la grande Tradition du peuple de

Moïse.

À l’abri des murs de notre temple, nous y participions

toutefois sans grand enthousiasme ; notre isolement du reste du monde faisait décidément de nous des enfants,

des adolescents et des hommes à part. Des marginaux ? Des élus ? Chacun avait sa version...

Parfois, je me demandais ce que serait mon retour au

village. Les regards y avaient-ils changé comme le mien avait dû le faire ?

Simon, que je voyais de temps à autre, souvent pen-dant la taille des vignes, partageait la même interrogation.

Ceux d’Essania, dans leurs si petits villages, avaient

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toujours suscité une certaine méfiance mais, pour nous,

qu’en serait-il au sein même des nôtres ? Nos frontières avaient volé en éclats et on nous avait enseigné qu’il ne

fallait pas trop le faire savoir...

Émettre les sons justes, travailler la "langue de lait", Ŕ selon l’expression consacrée Ŕ connaître la loi des âmes et

des corps puis y faire courir la Lumière provoquaient certes le respect mais appelaient inévitablement la sus-

picion.

Quant à moi qui avais reçu ce qu’on m’avait dit être la

quintessence de tout cela, j’avais peine à m’imaginer re-commencer à vivre parmi les miens.

Un jour du mois de Chevat38, un événement est arrivé qui a précipité la fin de ma vie du Krmel. C’était quelque

temps après le départ de Simon, enfin parvenu au bout de sa vie recluse lorsqu’il eût traversé la redoutable initiation

du labyrinthe39.

Comme tous les matins, je me dirigeais vers la modeste chambre où vivait le Vénérable. Il ne faisait pas chaud et

le vent soufflait dans les couloirs...

Ŕ « Tu ne devrais pas y aller, mon Frère ; le Juste n’est

pas bien aujourd’hui... Ses jambes le font souffrir. »

C’était le Frère Moshab, venant à ma rencontre d’un

pas décidé, qui m’avait adressé ces mots.

Ŕ « Oui... lui ai-je répondu, oui je sais... »

Mais en réalité, lorsque je visite aujourd’hui cet instant

38 Le mois de Chevat, chez les Esséniens, était considéré comme favorisant les énergies montantes et l’élaboration des projets. On peut lui associer les éner-gies du signe du Verseau.

39 Voir "De mémoire d’Essénien", chapitre IX.

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dans ma mémoire, je puis dire que ma tête n’en savait

rien. Mon cœur seul s’était exprimé dans sa vérité à lui. Oui, mon cœur savait et, spontanément il a aussitôt

poussé mes pas afin qu’ils contournent Moshab et me fassent poursuivre mon chemin.

Ŕ « Jeshua... »

Le Frère est resté interloqué, sans autre réaction, tandis que j’étais plus que jamais décidé Ŕ sans en com-

prendre la raison Ŕ à rejoindre le Vénérable chez lui. La Force qui parfois me prenait l’âme et le corps était là... Je

ne l’avais pas senti venir mais elle me poussait.

J’ai trouvé le vieil homme, allongé sur sa natte ; une couverture de laine grise était succinctement étendue sur

lui tandis qu’un coussin à demi éventré lui soutenait la tête. Son visage m’a immédiatement semblé crispé en

dépit de ses yeux, plus clairs que jamais.

Ŕ « Malgré tout, Jeshua... ? Je te reconnais là... »

Je n’ai pas cherché à me justifier ni à expliquer quoi que ce soit. La voix souffrante du Vénérable ne faisait qu’ajouter à l’impulsion de la force irrépressible qui

m’habitait.

Je me suis seulement agenouillé et, sans que je puisse

les contrôler, mes mains ont délicatement soulevé la couverture de laine là où elle recouvrait les pieds et une

partie des jambes du vieillard. La peau y était terrible-ment ulcérée et suintait.

Ŕ « J’ai demandé à ce qu’on m’enlève les bandages et les

onguents ; tout cela ne sert plus à rien, mon fils. Il faut le reconnaître, notre savoir a ses limites et notre corps

aussi. Il arrive toujours un moment... »

Le Vénérable n’a pas eu le temps de terminer sa

phrase, me souvient-il. Mes mains se sont posées

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d’elles-mêmes sur les plaies vives, lentement, précisé-

ment et sans la moindre répugnance. J’ai senti mon cœur ralentir ses battements puis un long, long silence tissé de

tendresse m’a envahi. C’était lui qui œuvrait et ma vo-lonté n’y pouvait rien.

Il y avait un fleuve qui faisait son lit à travers moi et qui

glissait le long de chacun de mes bras pour se déverser au creux de mes paumes. Je n’existais plus que par lui et je

me répandais moi-même en lui.

Ŕ « Oh, Père, Père... », ai-je alors crié en silence sans que

d’autres mots puissent surgir.

Je crois que tout cela fut très bref. Aucune prière n’était montée en moi parce que la force m’avait fait prière

sans le moindre barrage ni la plus petite hésitation. Elle m’avait pris par surprise.

Enfin, mes mains ont rejoint le sol, et ma tête aussi... Lorsque je me suis redressé, le Vénérable souriait, les

yeux embués de larmes.

Ŕ « Viens ici, fit-il, approche-toi... »

Ainsi qu’il le voulait, je me suis glissé sur le sol, l’esprit

vide, hors du temps, hors de tout ce qui venait de se passer.

Ŕ « Vois-tu, a-t-il poursuivi, je ne peux plus en douter maintenant, Jeshua, ta présence parmi nous touche

désormais à sa fin. Rien ni personne ici ne saurait te faire aller plus loin. Poursuis ton chemin, mon fils, c’est tout ce que je puis te dire. Tu ne peux pas faire autrement que le

reconnaître... Ce chemin est inscrit en toi ! Quel autre discours tenir ? »

C’est à cet instant précis que le Frère Joaquim a poussé la porte. Sans doute voulait-il s’enquérir de la santé du

vieillard. Il y avait bien longtemps que nous n’avions eu

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une véritable rencontre, lui et moi. Il s’était tellement

retiré en lui-même...

Ŕ « Regarde, lui fit le Vénérable, regarde... »

Et tout en prononçant ces mots à mi-voix, il tira de côté le peu de couverture qui lui cachait encore les jambes. Les ulcères s’étaient refermés... ils ne suintaient plus et

l’enflure des chevilles paraissait diminuer d’instant en instant.

Le Frère Joaquim est resté figé quelques secondes puis il s’est jeté sur le sol afin de toucher les pieds qui gué-

rissaient. Il a alors éclaté en sanglots et moi je n’ai rien su faire d’autre que de l’attraper entre mes bras et laisser couler mes larmes à mon tour.

Je ne pouvais absolument pas commenter ce qui était arrivé... mais c’était arrivé. Je ne constatais qu’une

chose... L’Esprit d’Awoun était venu...

Ces images, ces pensées et ce partage d’Amour cons-

tituent les derniers véritables souvenirs que j’ai emportés du Krmel.

Quelques jours plus tard, mon père était là, aux portes du temple afin de me ramener au village.

Les adieux avec les moines et le Juste d’entre les justes Ŕ comme nous l’appelions parfois Ŕ furent brefs. Nous

n’aimions pas cela.

Pour ce qui est des retrouvailles avec mon père, elles eurent lieu pour la première fois "entre hommes" et avec

une émotion contenue, comme il se devait. Je n’étais plus le tout jeune garçon qu’il avait laissé six années plus tôt

mais un adolescent solidement bâti, aux très longs che-veux sauvages.

À dire vrai, autant mon père n’a pas dû retrouver le

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visage qu’il avait certainement gardé de moi, autant je l’ai

à peine reconnu. Trop de fatigue, de charges et d’interrogations... Je ne savais...

Quant à l’homme qui l’accompagnait et qui tenait un superbe mulet par la bride, j’ai eu grand peine à faire remonter du fond de mes souvenirs son singulier regard,

ses sourcils indisciplinés et sa puissante barbe grison-nante.

C’était mon oncle Yussaf du village d’Ha Ramathaïm, près de Jérusalem, et j’étais loin d’imaginer toute la place

qu’il était destiné à prendre dans ma vie...

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Chapitre 9

Révélations

Que dire du chemin qui fut parcouru pour mon retour au village ? Chacun comprendra qu’il a d’abord été intérieur

avant que de s’inscrire sous la plante de nos pieds. Six années, c’était un monde et une éternité.

Nous ne nous connaissions plus, mon père et moi.

Nous redécouvrir mutuellement ne s’avéra pas facile car trop de choses se bousculaient en nous et nous ne sa-

vions trop sur quels liens de nos âmes tirer pour que nos récits puissent ensuite couler d’eux-mêmes.

Finalement, seuls des souvenirs et des nouvelles simples furent évoqués de part et d’autre. Notre trop-plein d’affection ne trouvait même pas comment se dire et

puisque les regards étaient timides, il n’y avait que les sourires pour vraiment le traduire.

Je me suis demandé comment on pouvait ainsi retenir la joie et l’amour en soi lorsqu’ils débordent manifeste-

ment de notre cœur. Était-ce une pudeur ? Était-ce une sorte d’infirmité de l’âme humaine ? Dans les deux cas, j’ai cherché à comprendre pourquoi.

Peu avant notre arrivée au village j’en avais conclu que les hommes se transmettaient sans doute un étrange

héritage de génération en génération, un héritage qui disait que l’expression de la tendresse était celle d’une

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fragilité, voire d’une faiblesse. C’est ce jour-là que je me

suis promis très consciemment de toujours tout mettre en œuvre pour que le beau et le doux s’écoulent librement

et soient accueillis telles les forces qu’ils sont en vérité.

Avec mon oncle Yussaf, ce fut bien sûr plus simple. Notre histoire commune était si courte ! Un regard

peut-être un peu sévère mais aimant, une voix puissante, quelques images et parfums de Niten Tor, puis les éclats

colorés de la mosaïque romaine qui était le joyau de sa demeure... Il n’y avait rien d’autre.

J’ai tout de suite vécu une complicité spontanée avec lui. Il existait entre nous cette sorte de parenté d’âme dont on ne saisit totalement le sens que quand on l’a déjà

soudainement éprouvée. Oui, nos cœurs se connais-saient, c’était à n’en pas douter...

Que dire aussi des retrouvailles avec ma mère, avec mon frère Judas et de la découverte de Sarah, ma nou-

velle sœur ?

Ma mère... Meryem... pour moi, c’était un peu comme si je la voyais pour la première fois. Je n’avais eu pendant

des années que le souvenir flou de son visage maternel et voilà que, tout à coup, j’étais saisi par la noblesse brune

de son visage d’épouse. Oui... je réalisais avec bonheur que ma mère était une femme, que je n’avais pas ap-

proché de femme depuis fort longtemps et enfin à quel point le son d’une voix féminine pouvait être bon.

Ŕ « Mère... Meryem... » ai-je donc fait en ne sachant trop

comment l’appeler le soir de nos retrouvailles tandis que j’osais me lancer dans ses bras.

Il y eut une fête pendant deux jours à laquelle tout le village fut bien sûr convié. Mais le temps avait œuvré

durant mon absence. C’était inévitable. On m’a appris que le vieux Zérah n’était plus et qu’un vieillard du nom

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de Joab avait pris sa place dans sa maison, près de ce qui

restait de l’ancien puits. C’était ainsi...

Quant à Simon, Myriam, Bethsabée et quelques-uns de

"ceux de mon temps", ils n’étaient pas là. On les avait, paraît-il, envoyés quelque part sur les bords du lac de Tipheret afin d’y apporter un peu d’aide ainsi que cela

arrivait parfois.

Bien que cette fête fût organisée par ma famille tout

entière pour célébrer mon retour, je dois reconnaître que je ne me suis pas senti très concerné par elle. Mon rythme

intérieur avait changé. Plus que tous ceux de la Frater-nité, j’avais sans nul doute toujours eu le regard tourné vers l’Éternel mais, maintenant, c’était encore différent.

À force de vivre entre des murs qui s’élevaient eux-mêmes entre d’autres murs, je m’étais aperçu que je

n’avais plus autant besoin de lever les yeux vers l’azur pour Le trouver et Lui parler. Je Le percevais davantage

en moi, presque physiquement.

De ce fait, les rituels et les longues litanies auxquelles je dus participer entre les repas et les danses me tou-

chèrent infiniment moins qu’autrefois. Ce n’était pas que je n’aimais plus tout cela mais je voyais clairement que

mon âme était passée à "autre chose".

J’ai joué le jeu et j’y ai même pris quelque plaisir au

contact des "vieux regards" retrouvés ou à la vue des courbes des collines qui avaient autrefois fait mon quo-tidien... cependant c’était l’envers du décor de la vie qui

m’appelait constamment, les lumières et les déplace-ments d’ombre que j’y pressentais, à la fois pour moi et

pour notre monde. Je savais intensément que tout allait bouger...

Pour mon jeune frère Judas, mon retour ne signifiait évidemment pas grand-chose. Il n’avait gardé de moi

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qu’un embryon de souvenir.

Environ une semaine après mon arrivée, les deux pieds

dans la terre caillouteuse d’un petit champ qu’il me fallait retourner à l’aide d’une houe, je me suis tout à coup souvenu d’une phrase qu’avait prononcée le vieux Zérah

peu de temps avant mon départ pour le Krmel.

Ses mots étaient remontés sans effort du fond de ma

mémoire comme si j’avais eu rendez-vous avec eux.

« Il s’est dit beaucoup de choses lorsque tes parents sont

partis avec toi, aussitôt après ta naissance... Il y avait de mauvaises langues... Ton père t’expliquera un jour... »

Le lendemain, mon père était là avec moi, dans ce

même champ, accompagné de Meryem et de mon oncle Yussaf qui n’avait toujours pas rejoint son village, en

Judée.

En réponse à ma question, ce qu’on avait à me révéler

devait être important, à en juger par la solennité des vi-sages. La façon dont chacun avait soigneusement placé puis retourné ses voiles au sommet de sa tête parlait

aussi d’elle-même.

Mon oncle, en particulier, avait appuyé sur le protocole

en usage chez les Anciens de notre peuple lors des cir-constances les plus sacrées ou les plus graves.

Ainsi il avait superposé les trois voiles noir, blanc et rouge, dans l’ordre par lequel s’opérait symboliquement la métamorphose de la conscience humaine. Il y avait le

noir de la calcination de l’être, celui immaculé de son élévation et enfin l’écarlate de sa sublimation.

Je me suis assis sur une petite pierre qui marquait l’angle du champ. J’étais prêt...

C’est mon oncle Yussaf qui a pris la parole après avoir

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récité brièvement un psaume. Sans doute était-ce plus

facile pour lui de s’exprimer.

Ŕ « Vois-tu... Jeshua, fit-il après une légère hésitation,

c’est à l’homme que tes parents et moi nous nous adressons aujourd’hui, à un homme dans son esprit mais également dans son corps. Tu me comprends... »

Yussaf observa une petite pause, se racla la gorge puis reprit tandis que la main de ma mère se glissait dans la

mienne.

Ŕ « Écoute... Un peu plus d’une année avant ta nais-

sance, ta mère, Meryem, a été envahie par une étrange vision alors qu’elle travaillait dans le jardinet, derrière votre maison. »

Ŕ « Ce n’était pas une vision, Yussaf... »

Un peu piqué, mon oncle s’est redressé l’échine.

Ŕ « Ta mère dit vrai... La vérité, me semble-t-il, c’est qu’elle a été enveloppée par une puissante Lumière et que

cette Lumière a glissé des mots en elle, des mots qui di-saient...

« Je suis à la fois le Soleil et le Vent... et Je viens non pas vers toi mais en toi afin que Tu me portes et portes

ainsi en toi Celui qui peut tout changer. Sois la coupe qui, par Lui, va Me permettre de Me répandre. »

À l’écoute de ces paroles, mon cœur s’est mis à battre singulièrement et je n’ai pu me retenir de laisser tomber

quelques mots sur mes lèvres tout en me tournant vers Meryem dont la main était toujours dans la mienne.

Ŕ « Je sais tout cela, mère... J’ignore comment mais je le sais... »

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Je me souviens d’un assez long silence qui s’est alors

mis à planer sur notre petit carré de terre. Il était chargé d’émotion. Mon oncle l’a finalement rompu de sa voix

grave pour reprendre son récit.

Ŕ « Vois-tu, Jeshua... dans notre peuple, il est dit qu’il existe un Souffle qui balaie tout l’univers et que, parfois,

ce Souffle vient tournoyer dans la lumière d’âme d’une femme. Il s’y invite... et cela se fait selon des cycles qui

sont de l’Ordre de l’Éternel.

Ce Souffle, en lequel vivent la Pureté et la Liberté ab-

solues, nous L’appelons Ruh. Il est pour nous ce qu’il y a de plus sacré dans l’expression du Sans-Nom.

La Tradition enseigne que lorsque Ruh vient se déposer

sur et dans la lumière d’âme d’une femme, Il y plante la Mémoire totale de l’Av-Shtara qui viendra bientôt à tra-

vers elle. Ainsi, l’âme d’une telle femme est-elle enceinte... sans que son corps le soit.

À l’époque où un tel événement s’est produit pour Meryem, elle n’était pas encore l’épouse de ton père, tu

dois le savoir. La cérémonie n’était prévue que pour des mois plus tard... »

Mon oncle Yussaf a paru hésiter un instant et c’est

alors que mon père est intervenu.

Ŕ « L’épreuve qu’il nous a fallu vivre a commencé dès

lors, Jeshua... car les cycles naturels qui sont le lot de toute femme se sont interrompus chez ta mère sitôt que le

Ruh eût œuvré dans sa lumière d’âme. Tu sais comme les choses se disent dans un village... Il s’est donc dit que ta mère avait été impure. »

Ŕ « Et le croyais-tu, toi, père ? »

Mon père m’a d’abord répondu d’un petit rire que j’ai

senti un peu souffrant.

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Ŕ « Je savais que, seule, l’âme de ta mère était enceinte

de la Mémoire d’un Av-Shtara, Yussaf, et qu’il me revenait alors d’épouser son corps afin que le Ruh puisse y atta-

cher réellement la Mémoire de Celui qui voulait venir... toi40. J’avais confiance en ta mère, Yussaf... Jeshua, toute confiance ! »

C’est à ce moment-là que Meryem est intervenue pour la seconde fois...

Ŕ « Mon fils, il nous faut pourtant aller plus loin dans ce que nous avons à te dire... Ton oncle lui-même n’est pas

au courant...

Oui, ton père avait toute confiance et j’ai vu alors quelle âme était la sienne mais moi... j’ai pensé qu’un jour,

peut-être, malgré tout, il aurait pu douter... et je l’aimais... et j’ai voulu tout risquer pour lui... et tout

40 Les lois de la biologie subtile font que la mémoire totale de tout être qui se réincarne – c’est-à-dire son atome-germe – passe par la semence du père lors de la procréation. Lorsqu’un Avatar d’envergure cosmique vient au monde, cette loi est cependant bouleversée. C’est le "Ruh" – que l’on peut ici assimiler { l’Énergie que nous appelons "Esprit Saint" – qui introduit directement l’atome-germe du futur Avatar dans l’aura causale de la future mère ; ceci a pour effet de ne pas faire intervenir le "filtre" que constituerait inévitablement la réalité causale du futur père et son empreinte mémorielle inconsciente. Un atome-germe implanté de cette façon dans une femme ne peut cependant espérer s’incarner que si son implantation est suivie par un acte de procréa-tion charnel.

Cette explication fournie ici par Joseph d’Arimathie permet de réconcilier les deux positions diamétralement opposées, relativement à la procréation de Jeshua, la première excluant l’intervention humaine de Joseph, la deuxième excluant quant { elle l’intervention du Souffle divin et faisant de l’épisode de "l’Annonciation" une sorte de Symbole. Si la virginité de Marie est de l’ordre du mythe, son adombrement par le Ruh, le Souffle Divin, n’en demeure pas moins mie réalité qui fut vécue.

Il est par ailleurs intéressant de noter qu’on retrouve un récit analogue dans la Tradition égyptienne en ce qui concerne la conception d’Horus par Isis.

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oser... alors nous nous sommes étreints... un peu avant

notre mariage. Nous avons été dans l’impureté... Il fallait que tu le saches car nous te devons toute la vérité et parce

que certains s’en doutaient au village. »

J’ai regardé ma mère droit dans les yeux. Lentement, sa main s’était dégagée de la mienne tandis qu’elle parlait.

Ŕ « Dans l’impureté ? Où as-tu vu de l’impureté, Me-ryem ? L’amour est-il jamais impur ? Seuls les détours de

la pensée peuvent donner cette illusion. L’amour véritable ne peut être que pur, à tout jamais. Awoun n’a que faire

des lois que nous avons inventées, je le sais... »

Ce n’est qu’après avoir prononcé ces mots que j’ai senti l’absence de mon père sur la pierre qu’il avait occupée

près de moi. Il avait fait quelques pas sur le côté du champ. Sans doute embarrassé par l’aveu de Meryem, il

fouillait le ciel du regard comme pour y trouver l’assentiment de celui-ci à ce que je venais de dire.

Le soir venu, autour du petit feu que mes parents avaient coutume d’improviser dans notre jardin afin d’y

cuire quelques légumes sur la braise, nous continuâmes à parler de "tout cela". À voix basse, cette fois. "Tout cela",

cela voulait dire "de la Chair et de l’Esprit".

En vérité, à avoir passé la moitié de ma vie entre les

murailles d’un énorme temple, je n’avais jamais pu réa-liser à quel point l’Esprit et la Chair semblaient se livrer un tel combat en ce monde.

Les échanges étaient passionnés entre mon oncle, mes parents et deux ou trois de mes frères plus âgés. Appa-

remment, les quelques mots tout simples et si spontanés qui avaient jailli de mon cœur le matin même avaient posé

les bases d’une discussion tout aussi grave qu’ardente.

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Contrairement à ce qu’on attendait de moi Ŕ puisque

j’avais étudié Ŕ j’y ai peu participé. Cela me semblait vain car j’avais la nette sensation que Ton s’évertuait à com-

pliquer quelque chose qui, en définitive, était fort simple. Il n’était question que de pureté et d’impureté, de lois, d’obéissance et de transgression ou de ce qu’en avait

commenté tel ou tel Ancien de notre peuple.

Ŕ « Et toi, Jeshua, qu’en penses-tu ? »

Mon oncle Yussaf s’était finalement tourné dans ma direction d’un air malicieux. Sa moustache était si longue

que je ne voyais pas même ses lèvres remuer...

Ŕ « Tes paroles nous ont surpris ce matin. Tu t’en doutes... Est-ce de cette façon que tes maîtres t’ont en-

seigné au Krmel ? Faire fi des lois ? Oser ce qui ne se fait pas ? »

Ŕ « Je ne sais pas... À vrai dire, on m’a appris à ap-prendre, à apprendre beaucoup. »

Ŕ « Et alors ? »

Ŕ « Et alors... j’ai fini par m’apercevoir qu’apprendre beaucoup, cela voulait surtout dire "répéter beaucoup",

"savoir beaucoup" mais pas nécessairement "comprendre beaucoup" ni "vivre beaucoup". J’ai aimé mes maîtres et

je les aime encore, mais je ne sais pas s’ils vivent vrai-ment. Ils m’ont enseigné les mystères de l’Esprit et les

multiples réalités du corps mais j’ignore s’ils avaient compris que le corps et la chair ne racontent pas forcé-ment la même histoire.

Le corps c’est... une machine, un peu comme ces roues que l’on fait tourner pour apporter de l’eau là où la terre

en manque... juste en plus compliqué.

La Chair, elle, est un peu comme l’Esprit. Je sais que je

ne la connais pas tel qu’un homme peut la connaître...

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mais l’Esprit en moi la connaît suffisamment pour pou-

voir dire que, comme Lui, elle est là pour s’extasier, pour l’union, pour la fusion, pour dire l’Unité de ce que le

Sans-Nom a engendré... Me comprenez-vous ? »

Je me suis senti dans un état d’esprit étrange après avoir prononcé ces paroles presque d’un jet. Cette fois, ce

n’était pas la Force qui s’était emparée de moi afin qu’elles soient dites. Je savais parfaitement qu’elles venaient de

mon âme... Étaient-ce les leçons du Vénérable qui com-mençaient à porter fruits ?

À dire vrai, tous ceux qui étaient réunis là autour des braises et sous un timide quartier de lune furent pour le moins décontenancés par la teneur de ce qui était sorti de

ma bouche. Non seulement je n’étais pas sensé pouvoir dire tout cela mais je voyais qu’ils ne comprenaient pas

l’essence profonde de ce qui avait jailli de mon cœur.

Ŕ « Tu dis que la Chair est un peu comme l’Esprit ? est

finalement intervenu Jacob41, l’un de mes frères aînés qui avait déjà pris épouse dans un autre village. Heureuse-ment que personne ne t’entend hormis nous ! Tu vas trop

loin, Jeshua... »

Ŕ « Trop loin par rapport à qui, mon frère ? Par rapport

aux Anciens ? Si, un jour, je deviens un Ancien, vois-tu, je ne voudrai pas nécessairement ressembler à ceux qui

m’auront alors précédé... »

Ma déclaration déclencha immédiatement une réaction vive de la part de tous ceux qui étaient présents. Seule,

ma mère ne s’est pas manifestée.

Ŕ « Écoutez-moi, ai-je aussitôt repris, écoutez-moi... Ce

41 Jacob est appelé Jacques dans les Évangiles canoniques et clairement pré-senté comme un frère de Jésus.

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n’est pas que je ne respecte pas ceux qui ont guidé et

enseigné notre peuple jusqu’à maintenant... Je crois seulement que vient toujours un temps où il nous faut

aller plus loin. Penses-tu, Jacob, que l’Éternel nous ait faits pareils à ces collines et à ces montagnes qui ne bougent jamais, qui portent toujours les mêmes plantes

et reçoivent inlassablement, sans le moindre choix, le soleil, la pluie et le vent ? Ne penses-tu pas qu’il nous

demande d’aller plus loin, c’est-à-dire de nous prolonger jusqu’à Lui ? »

Ŕ « Tu nous parlais de la Chair et de l’Esprit, Jeshua... Peux-tu nous dire quel est le rapport avec tout ceci ? »

Mon oncle Yussaf avait martelé ces mots d’un ton un

peu irrité tout en attisant les dernières braises du feu.

Ŕ « Le rapport est simple, mon oncle... Tenter de nous

prolonger jusqu’à l’Éternel, c’est vouloir faire monter en nous davantage de sagesse. Et la sagesse... mon âme me

dit qu’elle est de rompre avec cette habitude qui nous pousse à toujours, toujours tout opposer... pour enfin nous apprendre à rassembler. Tout ne vient-il pas de

l’Un? »

Ŕ « Ainsi selon toi, ou plutôt selon ton âme, la Chair et

l’Esprit seraient la même chose ? Tu n’as pas encore tout à fait atteint tes treize ans, Jeshua ; tu n’es pas encore

allé au Temple, il te reste des choses à apprendre, ne l’oublie pas ! »

Je me souviens avoir eu envie de me lever et de pleurer.

Je ne voulais parler que d’unité et voilà que, contre mon gré, j’étais sur le point d’entrer en conflit avec ceux que

j’aimais. Par bonheur, mon corps a pris tout seul une longue inspiration et mes paupières se sont fermées.

Ŕ « La paix soit sur nous, mon oncle... Je n’ai pas voulu dire que la Chair et l’Esprit sont la même chose mais que

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tous deux sont issus de l’Un et qu’ils ne peuvent donc

s’opposer... et enfin qu’il y a forcément une porte invisible dans notre cœur qui mène de l’un à l’autre. »

Ŕ « Et toi, tu la connais, cette porte, bien sûr, Jeshua ?» laissa tomber Jacob un peu ironiquement.

Ŕ « Comme notre oncle vient de le dire, mon frère, je n’ai

pas encore treize ans. Mais si cette porte existe, je la découvrirai car si nous avons deux oreilles qui

n’entendent pas toujours la même chose et deux yeux pour tout différencier, nous n’avons qu’un cœur pour

aimer... »

Ma mère a voulu que nous en restions à ce point de la discussion, ce soir-là. Elle s’est levée puis est allée

prendre dans le petit coffre de notre maison un sac de toile brune. Malgré l’obscurité, j’ai aussitôt reconnu ce-

lui-ci. Elle y rangeait sa modeste réserve de benjoin et de plantes odorantes.

Ainsi que cela se faisait chez ceux d’Essania, Meryem en jeta énergiquement quelques pincées sur les ultimes braises du feu tout en prononçant les paroles que notre

Tradition associait à un tel geste. « Toute louange est à Toi, Seigneur... »

La nuit nous a alors emportés...

J’ai passé une bonne partie du lendemain à aider mon père à réparer une charrette puis les journées suivantes à travailler aux champs tout en parlant aux oiseaux de ce

qui me nourrissait et m’interrogeait. Vouloir tout unifier, tout réconcilier et élargir le chemin pour tout aimer...

Ces pensées allaient-elles me condamner à vivre dans un continuel antagonisme, même parmi les miens ?

C’était absurde. Les mots ne pouvaient donc ériger que

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des murs ?

Peut-être alors que dire devait se résumer à être ! Mais être... cela ne pouvait faire fi ni du corps, ni de la Chair, ni

de l’Esprit. Serait-il possible qu’un jour tout cela ne fasse qu’Un dans le cœur des hommes ?

Tandis que je me faisais ces réflexions un éclair m’a

soudainement traversé...

« Peut-être est-ce l’âme qui empêche l’union de tout

cela... L’âme c’est... ce qui nous définit tous les jours, ce qui nous fait penser, agir, avoir conscience de nous,

éprouver, aimer plus ou moins bien, réagir et donc... avoir une personnalité qui dit moi, moi, moi... Oui, et si c’était

l’âme le clair-obscur à dépasser ? »

Je vous l’affirme, j’ai eu la certitude d’enfoncer un vé-ritable mur, ce jour-là, lorsque j’ai émergé de ma ré-

flexion, la houe à la main et les deux pieds dans les sillons de la terre.

Je voyais de mieux en mieux pourquoi j’allais œuvrer. Ce n’était pas pour l’âme des hommes et des femmes que

tout se ferait mais pour leur Chair et leur Esprit, pour leur Union car les extrêmes qu’ils étaient réputés être ne pouvaient signifier qu’Un dans la Conscience de l’Infini.

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Chapitre 10

Le songe de Yosh Héram

Deux semaines plus tard, nous étions à Jérusalem. J’allais atteindre mes treize ans et la coutume voulait que

je sois présenté aux Docteurs de la Loi dans l’une des cours du grand Temple car la Pâque approchait.

Cet usage avait relativement peu de valeur pour ceux

de notre Fraternité et il était fréquent que tous ne s’y plient pas. Mes parents tenaient toutefois à l’observer non

seulement parce que notre famille était renommée mais parce qu’ils étaient soucieux de ne pas cultiver ouverte-

ment les différences.

Quant à mon oncle Yussaf, il avait profité de notre voyage afin de rejoindre plus aisément sa demeure où de

nombreuses affaires, disait-il, étaient en attente. Il lui faudrait ensuite rejoindre le bord de mer où certains des

bateaux qu’il possédait devaient déjà avoir accosté, les cales emplies de marchandises.

C’est donc aux portes du Temple, en haut d’un im-mense escalier, que nous nous sommes séparés, parmi une foule de prêtres et de gens du peuple venant régler

mille sortes de choses, des plus sacrées aux plus triviales.

Nos embrassades furent toutes en émotions. Depuis

notre soirée un peu houleuse, mon oncle semblait avoir beaucoup bougé "dans sa tête et son ventre", selon

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l’expression utilisée chez nous.

Il m’avait même offert l’une de ses bagues afin de m’assurer qu’aucun fossé ne s’était creusé entre lui et

moi.

Ŕ « Je sais que tu ne la porteras pas, m’avait-il dit tout en me la tendant, car les vœux que tu as prononcés au

Krmel te le demandent. Cependant, accepte-la et garde-la au fond de ton sac si tu le veux bien. Elle y sera le rappel

de mon affection et de mon respect.

Je devine ce que tu portes en toi, a-t-il enfin ajouté,

même si je ne peux pas encore l’exprimer. Il faut, vois-tu, que je fasse un peu de nettoyage dans ma maison... »

Le lendemain, mon passage devant les Docteurs de la

Loi fit en vérité beaucoup moins de bruit que ce qui en fut rapporté dans les Écrits42. Quant à l’épisode de mes pa-

rents s’apercevant de mon absence à leur côté tandis qu’ils s’en retournaient vers notre village, il me faut dire

qu’il a été purement inventé afin d’amplifier des événe-ments sans doute trop simples aux yeux de certains... car, en fait, les choses se passèrent très simplement.

Nous n’étions guère plus d’une dizaine de garçons, ce jour-là, à devoir subir "l’épreuve" et nous nous tenions les

uns derrière les autres dans l’angle d’une grande cour bordée de colonnes.

Devant nous se tenaient trois prêtres avec leurs robes toutes en dorures, leurs colliers pectoraux et leurs grands châles de laine frangés méticuleusement disposés sur

leur tête. Ils étaient assis sur de petits sièges de bois in-

42 C’est l’Évangile de Luc (11-40-50) qui mentionne la présentation de Jésus devant les Docteurs de la Loi. Il faut savoir que Luc ne fut pas un témoin ocu-laire de la vie de Jésus. Il a été un disciple de Paul (Saül de Tarse), des décen-nies après les événements.

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crustés d’ivoire eux aussi chargés de dorures. Pendant ce

temps, des volutes d’encens qui s’échappaient d’une vasque de bronze montée sur trépied nous empêchaient

presque de respirer.

La Tradition voulait que nous soyons soumis à quelques questions relatives aux Écritures puis que nous

lisions à voix haute et sans nous tromper un texte sacré.

Je me souviens que cela s’est passé plus ou moins bien

pour certains de ceux qui me précédaient et qui, parfois, bredouillaient ou ne pouvaient cacher une évidente

crainte.

La plupart venaient de minuscules bourgades perdues dans les collines ou le désert et se trouvaient pour la

première fois devant une véritable autorité.

En ce qui me concerne, je n’ai pas eu de mérite à me

plier à l’exercice. Ma mémoire avait été travaillée comme une terre que l’on enrichit savamment puis qu’on ense-

mence avec méthode, de saison en saison. Comparati-vement au Frère Joaquim et au Vénérable qui m’avaient enseigné de manière si exigeante, je dois dire que les

prêtres du Temple me parurent même bien creux et fort peu savants dans la tournure donnée à leurs questions.

Une seule chose m’a troublé et m’a fait hésiter dans la bonne prononciation d’un mot à lire, c’est le port des deux

tefilines qui nous était imposé pour la circonstance, l’un en avant du crâne et l’autre sur un bras43. Nous n’en avions pas l’usage chez nous. Ainsi, retenant mon atten-

tion, ils me privèrent d’un peu de ma fluidité.

Dans l’officialité, tout s’est déroulé très rapidement

43 Les tefilines sont des boîtiers de forme cubique contenant traditionnelle-ment quatre passages de la Torah et qui sont fixés par des lanières sur la tête et sur un bras lors des prières.

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cependant que mes parents observaient la scène à

quelques pas de là et qu’une foule d’hommes et de femmes, parfois accompagnés de moutons ou de co-

lombes en cages, allait et venait d’un portail à l’autre.

Sur le moment, j’avoue n’avoir pas bien saisi ce qui se jouait là. Je participais au spectacle d’une Tradition,

j’observais des marques de croyance, de piété aussi, sans aucun doute, mais je ne voyais pas Ŕ ou plutôt je ne

sentais pas Ŕ ce que dans mon âme j’appelais le Sacré...

Où était l’Éternité ? Où s’approcher d’Elle ? Dans le

Kadosh Kedoshim, le Saint des saints du Temple, quelque part sous le Rocher d’Abraham ?

Mon souhait était de partir de là rapidement mais la

splendeur du Temple constituait à elle seule un piège qui rendait les yeux captifs. Je me souviens m’être dit que

c’était le genre de lieu où l’on pouvait s’éloigner de soi tout en étant persuadé du contraire.

La magnificence peut créer l’illusion de l’infiniment respectable et même du Divin, là où II n’est sans doute pas plus qu’ailleurs.

Pendant un long moment je me suis donc mis à ob-server la richesse des colonnades, des portails et des

escaliers qui se succédaient, de la plus grande esplanade jusqu’aux cours intérieures et, bien sûr, jusqu’à la masse

impressionnante du sanctuaire majeur avec ses anges incrustés aux ailes couvertes d’or.

Mais ce qui me fascinait le plus, c’était la foule qui se

pressait là comme au beau milieu d’un marché d’épices et de tissus, avide, impatiente, inconsciente. Parfois même,

une odeur de sang montait du sol... Moutons et agneaux payaient le lourd tribu de la Pâque et cela me répugnait.

Il a fallu la soudaine voix de mon père pour me sortir de l’étrange état dans lequel un tel spectacle finissait par me

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mettre.

Ŕ « Jeshua... peux-tu venir ? »

J’ai tourné la tête. Mes parents étaient en conversation

avec un homme d’assez belle stature près du portail donnant accès au premier parvis. Je me suis approché d’eux, le regard attiré par la force et la prestance qui se

dégageait de l’étranger.

Ŕ « Jeshua, voici le Frère Yosh Héram, annonça mon

père qui semblait fort heureux de la rencontre. Tu ne peux le reconnaître, mais il était présent à Niten Tor ; il

était parmi ceux... qui t’ont reconnu. »

Comme il se devait, mes bras se sont croisés tout seuls sur ma poitrine.

Contre toute attente de ma part, celui que mon père venait d’appeler Yosh Héram a aussitôt posé un genou au

sol face à moi tout en me regardant droit dans les yeux.

Ŕ « Utuktu... Oui, c’est bien toi, a-t-il fait. Je te retrouve

donc... »

J’ai presque cru que l’homme allait pleurer et je me suis senti gêné par tant de déférence.

Ŕ « Relève-toi, je t’en prie... »

La scène que nous formions tous quatre ne devait pas

être discrète car un petit attroupement s’est aussitôt créé autour de nous. Pour beaucoup, l’attitude de Yosh Héram

était en effet inconvenante. Qui pouvait avoir l’audace de s’incliner ainsi ? Seul l’Éternel devait être considéré en un tel lieu !

Ŕ « Relève-toi, je t’en prie », ai-je répété.

Mais l’homme semblait sourd à mes paroles alors que

des ricanements puis des bribes d’insultes commençaient à fuser de l’assemblée qui ne cessait dès lors de grossir.

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Enfin, comme c’était prévisible, l’un des colosses armés

qui gardaient les lieux est intervenu. D’un mouvement du genou, il a cherché à déséquilibrer Yosh Héram afin qu’il

réagisse et soit ainsi plus décent.

Ŕ « Il est fou, vous le voyez bien ! s’est écrié quelqu’un dans la foule. C’est juste un enfant et il s’incline devant

lui ! Sortez-les tous d’ici ! »

C’est alors seulement que Yosh Héram a consenti à se

redresser tout en bredouillant.

Ŕ « Un enfant ? »

Ŕ « Oui, un enfant... S’est-il seulement présenté devant les prêtres ? »

Mon père a cherché à intervenir, à s’interposer entre la

foule et Yosh Héram qui paraissait éprouver quelque dif-ficulté à sortir de son trouble. Rien n’y faisait cependant.

Ŕ « Pas juste un enfant... À enfin répondu l’homme de Niten Tor d’une voix toujours tremblante. Pas juste un

enfant... Il connaît mieux les Écritures que nous... »

La foule s’est mise à rire et moi j’ai commencé à me sentir blessé par l’insulte que l’on faisait à Yosh Héram.

Son regard était bon et humble... c’était tellement évident!

Ŕ « Tu as dit mieux que nous ? Les saintes Écritures

mieux que nous ?» a hurlé un vieillard à l’air narquois en avant de la foule.

Mon père s’est finalement penché vers moi.

Ŕ « Récite-leur quelque chose, mon fils, ensuite nous partirons... »

Ŕ « Non... Je ne saurais pas quoi dire. »

Le refus était sorti tout seul de ma bouche. Je n’avais

rien à prouver. J’étais juste moi-même, juste venu me plier à des obligations tout en espérant découvrir Jéru-

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salem.

Ŕ « Jeshua ! » a alors réagi mon père d’une voix très ferme, cette fois.

J’ai levé les yeux vers lui puis je les ai tournés vers Yosh Héram, toujours troublé mais infiniment digne. L’une de ses mains s’était posée sur mon pied gauche,

sans même que je m’en aperçoive.

Ŕ « Tu le veux, toi aussi ? » ai-je fait.

Je n’ai pas attendu sa réponse... car le nom d’Elohim est soudain venu s’emparer de tout l’espace de mon âme,

impérativement. Il y avait si longtemps... Et ce nom est aussitôt devenu une Présence en moi, une énergie qui s’est totalement intégrée à la mienne.

Alors, sans que je me sois seulement interrogé sur ce qu’il me fallait réciter, les Paroles du Lévitique 44 sont

venues se placer d’elles-mêmes dans ma bouche avec une extrême aisance et dans leur ordre rigoureux comme si je

n’avais fait que les répéter durant des années et des an-nées. Je sais n’avoir pas omis une seule de leurs pres-criptions. Elles se déroulaient dans ma mémoire par

centaines, tel un interminable rouleau de palme.

Ai-je aimé me prêter à cette récitation hypnotique qui

n’en finissait plus ? Oui pour le silence qu’elle fit tomber sur la foule... Non pour ce qui y était dit, qui ne nour-

rissait pas mon cœur mais qui répondait outre-mesure aux attentes des uns et des autres.

Quand tout fut terminé, j’ai senti quelques larmes

perler au coin de mes paupières. Certaines étaient de fierté, je le reconnais, mais la plupart étaient de tristesse.

J’aurais tellement voulu parler selon l’élan de mon âme...

44 L’un des livres de la Torah, constituant l’une des bases du Judaïsme.

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plutôt que de me perdre dans le défilé d’une multitude

d’interdits et d’obligations à laquelle tout mon être était rebelle !

Médusée et marmonnante, la foule s’est écartée d’elle-même lorsque mon père m’a doucement attrapé par l’épaule afin que nous puissions tous nous diriger sans

attendre vers le grand escalier qui nous ferait sortir de l’enceinte du Temple. Yosh Héram nous accompagnait.

Manifestement toujours en proie à une réelle émotion, celui-ci insista immédiatement auprès de mon père afin

de nous héberger chez lui. L’offre était trop tentante et notre hôte trop aimant pour que nous y résistions...

Yosh Héram, qui me tut présenté comme un prêtre de

notre Fraternité ainsi que d’une autre portant le nom d’Héliopolis, possédait une demeure fort simple non loin

de la voie cahotante qui serpentait vers Damas. Elle était flanquée d’une petite cour en partie couverte qui s’avéra

fort pratique pour y attacher nos deux ânes.

En cette fin de journée-là, nous avons mangé près des

figuiers qui entouraient la maison dans leur écrin d’un vert profond. Je me souviens aussi que les trompettes du

Temple lançaient leurs longues plaintes par-dessus les murailles tandis que nous partagions le pain, la soupe,

un peu de poisson séché et le vin du temps de la Pâque.

La joie des retrouvailles était si intense entre mes pa-rents et Yosh Héram qu’il ne s’échangea finalement pas

grand-chose durant la majeure partie du repas.

Tout ne fut donc que succession d’anecdotes... jusqu’à

ce qu’un gros scarabée ne fasse soudainement son ap-parition sur l’une des chevilles de notre hôte. S’en aper-

cevant, celui-ci a aussitôt interrompu le récit dans lequel il s’était lancé. Il voulait inviter nos âmes à se tourner

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dans une tout autre direction.

Ŕ « Je ne savais comment vous le dire... mais ce mes-sager qui vient à l’instant de me rejoindre me dit de

presser le pas... et d’en venir aux vraies choses...

En vérité, je me doutais que vous viendriez au Temple durant ces journées... Non pas tant parce que j’avais fait

le calcul des années que parce qu’un songe est souvent venu me réveiller depuis plusieurs mois. Toujours le

même...

Nous étions là, dans le Temple, tous les quatre, comme

ce matin mais Jeshua n’était pas Jeshua... Je veux dire... c’était un homme, un homme qui ne récitait rien mais qui parlait à une foule. Je n’entendais pas un mot de ce qu’il

disait mais je savais que c’était son cœur qui s’exprimait.

Puis, à un moment, le Temple et la foule ont disparu. Il

n’y avait plus que de très hautes montagnes blanches et Jeshua debout qui me les montrait en disant « Em-

mène-moi... »

Le songe s’est toujours arrêté là, à chaque fois. Mais, ce qui était parlant, c’est que... je les connais ces montagnes

! J’ai déjà fait le voyage jusqu’à elles, il y a fort longtemps.»

Yosh Héram s’est tu sur ces mots. Il avait tout changé

de notre repas ; sa saveur n’était plus la même.

Derrière les figuiers, le soleil quant à lui semblait ne

plus vouloir se coucher...

C’est alors que ma mère est intervenue, discrètement selon son habitude, mais puissante dans chacun de ses

dires.

Ŕ « Moi aussi, j’ai souvent fait un songe pénétrant ces

derniers temps... et tu en étais le centre, mon fils. Je te voyais également parler dans le Temple... puis le Temple

s’effaçait et je te regardais marcher en compagnie d’un

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homme sur un plateau désertique... À l’horizon, de très

hautes montagnes blanches se dessinaient et je savais que le soleil se levait derrière elles... »

Mon père et Yosh Héram se sont exclamés.

Moi, je me suis retenu de prendre la parole. J’étais encore trop habité par le Souffle qui m’avait fait réciter le

Lévitique d’un trait, quelques heures auparavant. Cela avait été épuisant, ce dont personne ne paraissait se

douter. Mais surtout, je ne voulais pas m’exprimer, ne surtout pas dire à mon tour : « Moi aussi, j’ai rêvé de

hautes montagnes couvertes de neige... Moi aussi, je me suis vu marcher tandis que le Temple s’effaçait de mon souvenir... »

J’ai simplement demandé à me retirer dans la petite pièce qui nous avait été offerte afin d’y passer la nuit. Il

fallait que je puisse absorber tout ce dont la journée avait été chargée et jusqu’à ce qui venait d’être exprimé.

La discussion entre mes parents et notre hôte se pro-longea certainement tard dans la soirée car ses éclats de voix vinrent me chercher à maintes reprises au creux de

mon sommeil.

Au petit matin cependant, j’étais déjà debout, animé

par l’une de ces "fièvres d’âme" qui me prenaient parfois avec insistance surtout depuis ma sortie du Krmel. Je

m’étais imaginé que je serais seul à descendre tranquil-lement dans la ravine en arrière de la maison où nous logions, solitaire parmi les premiers chants d’oiseaux, les

pieds nus dans la caillasse, les quelques touffes d’herbes poussant ici et là et la rosée...

Je me trompais... En bas de la déclivité, assis sur une grosse pierre, Yosh Héram était enroulé dans un ample

manteau de laine grise. On aurait dit qu’il avait passé la nuit ainsi.

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Ŕ « Frère Jeshua... » fit-il en m’apercevant. Et il s’inclina

comme il l’avait fait la veille, me plaçant à nouveau dans le même embarras.

Ŕ « J’ai beaucoup réfléchi, beaucoup médité, reprit-il après que nous nous soyons finalement embrassés.

Ŕ « Moi aussi, lui ai-je répondu spontanément, tout

imprégné que j’étais par la sensation d’être sorti de ma nuit plus "vivant" qu’à l’habitude. Moi aussi... Em-

mène-moi là où tu m’as vu marcher, conduis-moi vers le pays des hautes montagnes blanches. C’est là que je veux

aller, que je dois aller... »

J’ignorais totalement ce qui venait de me pousser à dire cela. C’était comme si les mots de ma soudaine demande

avaient été en attente sur le bout de mes lèvres et que je n’en pouvais plus de les retenir... peut-être depuis la

veille au soir, peut-être depuis bien plus longtemps.

Ŕ « T’emmener là-bas ? »

Abasourdi, Yosh Héram est entré dans un très long silence. Il s’est éloigné de moi d’une bonne dizaine de pas puis, sans jamais me tourner le dos, je l’ai vu chercher

une autre pierre afin de s’y asseoir. Enfin, il a levé les paupières et m’a fixé tout entier du regard, le front plissé,

presque tourmenté.

Ŕ « Tu ne le veux pas ? Tu as peur ? »

Une fois de plus, je n’avais ni pensé ni pesé les mots qui étaient sortis de moi.

Ŕ « Non... signifia tout d’abord de la tête Yosh Héram

après un temps de réflexion, les yeux écarquillés. Non... ce n’est pas cela, c’est... comme mon songe qui prend

corps, comme un voile qui se déchire dans ma tête. »

Ensuite... lui et moi n’avons su trop quoi nous dire. Il y

avait quelque chose de puissant qui nous dépassait et qui

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nous avait tous deux amenés là, à cet instant précis, dans

la fraîcheur matinale, quelque chose qui voulait que cela bouge.

Partir ? Oui mais pourquoi et comment ? Nous n’étions même pas capables de formuler clairement ces interro-gations !

Il a fallu le défilé des heures et la présence de mes parents, il a fallu aussi la chaleur du soleil montant dans

le ciel pour que nous parvenions enfin à fouiller nos cœurs, les événements et nos raisons. Les résistances

puis les craintes tombèrent et alors doucement, avec sagesse, les mots se délièrent de part et d’autre.

Pour la circonstance, on envoya quelqu’un chercher

mon oncle Yussaf. Il fallait tous les avis et il fallait aussi prier ensemble car, en ce temps-là, chez ceux d’Essania,

la prière était une langue partagée, un dialogue dont chacun attendait une réponse pour conduire sa vie.

Mon oncle n’arriva que le surlendemain, essoufflé, exalté aussi par les quelques bribes d’informations qu’il avait su extorquer à notre messager.

La question était d’ampleur et sa réponse finalement limpide. Elle s’est résolue lorsque nous eûmes débrous-

saillé en nous tout ce que nous ne voulions pas vraiment voir, ce que nous redoutions et les mille prétextes que

l’esprit humain sait se confectionner pour ne pas avancer trop vite ou laisser "les choses" comme elles le sont.

Pour ma part, j’étais décidé. Il fallait que je parte, il

fallait que tout mon être continue à se forger "ailleurs"... Ailleurs parce que mon chez moi était devenu à l’évidence

trop petit, que j’y étouffais, que je m’y sentais trop in-complet et... à cause de tout ce qui m’habitait et à quoi je

ne pouvais encore donner ni nom ni forme.

Pourquoi vers les montagnes ? Pas seulement parce

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qu’elles étaient apparues dans de si nombreux songes

mais parce que je me souvenais d’un cours que m’avait un jour dispensé le Frère Joaquim.

C’était un cours consacré à l’histoire de notre peuple et qui disait que certains des nôtres avaient dû autrefois, dans un lointain passé, partir à des mois de marche, vers

l’Est, afin de rejoindre de très hauts sommets souvent couverts de neige. On disait que, depuis, ils y vivaient

heureux et en sagesse.

Il avait donc fallu la rencontre avec Yosh Héram pour

que je prenne soudainement conscience de ce besoin impérieux de voyager. C’était un étrange appel vers l’horizon de l’Est, si exigeant qu’en l’espace de quelques

heures rien en moi ne pouvait désormais le remettre en cause.

Mon père a évidemment tenté de me raisonner. Il me rappela ces paroles par lesquelles j’avais souvent affirmé

qu’Awoun était constamment à mes côtés et que je pou-vais facilement Lui parler sans qu’il fût besoin d’aller dans les temples... Cependant, je voyais que lui-même ne

croyait pas trop en la force de ses propres arguments.

Plus les discussions et les prières se succédaient, plus

il devenait clair que mes parents, mon oncle Yussaf et même Yosh Héram avaient depuis toujours deviné qu’il

faudrait bien que vienne le temps où je partirais en quête de graines qui ne se récoltaient pas sur notre terre.

En me voyant vivre avec les élans de mon âme et ce que

ne pouvaient s’empêcher de traduire mes mains, ils comprenaient que tout Avatar devait se reconquérir

lui-même Ŕ et plus encore Ŕ afin d’accomplir sa tâche ainsi qu’il le devait.

Et quant à cette tâche, me disais-je, elle n’était cer-tainement pas de répéter le passé mais bien plutôt

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d’écrire ce qui, peut-être, ne l’avait jamais été.

Au deuxième jour de notre rencontre à cinq, ma de-

mande était entendue et acceptée. Le seul questionne-ment qui n’avait pas été abordé, sans doute par pudeur, était celui des conditions matérielles de mon voyage.

Accomplir le trajet envisagé durant de longs mois était inévitablement coûteux et hasardeux. Seul mon oncle

Yussaf pouvait en détenir la réponse de par son négoce florissant.

Est-il besoin de préciser que nous n’eûmes pas à tourner nos yeux dans sa direction pour formuler la moindre requête ?

Lorsque l’exact moment fut venu, il prit les devants afin de nous proposer, à Yosh Héram et à moi-même, la

somme nécessaire. Quant à la caravane à laquelle nous pourrions nous joindre, tout au moins un certain temps,

il se faisait fort de nous la trouver.

Étrangement, pourtant, j’ai cru sentir un peu de peine dans sa voix, comme s’il se résignait à quelque chose que

j’étais encore loin de pouvoir deviner.

Pour le reste, pour la suite, pour le destin que j’avais à

bâtir, il me faudrait compter sur la part de l’Éternel...

Tout ce qui se mettait en place était assurément le plus

grand bonheur que je pouvais entrevoir car mon âme ne cessait de crier qu’elle voudrait partager ce qu’elle dé-couvrirait de plus beau en ce monde... et dans les autres.

Lorsque nous avons quitté Jérusalem, une semaine après la Pâque, une sorte de pacte avait été scellé entre

nous tous. Pas par des mots, bien sûr, bien qu’il s’en échangeât beaucoup de nobles et d’aimants, mais par des

éclats de regards et par des embrassades complices qui

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disaient que tout était juste et à sa place.

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Chapitre 11

Avec Yo Hanan

À notre retour au village, une surprise nous attendait... Une cousine de ma mère y était arrivée la veille en com-

pagnie de son fils. Ne sachant exactement où loger, ils avaient dressé une sorte de tente contre l’un des murs de notre maison. C’est là, essayant d’allumer un petit feu,

que nous les avons trouvés en compagnie de Judas.

La cousine de Meryem, qui se nommait Elisheva45, était

beaucoup plus âgée qu’elle. Bien que ne l’ayant jamais rencontrée, je me souvenais en avoir entendu parler parce

qu’on disait qu’elle avait enfanté très tardivement après avoir été, tout comme ma mère, visitée par une étrange Lumière...

Mes parents et elle se perdirent immédiatement en embrassades. Il semblait y avoir fort longtemps qu’ils ne

s’étaient vus.

Le dos un peu voûté, le front et les joues parcourues de

profonds sillons, Elisheva avait tout d’une vieille femme ou, tout au moins, d’une femme ayant beaucoup travaillé au soleil.

Toutefois, ce n’est pas sur elle que mes yeux se sont

45 Élisabeth.

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tout d’abord attardés mais sur son fils, Yo Hanan46. Yo

Hanan était un jeune homme un peu frêle qui devait être de six ou sept ans mon aîné. Avec ses cheveux éton-

namment longs et son regard perçant, je l’ai aussitôt aimé et j’ai senti que c’était réciproque lorsque je l’ai vu abandonner son feu à peine naissant pour marcher vers

moi d’un pas décidé.

Ŕ « Jeshua... », fit-il joyeusement, donnant ainsi

l’impression de ne faire que me retrouver après une longue absence.

Sa joie devait être communicative car je n’ai pu me retenir de lui saisir la main sans hésiter, comme on le faisait parfois entre frères ou amis.

C’était lui, ai-je appris par la suite, qui avait insisté pour faire le voyage depuis leur village des alentours de

Jéricho afin de me rencontrer.

Allait-il vouloir me sonder ainsi que de si nombreuses

personnes l’avaient fait jusqu’alors ? Tandis qu’il plon-geait ses yeux dans les miens et qu’il maintenait ferme-ment ma main dans la sienne, je me le suis demandé un

instant.

Mais non... Yo Hanan m’est apparu rapidement diffé-

rent des autres. Si mon nom et tout ce qu’on racontait de moi étaient parvenus jusqu’à lui, il ne cherchait pas pour

autant à me tester. Son cœur était simplement un brasier enthousiaste. Il voulait juste ressentir, accueillir... mais pas nécessairement comprendre parce que cela aurait été

superflu. Cette façon de faire et surtout d’être m’était totalement familière...

46 Jean. On comprendra qu’il s’agit ici de celui qui devint Jean le Baptiste, des années plus tard, fils d’Élisabeth et de Zacharie, cousin de Jésus.

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Ŕ « Il y a longtemps, Yo Hanan... » ai-je laissé échapper

sans me poser de question sur ce qui me faisait réagir de la sorte.

Ŕ « Oui, il y a fort longtemps... »

La soirée fut riche en émotions et en discussions ani-mées. Il restait encore un peu du vin de la Pâque au fond

d’une cruche et il fallait le partager...

Je me souviens que mes parents ont insisté afin

qu’Elisheva et son fils logent dans la maison et que notre famille occupe, quant à elle, la tente improvisée. Après

une longue argumentation, ils y sont parvenus.

De mon côté, bien que fatigué par nos journées de marche, j’ai tout fait pour passer une partie de la nuit au

pied de notre grenadier en compagnie de Yo Hanan, plus intense que jamais.

Comme il faisait frais, nous nous sommes enroulés dans nos manteaux de grosse laine. Je crois avoir été un

peu gêné lorsqu’à la clarté de la lune nos visages se sont rencontrés seul à seul. Je n’avais à la fois rien à dire tout en ayant, malgré tout, beaucoup trop à partager...

Ŕ « Te parle-t-il à toi aussi, Awoun ? Et Elohim ? »

Ces deux questions candidement posées dans le si-

lence de la nuit ont fait exploser le cœur de Yo Hanan. Les mots, les phrases et les déclarations déferlèrent alors de

sa bouche dans un torrent d’affirmations et d’exclamations. Non seulement mon cousin vivait ce qu’il disait mais il semblait user de la même langue que moi,

celle des vraies paroles qui ignorent la frilosité. Il affirmait sans tiédeur accueillir souvent en lui la Présence d’Awoun

et je savais que je pouvais le croire.

Ŕ « Et Élohim ? »

Ŕ « Elohim ? Je ne sais pas vraiment qui II est, Jeshua...

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AŔ woun me laisse très seul avec moi-même. C’est Sa

façon de s’occuper de moi. S’il me donnait trop, je sais que je me brûlerais. Si je voulais trop, en vérité je me

noierais. Tu peux le comprendre, toi, non ?

J’en vois souvent dans le désert et sur les bords de la Mer de sel... Ils prétendent tous entendre Awoun et Élo-

him, eux aussi. Ils disent beaucoup mais je vois qu’ils n’aiment pas. C’est facile de dire et de faire semblant

d’aimer... Je ne suis pas ainsi, pas certain moi-même de savoir ce que c’est qu’aimer. J’essaie... J’appelle... C’est

important d’appeler. Tu le fais, toi aussi, n’est-ce pas ? »

Ŕ « Oui, Yo, je ne fais que ça... »

Yo... Cette familiarité qui m’était venue toute seule n’a

même pas paru surprendre mon cousin. Assurément, nos âmes se connaissaient trop bien pour s’étonner l’une et

l’autre de quoi que ce soit.

Alors, lucide et serein comme rarement je l’avais été,

j’ai continué à questionner...

Ŕ « Qu’est-ce que tu veux faire de ta vie ? »

Ŕ « Ma vie ? Je ne sais pas si c’est ma vie ou une vie qui

m’a été prêtée et qui parfois m’échappe. Je ne me sens pas particulièrement intelligent, vois-tu mon frère ; je me

sens... conscient ! Et c’est cette conscience-là qui me pousse à vouloir regarder "derrière le ciel", tous les jours.

Tu comprends ce que c’est que la conscience, toi... Moi, je n’ai pas les mots justes ; je ne connais pas d’autre école que le désert. »

Ŕ « Ce que je comprends de la conscience, Yo, c’est qu’elle est cette Intelligence vraie qui n’a pas besoin des

mille intelligences de tous les Docteurs de tous les temples du monde. Elle est, je crois, la faculté de perce-

voir la vérité et la beauté intime des choses, des êtres, de l’univers et de ne pas y poser de limites. Je dis aussi

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qu’elle est... la première Empreinte de l’Éternel en nous...

et que c’est pour cela que si nombreux sont ceux qui redoutent de La voir... puisque c’est pour cela, pour Elle

surtout, que nous sommes là... »

Dans l’obscurité, j’ai deviné le sourire de Yo Hanan qui

s’attardait sur moi.

Ŕ « Tu sais où tu vas, toi, n’est-ce pas Jeshua ?... »

La question était enfin tombée, ardente, au moment où

je ne l’attendais pas et où j’aurais volontiers invité le sommeil.

Ŕ « Est-ce aussi simple, Yo ? Mon cœur connaît sa di-rection, tandis que ma tête l’ignore encore... Mais n’est-ce

pas la même chose pour toi et pour chacun ? C’est de cela que je voudrais que nous guérissions tous. C’est à cette guérison que je veux consacrer ma vie, à rien d’autre. Je

sais au fond de moi où je veux aller mais pas comment je pourrai m’y rendre. Toujours, je me dis que l’Amour est la

réponse... mais qui peut dire de quoi est fait l’Amour ? C’est de Lui dont j’ai soif pour nous tous. »

Ŕ « Tu as dit "pour nous tous" ? »

Ŕ « C’est ce que me répète ma conscience, inlassable-ment, de jour en jour, jusqu’à l’épuisement parfois. »

Rien de plus ne fut partagé, cette nuit-là. La fraîcheur nous a engourdis jusqu’à l’aube, jusqu’à ce que les der-

niers scintillements de l’Etoile s’estompent au-dessus des collines.

Elisheva et Yo Hanan demeurèrent près d’un mois au village. J’ai souvenir de leur séjour comme d’une longue

période de joie, de tendresse, ainsi que de fougueux échanges oratoires avec mon cousin. Celui-ci était assez

pauvrement instruit, en vérité, mais les écrits comptent

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peu pour ceux qui ont le merveilleux privilège de sans

cesse chercher le Soleil avec leur cœur. En cela Yo HaŔ nan était grand à mes yeux.

Une sorte de voile opaque se glissait cependant parfois entre nous ; il se manifestait les jours où Yo Hanan se montrait soudainement taciturne sans qu’il fût possible

d’en deviner la raison. Alors, du matin au soir et parfois même le lendemain, il s’enfermait dans un mutisme

presque total qui le faisait fuir toute compagnie. Je voyais cela comme une souffrance qui venait le visiter réguliè-

rement, non pas à la façon d’un vieux souvenir d’âme mais plutôt à cause du poids dont il me semblait que son âme se savait intuitivement chargée.

Il me fallait respecter cela ; mon cousin avait son propre champ à labourer, je le voyais bien.

Les semaines se succédant, Yo Hanan a cessé de se couper la barbe, ce qui a contribué à lui donner un air

plus austère. Je le lui ai dit et il m’a répondu fort sé-rieusement que c’était de ma faute parce que je l’obligeais à vieillir.

Ŕ « À vieillir ? »

Ŕ « Oui... J’ai connu un Vieux du désert qui vivait sur

les hauteurs de la Mer salée. Il m’a enseigné que l’Éternel place parfois des êtres sur notre route qui nous font

prendre de l’âge par leur seule présence. Il voulait dire mûrir, vivre plus vite, plus en dedans de nous en même temps que plus au-dessus...

Je vois bien que tu es de ceux-là... et c’est ce qui me met en joie tout autant que cela m’effraie. Mes nuits en

sont plus courtes... »

Comment répondre à Yo Hanan ? Je savais parfaite-

ment qu’il disait vrai et que je n’y pouvais rien. Un jour, Simon, le fils du potier, m’avait fait lui aussi une re-

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marque analogue. Ainsi, ma différence, cette lancinante

différence qui jamais ne voulait me quitter s’en trou-vait-elle entretenue encore et encore...

Et puis, un matin, alors que nous sortions d’un Kad-dish47 propre à notre Communauté et comme pour me délivrer tant soit peu de ce que j’estimais encore être un

secret, j’ai annoncé abruptement à Yo Hanan mon projet de partir vers l’Est, jusqu’au pays des hautes montagnes

blanches.

Chacun avec une cruche, nous descendions l’étroit

sentier qui menait au puits, suivis par Judas et Sarah, ma jeune sœur.

Yo Hanan s’est arrêté net à cette annonce...

Ŕ « Vers les montagnes de Salomon ? »

Ŕ « Tu les connais ? »

Ŕ « Je n’ai jamais quitté ce pays... mais c’est le Vieux du désert qui m’a parlé de leur existence. Il disait avoir

parfois la sensation de se rendre jusqu’à elles avec son âme. Il disait aussi que la tradition de sa famille affirmait qu’une partie de ses ancêtres avait rejoint cette contrée

autrefois, bien après Salomon... pour ne plus revenir. Oh... Que la paix t’accompagne, mon frère, si toi aussi tu

fais le voyage ! »

Ŕ « Yo, ai-je fait, sais-tu pourquoi je veux tant aller

là-bas ? »

Ŕ « Pour... vieillir, toi aussi, sans doute... »

Ŕ « Pour Élohim... Pour qu’il me rapproche d’Awoun... et

des hommes... et qu’ainsi je vieillisse, oui. »

Ce qui se passait soudainement était trop intense. Yo

47 Prière rituellique propre au Judaïsme.

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Hanan et moi nous nous sommes assis sur le bord du

chemin, même si nous étions encore loin du puits avec nos cruches vides, même si Judas et Sarah se chamail-

laient à dix pas de nous.

Alors, j’ai parlé... j’ai "raconté" ce pays de mes songes comme si je le connaissais et aussi à cause d’une leçon

que le Frère Joaquim m’avait dispensée des années au-paravant sur l’une des terrasses du Krmel.

Ŕ « Sais-tu pourquoi Salomon est parti il y a si long-temps à la recherche de ces montagnes ? C’est parce qu’il

a toujours été dit, parmi les plus anciens de notre peuple, qu’il existait quelque part en leur sein une vallée secrète... un royaume peuplé par les plus sages d’entre les sages,

par des hommes qui auraient réussi à enclore la Lumière du Sans-Nom dans leur chair. Celle-ci y serait comme

incrustée, faisant Un avec tout leur être et cela depuis des temps immémoriaux. Salomon y est-il parvenu ? Rien ni

personne ne l’affirme mais de très vieux rouleaux disent qu’il a rencontré Elohim au sommet d’un mont, près d’un lac et qu’il en a témoigné à son retour, ayant... bien vieilli

dans son âme.

Voilà pourquoi, mon cousin, plusieurs générations

après lui, lorsque notre pays fut envahi par les guerriers de Babel48, certains des nôtres s’enfuirent dans cette

direction afin d’échapper au massacre49… ? »

J’ai vu que Yo Hanan était fasciné par ce que je lui apprenais. Son front s’est plissé puis il a placé sa tête

entre ses deux mains.

48 Babel est le nom araméen pour désigner Babylone.

49 II est question ici de l’invasion de l’ancienne Palestine par les Babyloniens au VIIIe siècle avant notre ère, suite à laquelle des membres de certaines tri-bus d’Israël se sont dispersés. De l{ l’expression "les tribus perdues d’Israël".

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Ŕ « Jeshua... Que sais-tu de ce royaume dont rêvait

Salomon ? Connais-tu son nom et à quoi il sert ? Est-il un refuge de Paix ? »

Ŕ « Là où j’ai étudié, on enseigne que son nom est Shimbolom50... ? la Cité de la Félicité... et que c’est le monde que tout cœur humain porte en germe. Mais ce

n’est pas pour m’y réfugier que je veux marcher vers lui ; c’est pour en rapporter de l’Eau de Source. Pas pour moi,

pas pour toi, pas tant non plus pour ceux qui ont soif que pour ceux qui n’ont pas encore compris qu’ils ont soif... »

Je me souviens de cet instant précis où, assis sur le bord du chemin, parmi les cailloux et entre les myrtes, Yo Hanan et moi avons senti tous deux nos gorges se serrer.

Nous n’étions pas émus à la façon de deux enfants ou de deux adolescents face à la magie d’un rêve mais comme

deux âmes dénudées devant une éternité de défis.

Ŕ « Tu es aussi fou que moi, mon cousin ! s’est tout à

coup écrié Yo Hanan.

Ŕ « Non... plus fou que toi ! »

Comment ensuite oublier cette matinée où, environ

deux semaines plus tard, Elisheva et son fils s’adressèrent assez solennellement à mes parents, les

pieds nus et la tête couverte d’un voile, sur le seuil de notre maison ?

Ils leur proposèrent de m’emmener avec eux jusqu’à leur petite maison des environs de Jéricho. Yo Hanan pourrait ainsi me faire connaître quelques Vieux du dé-

sert et de la montagne. Il y avait aussi, non loin de là, les rivages de la Mer salée et puis ce monastère appartenant

50 On ne manquera évidemment pas de rapprocher ce nom de celui de Shambhalla. Voir à ce sujet "Le voyage à Shambhalla", du même auteur. (Ed. Le Passe-Monde).

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à notre Fraternité51...

Bien évidemment, j’ai dit oui d’une voix assurée, avant même que mes parents n’aient le temps d’acquiescer.

N’avais-je pas subi l’examen du Temple ? N’étais-je pas adulte ? Ils ne pouvaient me refuser cela... en attendant que mon voyage vers... Shimbolom puisse se concrétiser.

Lorsque le jour convenu arriva, nous fûmes donc trois à prendre la route parmi les collines riantes de Galilée,

Elisheva sur son mulet, Yo Hanan et moi à ses côtés en simples sandales de corde.

C’était la toute première fois que j’allais parcourir une telle distance en ne pouvant compter que sur mes jambes, une sensation nouvelle de liberté qui, à elle seule, suffi-

sait à me mettre en joie, la démonstration aussi que j’avais définitivement passé une porte.

Au gré des milles, le long des raidillons, à travers les oliviers et parmi la campagne en fleurs, j’ai alors admiré

plus pleinement que jamais mon pays, en toute cons-cience, redécouvrant avec bonheur l’imposante masse du Thabor puis les rives bordées de pierres et de roseaux du

lac de Tipheret52. Que de beautés qui ne demandaient qu’à se laisser aimer !

Et puis... j’ai approché les Romains, bien sûr, comme jamais je ne l’avais fait. Plus nous longions le lac, plus ils

étaient présents, contrôlant tout et rançonnant ouver-tement qui ne leur plaisait pas. Alors, les sinistres images d’un animal qu’on égorge me sont revenues... Trop de

peine encore...

Je me souviens aussi avoir été surpris par la densité

51 Qûmran, là où ont été découverts les fameux Manuscrits de la Mer Morte.

52 Pour rappel, le lac de Tibériade ou "mer de Galilée".

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des villages et des petites bourgades de pêcheurs qui se

succédaient sur les bords de l’eau. Les hommes et les femmes y étaient si actifs, si colorés, si bruyants égale-

ment comparés à ceux de notre minuscule village ! Bien évidemment ce n’était pas Jérusalem mais je me suis un moment demandé comment on pouvait malgré tout

passer une vie là, parmi les odeurs de poisson et celles des épices. Dans mon souvenir, les bords du Nil

eux-mêmes m’avaient paru plus paisibles...

Étais-je devenu plus sensible ou simplement... plus

attentif ?

À l’approche de Tibériade, j’ai été frappé par la présence accrue des soldats romains et de quelques dignitaires

dans leurs chars ornés de pourpre. Tant de regards in-différents ou arrogants... et pas seulement de la part des

Romains. Comment était-ce possible ?

Soudain, je comprenais mieux certaines réflexions de

mon père, de mon oncle Yussaf et des Anciens du village. Même Jérusalem et son Temple grouillant de monde ne m’avaient pas fait éprouver un pareil sentiment

d’agression. Ainsi je ne me trompais pas... j’avais bien franchi une porte !

Cela m’a donné envie de prier avec les mots qui me venaient, non pas pour me protéger de quoi que ce soit

mais pour trouver la force de sourire à qui ne nous sou-riait pas et ne pas perdre en ce lieu ne fût-ce qu’un petit morceau de Ce pour quoi je voulais vivre...

Aimer, aimer... Ne pas me laisser piéger par l’engourdissement d’une illusion de vie et, surtout, ne pas

rejeter du creux de ma poitrine le moindre faux regard, le moindre poing crispé, qu’il fût celui d’un envahisseur

armé ou d’un Galiléen égaré.

Sortir de Tibériade fut presque une délivrance. Il nous

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fallait atteindre Migdel puis, selon Yo Hanan, dépasser sa

lourde tour de guet et descendre le long du Jourdain jusqu’à Jéricho et l’entrée du désert.

Le voyage nous a pris des journées. Nous l’avons vécu au fil de nos états d’âme mais aussi de nos élans de cœur. Yo Hanan voulait servir à quelque chose et ne cessait de le

clamer. Quant à Elisheva, elle tentait en vain de calmer son fils, lui rappelant parfois la douceur par laquelle sa

naissance lui avait été annoncée.

L’écho de ses paroles résonne probablement encore

quelque part dans la vallée entre la rivière et l’aridité de la montagne couleur d’ambre : « Attends, mon fils, at-tends...»

Tout a une âme, tout a une mémoire et tout raconte pour qui a un Cœur et une Oreille...

Au milieu de ce qui commençait à ressembler à un

désert, Jéricho faisait figure d’oasis par l’abondance de ses dattiers, de ses cédrats et de ses arbres aux troncs noueux qui donnaient l’impression de surgir d’une autre

époque. C’était aussi une surprenante bourgade dont quelques demeures opulentes contrastaient avec la

pauvreté générale. Par bonheur, la poussière du désert n’épargnait rien, atténuant les différences sous un soleil

impitoyable.

Il nous a fallu dépasser la ville et marcher un peu en-core vers le sud pour découvrir enfin un regroupement

d’une dizaine de maisons de briques et de terre. Elisheva et Yo Hanan vivaient dans l’une d’elles, sans doute de

bien peu de choses. Le crépuscule s’annonçait lorsque nous sommes parvenus à son seuil.

Un homme d’âge avancé et à la très longue barbe grise y était installé face à une petite écritoire. À l’aide d’un

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bout de roseau taillé, il était occupé à recopier le texte

d’un rouleau sur des feuilles de palme. C’était le maître des lieux, Zacharie, qui n’avait pu suivre son épouse et

son fils à cause d’une hanche qui le faisait souffrir.

Zacharie n’était guère bavard mais beaucoup d’autorité se dégageait de sa personne. Je savais par ailleurs qu’il

était fort respecté dans notre Fraternité et même un peu partout dans le pays pour avoir su tenir tête au Com-

mandement romain à plusieurs reprises.

Après que je me sois déchaussé et lavé les pieds ainsi

qu’il se devait, il m’a longtemps observé au côté de son fils avant de m’inviter à passer la porte de sa maison. J’ai toutefois vite compris que son regard n’était pas suspi-

cieux car sa puissance dissimulait mal une évidente bonté.

Mon séjour chez Elisheva et Zacharie fut en vérité de courte durée. L’intention de Yo Hanan Ŕ qui concordait

avec mon souhaitŔ était bel et bien d’aller rendre visite à quelques ermites éparpillés à flanc de montagne, non loin de là. Ainsi qu’il me l’avait dit à plusieurs reprises, l’un

d’eux lui était particulièrement cher...

Celui-ci vivait depuis des décennies dans une minus-

cule grotte suspendue quelque part vers le haut d’une falaise aride surplombant la plaine semi-désertique de

Jéricho. On ne parvenait à lui qu’après une escalade parmi les rochers, la traversée d’une ou deux passerelles suspendues puis après s’être hissé en haut d’une échelle

de corde. Il fallait aussi être chargé d’une outre remplie d’eau et de quoi se nourrir53...

53 Ce lieu est aujourd’hui appelé "Le Mont des Tentations".

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Ŕ « Alors tu dis que tu te nommes Jeshua ? »

Celui qui m’avait adressé ces mots était un vieillard recroquevillé sur lui-même, presque nu tant ce qui lui

restait de vêtements était en lambeaux. Il se nommait Isdra. Après m’avoir à peine regardé tandis que je m’inclinais devant lui à l’entrée de son abri, il a aussitôt

tracé quelques signes à l’aide d’un doigt dans la poussière du sol. Je l’ai vu ensuite souffler vigoureusement sur les

marques qu’il venait de laisser puis recommencer la même opération avec d’autres signes.

Je connaissais cette façon de procéder, cette façon de "lire l’autre". J’ignorais comment, mais je la connaissais. Ce n’était pas tant les dessins tracés qui comptaient que

la façon dont le souffle les éparpillait.

Ŕ « Oui... tu t’en vas, n’est-ce pas ? » reprit le vieillard

dans ce qui ressemblait à un soupir.

Je n’ai pas eu le temps de répondre... Yo Hanan avait

déjà entrepris de le faire à ma place.

Ŕ « Oui, c’est cela... il part vers l’Est, vers le pays des montagnes et des neiges... »

Ŕ « Pour quoi faire ? »

Ŕ « Pour Shimbolom... »

Ŕ « Shimbolom ? »

Isdra avait l’air presque fâché.

Ŕ « Sais-tu, mon fils, qu’on ne prononce pas impuné-ment un tel nom ? Il est dit qu’il peut faire naître la frayeur chez qui n’est pas digne de le faire résonner cor-

rectement en lui. »

Yo Hanan s’est jeté le front contre terre. Quant à moi, je

n’avais toujours pas dit un mot.

Ŕ « J’irai là pour la pureté, père », ai-je enfin déclaré. Je

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veux l’offrir aux hommes... »

Ŕ « La pureté ? Pourquoi la trouverais-tu davantage là-bas ? Je te le dis, si tu ne l’as pas déjà en toi tu ne

trouveras pas la route qui mène aux neiges de l’Esprit. Tu tourneras en rond. »

Le vieil ermite n’avait pas tort... Je n’ai donc pas voulu

argumenter et encore moins évoquer mon chemin ou les images trop floues qui motivaient chacun de mes pas.

Alors, j’ai observé le silence cependant qu’il marmonnait une prière comme pour effacer une faute ou une impru-

dence qui aurait été commise.

Oui... la pureté, me suis-je dit... mais où com-mence-t-elle et jusqu’où conduit-elle ? Quand est-elle

totale ? N’est-elle pas analogue à la beauté... fruit de l’œil qui la regarde, rejeton de l’idée que l’on s’en fait ? Et

pourtant... »

Longtemps, sur mon chemin d’à peine quatorze an-

nées, je m’étais posé ces questions ; elles étaient remon-tées à la surface avec la poignante confession faite par mes parents et voilà qu’elles réapparaissaient une nou-

velle fois ici.

Je croyais y avoir définitivement répondu en affirmant

que pureté et impureté n’avaient de signification que dans l’orientation du regard de celui qui observe et du cœur de

celui qui éprouve... Mais peut-être n’étais-je pas allé as-sez loin ? Peut-être y avait-il une autre porte à pousser, une autre cime à atteindre ?

J’ai regardé Yo Hanan qui s’était redressé tout en conservant les genoux au sol au pied d’Isdra. Le rayon de

soleil qui se glissait dans l’entrée de la cavité inondait totalement son corps. On aurait dit celui-ci imbibé d’une

sorte d’or qui le rendait presque immatériel. C’est cette perception fugace qui, à ce moment-là, m’a poussé plus

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profondément au-dedans de moi.

Et s’il existait... une autre Pureté derrière celle cher-chée par les regards et les pensées ? Et si... boire le soleil

ne menait pas tout simplement et inévitablement à inviter sa Réalité dans notre corps ?

J’ai posé la question au vieil Isdra.

Ŕ « Boire le soleil ? »

Ŕ « Qu’entends-tu pas là, mon fils ? Ne serais-tu pas un

peu prétentieux ? »

Ŕ « Je veux dire... s’imprégner d’Awoun... Faire qu’à

chaque inspir comme à chaque expir on absorbe un peu plus Sa Présence. Je dis Awoun parce que si je L’appelle trop souvent l’Éternel ou le Sans-Nom, il me semble que

je Le place un peu à l’extérieur de moi. Alors... je Le sens moins dans mon âme et dans mon corps... et j’oublie un

peu qu’il est totalement mon Père...

Ŕ « Qui t’a enseigné cela ? »

Ŕ « Lui, Awoun... par toutes les gouttes de Soleil qu’il m’envoie. »

Dès que j’eus terminé ces mots, le vieillard s’est abimé

dans un très long et lourd silence. Puis, soudain, il a repris la parole pour laisser tomber assez rudement ce qui

sonnait comme un jugement tranchant.

Ŕ « C’est bien ce que je disais, Jeshua... de la prétention

! Tu confonds tout... Comment peux-tu croire qu’en... te préoccupant ainsi de ton corps tu vas purifier ton âme et la rapprocher de... ton Père ?

Il faut de la discipline... As-tu pensé à prendre les vœux de nazir54 ? Cela vaudrait mieux que de rêver à... Shim-

54 Les vœux de nazir ou de naziréat étaient des vœux d’ascétisme d’une grande exigence. Dans un but de purification, on les prononçait généralement

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bolom... et à boire le Soleil ! »

Les remarques de l’ermite ne m’ont pas touché. J’ai eu l’impression de les entendre comme si j’observais la scène

de l’extérieur sans être vraiment concerné. Je me sou-viens m’être incliné le front contre terre, par déférence, puis avoir fait deux ou trois pas en arrière.

C’est alors que la voix du vieillard a de nouveau ré-sonné.

Ŕ « Et toi aussi, Yo Hanan ; crois-moi, pense au nazi-réat! »

J’ai regardé mon cousin. Il m’a paru s’enflammer à l’énoncé de cette suggestion. On aurait dit que ses yeux se dilataient et que les mots qui sortaient de sa poitrine en

réponse à ceux d’Isdra ne lui appartenaient pas vraiment.

Finalement, s’égarant quelque peu dans la fièvre d’âme

dont il était pris, Yo Hanan a demandé à ce que nous priions ensemble, tous trois. Cela m’a semblé juste et

nécessaire, même si quelque chose de moi n’était toujours plus totalement présent.

Le crépuscule s’est ainsi peu à peu annoncé puis nous

nous sommes préparés à passer la nuit à même le sol auprès du vieillard, d’une certaine façon entre ciel et

terre.

Blotti dans un coin de la paroi rocheuse, non seule-

ment je n’ai pas dormi mais mon âme a tenu à s’extraire de mon corps. Peu importait si j’étais assis, elle voulait sa lumière à elle et, surtout, elle entendait un appel...

pour une période de trente jours. Le nazir, en dehors d’une vie très frugale, devait exclure toute boisson fermentée, ne pas se couper les cheveux et n’approcher aucun cadavre. Le vœu prenait fin par l’offrande d’une brebis ou d’un bélier au Temple.

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Sans le moindre effort, dans un soupir de bien-être, ma conscience a donc quitté son habit de chair et a glissé

toute seule le long de la paroi rocheuse. Au passage, dans un souffle de silence, elle y a vu d’autres cavités, sem-blables à la nôtre, avec d’autres ermites qui dormaient,

qui priaient à voix basse ou qui méditaient, les yeux ou-verts dans la nuit...

Mais ce n’était pas là que mon âme voulait aller, pas auprès d’eux avec leurs corps ravagés par les privations

et le temps qui s’écoule.

C’était... Je l’ai ignoré jusqu’à ce que le visage de Zaccharie ne s’impose soudainement à moi tel un cri

d’oiseau résonnant dans la nuit. Je n’y ai pas résisté. On ne résiste pas à de tels appels lorsqu’ils nous parviennent

ainsi. Dans ce que je savais être mon habit de lumière, j’étais libre de tout...

Je n’eus même pas à faire surgir du fond de moi le moindre souhait ; déjà j’étais au chevet du père de Yo Hanan, dans sa pauvre maison de briques et de terre.

Le vieil homme ne dormait pas. Allongé sur sa natte, il grimaçait de douleur tandis qu’à un pas de lui Elisheva

était pelotonnée dans sa couverture, sur un tapis. J’ai immédiatement compris ce qui se passait et que la souf-

france de Zaccharie était intolérable, comme la plupart de celles qui montent souvent dans le silence nocturne.

Une brume grisâtre teintée de carmin s’échappait de la

hanche droite du vieil homme. Je crois que mon premier réflexe a été de vouloir m’asseoir sur le sol à son côté afin

de poser certains des gestes que l’on m’avait enseignés au Krmel... mais j’ai tout de suite vu que c’était inutile. Mon

âme s’est simplement agenouillée, mêlant le tissu lumi-neux de sa réalité à la sienne. C’était si naturel, si

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spontané... tout comme ce mouvement qu’ont fait d’un

seul élan mes deux mains pour se poser en douceur sur son corps épuisé et blessé.

Oui, j’étais là, tout entier dans les mains de mon âme, sans rien vivre d’autre que la certitude ineffable d’offrir la Vie de mon Père en moi. Je La sentais tant et tant ! Elle

s’écoulait de mes paumes et de mes doigts comme une eau de source l’aurait fait du creux d’un rocher. Je La

buvais moi-même, sans désir, sans attente mais tout entier immergé dans un Courant d’Amour dont rien ne

m’appartenait.

Sans doute s’est-il écoulé peu de temps en ce monde avant que le visage de Zaccharie ne se détende et que la

masse de lumière sombre ne s’estompe de sa hanche. Mon âme n’a pas cherché davantage... Je l’ai laissé se

retirer puis monter lentement vers le plafond de bran-chages de la pièce, captant au passage un bref regard,

celui de Zaccharie qui, les paupières grandes ouvertes, fouillait l’obscurité des lieux.

Déjà, j’étais sorti de l’humble maison et mon être flot-

tait au-dessus du désert, ouvert à toutes les présences de celui-ci et imbibé de paix. Oh, comme j’ai aimé ces ins-

tants et leur indicible quiétude, celle de respirer au seul rythme de mon âme ! Alors, j’ai attendu là, dans cette nuit

qui n’en était pas une55 ; j’ai attendu sans savoir pour-quoi... jusqu’à ce qu’une autre image, un autre appel vienne me rejoindre et m’emporte à son tour.

Son souffle m’a poussé jusqu’à une grande étendue

55 L’âme en décorporation ne perçoit pas l’obscurité en tant que telle mais comme une expression différente de la lumière, comme si son "voile" s’écartait, permettant une vue presque diurne. Voir "Récits d’un voyageur de l’Astral", du même auteur, Ed. Le Passe-Monde.

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d’eau, lisse, blanche, immobile, figée dans le temps, au-

rait-on dit, au pied des montagnes désertiques. Ce ne pouvait-être que la Mer de sel... Je me suis laissé glisser à

sa surface puis les rochers m’ont appelé, secs, rudes, fissurés, creusés par les millénaires. À leur pied, un peu en altitude, courait une modeste enceinte de pierres et

quelques constructions qui se perdaient dans la couleur et la poussière du sol. Un village ? Un monastère ? Pro-

bablement celui de Sokuk56 dont m’avait parlé Yo Hanan.

J’ai bien sûr voulu m’en approcher, laisser ma forme

lumineuse se faufiler jusque dans les sortes de ruelles créées par les espaces séparant ses constructions iné-gales et aux toits plats. Il y avait là aussi une citerne, une

grange en ruines et enfin ce qui ressemblait à une tenta-tive de potager. De-ci delà, un arbre chétif lançait son

ombre sur la caillasse du sol à la lueur de la lune.

Pouvais-je franchir une porte ? Je me le suis deman-

dé... Qu’est-ce qui m’animait ? Une simple curiosité ou une force en arrière de mon âme ?

De toute évidence, ce n’était ni ma raison ni le masque

de l’adolescent en moi qui décidait. Mon corps de lumière a donc pénétré le mur de la plus grosse des bâtisses aussi

facilement qu’une main plonge dans l’eau... et je me suis retrouvé dans une salle légèrement voûtée, à peine

éclairée par quelques lampes à huile logées dans de mi-nuscules niches.

Une trentaine d’hommes priaient là, certains sur la

terre battue, certains sur de tout petits sièges de bois, le dos fixé à un dossier sommaire à l’aide d’une corde leur

interdisant de s’effondrer. De leurs gorges sortait une mélopée grave et traînante, une psalmodie qui paraissait

56 Sokuk est l’ancien nom de Qûmran et de sa Communauté essénienne.

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tourner sur elle-même et qui emplissait étrangement tout

l’espace.

Les chevelures et les barbes de ces hommes étaient si

longues et leurs corps si totalement enduits de cendres... Une Communauté de nazirs ? Cela ne pouvait être autre chose... Fallait-il que je leur ressemble ? Était-ce là le

rappel de l’invitation qu’Awoun venait de me lancer par la bouche d’Isdra ?

Quoiqu’il en fût, j’ai été touché au plus secret de moi-même. Il y avait quelque chose de profondément

beau et respectable dans cette discipline de l’âme qui réunissait tous ces hommes à jamais anonymes. Au-rais-je la force d’être comme eux... un jour ? Le fallait-il ?

Une partie de moi le souhaitait sans aucun doute, cette nuit-là. N’était-il pas important de s’oublier pour se

rapprocher du Divin ? N’était-ce pas cela "purifier son âme" ? Après tout, le vieil Isdra n’avait peut-être pas

tort...

Il m’a suffi de douter un instant... et j’ai aussitôt senti l’enveloppe de mon âme se rétracter, se faire aspirer en

arrière d’elle-même. Un battement de cœur... et j’étais déjà de retour dans mon corps.

Un peu de temps a été nécessaire pour que je l’habite à nouveau ; ses muscles étaient endoloris et sa peau tel-

lement froide...

Lentement donc, je suis remonté à ma surface.

À côté de moi, Yo Hanan et Isdra dormaient et leur

respiration emplissait toute la cavité qui nous servait de refuge.

Lorsque le lendemain dans la matinée nous avons en-

trepris de rejoindre la vallée après le bref rituel de cou-

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tume, chacun de nous est longtemps resté en silence,

seul dans ses pensées. Chez ceux d’Essania, le mutisme n’était pas une inconvenance mais plutôt l’expression

d’une discrète sagesse, celle de ceux qui veulent percevoir le lent travail de la Vie en eux.

En chemin et lorsqu’il en crut le moment venu, Yo

Hanan m’a finalement proposé de rendre visite à d’autres "Vieux du désert" dans leurs grottes ou leurs cabanes de

pierre. Il était fasciné par eux.

J’ai refusé. J’ai refusé aussi qu’il me mène jusqu’au

monastère de Sokuk. Je lui ai simplement dit que je le connaissais déjà. Bien sûr, il n’a pas compris comment ni pourquoi mais il ne m’a pas questionné. En vérité, j’étais

trop au-dedans de moi pour vouloir livrer ce que j’avais vécu et en discuter.

Ŕ « Jeshua, mon frère, fit-il alors que nous approchions du village où il vivait encore avec ses parents, Jeshua... le

Vieux a raison ; je crois que je vais prononcer mes vœux de nazir... Et toi ? »

Ŕ « Je retourne chez moi, Yo, dès demain. Quelque

chose me dit qu’il le faut. Pour l’instant, je parle à mon cœur. »

Ŕ « Si tu doutes, demande à Elohim ; Il te répondra... »

Ŕ « Non... je n’aurai pas d’autre réponse que de

moi-même. Elohim n’est pas mon Père. D’ailleurs, Awoun Lui-même ne me dirait pas quoi faire pour mieux Le re-joindre. Et puis, vois-tu, je ne veux pas Le rejoindre mais

m’emplir de Lui... car la distance est un rêve dont il faut sortir. Tu comprends ? »

Quelques jours plus tard, après avoir bravé les mises en garde afin que je ne voyage pas seul, j’ai rejoint la

Galilée et enfin notre village en haut de sa colline. Le chemin ainsi parcouru m’a fortifié, je l’ai compris à

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chaque pas...

La compagnie de soi-même est toujours un engrais, même si on ne peut que rarement en reconnaître les

vertus. L’âme y développe ses propres racines, des ra-cines profondes et capables d’itinérance. Elle s’y regarde aussi dans les yeux, pour mieux se souvenir...

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Chapitre 12

Départs et frontières

C’était un éclatement dans mon cœur. Un éclatement contenu, qui ne faisait pas de bruit, mais ô combien

puissant ! J’allais vers ma propre réalité, vers ma source, et je le savais...

À peine trois semaines après mon retour du désert de

Jéricho, Yosh Héram s’est présenté à notre porte. Il venait me chercher... Cependant, par un étrange concours de

circonstances, j’avais la veille prononcé mes vœux de naziréat ; j’étais donc tenu à une stricte ascèse durant

une trentaine de jours.

Mes parents et les Anciens de notre Fraternité avaient eu beau essayer de m’en dissuader en argumentant que

j’étais trop jeune et que c’était trop exigeant, rien n’y avait fait.

Ainsi pendant un mois plein j’allais m’isoler autant que je le pouvais et mon âme en serait certainement plus pure

que jamais.

Ŕ « T’isoler ? Il semble bien que le moment soit mal choisi, mon frère Jeshua, Utuktu », avait commenté Yosh

Héram en apprenant la nouvelle de ma propre bouche.

Rien en lui ne laissait pourtant paraître le moindre

étonnement. C’était comme si, à ses yeux, il y avait une évidente logique dans la décision que j’avais prise contre

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l’avis de tous.

Ŕ « On peut cependant s’isoler tout en marchant, con-tinua-t-il, l’exigence envers soi et l’observance de

quelques règles de vie ne commandent pas l’immobilité. »

C’était bien ainsi que je voulais comprendre les choses car, dans mon cœur, mon vœu pouvait fort bien

s’accommoder d’un long voyage, il en augmenterait même l’intensité. Partager le rêve de Salomon ne m’avait jamais

paru si important...

Ŕ « Quand partons-nous, mon frère ? ai-je demandé

sans plus attendre.

Le visage de Yosh Héram, dont l’expression était assez facilement solennelle, s’est éclairé d’un coup.

Ŕ « Dès que possible... Demain ! Il nous faut rejoindre au plus vite une caravane que ton oncle Yussaf fait

équiper à Jéricho. Tout se prépare déjà là-bas... les animaux, la nourriture, les biens pour le commerce et le

troc... La route est décidée et certains de ceux qui nous accompagneront la connaissent suffisamment.

La rapidité du mouvement qu’il me fallait faire m’a

laissé sans voix un instant. Allais-je au moins avoir le temps d’embrasser mes parents et tous ceux que

j’aimais... pour leur faire comprendre à quel point je les aimais ? Qu’y avait-il à expliquer, d’ailleurs ? Je n’avais

pas la moindre idée du temps qui s’écoulerait jusqu’à mon retour ni même si je reviendrais. Je partais parce qu’une certitude en moi me répétait qu’il le fallait et c’était

tout...

Pour le reste, l’arrachement, l’émotion et la foule des

interrogations, il me fallait, il nous fallait tous passer par-dessus.

En vérité, il n’est pas un être, pas une âme qui, dans

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son histoire, ne soit un jour confronté à un tel appel avec

la folle certitude de devoir y répondre. Je n’ai cessé de me le répéter, ce soir-là...

Ce que furent mes adieux avec ma famille importe peu ici. De part et d’autre, les mots ne nous venaient que difficilement. Pour certains de notre Communauté, per-

suadés qu’ils ne me reverraient plus, mon départ était une sorte de fatalité contre laquelle ils ne pouvaient rien ;

pour d’autres, plus rares, c’était peut-être une promesse de "quelque chose d’autre". Peut-être...

J’ai prié une bonne partie de la nuit pour me tenir au plus près de mon vœu de nazir, une prière que sont venus partager mon père, ma mère ainsi que le petit Judas.

Il grandissait, Judas... et il m’observait. Moi aussi je l’ai observé, les yeux à demi clos, à la lueur hésitante d’une

lampe à huile. Chacun disait au village qu’il me ressem-blait beaucoup lorsque j’avais son âge. Je les croyais fa-

cilement.

Au petit matin, le coq a chanté et c’est moi qui suis allé réveiller Yosh Héram là où il dormait. Je me souviens

l’avoir alors vu si fatigué que je lui ai demandé comment il avait pu envisager un tel voyage jusqu’à l’autre bout du

monde.

Ŕ « Mais c’est toi qui me l’a demandé, Utuktu, fit-il

simplement comme pour s’en excuser. Je t’ai presque vu naître, je t’ai perdu, puis je t’ai retrouvé. C’est sacré... »

Qu’aurais-je pu rétorquer ? Lui aussi, j’allais donc le

faire vieillir un peu plus. Restait à savoir si ce ne serait pas seulement dans son corps.

Yosh Héram et moi sommes partis le jour-même où les

premières grosses chaleurs débutèrent, cette année-là.

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Ma mère, tenant la petite Sarah dans les bras, était en

pleurs ; quant à mon père, je sais qu’il n’a pas voulu at-tendre de me voir disparaître au bout du chemin qui

s’accrochait au flanc de la colline. Il s’en est retourné dans les ruelles, certainement pour mieux dissimuler sa peine et son inquiétude. Plus ou moins consciemment, je

savais déjà que je ne le reverrais plus.

Pour ce qui est de Judas, il s’est accroché à ma robe

jusqu’au puits où si souvent nous avions rempli nos cruches. Son regard est le dernier de ceux des miens que

j’ai pu emporter avec moi avant que le village ne dispa-raisse derrière nous.

J’avoue qu’il y avait une douloureuse fracture en mon

cœur ce matin-là, l’une des rares que j’ai connues en cette vie. Comment concilier le bonheur d’avancer vers le Soleil

de ce que je pressentais être mon destin et la douleur de l’arrachement aux plus chers de ceux qui avaient peuplé

ma vie ? Je percevais la réponse, bien sûr ; elle tenait dans cette prise d’altitude que me suggéraient sans cesse tous ces oiseaux qui tournoyaient haut dans le ciel.

Oui, je la percevais, j’en connaissais même le principe et les articulations par cœur... mais je ne voulais pas la

regarder car ma peine était à moi et rien ni personne ne devait me l’enlever trop tôt.

Ainsi sommes-nous tous... Lorsqu’il nous arrive d’entrevoir les issues de nos souffrances, bien souvent nous ne les considérons pas ; nos deuils nous donnent

parfois l’impression de nous définir un moment, nous en avons besoin...

Yosh Héram comprenait tout cela. Ce n’était pas seu-lement un sage qui avait étudié dans de nombreux

temples de la Terre Rouge et de notre pays, c’était aussi un homme aimant et simple. Il ne m’a donc pas parlé

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pour me parler et je voyais qu’il était dans l’abandon total

vis-à-vis de ses propres questionnements et probable-ment aussi de ses craintes ! Et puis... j’étais nazir et il

fallait respecter cela afin que le labour accomplisse son œuvre.

Marchant d’un bon pas à côté de notre mulet chargé

d’eau, nos journées furent donc faites de mutisme ou de prières à voix basse. La fièvre du Divin, lorsqu’elle se

montre douce et juste, ne se commente pas...

Elle avait opéré en moi lorsque nous sommes enfin

parvenus à Jéricho. Mes pieds étaient en sang car en poussant aussi loin que possible l’exigence requise par mon vœu, j’avais tenu à ce qu’ils soient nus la plupart du

temps.

Je me souviens avoir trouvé cela étrange d’être aussi

rapidement de retour dans cette ville de chaleur et de poussière, étrange aussi de savoir Yo Hanan et ses pa-

rents si proches...

Peu avant le crépuscule, nous avions rejoint le cam-pement de la caravane apprêtée par mon oncle Yussaf. Il

se constituait de cinq ou six tentes de bédouins et d’une douzaine de dromadaires déjà couchés sur le sol et

émettant leurs borborygmes habituels.

Bien que notre venue fût évidemment prévue et at-

tendue, on fit peu de cas de notre arrivée. Les hommes de la caravane étaient avant tout des marchands rompus à la vie rude des étendues désertiques et il était facile de

deviner que leur existence tournait essentiellement au-tour de leur état de commerçant et de leurs conditions

matérielles.

L’un d’eux nous indiqua une petite tente de toile brune

un peu à part des autres ; nous nous y installâmes donc afin d’y passer la nuit, la tête sur nos sacs respectifs.

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Puisque nous étions arrivés, le départ fut fixé au sur-

lendemain, une fois que les dernières denrées auraient été chargées sur les animaux et que notre mulet aurait pu

être revendu quelque part dans la bourgade.

Comme elle me sembla interminable cette ultime journée d’attente ! La chaleur était terrible et je ne savais

où me mettre ni que faire exactement hormis réciter des textes sacrés autant de fois que cela était conseillé. Les

bédouins et les marchands étaient là à tourner autour des tentes, à charger des couffins avec des objets, des

tissus et je ne savais quoi d’autre tandis que Yosh Héram s’occupait du mulet et d’envoyer un messager vers mon oncle Yussaf, à Jérusalem

Me voyant réciter mes textes, m’isoler sous des dattiers le visage badigeonné de cendre et enfin refuser le partage

d’un peu de vin, l’un des caravaniers a fini par deviner mon état de nazir, ce qui me valut une réflexion

aigre-douce. À mon âge, comment était-ce pensable ? C’était un peu ridicule...

J’ai trouvé la force de ne pas lui répondre. Je ne faisais

pas ce voyage pour argumenter quoi que ce soit mais pour trouver une paix qui me donnerait la capacité d’être plus

pleinement moi-même tout en soulevant, si mon Père le voulait, le voile qui recouvrait encore ma mémoire.

Ce qui était singulier dans l’état où j’étais, c’est que contrairement à ce que je m’étais imaginé, je n’avais pas éprouvé un seul instant quelque fierté à être devenu na-

zir. Cela n’avait rien changé ou si peu...

Ŕ « On est toujours comme ça quand on fait ce genre de

vœu ? »

Le même caravanier était revenu à la charge tout en

réajustant sommairement son turban sur la tête.

Ŕ « Comment "comme ça" ? »

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Ŕ « Je veux dire aussi triste ! »

Je suis resté interdit un bon moment. L’homme venait de mettre le doigt sur quelque chose qui me paraissait

être immensément important. Il avait raison... Pour qui-conque m’observait, je devais effectivement avoir l’air triste... même si au fond de moi-même, j’étais loin de

l’être. Était-ce la recherche des Vérités de l’Éternel qui donnait cette impression ? Si c’était cela, quelque chose

alors n’était pas cohérent et il faudrait que j’en com-prenne la raison.

Ŕ « Je ne suis pas triste, ai-je enfin répliqué. Tu con-fonds la tristesse et le recueillement. »

Toutefois, en prononçant ces mots, je n’étais pas

convaincu moi-même de leur justesse. Pourquoi mon recueillement ressemblait-il plus à de la peine qu’à de la

joie... ou même à de la sérénité ? Était-ce toujours ainsi ou était-ce simplement l’effet de la cendre sur ma peau ?

Le caravanier s’en est allé de son côté sans rien ré-torquer, me laissant seul avec mon interrogation. Je crois avoir poursuivi celle-ci jusqu’au retour de Yosh Héram

car, à mesure que je fouillais dans mes souvenirs, il me fallait convenir qu’aucun de ceux qui m’avaient jusque-là

enseigné n’avait particulièrement reflété la joie ni mani-festé quelque éclair de gaieté tandis qu’ils priaient ou

dispensaient leurs leçons. Il y avait en cela une sorte de mystère et je devais remercier l’homme au turban de l’avoir mise en lumière.

Ŕ « Frère Jeshua... il me faut te dire quelque chose... »

À peine de retour, Yosh Héram s’est accroupi face à moi, toujours immobile sous mes dattiers. Les cheveux en

broussailles et la barbe cachée par le voile de lin gris qui lui protégeait le cou, il était marqué par les tractations

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dont sa journée avait dû être chargée.

Ŕ « Demain soir, après notre première journée de voyage, nous dresserons notre campement non loin de

Sokuk57. J’aimerais rendre une brève visite aux Vieux qui y vivent... leur demander une sorte de... bénédiction. M’y accompagneras-tu ? »

C’était la même demande que m’avait faite Yo Hanan environ un mois auparavant et je savais qu’il fallait être

attentif aux insistances que la Vie s’ingénie parfois à placer sur notre chemin.

Ŕ « Sokuk ? Je t’y suivrai ; on m’a dit qu’il y avait là-bas une fort belle bibliothèque et qu’on y recopiait beaucoup d’anciens rouleaux du Temple de Jérusalem afin de les

préserver... »

Bien que notre première étape envisagée ne fût ni dif-ficile ni longue, nous avons quitté Jéricho aux premières

lueurs du jour ainsi qu’il se devait pour tous ceux qui avaient coutume de voyager.

Lorsque notre caravane s’est ébranlée, perché sur le

dromadaire que l’on m’avait attribué pour toute la durée de notre périple, j’ai éprouvé le besoin de fermer les

paupières. Ce n’était pas pour prier ni parler à mon Père cette fois mais seulement pour savourer l’instant qui

s’écoulait comme si celui-ci était fait de l’eau la plus limpide et la plus sacrée qui soit. C’était une sorte de demande impérieuse de mon âme à mon corps et j’en ai

vécu toute la profondeur aussi longtemps que je l’ai pu.

Un peu déséquilibré par les cahots de la piste em-

pruntée et la démarche d’un animal auquel je ne con-

57 Pour rappel, il s’agit de l’ancien nom du monastère de Qumrân.

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naissais pas grand-chose, j’ai fini par avoir les yeux

submergés d’émotions et par la beauté encore une fois nouvelle et si vaste dont le monde se paraît...

Peu à peu, en silence et en paix, nous avons rejoint le cours du Jourdain à main gauche puis, les uns derrière les autres, la tête enroulée dans nos voiles, nous avons

fini par nous rapprocher de la ligne blanche et argentée de la Mer salée. J’ai tant aimé ces heures où

l’écartèlement du cœur et les promesses de l’âme se rencontraient et s’apprivoisaient mutuellement...

Après notre brève halte à Sokuk, je savais que ce serait terminé, que mon enfance et ma jeunesse tout entière mourraient définitivement...

Lorsque nous arrivâmes à la hauteur de Sokuk et que nous pûmes distinguer sa petite enceinte de pierres qui se

détachait à peine du décor ambré de la montagne, le soleil était toujours haut dans le ciel et je me suis rendu compte

que nous aurions pu voyager encore pendant de nom-breuses heures. Un ou deux de nos caravaniers grom-melèrent un peu, ce qui me renforça dans mon évaluation

de la situation.

Manifestement, toutefois, Yosh Héram tenait beaucoup

à cette halte car, après quelques palabres, il fut décidé que c’était bien là que seraient dressées nos tentes pour

la nuit tandis que lui et moi, poussant nos montures à forcer le pas, nous nous dirigerions vers le monastère.

À vrai dire, pénétrer dans son enceinte ne nous de-

manda aucune stratégie. Les lieux n’étaient guère pro-tégés par une porte ainsi qu’on aurait pu s’y attendre. Ils

faisaient songer à ceux d’un village pauvrement entretenu et dont les maisons avaient été construites assez anar-

chiquement, au gré des nécessités, offrant, parfois et malgré tout, une petite fantaisie architecturale dans la-

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quelle la brique venait se mêler à la pierre pour créer

quelques motifs et des niches.

En descendant de nos dromadaires, nous avons tout de

suite aperçu quelques femmes vêtues de noir. Le visage rivé vers le sol, elles se sont enfuies à notre vue. Trois hommes en robes blanches, les cheveux et la longue

barbe enduits de cendre sont alors venus à notre ren-contre. À leur mine et au ton des mots qu’ils nous

adressèrent, nous n’étions manifestement pas les bien-venus. En m’apercevant avec des restes de cendre mé-

langés à la sueur de mon visage, il s’en est même trouvé un pour hausser les épaules et marmonner trois mots inaudibles.

Après une brève présentation, Yosh Héram, qui s’était empressé de les saluer en croisant ses deux bras sur sa

poitrine, réussit cependant à obtenir un sourire de l’un d’eux.

C’est ainsi que l’on nous introduisit dans une assez vaste pièce dont l’accès était contrôlé par une sorte de vestibule lui-même protégé par une lourde porte ferrée.

Quelques hommes, couleur de terre et de roche, y travaillaient en silence, la tête et les épaules soigneuse-

ment recouvertes de voiles frangés. Certains lisaient, d’autres s’appliquaient à rédiger ou à recopier des textes

sur des rouleaux tandis qu’une fumée blanchâtre montait d’une vasque pour s’échapper par un large orifice prati-qué dans le plafond de la salle.

Je ne savais pas ce que nous venions faire là, parmi ces moines qui ne pouvaient manquer de faire remonter en

moi des souvenirs pas si lointains, ceux du Krmel.

Derrière celui qui nous servait d’interlocuteur, Yosh

Héram et moi nous nous sommes faufilés entre leurs rangées de bancs et d’écritoires. Il y avait des rouleaux de

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palmes et des tablettes d’argile à peu près partout,

jusqu’en haut de chacun des murs.

Notre guide, à moitié courbé en deux, nous a finale-

ment introduits dans ce qui semblait être un réfectoire, à en juger par le nombre de plats et de bols de bois qui y étaient empilés autour d’une cruche, d’un petit tas de

galettes et de quelques dattes séchées sur lesquelles couraient des mouches.

C’est là, sans attendre davantage, que Yosh Héram a pris le moine à part et lui a longuement parlé. De toute

évidence, il était question de moi à en juger par les re-gards que l’homme lançait régulièrement dans ma direc-tion.

Moi aussi, je l’ai observé... et j’avais beau laisser glisser les yeux de mon âme sur lui sans rien projeter ni juger, je

ne parvenais pas à y voir les signes de la douceur et de l’amour. Sa "lumière d’être" était celle d’un clair-obscur

qui occupait toute sa tête. Le soleil désertait sa poi-trine58...

Le Vénérable et le Frère Joaquim m’avaient bien sûr

appris à ne pas juger, et c’était une attitude à laquelle mon être tout entier adhérait spontanément. Cependant,

sans qu’il fût question pour moi de condamner, je ne pouvais que constater là une pauvreté d’âme qui n’aurait

pas dû être. Nous étions à Sokuk... et pas dans n’importe quelle synagogue où l’on pouvait facilement dévitaliser l’Esprit pour s’immobiliser dans la Lettre.

En vérité, j’ai ressenti une immense peine pour cet homme auquel Yosh Héram s’évertuait à parler afin de

dire ou de prouver je ne savais quoi. Mon cœur en est

58 Voir "De Mémoire d’Essénien" du même auteur, chapitre VI : "Lire les êtres" (L’aura).

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devenu lourd...

Après un moment, le moine à demi plié en deux est venu vers moi. Le front excessivement plissé, il a alors

commencé à me dévisager.

Ŕ « Ton ami me dit que tu te nommes Jeshua et que tu as étudié là-bas au Nord, dans ce temple près de la mer. Il

m’a dit aussi beaucoup d’autres choses... Apparemment, il fait grand cas de toi. Et toi, en fais-tu ? »

La question était abrupte et je la sentais perfide.

Ŕ « Fais-je grand cas de moi ? Si je te réponds que oui,

tu me diras plein de prétention et tu auras raison... Si je t’affirme que non, tu en déduiras que je m’affirme bien peu pour quelqu’un dont on dit tant de choses et, là

aussi, tu auras sans doute raison. Aucune vérité ne peut jaillir de ta question. Pardonne ma franchise, Isaac fils

d’Élie... »

Ŕ « Qui t’a donné mon nom ? »

Le moine au front tourmenté a fait deux pas en arrière.

Ŕ « C’est toi qui vient de me le confirmer. Je n’ai fait que le deviner car en vérité, il est écrit avec force tout autour

de toi. »

Ŕ « Quelqu’un t’a renseigné, n’est-ce pas ? Ne te ris pas

de moi. Maintenant dis-moi qui tu es au juste, Jeshua, et ce que tu cherches.

Ŕ « C’est pour pouvoir te répondre que je vais là où je vais. Ce que je cherche ? La Paix du Sans-Nom. Parce que je veux L’offrir. »

Ŕ « Comment pourrais-tu offrir ce qui n’est pas à toi ? »

En prononçant ces paroles, l’homme s’est retourné en

direction de Yosh Héram ; vraisemblablement il était in-disposé par mes réponses. J’avais d’ailleurs remarqué

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qu’il évitait de rencontrer mon regard.

Ŕ « Mon frère, ai-je alors fait à mi-voix et sans réfléchir, peut-être suffit-il d’ouvrir vraiment les bras pour recevoir

cette Paix... C’est pour en comprendre le mystère que je vais où je vais. »

Le moine a fait comme s’il n’entendait pas. À nouveau,

il s’est rapproché de Yosh Héram puis tous deux sont partis dans une autre pièce sans m’inviter à les suivre.

Seul et un peu las, je me suis assis sur le sol dans un angle de la pièce. Pour la seconde fois, je me suis de-

mandé ce que je faisais en ce lieu. Que fallait-il que je comprenne ? J’aspirais à quitter la terre où j’étais né avec l’image de sa douceur et voilà que c’était celle d’une cer-

taine sécheresse qui allait m’accompagner.

Il y avait sans doute là une intention de mon Père mais

comment l’identifier ? Rien en moi n’aspirait aux discours et encore moins aux argumentations et pourtant il sem-

blait que j’y sois toujours confronté. Ma présence, au-rait-on dit, suffisait à déranger. C’était invariablement le même schéma qui se reproduisait.

Ŕ « Viens, mon frère, nous partons ! »

La voix de Yosh Héram est tout à coup venue me tirer

de ma réflexion. Je me suis levé d’un bond. À son visage digne, mon vieux compagnon était de toute évidence très

fâché.

Ŕ « Viens, répéta-t-il, il se fait tard. »

Le ciel commençait à rougeoyer lorsque, juchés sur nos

dromadaires, nous avons franchi l’enceinte de Sokuk afin de regagner le lieu désigné de notre campement. Je revois

encore le tout jeune moine qui, pour s’amuser, a couru un instant derrière nos montures... Je me suis dit que

j’allais essayer de garder le souvenir de sa gaité et de son

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insouciance au-dedans de moi. Il serait plus beau que

l’autre...

Il s’est écoulé au moins deux jours avant que Yosh Héram ne parvienne à me dire ce qui était arrivé et qui avait fait monter tant de colère en lui.

Nous nous dirigions toujours vers le sud, parmi les roches brûlantes du désert et nos animaux marchaient

côte à côte avec une nonchalance épuisante.

Ŕ « Vois-tu Jeshua, mon cœur porte la peine en lui. Elle

est lourde... bien plus que la colère. Celle-là, par bonheur, s’en est allée. Elle s’est usée toute seule, je te le promets. Oui, mon cœur porte une peine car il espérait un signe,

comme une bénédiction.

Sokuk renferme un trésor, vois-tu. Nul ne sait dire de

quelle façon il est arrivé là mais ce que l’on sait c’est qu’il s’agit d’un médaillon de bronze que portait Salomon

lorsqu’il est revenu du pays des hautes cimes. J’ai eu le privilège de le voir il y a fort longtemps, cet objet ; je l’ai même tenu dans mes mains.

C’était du temps où ce lieu et ses moines se montraient plus... vivants qu’aujourd’hui.

Ce médaillon représentait l’Etoile de notre peuple, Lune-Soleil, rayonnante, toute en splendeur avec ses huit

branches bien déployées. Mais ce n’était pas ce qui en faisait la particularité. Ce qui en faisait toute la valeur et la signification c’est que ses trois branches inférieures se

prolongeaient chacune par une main à leur extrémité. On ne pouvait comprendre celles-ci que comme des marques

de protection, d’offrande et de bénédiction. Elles disaient la présence d’Elohim...

En allant à Sokuk, j’espérais que tu puisses le tenir à

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ton tour entre les mains puis que tu en reçoives le sceau

sur le front. Il n’en a rien été, ainsi que tu le sais, puisque le frère qui nous a reçus a prétendu que le médaillon

n’existait pas... Je crois simplement qu’il s’est méfié car il n’a pas aimé apprendre que tu avais étudié au Krmel59.

Mais... au-delà de tout ceci, Jeshua, je viens de com-

prendre que c’est moi qui me suis trompé. Comment ai-je pu m’imaginer que tu avais besoin de la bénédiction d’une

médaille ? C’est toi, Utuktu, qui pourrais tous nous bé-nir... »

J’ai cherché le regard de Yosh Héram entre les fentes du voile qui lui protégeait le visage. Ce qu’il venait de me

dire n’était pas facile à entendre à maints égards.

Ŕ « Je sais que mon âme est vieille, mon frère ; je ne

jouerai pas à celui qui, par fausse humilité, s’en défen-drait. Tu as été de ceux qui l’ont reconnue comme celle

d’un ancien Sage... De cela je ne m’en souviens pas ré-ellement mais je peux te croire et accepter que tu m’appelles Utuktu.

59 II y a toujours eu une fracture entre le monastère essénien de Qumrân et celui du Krmel. Le premier optait pour un ascétisme extrême alors que l’autre, proche des Fraternités villageoises, se montait ouvert, plus universel dans ses enseignements, comme une continuité de la Tradition égyptienne du Pharaon Akhenaton.

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Toutefois... ne dis pas trop à un Sage qu’il est sage et

qu’il agit comme tel avant qu’il n’ait lui-même parcouru une bonne part de son chemin car c’est ce chemin qui

peut ou non le parfaire. Le mien ne fait que commencer, vois-tu.

Alors, oui, j’aurais aimé la bénédiction de l’Etoile et

donc celle d’Élohim sur mon front. Qui d’entre nous est trop sage ou trop plein de promesses pour se dire

au-dessus d’une empreinte de Lumière ? Dis-le-moi !

Mais sache, Yosh, que ce n’est pas cette rencontre en

apparence manquée qui me peine, moi. Ce qui me touche, c’est simplement, une fois de plus, le mensonge et toutes ces petites guerres non dites par lesquelles celui-ci se

replante sans cesse et sans cesse... Le Don à la Vie qui nous appelle tous se perd donc si facilement de vue ? »

Nous avancions lentement et il s’écoula encore trois

bonnes journées avant que nous n’atteignions cette mer d’un bleu si intense qui marquait le point où il nous faudrait emprunter la piste menant vers l’Est. Cette mer,

nous l’appelions la Mer d’Edom60.

Ce fut un ravissement que de découvrir, le temps d’une

halte, l’éclat des montagnes couleur de corail se refléter dans ses eaux. Et puis quelque part, vers le couchant, il y

avait aussi ce massif et ces hauts sommets désertiques où il était dit que Moïse avait reçu la Parole de l’Éternel.

De l’Éternel ? Ou d’Élohim ?

60 La Mer d’Édom est plus connue sous le nom de "Mer Rouge". (Étymologi-quement, Édom, ou Adom, signifie rouge. De l{ le nom d’Adam, "l’homme rouge". Le rouge est considéré comme étant la couleur génératrice initiale par de nombreuses Traditions.)

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Pour moi, la question était tranchée depuis longtemps.

Élohim exprimait les mains de l’Éternel, il se montrait à la fois Un et Multiple, tel que le médaillon de Sokuk, celui de

Salomon, le suggérait.

Je savais que nous n’irions évidemment pas dans la direction de ces montagnes. Je savais aussi que la route

que nous empruntions n’était peut-être pas la plus courte pour atteindre notre but, ni la plus sécuritaire. Nous

aurions dû avancer par Damas, plus au nord, mais les contacts qu’avait mon oncle Yussaf convergeaient plutôt

vers Jéricho et c’était déjà un bonheur que d’en bénéfi-cier.

Je me souviens particulièrement de cette aube qui

nous a rassemblés, nos caravaniers et nous, sur la rive de la Mer d’Édom. Nous y avons prié à voix haute plus in-

tensément que de coutume car nous étions conscients qu’à partir de ce jour nous allions nous aventurer sur des

terres incertaines où la nature Ŕ mais surtout les hommes Ŕ pouvaient se montrer particulièrement hostiles.

Nos animaux étaient chargés de biens, cela se voyait, et

les caravanes de marchands auxquelles nous aurions pu éventuellement nous joindre seraient sans doute rares...

De mon côté, je n’étais pas malheureux de cette incer-titude permanente que nous promettait le chef des

hommes qui nous guidaient. La solitude et la précarité allaient de pair avec mon vœu et j’aimais les montagnes et les plateaux désertiques...

Qu’avions-nous à craindre, après tout, si ce n’était la perte de notre vie... et, en toute vérité, cela ne me pa-

raissait pas si grave car, depuis toujours, j’étais dans la certitude que cette existence que nous pensions nôtre ne

nous était jamais que prêtée, pour un temps, pour un rôle. Et cette certitude, je voulais m’assurer qu’elle ne soit

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pas que dans ma tête mais dans mon corps tout entier.

Parfois, je me regardais comme du dehors de moi-même et la lucidité qui en résultait me faisait me

demander, si je ne m’abusais pas, si je ne craignais pas plus le désert que je ne le pensais. Nous jouons tous des rôles, même s’ils sont beaux et nobles ; je le comprenais

intimement et je ne voulais pas être dupe de cet aspect de l’état humain.

Un événement se produisit un matin, un peu moins d’une semaine après avoir pris la piste de l’Est...

Nous sommes arrivés aux abords d’une toute petite vallée enchâssée dans l’extrême aridité des terres mon-tagneuses que nous traversions... C’était une sorte de

havre de verdure et de paix fait de quelques champs et de dattiers dont nous nous sommes demandé par quel mi-

racle il avait pu éclore là. À en juger par les habitations que l’œil pouvait y dénombrer, une dizaine de familles,

guère plus, devaient y vivre.

Sans nul doute, c’était le lieu idéal pour que nos ani-maux s’y abreuvent abondamment, que nous-mêmes y

fassions le plein en eau et que nous y trouvions éven-tuellement quelque nourriture fraîche.

Il aurait été dans l’ordre des choses qu’à l’approche des premières constructions un groupe d’enfants nous ait

aperçus et se soit mis à courir dans notre direction tout en poussant des cris de joie. Personne, toutefois, ne vint à notre rencontre malgré l’impossibilité que l’endroit fût

vide d’habitants.

Melkus, le chef de nos caravaniers, nous fit signe, par

prudence, de ne pas poser pied à terre. Sans dire un seul mot et attentifs au silence qui entourait les habitations

apparemment désertes, nous avons alors traversé len-tement le village. Ce n’est qu’à la sortie de celui-ci, à

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bonne distance derrière un gros amas rocheux, que nous

avons remarqué quelques silhouettes humaines.

Toujours sans descendre de nos montures, nous nous

en sommes approchés tandis que Melkus prenait l’initiative de partir un peu en avant de nous. Le petit groupe nous a alors aperçus, aussitôt visiblement mé-

fiant à en juger par un coutelas que quelqu’un brandit à la hâte. Enfin, par bonheur, une discussion s’est engagée.

Melkus connaissait la langue des habitants de cette ré-gion ; avec circonspection, nous nous sommes donc

rapprochés de lui et des autres.

Très vite la situation s’est éclaircie... Un homme avait été retrouvé mort la veille, quelques pas plus loin, et

personne n’avait osé toucher à son corps... On n’avait plus voulu de lui au village depuis plusieurs mois car on

le disait fou, c’était-à-dire habité par une présence malé-fique.

Par précaution et jusqu’à ce qu’une décision tut prise, les Anciens de la communauté avaient de ce fait ordonné à tous de ne pas quitter les maisons. Il ne fallait pas,

avaient-ils dit, que l’esprit malin, cherchant une nouvelle proie, trouve trop facilement une autre victime et aille lui

"manger l’âme". Pour l’heure, ils ne savaient pas s’ils devaient recouvrir le corps de pierres ou laisser simple-

ment les oiseaux s’en charger.

Les uns après les autres, je les ai regardés avec leurs longues barbes teintes de roux et leurs robes de grosse

toile brune. Ils avaient tous peur. Melkus lui-même, d’ailleurs, ne semblait pas rassuré.

Ŕ « Prenons un peu d’eau et partons », fit-il sans autre commentaire.

Haut dans le ciel, quelques rapaces commençaient leur danse... Ils se tenaient presque à la verticale au-dessus de

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nous, muets mais attentifs.

Ŕ « Attends, ai-je fait, attends... »

À une cinquantaine de pas de là où nous nous trou-

vions, je venais de voir une forme brumeuse en suspen-sion près d’un rocher.

Ŕ « Attends... » ai-je encore répété.

La forme s’était montrée une deuxième puis une troi-sième fois. Je l’avais perçue telle une lumière furtive.

Ŕ « N’avez-vous pas vu, là-bas ? » ai-je fait en tendant le bras devant moi.

Personne n’avait remarqué quoi que ce soit...

Lorsqu’une quatrième fois la forme de lumière et de brume m’est apparue, je ne pouvais plus douter de ce

qu’elle signifiait. C’était celle de l’âme de cet homme qui venait de mourir et dont le corps gisait certainement

derrière le rocher. Elle était égarée, elle appelait...

Sans attendre, j’ai cherché le regard de Yosh Héram.

Mon ami était fatigué, ruisselant de sueur. Il avait ce-pendant compris ce que je percevais.

Ŕ « Jeshua, fit-il d’une voix mal assurée, n’y va pas. Tu

es nazir, ne l’oublie pas... tu as fait un vœu et ce vœu t’interdit d’approcher les morts61...»

Ŕ « Son âme appelle, mon frère. Il faut l’aider... Y a-t-il quelqu’un d’autre pour le faire ici ? »

Ŕ « Utuktu... un vœu est un vœu... »

J’ai aussitôt saisi toute l’ampleur du dilemme face auquel je me trouvais.

C’était mon vœu confronté à l’Humain et face à face

61 Pour rappel, le nazir ne devait approcher aucun cadavre.

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avec la souffrance... Tout s’est mis à tournoyer dans ma

tête... Qu’est-ce que c’était qu’un vœu ? Que cela vou-lait-il dire ? À qui, à quoi était-il destiné ?

Je me suis alors rendu compte à cet instant que je ne m’étais jamais vraiment posé ces questions ou que je les avais trop rapidement évacuées de mon esprit sans en

saisir toute l’importance. Oui, à qui, à quoi était destiné mon vœu de naziréat ?

La réponse s’est imposée en une fraction de seconde. C’était évidemment pour moi que je l’avais prononcé... ou

pour concorder avec une certaine façon d’être. Même si mon intention avait été celle de la recherche d’une plus grande pureté ou d’une plus grande exigence, c’était bel et

bien pour moi. C’était absurde...

Je me trouvais donc dans une situation où il me fallait

choisir entre la cohérence envers moi-même et l’aide à autrui, c’est-à-dire la compassion. Une sorte de test...

L’Éternel combat entre la Lettre et l’Esprit, entre le prin-cipe et le vécu, tel que me l’avait dépeint le Vénérable du Krmel ! C’était explicite et incontournable.

Avec vigueur, j’ai fait, du bras et du pied, les gestes appropriés afin que mon dromadaire s’accroupisse. Ma

voix aussi s’est faite puissante, il fallait que l’animal comprenne l’ordre au plus vite.

Ŕ « Utuktu... As-tu bien réfléchi ? Utuktu ! »

Je me souviens que les mots lancés par Yosh Héram m’ont à peine rejoint ; ils ont glissé sur ma conscience

comme s’ils étaient inconsistants.

En posant le pied à terre, j’étais instantanément entré

dans mon univers, celui de mon cœur et rien d’autre ne pouvait compter que les élans de celui-ci. Mon naziréat ne

signifiait plus rien de vrai...

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L’un des hommes du village a cherché à me retenir en

m’attrapant par le bras mais je m’en suis aussitôt dégagé. D’un pas volontaire, j’ai commencé à marcher vers

l’endroit où le corps était supposé être.

J’ai contourné le rocher... Il était effectivement là, der-rière lui, d’une maigreur extrême, couché sur le côté, sans

blessure apparente.

Selon ce qui m’avait été enseigné, je me suis reculé de

quelques pas afin de l’observer dans son ensemble. C’est là que sa forme lumineuse, celle de son âme, s’est à

nouveau montrée. Elle ressemblait à une vapeur con-densée qui me regardait... J’ai vu ses lèvres si fines, si crispées et ses yeux emplis d’angoisse qui me fixaient.

Sans me questionner sur ce que j’allais faire, je me suis assis sur le sol, intimement persuadé qu’Awoun allait

forcément m’aider puisqu’il était mon Père et qu’il ne pouvait en être autrement. L’amour n’appelait-il pas

l’amour ?

Ŕ « Qui es-tu ? ai-je alors entendu.

Ŕ « Je suis celui qui vient t’aider... »

Ŕ « Pour quelle raison ? Que veux-tu ? »

Ŕ « Faut-il une raison pour aider ? »

Ŕ « Je ne te connais pas, va-t’en ! »

Ŕ « Ce n’est pas à moi de partir, mon frère... Est-ce ici

que tu veux demeurer ? »

Ŕ « Je n’ai pas de chez moi... »

Ŕ « Crois-tu ? Nous en avons tous un... As-tu seulement

demandé à en retrouver le chemin ? »

Ŕ « Et à qui donc ? »

Ŕ « À ton Père... »

Ŕ « Je n’en ai pas. »

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Ŕ « Crois-tu ? Nous en avons tous un... et c’est le

même.»

Ŕ « Je ne m’en souviens pas. »

Ŕ « Mais moi je m’en souviens. Je connais le chemin... Veux-tu prendre ma main ? »

La réponse n’est pas venue. Face à moi, dans l’espace

de mon âme, il n’y avait qu’un visage d’homme, émacié, à la chevelure mêlée de poussière et au regard comme un

torrent d’interrogations.

Ŕ « Veux-tu prendre ma main ? Je ne peux te la donner

si tu ne veux pas la prendre. La confiance est ton che-min... »

En vérité, la réponse que j’espérais a demandé beau-

coup de temps avant de venir. Elle ne s’est pas présentée sous forme de mots mais à la façon d’un souffle...

J’ai senti ma lumière d’âme s’ouvrir lentement comme pour libérer en elle un espace d’accueil puis, lentement

encore, j’ai perçu une présence qui s’y réfugiait, s’y abandonnait. Tout était là et il n’y avait rien de plus à faire.

Je sais seulement que ma poitrine s’est soulevée et que j’ai poussé un grand soupir, que j’ai vu une clarté qui me

traversait tel un pont et que ce fut tout...

Puis, mes paupières se sont relevées, mon regard s’est

dégagé de l’espace des âmes et, vide de toute pensée, je me suis dressé sur mes jambes pour rejoindre les autres.

On m’avait regardé en silence, peut-être comme si

j’allais pratiquer quelque mystérieux rituel ou encore prononcer quelques mots emprunts de magie. Il n’en

avait pourtant tellement rien été ! Faire de soi un pont ou un briseur de chaîne dépend si peu d’un savoir ! Le seul

secret tient dans la vérité du cœur que l’on met alors à

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l’ouvrage. À l’ouvrage, oui... Aimer, c’était toujours libérer

l’autre et pour cela il fallait creuser en soi un puits de sincérité.

Ŕ « Vous pouvez maintenant enterrer son corps et le recouvrir de pierres, ai-je dit aux villageois en passant devant eux afin de rejoindre notre caravane. L’âme de cet

homme s’est envolée, je vous l’assure, et nul esprit malin ne rôde ici. »

J’ai souvenir m’être senti solide dans mon corps et l’âme particulièrement sereine lorsque j’ai retrouvé notre

petit groupe de voyageurs.

Melkus et ses compagnons se sont sentis obligés de s’incliner sur mon passage. Cela m’a gêné... mais je

comprenais qu’il fallait que j’accepte que cela soit ainsi.

Notre halte au village fut plus brève que nous ne

l’avions imaginé en y arrivant. Juste le temps d’y faire boire nos animaux et de remplir nos outres. C’était plus

loin que nous planterions notre campement pour la nuit.

Chemin faisant, Yosh Héram, qui n’avait pas ouvert la bouche depuis un bon moment, s’est finalement résolu à

s’approcher de moi.

Ŕ « Pardonne-moi, frère Jeshua, il faudra te raser la tête

dès ce soir. C’est ce qui doit se faire lorsque l’on rompt son vœu, tu le sais... »

Ŕ « Non, Yosh... Je ne le ferai pas. Cette âme qui errait m’a été envoyée par l’Éternel pour me faire comprendre bien des choses. Si je l’ai libérée d’un fardeau, elle m’a

également ouvert une porte. À compter de cet instant et de l’opportunité que tu me donnes d’en parler, je me sens

plus libre et plus vrai que je ne l’ai jamais été.

J’ai vu au plus profond de mon cœur que mon Père

n’avait jamais décrété la moindre règle de vie et qu’il

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n’attendait rien d’autre de nous que le service à la Vie. Ce

que j’ai fait et ce que je ne ferai pas ce soir ne concerne aucunement la Loi de l’Éternel. Cela me concerne moi,

pour mon propre chemin, vois-tu, et puisque mon âme est en paix... »

Je ne suis pas parvenu à aller plus loin car les mots

s’étranglaient dans ma gorge... Non pas de peine mais parce que je les savais si faibles en regard de la force qui

se tenait en arrière d’eux et qui me faisait repousser mes horizons, jour après jour.

Ŕ « Je comprends, m’a répondu Yosh Héram... Alors Utuktu, puisqu’il semble que tu veuilles écrire un nou-veau livre de vie, permets-moi, au couchant, d’ôter de ton

visage et de tes cheveux ce qui leur reste encore de cendres...

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Chapitre 13

Une interminable marche

Pendant de nombreuses journées nous avons continué vers l’Est puis, un matin, notre caravane a obliqué légè-

rement vers le Nord. Il nous fallait, disait Melkus, re-joindre au plus vite l’une des grandes pistes empruntées par les marchands depuis des siècles et des siècles. Nous

y trouverions davantage de villages, de petites vallées, des puits ou des trous d’eau et, enfin, une ville prospère.

J’ai souvenir de ces journées comme d’une intermi-nable méditation. Nous allions de hauts plateaux rocail-

leux en plaines infertiles, parfois par des cols harassants, toujours en quête d’eau, d’ombre et de nourriture fraîche. Alors, il n’y avait rien d’autre à faire que de laisser

quelques prières tourner en nous, que d’entonner en-semble des chants et de contempler le monde... notre

monde intérieur, surtout.

Au fil des distances parcourues, des aubes jusqu’aux

crépuscules, je me suis mis à découvrir puis à aimer cet animal sur le dos duquel je voyageais et qui aurait à supporter mon poids longtemps encore. Je l’ai aimé de

tendresse, apprenant de semaine en semaine à mieux comprendre ce que son énigmatique regard et les sons qui

sortaient de sa gorge tentaient de me dire.

Tout autant que ces caravaniers auxquels Yosh Héram

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et moi avions accepté de confier notre vie, mon droma-

daire est ainsi devenu mon compagnon de chaque ins-tant. Lui aussi a appris à m’aimer, jusqu’à parfois

s’agenouiller de lui-même afin que je l’enfourche lorsque je m’en approchais et qu’il sentait un départ imminent.

Il s’appelait Issem et deux grosses tresses de laine

rouge suspendues aux montants de bois de sa selle le distinguaient de ses congénères.

Melkus n’a pas été sans remarquer cette proximité qui s’était installée entre Issem et moi. Il a aimé cela et me l’a

dit. C’est certainement sa remarque qui a contribué à nous rapprocher, lui et moi, jusqu’à rompre enfin la distance respectueuse qu’il avait jusque-là maintenue

entre nous.

Melkus avait le regard d’un fennec, un de ces renards

des sables qu’on surprend parfois à la tombée de la nuit, en bordure du désert. Mes souvenirs d’enfance au Pays de

la Terre Rouge en étaient nourris...

Ŕ « Que vas-tu faire là-bas, m’a-t-il demandé abrup-tement un jour où nos montures s’étaient retrouvées côte

à côte. Moi, on me paie pour faire un tel voyage et aller commercer... mais toi ? Je cherche les premiers signes

d’une barbe à ton menton et je ne les vois toujours pas ! On ne m’a rien dit de qui tu es mais je crois que ta famille

est riche et puis... je t’ai vu agir il y a à peu près une lune dans ce village et j’ai du respect... »

Je n’ai pu m’empêcher de sourire en écoutant Melkus.

La candeur un peu rude qui se dégageait de sa personne me plaisait. Avec ses maladresses, elle allait dans la di-

rection du cœur et c’était l’essentiel.

Ŕ « Ce que je vais faire là-bas ? Vieillir... et j’y resterai

aussi longtemps qu’il le faudra pour que la barbe me pousse en abondance au menton !

Page 221: Daniel Meurois - biblioesoterik.com

Non, Melkus... En toute vérité, je ne sais pas parler de

moi.

Je peux seulement dire que je suis de ceux dont l’âme a

besoin de respirer et qu’elle ne peut pas se satisfaire du carré d’un champ. Regarde comme l’horizon bouge devant nous à chaque pas que nous faisons... Nous en avons un

autre au-dedans de nous et je crois que si nous bloquons celui-là en contemplant toujours les mêmes collines, peu

à peu nous nous endormons et nous nous asphyxions. Alors notre pensée meurt...

Le monde est sans doute Un mais je crois que le Sans-Nom a aussi fait en sorte qu’il soit Multiple et En-seignant dans cette Multiplicité. Je veux découvrir les

différents visages de l’Un, vois-tu ? C’est de cette façon, me semble-t-il, que peut-être un jour je me souviendrai de

moi-même et que je pourrai alors vraiment répondre à ta question.

Riche ? Oui, je le suis, mais pas de ce que tu crois. En fait, nous sommes riches de la "même chose", toi et moi et nous tous ici, cependant je ne sais pas encore trouver les

bons mots pour te l’expliquer. »

Lorsque j’eus prononcé ces paroles, Melkus a poussé

un long grognement. C’était sa façon de faire lorsqu’il réfléchissait. En réalité, l’homme se montrait moins

fruste que son apparence et le ton de sa voix ne le lais-saient entrevoir. Il avait la dignité et le bon sens de ceux qui ont observé la Nature vivre sans jamais s’en dissocier.

Il était difficile de dire ce en quoi il croyait exactement. Officiellement, il se conformait à la loi de Moïse et pouvait

prier selon nos rites mais, au fil des discussions que nous échangions jour après jour, j’ai compris que, derrière ce

voile, il avait sa foi à lui, une foi qu’il s’était peu à peu fabriquée, à force de voyager et de rencontrer d’autres

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hommes. J’aimais lui parler car, à lui seul et sans même

s’en apercevoir, il faisait bouger l’horizon.

Il devinait ou percevait beaucoup de présences et de

formes de vie intelligentes, quoiqu’invisibles, dans l’âpre solitude des plateaux désertiques que nous traversions. En cela, je le rejoignais totalement car nous n’étions pas

réellement seuls... et je sentais bien que mon Père, notre Père à tous, aurait pu me parler à travers n’importe quel

petit animal rencontré et, pourquoi pas, à travers un buisson ou une fleur aperçus dans un repli de terrain

offrant un semblant de verdure.

Sans aucun doute le faisait-il d’ailleurs, sans qu’il fût besoin de l’architecture des mots, juste par la nature

décapante et purificatrice des pensées qui me peuplaient non pas la tête mais le cœur. Oui, c’était assurément mon

cœur qui pensait...

Nous avions juste de quoi vivre, sans manquer de quoi

que ce soit, et c’était bon pour notre âme qui, inévita-blement, n’avait d’autre choix que de se mesurer à elle-même ou de contempler sa propre essence. Ainsi, de

plus en plus vivant dans l’Instant, j’ai cessé de compter les jours et les semaines qui passaient.

Nos caravaniers, quant à eux, avaient l’air d’assez bien savoir où nous étions et combien de temps il nous restait

à voyager jusqu’à la première grande cité où nos dro-madaires et nous pourrions envisager un vrai repos.

Yosh Héram, lui, se souvenait... Il parlait d’une riche

plaine et de la ville florissante où naguère il avait pu sé-journer. Celle-ci avait pour nom Hafsamané62, disait-il.

Selon lui, son origine se perdait dans la nuit des Temps.

62 Hafsamané correspond vraisemblablement { l’actuelle ville d’Ispahan en Iran, îlot de verdure et de richesses architecturales.

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Elle était réputée non seulement pour ses jardins et ses

fleurs mais parce qu’elle aurait tenu tête, jadis, à un roi pétri d’arrogance appelé Nimrod63.

Nimrod... En entendant ce nom, je n’ai pu m’empêcher de réagir. Je le connaissais. Au Krmel, il en avait parfois été question dans les leçons du Vénérable. Nimrod aurait

été ce roi de Babel qui avait asservi tant de peuples... Ce détail à lui seul me rendit plus impatient encore d’arriver

à Hafsamané qui, après la rudesse de notre chemin, promettait d’être un havre de douceur.

Nous n’étions qu’à une journée d’y parvenir lorsqu’à l’occasion d’une halte, Yosh Héram est venu vers moi d’un air plus soucieux que d’habitude.

Ŕ « Utuktu, fit-il, il faut que je te parle... Souvent mes pensées vont vers ton oncle Yussaf qui a permis que ce

voyage soit... Souvent aussi, depuis notre départ, tu m’as prié de te dire ce que je connaissais de lui. »

Ŕ « Oui... mes pensées également volent souvent dans sa direction, Yosh. Je garde de lui une étrange image, celle du dernier regard qu’il a posé sur moi lorsque nous

nous sommes quittés au lendemain de la Pâque, à Jé-rusalem. Je lui ai trouvé... une profonde tristesse. Est-ce

de cela dont tu veux me parler ? »

Je me souviens avoir vu Yosh Héram poser la main sur

son cœur, manifestement touché et décontenancé.

Ŕ « Comment le sais-tu... ? »

Je ne le savais pas. Je l’avais seulement senti comme si

c’était une évidence qu’il me fallait formuler.

Ŕ « Triste, oui, il l’était... Heureux pour toi mais peiné

pour lui. »

63 La Bible fait de Nimrod – ou Nemrod – le petit fils de Noé.

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Mon vieux compagnon se mit alors à me raconter... Il

m’a fait entrer dans l’espoir de mon oncle Yussaf qui, avant même ma sortie du Krmel, s’était plu à bâtir en lui

un projet de voyage avec moi. Il s’était vu m’emmenant loin vers le Nord, dans une île au-delà de ce pays qu’on appelait la Terre de Kal64, une contrée dont nous ne sa-

vions pas grand-chose mais que l’on disait porteuse d’un puissant héritage.

Pourquoi ce lieu plutôt qu’un autre ? Yosh Héram af-firmait l’ignorer mais toujours est-il que mon oncle avait

vu son rêve s’écrouler lorsque j’ai exprimé ma volonté de partir vers l’Est. Il s’était mis en retrait et avait choisi de me soutenir dans ce que je demandais avec tant d’ardeur

et que les songes prédisaient.

Assis sur le sol près des dromadaires qui s’abreuvaient

dans un vaste trou d’eau boueuse, j’aurais voulu prendre un peu de la peine de mon oncle. Je sentais qu’il s’était

trompé de rêve. Confusément aussi, comme dans une prémonition, je me suis alors dit qu’il avait voulu aller trop vite et qu’il aurait son juste moment pour que nous

marchions ensemble.

Le lendemain, peu avant que le soleil ne rougeoie à l’horizon, nous sommes parvenus à Hafsamané. Enfin...

L’entrée de la ville n’était qu’un cahot de tentes et d’animaux de toutes sortes ; on aurait dit le point de convergence de toutes les caravanes et de toutes les races

d’hommes du monde. Pour moi qui espérais des mer-veilles et un repos de mon être tout entier sous des arbres

en fleurs ou peut-être même chargés de fruits, c’était un

64 La Gaule. Voir "Chemins de ce temps-là", du même auteur. Éd. Le Passe-Monde.

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désappointement.

Le repos... ce soir-là, j’ai compris que je ne l’avais en fait jamais connu. Je pouvais visiter la paix de mon âme,

rentrer sans difficulté dans l’espace de mon cœur et y trouver la force d’une vieille et solide sérénité... Oui, cela je le pouvais... mais la simple et douce quiétude de ce

corps que j’habitais, non, j’ai réalisé que je n’y avais ja-mais vraiment goûté car cette chair qui était mienne, je

l’avais toujours perçue tel un arc tendu et pointé vers un indicible but.

Quand avais-je pu m’arrêter ? Il y avait bien sûr eu le Krmel, mon seul point d’ancrage durant de nombreuses années... mais au prix de quelle discipline ! Quant au

refuge qu’auraient pu être mes parents, je l’avais sans doute moins fréquenté que celui des espaces mouvants de

mes maîtres enseignants de la Terre Rouge.

Étais-je fatigué ? J’ai décidé que non, que je n’avais pas

le droit de l’être car je l’avais profondément voulu, ce voyage... et certainement aussi ce grand corps chevelu qui me permettait de le vivre.

Nous ne sommes pas restés plus de quatre jours à Hafsamané, le temps d’y faire le plein de vivres et, pour

les caravaniers, de commencer à négocier certaines des richesses, tissus et objets, dont les énormes couffins de

nos dromadaires étaient pour la plupart chargés. Il fallait aussi acheter d’autres biens dans l’espoir de les revendre plus à l’Est.

Tandis que Melkus et ses compagnons s’affairaient à cela, Yosh Héram et moi avons choisi de parcourir un peu

la cité. En vérité, celle-ci s’est avérée plus belle et plus fascinante que je ne l’avais pensé le soir de notre arrivée.

Elle offrait effectivement à la vue de somptueux jardins et de magnifiques demeures dont l’esthétique Ŕ privilégiant

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beaucoup les tours carrées et les arbustes plantés en

terrasses Ŕ n’avait rien de commun avec ce que je con-naissais.

Tout cela était un bonheur pour nos regards qui s’extrayaient à peine des étendues désertiques... toute-fois, ce qui m’intéressait le plus, c’était cette population

grouillante qui s’activait dans les ruelles et sur les places de la cité. J’ignorais évidemment la langue qu’elle parlait

mais je l’ai aussitôt trouvée infiniment plus joyeuse que celle du peuple dont j’étais issu. Elle se montrait à coup

sûr plus enjouée, n’hésitant pas de surcroît à se vêtir de tissus aux couleurs éclatantes.

Cela a fait remonter en moi le souvenir de cette re-

marque qui m’avait été faite à Jéricho relativement au peu de joie qu’exprimait alors ma personne.

Je comprenais mieux ce que le marchand caravanier avait voulu dire. Il avait certainement raison... Pour lui

dont la vie n’était faite que de voyages, il existait un fossé entre ces hommes et ces femmes que je croisais et le monde tout en retenue et aux vêtements sobres parmi

lequel j’avais grandi.

Les habitants d’Hafsamané croyaient-ils en un dieu

immensément joyeux ?

Ŕ « En plusieurs divinités, commenta Yosh Héram... En

des principes dualistes qui se combattent les uns les autres, qu’ils vénèrent et auxquels ils ne cessent de faire des offrandes... de là la multitude des petits temples que

tu as déjà pu remarquer. »

Je me souviens lui avoir répondu qu’à mon avis peu

importait ce en quoi ils croyaient à partir du moment où la source qui les inspirait semblait les rendre aussi en joie

et bien dans leur vie.

Ma réponse, je crois, a un peu surpris Yosh Héram

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mais celui-ci acquiesça lorsqu’une réflexion, telle une

vieille mémoire enfouie, est sortie spontanément de moi...

Ŕ « Vois-tu Yosh, je suis certain qu’Awoun peut se ca-

cher derrière bien des masques... Peut-être parce que nous avons besoin qu’il soit ainsi, que c’est Sa façon de tester notre intelligence... ou notre cœur... ou les deux à

la fois »

Lorsque nous avons repris la route, un matin, je n’ai pu m’empêcher de jeter un regard attendri sur Hafsamané.

Avec le temps, j’aurais sans doute pu m’y faire des amis...

Pour la première fois nous n’étions pas seuls à prendre la piste. Une autre caravane s’était jointe à la nôtre. Notre

avancée n’en serait que moins hasardeuse.

Où allions-nous ?

Ŕ « Jusqu’à Sadr Zvah ! » avait annoncé Melkus.

Ŕ « Puis... à Bal Baktr... avait ajouté Yosh Héram, mais

auparavant, il nous faudra dépasser Merwe. »

Cette route nous forçait à poursuivre encore vers le Nord-Est. Elle se montrait de toute évidence plus facile à

suivre que la précédente car elle était davantage fré-quentée ; aussi ne fût-il pas rare que nous y croisions

toutes sortes de voyageurs, de marchands, de troupeaux et même d’hommes en armes montés sur de petits che-

vaux.

La méfiance et la suspicion s’invitèrent hélas d’elles-mêmes sur une telle piste. Lorsque l’homme ren-

contre l’homme et se multiplie vers un horizon commun, il devient facilement un ennemi pour lui-même. Son âme

se met alors à renifler, à épier puis à s’accrocher à d’antiques réflexes aussi promptement qu’une main peut

sortir un glaive de son fourreau.

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Ainsi, il ne se passa pas une journée où, sous le soleil et

dans la poussière, Melkus ou l’un de ses compagnons ne viennent nous prévenir de quelque hypothétique danger.

Ils avaient remarqué un regard qui leur avait déplu, aperçu un coutelas caché sur le flanc d’un animal, à moins que ce ne fut une conversation à voix basse. C’était

la peur, aurait-on dit, que l’on voulait nous faire boire à petites gorgées...

Par bonheur, ni Yosh Héram ni moi-même n’étions fa-cilement influençables. Nous restions vigilants mais,

surtout, nous nous sentions protégés.

Ce voyage, nous savions intimement ne pas le faire pour nous, c’est-à-dire pour la satisfaction du seul besoin

de bouger, par curiosité, ou encore par gloriole. Il avait une fonction et moi des forces à y cultiver, des âmes à y

rencontrer, de grandes âmes, je n’en doutais pas...

Pendant des semaines et des semaines, nous avons

ainsi cheminé parmi les plateaux semi-désertiques et les vallées où se concentrait une population contrainte à une grande pauvreté. C’était toujours la même chose, ce-

pendant, qui m’émerveillait et cette chose se résumait à l’éclat de vie qu’exprimaient la plupart des regards ren-

contrés.

Oui... peu importait le nom et le visage derrière lesquels

l’Éternel se présentait à eux. Sa Lumière était bavarde et palpable partout où nous allions et Elle me donnait envie de Le prier à la manière de tous ceux que je rencontrais

sous une tente de nomade, à l’entrée d’un village ou sur le seuil d’un petit sanctuaire improvisé et habité par

quelque étrange statuette.

De plus en plus, j’ai perdu la notion du temps... Les

dangers annoncés ne venant pas, les jours finissaient tous par se ressembler, parfois grisâtres et venteux,

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souvent étouffants mais jamais porteurs de pluie.

La nuit, il m’arrivait de m’éveiller avec le visage de mes parents et de quelques-uns de mes frères et sœurs im-

primés au fond de moi-même. Je comprenais alors que mon âme s’était projetée vers eux ; j’en avais chaud au cœur tout en m’étonnant de m’être aussi facilement dé-

taché de leurs présences réelles... comme à chaque fois que ma vie m’avait poussé vers une nouvelle direction.

À plusieurs reprises, je me suis demandé si cette ai-sance à partir, à m’arracher aux miens était le signe d’une

certaine indifférence malgré l’amour que j’éprouvais pour eux. De quoi était-il donc fait cet amour qui s’accommodait si bien du détachement ?

J’en ai parlé à Yosh Héram ; sa réponse a été brève mais significative.

Ŕ « Tu n’es né ni pour eux ni pour toi, Jeshua... La nature de ton être, tout comme celle de ton amour tien-

nent en un mot... Av-Shtara... Tu ne te souviens peut-être pas de Niten-Tor mais, pour moi, c’est clair ! »

Un jour enfin nous sommes arrivés en vue de Sadr Zvah, la "ville aux cent portes", une fort grande cité en

vérité qui avait dû être par surcroît une puissante forte-resse à en juger par la taille de ses tours et de ses rem-

parts65.

Bien que grandement endommagés, ceux-ci en disaient long sur l’importance de la place. On racontait qu’elle

avait été occupée autrefois par Sikander66 lors de son

65 Sadr Zvah : cette ville a été nommée Hecatompyles par les Grecs en raison du très grand nombre de ses portes.

66 Sikander : Alexandre le Grand.

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avancée vers l’Est. Je ne connaissais presque rien de

Sikander ; pour moi, son nom n’évoquait vaguement que combats et massacres. Je savais juste que lui aussi avait

voulu marcher loin vers l’Est. Était-ce à la rencontre des mêmes cimes enneigées ?

Nul n’a pu me le dire mais j’ai éprouvé un évident

soulagement lorsque nous avons quitté ces lieux où il avait fait halte. Chacune de ses pierres, couleur de désert,

était imprégnée de souffrance.

Je me souviens que mes nuits y furent peuplées de

visions où le sang coulait en abondance...

Cent fois déjà, j’avais fait l’expérience de cette mémoire dont sont dotées les pierres et qui leur donne une âme

éloquente pour qui sait la reconnaître et s’y ouvrir. Ce-pendant, mes nuits dans "la ville aux cent portes" dé-

passèrent en lourdeur tout ce que j’avais déjà vécu... Que fallait-il donc faire si l’esprit de la guerre et celui du sang

répandu survivaient aussi bien dans les entrailles du Temps ?

Sans qu’ils aient partagé quoi que ce soit de leurs

propres impressions, mes compagnons de voyage ne parurent pas fâchés non plus de reprendre la route.

C’était un petit matin brumeux et Issem lui-même

laissa aller une sorte de cri de satisfaction lorsque je l’ai enfourché. En tête, je n’avais plus que le nom de Bal Baktr67 dont la sonorité me fascinait sans que je puisse

en comprendre la raison.

Inconsciemment, j’occultais Merwe68, cette autre ville

67 Bal Baktr : Actuellement la ville de Balkh, dans le Nord de l’Afghanistan.

68 Merwe : Vraisemblablement la ville de Mary, aujourd’hui dans le sud du

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qu’il nous faudrait auparavant dépasser à l’issue de je ne

savais combien d’autres semaines de marche...

Lorsque nous y sommes parvenus en même temps qu’un assez grand nombre de voyageurs, eux aussi chargés de biens pour la plupart en provenance de Da-

mas, ma première sensation fut identique à celle éprou-vée dans la "ville aux cent portes".

Merwe était une place forte et ce qui restait de ses so-lides murailles proposait parfois au regard des inscrip-

tions gravées en langue grecque. Le nom de Sikander y était également partout, suivi de l’énumération de ses titres et victoires... C’est là que je me suis souvenu des

leçons du Frère Joaquim s’évertuant à m’enseigner le Grec jusqu’à épuisement.

Ŕ « Devrai-je parler cette langue ? » lui avais-je alors demandé. « Rarement », avait-il répondu... Ce souvenir

était doux à mon âme. Il s’était passé tant et tant de choses depuis cette époque où, sans jamais pleinement le réaliser, j’avais été comme dans un cocon...

Par chance, Merwe était située dans un îlot de verdure. Il nous fut donc facile d’y trouver un peu d’ombre, d’y

planter nos tentes et d’y acheter toute la nourriture voulue. Ainsi qu’il se devait, nos caravaniers se livrèrent

rapidement à leur commerce et à du troc... Je me sou-viens que cela a fini par amuser Yosh Héram au point où, pris au jeu, il les accompagna sur les places.

De mon côté, j’avais grand besoin de visiter les pro-fondeurs de mon âme. Même la solitude des intermi-

nables étendues traversées ne me le permettait pas au-

Turkménistan, fondée par Alexandre le Grand.

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tant que je l’aurais souhaité. J’avais la sensation de ne

jamais descendre assez loin en moi ; ce n’était jamais suffisant !

Parfois, je me disais qu’il serait bon que j’appelle Elo-him. Je savais que je le pouvais et que, très certainement, Il répondrait puisqu’il me l’avait assuré sur le Thabor. J’ai

été tenté de le faire mais toujours je me suis dit « Et puis après... ? ». Et puis après... que ce serait-il passé, en effet

? Avais-je quelque réel et fondamental besoin ? Étais-je, étions-nous en danger ? Non...

Si je me trouvais là, c’était pour grandir... et je ne voulais surtout pas être à l’image de tous ceux que j’avais vus, ici et là sur notre route et même dans ma petite

enfance au Pays de la Terre Rouge, en train de quéman-der des informations et du secours auprès de quelque

oracle sur le bord du chemin.

Il fallait que je me tienne droit et confiant face à ces

mille circonstances qui avaient fait que j’étais là, à Merwe, à ce moment précis, et pas ailleurs. Ce n’était ni orgueil ni prétention, mais seulement l’expression de la volonté que

j’avais toujours voulu cultiver.

À vrai dire, je me sentais un peu semblable à ces

dromadaires qui nous portaient depuis maintenant des mois. Issem m’avait tranquillement fait comprendre cela

par sa volonté à lui, celle de marcher et marcher, en confiance, abandonné à un but qu’il ne pouvait que pressentir sans toutefois pouvoir réellement l’identifier.

Même las et assoiffé, je l’avais souvent trouvé plus digne que bien des humains. J’étais certain que, sans le

savoir, lui également parlait à son Père, le même que le mien, et qu’il y puisait ses forces. Le Centre de l’Univers,

le Centre de notre Cœur... c’était Ce qu’il ne nous fallait pas perdre de vue...

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Ŕ « Ce sera demain ! La saison avance vite et si nous tardons trop... »

C’est de cette façon, sans autre explication, que Melkus annonça notre départ de Merwe.

Sa décision répondait d’ailleurs aux inquiétudes de

Yosh Héram qui, voyant les mois passer, redoutait un changement du climat si nous n’avancions pas plus vite

vers l’Est. Ce sujet devint même un point de discussion constant entre lui et les caravaniers. Nous allions vers des

cimes enneigées, il ne fallait pas l’oublier ni qu’un jour viendrait où nos montures ne seraient plus adaptées à notre avance.

Ŕ « Je le sais bien, mon frère, lui rétorquait invaria-blement Melkus. Moi aussi j’ai déjà fait la route et ce

jour-là ce sera à Bal Baktr. Après, tu le sais, il nous faudra trouver des chevaux. Moi seul vous accompa-

gnerai. Comme convenu avec maître Yussaf, les autres repartiront et ramèneront les animaux nouvellement chargés. C’est ainsi qu’il en a été décidé... »

Je n’ignorais pas tout ceci mais sans doute n’en avais-je jamais totalement pris conscience auparavant.

À quoi ressembla le défilé de ces journées qui nous menèrent jusqu’à Bal Baktr ? À tous les autres... d’une

extrême aridité, d’une pauvreté totale et infiniment soli-taire. Aucun de nous ne semblait même avoir envie de parler, encore moins de chanter pour éviter

l’assoupissement lorsque la fatigue voulait l’emporter.

C’est au cœur de cette forme de vie qu’une multitude

d’images s’imposèrent à moi, les yeux mi-clos, bringue-balant sur l’échine d’Issem.

J’ai alors compris que c’était la terre elle-même qui me

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parlait, qui me racontait les souvenirs des cailloux de sa

piste. Elle me montrait sa richesse d’autrefois, ses pal-meraies, ses petits lacs, ses villages grouillant de monde

et leurs marchés odorants.

Avec ses mots à elle et ses symboles, elle me disait à sa façon : « Quand il y a un désert quelque part, c’est tou-

jours qu’il y a eu là un trop plein de vie. J’équilibre les vides et les pleins, les manques et les abondances, comme

autant d’inspirs et d’expirs, de nuits et de jours. Tout se mesure et se partage... Mais qui écoute et qui comprend?»

J’ai pris cela pour nous, les hommes et les femmes de ce monde. Nous étions un peu semblables à la Terre mais, contrairement à elle, sans cesse rebelles aux saisons de

l’âme, refusant si souvent la loi du Mouvement, par simple peur...

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Chapitre 14

Le message d’Anahita

« Es-tu heureux d’être à Bal Baktr, Utuktu ? »

Ŕ « Merveilleusement » ai-je répondu à Yosh Héram au

sommet de la tour où il m’avait amené afin que je puisse contempler la ville et le panorama alentours.

Et c’était vrai... J’étais merveilleusement heureux

d’être là sans en connaître consciemment la raison pro-fonde puisque mon vieux compagnon s’était toujours

refusé à me parler de Bal Baktr autrement qu’en me ré-pétant : « Tu verras, c’est grand... »

De là où nous nous tenions, le visage fouetté par le vent, oui, bien sûr, la ville s’étendait au pied d’une masse rocheuse sur un important territoire lui-même entouré de

champs cultivés et de vergers. La nature ne manquait certes pas d’eau et c’était donc riche et grand.

Cependant, en promenant mon regard sur les temples massifs et les lourdes tours étagées qui occupaient une

bonne partie de l’espace de la cité, j’ai tout de suite compris que Yosh Héram avait certainement fait allusion à une autre grandeur...

Ŕ « Je connais ce lieu... lui ai-je soudain déclaré. Je le connais tellement ! Pas vraiment avec tous ces temples,

leurs portails et leurs escaliers qui n’en finissent pas de monter vers le ciel. Ce n’est pas d’eux dont je parle... mais

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de quelque chose que je perçois en eux, sous eux ou dans

le lointain, je ne sais. Quelque chose de leur lumière aussi et puis de ces bas-reliefs qui ornent leurs pylônes. Et ces

feux qu’on entretient sans cesse au sommet des terrasses comme un appel ou un rappel... Tout cela me parle au cœur, si tu savais... »

Ŕ « Je sais... »

Il y avait déjà trois jours que nous étions arrivés à Bal

Baktr... Au moyen de j’ignorais quel argument, Yosh Héram avait obtenu de quelque autorité ou prêtre que

nous logions dans une pièce inoccupée jouxtant un petit temple. Lorsque nous sommes descendus de la tour de celui-ci, j’ai aussitôt tenu à pénétrer dans la première

cour qui menait à son sanctuaire. La fin du jour appro-chait et il n’y avait personne hormis quatre ou cinq offi-

ciants en robe rouge chargés de plateaux de fruits et de fleurs.

Je n’ai pas eu besoin de faire plus de quelques pas sur les longues dalles de pierre du sol...

Ŕ « Regarde, Yosh... ai-je fait à voix basse en pointant

du doigt un endroit de la muraille. Regarde, c’est elle... »

Au-dessus du linteau d’une porte, mon œil s’était ar-

rêté sur la sculpture en creux d’une étoile à huit branches, l’Étoile de notre peuple, celle d’Essania,

Lune-Soleil.

Ŕ « Est-ce pour elle que tu m’as amené ici ? »

Ŕ « Non... pas vraiment... »

Ŕ « Ce n’est pas un détail, Yosh ! C’est la marque d’Élohim... »

Ŕ « Je sais... mais c’est pour bien plus que cela... »

Ŕ « Alors, ne m’en parle pas. Je le découvrirai à l’heure

juste... »

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Il n’en a pas fallu davantage pour que mon âme

s’enfièvre... J’ai donc demandé à mon compagnon de me laisser seul. La simple vue de l’Étoile avait stimulé une

telle Flamme en moi qu’il me fallait contempler celle-ci dans mon monde intérieur, la recevoir, la vivre avec tout ce qu’elle cherchait forcément à me révéler.

Enroulé dans le manteau qui me protégeait de la fraîcheur nocturne, j’ai ainsi passé la porte du sanc-

tuaire, une indicible joie au cœur. Il n’y avait ni déam-bulatoire à parcourir ni vestibule à traverser... En un

instant, je me suis retrouvé au cœur même de ce qui était de toute évidence un naos. D’après mes souvenirs, ce-lui-ci était quelque peu comparable à ceux des temples de

la Terre Rouge, en plus dénudé toutefois...

Quelle sensation étrange, pour moi, que de me re-

trouver ainsi, seul dans le Saint des saints d’un temple qui, aussi modeste fût-il, aurait dû être fréquenté par des

prêtres s’adonnant à des rituels de fin du jour...

On aurait dit qu’une sorte de magie avait opéré afin que je me retrouve seul avec moi-même en présence des

flammes qui éclairaient timidement le centre de la salle, au creux d’une vasque de métal.

Silence et émerveillement en mon âme... C’était si doux ! Si familier aussi...

Je me suis avancé de quelques pas vers le feu... Cela sentait bon le benjoin... Alors il a fallu que je m’allonge aussitôt sur le sol, le visage contre ses dalles de pierre, les

bras écartés et tendus vers la vasque comme pour rece-voir la Force qui habitait ses flammes.

Ŕ « Awoun, Père, me suis-je écrié en éclatant en san-glots, que se passe-t-il ? »

En vérité, j’ignorais ce qui se produisait exactement et qui emportait ainsi tout mon être dans un tel élan. J’étais

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ivre de Divin comme je l’avais rarement été...

Ŕ « Que se passe-t-il, Père ? » ai-je répété une seconde fois dans une véritable supplique où se mêlaient mysté-

rieusement espoir et souffrance.

Mon cri était si profond qu’il m’a forcé à me redresser jusqu’à me mettre à genoux et à fixer obstinément les

flammes. Détenaient-elles la réponse menant à mon propre Feu ?

Beaucoup trop de choses, d’images calcinantes et de sensations indescriptibles se précipitaient en moi dans la

pénombre du naos. Beaucoup trop... Il a fallu que d’un coup je me lève et que je sorte.

Dehors, c’était déjà la nuit. Dans un angle de la petite

cour du temple, j’ai cru deviner la silhouette assise de Yosh Héram, les mains jointes devant le visage.

Je ne suis pas allé dans sa direction, il fallait que je quitte les lieux et que je marche car mon cœur et ma tête

fusionnaient en un seul brasier.

Où aller ? Je ne connaissais évidemment pas la ville et son dédale de ruelles. Une courte distance me séparait du

caravansérail où Melkus, ses hommes et leurs droma-daires avaient obtenu de séjourner. Je voulais surtout

éviter cette direction car j’éprouvais le besoin impératif de me taire et de fermer les yeux quelque part, seul et à l’abri

de tout regard.

Sans raisonner davantage, j’ai emprunté la première ruelle qui s’ouvrait à main droite et dont je pouvais ima-

giner approximativement qu’elle m’éloignait du cœur de la cité.

Mon intuition était bonne... À peine ai-je fait quelques centaines de pas dans la pénombre du couchant que j’ai

découvert un porche menant à ce qui semblait être un

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jardin. Je l’ai franchi sans m’interroger parce que je

n’avais nul besoin d’aller plus loin si le lieu m’offrait toute la solitude et la discrétion que mon âme réclamait avec

intensité...

Attiré par le parfum de je ne savais quelles fleurs et par l’obscurité presque totale qui régnait là, je m’y suis donc

aventuré, impatient de trouver un espace pour me réfu-gier, prier et avant tout tenter de voir clair en moi.

À quoi me servait d’avoir tant étudié, tant médité et appelé la Lumière si, abruptement, un simple lieu par-

venait à chambouler tout mon être sans qu’il me fût possible d’en comprendre le pourquoi ?

Troublé tout autant qu’exalté, je me suis laissé tomber

au pied d’un arbuste odorant...

Ŕ « Un simple lieu, penses-tu ? »

Qui me parlait ainsi ? Je n’avais donc pas réussi à être seul ?

J’ai levé la tête... Un homme se tenait là, à dix pas, au bout de la petite allée que je venais de quitter. J’ai sur-sauté car on aurait dit que le soleil et la lune étaient ré-

unis en lui tant je parvenais à distinguer anormalement les traits de son visage, son abondante chevelure, les plis

de sa robe et jusqu’à ses pieds qui en dépassaient légè-rement.

Ŕ « Qui es-tu ? »

Ŕ « Lève-toi, Jeshua... À repris la voix de l’homme. L’as-tu encore, ce cristal ? »

Par réflexe, j’ai immédiatement posé une main au centre de ma poitrine, là où n’avait jamais cessé d’être

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suspendue ma poche de toile et son précieux contenu69.

Ŕ « Oh... ai-je murmuré sans pouvoir me redresser autrement que sur mes genoux... Est-ce toi enfin ? Tu es

Elohim ? »

Ŕ « Tu peux nous appeler ainsi... »

Étrangement, toute émotion et toute effervescence

s’étaient éteintes en moi. Sans le moindre effort, j’ai senti mon corps se relever de lui-même puis faire quelques pas

vers la Présence.

Ŕ « Elohim, m’entends-je encore murmurer à nouveau,

Elohim... que dois-je faire ? »

La réponse m’a paru venir en même temps que la question jaillissait de mon cœur.

Ŕ « Te retrouver... Être toi-même... Rien de plus que ce que tu demanderas à tous ceux qui rencontreront ton

regard. C’est tout... mais ce tout est Tout.

Ŕ « Me souvenir ? »

Ŕ « Non. Bien plus ! Te remémorer... car le souvenir n’est qu’une surface alors que la mémoire révèle une

profondeur. La Profondeur. Tu comprends tout cela mais... »

Ŕ « Mais... ? »

Ŕ « Il faut souvent quelques claquements de fouet pour ne plus seulement comprendre mais reconnaître puis

Connaître. Ton cœur est-il prêt à en appeler à lui quelques-uns ? »

Ŕ « Oui ! ai-je fait sans hésiter. Quand ? Où ? »

Je me sentais si heureux, si serein et si... terriblement

debout face à mon propre seuil que j’ai cherché à plonger

69 Le cristal dont il est question au chap. 2.

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dans le regard d’Élohim.

Y suis-je parvenu ? A la mesure de ce que mes années pouvaient supporter, peut-être... mais suffisamment

pour que je puisse m’immerger un instant dans un océan de volonté et de compassion et que je me voie, le temps d’un éclair, en union avec... je ne savais quoi

d’exprimable.

Ŕ « Alors, demain... à cette même heure, tu te présen-

teras à nouveau dans ce petit temple dont la force discrète vient de te conduire jusqu’à nous. C’est là qu’il

t’attendra.»

Ŕ « Qui ? »

Ŕ « Celui qui emplit ta mémoire en cet instant. »

Ŕ « N’est-ce pas mon Père qui emplit ma mémoire ? »

Ŕ « Il se cache derrière mille masques... C’est toi-même

qui l’as affirmé. »

Ŕ « On affirme parfois tant de choses dont on ne sait pas

exactement d’où elles viennent... »

Ŕ « Justement, Jeshua ! Et c’est pour que tu n’affirmes rien d’autre que ce que tu connais dans ta chair et ton

âme que tu accomplis ce chemin. Notre tâche est de veiller à ce que le Plan s’accomplisse et que rien ne soit

laissé en friche... Pas la plus petite parcelle de ton jardin!»

Le Plan... Ce mot s’est mis à résonner singulièrement

en moi. Il réveillait quelque chose qui ressemblait à une puissante image intérieure, à un mystère si sacré

qu’aucun terme ne pouvait me venir pour en esquisser les contours.

Le Plan ! Son Principe n’était pas humain mais il était

là, je le savais, il vivait au centre de moi-même comme une racine maîtresse, un indéfectible pivot.

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Lorsque je suis sorti de mes pensées, la Présence

n’était plus là. Sa clarté mi-lune mi-soleil avait disparu comme elle était venue.

Ŕ « Elohim ! » me suis-je entendu appeler dans le silence de la nuit. Alors, pour la deuxième fois de la soirée, j’ai éclaté en sanglots sans pouvoir rien y faire.

Il y a des larmes qui sont des clefs pour ouvrir des serrures. Souvent, elles ne sont ni joie ni tristesse. Elles

parlent juste un langage secret, celui de notre esprit qui poursuit sa tâche de dissolution et de rassemblement.

Aucun bruit, aucune pensée même, en mon âme... J’ai vécu la journée du lendemain dans une sorte de rêve, hors de la sensation du temps qui passe et de la cohé-

rence des choses de notre monde.

Je n’ai rien pu dire à Yosh Héram de ce qui m’était ar-

rivé. M’en délivrer, me semblait-il, aurait été comme tra-hir.

Mon compagnon de route devait cependant deviner bien des choses car il ne me questionna à aucun moment sur mon escapade nocturne, pressentant sans doute que

mon besoin de liberté, d’isolement et de mutisme n’avait rien à voir avec une humeur d’adolescent. Je crois même

qu’il s’ingénia à trouver des prétextes afin de me laisser avec moi-même. Il lui fallait redécouvrir la ville, méditer et

aussi discuter avec Melkus quant à la manière de pour-suivre notre voyage. En effet, la saison avançait plus vite que prévu.

À la tombée du jour, je me suis présenté à l’entrée du petit sanctuaire de la veille. Le cœur débordant de feu, je

ne savais que penser. Allais-je à nouveau rencontrer Élohim tout en lumière dans l’obscurité et face à face ? Je

sens encore la plante de mes pieds nus se poser lente-ment sur les dalles fraîches du sol...

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Comme la veille au soir, j’avais à nouveau croisé

quelques rares officiants avec leurs plateaux chargés d’offrandes puis, plus rien... N’existaient plus que le bruit

de ma respiration, difficile à maîtriser, et le crépitement des flammes dans la vasque qui trônait toujours au centre de la salle.

Que me restait-il à faire sinon m’asseoir devant celle-ci et prier, de tout mon être, afin que se présente le meilleur

de ce qui devait être. Ce qui devait être ? En toute vérité, je commençais à en deviner la fragrance et la puissance

ainsi que le claquement de fouet qui m’avait été annoncé. Je voulais seulement ne pas me projeter vers eux comme par crainte qu’un voile sacré ne se déchire trop tôt.

Je suis resté longtemps ainsi, les jambes repliées sous moi, les yeux à demi fermés mais fixés sur la danse du

Feu... Si longtemps que j’ai cru que mon âme allait se dégager de mon corps trop parfaitement immobile. Ce

sont les chants d’une procession dans quelque ruelle proche qui, vraisemblablement, l’en empêchèrent.

Et puis soudain, enfin, un léger bruit de pas derrière

moi... Quelqu’un s’approchait. Je ne me suis pas retourné pour ne rien déflorer de l’état d’accueil qui était le mien

mais j’ai senti le souffle d’âme du visiteur pénétrer mon espace.

Ŕ « Taie Hem Bishedu Anahita... »

Cette phrase, prononcée à mi-voix, est venue me frapper en plein cœur. Instantanément, elle m’a fait

rassembler mes forces, me lever et me retourner.

Devant moi, dans la pénombre, se trouvait un homme

au crâne rasé drapé dans une robe d’un rouge carmin. Je n’ai pu faire autrement que de m’incliner devant lui, les

bras croisés sur la poitrine, un geste qu’il a aussitôt imité.

Ŕ « Taie Hem Bintu Ana... »

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Je ne comprenais pas ce qui m’était dit mais l’homme,

certainement un prêtre, m’a fait signe de le suivre vers le fond du naos. Avant de lui emboîter le pas j’ai voulu

m’attarder sur son visage afin d’en capter le regard et le sourire. Ils étaient limpides. Ils sonnaient vrai à mon âme...

Contrairement à ce qu’elle laissait croire, la salle offrait une issue. Celle-ci, fort étroite, était dissimulée par

l’obscurité de l’angle gauche de son mur arrière. Derrière le prêtre, je m’y suis glissé, découvrant bientôt une autre

salle, plus petite que celle dont je venais de sortir et de dimension carrée. Une lumière très faible y régnait, suf-fisante toutefois pour s’y déplacer. Intuitivement, j’ai levé

la tête... Très haut, au centre du plafond était suspendu ce qui m’a paru être une grosse pierre cristalline de forme

irrégulière. C’était d’elle que provenait la clarté...

J’aurais aimé pouvoir m’attarder sur sa présence et

son rayonnement mais le prêtre dont je venais d’accepter l’invitation attira plutôt mon regard vers le sol.

D’un geste impératif, il m’indiqua une longue dalle de

pierre, assez semblable à celles que l’on utilisait parfois pour oindre les corps. Je me souvenais en avoir vu une,

un jour, dans les sous-sols du Krmel.

Ŕ « Hasta Sahe Vishdu... » fit-il alors tout en répétant

son geste.

Il était clair qu’il souhaitait que je m’allonge. Sans hé-siter, je me suis plié à sa demande. N’était-ce pas Élohim

qui m’avait envoyé là ? Comment ne pas avoir confiance ?

Étendu de tout mon long sur la fraîcheur de la pierre,

j’allais fermer les yeux lorsqu’un bruit de pas et de froissement de tissu m’a fait relever la tête. Trois hommes

venaient de nous rejoindre. Parmi eux, j’ai reconnu Yosh Héram...

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Ŕ « Ne crains rien, Utuktu... Tout ceci est voulu depuis

longtemps... Tu le sais, n’est-ce pas ? Je connais quelques mots de la langue de ce peuple. Il y a des mois que ces

hommes attendaient ta venue ; de nombreux songes les en avaient avertis. Te recevoir ici est pour eux un hon-neur, m’ont-ils dit, car ils ont reconnu en toi un Envoyé

de l’Etoile.

Leur tâche est de te restituer ta mémoire... ou tout au

moins une partie de celle-ci.

Quand nous aurons prié et chanté selon leur rite, je

crois avoir compris que l’un d’eux te tendra une coupe dont tu devras boire le contenu. Elle sera pleine d’un liquide qu’ils nomment Haoma et qui est leur boisson

sacrée. C’est elle qui ouvre la porte aux visions...»

Ŕ « Ai-je vraiment besoin d’une telle boisson, mon frère

? Je sais comment entendre, seul, les secrets qu’Awoun veut bien me confier... »

Ŕ « C’est le rite... »

Il n’y avait rien d’autre à argumenter... Je me suis à nouveau totalement allongé puis j’ai fermé les yeux,

m’appliquant à croire que l’instant était sacré, que c’était ce qu’Élohim avait voulu mais ne sachant à quoi

m’attendre devant la singularité du portail qui se pré-sentait.

Oui, comment douter que c’était bien là, à Bal Baktr, que la Vie venait me chercher, loin au-dedans de moi ? Jusqu’où voulait-Elle aller ? Fallait-il toujours absolu-

ment creuser en soi pour grandir ?

« O, Père, ai-je murmuré au plus intime de ma cons-

cience, est-ce ainsi qu’il faut faire pour mieux T’approcher ? Est-ce pour vieillir devant les hommes ou alors pour

rajeunir face à Toi ? Est-ce la pénétration du passé qui fait grandir ? Est-ce que nos racines annoncent toujours

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notre chemin ? Dis-moi... »

Les prêtres ont alors entonné un chant, ou plutôt une mélopée monocorde qui faisait songer à un bourdonne-

ment venu des profondeurs de leur gorge ou même de leurs entrailles. Ils me donnaient l’impression de ne ja-mais devoir reprendre leur souffle comme si deux co-

lonnes d’air, l’une ascendante et l’autre descendante pouvaient circuler simultanément en eux, ou comme si

l’inspir et l’expir ne formaient qu’un état d’Union, celui du Souffle de Vie.

Cet état, j’en percevais toute la logique dans mon cœur. Mon incontournable initiation avait-elle déjà commencé ?

Progressivement, le chant s’est éteint dans les poitrines

; le Souffle s’est replié sur lui-même... jusqu’à ce qu’une main vienne timidement se poser sur mon épaule droite.

Ŕ « Seha Chbé... »

J’ai à nouveau ouvert les yeux. Au-dessus de moi, la

pierre cristalline était devenue incroyablement irides-cente, procurant ainsi à la salle une très douce clarté.

Au-dessus de moi aussi, une main me tenait une coupe

de métal. L’Haoma...

En l’apercevant, quelque chose s’est tendu dans ma

gorge. J’ai laissé passer un instant puis, de manière ir-raisonnée, j’ai fait vigoureusement "non" de la tête. Non,

je n’en voulais pas... Non, je ne boirais pas l’Haoma. Viscéralement, tout mon être Ŕ ou quelque Principe en lui Ŕ le refusait.

Mes yeux se sont refermés et j’ai capté un soupir ve-nant de la poitrine de Yosh Héram.

Ŕ « Non, Yosh, ai-je alors murmuré avec fermeté. Non... Dis-leur que je ne boirai pas l’Haoma. Si mon âme doit

s’ouvrir et livrer ses secrets, elle le fera d’elle-même.

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Lorsqu’un coffre est fermé à l’aide d’un cadenas, il n’y a

pas à forcer celui-ci et si autrefois je ne le savais pas, aujourd’hui je l’ai compris. »

Mon vieux compagnon n’a pas eu besoin de chercher les mots pour traduire cela. Les prêtres, qui avaient saisi ma pensée entamaient déjà entre eux une discussion à

voix basse. Je ne voulais pas les insulter... Peut-être n’étais-je pas celui qu’ils recherchaient au moment où ils

le voulaient et surtout comme ils le voulaient. Pourtant Élohim, hier encore...

Je me suis à nouveau redressé, puis relevé devant les prêtres et Yosh Héram décontenancé. Je me tenais de-bout sur la grande dalle de pierre, les yeux fixés au centre

de son granit, exactement là où était gravé en creux le signe de l’Étoile à huit branches.

Ŕ « Anahita ! me suis-je alors exclamé sans comprendre ce qui sortait de moi. Anahita !... »

Et, sur ces quatre syllabes, j’ai entendu l’irrésistible appel de la pierre qui me demandait de m’allonger, face contre elle, le cœur en contact direct avec son signe. Il

fallait que cela soit ainsi et pas autrement, parce que la descente en moi qui m’était promise était d’abord un re-

tour vers la Matrice et sa densité.

J’ai cherché à attraper une prière, la première qui

aurait surgi mais c’était inutile... Le front contre le granit, j’ai été pris dans un tourbillon de lumière... Un bref ver-tige... puis plus rien d’autre qu’un espace noir parcouru

de gauche à droite par des bandes lumineuses couleur de lune.

Le Temps ! Je voyais bien que le mien, mon Temps intérieur, cherchait à s’ouvrir... Le Vénérable m’en avait si

parfaitement décrit les signes annonciateurs !

Ŕ « Tu verras... La lumière défilera devant toi. Elle sera

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semblable aux pans d’un rideau que l’on tire, ou aux

rayons d’une roue qui tourne et qui tourne jusqu’à ce que l’un d’eux s’immobilise dans ton cœur afin que tu te fau-

files entre ses fibres. Le Temps, Jeshua, n’est pas une Force extérieure à l’homme ; il est en lui, il est un espace qui s’étire ou se rétrécit, en fonction de celui qui semble Ŕ

ou non Ŕ le séparer de l’Éternel... »

Ŕ « Alors, avais-je répondu, alors j’inviterai l’Éternel en

moi ! »

Ainsi, ils étaient là, les pans du rideau, les rayons de la

Roue annoncés... Je n’ai rien eu à souhaiter car l’un d’eux m’a absorbé tout entier et je suis tombé dans une autre dimension de moi-même, dans le passé de mon âme...

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Chapitre 15

La mémoire de Zérah Ushtar

C’est là que les visions ont commencé, précises, vivantes, appelant tous mes sens et la plus aigüe des clartés de

mon esprit. Ma première véritable immersion dans la Mémoire du Temps...

Je me tenais dans la cour d’un immense temple, vêtu d’une robe brune et j’étais encore adolescent. Je n’aimais

pas ce qui se passait sur cette esplanade... Un troupeau de vaches était parqué dans l’un de ses angles et une

odeur fauve, une odeur de sang aussi flottait partout.

En bas du grand escalier où je me trouvais, des prêtres au crâne rasé s’affairaient auprès de quelques grands

chaudrons de métal et de récipients de pierre brune. À leurs pieds s’entassaient de pleines brassées de plantes, à

même le sol, et des grains que je savais être d’orge.

Mon père faisait partie de ces prêtres et se nommait

Purudrashpa ; avec son pectoral incrusté de lapis-lazuli, il en était le chef et surveillait minutieusement la moindre des étapes de ce qui se préparait.

Nous allions célébrer de grandes fêtes avec de nom-breux rituels... C’était écrit partout, jusqu’au fond des

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regards que je rencontrais. Les célébrations d’Ahura

Mazda70, notre dieu majeur ! Voilà pourquoi autant de mains s’empressaient de préparer la boisson sacrée, ce

liquide brunâtre que nous appelions Haoma et qui nous donnerait accès, disait-on, aux mondes cachés derrière le nôtre.

Une lourde tristesse planait cependant en moi tandis que je les observais, tous ces hommes broyant sous un

pilon de pierre de pleines poignées de tiges séchées71 auxquelles venaient s’ajouter des sortes de champignons

ou de lichens...

De tout cela s’écoulait un jus épais que l’on mêlerait ensuite au lait et à l’orge, un mélange que l’on pousserait

enfin à fermentation avec un peu de miel.

Chacun avait l’air joyeux tout autant que recueilli... Un

homme que je ne voyais pas déroulait pendant ce temps une interminable litanie s’articulant sur les trois mêmes

notes... Toujours... Cela faisait presque monter une sorte de colère dans mon ventre, un rejet que je n’en finissais pas de réprimer.

Qu’espéraient-ils donc tous ? Perdre leurs sens et leur raison jusqu’à avoir l’impression de rejoindre leur Créa-

teur et sa cour de divinités ? Où était-il ce Créateur perdu, leur Créateur ? Dans l’ivresse par laquelle ils au-

raient la sensation de détacher leur âme de leur corps ? Je ne voyais nul cœur, nul amour dans tout cela et nulle

70 Ahura Mazda était dans la Perse antique, la divinité centrale d’une religion nommée Mazdéisme, une forme de polythéisme dont l’origine remonte { au moins 2 000 ans avant notre ère. L’Haoma en était la boisson sacrée dont les caractéristiques étaient réputées psychotropes.

71 Il s’agissait d’une variété d’éphédra, un arbuste dont les tiges agissent sur le système respiratoire.

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porte qui puisse réellement s’ouvrir vers notre Père

Ahura... et vers lui seul !

Et puis tous ces taureaux, toutes ces vaches aussi que

l’on allait bientôt égorger là-bas dans l’angle de la cour et dont il faudrait que le sang asperge les visages avant de s’écouler dans les ruelles de la ville !

Une dernière fois, je me suis mis à regarder chacun de ces officiants avec mon père parmi eux. Je n’étais pas de

leur famille ! Je me refusais à être du nombre de ces guerriers, de ces buveurs de sang, de ces nobles qui se

déclaraient prêtres de père en fils.

Dehors, dans la cité, il y aurait bientôt du monde qui s’assemblerait, je le savais. C’était ainsi tous les ans, à la

même époque, depuis une éternité.

Du monde qui dormait éveillé tout en étant persuadé

vivre... Du monde qui piétinait sur lui-même et qui croyait en ce qu’on lui demandait de croire parce qu’on le disait

indigne des hauteurs célestes, cela aussi depuis une éternité. C’était trop !

Alors, je suis sorti du temple, j’ai traversé la ville et je

suis parti vers la montagne, là où nul ne me trouverait...

Le Temps me montrait tout cela, étalant ses rouleaux,

feuilletant lui-même ses pages devant mon âme dé-ployée72...

Je me suis vu vivre dans une grotte, oublié de tous, rebelle à la moindre silhouette humaine qui pouvait se profiler en bas, dans la plaine ou parmi les rochers.

J’avais besoin de si peu pour survivre ! Seul le désert de ma solitude m’importait, à l’extérieur comme à l’intérieur.

72 Voir pour information "Les Annales akashiques", du même auteur. Éd. Le Passe-Monde.

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Non, il ne serait pas dit que je dormirais, que je

m’inclinerais devant les masques du Divin. Il fallait que je perce le Secret, celui de l’âme, celui de l’être humain,

celui qui me conduirait au portail de notre Père à tous, Ahura Mazda... Pas à Ses masques !

Un jour, une nuit, un Visiteur est apparu à l’entrée de

mon refuge. Il est soudainement tombé du ciel, telle une goutte de lumière perlant d’une étoile.

Il s’est montré à l’instant où il le fallait, celui où mon corps décharné n’en pouvait plus. Je ne distinguais pas

son visage mais sa voix suffisait ; elle était tout ce dont je pouvais avoir réellement soif et faim.

Ŕ « Je m’appelle Anahita, fit-elle, Un et multiple. Mon

Père est aussi le tien, comme celui de tous les hommes et c’est pour cela qu’il m’envoie vers toi. Je viens de l’Étoile

que ton peuple vénère depuis si longtemps... Veux-tu vivre ? »

Ŕ « Qu’est-ce que vivre ? » me suis-je entendu lui ré-pondre.

Ŕ « Bien... c’est donc que tu veux vivre ! »

Pendant une nuit entière, j’ai ainsi reçu Anahita et sa Parole. Anahita était à la fois homme et femme, Feu et

Eau, divin et... humain.

Il s’est tenu à cinq pas de moi. Assis sur le sol, comme

moi... Durant tout ce temps, il a assuré ne pas m’enseigner mais me pousser à extraire de mon âme la quintessence de ce qui y vivait déjà et qui attendait d’être

stimulé. Il a tiré sur les cordons de la résurgence, ceux qui, dans le cœur, séparent ce qui est vérité de ce qui

prolonge l’errance... Non pas pour entretenir le brasier du blanc et du noir mais pour le seul avènement de ce qu’il

appelait l’Homme ailé...

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Lorsqu’Anahita est parti, j’ai compris que j’étais enfin

né. Sept années s’étaient écoulées depuis que j’avais pris refuge dans la montagne, solitaire parmi les solitaires, et

voilà que le temps était venu pour que tout mon être commence à se délivrer de ce qui avait germé en lui.

Peu à peu, je suis donc descendu dans la plaine pour

retrouver les hommes, les plus pauvres, les plus igno-rants, les plus enchaînés dans des filets de croyances et

de peurs. Beaucoup souffraient, alors mes mains se sont posées toutes seules sur leurs corps et là où leurs âmes

avaient mal.

Un jour après l’autre, j’ai commencé à parler... J’ai osé clamer mon rejet du roi, des prêtres et de la muraille

qu’ils avaient élevée autour d’eux, de leur incapacité à contempler le vrai Soleil de l’Éternel, à récolter ne fut-ce

qu’une étincelle de Son Feu et à l’offrir.

Mois après mois, j’ai dénoncé leur asservissement à la

guerre, leur besoin insatiable de faire couler le sang des animaux aux pieds de quelques statues vides de tout...

Année après année enfin, j’ai appelé tout un peuple à

chercher la transparence de son cœur, j’ai parcouru les chemins en disant non à l’Haoma et à ce qui déformait ce

que l’âme humaine portait en elle. Et surtout, surtout, j’ai parlé de notre Père à tous, Ahura Mazda...

J’ai été écouté, mes paroles et mes mains n’ont pas cessé de soigner... et c’est ainsi que j’ai dû fuir pour préserver mon corps et son souffle qui ne voulait pas

tarir. Le roi et ses prêtres exigeaient que je ne sois plus...

Mes pas m’ont alors conduit jusqu’à un royaume dirigé

par un homme bon portant le nom d’Ish-Pates73.

73 L’Histoire mentionne, quant { elle, un souverain nommé Hystaspès et qui

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J’avais trente ans... déjà... et c’est sur la route qui m’a

poussé vers lui et les siens que, seul et en plein jour, dans un petit abri, un éclair m’a traversé de la tête aux pieds...

comme pour inviter ou forcer mon cœur à inonder toutes les parties de mon corps. Une autre naissance encore !

J’étais devenu telle une coupe presque trop pleine de

l’Esprit d’Ahura Mazda... et c’est ainsi qu’Ish-Pates lui-même me donna le nom de Zérah Usthar, l’Étoile qui a

l’éclat du Soleil74.

D’abord, je n’avais pas voulu de ce nom, de ce titre...

mais lorsque j’ai commencé à libérer ma Parole, soutenu par le souverain, réclamé par toutes plaies de son peuple,

il m’a définitivement fallu m’incliner et accepter. Un bra-sier est un brasier...

Des hommes, prêtres ou simples paysans, ont peu à

peu voulu me suivre et ensemble nous avons marché à travers le pays. Partout on voulait que je pose mes mains!

Mais bien plus que les maux de la chair, c’était ceux de l’âme humaine que j’aspirais à panser. Les plus résis-

tants!

Il fallait des règles simples à proposer. Il fallait d’abord que le sang ne coule plus... Notre Père à tous n’avait nul

besoin qu’on Lui sacrifie tous ces animaux ! Et si le ré-flexe de l’offrande demeurait gravé dans l’âme du peuple,

alors cette offrande ne serait composée que de dattes, de grenades, d’eau consacrée, d’un peu de lait et de vin que

aurait été le père du roi Darius 1er régnant sur la Perse. S’il s’agit de la même personne, on peut en déduire que Bal Baktr semble correspondre à la ville de Balkh de nos jours.

74 Zerah Usthar, c’est-à-dire Zoroastre. La mention qui est faite de "l’éclair" témoigne ici d’un phénomène d’adombrement et fait de Zoroastre ce qu’il est convenu d’appeler un Avatar (Av-Shtara).

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l’on déposerait sur une pierre carrée afin d’y associer ce

monde.

Et puis... je me suis vu au sommet d’un petit tertre

rocheux au milieu de la plaine caillouteuse... La foule était innombrable et je parlais... Je cherchais les prin-cipes et les mots qui structurent, qui construisent la

matière humaine en friche.

De partout on criait « Zérah Usthar ! Zérah Usthar ! »

comme si on voulait simplement faire de moi une nouvelle divinité à honorer sans même chercher à comprendre ce

que je venais vraiment livrer. Il m’a fallu presque hurler en me levant et en ouvrant les bras.

Ŕ « Retenez une chose, ai-je clamé, tout en ce monde est

basé sur la loi des Semailles et de la Récolte ! De tout ce qui est action naît une réaction ! Ceci est la plus belle des

justices, celle de notre Créateur à tous... »

J’ai alors nommé les trois Principes devant présider à

toute vie, la pensée juste, la parole juste et l’action juste.

Ŕ « Qu’est-ce qui est juste ? » m’a-t-on demandé.

Ŕ « Est juste ce qui mène au Bien, ce qui ne pourrit pas l’âme mais l’embellit, vraiment, au-delà des idées et des mots qui trompent. »

Puis, je me suis vu descendre de mon tertre rocheux et marcher parmi la foule afin de lui remettre l’essence de ce

qui m’avait été à moi-même remis...

« Que nul n’oppresse personne, qu’il n’y ait plus

d’esclave, que la liberté soit gravée dans chaque cœur, que l’on dise non au vol ainsi qu’à la paresse mais que l’on cultive l’abondance pour tous ; que l’on respecte nos frères

les animaux et que l’on préserve la pureté du Feu, de l’Eau, de l’Air et de la Terre...

Enfin, que l’on sache que tout homme, toute femme peut

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s’adresser directement à son Père céleste dans le fond de

son propre cœur Ŕ et que c’est son devoir...

Oui, ai-je encore clamé, nous n’avons qu’un Père Cé-

leste, Ahura Mazda ! Il est unique, ni lumière ni ombre car au-delà de tout... Il a engendré deux forces comme deux esprits, non pas pour nous diviser mais pour nous ap-

prendre à choisir, à grandir.

Ces deux forces, entendez-le, ne sont pas dans les deux

mais en nous... Vous nommerez Spenta Mainyu, celle de l’Esprit de Lumière qui vous guide et Angra Mainyu75 celle

de l'Esprit sombre qui veut vous égarer... Elles sont ju-melles en vous... Vous n’y verrez plus des idoles exté-

rieures à vous. Plus jamais !

Les marchands de la religion se nourrissaient de votre ignorance mais leur temps s’éteint, maintenant. Ainsi, re-

dressez-vous et parlez à votre Père d’Abondance... Ainsi aussi, réunissez-vous et partagez le pain pour honorer

votre union avec Lui76. »

Et puis... le temps est passé. Il a couru... Jamais je n’ai

cessé d’enseigner et de soigner parmi les champs, le dé-sert et la montagne. Parfois, je prenais le Feu dans les paumes de mes mains et je le façonnais jusqu’à ce qu’il

soit une boule que je faisais sauter de l’une à l’autre... pour simplement montrer comment l’Éternel Seigneur

nous invite à Son équilibre à travers les cycles et la ronde des mondes...

75 Spenta Mainyu est plus connu sous le nom d’Ormuzd, l’Esprit du Bien, et Angra Mainyu, sous le nom d’Ahriman, l’Énergie du Mal. C’est leur compré-hension déformée qui a donné naissance aux cultes dualistes.

76 II s’agit l{ de l’institution par Zoroastre d’une réelle communion rituellique avec de petits pains ronds et plats nommés "draonas" tandis que des chants récités sur trois notes étaient accompagnés par des tambours, des cymbales et des flûtes.

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Et puis encore... un jour... le Feu est resté dans mes

mains et mes mains se sont mises à créer des formes, des objets, des aliments. Tout surgissait ! Alors, j’ai distribué,

j’ai nourri... et on ne m’a plus écouté...

Un soir, enfin, j’ai vu et j’ai compris... Je me suis donc retiré dans ma montagne et mon âme s’est envolée

d’elle-même, car c’était l’heure...

Il m’a soudain semblé que je tombais d’une hauteur infinie. J’en suis tombé jusqu’à ce que mon front claque

sur la pierre. Ma nuque et ma poitrine me faisaient tel-lement mal !

Doucement, j’ai ouvert les yeux... Voilà, c’était termi-

né... J’étais sorti de la vie de Zérah Usthar...

Le corps plaqué contre la dalle, j’étais à nouveau là,

comme cloué dans mon "nouveau présent". Mon cœur venait de se vider du trop-plein de sa mémoire et mes

membres me faisaient souffrir.

Avec précaution, Yosh Héram et les prêtres m’ont aidé à me relever puis ils m’ont soutenu jusqu’à une petite

pierre cubique qui pouvait faire office de siège ; enfin ils m’ont donné un peu d’eau.

Certains de ceux qui étaient là ont voulu toucher mes pieds de leurs mains à cause de certaines paroles que

j’avais, paraît-il, prononcées durant mes "visions". Cela m’a fait bondir et j’ai refusé. Je n’étais qu’un tout jeune homme qui se cherchait ! Pas un demi-dieu ni un maître !

Cette pensée est devenue si insistante en moi qu’il m’a fallu réagir vivement en regagnant l’air libre aussi vite que

possible.

Oh, que j’ai aimé retrouver la fraîcheur nocturne de la

cour de notre temple ! J’avais l’impression qu’elle me

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libérait tout autant que ce que je venais de vivre avait

déchargé salutairement ma mémoire.

Que penser, que dire, que faire ? Rien sinon emplir mes

poumons de l’humidité de la nuit. Awoun y vivait tout entier et, en cet instant, je ne voulais rien savoir de plus. Ne rien entendre de ce qui me serait demandé et puis me

taire...

Le lendemain, le corps toujours un peu douloureux, j’ai

voulu emmener Yosh Héram dans le jardin odorant où Élohim m’était si soudainement apparu l’avant-veille avec

pour dessein de bouleverser mon univers intérieur. Il fallait absolument que je me délivre, non pas de la totalité des "visions" que j’avais vécues jusque dans ma chair,

mais de leur charge brûlante. Chaque élément en de-meurait tellement clair et explicite dans ma conscience !

Mon compagnon avait évidemment déjà tout compris, lui qui, dès notre approche de Bal Baktr, n’avait cessé de

me répéter : « Tu verras, c’est grand... »

Ŕ « Utuktu, me dit-il dès que nous eûmes passé le seuil du jardin, nous ne nous étions pas trompés, n’est-ce pas,

à Niten Tor ? Tu es bien Zérah Usthar revenu parmi nous?»

J’ai eu du mal à dire oui, comme si c’était trop gros pour moi ou empli de prétention ; au bout d’un moment,

l’affirmation est finalement sortie de ma poitrine en même temps qu’un soupir de soulagement. Au fond de mon cœur, je savais bien que tout cela était véridique et qu’il

fallait que je l’accepte pour pouvoir continuer ma route.

Tous ces souvenirs enfouis, débordant si abruptement

de ma Mémoire, à cause du lieu, de la vie intime de ses pierres, du juste moment et de mille nécessités que

j’ignorais encore allaient maintenant s’assembler pour devenir une véritable pierre milliaire placée sur le bord de

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ma trajectoire.

J’ai conduit Yosh Héram vers l’arbuste au parfum si délicat qui m’avait attiré la nuit de ma Rencontre. Nous

nous sommes assis à son pied et j’ai raconté ce que je pouvais traduire en mots, bien conscient que, par chaque image qui reprenait ainsi forme et chaque nom arraché au

passé, le chemin qui m’attendait se dessinait mieux en moi.

Je voyais, je comprenais que je m’inscrivais inélucta-blement dans une continuité. Pas seulement dans celle de

mon âme aimantée vers son but de Lumière mais surtout et d’abord dans la continuité de son engagement au ser-vice de l’Humain et de la Vie.

Quand j’eus terminé, Yosh Héram a observé un temps de silence puis il s’est mis à pleurer à chaudes larmes.

Moi aussi, sans peine et sans joie, comme si une source d’eau limpide jaillissait librement de mes yeux.

Ŕ « Je ne sais pas où je m’en vais, Yosh, suis-je enfin parvenu à articuler, mais je ne rechausserai pas les mêmes sandales... Il y a des choses que je n’avais pas

comprises, pas assez. Certains mots m’ont trahi face à des hommes semblables à des enfants. Et...il faut

moi-même que je grandisse...

C’est pour cela que tu m’amènes là où je t’ai demandé

de m’amener. Il ne sera pas dit que je tournerai autour du même pivot tel un âne avec sa meule à broyer le grain. Plus de mille années se sont écoulées depuis Zérah

Usthar et il y a sans doute une autre façon... d’extraire la Lumière. »

L’après-midi de cette journée-là, la réalité très incarnée de notre voyage nous a rattrapés. Il fallait rapidement

décider de ce que nous allions Ŕ ou plutôt de ce que nous pouvions Ŕ faire.

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À l’abri du vent, dans un angle du caravansérail où

Melkus et les siens étaient hébergés, nous nous sommes tous rassemblés autour d’une boisson chaude au fort

goût de miel. Parmi les ballots d’herbes séchées, sous des colonnades pourvues d’une toiture sommaire, l’odeur des animaux, dromadaires et chevaux, était presque suffo-

cante.

Après seulement quelques phrases échangées,

l’évidence s’est imposée...

Pour Melkus et ses hommes, avec l’arrivée de l’hiver il

était inconcevable d’envisager aller plus loin vers l’Est. Notre destination exigeait que nous franchissions de hautes montagnes ; le trajet, périlleux par lui-même,

prendrait des semaines et des semaines et, avec le vent, le froid et même la neige, partir signifierait courir à la mort.

Par force, le voyage de nos dromadaires s’arrêtait là.

La cité de Bal Baktr était accueillante, nous y étions

bien logés, la simple sagesse nous recommandait donc d’y passer la saison froide et de n’en repartir qu’une fois le printemps de retour.

Tel que convenu, Melkus seul demeurerait avec nous tandis que la caravane s’en retournerait sans tarder le

plus loin possible vers l’Ouest, chargée de nouveaux biens à vendre ou à troquer. À nous, donc, de trouver de

petits chevaux adaptés à la montagne, ou encore des mulets, afin de reprendre la route à la bonne saison.

Je ne fus pas surpris de la décision. Je m’y attendais

parce qu’elle était la seule qui puisse être prise pour le bien de tous.

Avec le Feu tenace qui m’habitait, l’hiver promettait d’être long... riche toutefois en méditations, en ques-

tionnements et en impatiences enthousiastes. Rien d’anodin pour mon âme que de devoir séjourner si long-

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temps en ces lieux où naguère elle avait tenté de mener à

bien la mission dont elle était revêtue.

Mon Père ou Elohim avaient-ils voulu cela afin que tout

mon être s’imprègne mieux d’une sorte de nourriture qui me rendrait plus lucide ? Je l’ai cru et cela m’a aidé, conscient du fait que rien dans l’architecture invisible de

nos vies ne pouvait être dénué de sa raison d’être, in-contournable et formatrice bien que souvent lourde et

souffrante.

L’hiver s’installa donc sur Bal Baktr, humide et ven-

teux. Je ne parlerai pas de mes adieux avec Issem, mon dromadaire dont les tresses couleur de carmin avaient perdu de leur éclat au fil des mois. Avait-il jamais deviné à

quel point il avait pris de place dans mon cœur ? Son départ était un deuil qui venait s’ajouter aux précédent,

une peine que le vieux Yosh Héram lui-même ne semblait pouvoir soupçonner. Comment ne pas aimer les animaux

tout autant que les hommes ? Ne venaient-ils pas de la même source que nous ? Ils étaient ce qu’ils étaient, en-tiers et sans fourberie.

C’est dans les ruelles tortueuses de Bal Baktr que j’ai connu pour la première fois la neige. Une sensation

étrange que j’ai aimée à cause de la paix qu’elle induisait et parce qu’elle me disait à sa façon que mon monde était

entré définitivement dans une nouvelle phase de méta-morphose.

Combien de fois ne les ai-je pas arpentées seul, les

ruelles de cette cité apparemment sans âge, jetant de temps à autre un regard vers sa citadelle partiellement en

ruines ?

J’y rassemblais mes souvenirs et mes idées ; j’y ai

élaboré aussi mes premiers "grands principes", une sorte de philosophie faite de Soleil dont je ne savais trop si je la

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faisais jaillir de mon présent ou des tréfonds de ma Mé-

moire.

Parfois, j’y croisais Melkus perdu dans un ample

manteau brun, un solitaire lui également... Parfois, le "vieux Yosh" Ŕ ainsi que j’aimais à l’appeler Ŕ m’accompagnait sur les marchés où à l’intérieur des

temples au centre desquels, les flammes d’un feu vif crépitaient nuit et jour.

Bien sûr, nous avons dû faire l’achat de nouveaux vê-tements ; les nôtres menaçaient de partir en lambeaux et

n’étaient guère adaptés à la froidure des mois que nous traversions... D’immenses manteaux de laine qui nous couvraient jusqu’aux pieds, des couvertures hautes en

couleurs que nous drapions par-dessus pour nous ré-chauffer encore les épaules, de volumineux turbans noirs

comme l’ébène qui nous enveloppaient le crâne, tels étaient nos accoutrements...

J’aimais le peuple que nous rencontrions ici et là ; il était grave et digne. Je me suis appliqué à apprendre quelques mots de sa langue, à le regarder vivre, manger,

prier et, peu à peu, j’ai tenté d’approcher ce en quoi il croyait vraiment... Il me fallait comprendre quel héritage

exact il avait gardé de l’homme que j’avais manifestement été... plus de mille ans auparavant, disait-on. Plus de

mille ans ! C’était beaucoup trop...

Et, en effet, je n’ai pas tardé à toucher de l’âme la fra-gilité de la mémoire humaine, sa propension à déformer,

voire à ternir tout ce qui lui demande volonté et dépas-sement.

Zérah Usthar avait-il fait un trop beau rêve pour ce monde ? Avais-je rêvé de moi en lui... de lui en moi ?

En observant ce qui se passait dans les temples de la ville et en me mêlant à certains de leurs rites, j’ai dû

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admettre que l’essentiel de ce qu’il avait transmis s’était

effiloché avec le défilé des siècles.

Les prêtres buvaient toujours l’Haoma et prophéti-

saient de manière délirante, on avait renoué avec le sa-crifice des taureaux et quant aux Principes de l’Esprit de Lumière et de son jumeau l’Esprit sombre, ils étaient

redevenus deux idoles aux pieds desquelles on déposait des offrandes de chair animale. Pour qui priait, il fallait en

obtenir les faveurs et entretenir le combat primaire du Bien contre le Mal... sans jamais comprendre que ceux-ci

ne vivaient nulle part ailleurs que dans le cœur humain.

Enfin... j’ai eu mal aussi en découvrant ici et là dans des niches de pierre, les représentations d’une déesse se

tenant les seins dans les mains. On disait qu’elle était... Anahita !

Ce n’était aucunement le symbole qui me peinait puisqu’il cherchait à traduire la beauté et la fécondité...

C’était seulement de voir le Messager de l’Éternel réduit au rang d’une statuette parmi d’autres... car, en vérité, il y en avait bien d’autres de ces divinités que je ne pouvais

identifier et qui faisaient l’objet d’offrandes.

Où était notre Père à tous ? Certes, je n’avais pas voulu

qu’il puisse être représenté par quelque forme, surtout pas humaine. Il était l’immanent, l’impalpable palpable

en toute expression de vie... Mais peut-être justement trop lointain car là, à ce que je voyais, on ne Le con-naissait plus, on ne Le vivait plus. Il était éparpillé dans

les consciences et chacun semblait sourd à Son chant d’Unité.

Zérah Usthar avait sans doute trop voulu, trop haut et trop rapidement. S’il s’était trompé, son erreur était la

mienne, celle de mon âme.

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Anahita77, je le savais, n’était autre qu’Élohim, la Pré-

sence de l’Étoile, Lune-Soleil, le guide du peuple d’Essania et de tous ceux qui avaient des oreilles et des

yeux. Avait-elle, avait-il échoué également ? Cela me paraissait impossible. Il fallait voir plus loin encore...

Alors, j’ai appelé, j’ai prié avec les mots qui bondis-

saient en moi tandis que Yosh Héram, émerveillé et empli de respect face à la porte dont il avait facilité l’ouverture,

me soutenait autant qu’il le pouvait.

Je me souviens avoir tant appelé qu’à plusieurs re-

prises, au plus creux de l’hiver, cette porte s’est à nou-veau ouverte. Moins généreusement, moins violemment aussi que la première fois, mais suffisamment pour

proposer à ma réflexion ce qu’il lui fallait.

J’ai ainsi vu Zérah Usthar prendre femme, puis devenir

père de trois filles, goûter pleinement à la vie d’homme pour pouvoir ensuite parler aux siens du Soleil sans

ignorer les vertus de la Terre. Je l’ai vu rire, je l’ai vu pleurer puis feindre la colère afin de réveiller l’assoupi et de tirer le meilleur du rebelle. Je l’ai vu vieillir enfin et

chercher un sculpteur pour qu’il immortalise l’une de ses visions, celle de l’Homme parfait, un symbole absolu qui

demeurerait et traverserait les Âges.

Cet Homme idéal avait pour nom Fravahr78... Avec ses

deux ailes déployées, il était l’Homme Éternel, celui d’avant et d’après la ronde de ses vies.

77 On remarquera que le nom d’Anahita, associé inévitablement { celui d’Isthar ou de Vénus, symboles de l’Amour, nous renvoie { celui d’Anahata le quatrième chakra (cardiaque) de la Tradition hindouiste, en rapport avec l’atome-germe de l’être humain et sa mémoire akashique.

78 II semble bien que le symbole de Fravahr puisse se comparer { celui d’Adam Kadmon qui, dans la tradition initiatique du Judaïsme, représente l’Homme parfait, androgyne, celui d’avant la Chute.

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Moi aussi, je croyais en lui, à cette Réalité première qui

ne pouvait qu’être gravée, ciselée secrètement en chacun de nous. Peu importait le nom qu’on lui donnait.

Bien souvent, durant ce rude hiver à Bal Baktr, je me suis surpris à méditer sur son image gravée, telle une langue à déchiffrer sur les linteaux des temples. Elle

m’alimentait et semblait me dire : « Reprends le Flam-beau, brandis-le plus haut ! »

Bientôt, avec le retour du printemps, mes quatorze années seraient révolues... et même si je sentais ma dé-

termination et ma force s’amplifier, il arrivait qu’un cer-tain vertige vienne me visiter...

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Chapitre 16

Le temple de l’Éveillé

Je n’oublierai jamais cette matinée de printemps où nous avons quitté Bal Baktr. J’ai eu l’impression d’y laisser un

peu de moi-même tant ce que j’y avais vécu était intense et déterminant.

Et pourtant... j’étais si impatient et heureux de pouvoir

enfin me rapprocher de la Montagne de Salomon et de tout ce qui ne manquerait pas de s’ouvrir ensuite !

Shimbolom ? Je me permettais de l’espérer...

Nous étions quatre, ce matin-là, quatre montés sur des

petits chevaux à l’abondante crinière et suivis par deux mules chargées en vivres et en matériel nous permettant de dresser des tentes sommaires.

Melkus avait réussi à nous trouver un guide afin que nous puissions parvenir plus aisément et aussi plus ra-

pidement à notre étape suivante, Takshashila 79 . Il se nommait Tarpa. Avec ses longs vêtements faits de peaux

d’animaux, sa barbe blanche effilochée et sa mine plutôt

79 Ou Taxila, une cité au rayonnement important située au cœur de la province de Gandhara, visitée autrefois par Alexandre le Grand (Sikander) et un centre majeur de diffusion du Bouddhisme. Cette province est actuellement sur le territoire du Pakistan. Islamabad est, de nos jours, située un peu au nord de l’ancienne Takshashila.

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renfrognée, il n’inspirait que peu de confiance à Yosh

Héram.

En dépit de ce nouvel arrivant auquel il fallait bien que

nous nous accoutumions, notre première journée de voyage fut un bonheur car elle offrit un véritable ravis-sement à nos yeux.

Face à l’horizon des montagnes, nous n’avons cessé de cheminer à travers une steppe presque intégralement

couverte d’un tapis de fleurs blanches et jaunes. Leurs corolles en forme de coupes se dressaient fièrement vers

le ciel et nous émerveillaient. En vérité, je n’en avais ja-mais vu de semblables. Elles indiquaient sans faillir, paraissait-il, que le printemps était bel et bien là et que

les pistes seraient donc praticables.

On disait que celles-ci avaient été en grande partie

tracées par Sikander et son armée. Encore lui et sa pul-sion guerrière qui nous devançait toujours, tel un esprit

errant...

Et puis, enfin, les hauts sommets se plantèrent droit devant nous avec leurs masses incontournables. Jour

après jour, nous nous sommes donc enfoncés dans leur enchevêtrement, Tarpa en tête, attentif au moindre signe

et à ne surtout pas perdre le sentier emprunté. Souvent, nous le voyions observer le vol des oiseaux de passage, le

tournoiement des rapaces dans l’azur, la forme des nuages.

Je ne sais combien de cols nous avons ainsi franchis à

sa suite ni combien de petites vallées suspendues nous avons découvertes, parfois peuplées de cervidés inconnus

de nous et de moutons sauvages à l’abondante toison.

De temps en temps, il y avait un torrent à franchir,

alors il nous arrivait de passer de très longs moments à chercher un gué. L’eau était tellement glacée !

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Confronté au défi que tout cela représentait pour mon

corps peu rompu à l’altitude mais fasciné par tant de beauté, je crois que j’étais devenu presque muet pour mes

compagnons de route. Je ne savais plus rien d’autre que parler à mon Père au-dedans de moi et Le remercier pour tant de cadeaux.

Bien que chaque pas m’éloignât de ma terre natale, il me semblait que je me rapprochais de ma demeure par la

sensation d’Absolu qui montait toujours un peu plus en moi.

Parfois un village, voire un hameau, ponctuaient notre avance. Leurs habitants, aux regards de jais, y étaient toujours fiers comme si la vie âpre qu’ils menaient dans

ces solitudes montagnardes et le type de pauvreté qui en résultait révélaient en eux la naturelle noblesse qui de-

vrait être le lot de tout être humain.

En dépit de mon âge, j’avais assez voyagé pour com-

prendre que toutes les pauvretés ne se ressemblaient pas. Autant il y en avait qui sollicitaient l’âme et pouvaient la faire se redresser, autant il en existait qui, au contraire,

l’avilissaient en y faisant naître le réflexe du vol, de l’avidité ou pire...

Entre deux prières et deux moments de silence laissés à la seule écoute des beautés parmi lesquelles nous nous

déplacions, je me mettais parfois à philosopher autour de quelques concepts de ce genre, partageant mes réflexions avec Yosh Héram et Melkus. Ce dernier n’était plus

l’homme rude et volontiers ricaneur que nous avions connu à Jéricho. Son cœur s’était détendu et son esprit

affiné.

Quant à Tarpa, il se contentait de jouer son rôle de

guide. Il demeurait en retrait malgré nos tentatives ré-pétées d’établir des ponts entre nos langue respectives. Il

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travaillait, allait être rémunéré et cela lui suffisait.

Ainsi vivent certains hommes, ni méchants ni bons, juste là, posés sur le bord du chemin de la vie, sans vé-

ritable but ni questionnement.

Ŕ « La difficulté, ai-je un jour confié à Yosh Héram, c’est que la plupart des sommeils de l’âme s’étirent et s’étirent

à n’en plus finir car celui qui les vit ignore qu’il y est plongé... ou alors refuse de le reconnaître. Comment ré-

veiller celui qui n’est pas conscient de dormir... ou qui s’est attaché à son sommeil ?

Je te le dis, et tu le sais, j’ai passé des années à étudier les mystères des sephirot80 et des theraphim81, la science des mondes visibles et invisibles qui fait l’être humain, les

animaux, les plantes et leurs huiles, l’univers des astres et les demeures de l’âme... Enfin, j’ai laissé monter en moi

le Souffle qui soigne... Mais l’art du Réveil, l’art qui brise l’attachement au sommeil, celui-là je ne l’ai pas encore

vraiment pénétré alors qu’il est peut-être le premier de tous. »

Ŕ « Le premier, dis-tu ? »

Ŕ « Sans le désir puis la volonté de l’Éveil, du Mouve-ment, de la Croissance... qu’y a-t-il ? C’est pour cela que

je suis ici, pour tenter de découvrir puis d’offrir une vraie réponse, une clef. Je vois maintenant qu’Awoun n’a ja-

mais tenu d’autre discours en moi que celui-là : "Brise le secret du retour vers Mon Cœur... " »

Je ne sais pas combien de semaines nous avons ainsi

80 Les nombres, en Hébreu.

81 Les theraphim sont, dans la science kabbalistique, des signes imagés, des sortes de hiéroglyphes.

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voyagé à travers la montagne. De temps à autre, il nous

arrivait de rencontrer, à l’ombre de quelque passe ou au pied d’un sommet, de longues bandes de neige... Nos

chevaux peinaient et il nous fallait alors régulièrement les soulager de notre poids. L’épuisement nous gagnait, nous aussi.

Le soleil approchait de son zénith lorsqu’un jour notre modeste équipage est enfin arrivé en vue d’une large et

verdoyante vallée.

Tarpa a aussitôt escaladé un gros rocher placé à la

façon d’une borne sur le bord de la piste puis a tendu le bras en direction d’une petite tache claire à l’horizon.

Ŕ « Takshashila... », fit-il simplement, d’un ton détaché,

comme si la nouvelle ne méritait pas plus.

Sans même échanger un regard et sans doute par ré-

action, nous avons ri, Yosh Héram, Melkus et moi. Avec Takshashila dont le nom résonnait si bien à nos oreilles,

c’était presque le bout de la route qui s’annonçait. Après... nous nous imaginions que ce ne serait plus qu’une promenade.

La cité de Takshashila s’est rapidement révélée à nous comme une halte extrêmement agréable et même sédui-

sante après les difficiles semaines que nous venions de passer. Son territoire était fort étendu et la diversité des

constructions qui retenaient l’attention témoignaient non seulement de son ancienneté mais aussi des différentes cultures auxquelles elle avait été soumise au cours des

siècles. J’aimais ces empreintes que le Temps laisse parfois...

Au hasard de ses ruelles, j’ai été heureux de m’apercevoir que certains de ceux qui y vivaient parlaient

quelque peu la langue grecque. Ce n’était certes pas le Grec tel qu’il m’avait été enseigné au Krmel par le Frère

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Joaquim mais plutôt un dialecte qui en dérivait directe-

ment. Il n’en fallait cependant pas plus car de véritables discussions s’avéraient possibles.

À ma surprise, je me suis donc retrouvé interprète entre mes compagnons et le peuple de Takshashila. La ville comportait de nombreux et majestueux temples qui

surprenaient en apparaissant tout à coup au gré de l’anarchie de ses venelles aux maisonnettes de briques.

Une incontestable paix s’en dégageait...

Comme cela avait été le cas à Bal Baktr, nous avons

trouvé à nous loger sans difficulté dans les dépendances de l’un de ces sanctuaires. C’était une sorte de dortoir réservé aux voyageurs et aux miséreux de passage.

Chacun s’installait là où il le pouvait, sur le sol, et béné-ficiait d’une nourriture qu’on lui déversait deux fois par

jour au creux d’un bol de bois.

C’était des moines qui administraient les lieux et qui

s’occupaient eux-mêmes des repas. « Pour le service à la vie », disaient-ils. Cela m’a touché car, nulle part ailleurs que dans les bethsaïd de la Fraternité d’Essania, je

n’avais rencontré une telle sollicitude.

Yosh Héram se souvenait vaguement de la foi des

moines qui vivaient dans cette région du monde. Celle-ci l’avait marqué lors du voyage qu’il y avait fait dans sa

jeunesse. Il la trouvait cependant étrange car il avait re-tenu d’elle qu’on n’y vénérait en fait aucun dieu précis, aucun que l’on puisse tout au moins appeler "Père". En

cela, elle lui avait paru très abstraite et fort éloignée de la nôtre.

Ŕ « Yosh, ai-je fait, tandis qu’il cherchait ses mots, j’ai pourtant vu d’imposantes statues dans chacun des

temples où nous sommes entrés. »

Ŕ « Ce sont celles de Celui qu’ils nomment "l’Éveillé" ;

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leur guide suprême, leur "prophète". Ils l’appellent aussi

Gautama82.

82 Pour rappel, au premier siècle de notre ère, l’activité culturelle et spirituelle de Takshashila (Taxila) en faisait un centre important de rayonnement du Bouddhisme.

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Il aurait vécu il y a quelques siècles afin de leur

transmettre une connaissance libératrice, disent-ils, se-lon mes souvenirs. Ces hommes aiment les symboles, je

crois. Ils en sculptent et en peignent un peu partout. Tu ne verras pas un coin de rue sans l’image d’un oiseau au long cou83 ou de quelque animal étrange représentant

une force. »

J’avais remarqué tout cela effectivement mais, comme

si ces expressions de la vie m’étaient familières, je n’avais pas même supposé un instant qu’il pouvait s’agir de tout

autre chose que de représentations de divinités ou d’idoles... C’était tellement plus subtil et plus beau parce que... plus près de nos royaumes intérieurs.

Nous avions prévu de demeurer sept ou huit jours à Takshashila, le temps d’y refaire un peu nos forces. Il

était impératif que Yosh Héram se ménage. En ce qui me concernait, ce n’était pas la fatigue de mon corps phy-

sique qui me souciait, à vrai dire. Ce qui m’importait, c’était la façon dont mon âme pouvait respirer, la manière dont elle pourrait approcher, comprendre et intégrer tout

ce qu’elle découvrait ou redécouvrait dans un bonheur secret.

Je devinais, au sein de Takshashila, les indices d’une sagesse et d’une douceur proches de celles que j’avais

toujours voulu offrir au monde.

Un questionnement, toutefois, surgissait... Si une telle sagesse et sa douceur existaient déjà et avaient été ré-

vélées aux hommes, que faisais-je alors là ? Qu’est-ce que mon cœur, mon souffle et... Elohim Ŕ Anahita Ŕ me

poussaient à chercher ?

83 L’oie ou le cygne ont souvent été associés { l’image du Bouddha.

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En guise de repos, entre les rituels que je partageais le

plus possible avec Yosh Héram, je m’efforçais de parcou-rir les sanctuaires de la ville et de trouver le moyen de

pénétrer le mystère de cet Éveillé dont le corps, paisi-blement assis en un parfait triangle, m’interpellait tant.

Non, me suis-je dit au deuxième jour de notre arrivée,

assis moi-même sur le sol et face à une majestueuse statue de Gautama dans une alcôve. Non... je ne me

trompais pas en affirmant que mon Père pouvait se ca-cher derrière mille masques. En voici un de plus qui me

suggère le devoir d’en soulever d’autres...

« Seigneur Gautama, ai-je ajouté, mon frère devant Awoun, s’il est vrai que tu as su et compris, s’il est vrai

aussi que tu as dépassé puis réuni "ce qui est deux", parle-moi... juste ce qu’il faut, puis laisse-moi accomplir

mon chemin comme tu as parcouru le tien... en totalité, sans nul doute possible. »

Le lendemain de cette adresse et de la longue médita-tion qui l’a suivie, deux des moines en charge des lieux où nous logions sont venus vers moi cependant que je net-

toyais mon voile frangé dans un petit lavoir de pierre.

L’un avait le crâne rasé et l’autre de longs cheveux

blancs ainsi qu’une barbe touffue teintée de roux, té-moignant ainsi de la liberté qui régnait dans leur Ordre

ou, pour le moins, de ses règles imprécises.

J’ai tout de suite vu que, derrière des allures qu’ils voulaient dignes, se cachaient des hommes sincères.

Leurs yeux pétillants et même rieurs contredisaient leur apparente austérité...

Aucun d’eux ne semblait connaître le moindre mot apparenté au Grec mais le langage des gestes m’a rapi-

dement fait comprendre qu’ils m’invitaient à les suivre. Au fond de moi, j’avais espéré qu’un tel moment aurait

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lieu.

Avec bonheur j’ai donc suivi les deux hommes jusqu’au fond de leur humble temple de briques, là où il y avait une

pièce assez sombre, une sorte de débarras dans lequel étaient entreposés diverses lampes à huile et des objets de culte.

Dans un coin de celui-ci, il y avait un gros coffre ; c’est vers lui qu’ils m’emmenèrent. Le moine aux longs che-

veux blancs l’ouvrit alors et, parmi tout ce qui s’y trou-vait, il saisit une pochette de grosse toile déjà bien mar-

quée par les années. Il y plongea aussitôt la main et en ressortit une petite pièce de métal sombre, probablement du bronze.

Ŕ « Sikander ? fit-il en pointant son doigt sur ma poi-trine, Sikander ? »

De la tête et en lui adressant un sourire, j’ai fait signe que non, que je n’étais pas du peuple de Sikander.

Apparemment surpris, le moine a alors tranquillement remis la pièce dans sa pochette puis a replié celle-ci avec des gestes méticuleux avant de la redéposer dans le

coffre.

Il semblait presque déçu mais, dans la pénombre, il a

pris le temps de vraiment me regarder. Je l’ai vu plisser les yeux puis, comme s’il se souvenait de quelque chose, il

a plongé une deuxième fois la main dans le coffre pour l’en ressortit bientôt avec une minuscule boîte fermée au moyen d’une cordelette. Là aussi, les ans et peut-être

même les siècles avaient laissé leurs cicatrices.

Le moine l’eût à peine ouverte que lui et son compa-

gnon m’amenèrent sans attendre à la lumière du jour afin de m’en montrer le contenu. C’était, là aussi, une petite

pièce de métal, ou plutôt... un médaillon. Comme celui-ci m’était tendu, je l’ai accueilli dans la paume de ma main.

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Le choc fut immédiat...

Ce médaillon paraissait être exactement le même que celui que m’avait décrit Yosh Héram, celui que conservait

si précieusement le monastère de Sokuk84, près de la Mer de sel.

Je n’en revenais pas ! Yosh avait raison, il était telle-

ment extraordinaire avec son étoile à huit branches dont les trois inférieures étaient pourvues de mains !

L’offrande de Lune-Soleil à notre monde...

J’en ai eu les larmes aux yeux. Non, je n’en revenais

pas mais... tout ceci était pourtant tellement logique ! Comment aurais-je encore pu douter de la justesse de mon chemin ou tout au moins de sa raison d’être ? C’était

la réponse exacte à mon questionnement de la veille.

Sans hésiter, j’ai pris le médaillon entre mes doigts et je

l’ai retourné. À son endos, figuraient, en relief, trois cercles disposés afin de suggérer un triangle, pointe vers

le haut. Je savais que c’était le sceau de Shimbolom. Je n’aurais pu dire comment ni pourquoi je le savais, mais j’en étais certain. Sa signification était gravée en mon

âme, au-delà de toute référence exprimable.

Visiblement ravis par ma fascination face à cette dé-

couverte, les deux moines m’ont alors invité à retourner avec eux dans le débarras dont nous sortions à peine.

Cette fois, c’est vers des étagères de briques et de bois qu’ils avaient décidé d’attirer mon attention. Sur deux d’entre elles, il y avait une succession de petits paquets de

je ne savais quoi enveloppés dans du tissu.

Le moine aux longs cheveux m’a fait signe d’en prendre

un, ce que je fis avec d’infinies précautions, pressentant

84 Pour rappel, voir le chapitre 12.

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là aussi quelque discret trésor...

Je me souviens de chacun de mes gestes, du lent mouvement de mes doigts qui écartaient les replis du

carré de soie brunâtre. De moi-même, je suis sorti pour observer leur contenu en pleine lumière.

C’était des écorces d’arbre mises à plat mais légère-

ment gondolées, vraisemblablement du bouleau. Il y en avait peut-être une dizaine, empilées les unes sur les

autres et maintenues entre elles par des liens végétaux en pleine désagrégation. Elles étaient couvertes d’écritures,

à l’encre noire ou rousse, selon les passages. Je me suis assis sur le sol, ayant complètement oublié la présence des moines à mes côtés.

Une fois de plus, j’étais stupéfait... Il s’agissait d’une écriture très proche de celle de notre peuple85. Comme

elle, elle se lisait de droite à gauche et bon nombre de ses lettres évoquaient celles que j’utilisais moi-même.

Profondément recueilli, j’ai étiré le temps afin de tenter de pénétrer la signification de chacune des "pages" que j’avais entre les mains. Constatant mon intérêt, les

moines allèrent même me chercher d’autres paquets renfermant des écrits similaires.

La tâche était cependant impossible... Trop de signes s’avéraient indéchiffrables, comme s’ils avaient été les

ancêtres de ceux que j’avais appris.

Toutefois, sur les dizaines de morceaux d’écorce qui s’étalaient devant moi sur le sol, je suis parvenu à clai-

rement identifier à deux reprises un nom... Un seul qui en valait mille... Celui de Shlomo... Salomon.

J’étais comblé. Jamais je n’avais demandé la moindre

85 L’écriture araméenne.

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preuve de son passage sur ces terres de l’Est. Je n’en

avais pas besoin... Peut-être alors était-ce pour cette raison qu’il m’en était donné une. Yussaf, mon père, me

l’avait dit un jour...

« Celui qui passe son existence à chercher les preuves de la Présence qui le fait vivre se dessèche bien souvent le

cœur car il n’a pas compris qu’il regarde le monde à l’envers. Cherche-toi plutôt toi-même et donne...

Alors, tu recevras bien plus que ce que tu n’avais pas même osé espérer. Rarement quand tu l’attendras mais

invariablement à l’heure céleste. Les vrais cadeaux vien-nent toujours ainsi... »

Ma rencontre avec les moines et leur précieux trésor

s’acheva autour d’une boisson chaude et légèrement épicée que je ne connaissais pas. Pas un mot, bien sûr, ne

pouvait davantage être échangé. Du reste, les discours auraient été superflus.

Dans nos vies, il y a des moments de cette qualité qui n’ont pas besoin d’être commentés. Ils sont tels de petits jalons placés là par le Divin et toujours il faut être attentif

à ne pas les manquer car les parenthèses qu’ils dessinent dans le Temps sont souvent un plus grand enseignement

que leur discrétion n’incite à le croire.

C’est toujours par les yeux que les cœurs se recon-

naissent et se touchent...

Lorsqu’à la nuit tombée j’ai fait le récit de ma boule-versante découverte à Yosh Héram et à Melkus, qui s’était

spontanément joint à notre discussion, j’ai davantage pris conscience du sacré de ce que j’avais vécu.

Sans doute cette révélation ne me servirait-elle à rien de concret mais ce n’était pas cela qui comptait car ce qui

sert le plus à vivre et à accomplir notre propre destin ce sont avant tout les traces invisibles de ce que nous

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croisons et qui nous procure toujours un peu plus de

lumière...

Il nous restait une journée encore avant de reprendre la

route. J’ai passé celle-ci à réfléchir à ce qu’avait été ma vie jusque-là. Je l’ai fait comme si je marchais à reculons, en tentant de remonter l’interminable chaîne des effets et de

leurs causes, en m’arrêtant à toutes mes croisées de chemin, patiemment, avec lucidité... jusqu’à parvenir

enfin à ma petite enfance près d’Alexandrie et jusqu’au creux de ce couffin sur les flancs d’un mulet qui allait

m’amener à Niten Tor et puis... jusqu’au secret de ce ventre maternel dont j’étais sorti en douceur lors d’un printemps galiléen...

Tout cela était encore écrit en moi avec une telle pré-cision, incroyablement décodable...

À la fin de cette "pratique de la souvenance" que j’avais moi-même découverte entre les murs du Krmel et à la-

quelle je m’adonnais régulièrement avec la certitude qu’elle récurait mon âme, j’ai senti la nécessité de m’asseoir dans la pénombre du premier petit temple qui

s’est présenté à moi.

Seul et en silence, j’y ai cherché le sourire que semblait

m’adresser l’Éveillé dont l’effigie de pierre trônait en haut de quelques marches.

J’ai laissé mes paupières se fermer... et le voyage s’est poursuivi... avec toute la puissance des images qui re-montaient d’elles-mêmes et l’intention des paroles qui

fouettaient...

Alors... Je me suis vu parmi une assemblée, assis sur le

sol d’un grand espace, entouré de pierres immaculées, de lumière et d’eau.

Tous les yeux étaient dirigés vers moi. Des yeux de douceur et de force. Des regards aussi d’une inflexible

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sagesse. Il y en avait d’hommes, il y en avait de femmes et

tous étaient également chargés de paroles si lourdes d’interrogations... « Ainsi, il se peut que ce soit toi... En

acceptes-tu le poids, Sananda ? »

Je me souviens qu’il a fallu le son nourri du gong pour m’extraire de cette mémoire...

Le lendemain matin, jour de notre départ, nous a ré-

servé une surprise assez peu agréable. Tarpa, qui par-tageait notre dortoir, avait disparu. En constatant éga-

lement l’absence du petit sac dans lequel Yosh Héram conservait quelques-unes des pièces de monnaie indis-pensables à notre progression, il nous fallut bien ad-

mettre que l’homme s’était enfui.

Tarpa avait déjà été payé pour le trajet et, de toute

évidence, il avait trouvé préférable pour lui de commettre ce vol tout en s’enfuyant également avec l’une de nos

mules.

Puisque c’était la première déconvenue depuis notre départ de Jéricho, Yosh Héram et moi avons résolu

d’accepter simplement les choses comme elles étaient...

Quant à Melkus, il fulminait, se reprochant son choix

au départ de Bal Baktr.

Après analyse de la situation, il fut décidé que nous

nous passerions de guide jusqu’à ce qui devait être notre destination finale. Le trajet allait être plus court et les pistes certainement plus fréquentées.

Nous fûmes donc trois, ce matin-là, à reprendre la di-rection de la montagne, toujours vers l’Est mais aussi

légèrement vers le Nord.

Et en moi-même qui me réfugiais dans mes pensées, ne

cessaient de tourner ces quelques mots lourds de sens

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remémorés la veille : « Ainsi, il se peut que ce soit toi... En

acceptes-tu la charge... ? »

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Chapitre 17

La montagne de Salomon

Nous pensions avoir définitivement laissé derrière nous la saison du frimas et des neiges mais nous nous étions

trompés... La montagne est un univers à part ; comme tout ce qui "tire vers le haut", elle a sa propre logique qui défie nos calendriers humains. Ainsi notre avance fut-elle

ralentie par des tempêtes blanches, calmant nos ardeurs sans doute excessives mais nous rappelant aussi que

l’esprit qui nous habite a toujours un plan qui dépasse le nôtre et nous enseigne la souplesse.

Nous avons dû nous réfugier une semaine à l’abri d’un hameau de bergers quelque part dans une vallée, parta-geant notre espace avec un troupeau de moutons famé-

liques.

Melkus enrageait... mais que lui répondre ? Je ne

voulais pas être de ceux qui, forts de ce qu’ils ont appris Ŕ ou cru apprendre Ŕ délivrent leurs leçons de vie dès

qu’une occasion se présente.

Yosh et moi-même avons donc écouté ses plaintes ; c’était les premières qui sortaient de sa poitrine depuis

que nous avions entrepris ce voyage et nous voyions bien qu’il avait besoin de les laisser se répandre. Melkus se

déchargeait d’un fardeau, celui d’un orphelin recueilli par des nomades près du Mont Sinaï et qui s’était peu à peu

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frayé son propre chemin.

En écoutant cela, je me suis dit que, contrairement à ce que je pensais parfois, ma vie avait été bordée de roses et

que je n’avais pas à m’attarder sur les quelques épines qui s’y étaient présentées. Il fallait que je donne d’autant plus sans rien mesurer...

Je me souviens qu’un matin une prière est sortie de moi. J’ai éprouvé l’urgence d’en réciter les paroles à voix

haute telle la réponse de l’aigle aux appels souffrants de Melkus.

En vérité, je m’étais réveillé avec elles et le souvenir de les avoir apprises au Krmel mais surtout avec la mémoire de Zérah Ushtar qui, au crépuscule de sa vie, les avait

imprimées à l’aide d’un morceau de bois sur une tablette d’argile.

« Feu de vie... dans Ta sagesse infinie

Contemple Tes créatures

Et fais leur reconnaître la Porte

Qui permet d’unir les bonheurs

Du passé, du présent et de l’avenir.

Par la puissance de l’Esprit du Bien,

Par son équilibre et sa pureté,

Permets que s’accroisse en chacune d’elles

Le désir du bonheur de vivre.

Ô Père tout Puissant, mon Feu...

Esprit de semence,

Permets-moi de trouver la Force d’humilité et de pu-reté.

Par l’Esprit du Bien,

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Montre-moi l’équilibre de la Vie

Et ne me propose que ce qui peut passer par la Porte de mon cœur. »

Je savais que ces mots avaient été parmi les derniers qu’il avait pu tracer de sa main et que son souhait avait

été qu’ils figurent dans un long poème qui se nommerait "Le Prieur Solaire86", une Lumière à l’intention de tous

ceux qui voudraient se réveiller...

Par bonheur, un jour, le printemps est enfin réapparu

avec force, faisant fondre rapidement les dernières neiges et gonflant du même coup les torrents. Nous avons sellé nos chevaux puis repris les sentiers défoncés sans at-

tendre davantage, mais non sans avoir offert aux bergers l’un de nos manteaux.

Il y avait longtemps que nous ne comptions plus vraiment les semaines. La nuit, parfois, Yosh Héram

étudiait le mouvement des astres au-dessus de nos têtes ; il en tirait ses déductions et moi je me disais que ma quatorzième année touchait résolument à sa fin.

J’avais d’ailleurs décidé péremptoirement que ce serait très exactement le jour de mes quatorze ans que nous

arriverions en vue de la montagne de Salomon... Et la magie de la vie est telle qu’il est probable que cela se soit

en effet passé ainsi.

Un matin, juste après avoir franchi une petite passe entre deux sommets couverts de conifères, nos regards se

sont posés sur une belle étendue d’eau, celle d’un lac, qui occupait toute une vallée sur fond de cimes enneigées.

86 Voir "De mémoire d’Essénien" du même auteur, page 243 ("Les dix-sept années"), Ed. Le Passe-Monde.

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Sans rien dire mais avec une émotion palpable, Yosh

Héram est tranquillement descendu de son cheval et a tendu le bras vers un point proche des rives.

Ŕ « C’est elle... C’est cette montagne-là... Je la recon-nais. »

Pendant un instant, j’ai cherché quelqu’importante

masse rocheuse mais ce qui m’était montré n’était autre qu’une grosse colline dont le sommet semblait presque

aussi plat que celui du Thabor, bien que peut-être moins étendu.

Je ne savais pas si je devais être déçu ou émerveillé. Nous étions enfin arrivés et ce n’était "que" cela, que cette protubérance en réalité bien modeste en regard des

sommets au travers desquels nous avions tant marché et des hautes crêtes qui emplissaient encore tout l’horizon.

Et pourtant... pourtant un petit morceau de moi me chuchotait qu’il n’était pas si surpris, qu’il la connaissait

déjà cette montagne et qu’il en feignait l’oubli pour vivre plus pleinement le présent. Bien souvent, les voyages de l’âme prennent de l’avance sur ceux du corps... Ainsi, au

fond de moi, je n’ignorais pas vraiment ce vers quoi, ou vers qui j’allais. Le rendez-vous était déjà fixé et son décor

décidé.

Le lendemain dans la journée, nous étions parvenus au

pied de la fameuse "montagne" ; un village s’y étirait, pris entre ses pentes abruptes et le lac87 dont nos regards ne pouvaient plus quitter le paisible miroir.

Y pénétrer, nos chevaux à la main, fut une étonnante expérience. N’eût été la proximité des hautes cimes, je me

87 II s’agit des rives du lac Dhal ; l’emplacement du village se situait { faible distance de l’actuelle ville de Shrinagar, au Cachemire, en Inde.

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serais presque cru revenu chez nous. Dans

l’enchevêtrement de ses ruelles, les silhouettes que nous croisions auraient pu être celles qui peuplaient les rives

de quelque bourgade du lac de Tipheret. Les mêmes robes, les mêmes larges ceintures, les mêmes talits 88 pour se couvrir la tête... et parfois les mêmes yeux bleus.

Quant à la langue parlée, c’était pratiquement la nôtre, à quelques détails de prononciation près...

Notre arrivée, bien sûr, n’est pas passée inaperçue. Nous portions les longs et chauds vêtements des mon-

tagnards, en partie déchirés... et nous ne devions pas sentir autre chose que la transpiration de nos chevaux.

Comme nous ne savions où aller, nous avons cherché

la synagogue car il devait bien y en avoir une et, à ses abords, quelques lettrés qui pourraient nous conseiller.

L’idée était bonne car nous fûmes rapidement redirigés vers le bord de l’eau, là où la population était moins dense

et où des paysans et des pêcheurs avaient coutume de louer leurs cabanes à des voyageurs.

C’est dans l’une d’elles que Yosh Héram, Melkus et

moi-même avons passé les premiers jours suivant notre arrivée, sans autre désir que de savourer la tiédeur ré-

confortante du soleil et le repos complet de nos corps. Comment ne pas remercier le Sans-Nom d’être enfin

parvenus en cette si lointaine contrée ?

Nous vivions un de ces bonheurs simples à côté des-quels il nous arrive trop souvent de passer dès que l’on

perd tant soit peu le sens de l’émerveillement.

Quant à moi, je dois dire que préserver un tel sens et

les mille perceptions qui l’accompagnent m’était facile. Je

88 Le talit est le voile frangé traditionnel propre au Judaïsme.

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demeurais une porte ouverte à toutes les lumières et à

tous les parfums, sans le moindre mérite. Je ne savais pas être autrement que comme cela...

La montagne de Salomon portait un nom. On l’appelait Sankara, une appellation que refusaient toutefois les habitants du petit territoire où nous venions à peine

d’arriver mais hors de laquelle Ŕ nous l’avons vite dé-couvert Ŕ on ne parlait déjà plus notre langue.

Ŕ « Sankara ? Ne prononce pas ce nom ici... C’est un nom idolâtre ! »

Celui qui m’avait posé cette interdiction n’était autre que le premier rabbi que j’avais rencontré sur les marches de la synagogue de briques et qui m’avait regardé d’un œil

suspicieux.

Ŕ « Qui te l’a communiqué ? »

Ŕ « Des paysans, dans leurs champs, vers l’Est... »

Ŕ « Cela ne m’étonne pas ! C’est ainsi qu’ils appellent

l’un de leurs dieux. Ils ne vénèrent que des idoles... Je te le dis, qui que tu sois et d’où que tu viennes, n’approche pas d’eux. Pour eux, il n’y aura que la Géhenne... Et ne

pénètre pas dans cette ville où ils prolifèrent, à côté d’ici ! »

Je me souviens m’être demandé si je devais répondre ou non à cet homme qui était sensé pouvoir parler de

l’Éternel mais qui projetait cependant tant de colère et de mépris dans sa voix.

Finalement, je me suis retiré sans un mot. Cela me

semblait plus sage car je ne connaissais rien des "ido-lâtres" en question. À vrai dire, d’ailleurs, le seul contact

que j’avais eu avec eux s’était simplement achevé par un bel échange de sourires, faute de discours possible.

Ainsi est-il rapidement devenu évident que ceux de

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notre peuple qui avaient marché sur les traces de Salo-

mon pour s’établir là Ŕ que ce fût volontaire ou non Ŕ s’étaient repliés sur eux-mêmes. Ils avaient créé une sorte

de territoire, sans frontière certes, mais hors duquel ils ne pouvaient concevoir qu’ignorance et obscurité.

Je dois dire que cette constatation m’a fait mal. Je

n’avais pas encore suffisamment appris à poser un œil détaché sur les petitesses de l’espèce humaine. Seuls le

beau et le noble mobilisaient tout mon être et il n’était pas question que je les envisage éventuellement absents chez

autrui.

Le lendemain de cette "discussion" aigre-douce sur le parvis de la synagogue, j’ai décidé de prendre le sentier

tortueux qui conduisait au sommet de la montagne.

Il fallait que j’apprenne, que je sache, que je comprenne

ce qui se passait là et pourquoi j’avais tant voulu y venir. Il était en tout cas certain que ce n’était pas pour en-

tendre parler ma langue au gré des ruelles d’un village ni sur les berges d’un lac... Et Shimbolom n’était guère plus présent en ce lieu que parmi mes collines de Galilée ! Il y

avait donc autre chose...

Quoi qu’il en fût ce matin-là, j’étais heureux d’être seul

à entamer cette escalade. Yosh Héram avait prétexté une profonde fatigue et je pouvais mille fois le comprendre...

Quant à Melkus, il avait préféré la compagnie des plantes aquatiques auprès d’un groupe de pêcheurs. Un voile sur la tête, j’ai donc marché au rythme de mon propre en-

thousiasme.

Le soleil dardait férocement ses rayons lorsque j’ai en-

fin atteint un espace caillouteux qui annonçait le sommet de la montagne. J’y suis parvenu en même temps que

quatre ou cinq hommes chevelus, à la peau sombre et au visage et au corps abondamment couverts de cendres.

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À en juger par leur maigreur et cette sorte de feu in-

descriptible qui brûlait dans leurs regards, c’était assu-rément des ascètes. Nous nous sommes salués, chacun

dans notre langue, mais avec cette touchante complicité caractérisant ceux qui, quelle que soit leur foi, cherchent la Source de toute Vie et y consacrent chacun de leurs

battements de cœur.

Tandis que je reprenais mon souffle, mon regard s’est

posé de lui-même sur la vallée, son lac et la rivière qui le nourrissait. Bien sûr, en contrebas, il y avait ce village où

nous nous étions spontanément installés mais, un peu plus loin, s’étendait aussi cette ville dont le rabbi de la veille m’avait dressé un si succinct et sinistre portrait.

J’ai contemplé celle-ci longuement en me promettant bien d’en parcourir toute l’étendue dès que possible. Elle

était tellement belle avec ses semblants d’îles qui la fai-saient se marier aux eaux de la rivière ! Meruvardhana

était son nom89. Et puis, lentement, je me suis retourné afin d’accomplir en pleine conscience les derniers pas qui me séparaient encore de mon but.

Ainsi, cela avait fini par arriver... J’avais atteint le sommet de la montagne de Salomon ! Hormis quelques

arbustes, c’était sec et plat. À l’une de ses extrémités cependant, s’élevait ce qui m’a d’abord paru être une tour

protégée par une enceinte de pierres. Je m’en suis rap-proché.

Devant moi, le petit groupe d’ascètes couverts de

cendres Ŕ des saddhus Ŕ se perdait en prières déclamées à voix haute et ne cessait de se prosterner tandis qu’un

prêtre Ŕ le gardien des lieux Ŕ les aspergeait d’une eau

89 Cet emplacement correspond { celui de l’actuelle ville de Shrinagar, au Ca-chemire.

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jaunâtre.

J’étais là, face à un temple... un étrange temple, certes, mais assurément l’un de ceux dont il est d’évidence que

c’est la Nature elle-même qui a décidé de son emplace-ment.

Parce que la puissance du sol était trop pleine de celle

de mon Père, parce que le Ciel lui répondait, je me suis agenouillé au bas de l’escalier qui menait en haut du

sanctuaire. Le prêtre m’a alors aspergé de son eau puis, vide de toute pensée, j’ai gravi les degrés, les uns après les

autres, comme si je montais en moi-même.

« Oh, me suis-je écrié au-dedans de ma poitrine, voilà... c’est fait ! Décide maintenant de ce que Tu veux de moi,

Awoun ! Dis-le moi, hurle-le moi ! Il me semble qu’il y a si longtemps que j’ai entendu Ta voix... Ou alors...

écris-le-moi dans la langue que Tu choisiras ! »

Ces pensées et ces mots vibraient en mon âme lors-

qu’en haut de l’escalier je me suis soudainement trouvé sous une grande alcôve de pierre sombre qui abritait ce qui ressemblait à un gros œuf étiré sur sa hauteur et fait

d’une pierre plus sombre encore.

Comment traduire l’émotion ? Ma tête ignorait tout de

ce qui était exactement représenté là mais la totalité de mon corps, de mes entrailles et jusqu’au plus secret de

mon cœur, le ressentait et le comprenait.

Cet œuf, sur lequel on avait déposé quelques traces d’une pâte huileuse d’un rouge intense signifiait tant ! Il

était fondamental, sans le moindre doute possible. Malgré son galbe irrégulier et son aspect rugueux, il me com-

muniquait tout ce dont j’avais besoin par l’immensité de sa simplicité.

Sans hésiter, j’ai posé mes deux mains sur lui et j’ai fermé les yeux. Il n’en a pas fallu davantage... Immédia-

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tement mes paumes sont devenues très fraîches, telle-

ment fraîches que le Souffle qui venait de les envahir est monté le long de mes bras jusqu’à mes épaules. J’avais

déjà connu cette sensation, mais où ?

J’aurais voulu rester longtemps ainsi, à recevoir ce que l’œuf cherchait à me transmettre mais une voix est venue

m’extraire de mon écoute.

Ŕ « Svayambhu linga90... »

C’était le prêtre. Vêtu d’un pauvre pagne blanc noué à la taille comme le faisaient aussi la plupart de ceux du

Pays de la Terre Rouge, il était là, à me montrer l’œuf d’un bras tendu, un généreux sourire aux lèvres.

Sans rien ajouter d’autre, il a alors pris mes deux

mains dans les siennes puis les a retournées comme pour en analyser les lignes... une situation que j’avais déjà

vécue plusieurs fois auprès de certains "Vieux du désert", non loin d’Alexandrie lorsque j’étais encore tout enfant.

Je l’ai laissé faire.

Peu m’importait ce qu’il y lirait et ce qu’il pourrait éventuellement m’annoncer. Je n’étais pas intéressé à ce

que l’on me dise d’où je venais ni ce que j’allais faire. Ne comptait que ce qui me traversait en cet instant et ce que

l’Éternel m’invitait à toucher de l’âme au sommet d’une montagne somme toute bien modeste.

Oui, les véritables questions étaient : Que faisais-je là et pourquoi tant d’efforts ? Pour toucher un œuf de pierre et en recevoir la fraîcheur ? Et pourquoi, enfin et surtout,

pourquoi toute cette émotion et même ce subtil bonheur

90 Dans l’Hindouisme, on appelle Svayambhu linga (ou lingam) toute pierre de forme phallique ou ovoïde façonnée par la Nature elle-même ou, textuelle-ment, "nés d’elle-même". Les lingam symbolisent la Force de Shiva, troisième Principe de la Trinité – ou Trimourti – hindouiste (Brahma-Vishnu-Shiva).

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qui m’emplissait en un lieu aussi dépouillé ?

J’ai fini par dégager mes mains de celles du prêtre et j’ai tenté, les bras croisés sur la poitrine, de m’incliner

profondément devant lui afin de le remercier. Mais, les yeux écarquillés, presque effrayé par ce qu’il avait lu ou cru lire en moi, l’homme a fait un pas en arrière et m’a

rapidement touché les pieds avec son front avant de se sauver par l’escalier.

Cela aussi, je l’avais déjà vécu... cette étrange sensa-tion d’imposer un respect que je ne cherchais pas et en

même temps de faire peur.

J’ai regardé mes pieds nus sur la pierre ; ce n’étaient que de simples pieds, bien enracinés toutefois, mainte-

nant qu’ils avaient tant marché. Puis, j’ai regardé mes mains et leurs signes auxquels je ne m’intéressais pas. La

fraîcheur de l’œuf de pierre, celle du lingam, les avait quittées et celles-ci commençaient paradoxalement à

presque me brûler de l’intérieur. Je me suis senti sourire car quelque chose en mon être était comblé.

Après les questionnements, c’était les réponses qui

surgissaient.

Oui, si j’étais là, c’était effectivement pour ce

Svayambhu linga ; je devais l’accepter. Non pas pour son symbole d’infini ou de perfection car ce qu’il véhiculait

allait au-delà des Images.

Bien qu’encore un peu confusément, je savais main-tenant qu’il était le rappel Ŕ peut-être l’amplificateur Ŕ du

Courant de Vie qui me portait et que mon Père exprimait en permanence à travers Lui pour exploser en ce monde...

Il était vivant, criant de Vie au sommet de ce temple et, si reconnaître cette vérité c’était devenir idolâtre, alors cela

ne me faisait pas peur !

Après avoir longuement contemplé une dernière fois le

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lingam j’ai descendu le grand escalier de pierre, je suis

sorti de l’enceinte du temple puis j’ai éprouvé le besoin d’en faire le tour, par la gauche, pour respecter la logique

de la coutume91. Cette enceinte, purement symbolique, présentait huit côtés... autant que l’Étoile de notre peuple avait de rayons, autant qu’Anahita...

Une dernière fois, j’ai abandonné mon regard aux beautés de la vallée de Meruvardhana et à son écrin de

cimes immaculées puis j’ai repris le sentier qui allait me faire retrouver les bords du lac.

Mon état d’âme était indescriptible, incroyablement serein, tout en fluidité et simultanément comparable à un brasier. L’Eau et le Feu trouvant leur équilibre au même

moment dans la même coupe...

Pendant plusieurs semaines, chaque jour ou presque,

je n’ai pu m’empêcher d’accomplir le même trajet afin de retrouver le lingam au sommet de la montagne de Salo-

mon. Mon ascension et le fait de poser mes mains sur la Présence sacrée qui me communiquait le Souffle de mon Père constituaient un véritable rituel que j’avais bonheur

à accomplir.

Le vieux Yosh, ainsi que je l’appelais parfois affec-

tueusement, ne m’y a accompagné qu’à deux reprises. Depuis que nous avions atteint notre but, il constatait

que son corps ne lui obéissait plus autant qu’il l’aurait voulu. Il disait que c’était sa volonté ajoutée à la joie de

91 Dans les Traditions hindouiste et bouddhiste, on se doit de toujours faire le tour des lieux sacrés dans le sens horaire car ce sens est inverse { l’actuel sens de rotation de la Terre, considéré comme involutif parce que favorisant la densité. Puisque tout mouvement est générateur d’énergie, les déplacements dans le sens horaire autour des lieux saints sont sensés contrecarrer les effets de l’actuelle rotation involutive de la planète, { la façon d’une batterie qu’on alimenterait.

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Servir qui l’avait mené jusque-là mais que maintenant il

ne pouvait plus grand-chose car il avait "mangé ses forces".

Melkus, lui, a fini par nous quitter. Il avait rempli sa mission, il s’était même nourri l’âme, selon son expres-sion, alors il voulait profiter du départ d’une petite ca-

ravane allant à l’ouest pour retourner vers sa terre natale avec les quelques profits qu’il avait pu accumuler durant

notre voyage commun.

S’il s’était peu à peu attaché à nous et qu’il s’était aussi

révélé sage et même bon, il demeurait avant tout un commerçant en quête d’horizons mouvants. Et puis... n’avait-il pas promis à mon oncle Yussaf de revenir vers

lui Ŕ et les miens Ŕ avec de bonnes nouvelles ?

Je lui ai remis pour mes parents un message écrit de

ma main sur un rouleau de palme que j’avais précieu-sement conservé. Arriverait-il jamais à destination ?

Une page s’est tournée le jour où Melkus est parti sur son petit cheval et tirant un mulet qui croulait sous les objets et les tissus.

Ce jour-là, je suis parvenu à décider Yosh Héram de me suivre en direction de la ville voisine afin qu’il découvre,

lui également, les "infâmes idolâtres" auxquels je m’étais déjà hasardé à rendre visite quelques jours plus tôt. Je

me souviens que nous nous y sommes rendus en com-pagnie d’un paysan qui conduisait sa charrette tirée par deux buffles.

Magnifiquement mariée à l’eau de la rivière et des berges marécageuses du lac, Meruvardhana touchait

mon cœur non tant par sa lumière et ses couleurs que par la douceur de son atmosphère. À côté des quelques

temples dédiés à cet Éveillé que j’avais déjà appris à connaître un peu à Takshashila se développait harmo-

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nieusement une autre culture avec ses propres sanc-

tuaires.

C’était si doux que Yosh et moi avons résolu d’y revenir

avec nos chevaux et notre maigre paquetage afin d’y demeurer aussi longtemps que nous le voudrions.

Elle était singulière, cette sensation que je commençais

à éprouver et qui, jour après jour, me faisait m’éloigner de mon propre peuple et des repères au milieu desquels

j’avais grandi.

Bien évidemment, de la Terre Rouge aux collines de

Galilée en passant par le Krmel, je n’avais jamais vécu selon la stricte loi de Moïse puisque la Tradition d’Essania avait guidé les pas de ma famille et les miens.

Bien sûr aussi, j’avais toujours mené ma vie avec le sentiment d’être "à part" mais, depuis que j’avais vu que

notre Etoile pouvait se nommer Anahita, qu’il avait existé quelque part, autrefois, un Éveillé et qu’au sommet d’une

insignifiante montagne une simple pierre en forme d’œuf pouvait tant offrir, mon univers était entré inévitablement en mutation.

Quant à notre installation heureuse à Meruvardhana, elle ne faisait que confirmer cette perception. J’y ai ra-

pidement découvert d’autres hommes qui, sous les yeux clos des statues de l’Éveillé dont la sagesse semblait se

suffire à elle-même, plaçaient, quant à eux, leur foi en trois divinités dont ils étaient capables de ne faire qu’une seule dans leur cœur. Ceux-là se disaient enfants

d’Ishvara, Âme suprême du Cosmos, et ils se montraient emplis d’une infinie dévotion envers les formes que

Celle-ci avait choisies pour se manifester à eux.

Comment, dès lors, n’aurais-je pas pu reconnaître

dans tout cela la Présence de l’Éternel, du Sans-Nom, de mon Père ?

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Ma perception de ce qui se passait à Meruvardhana

était si limpide et si riche, qu’au fil des semaines et des mois, j’ai laissé la langue de ses habitants me pénétrer

afin de mieux approcher Vishnu et Shiva tout en conti-nuant de sourire à l’Infini derrière les formes qui étaient les leurs.

Yosh, qui reprenait peu à peu des forces, me suivait dans ce mouvement. Souvent, il s’enthousiasmait pour

cette "vieillesse plus rapide" dont il avait toujours soutenu que je la lui communiquerais. Pour ce qui était de l’usure

de son corps, il l’acceptait comme le juste tribu de ce qu’il vivait et apprenait dans le tourbillon des conversations et des rencontres auxquelles je l’invitais.

Il fallait que je m’initie à toutes les cérémonies dans les temples et que je comprenne la signification de leurs ri-

tuels. Tantôt, donc, je me retrouvais aux pieds de l’Éveillé, tantôt j’allais faire des offrandes de fleurs à

Vishnu et Shiva, et toujours, toujours, j’y retrouvais la trace d’Awoun au fond de mes méditations, de mes prières et de mes silences. Je me dilatais comme jamais...

Enfin, un matin, très tôt, je me suis réveillé avec une voix au centre de ma tête...

Ŕ « Je t’attends... Viens me retrouver près du lingam... »

Ses accents étaient impératifs mais je pouvais néan-

moins y deviner une joie contenue.

Je me suis levé d’un bond, j’ai fait mes ablutions tout en priant à voix haute les pieds dans l’eau du lac, puis je

suis parti d’un pas décidé vers la montagne de Salomon.

Lorsqu’après une marche éprouvante je suis enfin ar-

rivé au bas du sentier qui s’accrochait à son flanc, j’ai aperçu un attroupement de cinq ou six personnes.

Celles-ci semblaient perplexes autour d’une forme hu-maine habillée de vert et allongée sur le sol. C’était celle

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d’une femme qui avait vraisemblablement fait une mau-

vaise chute. Je m’en suis approché... Elle geignait, ne pouvait pas se redresser et nul ne voyait comment l’aider.

Ainsi que cela avait toujours été le cas dans des cir-constances analogues, j’ai aussitôt perçu "quelque chose" changer en moi, je savais que j’allais entrer dans un autre

état de mon âme, emporté par un élan compassionnel qui allait m’isoler du reste du monde pendant quelques brefs

instants et accaparer tout mon être.

Je n’ai eu que le temps, auparavant, d’entendre un mot

et de tourner rapidement la tête vers la personne qui venait de le prononcer...

Ŕ « Svame92...»

Mais, déjà, je m’étais agenouillé et ma main gauche s’était glissée sous le dos de la femme cependant que la

droite s’appliquait au-dessus de son ombilic...

Un Souffle montant au cœur-même du mien s’est alors

placé dans ma poitrine et l’a soulevée puissamment. Je L’ai laissé agir comme on regarde l’eau d’une vague lisser le sable sur une plage... sans rien faire. Je ne contrôlais

rien de lui mais il était avec moi de la même façon que j’étais en lui.

Le temps continuait d’être suspendu et la nature de-meurait en silence lorsque, tout à coup, la femme a

poussé une légère plainte, différente des autres. Elle a remué les jambes et tout son corps s’est détendu.

C’était terminé... Le Souffle s’est rétréci, il s’est replié

puis, dans le même mouvement, mes mains se sont dé-

92 On dirait aujourd’hui Swami, un terme sanskrit utilisé pour désigner un enseignant spirituel ou quelqu’un qui se consacre manifestement { la quête de l’Esprit.

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gagées pour être restituées à ma volonté...

La femme, les yeux grands ouverts, a voulu se re-dresser mais je l’ai priée de rester étendue un moment

encore et d’accepter un peu de nourriture afin que le Feu achève son œuvre en elle.

Autour de moi, toujours agenouillé, j’ai senti le cercle

s’élargir. Allais-je ici aussi susciter méfiance ou incrédu-lité quant à ce que la Vie tentait de faire dire à mes mains?

Je me suis enfin relevé et mon regard a aussitôt capté celui d’un jeune garçon.

Ŕ « Svame ? »

Je reconnaissais sa voix. C’était celle qui m’avait in-terpellé quelques instants auparavant, presque trop

timbrée pour le corps si frêle dont elle sortait.

D’un geste de la tête, le garçonnet, vêtu d’un long

pagne et d’une tunique couleur de terre, m’a fait un signe qui semblait vouloir dire « Viens vers moi »...

Un peu surpris, je l’ai regardé plus longuement. Son sourire ne m’était pas inconnu. Oui... c’était celui de cet enfant qui aidait le prêtre à officier dans le petit temple

dédié à Shiva où j’aimais particulièrement me recueillir à Meruvardhana. J’étais heureux de le voir là... Sans hé-

siter j’ai fait quelques pas vers lui.

Ŕ « Svame ? » a-t-il répété une fois encore.

Déjà, il avait bondi sur le sentier qui grimpait à flanc de montagne comme pour me signifier qu’il voulait m’accompagner, voire me guider.

Derrière moi, la femme, qui s’était finalement relevée, faisait l’objet des commentaires bruyants de ceux qui

avaient assisté à sa chute. Je pouvais donc partir dis-crètement...

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C’est ainsi que j’ai emboîté le pas au jeune garçon qui,

manifestement ravi, s’est mis à bondir de rocher en ro-cher, m’obligeant à tenir un rythme soutenu, moi qui

pourtant marchais d’un bon pas.

Il faisait si chaud, ce jour-là dans la caillasse à flanc de colline et parmi les arbustes qui ne cessaient de

s’agripper à ma robe !

Ŕ « Svame ? »

La silhouette de mon jeune guide venait de se planter sur une roche proéminente au bord du sentier un peu

au-dessus de moi. Vue de là où j’étais, elle paraissait vouloir me lancer un défi.

J’ai fait dix pas, vingt pas pour m’en rapprocher au

plus vite en acceptant de me prendre à son jeu et puis, soudain, je me suis arrêté. Devant moi, à quelques en-

jambées, ce n’était plus un garçonnet qui m’attendait. Les bras croisés sur la poitrine, un homme, jeune encore,

sans doute à peine plus âgé que moi, m’observait atten-tivement.

La métamorphose de mon guide improvisé était totale,

spontanée, stupéfiante... Instantanément, j’ai pensé à Élohim et j’ai cherché son regard.

Ŕ « Qui es-tu ? » ai-je demandé.

Ŕ « Ici, dans ces montagnes, on me nomme Babaji93... »

J’ai fait dix pas de plus... Mon interlocuteur était bel et bien de chair et d’os, aucun reflet de lumière particulier n’habitait sa peau et sa chevelure Ŕ aussi longue que la

93 Babaji est considéré comme un Avatar hors norme dans la Tradition hin-douiste. Maître réalisé et yogi himalayen, il est réputé incarner l’Énergie de Shiva et ne jamais passer par un ventre maternel pour prendre un corps de chair. Il s’auto-génèrerait.

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mienne Ŕ éclatait d’un magnifique noir d’ébène.

Ŕ « Et toi, tu es bien Jeshua ben Yussaf, n’est-ce pas ? Il y a un moment que je t’attends... »

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Chapitre 18

Babaji

« Comment me connais-tu ? »

« Je t’ai reconnu parce que toutes les âmes se touchent

et que la tienne n’était pas alignée sur les autres ; elle dépassait... »

Ŕ « Je suis né ainsi. Est-ce Elohim qui t’envoie ? »

Ŕ « Je viens de ta part, à toi... d’un autre monde, d’un autre temps, là où nous sommes frères. »

Ŕ « Shimbolom ? »

Ŕ « Si tu veux, oui... Ici, dans ces montagnes et plus loin

encore on dit Shambhalla... Mais, en vérité, je viens surtout de Sa part, à Lui... »

Et d’un geste du bras tout en énergie et en volonté, celui qui disait se nommer Babaji pointa le sommet de la tour où, dans son alcôve, trônait le lingam.

Ŕ « Je viens de la part du Seigneur Shiva car, comme cette pierre qui s’est générée elle-même, c’est Lui qui

m’habite.

Ŕ « Es-tu l’instructeur que je crois devoir chercher ici ? »

Ŕ « Non... On n’instruit pas celui qui connait déjà et qui, bientôt, connaîtra davantage encore. On ne peut que souffler sur lui le Vent qui réveillera plus pleinement sa

mémoire. »

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Ŕ « Es-tu ce Vent-là, alors ? »

Ŕ « Si tu m’y autorises, Svame Jeshua, mon frère Av-Shtara.

Mais, tandis que j’avais posé cette question la main sur le cœur, la réponse était déjà en moi. J’avais ouvert ma porte...

Babaji et moi avons alors fait quelques pas en direction du petit temple qui abritait le Svayambhu linga à son

sommet. Singulièrement, il n’y avait personne sur son terre-plein, ni prêtre, ni pèlerin.

En silence, l’un derrière l’autre, nous avons gravi les degrés de la tour. L’un comme l’autre, nous savions déjà que ces instants resteraient inscrits dans notre mémoire.

À mesure de notre montée, nous avons rencontré en abondance des fleurs de cette plante que nous appelions

yasamana94. Elles avaient été disséminées au gré des marches de pierre, derniers témoins odorants d’une ré-

cente cérémonie. Leur présence sacrée était à elle seule éloquente sous la plante de nos pieds.

Et puis, bientôt, nous nous sommes trouvés face à l’œuf de pierre noire...

Ŕ « Oui, ai-je fait, je le perçois également dans mon

cœur... toutes les âmes se touchent. Non seulement celles des hommes et des femmes, mais aussi celles des ani-

maux, des végétaux et encore celles, en dormance, des minéraux de notre Mère... Ainsi, je le crois dans mes en-

trailles, parmi les collines de là où je viens, mon âme touchait déjà celle de ce lingam. »

Ŕ « Je suis seulement là pour te pousser à le dire,

Jeshua. Nous avons parfois besoin du miroir d’un autre

94 Le jasmin.

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nous-même pour que notre conscience entre en pression

et répande son huile. »

J’ai trouvé que l’image était belle et j’ai souri à Babaji.

Depuis ma rencontre avec Yo Hanan, jamais je n’avais découvert un être aussi intense...

Oui, toutes les âmes se touchaient et quelle qu’était la

distance qui semblait les séparer, elles se respiraient les unes les autres sans même s’en douter... C’était tellement

évident dans mon esprit ! Tellement clair que la percep-tion intime de cette réalité fondamentale était de nature à

combler tous les fossés et à désamorcer toutes les guerres, à commencer par celles qui naissent de nos fissures intérieures.

Si j’étais là, si j’avais fait tout ce chemin, c’était assu-rément pour me souvenir comment dissoudre les fron-

tières et ne plus faire qu’Un... Pas seulement dans ma tête, pas seulement dans mon cœur, mais jusque dans

mon corps. Ainsi, si ce corps ne participait pas tout entier à la réémergence de mon être profond, j’étais convaincu que le chemin ne serait pas parcouru jusqu’au bout. Et

cela... il n’en était pas question ! Avais-je droit d’espérer aller plus loin que Zérah Ushtar ? Était-ce de l’orgueil ?

Ŕ « Parle-moi de Shiva, ai-je fait à Babaji, tandis qu’à l’aide d’une cuiller au long manche il versait rituelli-

quement un peu de lait sur le lingam... Car tout me dit que c’est Sa Présence en nous qui dissout les frontières. Je veux m’imprégner de la Puissance qui se cache der-

rière Son visage95. »

95 Le nom de Shiva était très peu employé au Ier siècle de notre ère. On disait plutôt Girisha (le Seigneur de la Montagne) ou Shankara (l’Auspicieux). Si le nom de Shiva a été préféré dans cet ouvrage – tout comme ceux de Vishnou ou de Shakti – c’est par commodité pour le lecteur, pour une meilleure compré-

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Babaji s’est mis à rire.

Ŕ « Tu demandes donc à vivre tous les tremblements ! »

Ŕ « Je demande à vivre plus que jamais dans la

non-crainte du Très-Haut, contrairement à ce que les anciens Écrits de mon peuple affirment. Je crois que la non-crainte de la Lumière vient avec le dépassement des

tremblements de l’âme. L’Esprit ne tremble pas. Il n’a jamais tremblé car il est la Stabilité dans le Mouvement.

Ŕ « Shiva t’a pris dans Sa danse depuis déjà fort, fort longtemps, mon frère Jeshua. Je vois qu’il passe à travers

toi et te secoue tandis que tu demeures sur ton axe. Ce que tu cherches, tu sais que tu l’as déjà trouvé pour toi... Mais, en vérité, ce que l’Esprit de Shiva veut à travers toi,

c’est façonner une Clef à offrir à tous ceux qui ont peur... et qui ne savent pas même qu’ils ont peur.

As-tu remarqué, dans les temples, ce petit personnage grimaçant qu’il maîtrise de son pied ? Il représente

l’Ignorance car l’Adversaire suprême n’est pas ce qu’on appelle le Mal ou encore l’Obscurité. L’Adversaire pre-mier, c’est l’Ignorance !

C’est elle qui se terre sournoisement à la racine de tout ce qui sépare. Tu la trouves jusqu’à l’origine de l’orgueil

parce que si celui-ci peut prospérer, c’est parce qu’il ne connait pas l’ultime Image de l’Unité.

Shiva, mon frère, c’est l’Intelligence en action du Brahman suprême, de l’Esprit cosmique du Très-Haut. Peu importe le nom que tu Lui donnes... Il est le Souffle

universel qui construit, détruit puis restaure sans cesse, éternellement, tel un tourbillon qui monte et emporte tout

hension. L’Hindouisme, tel que nous le connaissons aujourd’hui n’avait pas tout { fait la même forme il y a 2000 ans. Il s’exprimait encore sous la forme du Brahmanisme, elle-même issue du Védisme.

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avec Lui. Et, je te le dis, Il est dans ton sang ! »

Babaji n’a pas attendu ma réaction. Il est rapidement descendu par l’escalier qui menait au terre-plein de roche

et de poussière. Moi, de mon côté, je suis resté un mo-ment encore auprès du lingam, à méditer ces paroles qu’il venait de me délivrer et qui rejoignaient si merveilleu-

sement ma pensée.

Elles m’aidaient à mieux pénétrer le sens des masques

que le Divin nous propose de Sa propre Présence à l’œuvre, non pas pour exercer quelque mystérieuse sa-

gacité mais pour que nous nous sculptions nous-même et que notre ignorant aveuglement, patiemment, inexora-blement, ne laisse plus nulle part le moindre stigmate.

Lorsque je suis sorti de l’antique sanctuaire dédié à ce qui pour moi incarnait le Souffle de l’Esprit dans une

langue autre que la mienne, j’ai trouvé Babaji assis sur une pierre à l’angle de l’étroit sentier qui descendait vers

la vallée. Il contemplait le lac et la barrière des hautes cimes enneigées.

Ŕ « Je crois que nous nous retrouverons un jour,

quelque part au milieu de ces neiges, vers le nord et l’est...»

Ŕ « C’est là ta demeure ? »

Ŕ « Ma demeure est semblable à la tienne ; elle est

partout où il y a quelque chose à recueillir, à semer, à recueillir et à semer encore... Elle est là où il y a de la joie à partager. Non... ces montagnes sont seulement une île,

l’île où j’ai choisi d’accoster pour un temps. Elles ne sont ni "l’ici" ni "le maintenant" à partir duquel rayonne le

Joyau... »

Ŕ « Je comprends ce que tu dis sans vraiment le dire et

au-delà de ce que les mots nous permettent de définir. "Ici", c’est le simulacre de vie par lequel nous apprenons à

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avancer... et "maintenant", c’est ce qu’il faut creuser pour

connaître ce que cela signifie. »

Je me souviens avoir machinalement passé une main

sur mon menton en prononçant ces paroles. Pour la première fois, j’y devinais la présence de quelques poils. Cette sensation était inattendue car, depuis tout ce temps

où je voyageais, je n’avais pas eu la moindre occasion de me préoccuper de mon apparence. Les hauts plateaux et

les déserts sont des miroirs pour l’âme mais ils n’en proposent aucun au corps qu’ils érodent.

Ainsi, une fine barbe me poussait... Même si, d’une certaine façon, je m’étais toujours senti très vieux, là je vieillissais. C’était comme si ma vie me faisait un clin

d’œil pour me dire que j’avançais sur ma route. Je n’ai pu m’empêcher de sourire à l’instant présent...

Babaji a dû percevoir ce qui se passait car, au même moment, il a levé la tête dans ma direction, un sourire

également aux lèvres.

Ŕ « Oui, a-t-il dit, un peu amusé, cela arrive... même à un Av-Shtara ! »

Babaji et moi nous nous sommes quittés sans décider

d’une autre rencontre ; ce n’était pas nécessaire. Il était d’évidence que le fil qui nous reliait l’un à l’autre et qui

venait d’être remis en lumière ne pouvait se rompre. Il y avait une Volonté derrière les nôtres et qui nous guidait, avec économie, sans rien gaspiller. Elle nous faisait aller à

l’essentiel quand il fallait aller à l’essentiel.

Les jours suivants, j’ai tenu à retourner dans ce village où Yosh Héram, Melkus et moi avions commencé par

séjourner aux tout premiers temps de notre arrivée. Je ne

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voulais pas en garder la sensation amère que j’avais

éprouvée sur le parvis de sa synagogue.

Les choses se passèrent mieux, avec plus de souplesse.

Peut-être parce que j’étais moi-même devenu plus souple, une fois oubliée l’âpreté des semaines vécues en altitude.

Peut-être parce que les deux ou trois rabbis que j’y ai

alors rencontrés avaient desserré leurs poings en raison de quelque évènement connu d’eux seuls... Peut-être tout

simplement parce que j’ai voulu leur parler de Salomon et de leur présence en cette contrée.

Ils se disaient convaincus que ce dernier était venu là, non seulement par les montagnes avec une armée mais aussi et surtout à plusieurs reprises sur ce qu’ils appe-

laient "une nuée infiniment lumineuse", en compagnie d’Elohim.

Une tradition orale Ŕ et dont ils tenaient absolument à ce qu’elle le reste Ŕ affirmait qu’il avait voulu rejoindre

une "terre céleste" et y recueillir de quoi faire grandir son peuple. Comment ne pas penser à Shimbolom ?

La véracité d’une telle tradition ne faisait aucun doute

pour moi. Elohim Ŕ qu’on l’ait nommé Anahita ou au-trement Ŕ était derrière tout cela. Dans les cieux et à

travers les Temps, Ceux de l’Etoile, unis en une seule Force et parlant d’une seule Voix n’avaient jamais quitté

les hommes qui avaient des bras pour les accueillir et un cœur pour les écouter.

Quant aux rabbis et à leurs familles qui avaient fait

souche près de ce lac et aussi loin de leur terre natale, leurs ancêtres avaient tout naturellement suivi le mou-

vement de Salomon, ne sachant vers quelle plus pro-metteuse contrée se diriger lorsqu’ils avaient fui devant la

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force invasive de Babel96.

Durant les semaines et les mois qui se succédèrent

après ces échanges et ma rencontre avec Babaji, je n’ai plus éprouvé le besoin de revenir aussi souvent au sommet de la montagne. J’étais certain que ce que je

devais y vivre avait été vécu et qu’il me fallait plutôt me consacrer essentiellement à la pénétration de ce que le

Souffle de Shiva était chargé de transmettre aux hommes.

Dans mon esprit, cela ne pouvait entrer en conflit avec

la culture dans laquelle j’étais né parce que je ne m’y étais jamais laissé enfermer.

Et puis... il s’était déjà passé trop de choses dans ma

vie pour que je puisse accepter la moindre cloison, la plus petite "impossibilité mentale"...

Ainsi à mes yeux, Shiva était... une émanation de l’Éternel. Une émanation... je ne voyais aucun terme dans

ma langue qui puisse correspondre exactement à ce concept qui, pourtant, avait toujours existé en tant qu’imagé dans le secret de ma pensée. Parfois, il m’était

arrivé de vouloir le traduire lorsque j’étais prié de m’exprimer devant les Anciens du village, peu après ma

sortie du Krmel.

« Le Sans-Nom, disais-je alors, utilise de temps à autre

des... subterfuges pour dire Son existence et Son action. C’est ainsi qu’il se déguise et... qu’il exhale un parfum auquel on donne un visage puisque Sa Présence parvient

à... transpirer à travers une forme... ou plusieurs ».

96 II est question ici de l’invasion des Babyloniens qui, au VIIIe siècle avant notre ère, provoqua un éparpillement de certaines des tribus d’Israël. Cet éparpillement, qui eut lieu vers l’Est mais aussi jusqu’en Afrique noire, fait aujourd’hui l’objet de nombreuses recherches.

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Je m’étais toujours aperçu que je choquais en évoquant

cela ; alors je m’éloignais et il m’arrivait de prendre une pierre quelque part dans les collines et de parler à mon

Père à travers elle, comme par jeu et parce que je savais qu’il y vivait tout entier.

Avec le lingam c’était la même chose, en plus puissant,

qui s’était passé. Voilà pourquoi rejoindre Shiva dans les temples m’était devenu naturel et n’était porteur

d’aucune contradiction dans ma conscience.

« L'Esprit de mon Père est libre de tout, me répétais-je...

Si je L'appelle dans mon centre et que je Le laisse me traverser en tout instant, je ne peux qu’être libre moi-même, je L’exhale... »

C’est donc l’Émanation du Divin que j’ai cherchée à travers l’enseignement de Shiva, la réception de Son

Souffle... puis Sa transmission.

Le jeune garçon dont la forme avait été empruntée par

Babaji pour se manifester à moi ne s’est plus jamais présenté dans le petit temple de Meruvardhana où j’aimais tant aller. Selon le brahmine97 qui y officiait, il

n’avait d’ailleurs jamais existé.

En revanche, intrigué de me voir méditer seul chaque

jour et durant de longs moments face à la statue de Shiva, il a fini par m’introduire dans une minuscule pièce, pai-

sible et imbibée d’odeurs de résines. La lumière y était tamisée et un lingam y était vénéré, presque entièrement recouvert de fleurs rouges. L’endroit idéal pour prier et

descendre en soi...

En peu de jours, cette pièce discrète est devenue mon

refuge. Nul ne passait son seuil, hormis le brahmine

97 Le prêtre, dans la Tradition hindouiste.

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lorsqu’il renouvelait les fleurs du lingam après avoir lavé

celui-ci avec de l’eau de rose.

Sans doute prolongeait-il, à son insu, le bras de la

Force qui me guidait car c’est dans ce petit sanctuaire a priori insignifiant et au plafond noirci par la fumée grasse de lampes à huile que j’ai vécu des heures d’une rare

intensité.

"On" m’y a parlé durant des semaines, "On" a extirpé de

mes profondeurs les souvenirs d’une connaissance sans âge. Qui était ce "On" ? Je n’ai pas cherché à en percer

l’identité. Babaji ? Anahita ? Cela n’avait aucune impor-tance. C’était un Souffle ascensionnel doté d’une voix, capable de dessiner des lettres de feu et de tracer des

formes derrière le rideau de mes paupières closes. Sans effort, je pouvais en mémoriser tous les détails comme si

leur richesse m’était naturelle.

La Force voulait, semblait-il, faire ré-émerger de ma

mémoire la toute puissance du Son afin d’approcher au plus près ce qui se nomme le Verbe...

Pour cela, il fallait que je mémorise une multitude de

syllabes savamment articulées afin de créer ce qui était déjà appelé mantra98 depuis des milliers d’années dans

cette partie du monde.

La Voix émettait ces syllabes et me les faisait répéter

jusqu’à saturation, jusqu’à ce que j’aie la sensation, la certitude viscérale, qu’elles touchaient l’infinité des par-ticules qui constituaient mon corps. Elles formaient un

ensemble de trente-cinq "sons-fondateurs", trente-cinq sonorités de base qui, par leur nature, se faisaient soit

rassembleuses soit éparpillantes, analogues à la nuit et au

98 Un mantra est une formule rituellique constituée à partir de syllabes répé-tées rythmiquement dans le but d’éveiller certains centres psychiques.

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jour, à l’inspir et à l’expir.

Dans le Cœur du Divin comme sur Terre, à chacune d’elles correspondait un Nombre, une Lumière et sa

Couleur, ainsi qu’un des Éléments constitutifs de la na-ture de notre monde.

Quelle que fût la façon dont les Sons étaient assemblés

afin que des montras puissent en émerger, c’était toujours l’Élément Feu qui s’exprimait en priorité à travers eux...

Le Feu qui calcinait, le Feu qui purifiait et celui qui en-gendrait... Ce Feu que j’avais tant aimé derrière le regard

de Zérah Ushtar et que je recueillais maintenant d’une autre façon par le Souffle de Shiva.

Et à chaque mantra que je reprenais à l’unisson avec la

Voix, une Image montait en moi99, un symbole flam-boyant qui, je le savais, allait épouser une partie de mon

être afin de la compléter, de la réaccorder au besoin, puis d’y établir son siège tel un outil à venir.

Pour l’émission de ces phrases-racines que représen-taient les mantras, trois points de mon être étaient solli-cités et entraient en mouvement, trois zones dans le Vi-

sible comme dans l’invisible.

Au pays de la Terre Rouge et au sein du peuple

d’Essania, nous les appelions "Temples" mais là, c’était des roues de Feu, des chakras.

Dès ma petite enfance, j’avais appris que chacun d’eux ou chacune d’elles était une "porte vibrante"100 par la-

quelle Ŕ en actionnant une mystérieuse clef Ŕ le sage pouvait accéder aux multiples états de sa propre cons-cience et, ultimement, à la Conscience, celle de l’Aigle qui,

99 Cette image est traditionnellement appelée Yantra.

100 On dirait aujourd’hui une porte vibratoire, un vortex.

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en altitude, se rapproche du Soleil.

Jour après jour, mantra après mantra, j’ai vu comment mieux pénétrer ces tourbillons, ces roues de Feu, ces

portes.

La première d’entre elles se situait au niveau du cœur, la seconde, à la gorge et enfin la troisième au milieu du

front. C’était obligatoirement, à partir de l’une d’elles que les mantras devaient monter...

Quand je parvenais à passer un de leurs portails au moyen du juste son et surtout... d’un Amour vide de toute

attente... alors un tunnel de Lumière s’ouvrait vers une destination précise... toujours là où j’avais encore du travail à faire pour accorder ma lyre selon le souhait de

mon Père.

J’ai souvenir que c’était à partir de la première de ces

portes, celle du cœur, que j’éprouvais le plus de bonheur à émettre les sons-racines et les mantras. Le son domi-

nant qui y était associé était "Yad".

Prononcé correctement et en conscience à partir de la "serrure de la porte", il me faisait m’immerger dans un

océan couleur d’émeraude lequel s’ouvrait ensuite sur "une aspiration de Lumière". Venaient alors à moi des

images de ce qu’on nomme le passé, celui de mon âme.

Pendant de longues heures, j’en ai fouillé les recoins

oubliés, ceux de Zérah Ushtar, bien sûr, mais aussi d’autres, plus anciens encore. J’en ai visité les derniers replis "gelés".

Durant tout ce temps, Yosh Héram me voyait changer sans faire beaucoup de commentaires. Moi-même,

d’ailleurs, j’en faisais peu sur ce que je vivais et qui me poussait à naviguer dans ce que j’appelais "les entrailles

de ma conscience". Je me tenais au bord de l’incommunicable.

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Nous vivions de très peu dans une modeste cabane de pierres et de bois que nous louions à un marchand

d’épices sur les bords de la rivière Hydaspa101. Les ré-serves financières dont nous avait généreusement dotés mon oncle Yussaf finissaient, hélas, par s’amenuiser

considérablement et il devenait évident qu’il fallait qu’il se passe "quelque chose". Je ne pouvais pas creuser indéfi-

niment en moi comme je le faisais depuis si longtemps ni demander au "vieux Yosh" de passer ainsi le reste de sa

vie.

Un matin, au réveil, j’ai décidé de ne plus me rendre au temple de Shiva. J’avais la sensation d’avoir discuté toute

la nuit avec une Présence qui avait le pouvoir de gommer tout souvenir d’elle. Une chose tangible résultait néan-

moins de cet échange : je me sentais soudainement plus conscient de ma force, plus lucide aussi quant à la mul-

titude des connaissances et des mondes qui bouillon-naient en moi.

De fait, mes mains me paraissaient plus pleines de vie

que jamais et mon cœur plus gonflé de tendresse qu’il ne l’avait jamais été jusque-là. En contemplant l’eau de la

rivière qui s’écoulait paisiblement à travers les joncs jouxtant notre pauvre abri, les larmes m’en sont montées

aux yeux. Ce n’était pas de fragilité mais au contraire de puissance...

Je comprenais le sens de l’une des dernières paroles

que Babaji m’avait murmurées avant que nous nous séparions, de nombreux mois auparavant.

Ŕ « Tu verras, Svame, un jour Shiva viendra réveiller

101 Aujourd’hui la rivière Jhelum, un affluent de l’Indus.

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Shakti en toi... Non pas qu’elle s’y soit endormie... mais

parce qu’il aura entendu Son besoin de bondir102 ! »

Mon intervention rapide et improvisée sur cette femme

qui avait fait une mauvaise chute au bas de la montagne de Salomon avait peu à peu Ŕ à mon insu Ŕ fait le tour des petites communautés vivant sur les bords du lac.

Ainsi, lorsque son écho parvint à mes oreilles par les demandes des hommes et des femmes qui commencèrent

à m’aborder ici et là au gré des ruelles de Meruvardhana, j’ai compris ce que ma vie me proposait...

Je devais soigner avec ce que j’avais appris mais sur-tout avec le Souffle qui voulait passer par mes mains. Que ce fût celui de mon Père, de Shiva ou de Shakti, cela re-

venait au même puisqu’il passait par mon cœur avant de se rendre au creux de mes paumes et jusqu’à l’extrémité

de mes doigts. Je ne pouvais que Lui obéir...

J’ai donc soigné tous ceux qui se présentaient devant

notre cabane ou qui m’invitaient à passer le seuil de leur maison. Il y avait alors des échanges de vivres, de petits objets, parfois même quelques pièces de monnaie. Cela

nous permettait de vivre et de voir venir plus sereinement l’hiver qui, à nouveau, se rapprochait. La vie est

elle-même échange...

Mais celui qui soigne les plaies du corps avec

l’assurance que l’Infini est en lui, soigne aussi les âmes. Il les enseigne, qu’il le veuille ou pas. Il les enseigne parce qu’Il transpire un amour qui en dit bien plus que le savoir

sous-jacent à son art.

102 Dans la Tradition hindouiste, Shakti est généralement considérée comme la contrepartie féminine de Shiva. Par extension, elle représente l’Énergie fémi-nine qui se traduit par la Puissance de la Kundalini, logée à la base de la co-lonne vertébrale.

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Ainsi, peu avant les premières neiges, un petit groupe

de vieilles femmes est venu me demander de leur parler de l’Éternel par Lequel j’affirmais toujours les soigner

puis les guérir. Chacune d’elles se demandait pourquoi Celui-ci pouvait "si bien se faufiler" à travers moi.

J’ai d’abord été surpris que ce soient des femmes qui

osent une telle requête... Cela aurait été impensable chez nous. À l’exception de la Fraternité dont Yosh et moi

étions issus, la femme n’avait pas de place dans ce que nous appelions les "discours sur l’Esprit". Elle n’héritait

que des conclusions et des décisions masculines.

Je me souviens avoir été touché par une telle requête. Assis sur le sol près de la rivière, j’ai donc commencé à

déverser le contenu de mon cœur, sans retenue. Je n’avais pas encore quinze ans et c’était la toute première

fois que j’enseignais en sachant consciemment que j’enseignais.

Ce jour-là, alors que quelques oies s’étaient mêlées à nous dans l’espoir d’une nourriture, j’ai même osé pro-noncer le nom de mon Père, Awoun. Il a résonné d’une

façon inusitée dans ma bouche, comme s’il prenait tout à coup une couleur plus intense, plus active. J’étais heu-

reux...

Au fil des semaines, le petit groupe a grossi ; des

hommes s’y sont joints, des vieillards d’abord, puis des plus jeunes, motivés Ŕ je n’en doutais pas Ŕ par la curio-sité mais malgré tout habités d’une belle lumière.

Je suis ainsi devenu Ishe, le svame, le frère venu de loin pour soigner, pour parler d’un "autre dieu" qui s’appelait

Awoun et dont on pensait comprendre qu’il était un peu comme Shiva... ou Vishnou... ou même Brahma.

Et l’hiver est venu, figeant tout dans sa blancheur, forçant les corps à se recroqueviller et les portes des

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temples à se refermer pour faire barrage au vent.

Sur l’une des petites places de Meruvardhana, il y avait aussi un beau sanctuaire dédié à Gautama, l’Éveillé... Je

me suis souvent arrêté devant une statue qui Le repré-sentait sous un palanquin de pierre, en haut de ses marches. Je Lui souriais toujours... Qu’avait-Il à ma dé-

livrer, Lui également, dans sa complicité silencieuse ?

Je voyais bien ce fil qui Le reliait au Sans-Nom, à Shiva,

à Babaji, à Zérah-Usthar... et peut-être au meilleur de Ce qui attendait en moi.

La neige et le froid m’invitaient à prier, à contempler les flammes des autels improvisés, à m’attarder dans les rituels, ceux de mon enfance que je pratiquais encore

parfois et les nouveaux, emplis du parfum des jours que je vivais.

De temps à autre, le corps de mon âme s’évadait... Je l’autorisais à rejoindre quelques instants le visage de ma

mère, penché sur la pierre du lavoir de notre village, celui de mon père, soucieux, du petit Judas, mon frère ap-prenant à tondre les brebis et qui me ressemblait de plus

en plus... C’était rapide, toujours... Il n’en fallait pas plus... Chacun devait vivre sa vie là où il le devait et

comme il le fallait. Pleinement et sans tricher.

Lorsque le printemps est arrivé, je suis monté une dernière fois au sommet de la montagne de Salomon. Yosh Héram m’accompagnait.

Ŕ « Il faut que je parte, Yosh, lui ai-je confié. Il faut que je continue car ce n’est pas ici que ma route s’arrête. J’ai

entendu un nom cette nuit... Ie Nagar103. J’ai vu cette

103 Ie Nagar est l’un des anciens noms de l’antique ville de Puri sur la côte est

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ville, très vieille, au bord de la mer, avec d’immenses

temples, loin vers l’Est... M’y suivras-tu ? »

Les yeux de mon vieux compagnon se sont mis à scin-

tiller.

Ŕ « En aurais-tu douté un seul instant ? Je ne veux rien perdre de ton chemin, Utuktu ! Rien ! »

de l’Inde. Prononcer "Yé Nagar".

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Chapitre 19

Pushkara

Un beau matin, nous sommes partis à pieds, Yosh et moi. Il y avait fort longtemps que nous avions vendu nos

chevaux. Nous avons donc décidé que nos bagages se limiteraient à un sac ou deux.

Nous entrions dans la belle saison et, aux dires de tous

ceux qui pouvaient nous conseiller, le massif montagneux dont il fallait que nous sortions pour aller loin vers le

Sud-est ne présentait aucun véritable obstacle pour qui savait marcher et économiser son eau.

Les nuits continueraient à être fraîches mais, bientôt, la chaleur des plateaux et des plaines se transformant en celle du désert serait notre fidèle compagne. Et il en fut

ainsi...

J’ignore combien de temps nous avons cheminé, d’un

minuscule village à l’autre, partageant quelquefois la piste avec des paysans qui arboraient fièrement

d’impressionnants turbans colorés et des femmes dont les vêtements chatoyants et les innombrables bracelets nous ravissaient.

En quittant les hautes montagnes, nous entrions dans un autre monde... Les vaches et les buffles devenaient

plus nombreux et les singes commençaient à pulluler, parfois agressifs.

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Les jours ne comptaient plus car nous étions tout à

l’émerveillement d’un peuple qui, lui également, parais-sait s’émerveiller de tout. Aucune richesse, nulle part,

mais une beauté éclatante, une explosion de rouges et d’ocres sous un azur d’une pureté totale... Et puis, des dromadaires, ces si robustes compagnons que j’aimais

tant !

Il est certain que nos présences contrastaient dans le

paysage. Nos accoutrements n’étaient d’aucun peuple mais un mélange hétéroclite trahissant plusieurs con-

trées et autant de climats. Nous amusions donc tous ceux que nous croisions et dont le jeu consistait souvent à nous dévisager longuement.

Du vocabulaire que nous avions appris à cultiver à Meruvardhana ne subsistaient que quelques mots rudi-

mentaires par lesquels nous communiquions pour l’essentiel...

Savions-nous où nous allions ? Pas vraiment...

Il nous fallait nous diriger vers le Sud à travers un désert de cailloux et de sable, trouver les rives sacrées

d’un petit lac où le Seigneur Brahma était vénéré, puis obliquer vers l’Est jusqu’à trouver un grand fleuve issu,

disait-on, du corps de Shiva et sur les rives duquel une ville, peuplée de sages, accueillait volontiers ceux qui

s’apprêtaient à quitter cette vie104. Enfin, ce serait encore le sud et l’est... jusqu’à la mer, jusqu’à Ie Nagar.

Yosh Héram se montrait tout aussi heureux que moi de

faire cette route qu’il vivait comme un pèlerinage vers il ne savait au juste quoi... Hélas, son corps peinait.

Mes mains s’efforçaient de le soigner, bien sûr, ce-

104 Bénarès (Varanasi), sur les bords du Gange.

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pendant on aurait dit qu’elles s’appauvrissaient dès

qu’elles s’approchaient de lui. Cela m’a interrogé et m’a fait douter de moi-même à plusieurs reprises. Dans le

fond de mon cœur, j’ai fini par comprendre que c’était un enseignement de plus qui m’était destiné...

Je voulais peut-être forcer les choses en tentant de

m’opposer à la vieillesse qui marquait inéluctablement son corps. Lorsque la sève se rétracte dans le tronc d’un

arbre et que ses feuilles jaunissent, il faut savoir l’accepter et ne pas se rebeller contre la loi des saisons...

Par ailleurs, même si Yosh avait besoin d’épargner ses forces, il marchait encore d’un pas ferme et volontaire. C’était sa fierté et il fallait la respecter.

Quoi qu’il en fut, jour après jour, prenant tout le temps qui nous était nécessaire et, de tâtonnements en tâton-

nements, nous avons traversé le désert105. Ce petit lac de Brahma que nous cherchions comme un relai salvateur

pour nos carcasses humaines et doux pour nos âmes était infiniment plus connu et vénéré à travers tout le pays que nous ne l’avions imaginé.

Yosh était ému, lui qui, lors du voyage qui avait tant marqué sa jeunesse, n’avait pas poussé ses pas plus loin

que la montagne de Salomon.

L’idée que nous allions voir le lac de Brahma semblait

donc le toucher particulièrement. Brahma, c’était l’image, la personnification de la Nature impalpable et intempo-relle du Sans-Nom, le reflet terrestre du Brahmane

Cosmique, le Soi Suprême. Ce n’était pas anodin pour nous dont la Tradition ne pouvait même pas envisager un

seul instant représenter l’Éternel ni seulement Le sug-gérer.

105 Il s’agit ici du désert du Rajasthan, en Inde.

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De mon côté, je méditais de plus en plus sur le fait que

lorsque je parlais de mon Père céleste, j’en façonnais bien sûr une image à ma façon et que cette image demeurait

arbitraire. J’étais parfaitement conscient qu’elle était l’héritage imposé d’une longue lignée de vieillards barbus, lesquels n’avaient su penser qu’en termes de masculinité.

Ainsi, je comprenais que mon Père n’était pas un père au sens où la plupart l’entendaient mais que je pouvais

tout aussi bien me Le représenter comme une Mère.

Qui, cependant, aurait pu entendre cela parmi "les

miens" ? Ceux du Krmel, oui... Ceux de mon village ? Très peu, vraisemblablement. Ailleurs ? En Galilée, en Sama-rie ou en Judée ? Personne, j’en étais certain. Cela aurait

fait scandale !

Alors, dans le creuset de mes réflexions, j’en venais

souvent à me demander si une partie de moi n’était fi-nalement pas plus proche de ce "peuple de Brahma" que

de celui qui m’avait vu naître.

Et lorsqu’un jour, un prêtre parvint à m’expliquer avec ses mots à lui que Brahma avait sa contrepartie féminine,

Svarasvati, son "autre Énergie", mon questionnement s’en trouva encore renforcé.

Mais au-delà d’Awoun, au-delà de mon "Père-Mère", au-delà de Brahma-Svarasvati et sans doute aussi

d’Ahura-Mazda, qu’y avait-il ? Le Sans-Nom ? Il me semblait que L’évoquer ainsi, c’était déjà Le nommer. Alors ? Le Silence ? Même pas... car il était dit qu’il

existait un Son derrière l’Infini, le Son.

C’est dans cet état d’esprit que le petit lac de Brahma

m’est enfin apparu au bout d’une piste sablonneuse. La journée tirait à sa fin et Yosh Héram claudiquait, labouré

lui aussi par toutes les réflexions qui le traversaient. Comme il faisait chaud, nous nous sommes allongés sur

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une ou deux grandes marches de pierre qui descendaient

jusque dans l’eau, saturée de poissons. Tout était teinté de blanc, de rose et d’or...

Le lendemain matin, faire le tour du très modeste vil-lage dont les maisons et les petits temples s’agglutinaient sur le pourtour du lac ne nous prit que peu de temps.

Pushkara106, c’était son nom, pouvait se définir comme étant un sanctuaire dénudé, offert aux Cieux.

En vérité, même si peu de personnes devaient y vivre étant donné le nombre limité de ses habitations, une foule

de pèlerins, moines, ascètes et mendiants peuplait ses ruelles et se livrait à d’interminables ablutions dans les eaux de Brahma.

Un tel foisonnement de vie était beau à voir, intriguant aussi avec ses débordements dévotionnels et surtout

émotionnels. Mon compagnon et moi étions habitués à un peu plus de sobriété mais le Sacré y était tellement pré-

sent qu’il en devenait tangible et forçait au respect.

Il ne nous a pas fallu longtemps pour être persuadés que nous ne trouverions pas d’endroit où nous loger à

Pushkara. Il nous faudrait vivre dehors, sur les bords populeux du lac ou sous quelque bouquet de palmiers, le

temps de nous refaire des forces... Et, à vrai dire, les grandes pierres plates que nous avions trouvées dès notre

arrivée nous satisfaisaient assez bien, personne ne sem-blant les revendiquer. Elles furent donc notre port d’attache durant trois pleines journées.

Rien n’aurait pu se passer pour nous à Pushkara... Il

106 Il s’agit aujourd’hui de la petite ville de Pushkar, non loin d’Ajmer au cœur du Rajasasthan. Son nom signifie Lotus bleu car, selon la Tradition, Brahma y a laissé tomber un tel lotus afin de signifier son point de force et d’y accomplir un Yajna, un rituel sacré.

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était agréable de se laisser envelopper par l’atmosphère

de dévotion qui y régnait mais c’était tout... Il n’y avait là aucun temple remarquable et tous ceux qui y priaient et

s’y baignaient en n’ayant que le nom de Brahma à la bouche ne semblaient avoir d’autre préoccupation que la pureté de leur propre personne.

Un évènement, pourtant, est venu s’y inscrire, comme pour nous rappeler que pas une étape de notre longue

marche n’était dénuée de sens. J’avais toujours été glo-balement conscient de cela mais, parfois, les regards les

plus ouverts se laissent hypnotiser par la simple beauté d’un lieu.

Aucun de nous n’est suffisamment attentif à la façon

dont sa vie s’écrit dans les moindres détails...

Un matin, une femme que j’avais déjà remarquée pour

le rose chatoyant de ses vêtements et la quantité de ses bracelets s’est approchée de moi. Sous son voile bordé de

gros morceaux de métal doré, elle donnait l’impression d’être très sûre d’elle-même. Un peu étonné par cette assurance, je l’ai saluée discrètement. C’est alors qu’elle

s’est adressée à moi dans la langue de Meruvardhana.

Ŕ « Je me nomme Svarasvati... comme l’épouse de

Brahma, fit-elle en arborant un large sourire. Tu veux bien me donner tes mains ? »

Décidément, c’était une habitude dans ce pays...

Je n’étais guère rompu à une telle familiarité de la part d’une femme mais je lui ai tendu mes paumes sans hé-

siter. J’avais tout de suite aimé l’intensité de son regard ; ses yeux étaient semblables à deux perles claires au mi-

lieu d’un visage basané et déjà très ridé.

Ŕ « Tu n’es pas ici pour Brahma, n’est-ce pas ? »

Sa question était un peu abrupte et cela aussi me

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plaisait car, depuis notre arrivée à Pushkara, je n’avais

pas imaginé pouvoir entreprendre une discussion avec qui que ce soit.

Au-delà du problème de la langue, j’avais surtout la sensation que la splendeur de l’endroit et le type de sa-cralité dont celui-ci était entouré ne pouvaient faire naître

que ce que j’appelais des "prières engourdies".

Les "prières engourdies" étaient pour moi celles que

l’on récite machinalement comme pour recevoir on ne savait trop quoi et se faire pardonner on ne savait trop

quoi non plus... Elles étaient telles des moulins à eau qui tournent et tournent dans les champs mais qui ignorent pourquoi ils le font, en vérité.

Ŕ « Je ne sais pas vraiment qui est Brahma, ai-je ré-pondu. Quand on cherche, on ne peut pas s’arrêter à un

nom. Je crois qu’un nom c’est un reflet qui en cache un autre. On en a besoin mais... il ne faut peut-être pas trop

s’y attarder. C’est une porte à passer... »

Un bref instant, je me suis dit que j’allais perdre mon interlocutrice dans les circonvolutions de ma réflexion car

elle devait n’être qu’une simple paysanne un peu auda-cieuse. Toutefois, il n’en fut rien.

Ŕ « Tu as raison, m’a-t-elle répondu, en aucune façon troublée. D’ailleurs tes mains disent que tu ne veux pas

t’amuser avec Maya107. Shiva a planté son trident en toi...»

À ces mots, je lui ai demandé si elle était l’épouse d’un

brahmine parce qu’il était évident qu’elle avait quelque instruction.

107 Maya est un terme sanskrit qui, dans les Traditions hindouistes et boud-dhistes, définit le Principe de l’Illusion.

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Ŕ « Non... Il n’y a pas de brahmine dans mon peuple.

Pas de prêtre... c’est interdit ! Nous sommes différents... »

Ŕ « Pas de brahmine ? »

Ŕ « Non... Mes ancêtres viennent de bien loin... Les vallées où ils vivaient se situaient quelque part au cœur de ces hautes montagnes qui s’élèvent au Nord. C’était il y

a si longtemps ! Depuis, il s’est passé beaucoup de choses... »

Ŕ « Peux-tu me raconter ? »

Ŕ « Je ne sais pas... Pas ici, de toute façon. »

Ŕ « C’est un secret ? »

Ŕ « Pas vraiment, non... mais c’est toujours difficile. »

Svarasvati a lâché mes yeux, qu’elle avait attrapés un

instant, puis elle a à nouveau laissé glisser son regard sur les paumes de mes mains.

Ŕ « Est-ce vraiment nécessaire ? »

Ŕ « Non... »

Cela faisait quatre fois, en très peu de temps, qu’elle me disait "non", un "non" catégorique. J’étais trop attentif aux mots et aux attitudes pour ne pas comprendre que

cette femme cachait une blessure.

Ŕ « Il y a une haute porte de pierre, comme une arcade,

qui donne sur le désert à la sortie du village vers l’Est. Si vous le voulez, venez m’y rejoindre, ton vieil ami et toi, ce

soir au coucher du soleil. Ma famille vit par là... »

Il va sans dire qu’aux derniers rougeoiements du ciel Yosh Héram et moi étions au lieu du rendez-vous. La

femme aux vêtements roses s’y tenait déjà, un panier de légumes à ses pieds. En nous voyant arriver, elle l’a at-

trapé puis l’a envoyé au sommet de sa tête dans un geste millénaire.

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Sans un mot, elle nous a montré un groupe de trois ou

quatre maisonnettes de terre que l’on pouvait distinguer à proximité, dans un creux de terrain. Nous l’y avons sui-

vie, bientôt escortés par quelques chiens galeux aux aboiements intempestifs.

La première maison était la plus grande de toutes, c’est

sous son toit de palmes que Svarasvati nous a fait péné-trer tandis qu’une douzaine d’enfants en haillons

s’accrochaient déjà à nos robes. De la pénombre, un vieillard est alors sorti qui, d’un seul cri rauque, les a tous

chassés.

Ŕ « C’est Gulim... mon père... » fit la femme en nous priant de nous asseoir sur un tapis disposé dans un coin

de l’unique pièce de la maison, à côté d’un coffre et de quelques plats épars.

L’instant d’après, nous étions rejoints par une bonne quinzaine de personnes, des hommes et des femmes dont

certaines allaitaient des nourrissons.

Quelqu’un alluma des lampes à huile... et les visages s’éclairèrent. Nous étions là, face à toute une famille, aux

membres d’une communauté vivant ostensiblement un peu à l’écart du village.

Tous parlaient la langue de Meruvardhana 108 mais, comme pour briser les murmures et les rires étouffés qui

envahissaient la pièce, une très vieille femme aux longs cheveux blancs et porteuse d’un collier aux énormes pierres s’est mise à entonner un chant. Quand celle-ci eût

terminé et qu’une boisson chaude nous eût été servie par un jeune garçon, Svarasvati a pris la parole, nous don-

nant ainsi l’impression que sa voix était prépondérante.

108 Pour rappel, il s’agit vraisemblablement de la forme ancestrale de cette langue qu’on nomme aujourd’hui l’Ourdou.

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Ŕ « Vous aussi vous êtes différents... fit-elle. Ici, nous

nous méfions de ceux qui ne sont pas différents... parce que souvent ils ne vivent pas. Ils posent toujours les pieds

aux mêmes endroits, font toujours les mêmes gestes, pensent toujours de la même façon, sans savoir pour-quoi... Et ils jugent. »

J’étais infiniment d’accord avec ce que j’entendais même si, au fil de notre interminable voyage, Yosh et moi

n’avions cessé de rencontrer des hommes et des femmes "différents".

Oui, je partageais cette vision car, en dépit du fait que tous les peuples fussent différents les uns des autres au sein de ce qui faisait leur spécificité, ils m’avaient tou-

jours paru immobiles, pétrifiés dans leurs routines, in-capables de s’aventurer en dehors de quelques principes

inscrits dans leur tête par la succession des générations. Et chez moi, au cœur même de mon peuple, il me fallait

convenir que c’était également ainsi qu’on vivait... en sommeillant.

Bien souvent, depuis que j’avais prié Yosh Héram de

m’accompagner dans mon fol itinéraire, je m’étais de-mandé si ce n’était pas en partie cette constatation qui

m’avait poussé à tant vouloir prendre la route.

Je ne pouvais pas imaginer rester inactif face à une

humanité que je voyais tourner en rond, souffrant éter-nellement des mêmes maux, des mêmes peurs, repro-duisant les mêmes petitesses, édifiant les mêmes sem-

piternelles barrières, aimant si pauvrement et croyant tout savoir tout en éprouvant si peu dans son âme...

Est-ce que je jugeais ? Je constatais... Je n’avais jamais cessé de le faire... Et je voulais tout mettre en œuvre pour

que l’Intelligence de l’Amour explose un peu plus au monde des somnambules. L’Intelligence de l’Amour !

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L’essentiel du secret que je cherchais à percer était là,

une clef cachée jusque... derrière le nom d’Awoun.

C’était pour elle que j’étais revenu en ce monde, pour la

proposer à qui se montrerait prêt à la recevoir, puis assez fort et humble pour la faire pivoter dans sa propre ser-rure.

Cette conviction s’ancrait de plus en plus en moi... Elle était même parfois si puissante qu’elle me faisait

m’interroger sur ma propre humilité. Est-ce que je n’étais pas simplement en train de m’inventer une mission et un

avenir à la mesure d’un orgueil infiniment subtil ?

Et pourtant... ainsi que l’avait décelé Svarasvati le matin même, je ne voulais pas "m’amuser avec Maya".

Ŕ « Tu as raison, ai-je fait en rassemblant mes efforts pour m’extraire du défilé de mes réflexions. Les vraies

différences s’attirent parce qu’elles se reconnaissent entre elles. Et nous sommes venus de loin avec l’intention d’en

trouver de plus grandes encore que celles avec lesquelles nous sommes venus au monde. »

Ŕ « N’en demande pas trop... La nôtre est lourde à

porter. »

Il m’a semblé que c’était le bon moment pour soulever

la question...

Ŕ « Toi et ta famille, vous ne vivez pas avec les autres,

dans le village, autour du lac... ? »

Ŕ « Ce n’est pas vraiment un choix, Svame, mais... une

sorte de fatalité. Nous ne parlons jamais de cela... peut-être dans l’espoir de l’oublier. »

Ŕ « On n’oublie pas, ma sœur, on dissimule, on en-

fouit... alors ça se ramifie en nous et ça nous étouffe de l’intérieur. »

Ŕ « C’est parce que j’ai vu que tu pouvais comprendre

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cela que tu es ici car personne n’entre jamais entre ces

murs qui ne soit de notre peuple ! Et ce que j’ai vu m’a plu... »

Ŕ « Qu’est-ce que tu as vu ? »

Ŕ « Que tu as l’œil qui guérit et que te parler est bon pour celui qui te parle. Alors voilà... Je ne suis pas gé-

néreuse et c’est pour que nous respirions mieux Ŕ peut-être Ŕ que tu es ici...

Parce que les trop grandes différences sont comme les secrets trop pesants ; elles enferment et font mal. Alors il

faut les partager quand on le peut. »

Dans la pénombre, se détachant des siens qui ne di-saient mot, la femme aux vêtements roses et dont le re-

gard évoquait deux perles claires, s’est alors soudain redressée, toute en dignité.

Ŕ « Écoute..., fit-elle après s’être raclé la gorge, c’était il y a très, très longtemps. Il y avait eu une grande des-

truction et les deux venaient à peine de se reconstruire au-dessus de notre monde.

Notre peuple avait eu le bonheur de pouvoir se réfugier

sur les hauteurs du nord, réputées inaccessibles, et c’était ainsi qu’il avait pu échapper à bien des désastres.

La chance, dit-on souvent à propos de ce genre de choses ! Mais non... la chance n’existe pas. Ce que nous appelons

de ce nom, tu le sais, n’est que le fruit momentané des bienfaits semés dans le passé... ou des promesses que nous faisons dans le présent.

Il y avait alors parmi nous des sages. En nous con-duisant sur les hautes terres où nous serions à l’abri, ils

savaient qu’ils se rapprochaient également du portail d’une mystérieuse contrée où vivaient de bien plus sages

qu’eux... Ceux-ci étaient des hommes pour qui le Temps et la Matière de ce monde se faisaient aussi malléables

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qu’un peu d’argile entre les mains d’un potier. Des

hommes d’éternité qui... buvaient en quelque sorte du Soleil et conversaient avec les Étoiles, tels des flambeaux

pour préserver cette terre de l’obscurité et en guider l’humanité.

Durant un millier d’années, nos sages et nous, nous

sommes devenus leurs tout petits frères, conscients du privilège de vivre en bordure de leur rayonnement et d’en

recueillir les parfums. Leur confiance nous était acquise et, sans qu’il fût besoin d’un pacte, nous avions compris

que notre rôle était d’être les gardiens de l’accès à leur univers. Même lorsqu’un univers est fait de lumière, il existe des portes en celle-ci qui s’ouvrent sur d’autres

réalités.

C’est une Loi d’Éternité... Aucune frontière ne peut être

totalement étanche car tout se touche et se parle... même à voix très, très basse.

Un millier d’années s’écoulèrent donc ainsi... mais à trop frôler une pure lumière, il arrive souvent que l’on se mette à convoiter celle-ci et que l’on veuille dérober ce

qu’on croit en être les secrets.

Ceux que nous avions pensé sages parmi nous

n’avaient pas compris que l’on ne vole pas de tels se-crets... On ne le peut pas, tout simplement parce que

ceux-ci n’existent pas en tant que tels. Ils sont une puissance à faire monter en soi.

Peut-on épier un arbre dans le but de s’approprier un

peu de la force qui lui fait produire ses fruits ?

Nul parmi nous n’était prêt à accepter le principe selon

lequel toute vie n’accède à la "Grande Vie" que par elle-même.

Ceux que nous croyions être "nos sages" avaient oublié que cette Grande Vie s’auto-génère et qu’il est vain de

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vouloir grappiller des petits morceaux de soleil ici et là

comme par envie, ou par jalousie et en s’imaginant prendre le Temps de vitesse.

Les pouvoirs que Ton s’efforce parfois d’accumuler ne sont ni les marques de la Puissance, ni les témoins de la Réalisation mais plutôt les semences d’une tourmente

qu’on ne voit pas venir.

Ainsi, nos ancêtres nous ont-ils entrainés dans leur

errance. Leur appétit de pouvoir a inévitablement dé-clenché un terrible tourbillon. De dérèglements en dérè-

glements, la nature des lieux où ils vivaient les a pro-gressivement repoussés vers les vallées et les déserts, là où tant d’hommes et de femmes avaient déjà trouvé leur

place depuis longtemps.

Et partout on leur disait : « Boha-me109 », ce qui signifie

« Éloigne-toi, va-t’en ! »

Depuis... nous ne sommes chez nous nulle part,

semble-t-il. Nous nous éparpillons, incapables de recréer notre unité sur une terre qui soit vraiment nôtre et poursuivis par ce terrible "Bohame !" »

Svarasvati s’est arrêtée là un long moment. Je sentais que son récit Ŕ qui sonnait comme un aveu Ŕ ne faisait

que raviver une profonde blessure. Sa gorge était nouée et personne parmi les siens n’osait ajouter quoi que ce soit à

ce qu’elle avait décrit. Pourquoi nous avoir confié cela ?

Ŕ « C’est une malédiction... reprit-elle enfin dans un soupir. Les Maîtres de Lumière nous ont chassés et nous

sommes dans l’expiation parce que nos ancêtres ont trahi leur confiance. C’est ainsi... Alors si, un jour, il en est Un

109 Il faut sans doute voir l{ l’origine première du nom "Bohémien". Histori-quement, il est avéré que le peuple des Bohémiens est issu de l’Inde du Nord et a vécu une diaspora au fil des temps.

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qui surgit pour rassembler nos âmes... »

Sa phrase est restée en suspens et moi j’ai eu la cer-titude que je devais alors m’exprimer, ou plutôt laisser

s’exprimer la Présence qui grandissait au fond de moi. C’était toujours la même et quand Elle ne me poussait pas à poser mes mains sur les corps, je savais qu’Elle me

demandait d’appliquer ma voix sur les âmes blessées.

Ŕ « J’ignore en qui ou en quoi vous placez tous votre foi

en cet instant car, plus mes pas font de chemin, plus les noms de notre Père à tous se succèdent et changent de

visage. Ce que je comprends, pourtant, c’est que jamais ces noms-là ne changent de ton... Ils disent toujours le même amour protecteur... Alors, comment croire que

ceux qui en expriment le soleil, les Maîtres de Lumière, aient pu concevoir une malédiction ? La Lumière peut-elle

engendrer cela ? Peut-elle seulement penser à une ven-geance ? »

Le vieux Gulim, le père de Svarasvati, m’a interrompu.

Ŕ « Tu es bien jeune... mais puisque tu semblés venir de si loin et être si savant, comment appelles-tu cette chose

si ce n’est malédiction ? »

Ŕ « Je l’appelle empoisonnement de l’âme envers elle-

même. Je vous regarde et je vois que c’est votre grande famille, votre peuple tout entier, celui qui s’est éparpillé,

qui s’inflige son propre tourment. »

Ŕ « C’est impossible ! »

Ŕ « Qu’est-ce qui est impossible ? Le sentiment d’une

faute que l’on se lègue de génération en génération ? Le poids d’une culpabilité que l’on entretient et que l’on fait

grossir par la seule force de nos pensées ? Tout ceci... c’est la mécanique de notre souffrance en ce monde.

Là d’où je viens, on m’a enseigné que nous élaborons

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nous-même les poisons qui nous rendent malades mais

que nous en accusons toujours les autres. Si on veut en guérir, il faut se pardonner à soi-même. Je ne sais pas

pourquoi nous sommes ici ce soir, mais je sais que si on veut être en paix avec autrui, il faut avoir goûté la paix en soi, l’y avoir installée. »

Ŕ « Qu’ai-je à me pardonner, a repris Gulim avec vin-dicte. Ce sont nos ancêtres qui ont fauté... »

Ŕ « Et qui te dit que tu n’étais pas, toi, l’aïeul de ton aïeul ? »

La question qui venait de tomber de mes lèvres a fait taire les murmures qui commençaient à envahir de nouveau la pièce. Gulim s’est péniblement relevé du coin

où il avait pris place puis il est sorti lentement...

Pour briser le malaise qui s’installait, Svarasvati n’a

pas tardé à reprendre la parole. Sa voix, cependant, n’était plus la même ; elle traduisait une fragilité.

Ŕ « Ici comme partout où nous allons, Svame, on nous appelle Hanabadosh ; cela veut dire que nous ne faisons pas partie de tous ceux qui vivent dans ce pays, que nous

sommes impurs110. »

Ŕ « Alors, ma sœur, il faut que vous décidiez de vous

sentir purs. Aussi purs que les autres dans le ciel de votre âme, là où tout se grave, et que vous fassiez tout pour

cela. L’Éternel ne nous punit jamais... Il sait bien que nous sommes suffisamment capables de le faire par

nous-même. Qui comprend que la liberté qu’il nous donne va jusqu’au pouvoir de nous bâtir nos propres prisons ? Il

110 Cela signifie en quelque sorte "hors caste", la société hindouiste fonction-nait déjà selon un système de castes très étanches. Les Hanabadosh dont il est question ici constituent une partie de ceux que l’on nomme aujourd’hui les Intouchables ou Harijan (enfants de Dieu) selon le terme voulu par Gandhi.

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y a celles que nous confectionnons pour nous seuls et

celles qu’il nous arrive d’édifier en complicité avec notre peuple111.

La question est donc "Voulons-nous être libres ou nous sentons-nous obligés de puiser notre eau toujours au même puits ?" »

Cette fois, il y eut un silence prolongé et plombant dans la pauvre maison où nous étions rassemblés.

Svarasvati s’est enfin levée et nous l’avons tous imitée.

En vérité, il n’y avait rien à ajouter... Je ne savais pas si

j’avais pu servir moindrement à cette famille qui se sen-tait rejetée mais, en moi-même, je me disais que j’avais encore été instruit et que, décidément, tout se plaçait sur

ma route pour que je me forge.

J’apprenais à écouter, j’apprenais à parler, j’apprenais

aussi à me taire... et j’apprenais même à apprendre.

Il y avait les regards, les peurs, les attentes, les espoirs

puis ces mille détails à détecter à la surface de la peau des uns et des autres comme au creux de leur cœur... Jusqu’aux derniers signes que l’on nous fait parfois, tel

celui de Svarasvati dont les yeux étaient deux perles tel-lement claires...

Tandis que nous nous apprêtions à la saluer, celle-ci nous montra une petite pierre encastrée dans la terre du

mur de sa maison. C’était une pierre triangulaire, pointe vers le haut avec, en son centre, trois cercles disposés harmonieusement. La marque de Shimbolom, à l’endos

du médaillon de Salomon...

Ŕ « Elle est dans ma famille depuis toujours, commenta

Svarasvati. On dit que mes ancêtres l’ont rapportée du

111 On appelle cela "karma de peuple", "d’ethnie" ou parfois "de race".

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pays des Maîtres de Lumière, là où il y a de si hautes

montagnes... »

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Chapitre 20

« Tout est bien ainsi... »

Le lendemain, nous avons quitté Pushkara pour Kashi. Kashi, c’était cette ville si sacrée que l’on nous avait dé-

crite au bord d’un large fleuve et d’où on racontait que les âmes aimaient à s’envoler112.

Je m’inquiétais pour Yosh. Ses hanches le faisaient de

plus en plus souffrir et il avait le souffle court. Nous avions bien cherché à nous procurer un dromadaire ou

même un âne au départ de Pushkara mais nos moyens étaient loin de pouvoir nous le permettre. Nous n’avions

plus que nos jambes et de très maigres ressources. Notre seule force c’était finalement cette sorte "d’espoir solaire" qui nous stimulait tous deux et dont nous nous alimen-

tions l’un l’autre.

Un jour, pourtant, en voyant mon vieux compagnon

devoir faire des haltes plus souvent qu’à l’habitude, j’ai pensé arrêter afin que nous nous en retournions à

Meruvardhana, là où ce ne serait plus l’inconnu et où nous trouverions de quoi satisfaire notre âme.

112 Kashi est l’un des nombreux noms qui ont été attribués { Varanasi – Béna-rès – au cours de sa longue histoire, enjambant au moins trois millénaires. Cette ville, un centre de pèlerinage majeur pour les Hindouistes, est notam-ment célèbre pour ses nombreux bûchers de crémation. On y vénère essen-tiellement Shiva. Voir carte 3.

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J’en ai parlé à Yosh... et cela l’a presque mis en colère.

À vrai dire, c’était la première fois que je le voyais ainsi.

Ŕ « Satisfaire notre âme ? m’a-t-il dit en reprenant mes

termes, tu sais bien que cela ne veut rien dire, Utuktu ! Ce serait te renier tandis que je trahirais mon propre enga-gement. Ce voyage, je le sais depuis que tu me l’as de-

mandé, est la raison majeure de ma vie présente. Tout m’y a mené et ce tout a un visage... le tien.

Je sais Ce qui vit en toi, Jeshua. Tu n’as pas de pitié à avoir envers moi qui suis comblé dans mon cœur. Quant

à la compassion... je ne croise jamais ton regard sans en être rassasié. »

Yosh m’a ému plus que je ne pouvais l’exprimer. Il avait

raison... Renoncer aurait équivalu à tout briser... et cela bien au-delà de nos personnes. Notre Étoile aussi aurait

été trahie.

Nous avons donc continué, profitant autant que cela se

pouvait des attelages de bœufs ou de dromadaires qui voulaient bien de Yosh dans leur charrette.

Je me souviens de la chaleur torride qui nous ac-

compagnait du matin au soir. Pour en décrocher notre pensée, nous priions en nous concentrant chacun sur un

de ces petits colliers dont nous faisions défiler les graines entre nos doigts et qui ressemblaient dans leur principe à

ceux que nous utilisions parfois chez nous113.

Yosh Héram, récitait ses propres litanies et moi, de mon côté, j’avais adopté avec bonheur quelques-uns des

mantras découverts et explorés à Meruvardhana. J’y sentais un pont entre mon esprit et moi-même, un pont

113 Ces chapelets sont aujourd’hui appelés "malas" et se composent de 108 grains.

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aussi qui, inévitablement, me prolongeait jusqu’à mon

Père.

Un matin, enfin, nous pûmes voir le soleil se lever sur

Kashi et son incroyable fleuve Ŕ Ganga Ŕ dont les eaux nous firent aussitôt penser à celles du Nil.

Kashi se révéla être une ville assez étendue et grouil-

lante de monde. Toute sa vie se concentrait autour du fleuve. Et pour cause, celui-ci était perçu en tant que

divinité à part entière. D’ailleurs sans doute était-il divin à sa façon, véritable cadeau de l’Éternel dans un pays où

le soleil paraissait régner facilement en maître absolu.

Où se loger ? Là encore, nulle part... Hormis quelques demeures privilégiées et une multitude de temples les

pieds dans l’eau, Kashi était une bien modeste bourgade davantage par choix, semblait-il, que par incapacité à

prospérer. Le corps humain et la vie humaine elle-même dans, son ensemble n’y avaient manifestement que peu

de prix.

Je m’en suis rapidement aperçu en observant le dé-nuement Ŕ parfois ostensiblement étudié Ŕ d’un grand

nombre de moines et d’ascètes qui y avaient élu domicile comme pour y atteindre la fin ou le point culminant de

leur voyage terrestre.

Yosh et moi n’avons donc logé... nulle part, durant les

premières semaines suivant notre arrivée. Ce nulle part ressemblait beaucoup à vrai dire, à celui que nous avions trouvé à Pushkara ; en d’autres termes, il se résumait à

quelques pierres plus ou moins plates et polies sur le bord de l’eau, un endroit idéal pour l’hygiène de l’âme et

du corps mais redoutable pour la lumière qu’il réflé-chissait.

Mais y avait-il un ailleurs où aller ? Il était évident que la plupart survivaient comme ils le pouvaient sur les

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berges du fleuve et puis... pour ne rien simplifier, nous

ignorions la langue de la région.

En toute vérité, je me suis demandé ce que nous fai-

sions là. Reprendre rapidement la route pour Ie Nagar aurait été aberrant en raison de l’extrême fatigue de Yosh Héram. Il fallait dès lors sagement attendre que la situa-

tion évolue ou qu’un signe nous soit envoyé.

Jour après jour, j’ai ainsi commencé à soigner les

plaies des uns et des autres, puis les malades gisant dans les ruelles et sur les rives du fleuve comme par grappes.

C’était le Service logique que je devais rendre à la Vie, à cette Force si incernable par laquelle je voyais que l’Éternel avait choisi de S’exprimer pour m’obliger, au-

rait-on dit, à révéler ma nature profonde.

Cela m’a permis d’apprendre quelques mots, puis

quelques phrases et, enfin, d’attirer les regards. Il était si facile de lire dans les pensées des hommes et des femmes

de ce pays ! « Qui est ce bhikshu114 qui s’intéresse aux malades et semble pouvoir guérir les blessures ? D’où vient-il ? Comment s’appelle-t-il ? »

Les émotions également étaient faciles à percevoir, elles transpiraient dans le moindre éclat de regard, comme

chez les enfants. Le monde où j’avais grandi était telle-ment plus grave en comparaison de celui-ci !

Si jamais il m’était donné de rentrer chez moi un jour, celui qu’Elohim aurait estimé juste, alors il faudrait que j’emporte dans mon âme ce sens de l’étonnement et cette

spontanéité communicative qui faisaient tant défaut, me disais-je, à mon peuple.

114 Bhikshu : Dans la Tradition hindouiste, un bhikshu est un "renonçant" qui ne possède que le strict minimum pour vivre.

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À force d’apprendre à converser et de tisser de petits

liens ici et là, j’ai cru comprendre qu’il existait une mi-nuscule cabane de terre abandonnée à l’est de la ville,

presque sur les rives. Le toit en était absent et l’un des murs s’était effondré. Bientôt, avec la saison des pluies, il n’en resterait plus rien. La saison des pluies... on

n’arrêtait pas de m’en parler comme de la plus grande bénédiction qui puisse être.

Lorsque j’ai emmené Yosh voir les restes de la cons-truction à laquelle personne ne s’intéressait, une pers-

pective s’ouvrait enfin à nous. En peu de jours de travail le mur manquant pouvait être rebâti avec de la terre et des cailloux puis un toit improvisé avec des branchages,

des palmes et toutes sortes de matières séchées.

Une semaine plus tard, nous avions notre cabane à

nous. Elle était certes sommaire et peu étanche mais, surtout, elle était une providence car, un soir, un nuage

de gros insectes noirs s’est abattu sur Kashi et toute sa région. Il annonçait les premières fortes pluies.

Celles-ci sont venues... les plus soudaines et violentes

que j’avais vues de toute mon existence et qui rendaient Ŕ par surcroit Ŕ la chaleur presque insoutenable.

Même si Yosh venait à reprendre rapidement des forces, il était toujours totalement hors de question

d’envisager pouvoir partir pour Ie Nagar avant la fin de la saison. Nous avons donc vécu là durant des mois, par-tagés entre le souci de survivre et celui de mieux com-

prendre la foi du peuple qui nous accueillait aussi sim-plement.

Je n’ai pas tardé à voir que c’était Shiva, le Seigneur de la Montagne, qui était particulièrement vénéré aux

abords du fleuve Ganga.

Certains pèlerins dessinaient trois lignes verticales

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pour Le représenter sur leur front, d’autres dressaient çà

et là des lingams de pierre brute qu’ils ornaient de fleurs. Cela ne paraissait pas compliqué... si peu compliqué et

libre qu’il se trouvait même des ascètes pour vivre nus sur les bords de l’eau... une chose impensable là où mon "apparence était née".

Oui, "mon apparence"... j’entrais chaque jour davan-tage dans cette perception de moi-même, celui d’un rôle

que j’avais accepté d’endosser, quelque part, dans un autre temps ou hors du temps, et dans lequel je ne devais

pas me laisser piéger.

Servir, oui... Sans limite, infiniment... mais ne pas m’attacher à ce rôle, ne pas me confondre avec lui. Ne pas

en faire une prison rassurante, celle d’une grande sil-houette aux longs cheveux, bientôt barbue et autour de

laquelle on se pressait de plus en plus dans l’espoir d’une guérison.

Jamais ! Ce n’était pas cela que je voulais, ce n’était pas ma promesse... Que voulais-je d’ailleurs qui soit formu-lable ? Et quel était le plus juste nom à donner à la Pré-

sence qui respirait à travers moi ? La question se posait avec insistance... et sa réponse était trop puissante pour

que je m’habitue à y croire.

Parfois, Yosh et moi allions sur les rives du fleuve, à la

sortie de Kashi, là où de petits mais nombreux bûchers brûlaient en permanence. On y calcinait les corps de celles et de ceux qui avaient tout fait pour avoir le privi-

lège de mourir là. Il était dit que cela faisait au moins mille ans que cela se passait ainsi, depuis que des ris-

his115 avaient déclaré le lieu éminemment sacré.

115 Les rishis sont des ascètes et des sages. Les Traditions védique et brahma-nique de l’Inde affirment qu’ils furent sept, { l’origine, { avoir eu un accès di-

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L’ambiance y était singulière, fascinante... Rien de

morbide n’y était décelable. En fait, elle faisait penser à celle d’un temple sans murs ni colonnades où, nuit et jour

et sans discontinuer, l’humain et le Feu fusionnaient dans la plus totale des offrandes.

Parfois, en réaction à la chaleur, les corps se redres-

saient sur leur lit de bois en flammes ; ils semblaient vouloir annoncer la survie de ce qui les avait habités. Ce

qui restait des cendres voyageait ensuite, mêlé aux eaux du fleuve, jusqu’à la mer, la plus grande, disait-on, de

toutes celles qui existaient116.

Il y avait en cela quelque chose de beau qui, à mon sens, invitait chacun à chercher sa propre réalité bien

au-delà du corps.

Une telle vérité et aussi une telle innocence impres-

sionnaient beaucoup Yosh Héram qui était habitué aux longs rituels et aux mises au tombeau... ou en terre pour

les plus pauvres.

Ŕ « Si je meurs en ce pays, Utuktu... m’avait-il dit un jour tandis que nous attendions la fin d’une violente

trombe d’eau à la porte de notre cabane, oui, si je meurs en ce pays, dépose-moi simplement dans le sol, la tête

vers Jérusalem, comme il faut le faire chez nous.

Je n’ai rien contre le feu mais... mon âme n’a pas eu le

temps de l’apprivoiser alors je crois qu’elle n’aimerait pas. Elle sait que mon corps n’est rien d’autre qu’un vieux vêtement rapiécé... hélas il lui arrive encore un peu trop

souvent de se confondre avec lui et de se conformer aux vieux textes117... Même avec ce que j’ai appris. C’est un

rect aux grandes vérités cosmiques.

116 L’Océan Pacifique.

117 La Tradition judaïque proscrit l’incinération.

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aveu que je te fais là, vois-tu, Jeshua.

Comme tu ne l’ignores pas, j’ai beaucoup étudié et voyagé tout autant. Cependant... il reste des petits coins

de ma conscience qui n’ont pas encore pu inviter com-plètement tout ce que ma tête sait et que mon cœur ac-cepte pleinement. C’est ainsi... Savoir et comprendre ne

signifient pas connaître. »

Sur ces mots Yosh s’était mis à pleurer à chaudes

larmes, s’accusant presque d’avoir manqué quelque chose de majeur, l’intégration totale de ce qu’il avait ap-

pris.

J’ai souvenir aujourd’hui encore que sa confession a

été extraordinairement enseignante pour le tout jeune homme que j’étais et qui avait conscience de devoir visiter et comprendre la moindre des demeures de l’âme hu-

maine.

Ce jour-là, j’ai touché du cœur l’entièreté de la peine de

Yosh et sa déception envers lui-même ; c’était une tris-tesse que tout l’amour que je plaçais dans mes paroles ne

semblait pas parvenir à atténuer.

Lorsque l’âme aspire à la pure Lumière et qu’elle entre en "zone de lucidité", elle est alors atteinte d’une terrible

exigence vis-à-vis de ses faiblesses. C’est une porte étroite que chacun doit franchir lorsqu’elle se présente... Il n’y a

pas d’autre choix.

La confession de mon vieux compagnon était sans doute prémonitoire car, quelques semaines après qu’il l’eût exprimée, je l’ai trouvé allongé sur le côté, les yeux

grands ouverts, à dix pas de notre cabane de terre. Il était parti, seul, soudainement, discrètement, le cœur usé.

Je suis resté fort longtemps assis sur la terre détrem-

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pée, à ses côtés, le visage couvert d’un voile blanc et sans

le toucher, selon notre Tradition. Je lui ai parlé. Autant que je l’ai pu... pour lui dire et lui répéter ce qu’entre

hommes on ne se dit pas assez souvent... l’affection, l’amour.

M’est alors revenue en mémoire cette promesse que je

m’étais faite sur la route, auprès de mon père, à ma sortie du Krmel... Toujours oser la tendresse et dire l’amour qui

est en son sein. Avais-je été à la hauteur ? Je l’espérais... mais c’était à mon tour d’entrer en zone de lucidité.

Le soir venu, j’ai recouvert le corps de Yosh de son long voile frangé puis, le lendemain, j’ai commencé à creuser tout à côté de lui ce qui deviendrait sa sépulture trois

jours plus tard. J’ai pleuré, bien sûr. Beaucoup. Non sur lui mais sur moi, j’en étais totalement conscient.

On a beau savoir et même connaître, l’arrachement demeure et nous prend cœur et corps.

La deuxième nuit après son départ, j’ai voulu rejoindre Yosh et lui parler une dernière fois. Il y avait longtemps que je savais comment quitter mon corps quelques ins-

tants ou quelques heures puis y revenir. Les chemins qu’emprunte l’âme pour voyager m’étaient devenus très

familiers...

Je me suis donc étendu sur le sol à côté de lui, j’ai

fermé les paupières, puis j’ai pratiqué les respirations qui allaient permettre à mon âme de se détacher. Tout ce que je voulais, c’était retrouver mon vieux compagnon, ne

fut-ce qu’un bref instant afin de m’assurer qu’il avait déjà pu hisser en paix les voiles de son navire...

Cela s’est fait en douceur... Il m’a suffi de suivre le fil de ma tendresse, celui qui vibrait comme une corde sur la

même tonalité que celle de Yosh.

Ce lien m’a fait percer la bulle d’un espace immaculé.

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C’était une sorte de désert majestueux de lumière

blanche avec, dans le lointain, un de ces temples qui évoquaient ceux du Pays de la Terre Rouge. Un homme en

longue robe de lin marchait dans sa direction. Je m’en suis rapproché et il s’est retourné. C’était Yosh, droit, fier et en royauté.

Ŕ « Utuktu..., a-t-il fait, ce n’est rien... Je fais juste un petit pèlerinage dans mes souvenirs, là où j’ai aimé vivre.

Il faut que je me visite. Je te l’ai dit... il y a des recoins de ma conscience que je dois... guérir avant de retourner

chez moi, avant de monter... Ne me suis pas... »

Ŕ « Je n’ai pas cette intention, Yosh. Notre route est notre route... Je veux seulement, moi aussi, ne pas laisser

de petits coins en souffrance dans mon cœur avant de continuer... Je voulais te dire une chose qu’on ne dit pas

souvent entre hommes... Je voulais te dire que je t’aime...»

L’âme de Yosh s’est jetée doucement dans les bras de la mienne, elle s’y est immobilisée le temps d’une respiration dans un pétillement doré puis... je me suis senti tiré en

arrière, aspiré jusqu’au-dedans de ma chair.

Ce fut tout. J’habitais à nouveau mon corps, allongé

sur le sol à côté d’une dépouille.

Comme il se mettait à pleuvoir, je suis allé chercher ce

qui restait de mon manteau et j’en ai couvert le cadavre de mon compagnon. Dans la Tradition du peuple d’Essania, on ne touchait pas à un corps avant que trois jours ne se

soient écoulés après sa mort. Il fallait que l’énergie ani-male qui avait généré les réflexes de sa chair puisse to-

talement s’en dégager118.

118 Il est ici question du temps que met le corps éthérique – ce relai énergé-tique existant entre le corps physique et le principe qu’on appelle âme – pour

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J’ai vécu là un instant de plénitude ; je m’étais libéré

d’un sentiment que je pensais n’avoir pas su suffisam-ment exprimer et cela distillait un nectar dont le parfum

me murmurait quelque chose comme... : « Tout est bien ainsi. »

Lorsque le jour juste fut venu, un homme m’a aidé à

porter en terre le corps de Yosh et à l’ensevelir dans un tissu blanc sous la terre et les cailloux. C’était l’un de ces

Dom qui étaient traditionnellement chargés de brûler les corps sur les bûchers le long du fleuve. Un "impur", pa-

raissait-il, issu du même peuple paria dont j’avais re-cueilli la confession à Pushkara, ceux qu’on appelait là-bas Hanabadosh119.

Enfin, lui et moi avons déposé quelques pierres à la tête de la sépulture afin d’y créer un petit monticule. Rien de

plus, puisque ce qui est de la terre s’en retourne toujours à la terre et doit le faire sans bruit.

« Voilà, me suis-je fait la réflexion ce soir-là, mainte-nant je suis seul, seul avec Awoun. »

Awoun... ce nom m’a paru alors infiniment plus beau et plus tendre que tous ceux que j’avais découverts à me-sure de mon chemin, même si je les avais un peu adoptés.

Je crois avoir attendu plus de six mois après la saison

des pluies avant de quitter Kashi. Tout mon être me disait que l’endroit était béni et je ne voulais pas que, dans ma

mémoire, il soit simplement associé à la peine de l’envol de Yosh Héram.

Mon intention avait été de continuer à apprendre du-

se dégager de l’organisme qui vient de mourir.

119 Impurs, voir note 110.

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rant ces six mois. Apprendre à pénétrer plus profondé-

ment la pensée de ce peuple qui nous avait accueillis sans discrimination et auquel je commençais à m’attacher

malgré une chose qui me heurtait. Cette chose, c’était son ordre social, cette obstination qu’il manifestait à vouloir fractionner le monde, à y maintenir des castes soigneu-

sement cloisonnées.

Nourrir la séparation entre les hommes de façon aussi

méthodique et étanche tenait, à mes yeux, de l’inconcevable au sein d’un peuple où tant d’êtres affir-

maient pourtant ouvertement rechercher l’Unité avec l’Éternelle Conscience120.

Deux ascètes des bords du fleuve Ganga121 m’aidèrent

dans ma compréhension des concepts propres à leur univers spirituel. Ils s’étaient pris d’affection pour moi,

aurait-on dit, en m’entendant prier dans ma langue puis, peu à peu, dans la leur en m’associant aux rituels qui leur

faisaient vénérer le fleuve comme le prolongement de la Présence de Shiva, Celle qui dissout et rénove.

Je n’ai jamais vu ces hommes tels des maîtres- en-

seignants car, en vérité, avec le vocabulaire que nous étions parvenus à tisser entre nous, je les enseignais tout

autant qu’ils partageaient avec moi leur compréhension des mondes de l’Esprit.

Parfois, ils prenaient de terribles positions corporelles afin, selon eux, de visiter différents espaces de leur conscience ; parfois aussi ils se couvraient intégralement

le corps avec de la cendre recueillie au pied des bûchers de crémation puis se mettaient à jeûner durant de

120 Cette Unité est aujourd’hui appelée "Advaïta". Voir l’ouvrage du même nom et du même auteur (Éd. Le Passe-Monde).

121 Des "saddhus".

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longues périodes.

Je comprenais tout cela... Maîtriser les réactions du corps, nettoyer soigneusement celui-ci au même rythme

qu’il était bon de se purifier l’âme faisait partie des pré-ceptes de base parmi lesquels j’avais grandi. Les mé-thodes différaient mais le contrôle du Souffle en était

l’une des préoccupations premières.

Pour ces hommes du bout du monde, le Souffle, c’était

l’Impulsion purificatrice de Shiva ; pour moi c’était l’Esprit de mon Père qui pouvait... tout faire trembler sur

Son passage.

Et cela résumait Ce qui m’animait.

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Chapitre 21

Auprès de Lamaas

« Eh ! Bhikshu... Où vas-tu ? »

« À Ie Nagar, mon frère... »

Ŕ « Qui me soignera, alors ? »

Celui qui s’adressait ainsi à moi avait les mains cou-vertes de plaies. Quant à son nez, il était à demi rongé.

J’ai aussitôt reconnu la lèpre. Le peu que j’avais vu de Jérusalem et de ses ruelles tortueuses où on chassait

ceux qui en étaient atteints me l’avait appris.

L’homme était jeune encore et il y avait dans son regard

cette sorte de détresse qui ne laisse indifférent que les êtres ayant égaré leur âme.

J’aurais pu lui dire que je n’étais pas le seul à pouvoir

soigner et qu’il trouverait sans doute, sur les bords du fleuve ou sur les marches d’un temple, quelque sage qui

le ferait fort bien à ma place... mais je savais que cela ne se passerait pas comme cela. Sa maladie était trop

avancée et on le fuirait.

Ŕ « Viens... »

J’ignorais ce qui m’avait poussé à lui lancer ce mot avec

une sérénité si nourrie d’assurance. Sans doute était-ce l’effet de la transformation qui s’accélérait en moi en ce

temps-là sans que je l’aie vue réellement venir. Sans

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doute... car jamais je n’avais été sollicité par un lépreux et

encore moins convaincu que je pouvais répondre à son appel.

Que s’est-il passé alors ? J’ose dire que je suis devenu un peu plus moi-même en cet instant parce qu’une soudaine bourrasque de compassion m’a pris dans sa

spirale et m’a traversé de part en part.

Il y avait un Cœur derrière mon cœur, je l’avais compris

depuis longtemps mais je pouvais de moins en moins ignorer la puissance débordante de celui-ci.

Sans réfléchir, je me suis agenouillé et j’ai pris les mains de l’homme entre les miennes. Aussitôt, très len-tement, je me suis mis à les caresser, comme si je répétais

pour la millième fois un vieux rituel connu de mon âme seule. L’homme, lui, n’a pas réagi ; il s’est juste aban-

donné ainsi que l’aurait fait un tout petit enfant.

Au bout d’un bref instant, j’ai senti que mes mains

glissaient avec une étonnante facilité sur les siennes.

Que se passait-il ?

Une huile légèrement jaune suintait en abondance de

mes paumes et de mes doigts tandis qu’une odeur indé-finissable s’en dégageait. Je n’y pouvais rien, cela se

faisait tout seul... aussi naturellement qu’un filet d’eau parvient à se faufiler entre deux rochers dans un vallon.

Hors du temps, l’homme s’est mis à sangloter. Quant à moi, rien dans ma tête ne cherchait désormais à com-prendre ; je vivais tout entier dans mes mains et ces

mains avec lesquelles je me confondais n’étaient qu’amour. Pas volonté de soigner ni de guérir, non... mais

amour, simplement Amour...

Enfin, poussées par le même Souffle, c’est vers le visage

du lépreux qu’elles se sont portées afin d’y déposer leur

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huile.

Tout s’était immobilisé dans la nature comme dans mon âme... La Paix s’y répandait, sans autre désir que

celui d’être. Je la contemplais à l’œuvre et elle était douce comme le miel.

Lorsque je me suis relevé, aucun mot n’a voulu sortir

de ma bouche. J’ai ramassé mon sac de toile un instant abandonné sur le sol, j’ai touché machinalement la po-

chette de lin qui me pendait toujours au cou ainsi qu’il m’arrivait de le faire, puis j’ai repris mon chemin.

Abasourdi, l’homme n’a rien dit non plus ; il n’a pas même cherché mon regard. Je savais que le Souffle de la guérison allait sans tarder faire son œuvre en lui. Que ses

plaies allaient maintenant se refermer puis sa chair se reconstituer, tout simplement parce qu’il ne pouvait en

être autrement.

Aujourd’hui encore, de l’espace où je me trouve, je me

souviens avoir marché d’un pas rapide pour ne pas être témoin des effets de ce qui venait de se produire à travers mes mains, comme s’il fallait presque que je me cache et

que je n’aie pas à penser ou à dire "c’est moi...".

Était-ce "moi", d’ailleurs ? Du plus intime de mon être,

je ne m’en pensais pas digne, trop conscient que j’étais d’avoir encore tant à apprendre... ou à me remémorer. Il

fallait que j’avance... et je voyais bien que plus je mar-chais, plus je perdais toute attache avec une enfance et une adolescence qui n’existaient plus guère, désormais,

que sur un vague continent intérieur.

J’ai cheminé ainsi pendant de nombreuses journées sur la route qui menait à Ie Nagar, traversant les humbles

villages et leurs cultures déjà en attente d’une nouvelle mousson et évitant de me joindre à des groupes de pèle-

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rins ou à ces attelages de bœufs blancs et bossus qui se

déplaçaient de bourgades en hameaux.

J’ai dormi là où je l’ai pu, parmi les herbes séchées, à

l’abri des murs de terre, ou au pied de quelques palmiers regroupés autour d’un trou d’eau. Il me fallait absolu-ment être seul, tel le jeune bhikshu que j’étais sensé être

aux yeux de tous et qui s’était apparemment promis de se détacher du monde.

En vérité, m’étais-je fait une telle promesse ? Non... car il ne me semblait pas concevable d’avoir l’Éternel pour

horizon tout en détournant mon regard de la beauté du monde qu’il nous offrait, quelles que soient les souf-frances et les iniquités que je ne cessais d’y découvrir.

Tout était lié et mon Père me parlait infiniment à travers chacune des présences que je rencontrais.

Renoncer au monde comme le pèlerin ou le misérable dont mon apparence donnait inévitablement l’impression

? Il n’en était pas question. Je voulais au contraire habiter le monde, comprendre ses manques et ses errances puis le prendre dans mes bras pour le consoler. Pouvait-il

exister plus belle mission ?

J’ignore combien de temps il m’a fallu pour atteindre Ie

Nagar, le point le plus à l’Est de ce que j’avais imaginé être mon avance. J’ai marché au seul rythme de mon cœur et

de ce qui se présentait sur mon chemin à chaque heure qui passait. Et je me sentais vieux alors que j’avais à peine seize ans...

Un soir que je n’avais pu me soustraire à la très mo-deste invitation d’une famille de paysans qui peinait à

cultiver son lopin de terre, mes pensées se sont mises à vagabonder pour observer de l’extérieur cet étrange per-

sonnage qu’il me semblait être peu à peu devenu... Une vie qui, bien que courte encore, n’était décidément faite

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que de lâchers prise et peut-être en quête inconsciente

d’une totale solitude.

Les uns après les autres, tous ceux qui avaient peuplé

ma vie s’étaient évanouis dans le temps, soit que je les aie quittés, soit qu’ils se soient gommés d’eux-mêmes pour rejoindre leur propre destin ou une autre rive.

Plus encore qu’autrefois, je me suis étonné, ce soir-là, de ne pas en souffrir davantage et d’avoir cette singulière

capacité à naviguer parmi les pertes et les deuils au point de percevoir ceux-ci comme des relais pour mon âme, des

zones incontournables.

Le départ de Yosh Héram était tout récent encore, mais déjà je savais, je voyais de façon très lucide, qu’il était le

dernier maillon d’un passé désormais définitivement ré-volu.

Que restait-il en moi de ma famille, de la Fraternité d’Essania et de ceux qui m’avaient enseigné au point que

je me sois forgé cette volonté qui m’avait propulsé là ?

Mon interrogation était légitime cependant, pour aussi aiguë qu’elle fût, elle ne parvenait pas à m’ébranler...

Seulement à me surprendre, à la manière d’un étranger qui aurait inopinément traversé mon champ de vision.

Qu’est-ce qui avait de l’importance, désormais ? J’aurais sans doute été en peine de le dire très précisé-

ment car, dans la vie de tous ceux qui cherchent autre chose que simplement exister, il y est des saisons de l’âme où le Souffle qui habite l’être ne peut s’ordonner dans les

pensées de celui-ci mais le pousse au contraire à une infinie confiance.

Ainsi, lorsque pour la première fois les tours des temples de Ie Nagar et la ligne bleue de l’océan se révé-

lèrent à mon regard, je ne savais pas ce qui m’y attendait ni ne connaissais le vrai visage de ce qui m’avait attiré là.

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Seul un nom entendu au cœur d’un songe à Meruvar-

dhana m’avait invité à reprendre la route. Rien de plus...

La ville, dont certaines constructions se mariaient

presque avec le rivage, n’était qu’un immense sanctuaire dédié à Jagannâtha122.

Puisque selon mon habitude je n’avais pas la moindre

idée de là où aller, j’ai spontanément dirigé mes pas vers son temple majeur, celui dont le sommet, orné de

sculptures multicolores, dépassait tous les autres.

Me frayant laborieusement un passage parmi la foule

des pèlerins et des gens du peuple qui semblaient vivre sur son parvis, je suis enfin parvenu à en franchir la première puis la seconde enceinte. C’est là qu’une sur-

prise m’attendait... la représentation de Jagannâtha, peinte sur un mur, une image démesurée qui ne res-

semblait à rien de ce que j’avais jusqu’alors découvert.

La divinité était figurée sous la forme d’un soleil pourvu

de huit rayons semblables aux pétales d’une fleur. Bien que le regard qui lui était prêté fût pénétrant, ce n’est cependant pas ce détail qui a aussitôt retenu mon atten-

tion... mais plutôt cet immense croissant de lune qui suggérait sa bouche... Un soleil à huit branches englo-

bant une lune !

Le signe était trop évident, trop fort... Je n’ai pu que

m’agenouiller. Le nombre huit, l’astre du jour et celui de la nuit... Ainsi donc Élohim Ŕ Anahita Ŕ me rappelait une fois de plus sa présence ! Même si jamais je n’en avais

douté, le parfum de la solitude qui m’avait peu à peu gagné jusque dans mes profondeurs avait fini par

122 Jagannâtha est un des anciens noms attribué à Krishna, qui est, rappe-lons-le, l’un des avatars de Vishnou, la deuxième personne de la Trimourti hindouiste.

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l’éloigner de la surface immédiate de mes pensées.

Je n’ai pu retenir une intense émotion. Oui, Elohim était là, il se rappelait à moi ! À vrai dire, je n’aimais pas

beaucoup l’image, saturée de noir et de rouge, qui en était donnée là, sur le mur de ce temple, mais peu importait. Ce n’était jamais qu’une représentation peinte par les

hommes. Tout ce qui comptait, c’était ce qu’elle évoquait, la multitude des souvenirs qu’elle remuait en moi.

Comme la chaleur était écrasante, j’ai cherché un peu d’ombre afin de m’y reposer, de prier et puis de tenter de

comprendre ce que mon Père, avec tous les visages et tous les bras qu’il empruntait, attendait désormais de moi. J’étais bel et bien parvenu à Ie Nagar, oui... seul, plei-

nement vivant et face à un Signe... Mais après ?

Épuisé, j’ai finalement découvert, contre la façade ar-

rière du temple, une petite cour entourée d’une sorte de déambulatoire de bois qui servait manifestement de lieu

de vie ou de refuge à des renonçants et à des pèlerins. Je m’y suis installé discrètement et, à la tombée du jour, j’ai eu le bonheur d’y recevoir, dans mon bol de bois, ma part

du repas qui était offert à tous, selon la coutume en vi-gueur dans les lieux sacrés.

J’ai passé une dizaine de jours à bénéficier ainsi de l’accueil du temple et des prêtres qui le dirigeaient. Il me

fallait ce temps pour faire le point sur ma situation, dé-couvrir la ville, ses ruelles anarchiques, la dévotion de sa population à Jagannâtha et aussi la beauté de ses ri-

vages.

L’océan m’émerveillait par la puissance de ses vagues

sans commune mesure avec ce que je connaissais. Et puis, il y avait tous ces pêcheurs qui ramaient dès l’aube

sur leurs longues et étroites barques à balancier... Tout cela était beau, fascinant, élevant pour l’âme aussi... Mais

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après ? C’était toujours la même interrogation qui reve-

nait.

Bien sûr, il existait des miséreux et des malades, ici et

là, comme partout et je n’ai pas tardé à vouloir leur prêter secours sur les marches des temples et vers le rivage, là où ils s’agglutinaient. Toutefois... ce n’était pas cela qui

m’attendait en ce bout du monde, pas seulement cela. Alors, quoi ?

La Force qui se paraît du masque de Jagannâtha ne me délivrait pas le moindre message et Élohim non plus.

Quant à mon Père, Awoun, je Le percevais dans ma poi-trine telle une Présence que je n’osais libérer, de crainte

de ne savoir comment La traduire avec justesse au sein d’un peuple dont j’ignorais la langue.

Avait-on besoin de moi ici ? Et si je m’étais trompé ?

Un peu partout, il y avait des brahmines qui ensei-gnaient, partout des renonçants aux longs cheveux de

cendres et en robe jaune qui commentaient des textes ou officiaient autour d’une pléthore de statues qu’ils arro-

saient de lait... Qu’allais-je faire dans leur monde ?

Pour la toute première fois de ma vie, j’ai compris ce que pouvait être le doute. Je me suis attardé sur ses

mâchoires insidieuses.

Oh ! ce n’était pas de l’immanence du Divin dont je

doutais car sa perception faisait vibrer la moindre de mes fibres. Ce qui m’interrogeait, c’était ma juste place.

Peut-être voulais-je trop servir à quelque chose d’exceptionnel ? Devais-je retourner vers les hauts sommets et gravir à nouveau la Montagne de Salomon ?

Face aux rouleaux de l’océan et aux filets des pêcheurs sur le sable, j’étais souffrant parce que plus lucide et donc

plus exigeant que jamais.

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Ŕ « De quoi es-tu enceint, Svame ? »

Il faisait presque nuit et j’étais seul sur la plage, allongé

contre une barque, lorsqu’une voix s’est adressée ainsi à moi.

Ŕ « Tu es bien enceint, n’est-ce pas ? »

Je me suis vivement redressé. Au-dessus de moi, je distinguais le visage d’un homme d’âge mur, à la barbe et

aux longs cheveux blancs. Il semblait amusé de me voir là, solitaire, comme si j’appartenais à une espèce un peu

étrange.

Ŕ « Tu ne me reconnais pas... »

Il parlait la langue de Meruvardhana.

De la tête, je lui ai répondu que non tout en me relevant davantage. Au bout de quelques instants cependant et, en

l’observant mieux à la clarté du couchant, je me suis dit que son visage ne m’était pas totalement inconnu.

Ŕ « À Kashi, souviens-toi... j’étais souvent non loin de toi, sur les bords du fleuve ou près des bûchers. Parfois tu méditais, parfois tu regardais l’eau et les offrandes de

fleurs qu’on y déposait, parfois tu soignais les plaies ou plutôt... souvent tu soignais les plaies... visibles ou invi-

sibles...

Tu ne crois pas que tu devrais enfin porter une robe

jaune au lieu de cette guenille qui te vient on ne sait d’où ? »

Je me suis levé sur mes deux jambes ; je voulais savoir

qui, au juste, m’interpellait de cette façon.

Ŕ « Oui, tu peux me regarder... Je te connais... Je t’ai

suffisamment observé pour cela... même si j’ignore ton nom exact. Le mien, c’est Lamaas. Je suis prêtre, au

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grand temple. »

Lamaas... La sonorité de ce nom me fit une impression indéfinissable. Il me semblait qu’elle touchait un point

sensible en moi.

Ŕ « Que me veux-tu, mon frère ? » ai-je fait en réajustant ce qui me servait de robe.

Ŕ « Ce n’est pas moi qui veux... c’est plutôt toi... »

J’ai souri. L’homme avait raison. À l’aide de ce qui

restait de clarté et qui faisait scintiller l’océan, je l’ai mieux regardé. Avec son long pagne jaune méticuleuse-

ment drapé autour de la taille, sa cordelette de brahmine et son mala de grosses graines brunes, il ne pouvait ins-pirer que le respect, celui d’une naturelle noblesse.

Ŕ « Tu as vu juste, ai-je finalement répondu ; je suis en attente d’enfanter. Je ne fais que cela, en fait ! Pas toi ? Il

me semble que nous sommes tous dans cette situation en ce monde, non ? Surtout dans une ville comme celle-ci où

on dirait que le ciel, la terre et la mer récitent ensemble le même mantra... »

Ma remarque a paru amuser Lamaas car il m’a aussitôt

pris la main en riant.

Ŕ « Écoute, Svame... oui, je t’ai longuement observé à

Kashi. Tu étais différent des autres. Je ne parle pas de la couleur de ta peau, bien sûr, mais de ton regard, de ta

voix et de cette façon que tu avais de t’agenouiller sans cesse devant la moindre forme de vie... Même quand on ne t’appelait pas. Dis-moi... qu’es-tu venu chercher ici ? »

Ŕ « Je cherche... Ce qu’il y a derrière les formes... toutes ces apparences devant lesquelles nous nous inclinons. Je

cherche... l’envers du décor. Je cherche... cette "Non-forme" qui attend derrière ce "devant" qui chaque

jour nous abuse. Et c’est de cette attente, totale, absolue,

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dont je suis enceint... parce que son germe est planté en

moi et qu’il faudra que j’en enfante. Comprends-tu ? »

Je ne savais pas pourquoi je m’autorisais à parler ainsi

à un homme que je ne connaissais pas l’instant aupa-ravant. Mes mots étaient sortis tout seul de mon cœur, trahissant ses secrets.

Lamaas, lui, n’a pas paru surpris. Impassible, il m’a invité à m’asseoir sur le sable. Seul, un faible rayon de

lune nous éclairait maintenant.

Ŕ « Vois-tu, a-t-il alors repris, lorsqu’un matin à Kashi

j’ai entendu un jeune homme crier sur les bords du fleuve en montrant à tout le monde ses mains et son visage guéris de la lèpre, j’ai voulu savoir... Il ne m’a pas fallu

longtemps pour comprendre qu’il avait croisé ton chemin et que tu partais en nous faisant cet ultime cadeau. »

Ŕ « Nous ? »

Ŕ « Quand on guérit un homme... n’est-ce pas au

Principe de la Vie en tous que l’on fait un cadeau ? »

J’ai eu bonheur à entendre ces mots. La pensée du vieux prêtre rejoignait en tout point la mienne, une

pensée que je n’avais pas souvent osé formuler en cons-tatant l’incompréhension et les tempêtes qu’elle soulevait.

Ŕ « Alors, toi aussi, mon frère... tu nous sais, tu nous sens tous comme un seul et même être qui s’est éparpillé,

démembré et qui ne se souvient plus ni de lui ni de Ce qu’il y a en amont de lui... »

Et, en même temps que je confiais cela à Lamaas,

j’avais conscience que j’y mettais toute la fièvre enthou-siaste de mon âme.

Ŕ « Je m’appelle Jeshua, ai-je encore ajouté, et je viens d’une terre fort lointaine... Ainsi, c’est à cause de ce jeune

lépreux que tu m’as suivi jusqu’ici ? »

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Ŕ « Crois-tu que j’aie eu besoin de te suivre ? Je vis ici et

puis... je savais depuis des années que tu viendrais. Il me suffisait d’être certain de te reconnaître. »

Lorsque Lamaas eut prononcé ces paroles, un silence s’est installé entre nous, ponctué par le puissant ressac des vagues sur la plage.

Ŕ « Je ne t’apprends rien, a-t-il enfin repris, en te disant qu’il y a des rêves qui sont plus que des rêves et des

songes plus que des songes. Ton visage m’est apparu, il y a trois années de cela. Il était nimbé d’une belle lumière

que j’ai aussitôt associée à l’image de Jagannâtha... et au Seigneur Vishnou. »

Ŕ « Je ne sens pas que mon visage soit noir... comme

celui de Jagannâtha. »

Ŕ « Sais-tu pour quelle raison nous le représentons de

cette façon ? C’est parce que quand II se manifeste d’âge en âge, il arrive souvent que ce soit accompagné d’une

nuée de présences célestes dont les chariots parviennent à occulter l’éclat du soleil en se plaçant entre lui et nous. Ces chariots, les Anciens les appelaient Maha vimanas123.

Ils sont les véhicules du Seigneur Anahita, celui qui voyage entre les mondes et qui sert invariablement le

retour de Jagannâtha, Vishnou parmi les hommes.

Il existe, vois-tu, une sorte d’obscurité bien particulière

qui se révèle lorsque la Lumière veut Se manifester et qu’il est temps qu’Elle trouve un corps pour Se rappeler à la mémoire de ceux qui dorment. »

Ces paroles de Lamaas m’ont presque fait mal tant je

123 Dans la Tradition hindouiste, les vimanas sont des chars célestes. Les textes classiques du Mahabarata et du Ramayana mentionnent quatre types de ces objets volants : les Rukma, de forme circulaire, les Sundara, aux allures de cônes, les Shakuna, dotés d’ailes et les Tripura, allongés en forme de cigares.

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les savais véridiques, merveilleusement belles mais éga-

lement lourdes de sens par tout ce qu’elles sous- enten-daient.

Comme je ne lui répondais pas, le prêtre a voulu me faire réagir.

Ŕ « Ne me dis pas que tu ne comprends pas. Je sais

qu’Anahita t’accompagne. Il est gravé dans ton cœur, puis sur un rouleau dans un temple... et même quelque part,

en bas de ta nuque... »

Je me suis levé. Lamaas remuait soudainement trop de

choses en moi qu’il n’était pas sensé connaître : l’impérative et constante impulsion d’Elohim, sa marque telle une incision dans la chair de mon âme au sommet

du Thabor et jusqu’à ce titre d’Av-Shtara, si difficile à porter, apposé à côté de mon nom sur les rouleaux de

palme du Krmel.

Alors, oui je me suis levé, d’un coup, de crainte qu’un

tourbillon d’orgueil ou de prétention ne m’emporte su-brepticement et ne me fasse dévier d’une route que je voulais simple.

Ŕ « Lamaas, mon frère, ai-je seulement fait, est-ce toi qui m’est envoyé ici ? Est-ce pour recevoir ta secousse que

j’ai fait tout ce chemin ? »

Je n’ai pas attendu la réponse ; je suis parti d’un bon

pas dans la nuit, longeant longtemps le sable humide de la plage.

Devenir pleinement le réceptacle de l’Esprit de mon

Père ? Était-ce cela que l’"on" voulait me faire comprendre ? C’était trop, c’était insensé...

J’avais toujours voulu servir l’Éternel, mon cœur était Sa maison et la porte en était toujours ouverte pour y

accueillir tout ce qui vivait. Je ne pouvais nier cela mais...

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Mais...

Mais les arguments de ma réticence ne pouvaient pas s’organiser en moi, ils ne trouvaient pas leur justification.

L’unique réponse serait-elle la fuite ?

Au sein de l’obscurité, l’image d’une immense barrière montagneuse couverte de neige s’est brusquement im-

posée à mon esprit. J’ai arrêté de marcher puis je l’ai regardée, exactement comme si j’étais à son pied et qu’il

fallait que je la gravisse parce qu’elle était ma vie et qu’il ne serait jamais question que je la contourne. Jamais !

Dans ma tête, dans mon cœur et tout mon corps cette vision de vérité est tout à coup devenue une évidence, nette et tranchante à la manière de l’éclair.

Je me souviens avoir alors rebroussé chemin, tran-quillement, sereinement, laissant derrière moi les cent

questions qui m’avaient assailli les instants précédents.

Poussé par une force lovée jusque dans ma chair,

j’avais franchi un mur intérieur et tout mon être se dila-tait, ni heureux ni souffrant, uniquement conscient des pas décisifs qu’il accomplissait.

J’ai fini par apercevoir quelque chose qui, sur le sable, ressemblait au groupe de barques que j’avais quittées

puis, derrière elles, la silhouette d’un homme debout contemplant l’étendue sombre de l’océan.

C’était Lamaas, il n’avait pas bougé.

Ŕ « Si je suis celui auquel tu penses, ai-je déclaré dès que je fus à trois pas de lui, et si c’est la volonté d’Élohim

ou d’Anahita, alors il faudra qu’à ton tour tu m’enseignes.»

Pour toute réponse, j’ai deviné l’éclat d’un sourire.

C’est ainsi que s’acheva ma première rencontre avec le

grand brahmine du temple de Jagannâtha, celui qui allait

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prendre une si pénétrante place durant des années de ma

vie.

Un destin, n’est jamais qu’une proposition ; on accepte

celle-ci ou on s’y dérobe...

Si, deux millénaires plus tard, je tiens à en témoigner c’est afin que la force de la volonté se raffermisse chez

toutes celles et tous ceux dont la conscience se réveille. Afin aussi que l’on sache que toute place, tout rôle et toute

grâce en ce monde comme dans les autres se décident par soi-même et se cultivent avec le Souffle d’Aimer.

Ma vie s’est ainsi réorganisée d’une façon inattendue... J’ai d’abord cru que le Ciel ou l’Infini, ou mon Père ou Jagannâtha ou même Vishnou m’avait tendu la main mais

ce n’était pas cela que j’avais à comprendre et qui s’était passé. L’infinie Intelligence du Vivant, derrière ses my-

riades de visages, ne fait jamais que répondre à ce qui jaillit de notre cœur avec tout le Vouloir, la Sincérité et la

Pureté de celui-ci.

En vérité c’est nous, uniquement nous, qui créons notre état de Grâce... et notre devenir lié à tous les devenirs.

Le lendemain de cette mémorable et décisive soirée, j’ai déposé mon sac de toile sur le sol, dans un angle de la

simple mais vaste cellule où vivait Lamaas, quelque part dans les dépendances du temple majeur de Jagannâtha.

C’était ainsi que cela se faisait ; l’élève partageait au plus près la vie de son enseignant...

Il m’a fallu quelques jours pour m’accoutumer à ce

nouveau mode de vie. L’indépendance dont j’avais pu longuement jouir auprès de Yosh Héram semblait tout à

coup s’envoler. Pourtant, tout me disait que c’était ainsi que cela devait être car, assurément, j’avais encore à

apprendre et à parfaire.

« Nul ne grandit sans passer par le tamis de l’humilité...

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». Je n’avais jamais oublié cette petite phrase que le Vé-

nérable du Krmel s’était si souvent complu à répéter. Elle prenait là, une fois de plus, toute sa signification.

À la première heure de mon installation, Lamaas a déposé à mes pieds une longue pièce de tissu d’un jaune orangé particulièrement éclatant. Ce serait ma nouvelle

robe et il fallait que j’apprenne à m’en draper.

Ŕ « Ne t’inquiète pas, fit-il d’un ton quelque peu taquin,

avec le soleil et la saison des pluies qui approche, toute cette couleur ne tardera pas à s’atténuer. » Puis, d’une

mine plus grave, il ajouta : « En principe, je ne devrais pas te donner cela car tu n’as pas prononcé tes vœux... »

Ŕ « As-tu besoin de ceux du monde des hommes ? Dans

mon cœur, ils sont depuis longtemps gravés... tu le sais. Là d’où je viens, mes vœux ont été habillés de lin blanc. »

Ŕ « Jeshua... connais-tu le pourquoi de ce jaune ? Le véritable pourquoi ? »

Je m’attendais à quelque explication symbolique, né-cessairement élevante pour l’âme, toutefois il n’en fut rien.

Ŕ « Autrefois, il y a des siècles et des siècles, nous por-tions tous la robe blanche... mais celle-ci ne le restait pas

longtemps. Lors de nos rituels quotidiens dans les temples, la Tradition nous faisait utiliser, mêlée à l’eau,

une poudre jaune aux vertus purificatrices, à la fois pour le corps et pour l’âme... À force d’en être continuellement aspergées nos robes étaient alors inévitablement macu-

lées de sa couleur qui ne pouvait s’estomper. Jusqu’au jour où un grand brahmine de Kashi a décidé de teindre

radicalement sa robe du même jaune... afin que ce soit tout simplement plus beau parce que plus uniforme. Ses

disciples l’ont imité... Et voilà pourquoi maintenant nous portons tous les mille nuances de cette couleur. Nous

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vivons mieux avec la sensation que nos robes sont tou-

jours propres124... »

Je me suis demandé un instant si mon nouvel ensei-

gnant plaisantait, s’il me testait en exerçant ma sagacité, ou s’il disait tout simplement vrai.

Ŕ « C’est vrai... a-t-il fait en insistant comme pour ré-

pondre à ma mine sans doute interrogative. C’est vrai... Il ne faut pas toujours chercher des explications savantes là

où il est des raisons innocentes et naturelles. Le bon sens fait partie de ce qu’il ne faut jamais oublier... surtout

lorsque notre âme a constamment soif des hautes alti-tudes. C’est ma première leçon, Svame Jeshua, mon frère... et lorsque tu me quitteras, c’est peut-être celle que

je te rappellerai une dernière fois. »

Ces paroles m’ont tout de suite plu. Elles se rappro-

chaient de la philosophie qui avait été celle de mes ins-tructeurs entre les murs du Krmel : Avant toute chose, ne

jamais se départir du simple et du concret car le plus bel édifice ne signifie que peu sans de solides assises.

Ŕ « Oui, maître Lamaas », ai-je répondu en prenant un

balai fait de quelques branchages sommairement noués entre eux.

Le sol de la pièce où nous nous tenions n’avait sans doute pas été nettoyé depuis longtemps et il était grand

temps de s’en occuper.

Je m’y étais employé depuis peu lorsqu’une réflexion m’a soudain traversé l’esprit...

124 Il s’agit du curcuma, encore utilisé de nos jours dans les mêmes circons-tances, en tant que désinfectant, tant pour les blessures corporelles sous forme d’onguent que sur le plan spirituel au niveau de l’organisme éthérique, dont il dissout les scories.

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Ŕ « Maître Lamaas... »

Ŕ « Oui... »

Ŕ « Il y a peut-être aussi une autre explication... »

Ŕ « À quoi ? »

Ŕ « À la couleur de la robe... N’est-il pas dit que lors-qu’un être s’efforce d’incarner le Divin dans chacun de

ses gestes et qu’il y consacre toutes ses forces, la lumière secrète de son âme se pare peu à peu d’une belle clarté

d’un jaune orangé ? »

Il y eut un silence durant quelques instants.

Ŕ « Qui t’a dit cela ? »

Ŕ « En fait... je le vois... bien plus que cela ne m’a été dit. Ou plus exactement, je ne le vois que parfois... lorsqu’il

arrive que ma route me fasse croiser celle d’un homme rare. »

Il y eut un nouveau silence, plus long, plus interroga-teur que le précédent. En avais-je trop dit pour le simple

disciple que j’étais supposé être redevenu ?

Avant de quitter la pièce et de me laisser m’acquitter de ma tâche de balayage, Lamaas s’est à nouveau approché

de moi, les deux mains jointes au niveau du cœur.

Ŕ « Je vois... que l’élève va se montrer exigeant envers

son enseignant. C’est très bien... »

Commença alors pour moi une période fort studieuse, une période que j’ai beaucoup passée entre la cour du grand temple, l’ombre d’un énorme banyan et une pièce

qui faisait office de bibliothèque.

Maître Lamaas m’y enseigna avec patience la langue

sanskrite à partir des textes sacrés fondateurs de la Tradition védique, ces écrits plusieurs fois millénaires

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que l’on nomme Védas125. Ce fut un travail colossal, et

pour lui et pour moi.

Par bonheur, j’avais gardé intacte cette grande facilité

de mémorisation qui avait été mienne depuis ma petite enfance. Ainsi, l’écriture et la prononciation du Sanskrit me furent-elles rapidement familières, comme si je ne

faisais que les redécouvrir.

La chose la plus extraordinaire à mes yeux n’était pas

tant d’explorer le contenu des Védas que la façon dont ce contenu avait été capté afin d’être porté à la connaissance

des hommes.

La Tradition les faisait remonter à une époque où une lignée de Rishis, des mystiques ayant développé des ca-

pacités exceptionnelles, s’était mis à l’écoute du "chant de l’Univers". Il s’agissait d’une méthode d’absorption du

Sacré qui correspondait en tous points à la nature de mon âme.

Selon ce que je comprenais des leçons de Lamaas, ces hommes, les Rishis, avaient consacré des vies entières à

écouter les sons intimes et primordiaux émis par le cosmos. Ils en avaient déchiffré et noté les rythmes, ils y avaient découvert un langage précis avec ses motifs, sa

syntaxe secrète et ses silences. Après être parvenus, lors d’infinies contemplations, à pénétrer le mystère de la

course chantante des Etoiles et des Saisons, ils en avaient déduit les lois de sagesse d’un Ordre Éternel imprégnant

tout ce qui est.

Ainsi étaient nés les Védas, riches en poèmes et en rituels qui, centrés autour de l’Esprit du Feu, ne faisaient

que clamer l’Unité de Tout. Nulle séparation, nul début,

125 On en dénombre traditionnellement quatre, comme les Évangiles cano-niques ou comme les Eddas des anciens peuples Scandinaves.

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nulle fin mais un continuel mouvement d’Énergie vivante,

d’une divinité inexprimable et évoluant par des cycles qui enfantaient d’autres cycles, à l’infini...

J’étais heureux sous "mon" banyan et face aux rou-leaux d’Écritures que Lamaas avait la bonté de com-menter des heures durant.

La chaleur étouffante et la moiteur de la mousson n’y changeaient rien. Ce que je découvrais-là ne faisait que

s’emboiter admirablement avec ce qui m’avait été ensei-gné en privé par mes maîtres de la Fraternité d’Essania.

Et surtout, c’était l’expression retranscrite de mes expé-riences intérieures les plus profondes, les plus intimes et "enthousiasmantes", celles où je parvenais à m’unir en

pensée à cette Présence incommensurable à Laquelle, je ne pouvais Ŕ ultimement Ŕ donner qu’un seul nom...

Awoun.

Les images utilisées changeaient, bien sûr, les regards

aussi, au même titre que les références, mais l’essence de ce qui était perçu, viscéralement ressenti et enfin vécu était la même. Elle n’était qu’Absolu, Pureté et Harmonie.

Enfin, je pouvais mettre un nom sur cette Écoute sa-crée et perpétuelle de l’Ordre Divin qui m’était si familière

jusqu’à parfois prendre possession de mon être tout en-tier. Cette Écoute s’appelait Shruti et c’était elle qui me

chantait depuis toujours la logique d’Amour du Rythme cosmique... le Ta.

Cette étude ainsi que tous les rituels et toutes les prières qui l’accompagnaient m’ont pris plus d’une année, un temps anormalement court aux dires de Lamaas ; un

temps qui, aussi délicieux fût-il pour mon âme assoiffée de Soleil, m’a quant à moi semblé fort long tant il me

tardait d’agir dans la vie de ce monde.

Je voyais trop de peurs, trop de souffrances, trop de

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complexité et de besoins à assouvir ici et là et partout où

se posait le regard humain, pour que je consacre encore de nouvelles saisons à étudier des textes...

Trop de complexité ! C’était ce que j’avais toujours observé, même, étonnamment, chez les personnes en apparence les plus humbles... L’humain est fait de cent

mille recoins.

Et ces textes que j’étudiais, syllabes après syllabes

n’étaient-ils pas également et avant tout complexes ? Ils l’étaient en effet... mais d’une complexité si particulière

que celle-ci ne pouvait être décryptée et pénétrée qu’avec une forme d’intelligence capable de tout réduire à son image la plus dénudée. C’était l’Intelligence de la Vision

primordiale, globale, candide et spontanée. D’une sim-plicité... divine126 !

Je ne le pressentais que trop... l’Ensemencement que je voulais, et pour lequel je devais travailler prenait forme

là... Absorber "l’apparemment complexe", celui de tous les peuples pour bâtir une Œuvre cristalline, unificatrice, qui rassemblerait tout et tous dans un contact direct avec

l’Éternité. Ma tâche et ma promesse prenaient forme.

J’étais maintenant dans ma dix-huitième année...

Ŕ « Resteras-tu seul ? » m’a dit un jour Lamaas, en

remarquant que, sur le petit marché aux légumes et aux épices que nous traversions presque quotidiennement, quelques toutes jeunes filles posaient ostensiblement le

regard sur moi.

Ŕ « Je porte la robe... » lui ai-je aussitôt répondu stu-

126 On peut deviner ici une allusion faite { l’intelligence qui se manifeste par le "noüs", ou encore par le "Supramental".

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péfait et un peu gêné.

Ŕ « Et alors Svame ? Crois-tu que personne n’ait com-pris ici que tu n’étais pas tout à fait comme les autres ?

Beaucoup te croient mon fils adoptif... et donc brah-mine 127 ... ou jouissant d’un statut particulier. Il y a longtemps que tu ne ressembles plus à un bhikshu ! »

Je me suis très spontanément retourné pour voir les jeunes filles en question. Effectivement, elles souriaient

dans ma direction tout en bavardant entre elles... avec une certaine vivacité. Cela m’a fait sourire à mon tour.

Nous nous rapprochions alors du rivage où nous ai-mions régulièrement respirer à pleins poumons l’air de l’océan et nous mêler aux pêcheurs qui rapiéçaient leurs

filets.

Ŕ « À vrai dire, Maître Lamaas, je n’ai jamais pensé me

rapprocher d’une femme et encore moins envisagé fonder une famille. Rien dans ma vie, d’ailleurs, ne m’a permis de

l’imaginer. Je n’ai fait qu’étudier, voyager et prier bien sûr. »

Ŕ « Prierais-tu moins si tu avais une épouse ? »

Ŕ « Cela non plus je ne peux pas l’imaginer... c’est ma nature profonde. Toutefois, j’ai compris depuis longtemps

qu’il est des façons de prier Ŕ et même d’étudier Ŕ qui ne passent pas par les mots... parce que les mains qui œu-

vrent pour nourrir et faire croître des êtres aimés peuvent souvent mieux servir la Vie que les paroles. Il est rare que les mains puissent mentir... Et il en est de même du corps

tout entier quand il fait don de lui. »

Ŕ « Alors ? »

127 Les brahmines sont sensés se marier et fonder une famille, tout comme les rabbins de la Tradition juive.

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Ŕ « Alors je ne peux te répondre aussi directement...

Depuis environ une lune, à force d’étudier et d’apprendre à commenter les anciens textes, j’en suis venu à penser

qu’il ne fallait pas toujours chercher à dire mais plutôt exprimer, c’est-à-dire transpirer une connaissance et s’offrir en exemple dans sa propre chair. Il m’importe

d’être parmi les hommes pour servir les hommes.

Ainsi... si un jour je dois prendre femme, je crois que

mes pas me conduiront avec sûreté vers elle. Il n’y a pas de verrous dans ma vie... Seulement des priorités. Si une

famille me permet de mieux Servir, je ne doute pas qu’il m’en sera donné une. »

Cette discussion entre Lamaas et moi-même, aussi

anodine fût-elle, a certainement fait bouger quelque chose dans cet Invisible qui, à notre insu, tricote la trame

de nos jours.

Quelques semaines plus tard, en marchant seul dans

la ruelle aux épices, une toute jeune fille, très brune et au drapé d’un vert intense s’est mise à me fixer de façon si particulière que je n’ai pu me retenir de m’approcher

d’elle et de lui demander comment elle se nommait. Malgré son audace à me regarder avec une telle insis-

tance, elle paraissait effarouchée et souffrante. Je la trouvais jolie... C’est sa voisine, une fillette assise sur le

sol Ŕ probablement sa jeune sœur Ŕ qui a répondu à sa place.

Ŕ « Elle s’appelle Aruni. »

Bien que mes connaissances de la langue locale aient été encore assez rudimentaires, je savais que cela voulait

dire "rose comme l’aurore".

Il a fallu que je m’accroupisse et fasse semblant de

m’intéresser aux quelques herbes qu’elle vendait pour qu’Aruni accepte enfin de desserrer les lèvres, le regard

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toujours aussi apeuré.

Ŕ « Ma mère est malade, Svame, alors si tu as un peu de poudre pour la soigner, tu pourrais prendre tout ce que tu

veux de mes épices. »

Ŕ « Je n’ai pas de poudre, ma sœur... ai-je répondu en hésitant avant de continuer ma phrase... mais je n’en

aurai peut-être pas besoin. Où est ta mère ? »

La jeune fille s’est enfin détendue, elle a osé sourire et il

fut convenu que je me rendrais là où elle vivait avec sa famille, juste après le Yajna du Feu128 qui serait célébré

dans le temple, à la tombée du jour.

Aruni ou sa sœur avaient dû bavarder car, à l’heure dite, lorsque je me suis engagé dans la venelle qui m’avait

été indiquée et où ne vivaient que des pêcheurs, une bonne vingtaine de personnes semblaient m’y attendre.

Aruni était du nombre. Visiblement intimidée et en compagnie d’un homme qu’elle me présenta comme étant

son père, elle me pria d’entrer dans une maison de terre, un peu plus belle et plus vaste que les autres. Sa pièce principale était imbibée d’une odeur que je n’identifiais

pas...

Le maître des lieux, vêtu d’un simple pagne noué au-

tour des reins, m’a aussitôt annoncé, comme pour se valoriser, qu’il possédait plusieurs barques, que des

hommes travaillaient pour lui et qu’il avait déjà beaucoup dépensé ainsi que fait des offrandes dans les temples pour soigner son épouse, malade depuis longtemps.

En l’observant dans la pénombre, j’ai surtout compris qu’il se méfiait de moi. Qui étais-je, au juste, moi qui d’un

128 Un Yajna est un rituel d’origine védique. Il consiste en une offrande faite { un Principe Divin ou { une divinité. C’est l’ancêtre du puja.

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jour à l’autre, était apparu avec une belle robe jaune dans

les rues de Ie Nagar ? Je savais soigner ? J’avais de la poudre d’herbes séchées ? Il ne fallait surtout pas toucher

sa femme...

Sa femme... Où était-elle, d’ailleurs ? J’ignorais même de quoi elle souffrait.

Devançant son père, Aruni m’a fait pénétrer dans une minuscule cour à laquelle on n’accédait que par la porte

arrière de la pièce où les présentations venaient d’être faites. Celle-ci était en partie recouverte d’un grossier toit

de palmes tressées. Protégée par ce dernier, une femme était allongée sur un lit de bois et de corde, le visage tourné vers le mur.

Mes premiers gestes ont été de mettre un genou au sol, puis de braver l’interdiction de son mari en posant une

main sur son épaule.

Ŕ « Je t’ai dit de ne pas la toucher... » fit immanqua-

blement celui-ci.

Ŕ « Dis-moi, pêcheur... Veux-tu qu’elle guérisse ou pas?»

Je me suis moi-même étonné de l’autorité avec laquelle je venais de prononcer ces mots. Ils avaient spontané-

ment jailli de ma poitrine comme si j’étais un vieux prêtre-thérapeute, fort de toute une vie d’expérience.

Ŕ « Laisse-moi faire... Je n’ai besoin de rien. »

J’ai senti que l’homme était interloqué par mon assu-rance et qu’il avait cru bon de faire un pas en arrière vers

les quelques membres de sa famille agglutinés dans l’encadrement de la porte. Seule, Aruni restait proche ;

elle s’était assise sur le sol, aux pieds de sa mère allongée.

Ŕ « Son nom, c’est Maya... » a-t-elle balbutié.

À cet énoncé, la femme a lentement tourné la tête pour

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rencontrer mon regard. Son visage, à la peau sombre, m’a

fait penser à un champ venant d’être retourné par un araire tant il était parcouru de longs et profonds sillons.

Maya devait être jeune encore pourtant, à en juger par la fermeté de la peau de son cou et de ses bras.

Sans que j’aie eu besoin de lui demander quoi que ce

soit, la femme a aussitôt porté une main au niveau de son estomac tout en grimaçant comme pour dire « c’est là... ».

Sur ce, elle s’est mise à tousser violemment et à cracher un filet de sang.

Je savais ce qui allait maintenant se passer. Je com-mençais à bien en connaître les signes avant-coureurs et presque à en maîtriser les phases...

Un grand silence allait s’abattre sur moi, il allait m’isoler du reste du monde, mon cœur allait battre plus

vite et un frisson d’une indéfinissable tendresse allait parcourir mon dos, puis mes bras et enfin mes mains, ces

mains dont s’écoulerait, peut-être... une huile.

Ŕ « Prends ma main dans la tienne, ne la quitte pas et dépose-la sur ton corps, là où tu as mal... »

Maya s’est totalement abandonnée à ce que je lui de-mandais... Lorsque j’ai senti le contact de la peau du

creux de son estomac sous la paume de ma main droite, l’Univers du Silence opérait déjà son œuvre en moi. Je

recevais le Souffle de mon Père, peut-être celui de Shiva, le Seigneur de la Montagne, ou encore celui de Jagan-nâtha ; peu importait...

Je recevais simplement le Souffle et ce Souffle était la Vie toute simple. Pas de place pour le moindre doute en

mon être... Juste l’Amour à l’état natif qui voyageait de mon cœur jusqu’à l’extrémité de mes doigts. C’était le Ciel

qui descendait sur Terre et je ne savais pas comment... Je Le laissais faire...

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Lorsque la puissance de Sa caresse se fut peu à peu

retirée, j’ai vu que Maya lissait doucement son corps au niveau de son estomac à l’aide de l’extrémité de mes

doigts et que, de ceux-ci suintait effectivement, en abondance, une huile. Le drapé de son vêtement en était imbibé... C’est alors qu’une force nouvelle m’a fait re-

prendre le contrôle de ma main. Elle me demandait de fermer rapidement celle-ci et de la rouvrir puis de la re-

fermer à nouveau comme pour y pétrir quelque chose, une matière qui allait y prendre corps et devenir enfin

rugueuse.

J’ai regardé ce qui se passait au creux de ma paume... Il y avait là une assez grande quantité de petits cristaux ;

ils étaient mêlés à ce qui restait d’huile. Intuitivement, je savais que c’était du sel et qu’il fallait que Maya l’avale

avec un peu d’eau.

Son mari a tenté de protester mais c’était uniquement

par principe ; l’instant d’après, Aruni tendait à sa mère, assise sur son lit de corde, un peu de liquide dans la coquille de bois, évidée, d’un fruit.

J’ai eu envie de rester là quelques instants ; non pas pour observer les effets de mon intervention mais parce

que j’étais bien, parce que Ce qui m’avait traversé flottait encore dans l’air du crépuscule et distillait sa douceur.

J’allais finalement partir lorsque Maya a voulu se lever. On l’y a aidée. Non seulement elle ne souffrait plus mais elle parvenait à marcher et, surtout, elle avait faim.

Son mari s’est laissé tomber à genoux, Aruni a pleuré, les autres aussi et moi je me suis senti de trop, presque

gêné d’assister à cela. Je n’ai rien voulu d’autre que partir ; pas un repas, pas une boisson, seulement rejoindre

Lamaas et ma natte dans la pièce que nous partagions.

Le lendemain, ma vie est entrée en bouleversement. La

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guérison spontanée de la mère d’Aruni avait déjà fait le

tour de Ie Nagar aux petites heures du matin. C’est mon instructeur lui-même qui m’en a informé sitôt de retour

d’une promenade sur la plage et parmi le dédale des ruelles du marché.

On ne parlait que de cela, disait-il. Je le sentais à la fois

heureux et mécontent ; mécontent parce qu’un peu in-sulté que je ne lui aie rien raconté de ce qui s’était passé.

Ŕ « Comment parler d’une telle chose, Maître Lamaas ? Cette Force qui vient me visiter... ce n’est pas la mienne.

Ce n’est pas moi qui œuvre et qui guéris, c’est Elle... »

Le vieux prêtre m’a longuement regardé en plissant le front.

Ŕ « Je sais qui tu es, Jeshua... ou du moins je crois le savoir. Quant à le comprendre, c’est autre chose car

jusqu’à présent je n’avais jamais vu croître un lotus parmi les hommes. »

Ŕ « Un lotus ? »

Ŕ « Un Av-Shtara est une sorte, une variété de lotus qui pousserait toute seule parmi les fleurs des champs et au

milieu de la caillasse, telle une anomalie. Il y a bien des choses qui me surprennent en toi chaque jour, parfois

discrètes comme celle, par exemple, de ta robe qui ne veut pas ternir ni se salir malgré ce que je t’en ai dit... Et puis,

il y en a de plus grandes... Je pense à ces offrandes d’encens qui, lorsque tu les allumes, brûlent sans jamais parvenir à se consumer pendant parfois de semaines.

Mais qui remarque cela ?

Et puis il y a ces guérisons... troublantes, que tu

semblés fuir ou même nier, à t’entendre parler. C’est là, Jeshua, précisément, que je peux peut-être encore

t’enseigner avant de me taire et de te laisser toute la place.

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Te crois-tu vraiment étranger à cette... Puissance de

guérison qui s’exprime par tes mains ? Ton univers est celui de la Shruti, tu ne vis que pour l’Un et dans l’Un...

Pourquoi, dès lors, te sentirais-tu extérieur au Souffle de Ce que tu appelles ton Père ? Tu parles comme si

Celui-ci ne faisait que te visiter pour accomplir des pro-diges... et puis s’en aller. Ses merveilles sont aussi les tiennes ! »

J’ai en mémoire d’avoir été touché au plus haut point par ces paroles de Lamaas. C’étaient des paroles de Vérité

et elles avaient le courage d’éclairer en moi une zone, bien cachée, où la totale cohérence n’avait pas encore para-

chevé son œuvre.

Oui, Maître Lamaas avait raison... Je ne pouvais plus me sentir extérieur à Awoun dès lors que Son Souffle

cherchait à m’adopter pleinement. Il fallait que je gomme cette subtile scission et endosse, jusqu’à son point ul-

time, l’incroyable exigence de la non-séparation. Là, seulement, pouvait commencer le règne de l’Unité.

Lamaas et moi avons longuement parlé ce jour-là. Je l’ai remercié pour le cadeau de sa vigilante exigence, un présent qui allait m’aider à mieux porter mon nom, avec

tout son poids et toute sa droiture.

Ainsi donc, j’ai appris à accepter le tourbillon de feu

que les guérisons que je pouvais offrir allait inévitable-ment engendrer. J’allais y découvrir une puissance et une

volonté nouvelles.

Flâner sur le parvis du grand Temple de Ie Nagar, dans le fouillis aux mille senteurs de ses ruelles ou encore les

pieds parmi les vagues de la plage ? C’était désormais du passé car je devenais celui que l’on réclame et qui doit

absolument tout guérir...

Quant à Aruni, en silence elle faisait tout pour se tenir

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sur ma route...

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Chapitre 22

Mes jours à Ie Nagar

Je vivais heureux à Ie Nagar ; j’avais presque l’impression d’y être chez moi, une sensation rare pour quelqu’un qui,

d’une certaine manière, n’avait jamais chaussé que des sandales de pèlerin.

Depuis la guérison de la mère de Maya, bien des sai-

sons s’étaient écoulées où, pratiquement chaque jour, j’avais pu laisser mon cœur et mes mains œuvrer ainsi

qu’ils le voulaient. La crainte ou l’appréhension de devoir retenir la Puissance qui cherchait constamment à s’en

écouler m’avait quitté et je découvrais le sens de l’Acceptation.

Une aussi totale liberté était nouvelle dans ma vie...

J’étais d’autant plus heureux que personne ne parlait de miracle ou de prodige.

Pour ce peuple du bout du monde, la guérison spon-tanée faisait partie de ces choses que la Vie et l’invisible

qui se tient en arrière d’Elle peuvent naturellement offrir sans qu’on ait à se poser trop de questions.

Cela me plaisait car je n’étais pas tenu de me justifier.

Il était d’avis de tous que Jagannâtha m’avait désigné pour les aider, autant qu’ils en auraient besoin, et ce

n’était pas plus compliqué que cela...

Quant à Ce en quoi je croyais réellement, étant donné

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la lointaine contrée dont je venais, ils ne s’en souciaient

pas vraiment. Lorsque parfois ils me questionnaient et que j’évoquais le nom d’Awoun, ils se montraient prêts à

adopter celui-ci et à le joindre au nombre des quelques divinités qu’ils honoraient conjointement à Jagannâtha.

Des idolâtres ? Jamais je n’aurais pu penser cela d’eux,

même si certaines cérémonies me déconcertaient en tant qu’homme issu d’un peuple bien différent du leur. Au-

rais-je pu imaginer une telle ouverture au sein de la terre qui m’avait vu naître et dont les réflexes allaient volon-

tiers dans le sens de l’exclusion ? Non...

Et le fait d’aimer, lui, pouvait-il être de nature exclusive ou inclusive ? La réponse se formulait d’elle-même. Le

Multiple se rapportait invariablement à l’Unité et vice versa. Rien ne pouvait se combattre pour qui avait le

cœur vaste...

C’est dans cet état d’esprit qu’avec l’aide de Lamaas et

au milieu de tous les soins que je continuais de prodi-guer, je me suis appliqué à mieux pénétrer encore la pensée du Brahmanisme.

J’avais déjà pu observer que, d’une région à l’autre, les mêmes Principes divins ne portaient pas le même nom, se

déformant selon les dialectes, se métamorphosant au gré des sensibilités. Ce qui me poussait surtout dans mon

étude, c’était donc ma volonté réitérée de sans cesse simplifier, de synthétiser.

En effet, si je devais endosser une mission Ŕ tel que tout

semblait l’indiquer Ŕ il me fallait pouvoir parler avec justesse, avec précision, force et clarté afin d’être com-

préhensible par chacun.

Pour cela je devais être capable Ŕ sans les trahir Ŕ de

réduire un grand nombre de concepts à leur plus simple expression. N’importe quel être humain devait pouvoir en

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saisir et en adopter l’essence, où qu’il soit.

Ŕ « Veux-tu donc bâtir une nouvelle foi ? m’a demandé un jour Lamaas. Est-ce pour cela, pour enrichir celle de

ton peuple que tu es venu jusqu’ici ? »

Ŕ « Mon peuple ? Plus le temps s’écoule, moins je le sens lié à la contrée où mon corps a vu le jour. Mon peuple est

ici autant qu’ailleurs, c’est celui de l’humanité.

Pour ce qui est de créer une nouvelle foi... Non !

Vraiment non ! Je veux seulement lancer des ponts entre toutes celles qui existent déjà.

En fait... je vois que ces ponts sont déjà là, prêts à être utilisés... mais qu’ils ne sont pas empruntés parce que dissimulés. Pas seulement à cause des langues et des

distances mais parce que l’esprit humain n’a pas appris à respirer. Il en est encore à construire de petits pâturages

et à s’y limiter, de crainte de ne pouvoir tout assimiler et contrôler.

Je vois cela comme une maladie de l’âme, Maître La-maas... et c’est d’abord celle-là que je veux soigner. Ap-prendre aux bras à s’ouvrir, apprendre aux cœurs à ne

pas se cacher mais plutôt à s’élargir. Je ne veux pas que les enclos deviennent des forteresses. »

Ŕ « Tous les Rishis, tous les Sages et tous les maîtres de tous les temps ont espéré une telle chose, Jeshua...

jusqu’au Seigneur Gautama Ŕ l’Éveillé Ŕ jusqu’à Zé-rah-Ushtar dont la voix était si puissante qu’elle a in-fluencé notre Tradition, nos rituels129... »

L’évocation du nom de Zérah-Ushtar m’a donné un

129 Le Mazdéisme a, en effet, manifestement exercé son influence à travers tout le sous-continent indien. Héritiers de cette Tradition, les Parsis forment encore de nos jours une communauté importante en Inde.

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choc que je n’avais pas vu venir. Je n’ai rien dit, toutefois.

Je ne voulais pas que cela paraisse.

Ŕ « As-tu étudié Zérah-Ushtar, au moins ? »

Ŕ « Oui, Maître Lamaas... »

Ŕ « Vraiment ? Alors il faudra que nous en parlions. »

J’ai été "sauvé" par la cloche du temple, ce jour-là. Elle

annonçait l’heure d’une cérémonie...

Simplifier le rapport avec le Divin... C’était ce qui me semblait primordial, urgent même dans l’état de fracture

et de dispersion où je voyais déjà notre monde. Au-delà des langages... révéler une seule et unique Langue, celle du Sacré, celle de notre possible et nécessaire accès direct

à l’Éternel, tel était mon Feu.

Tout ce que j’avais étudié depuis Meruvardhana

m’incitait cependant de façon croissante à m’interroger sur l’identité ou plutôt la nature exacte de cet Éternel...

Brahma-Prajapati était le Créateur, un créateur qui n’intervenait plus sur sa Création. Shiva-Shankara ex-primait le Souffle qui en résultait, à la fois destructeur et

rénovateur... Et quant à Vishnou-Jagannâtha, Il était Son expression cycliquement tangible parmi les hommes.

Un tel édifice pouvait satisfaire tous ceux qui venaient prier comme par habitude dans les temples mais pas moi

! Je voulais transmettre Ce qu’il y avait au-delà de ces images, de cette construction trinitaire qui, aux yeux de mon âme, venait d’abord du mental humain.

Cette "Énergie" que Lamaas nommait le Brahmane cosmique venait me chercher avec insistance dans mes

profondeurs...

L’Inconnaissable ! Rendre Sa perception contagieuse !

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Je ne voulais aucun autre motif ultime à ma vie que ce-

lui-là.

Je cherchais donc une clef pour ne serait-ce

qu’entrouvrir le portail de l’indicible et j’ai souvenir que d’innombrables visions pénétrantes me furent alors données pour cela. J’aimais ces plongées de ma cons-

cience dans l’Infini... le "travail de la Shruti" et j’aurais certainement pu me retirer dans une cellule pour ne vivre

que de Cela et par Cela.

À cause de ce qui devait être, il n’en fut cependant pas

ainsi. Pour l’homme que je devenais, il n’était pas l’heure de trop tourner son âme vers le Cosmos mais de

s’incarner bien plus qu’il ne l’avait fait jusqu’alors.

Un matin que je finissais de soigner une plaie puru-lente sur les marches d’un tout petit temple en bordure de

la plage, mon attention a été soudainement attirée par les bruits d’une vive altercation. Cela paraissait anormale-

ment violent. Je me suis relevé et j’ai marché dans la direction d’où montaient les cris.

Trois hommes se battaient tandis que la foule lançait des insultes à une jeune femme. J’ai voulu comprendre...

Ŕ « Ce n’est pas grave, Svame, m’a dit quelqu’un. C’est

toujours la même chose ! Un homme commence à aimer une femme qui n’est pas de sa caste, la femme l’aime

aussi mais la famille s’en mêle parce que ça ne se fait pas, parce que ce n’est pas correct. Alors la femme se fait in-

sulter et les hommes des deux familles se battent ! Tu pourras les soigner... »

Effectivement, c’était un peu toujours la même histoire

cependant, cette fois sans nul doute, c’était plus violent et je me suis senti plus affecté que d’habitude par la pau-

vreté, l’insignifiance du propos de la discorde. Contrai-rement à ma réserve habituelle, je n’ai pu faire autrement

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que de lever la voix afin que cela cesse.

Mes paroles exactes ont peu d’importance, c’est plutôt le ton avec lequel je les ai prononcées qui fit son effet

tandis que je m’avançais au plus près des hommes qui s’affrontaient.

Le fait est que mon intervention Ŕ inattendue Ŕ a retenti

comme un coup de tonnerre parmi la foule. Les cris des uns et des autres se sont étouffés et ceux qui

s’entredéchiraient se sont figés sur place, interloqués de me voir ainsi réagir.

Ŕ « Eh bien, ai-je fait, qu’y a-t-il de si grave ? À ce que je comprends c’est l’amour qui est à l’origine d’un tel dé-chaînement ! C’est étrange... lorsque je vous vois tous

faire vos offrandes et réciter vos mantras dans les temples de la ville, j’ai l’impression que vous faites partie d’un seul

peuple et puis là, soudain... je ne vois plus que des aveugles et des sourds. Vous vous croyez tous issus de

parents différents ? Vous n’avez pourtant qu’un seul Père!»

En vérité, en réalisant que ces mots sortaient si

spontanément de mon cœur, je m’attendais à pouvoir les développer en rappelant à chacun que Jagannâtha voyait

chaque homme et chaque femme avec le même amour et ne se souciait pas des barrières humaines... Cela me

paraissait tellement évident et logique que Ton ne pouvait que m’écouter et m’entendre...

Hélas, je n’avais pas encore atteint ma vingtième année

et mon esprit était davantage rompu à voler au-dessus des nuages qu’à mesurer pleinement l’épaisseur de

ceux-ci dès lors qu’il s’agissait de considérer les affaires de ce monde. La densité est la densité et elle se montre

trop souvent imperméable au simple bon sens.

Après une brève stupeur collective tous ceux qui

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s’étaient rassemblés-là ont détourné leurs yeux des

miens Ŕ parce que je les cherchais Ŕ et se sont éparpillés. Les combattants se sont dès lors enfoncés parmi eux et

ont disparu rapidement au gré des ruelles voisines.

Une silhouette féminine, frêle et drapée de vert, est cependant demeurée seule quelques instants accroupie

sous un porche. J’ai aussitôt reconnu Aruni. Elle a fini par s’enfuir, imitant les autres...

Je l’apercevais régulièrement, ici et là, sur la plage, au marché bien sûr et dans l’ombre des autels du grand

temple, comme si elle m’attendait toujours. Parfois, je lui adressais la parole et, lorsqu’elle me répondait, c’était inévitablement avec cet air effarouché qui lui était propre

et qui lui donnait un certain charme.

Lorsque ce jour-là j’ai rejoint Lamaas dans la pièce que nous continuions de partager, celui-ci avait l’air sou-

cieux.

Ŕ « J’ai appris ce que tu as fait aujourd’hui, Jeshua. Je le comprends infiniment mais je ne sais pas si je dois en

être heureux. D’autres prêtres m’ont tout raconté et il y en a qui ne savent que penser... car ce n’est pas la pre-

mière fois que tu interviens dans ce genre de différend ou de discussion... même lorsque tu soignes. Aujourd’hui

cela a simplement été plus... puissant, m’a-t-on dit.

Je ne doute pas que tu penses avoir bien parlé et es-timé que tes paroles ont tout apaisé. Je n’en doute pas car

tu as le Feu de l’Éternel sur les lèvres. Mais vois-tu... ce Feu-là il faut apprendre à le maîtriser sans la moindre

faille.

Je dois donc te le dire... Non, les esprits ne sont pas

apaisés. C’est ce que ta présence impose qui a dispersé la foule ; c’est aussi le fait qu’un homme à la robe orangée se

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soit mêlé officiellement d’une telle chose qui a déconcerté

tout ce monde.

Ce n’est pas habituel ici et, ce soir, beaucoup sont

mécontents de ce qu’ils ont vu et entendu. Tu t’attaques à l’architecture de ce pays, Jeshua... Et cette architecture est plusieurs fois millénaire. Pense à tout cela et de-

mande-toi si c’est vraiment ta tâche. »

Lamaas est sorti sans bruit et moi je me suis assis sur

ma natte. J’avais de la peine. En avais-je jamais eu au-tant, d’ailleurs ? Je ne m’en souvenais pas.

J’ai récité quelques mantras puis une très vieille prière que mon père m’avait apprise au Pays de la Terre Rouge et, enfin, j’ai essayé d’ordonner mes idées.

Me serais-je trompé à ce point ? Était-il juste de vouloir dissocier l’appel de l’Esprit du poids de la vie de chaque

jour ? L’idée des castes qui cloisonnaient tyranniquement la société de ce pays était à mon sens incompatible avec

l’incroyable et lumineux enseignement que lui avaient laissé les Rishis et la multitude des sages qui leur avait succédé.

Fallait-il que j’accepte une telle incohérence ? Que je côtoie sans réagir les injustices et les souffrances que

cette dernière engendrait ? Que je parle à chacun de ses racines célestes en feignant d’ignorer les barreaux de la

prison qu’il entretenait en lui-même ? Que je guérisse les corps en ne mettant pas le doigt sur les plaies des âmes ?

Les questions défilaient... Quand elles furent épuisées,

elles m’ont laissé un moment la tête vide. Le subtil et le dense ne pouvaient pas se tourner le dos ainsi...

s’ignorant et se contredisant l’un l’autre.

Je ne m’étais jamais retenu de le dire, j’avais toujours

réagi à la vue des iniquités et face au triste constat des frontières intérieures... Je l’avais fait doucement, certes,

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au gré des soins ou des conseils dispensés, profitant de

l’auréole de sagesse que quelques guérisons plus excep-tionnelles que d’autres me donnaient petit à petit.

Soigner, guérir, au hasard des rues, des temples et de la campagne avoisinante, c’était pour moi une occasion d’enseigner, de parler d’amour, de mon Père, de notre

Père à tous, celui qui savait S’exprimer dans toutes les langues et dans les cent mille sanctuaires du monde.

Était-il anormal que mon cœur et mes mains me poussent inévitablement à la Parole ? Je comprenais ce

que Lamaas m’avait exposé mais fallait-il que je fasse le jeu de la séparativité pour ne pas troubler un vieil ordre établi ?

Oh... je connaissais l’origine d’un tel ordre qui voulait que l’on ne noue des liens qu’au sein de la même caste

que celle dans laquelle on était né. Certains prêtres se plaisaient à enseigner que voir le jour dans une caste

plutôt que dans une autre était le fruit des actions d’une autre vie... Le karma ! C’était sans nul doute exact, ce-pendant cette flagrante inégalité qui séparait les êtres dès

leur naissance se constatait dans tous les peuples sans qu’il fût pour cela question de castes verrouillées.

Ceux qui entretenaient un tel système n’allaient pas jusqu’au bout de leur réflexion. Leur raisonnement ré-

duisait les règles de la vie à une sorte de théâtre puéril dans lequel le respect d’autrui et la compassion n’occupaient que peu de place. Ils trouvaient leur équi-

libre dans la dysharmonie.

Oui... mon cœur était lourd ce soir-là à l’énumération

que je me faisais de ces constatations.

Lorsque Maître Lamaas est rentré à la tombée de la

nuit et qu’il m’a trouvé en prière, il s’est agenouillé face à moi et m’a pris dans ses bras.

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Qui m’avait jamais fait cela depuis des années et des

années ? Cela non plus je ne m’en souvenais pas... Hormis pour ce qu’il en était de Meryem, ma mère. Mais il

y avait si longtemps...

Lamaas ne m’a dit qu’une chose en relâchant son étreinte : « Sois prudent... »

Être prudent ! Était-ce possible avec le tempérament qui s’affirmait de plus en plus en moi, le temps qui pas-

sait et la force que j’y puisais ?

Une légère barbe brune encadrait désormais mon vi-

sage ; je la laissais pousser librement tout comme mes cheveux. Je devenais solide aussi ; mes épaules s’étaient élargies tandis que ma taille se montrait depuis long-

temps de beaucoup supérieure à la moyenne. Dans mon pagne jaune-orange dont le drapé me couvrait l’épaule

gauche, je devais freiner mes élans partout où j’allais, de peur de déclencher chez autrui ce qui oscillait trop sou-

vent entre fascination et rejet.

Ŕ « Tu commences à déranger, Svame... » m’avait un jour murmuré à l’oreille quelqu’un au sein d’un petit

groupe de brahmines au sortir d’un yajna. Il avait souri faussement en m’adressant ces mots...

Qu’est-ce qui dérangeait tant ? Excepté les guérisons qui passaient par mes mains, je m’efforçais de tout brider

en moi car mon souci était de ne pas nuire à Lamaas qui me protégeait et continuait à m’instruire autant qu’il le pouvait.

Un soir que nous mangions des pooris130 accompagnés d’une sauce aux légumes fort épicée, Lamaas et un

130 Sorte de petite galette de pain soufflé traditionnel dans l’alimentation in-dienne.

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brahmine de ses amis lancèrent la discussion à ce pro-

pos.

Ŕ « Veux-tu savoir ce qui dérange, Jeshua ? C’est que tu

exprimes une liberté à laquelle personne n’est prêt. Pas uniquement dans ce que tu dis et dont tu contrôles maintenant mieux les effets... mais également dans ce

que tu accomplis.

Regarde ce qui sort de tes mains ! Nous le savons

bien... tu n’es pas le premier à manifester cela. Il est des Maîtres, vers le Nord surtout, dont on affirme qu’ils pra-

tiquent ainsi que tu le fais.

Mais surtout... il y a cette étrange autorité qui t’habite et qui te fait aller chercher en nous... soit ce que nous

avons absolument besoin d’entendre... soit ce que nous ne voudrions vraiment pas entendre.

Tout cela, vois-tu, provoque la jalousie et la crainte parmi les habitants du grand temple, chez les

Shastryas131 et enfin chez tous ceux qui ont un peu de pouvoir ici. Et puis, n’oublie pas que tu viens de loin... C’est toujours suspect. »

Ŕ « Maître Lamaas... ai-je fait, je ne peux pourtant pas me renier ni étouffer la Vie en moi. Je continue

d’apprendre et ... j’attends par-dessus tout de voir là où mon Père va faire déborder mon cœur à n’en plus finir. »

Je crois avoir laissé échapper un léger sanglot en prononçant ces mots. J’avais presque la sensation de devoir m’excuser d’être ce que j’étais. Malgré tout, en

amont de cela, j’étais de plus en plus convaincu que viendrait un temps où Ce qui me portait serait trop

131 Les Shastryas constituent la caste des "guerriers, des chefs et des adminis-trateurs". Leur suprématie vient immédiatement après celle des Brahmines.

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puissant et finirait par exploser. Je ne pourrais pas tou-

jours tout brider...

Et puis, il y avait Aruni qui, même dans sa discrétion,

ne me simplifiait pas la vie. Elle se faisait de plus en plus présente, multipliant à souhait les amies ou parents éloignés qui avaient supposément quelques troubles de

santé ou des plaies tenaces. Tous lui servaient de pré-texte. Impossible de ne pas comprendre qu’elle s’était

attachée à moi...

Je l’aimais bien, Aruni, mais... mais ce "mais" était

justement de trop et je trouvais difficile de lui faire de la peine par mon impassibilité. Alors, je cherchais cons-tamment une porte entre la douceur qui était naturelle-

ment mienne et la distance que je voulais conserver. Je savais bien que sa place n’était pas à mes côtés, et que,

tôt ou tard, une réflexion publique de ma part provo-querait une terrible tempête dans l’univers qui était le

sien.

Par bonheur, un été, la porte espérée s’est ouverte d’elle-même. Les apparitions d’Aruni se sont faites de

plus en plus espacées... et on m’a dit qu’elle allait épouser un pêcheur, que celui-ci avait enfin pu réunir la somme

nécessaire à une dot puis que le mariage était fixé. J’en ai été heureux pour elle. C’était mieux ainsi.

Cette époque coïncida avec l’intensification de ce qui se produisait et qui prenait corps par mes mains. Ce n’était plus seulement de l’huile et parfois des cristaux de sel qui

s’y manifestaient mais des matières granuleuses aux senteurs variées dont l’usage exact m’était suggéré "du

dedans" en fonction de la personne que je soignais. Cer-taines étaient à avaler, d’autres à appliquer en onction.

Puis, un matin, juste après mes ablutions, c’est une masse dure et relativement importante que j’ai soudain

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senti prendre corps dans le creux de ma main droite... Je

venais de donner naissance à une pierre plate dont les marbrures brunes dessinaient très précisément une

étoile à huit branches !

Je garde particulièrement en mémoire la vague de douceur qui est alors montée en moi, un frisson de re-

connaissance envers la beauté de l’Instant.

Mais, d’où "cela" venait-il et pourquoi et comment ? Le

signe de l’Étoile était si tangible et lourd de sens que je ne pouvais manquer de m’interroger. Était-ce Élohim qui

m’assurait de sa Présence et de la justesse de mes pas ou était-ce... moi-même qui m’envoyais un message ?

Ma question se justifiait car, bien souvent dans mes

prières, l’image d’une telle pierre ressemblant un peu au médaillon de Salomon, était venue s’imprimer d’elle-

même derrière mes paupières closes... Et Ŕ je devais le reconnaître Ŕ c’était précisément ce qui venait de se

passer avec une intensité particulière lors de mes der-nières ablutions. J’avais perçu la pierre avec précision avant qu’elle n’apparaisse...

Depuis toujours, je vivais avec la certitude du pouvoir créateur de la pensée ; non seulement j’étais né avec elle

mais elle m’avait été enseignée par tous mes instructeurs. Il y a toutefois un fossé entre accepter la logique d’une

leçon et en vivre les effets dans sa chair.

L’instant était trop précieux... Je suis sorti de Ie Nagar par un sentier qui s’enfonçait à travers les rizières jusqu’à

trouver un endroit paisible sous un gros arbre aux ra-cines noueuses. Quelques buffles traînaient dans les

parages ; ils n’avaient que faire de ma présence mais moi j’aimais la leur...

Je me suis assis là puis j’ai laissé mon cœur parler. Cela me semblait tellement plus facile et plus vrai dans la

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nature et la poussière que dans n’importe quel temple !

« Awoun, Père invisible et pourtant si présent en mon

âme,

Descends dans ma chair et prends-la.

Éclaire mon regard et sois le prolongement de mes

mains.

Puisse alors Ton Dessein être le Souffle

Qui trace ma route.

Awoun, Père invisible, je Te remercie pour Ta Parole

sans mots,

Pour Ta Lumière sans ombre

Et pour les secousses de Ton Mouvement en moi.

Awoun, Père invisible et pourtant si présent en tout,

Dis-moi comment T’offrir ma vie Puisqu’elle est déjà

tienne.

Dis-moi comment ne jamais oublier qu’elle est Tienne

Et dis-moi comment me faire à jamais Tien en elle... »

La Chair, la Lumière, le Verbe, le Mouvement, le Don...

et la Mémoire de l’Unité... C’était le sens et la puissance de "tout cela" que j’appelais en moi. Je ne voulais rien de

moins ! Et ce n’était nullement la volonté de Jeshua qui s’exprimait dans une telle demande. C’était celle d’un

bourgeon qui commençait à éclore, celle aussi de Sa-nanda qui émergeait et qui n’aspirait qu’à la Fusion et au Service.

Soudain, j’ai senti un souffle chaud dans mon cou, comme une haleine animale forçant à l’ouverture des

yeux... L’un des buffles s’était rapproché et se penchait

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sur moi. Une présence sauvage mais tendre et réconfor-

tante qui m’invitait à comprendre que le Ciel me répon-dait déjà par la Terre. Sans attendre, mes paupières se

sont donc refermées d’elles-mêmes...

Alors, progressivement, tout s’est mis à tourner en mon centre, obligeant chacune des particules de lumière qui

tissaient le corps de mon âme à se laisser emporter dans une spirale ascendante. J’ai lâché prise... J’allais quitter

mon enveloppe charnelle...Tous les signes étaient là. Plus un seul bruit, plus rien d’autre qu’un tourbillon de

gouttelettes iridescentes dans l’écrin d’une paix infinie. Cela n’a pas duré... le passage m’était devenu si familier !

Déjà, je me tenais au-dessus de mon corps avec

l’enivrante sensation de m’être intégré aux feuillages de l’arbre sous lequel je m’étais assis. Le buffle se tenait

toujours là, il me reniflait maintenant l’épaule.

J’aurais voulu que cela s’éternise... C’était tellement

simple et bon ! Seulement voilà... on ne parvient pas à s’asseoir sur le moindre nuage intérieur quand on a dé-cidé de se mettre à jamais debout en soi-même. Ne s’étire

et ne s’éternise que la poussée de du Souffle par lequel l’Éternité elle-même se dessine...

Sans plus attendre, mon regard a plongé sur et dans mon corps à la vitesse de l’aigle. Il en parcouru tous les

espaces, il s’est faufilé au plus secret de sa chair et de la vapeur lumineuse qui en était le moule132. Il a compris le réseau de ses canaux subtils, il s’y est promené longue-

ment, longuement, comme s’il glissait sur des fleuves à la clarté de la lune, pleinement conscient du sens du voyage

132 Il s’agit bien sûr ici d’une allusion { l’organisme éthérique comparable à une "vapeur électrique" et qui sert effectivement de "moule" au corps phy-sique, auquel il préexiste.

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qu’il accomplissait.

Ils étaient larges, ces fleuves de lumière 133 qui irri-guaient mon corps, de la plante de mes pieds jusqu’aux

extrémités de mes doigts et je voyais cette énergie que l’on nomme prâna y circuler à un rythme effréné. Elle les dilatait à l’extrême... C’était elle qui ouvrait la porte à

l’expression de tout ce qui prenait forme par mes mains, l’huile, le sel, toutes ces matières sableuses et enfin cette

pierre porteuse du sceau de l’Étoile d’Élohim.

Oui, ces fleuves qui parcouraient mon corps et qui

parfois se jetaient dans des lacs le long de mon dos134, étaient bien le chemin emprunté par l’invisible pour se révéler au Visible. Ce que j’avais toujours su dans mon

cœur et dans ma conscience, je le connaissais mainte-nant jusque dans ma chair...

J’en avais la claire pénétration, observateur humble mais émerveillé non seulement du Travail du Divin en moi

mais aussi de ma ténacité d’homme s’efforçant de prier, de réciter des mantras, de maîtriser ses pensées et aussi sa respiration.

À l’évidence, je n’étais plus simplement ce petit moine du Krmel qui avait grandi ; j’étais en train de reconquérir

le Feu de Zérah Ushtar et la silencieuse assurance d’un certain Sananda...

Enfin, tout en douceur et sans émotion, mon âme est redescendue dans ma chair à l’ombre de l’arbre et sous le souffle chaud du buffle.

Jamais je n’allais oublier l’importance de ce que je

133 Les nadis. Pour information, voir "Le grand livre des thérapies esséniennes et égyptiennes", chapitre II, Ed. Le passe-Monde.

134 Les chakras.

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venais de vivre. Il est, dans toute vie, des instants

d’intégration qui résonnent au-dedans de nous tels des rendez-vous... Tout alors est là, avec une extraordinaire

justesse, parfaitement à sa place... le jour, le moment, la luminosité, le décor et ses acteurs et puis, surtout, l’innocence du cœur.

Cela m’a pris beaucoup de temps afin de parvenir à faire le moindre mouvement. Mon esprit était si totale-

ment en paix qu’il imbibait ma peau, mes muscles, mes viscères et mes os. Je le sentais vivre et respirer dans

chaque parcelle de mon corps. Esquisser un premier geste, puis un second m’a été difficile, presque doulou-reux.

Lorsque j’ai regagné tranquillement la vie qui était devenue mienne à Ie Nagar, j’ai éprouvé la certitude

d’avoir beaucoup vieilli en l’espace d’un temps très court.

En vérité, c’est à partir de ce jour-là que j’ai réalisé

dans son ampleur ma capacité à générer des formes, des objets, à les matérialiser à partir du creux de mes mains. L’évidence s’en est imposée.

La Lumière que l’Éternel m’offrait à volonté se révélait être une sorte de matière malléable au gré de mon in-

tention, de ma volonté et de mon cœur. Il me suffisait de visualiser sous tous ses aspects confondus un objet, quel

qu’il soit, de concentrer ma volonté et... de savoir de-mander sans le plus petit doute et "cela" prenait aussitôt

corps entre les paumes de mes mains ou encore là où je l’avais souhaité.

En ces jours de métamorphose à Ie Nagar, je n’ai sur-

tout pas voulu en faire la démonstration. Une telle atti-tude m’aurait semblé incongrue et j’aurais été persuadé

de salir la Force qui m’était proposée.

Rien ne devait être dilapidé mais tout devait s’exprimer

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à point, en son temps exact et nécessaire...

Insensiblement, les mois et les saisons se sont à nou-veau écoulés, me poussant à sortir de plus en plus de Ie

Nagar Ŕ trop trépidante à mon goût Ŕ pour cheminer parmi les villages avoisinants. Là aussi il y avait à soigner et puis, d’abord, à enseigner l’Unité du Divin et son ac-

cessibilité à chacun.

À vrai dire, c’était cette dernière notion qui s’avérait la

plus délicate à formuler et à faire accepter. Rien ne ser-vait, ne cessais-je de répéter, d’aller faire toutes sortes

d’offrandes dans les temples si rien ne changeait dans les cœurs. On n’achetait pas la douceur de vivre... et ce n’était pas les brahmines qui parleraient à notre place à

Jagannâtha ni même à Shiva !

Qui comprenait un tel langage ? Parfois, je l’avoue, je

me décourageais un peu. Parfois aussi, j’avais la sensa-tion que ce n’était pas moi qui enseignais mais qui, au

contraire, était enseigné. J’apprenais à affiner mon "vo-cabulaire d’âme", mes "images cardiaques" et à tout ré-duire à sa plus élémentaire expression afin de remettre à

chacun la nécessité et le sens de sa propre croissance. Mais, encore une fois, qui comprenait ou Ŕ plus exacte-

ment Ŕ qui avait envie de comprendre et d’être dérangé dans sa vie ?

Alors, de plus en plus fréquemment, ma fougue me poussait à en revenir, de fil en aiguille et malgré les

rappels de Lamaas, à l’aberrant système des castes qui verrouillait l’avance de ce peuple auquel je m’adressais et que j’aimais.

Il y eut un matin où la coupe s’emplit plus que d’habitude. Je venais juste de sortir de la ruelle où au-

trefois Aruni vendait ses herbes.

Celle-ci avait déjà eu deux enfants de son mariage et on

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m’avait appris qu’un conflit s’était révélé au sein même de

la caste à laquelle elle appartenait...

Elle était fille de pêcheur, épouse de pêcheur, alors elle

ne devait plus se tenir avec les marchands d’herbes et de légumes... Elle n’aurait d’ailleurs jamais dû être parmi eux135 ! Lorsque j’avais su cela, j’en avais été heurté ;

toutefois je ne pouvais me révolter contre tout...

Ce fut donc une toute autre chose qui me fit hausser le

ton.

En arrivant à l’angle d’une impasse où j’avais déjà

observé que le soleil ne pénétrait jamais, j’ai remarqué deux silhouettes humaines adossées à un mur, celles d’un vieillard et de sa femme, vraisemblablement.

Leur dénuement était à l’évidence extrême à en juger par leur état de maigreur et leurs vêtements en haillons.

Je m’en suis approché et j’ai tout de suite vu que la femme avait une main infectée ; celle-ci avait doublé de

volume. Bien évidemment, je me suis agenouillé devant eux pour voir ce que je pouvais faire. C’est alors qu’une voix est venue me frapper en plein dos.

Ŕ « Laisse, Svame... Laisse ! Ils sont impurs ceux-là, on ne les touche pas... À chacun son lot ! »

Je me suis relevé et retourné pour voir qui me parlait ainsi. C’était l’aîné d’un groupe de jeunes que je croisais

parfois en bordure de mer. Des pêcheurs... et, parmi eux, un frère d’Aruni.

Ŕ « Pourquoi ? » ai-je simplement fait.

Ŕ « Ces deux-là sont impurs, tout le monde le sait...

135 Il existait { l’intérieur de chaque caste des subdivisions par professions distinctes – les "jati" -, ce qui contribuait à fragmenter plus encore la société. Cet état de fait continue plus ou moins d’exister aujourd’hui encore.

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Alors je te le répète, continue ta route. Ils sont pleins de

l’odeur du bois brûlé et des cadavres. Tout le monde les connait, ils ont travaillé toute leur vie aux bûchers de

crémation à la sortie de la ville. Et toute leur famille est comme eux ! »

C’était à prévoir... j’ai aussitôt senti une vague défer-

lante de peine et de révolte se dérouler en moi. Elle venait de loin dans mes profondeurs, de trop loin pour que je

puisse la contenir...

Je me souviens que les mots qui sont sortis de ma

poitrine ont eu la puissance d’un cri de douleur et de rejet d’un ordre du monde dont je ne voulais pas.

Haut et fort, j’ai dit "Non" face à tous ceux qui étaient là

et dont le nombre ne faisait que grossir. Non à l’indifférence, non à la cruauté, à l’iniquité, non à la stu-

pidité, à l’orgueil et à l’égoïsme. Puis, j’ai voulu parler du Tout-Puissant, de Celui qu’ils faisaient semblant

d’honorer dans leurs temples... L’Amour en moi se mêlait incroyablement à la révolte et à une si terrible tristesse...

Alors, il y eut un mouvement dans la foule et je me suis

fait huer. On m’a hurlé de retourner là d’où je venais. Il s’en est même trouvé pour me bousculer.

Comme je ne répondais pas et que Ŕ d’elles-mêmes, aurait-on dit Ŕ mes oreilles avaient décidé de ne plus rien

entendre, la foule a fini par se lasser de ses propres in-vectives et s’est enfin dispersée.

Le vieillard et sa femme avaient quant à eux disparu.

J’avais bien compris qu’ils étaient "hors-caste", "intou-chables", et donc du même peuple que les "Dom" de Kashi

ou que la "vieille" Svarasvati dont les yeux étaient comme

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des perles claires, à Pushkara136...

J’ai en mémoire m’être senti anormalement calme sur le trajet menant au lieu où je vivais toujours avec Lamaas.

J’étais résolu à tout raconter à ce dernier, ni heureux ni honteux de l’énergie qui m’avait secoué.

Lamaas, lui, n’a rien dit de particulier. Il s’est contenté

de sourire et de hausser doucement les épaules comme pour dire : « Que peut-on y faire ? Si cela passe à travers

toi... »

Cela faisait maintenant cinq années révolues que nous

partagions la même vie, qu’il m’avait en quelque sorte adopté et était donc accoutumé à l’incandescence de mon âme. Il m’a seulement et finalement conseillé d’attendre

quelques jours avant de retourner dans les ruelles de la ville, le temps que certains esprits échauffés s’apaisent

un peu. Je partageais la sagesse de son avis.

Bien évidemment, mes paroles d’équité, de bon sens et

de compassion ne déplaisaient pas à tous. Toutefois, ceux qui les acceptaient, n’avaient que très rarement le cou-rage de le dire ouvertement.

L’humanité est ainsi... Où que l’on aille et quelle que soit l’époque que notre âme visite, il se trouve toujours

beaucoup plus de femmes et d’hommes pour se joindre Ŕ même passivement Ŕ à ceux qui agressent que pour se

porter à la défense de ceux qui sont agressés. Emprunter un chemin qui descend est certes beaucoup plus facile que de choisir celui qui monte !

Me conformant aux conseils de Lamaas, il m’est très souvent arrivé de me laisser aller à de longues réflexions

entrecoupées de non moins longues lectures des Écrits

136 Voir note 109.

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disponibles dans le temple. Un jour, mon regard s’est

posé différemment sur eux et sur tous ceux qui avaient contribué à me former depuis toujours.

Je me suis alors fait la réflexion qu’il était surprenant que les Textes consacrés à la Voie de l’Esprit parlent si peu de courage et de lâcheté, en d’autres mots de la na-

ture de l’engagement de l’être dans la vie et de ses con-séquences...

La nature de l’engagement... C’était si important à mes yeux ! Parler de l’Esprit sans se préoccuper de la justesse

de l’ordre de ce monde, dissocier le vertical de l’horizontal était pour moi un non-sens, un travers dans lequel je me promettais de ne jamais tomber.

Enfin, un matin, je me suis décidé à sortir de ma "re-

traite forcée". J’ai à nouveau franchi les enceintes du temple et de ses dépendances puis, discrètement, à tra-

vers les ruelles et les placettes grouillantes d’une vie toujours aussi colorée et odorante, j’ai poussé mes pas jusqu’à l’océan. Qu’allait-il me suggérer de faire avec ses

rouleaux chargés de sable ? Serait-il porteur d’une révé-lation ?

Je n’ai pas eu à m’interroger longtemps quant à la di-rection qu’il me fallait prendre ni quant au mouvement

intérieur à enclencher...

La journée s’est déroulée sans encombre, j’avais même eu la sensation d’être transparent partout là où j’allais.

Nul ne semblait me voir. Et puis, le crépuscule est arrivé, apparemment semblable à tous les crépuscules de Ie

Nagar.

Alors, ainsi que j’aimais à le faire, je me suis mis à

flâner seul à travers les différentes cours du grand temple de Jagannâtha. C’était ma façon de rassembler mes

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pensées et d’en dédier la quintessence à Awoun avant

d’inviter le sommeil...

Je me tenais juste à proximité d’une large vasque de

bronze dont on venait d’attiser le feu pour la nuit. Malgré son trépied, celle-ci était assez basse et j’aimais en être proche pour mieux jouir de la danse mystérieuse de ses

flammes sur leur lit de braises.

Soudain, j’ai cru entendre un bruit de pas précipités

derrière moi, une sorte de martellement de pieds nus sur le sol... Je n’ai pas eu le temps de me retourner...

Quelqu’un m’avait déjà violemment poussé vers la vasque. C’était inévitable, tout le flanc gauche de mon corps a basculé dans les braises.

J’ignore ce qui s’est alors exactement passé mais tout est allé très, très vite. En un éclair, j’ai senti une matière

solide, résistante sous ma main droite et qui ne pouvait être celle du rebord de la vasque. De toutes mes forces, je

m’en suis servi comme point d’appui pour tenter de me redresser. Ce fut le geste irréfléchi et presque animal qui m’a sauvé...

Je me suis retrouvé allongé sur le sol, haletant, le re-gard involontairement dirigé vers l’extrémité de la cour, là

où trois ou quatre silhouettes finissaient de s’enfuir à toutes jambes.

Je me suis relevé d’un seul bond, sans attendre, in-capable de réaliser ce qui venait de se produire. Aba-sourdi, j’ai fait quelques pas...

C’est seulement à ce moment-là que je me suis aperçu d’une douleur qui montait tout le long de mon bras et de

mon flanc gauches. J’étais profondément brûlé... Il faisait presque nuit et le mieux était de rejoindre immédiatement

Lamaas dans notre grande cellule commune.

Je ne sais plus vraiment quelles ont été mes explica-

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tions car je ne voulais accuser personne. Ce devait être un

accident et c’était tout...

Lamaas, toutefois, a sans la moindre hésitation com-

pris ce que je refusais d’admettre... On avait bel et bien attenté à ma vie. Je dérangeais trop !

Je n’oublierai jamais avec quel soin, en ce début de

nuit, le vieil homme s’est occupé de mes plaies à vif.

À la hâte, il a préparé deux variétés de boues à partir de

terres et d’herbes différentes puis il en a enduit avec précautions mon bras et mon côté brûlés. La douleur

était lancinante et je m’efforçais de la contrôler en res-pirant selon des rythmes que j’avais appris.

Intérieurement, je me suis mis à prier d’une façon

spécifique, selon des cycles ternaires, afin que ma pensée reste centrée sur mon cœur et ne s’éparpille pas au gré de

quelques réflexions confuses. Ce furent de bien éprou-vantes heures...

Une partie de la nuit s’est écoulée ainsi... Lamaas a fini par s’allonger, épuisé, mais continuant malgré tout à réciter des mantras à voix haute. Il me tardait tant que ce

soit l’aube !

Dans le temple, quelqu’un a fait résonner une cloche...

J’ai alors eu l’idée d’appeler... Appeler Élohim... Cela m’était si rarement arrivé au fil des années !

Élohim ne m’avait-il pas fait une sorte de promesse en haut du Thabor ? Là, il ne pouvait pas ne pas m’entendre...

Dans le silence qui imprégnait à nouveau le temple tout entier, je L’ai appelé sans mots humains mais avec cette

espèce de rugissement douloureux qui parfois parvient à s’échapper du plus profond du cœur.

Ŕ « Élohim ! Élohim ! » répétaient aussi à leur façon les

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soubresauts de mon corps, pareil à celui d’un animal

blessé.

À un moment donné, j’ai ressenti le besoin d’ouvrir les

yeux... L’obscurité de la pièce s’était teintée d’une dou-ceur lunaire et, au-dessus de moi, j’ai distingué deux mains, deux mains et un regard, immense et de totale

compassion.

Ŕ « Oh... te voici, vous voici... » ai-je fait à voix basse.

Je n’ai pas pu quitter la Présence du regard... Elle anesthésiait ma douleur, elle me rendait à moi-même et

me forçait au sourire.

Au bout d’un temps que je ne saurais définir, un es-pace de tendresse et de complicité, mes paupières se sont

enfin fermées d’elles-mêmes et j’ai sombré dans le som-meil... Torpeur...

Lorsque je me suis réveillé, le soleil était déjà haut et

inondait une bonne partie de la pièce. Délicatement, Lamaas finissait de passer un peu d’eau sur mon bras et mon côté brûlés ; il en diluait les boues déposées la veille

au soir. Je me laissais faire, l’âme totalement en paix et le sourire de la nuit toujours sensible du dedans de mon

visage.

Ŕ « Jeshua, mon frère... regarde... » a balbutié Lamaas

après avoir un peu hésité.

Je me suis relevé à demi, puis j’ai cherché mon bras et mon côté gauches. Aux emplacements des terribles

brûlures de la veille, il n’y avait plus que quelques taches légèrement rosées...

J’ai deviné un sanglot contenu dans la voix du vieux brahmine.

Ŕ « C’est Anahita, n’est-ce pas ? C’est sa Lumière qui est

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venue te guérir... Elle m’a réveillé, cette nuit. Ne dis pas

non ! »

Ŕ « Maître Lamaas, ai-je répondu, elle n’est pas seu-

lement venue me soigner, elle m’a parlé et montré des images... Mon temps est révolu ici ; je dois partir et re-joindre à nouveau les cimes enneigées. On m’y attend... »

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Chapitre 23

Vers ma vingt-deuxième année...

« Quelque chose ne va pas en ce monde... Il navigue entre un appel désespéré à l’Amour et la soumission à l’ordre de

l’atrocité... »

Cette pensée m’a habité durant quelques jours après la violente agression dont j’avais fait l’objet. Elle a résonné

en moi telle une simple constatation totalement dé-pourvue d’amertume mais distillant malgré tout un peu

de tristesse en mon âme.

En vérité, elle servait plutôt de ferment à celui que

j’étais en train de devenir ; elle renforçait ma détermina-tion à mettre le Feu au cœur des hommes pour qu’ils trouvent la Soif de grandir... Oui, je prendrais ma place et

j’offrirais tout pour le meilleur de ce qui pouvait être es-péré !

Désormais, mes jours à Ie Nagar appartenaient bel et bien au passé...

Comme par défi à l’obscurité, j’ai fait fièrement plu-sieurs fois le tour du grand temple de Jagannâtha et de ses ruelles avoisinantes, je suis allé saluer l’océan puis un

matin, très tôt, j’ai ramassé mon sac de toile et j’ai quitté la ville.

Je n’étais pas seul, toutefois. Lamaas avait décidé de m’accompagner dans ma remontée vers le Nord et ses

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hauts sommets. Il était convenu que nous marcherions

ensemble jusqu’à une ville nommée Rajagriha, un peu à l’Est de Kashi. Il y connaissait un prêtre fort érudit dans

l’art thérapeutique des herbes et des onguents, un homme dont la rencontre, affirma-t-il, ne manquerait pas de m’intéresser. La région entière, d’ailleurs, était réputée

regorger de plantes aux vertus surprenantes. Après Ra-jagriha, Lamaas me laisserait poursuivre ma route et

rejoindre mon destin...

Elle fut un peu étrange cette matinée qui nous a réu-

nis, lui et moi, laissant derrière nous Ie Nagar et em-pruntant un vague chemin à travers la campagne.

Un décor souvent aride, parfois éclaboussé de grandes

taches verdoyantes et parcouru de temps à autre par de petits troupeaux d’éléphants.

De village en village, notre avance fut à la fois difficile et douce. Difficile en raison de la chaleur qui nous accablait,

douce à cause de la complicité qui nous unissait et de la profondeur de ce que nous pouvions échanger.

Il m’est arrivé d’avoir la sensation que c’était le vieux

Yosh Héram qui continuait de marcher à mes côtés mais que celui-ci avait seulement changé de visage comme

pour me renvoyer mon image, m’éviter de parler seul ou encore aux buffles croisés en chemin.

C’est au cours de l’une de ces longues journées de marche que Maître Lamaas, bâton à la main, m’apprit qu’il était en réalité prêtre de Brahma plus que de Vish-

nou sous la forme de Jagannâtha.

Ŕ « Que cela change-t-il ? lui ai-je alors dit. »

Ŕ « Rien, en réalité, Jeshua... Si j’ai autrefois prononcé mes vœux avec la Présence du Seigneur Brahma au cœur,

c’était parce qu’il me semblait ainsi regarder "plus haut", je veux dire au-delà de Ce qui prend corps et se mani-

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feste... derrière la danse de la Maya, l’Éternelle Illusion-

niste. Aujourd’hui, cependant, je ne vois plus les choses tout à fait de cette façon. J’ai compris que Brahma

Lui-même fait partie de cette danse... »

Ŕ « Ce n’est peut-être pas Lui qui en fait partie... mais l’image que nous nous en faisons. Ne crois-tu pas ? »

Lamaas m’a regardé avec un petit air enjoué tout en lissant sa barbe et en ralentissant le pas.

Ŕ « Bien sûr... mais si cela te paraît évident à toi, cela l’est pour si peu ! Tellement peu ! Vois-tu comme moi ce

qui se passe ? Où que je dirige mon regard, je ne ren-contre que des hommes qui ne parviennent à vénérer que des formes et des noms. Des reflets... Ils y placent toute

leur dévotion, parfois jusqu’à l’absurde. On peut lire cent fois les Écrits, Jeshua, et adopter leur profondeur dans

notre tête mais ne pas les vivre le moins du monde...

C’est le Brahman Suprême que toi et moi cherchons et

servons... L’Ultime Réalité Cosmique et Indifférenciée ! Nous vénérons le Triangle Sacré car cette Terre et les masques que nous portons en sont issus mais... »

Ŕ « ... mais, en toute vérité, c’est derrière Lui, derrière ce Triangle que nous regardons... »

Je n’avais pu m’empêcher de terminer la phrase de Lamaas tant je buvais le sens de ses paroles et les faisais

miennes.

Mon compagnon s’est arrêté sur le champ et m’a ob-servé intensément ; un large sourire illuminait son visage.

Quant à moi, je ne pouvais me taire car des mots se présentaient tout seuls sur mes lèvres et je ne pouvais les

retenir.

Ŕ « Maître Lamaas... ce n’est pas seulement à la mé-

tamorphose de ce regard que je veux participer, mais à

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celui que tous les hommes et toutes les femmes posent

sur eux-mêmes.

Chacun d’eux, chacune d’elles entretient une idée

fausse de sa propre réalité et de celle de ce monde... une idée affaiblie, déformée, tronquée, une idée qui fait que nul ne parvient à vivre l’Unité du Brahman. Tu me com-

prends, n’est-ce pas ?

Ce Brahman Suprême, est-il ce Père dont je te parle si

souvent ? Est-il Awoun ? Oui, il l’est ! Mais il n’est pas l’Awoun des premières leçons de mon enfance, pas Celui

des prières qui sous-entendent récompenses et puni-tions. Il est Celui de mon cœur, Celui dont "l’absence de Temps" signifie Respiration et Espace. Celui qui vit en

nous... sans intermédiaire !

Vois-tu, je crois que le désir de l’Infini est gravé en

chacun de nous, même au plus sombre de l’engourdissement. C’est lui qui nous pousse, jusque

dans l’amnésie, vers un "toujours plus". Alors... je pense qu’il nous faut avant tout réapprendre à choisir la direc-tion de ce "toujours plus". À l’horizontale ? À la verticale ?

Ou, très précisément, à leur point de jonction ?

Te souviens-tu des premiers mots que tu m’as lancés,

le soir de notre rencontre ? : « De quoi es-tu enceint ? ». Ils étaient d’une si belle puissance !

Ce sont des mots semblables que je voudrais que tout être humain puisse un jour entendre dans sa vie et c’est pour que le plus grand nombre en appelle de tels qu’il

m’importe de sonner le Réveil. Stimuler la conscience... »

Cette fois, ce fut au tour de Lamaas de m’interrompre.

Ŕ « Devenir conscient ? Je marche maintenant dans les pas de ton âme, mon frère, et je te suis, tu le sais... Mais

la question reste toujours la même : Qui veut être cons-cient ?

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En réalité, apprendre à être conscient, c’est accepter de

se charger d’un fardeau. C’est à cause de la volonté que cela exige que la conscience ne nous est pas donnée

d’emblée. Cette volonté, je la vois comme l’axe d’une clef sacrée. Et, tu le sais aussi, il faut beaucoup, beaucoup marcher avant que le fardeau de la conscience ne de-

vienne couronne. »

Un soir, alors que le ciel rougeoyait comme jamais, nous sommes parvenus à Rajagriha. C’était une bourgade

tranquillement assise aux pieds de sept collines, ce qui faisait dire à beaucoup qu’elle était née là de quelque divine volonté.

De fait, la nature s’y montrait particulièrement agréable et accueillante, non pas qu’elle fût luxuriante,

loin de là, mais parce qu’elle était extrêmement diversi-fiée. Il était facile de comprendre pourquoi on y cultivait

les herbes et les plantes thérapeutiques.

Aussi bien dans la ville que dans la campagne alen-tours, tout dégageait une certaine beauté dans sa sim-

plicité et tout sentait bon. Il est des lieux, comme cela, qui paraissent dire, plus qu’ailleurs, que l’âme de la Nature

est en paix avec elle-même et avec les hommes.

Lamaas connaissait un peu Rajagriha et, de mémoire,

il n’eut pas trop de difficulté à se diriger dans l’enchevêtrement de ses ruelles pour arriver à la maison de son vieil ami. Celui-ci était un brahmine dédié au culte

de Shiva, ainsi que l’indiquait explicitement un gros lin-gam de pierre brute trônant à proximité de sa porte.

On l’appelait Sushliya et c’était un homme affable dont on percevait rapidement qu’il était un puits de connais-

sances dans son domaine, celui des plantes, des huiles et des onguents. Au sortir du Krmel, j’aurais été enthou-

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siasmé par une telle rencontre, tout imprégné des leçons

du Frère Joaquim que j’étais encore.

Beaucoup de choses, évidemment, s’étaient produites

dans ma vie depuis ces années passées à rude école... Si je n’avais rien oublié des essences herbales et de l’usage des plantes, le temps qui s’écoule, laboure, sème et fait

fleurir m’en avait toutefois un peu éloigné au profit de Ce qui voulait absolument passer par mes mains. Notre sé-

jour chez Sushliya ne fut donc pas aussi marquant pour moi qu’il aurait pu l’être et que ce qu’espérait sans doute

Maître Lamaas.

En fait, Sushliya ne pouvait discourir que de ses plantes et des substances qu’il en tirait. Son érudition en

devenait parfois épuisante et presque anesthésiante. Et puis, le vrai sourire lui manquait. Non pas celui de la

courtoisie, mais celui qui traduit la joie de l’âme au contact de l’esprit. Sa demeure se tenait dans sa tête, un

fait étonnant pour un homme qui, dans sa jeunesse, avait reçu un véritable cadeau de l’Éternel.

L’histoire de cet événement est venue à notre con-

naissance un jour où, autour d’un plat de lentilles, je suis parvenu à lui poser une question au beau milieu de

l’enchevêtrement de ses explications érudites.

Ŕ « Frère Sushliya, lui ai-je dit, une chose m’intrigue...

tes connaissances des plantes et des herbes sont si ap-profondies... si intimes qu’elles me donnent la sensation que tu descends au cœur même des végétaux. Y a-t-il un

Maître qui t’a enseigné tout cela ? Où puises-tu tout ce savoir si complexe ? »

Je revois encore la mine qu’a faite le prêtre en lissant de la main son crâne dégarni. Son front n’en finissait pas de

se plisser... Manifestement, ma question était la dernière à laquelle il s’attendait.

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Ŕ « Oh... marmonna-t-il enfin, tout cela n’est consigné

nulle part... et il n’y a pas de maître qui se cache derrière toutes ces données. Veux-tu vraiment savoir ? »

Ŕ « C’est la chose qui m’intéresse le plus, à vrai dire. Ton savoir est fascinant, mon frère, comme tous les savoirs intenses... mais je suis moins captivé par ces derniers que

par les chemins qui y mènent car j’ai toujours observé que ce sont les itinéraires qui transforment. Ils le font

bien davantage que le but vers lequel ils nous condui-sent.»

D’abord un peu déconcerté puis visiblement heureux de la porte que je l’incitais à pousser, Sushliya a alors entamé son récit, celui d’une expérience que Maître La-

maas lui-même semblait n’avoir jamais entendu de la bouche de son ami...

Ŕ « Je n’avais guère plus de quinze ou seize ans à l’époque. Entre l’étude des Écrits et les services que je

devais au temple afin d’y succéder à mon père, j’aimais faire de longues promenades parmi la nature sauvage des collines. C’était le parfum des plantes que j’y aimais

surtout car j’ignorais tout de leurs vertus, même si un ou deux sages dans leurs cabanes de pierres m’avaient déjà

proposé de m’enseigner à leur sujet.

Un jour, un événement a tout fait changer... En glis-

sant sur un rocher, je suis violemment tombé jusqu’au fond d’un creux de terrain très accidenté. Arrivé en bas, je me suis aussitôt relevé, persuadé qu’il n’y avait là rien de

grave.

Rien de grave, non... si ce n’est que l’instant d’après j’ai

vu mon corps entaillé de toutes parts couché, immobile et inconscient dans un amoncellement de roches et de

cailloux. J’ai vite réalisé ce que cela devait signifier mais je ne voulais pas y croire. Venais-je de mourir ? Ce n’est

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jamais à soi, en principe, que ces choses arrivent... »

Sushliya s’est alors interrompu un moment dans son récit. Il était ému. Lorsqu’il a enfin pu le poursuivre, il y

avait une telle intensité dans sa voix que celle-ci m’a emporté tout entier dans le voyage qu’elle décrivait...

C’était un voyage d’âme, un de ceux qui bouleversent

une vie.

Sushliya nous raconta, avec mille détails, s’être sou-

dainement trouvé face à ce qu’il appelait "les esprits des plantes". Dans un monde sans décor, mais d’une clarté

totale, ces esprits étaient venus en nombre le rencontrer. Chacun d’eux, affirma-t-il, s’était présenté afin de lui montrer ce qu’il avait interprété comme étant "la clef de

leur cœur". Leur langage avait alors été celui des images.

Ŕ « Des images ? » ai-je demandé pour l’aider dans ce

qu’il avait du mal à exprimer.

Ŕ « En vérité... je devrais dire des symboles, très com-

plexes. Ces symboles, je savais intuitivement et sans le moindre doute, qu’ils représentaient le "plan de leur âme137", ou encore la "structure du moule" dont leur

corps de matière végétale était fait.

Je ne saurais comment l’exprimer mais "on" m’a

montré de quelle façon agir sur ce plan ou cette structure, par où l’ouvrir avec respect, comment y pénétrer et

comment enfin la refermer.

Le but de ces interventions était d’apprendre à re-cueillir avec harmonie, ce que j’ai traduit plus tard

137 Il faut comprendre ici "âme-groupe" car un végétal n’est évidemment pas individualisé mais analogue à une cellule. Cette cellule – inconsciente d’elle-même – est reliée à la conscience globale de son espèce, elle-même connectée au Principe spirituel de cette même espèce.

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comme étant "l’eau d’âme" d’un végétal, pour le bien des

hommes.

Lorsque tout cela s’est arrêté, j’ai eu l’impression d’un

soleil qui se couchait en moi et je me suis péniblement retrouvé dans mon corps douloureux et ensanglanté parmi les roches. Par bonheur, j’étais "entier" et je pou-

vais marcher.

Tu le comprends maintenant, Jeshua... plus rien pour

moi ne pouvait être pareil. Les plantes et les herbes sont devenues ma vie ; depuis, ma soif d’elles est inextinguible.

Parfois, l’esprit d’une espèce ou d’une autre vient encore me visiter dans mes nuits et me montrer d’autres clefs, d’autres serrures... »

Cette touchante confession de Sushliya a sans nul doute été le point culminant de mon séjour à Rajagriha.

Celle-ci ne faisait pas que nourrir mon amour inné des forces qui tissent ce que nous appelons "la Nature", elle

ne faisait pas non plus que compléter l’essence des leçons du Frère Joaquim... elle me rapprochait davantage encore de mon Père.

D’une manière inattendue, le récit du brahmine évo-quait en moi l’image du médaillon de Salomon, celui de ce

Soleil pourvu de bras et de mains et imprimant partout son action.

J’avais toujours voulu chanter l’amour des animaux, l’amour du monde végétal et celui de la Nature entière qui s’offre à tout instant à l’humain, tel un sanctuaire per-

manent et grouillant de vie...

Je l’avais toujours voulu... mais comment, comment

faire entendre un tel chant tandis que l’homme n’arrive pas même à aimer l’homme ?

L’histoire de Sushliya était-elle simplement destinée à Lamaas et à moi-même afin de renforcer notre chemin

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intérieur ? Aujourd’hui, je sais qu’elle devait aller plus

loin que cela. J’en fais une graine pour activer le champ de la mémoire de ceux qui veulent se souvenir, réagir et

agir. Chercher...

Dès le lendemain de son récit et jusqu’au jour de notre

départ, le brahmine redevint absolument "lui-même", c’est-à-dire impitoyablement érudit, affable et modéré

dans ses sourires comme s’il ne s’était rien passé. Il s’était à nouveau enrobé d’écorces.

Cela aussi a été enseignant pour moi. Je mesurais mieux jusqu’à quel point l’âme humaine savait se mon-trer complexe et que la perte de ses écailles ne pouvait

être obtenue qu’à la suite d’un patient labeur, hors de toute logique linéaire.

Oui, j’ai dit notre départ et non pas mon départ, ainsi que cela avait initialement été décidé entre Lamaas et

moi. Nous nous étions réellement attachés l’un à l’autre et lorsque j’ai manifesté, après deux mois à Rajagriha, mon intention de prendre la route pour Kashi, le vieux

brahmine de Jagannâtha décida d’un seul coup de m’y accompagner. Il y aimait les bords du fleuve Ganga, ses

ascètes et leurs excès, son coucher de soleil incitant à la ferveur et... il avait, là aussi, ses habitudes.

Quant à moi, mon idée secrète avant de m’en retourner vers les hauts sommets du Nord, était d’aller visiter une ultime fois les lieux où j’avais eu le privilège

d’accompagner Yosh Héram sur l’autre rive. La distance à parcourir n’était pas bien longue, une simple marche vers

l’Ouest...

Ŕ « Ton cœur a-t-il bien repris toute sa respiration, Jeshua ? »

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Nous venions à peine de quitter Rajagriha lorsque

Lamaas m’a posé un peu abruptement cette question. Il faisait bien sûr allusion à l’agression dont j’avais fait

l’objet environ trois lunaisons auparavant.

À dire vrai, je ne pensais déjà presque plus à cet évé-nement, hormis pour l’empreinte aimante qu’Elohim

avait une fois encore déposée sur moi. Sa présence était tout ce que je voulais en retenir car je ne pouvais regretter

les interventions que j’avais faites et qui avaient amené certains prêtres à vouloir ma mort. Non, de toute mon

âme, je savais que jamais je ne pourrais me taire face à l’iniquité et à l’indifférence. Je ne montrerais pas l’exemple d’un arbre mal planté dans le sol.

Ŕ « Mon cœur ? ai-je répondu, je crois qu’il n’a jamais été aussi lucide ni déterminé, Maître Lamaas. »

J’aimais marcher parmi les rizières et les champs. Parfois, nos haltes nocturnes nous offraient le merveil-

leux spectacle d’une multitude de vers luisants qui peu-plaient le sol, tels des étoiles dans la nuit. Leur présence témoignaient ici et là, de la culture de la soie.

Nous eûmes, un jour, à traverser une rivière sur une sorte de grand panier circulaire habilement confectionné

et que des hommes dirigeaient avec de longues perches puis, Kashi finit par nous apparaître...

Nous y avons salué Ganga, déposé quelques colliers de fleurs sur ses eaux et nous l’avons enfin remonté jusqu’à la sortie de la ville. Mon intention était de ne pas attendre

davantage avant de retrouver Ŕ s’il en restait des traces Ŕ le lieu où le vieux Yosh et moi avions vécu, environ six

années auparavant.

En suivant la rive du fleuve, j’ai fini par reconnaître

l’endroit sans trop de difficulté. Étonnamment, la mai-sonnette de terre et de pierres que nous avions restaurée

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à la hâte existait encore. Elle avait même été entretenue et

assortie d’un appentis dans lequel quelqu’un déposait ses outils pour le travail des champs.

Je n’ai pas eu à chercher la sépulture de Yosh ; elle était toujours là, à quelques pas de la construction... Incroyablement aussi, le petit monticule de pierres qui en

indiquait l’emplacement s’était transformé en un assez gros amoncellement près duquel un lingam avait été

ajouté. Le tout était pris dans une véritable plantation de yasamana, ce jasmin aux effluves célestes tant apprécié

lors des yajnas.

Cela m’a fait chaud au cœur... c’était beau à voir ! Non

seulement la sépulture était entretenue, mais elle était ostensiblement vénérée. Il me fut facile d’imaginer le rire de Yosh Héram si on lui avait prédit une telle chose...

Ŕ « Vous venez de loin pour ce samadhi138, Svame ? »

La question, qui surgissait de derrière nous, nous a fait

nous retourner, Lamaas et moi. Elle venait d’être posée par un paysan enturbanné mais presque nu qui nous

observait, un outil à la main.

Réagissant à la couleur orangée de nos robes et sans aucun doute à la solennité qui se dégageait de la sil-

houette de Lamaas, l’homme a voulu nous toucher les pieds, comme cela se faisait, en signe de respect.

Je n’aimais pas cette coutume.

Ŕ « Non... » ai-je fait en lui effleurant le front.

Ŕ « Si c’est le samadhi de Yoshé que vous cherchez, fit-il, vous êtes au bon endroit. On dit de lui qu’il était

138 Hormis le fait de traduire l’état de félicité atteint par un être réalisé, le terme "samadhi" est utilisé dans l’Hindouisme pour définir la sépulture d’un saint homme.

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jeune encore et qu’il guérissait les lépreux. Beaucoup

viennent ici pour prier et obtenir une guérison... C’est moi qui ai planté tous ces arbres à yasamana. Comme je suis

seul, je vis là... Je cultive un peu la terre... Auriez-vous un ou deux pooris ? »

Des pooris ? Oui, il nous en restait quelques-uns au

fond d’un sac. Nous les avons donnés au paysan et ce-lui-ci est parti les manger dans un coin, sans autre ma-

nière ni questionnement. Il était fort démuni et sa vie se résumait à peu.

J’aurais aimé passer la nuit là, dans l’appentis où les outils étaient rangés, certainement pour nourrir la sen-sation de vivre quelques instants de plus dans la mémoire

de Yosh Héram mais je m’en suis dissuadé moi-même... La "mémoire de Yosh" ne s’était jamais attardée là. Il fut

donc convenu que nous irions simplement demander asile dans l’un des temples de Kashi.

Je me souviens qu’en chemin Maître Lamaas et moi n’avons pu nous empêcher de sourire en évoquant le récit du paysan, celui d’un certain Yoshé, tout jeune encore et

qui guérissait les lépreux... C’était attendrissant.

Ainsi naissent parfois les légendes...

Lamaas et moi avons encore vécu deux mois ensemble

à Kashi. Le fleuve nous réunissait et nous poussait à partager le fond de nos âmes.

Ŕ « Es-tu prêt à être visité par le Seigneur de la Mon-

tagne139 puis à recevoir Vishnou, mon frère ? »

J’ai trouvé la question abrupte, d’autant plus que mon

compagnon venait de me la poser en pleine cérémonie

139 Shiva.

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d’offrande sur les berges de Ganga, noyées dans le flot des

mantras.

Ŕ « Prêt ? Qui pourrait jamais l’être ? Toutes ces visions

et ce que nous en faisons intérieurement n’est peut-être qu’une gigantesque illusion. Depuis toujours si nom-breux ont été ceux qui se sont persuadés être habités,

prédestinés... Et pourtant... je dois reconnaître que le soir où je t’ai rencontré, j’ai senti une telle Force blanche

monter en moi ! »

Ŕ « Tu connais Pushkara, n’est-ce pas Jeshua ? »

Ŕ « Oui. »

Ŕ « Alors tu sais qu’on dit que l’endroit en a été désigné par Brahma. Celui-ci y aurait laissé tomber un lotus bleu

pour le marquer de Sa Puissance...

S’il en est ainsi de certains lieux, il en est de même de

certains hommes. Je te l’ai déjà dit... tu es un étrange lotus, capable de pousser là où on ne l’attend pas. Ne

retiens rien ! Maintenant est venue l’heure de me retirer car, bientôt, c’est toi qui pourra m’enseigner.

Tu marches vers ta vingt-deuxième année, Jeshua. Ce

chiffre scintille d’une lumière qui lui est propre, dans les Etoiles140. C’est une lumière noire, comme Jagannâtha ;

non pas noire parce qu’elle est sombre mais parce qu’elle réinitialise l’apparition et l’offrande de la Lumière. Elle

redistribue les cartes... Dans un tel noir... le bleu sans pareil du Seigneur Vishnou est intégralement présent... »

Mes adieux à Maître Lamaas furent nourris d’émotions contenues. Nous avons, l’un et l’autre, souhaité vivre ces

140 Voir, pour méditation, le symbolisme des arcanes majeurs du Tarot. Le XXII y est en rapport avec le Tau, la Croix du choix.

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instants sur les bords du fleuve, dans Tonde de "la che-

velure de Shiva" qui dissout pour mieux régénérer, cela allait de soi.

L’un des derniers conseils du vieux brahmine fut que je me dirige vers le Nord, jusqu’à un lieu nommé Lumbini et qu’ensuite je longe les hauts sommets vers l’Ouest qui,

petit à petit, me rapprocheraient de la région de Meruvardhana avec laquelle je me sentais tant

d’attaches.

Pourquoi Lumbini ? Parce que cet endroit était réputé

être celui de la naissance du Seigneur Gautama, l’Éveillé, dont le sourire et les yeux clos m’avaient, des années auparavant, profondément touché.

Une telle halte, voire un tel détour, pouvaient-ils avoir la moindre importance sur la trajectoire qui se dessinait

de plus en plus clairement en moi ? Rien ne me le disait mais depuis longtemps j’avais fait de la confiance mon

bâton de pèlerin.

Un matin à l’aube, donc, les pieds dans l’eau et après avoir prié un moment ensemble, Lamaas et moi nous

nous sommes quittés à Tissu d’un simple salut, sobre mais si intense et si vrai, lui les deux mains jointes sur la

poitrine et moi les deux bras croisés sur la mienne...

Selon l’habitude qui était désormais devenue mienne,

je n’ai pas compté les jours de marche qui m’ont mené jusqu’à Lumbini. C’était inutile car désormais Ŕ et cela depuis des années Ŕ le temps n’avait plus grande im-

portance. En réalité, je ne réagissais plus guère qu’au nombre des écailles qu’il me semblait perdre et à celui des

bourgeons dont je devinais l’éclosion intérieure. J’avançais...

Ici et là, de village en village, on me donnait un plat de riz, des galettes, un fruit ; ma robe jaune suscitait le

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respect et je soignais qui avait besoin de l’être tout en

parlant de l’Infini qui unissait tout et tous.

Et puis un jour, une double ligne de montagnes s’est

profilée à l’horizon, lointaine et triomphante sur un ciel dégagé, la première d’un vert bleuté et, en arrière d’elle, l’autre, immense, dentelée et d’une blancheur immaculée,

presque irréelle...

Petit à petit, la nature est devenue plus luxuriante, des

rivières sont apparues, se déversant ici et là dans de minuscules lacs aux contours incertains et bordés de

troupeaux de cervidés... Une plaine riche, aux pieds d’une barrière montagneuse...

Et puis soudain, en une fin de journée, je suis parvenu

à Lumbini141, une bourgade sans charme particulier mais où pèlerins et paysans se mêlaient en permanence à des

vaches errantes autour d’une haute colonne de pierre.

Je m’en suis approché... Toute sa base était recouverte

de tissus multicolores et d’un amoncellement de fleurs. J’ai tout de suite compris ce qu’il symbolisait : le lieu supposé de la naissance de l’Éveillé...

J’ai voulu y poser la main mais on m’en a violemment empêché comme si j’allais commettre le pire des sacri-

lèges. Comment d’ailleurs pouvais-je oser un tel geste alors même que je portais la robe des prêtres ?

Que dire ? Je suis allé m’asseoir un peu plus loin, entre les racines d’un ficus géant, las d’avoir tant marché. En regardant au-dessus des maisonnettes aux toitures de

palmes, j’ai alors aperçu ce qui était certainement un

141 Lumbini est actuellement situé au Népal, à proximité de sa frontière avec l’Inde. L’empereur Asoka y a fait ériger un pilier de six mètres de haut pour commémorer la naissance du Bouddha Gautama. Ce lieu est toutefois histori-quement contesté aujourd’hui.

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temple. Je n’ai cependant pas voulu me lever pour aller

rejoindre la paix qu’il devait inspirer. Je serais mieux là pour la nuit, au pied de l’arbre.

Personne n’a cherché à s’approcher de moi et j’en ai été heureux car je recherchais un vrai silence pour imaginer ce qui avait réellement pu se passer là et laisser parler

l’âme des lieux.

Sous le vieux châle de laine frangé que j’essayais de

préserver depuis des années et des années, ma nuit fut douce bien que presque dépourvue de sommeil.

Mon arbre n’était qu’à une centaine de pas du pilier de pierre de l’Éveillé. J’ai longtemps contemplé la silhouette de celui-ci sous la lumière blafarde de la lune et, en vérité,

je n’ai rien ressenti si ce n’est la paix en moi.

Peut-être était-ce cela, d’ailleurs, le fondamental et

simple enseignement de Gautama... ressentir la paix en soi...

Au petit matin, un jeune singe est venu s’asseoir lon-guement près de mes pieds, à moins que ce ne fût dans un rêve... Lui et moi avons alors conversé. Il était mon

frère, j’étais le sien, nous parlions la même langue et je l’enseignais...

Ŕ « Grandis en sagesse, m’entends-je encore lui dire ; la sagesse t’offrira le rayonnement... et le rayonnement,

c’est la Puissance. Avec elle, tu n’auras besoin ni de pouvoir, ni de contrôle ; tu n’auras que faire de toutes les faims qui asservissent. »

Ŕ « Comment grandir en sagesse ? » l’ai-je alors entendu me demander.

Ŕ « Par l’humilité... En acceptant l’épreuve du Temps et de la sensation de chute. »

Ŕ « La sensation de chute ? »

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Ŕ « La sensation, seulement... Pas la chute. Car quand

on croit tomber, on descend plutôt en soi et c’est alors que les ailes nous poussent. Ainsi apprend-t-on à se dégager

du Rêve... et du goût du pouvoir. »

Je n’ai pas séjourné plus de quatre jours à Lumbini, le temps d’en savourer la quiétude et de reposer un peu mes

jambes. Du reste, la langue de la région était différente de toutes celles que j’avais apprivoisées.

De ce court séjour, je me souviens surtout de ces re-gards rencontrés un peu partout, pacifiques, mais

constamment "avides d’autre chose" que de la vie de ce monde. Leur lumière était bavarde, elle ne discourait que de Libération et s’attachait à son idée comme au désir

d’un indéfinissable océan.

Désirer l’absence de désir... L’Éveillé était-il passé, lui

aussi, par cette phase ? J’étais convaincu que oui et que la grandeur qu’on lui attribuait tenait au fait qu’il avait

inévitablement "tout visité".

Le jour supposé de mon départ de Lumbini, en passant devant ses dernières maisons, j’ai remarqué une pièce de

tissu qui pendait devant l’échoppe d’un tailleur. Elle était presque blanche et évoquait l’aspect du lin. Je m’y suis

arrêté, je l’ai touchée du doigt et, mené par une sorte de nostalgie inattendue, une idée a surgi en moi... M’y faire

tailler une robe un peu semblable à celle que je portais autrefois !

J’avais au fond de mon sac un tout petit bol de bronze

que Yosh Héram m’avait un jour offert peu avant son départ en me disant : « On ne sait jamais... en cas de

nécessité... »

Une robe blanche... Ce n’était pas un cas d’urgence

mais... Me faire un cadeau... c’était la toute première fois que cela m’arrivait !

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Mon bol de bronze contre une robe... Le marché fut vite

conclu, m’obligeant seulement à remettre mon départ au lendemain.

Je dois dire qu’il fut bien particulier cet instant où, le soleil à peine levé, j’ai enfilé pour la première fois ma nouvelle robe, tout juste taillée et cousue.

Ce n’était qu’un vêtement, une apparence bien sûr, mais il arrive parfois que le jeu de l’illusion, lorsqu’on en

est conscient, participe à nous rapprocher un peu plus d’un espace de nous-même qui raconte la vérité de notre

cœur.

Ainsi, reprendre le chemin des hautes cimes me fut-il une joie plus puissante encore...

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Chapitre 24

Les sept Rishis

Longer les hautes cimes... Je n’ai fait que cela durant des semaines par des sentiers incertains. Mais les longer,

c’était néanmoins marcher en montagne.

Où allais-je ? À Meruvardhana. Tout au moins, c’était ce que je croyais.

Meruvardhana ? Seuls, quelques moines et ascètes aux cheveux traînant parfois jusqu’au sol en connaissaient le

nom.

Tous s’entendaient sur un point : c’était loin et dan-

gereux, et sur une question : pourquoi n’avais-je donc pas choisi la route de la plaine ? Depuis Lumbini, en effet, le relief n’avait fait que s’accentuer, me contraignant à

marcher très lentement et souvent au milieu de petits groupes de pèlerins plus ou moins égarés.

À plus d’une reprise il m’est arrivé de penser redes-cendre. Cependant, j’aimais la montagne et l’état d’esprit

qu’elle inspire à ceux qui la pénètrent et se laissent prendre par elle.

Au milieu des tribus de singes ou parmi les chèvres à

l’abondante toison, ce furent d’interminables journées propices à un dialogue permanent avec mon Père. Un

dialogue d’ampleur cosmique... J’y cherchais mon destin, le sens de l’incroyable voyage que j’avais entrepris depuis

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mes treize ans. On m’avait dit tant de choses et j’en

pressentais tant d’autres !

Progressivement, il est devenu clair qu’après

Meruvardhana Ŕ où j’aurais peut-être à nouveau le bon-heur de rencontrer mon frère Babaji-je reprendrais le chemin de la Galilée afin d’y déverser mon cœur. Shim-

bolom ? Pouvais-je me permettre d’y rêver toujours ?

J’étais loin, toutefois, d’imaginer par quels apparents

détours il me faudrait encore passer pour accélérer ou parfaire la mutation à laquelle tout mon être se préparait

de longue date.

Ŕ « Meruvardhana ? s’exclama un jour, stupéfait, un saddhu qui se lavait dans l’eau glaciale d’un torrent. C’est

loin... tu ne vas donc pas prier aux sources du fleuve Ganga ? À trois jours de marche d’ici, il y a un petit

temple tout blanc à demi caché entre les rochers et les arbres. C’est de là que les pèlerins partent pour les

sources. N’hésite pas... Tu y seras plus près de Shiva qu’à Meruvardhana ! »

À dire vrai, mon âme n’était pas à l’hésitation. Si

proche du Souffle qui était réputé générer les lingams, je n’allais pas tergiverser... Je ne pouvais contourner le

symbole de son eau, totalement convaincu qu’Awoun ne manquerait pas de m’y murmurer quelque vérité de plus.

Empli d’un nouvel état d’enthousiasme, j’ai donc re-joint le petit temple blanc 142 encastré au milieu des cèdres, au bout d’un sentier envahi par les troupeaux de

moutons.

De nombreux pèlerins attendaient là dans un cam-

142 Il s’agit vraisemblablement de l’emplacement actuel de Kedamath, point de départ vers le glacier de Gangotri considéré par beaucoup comme la princi-pale racine du Gange.

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pement de fortune, à peine vêtus afin de mieux expier

leurs fautes et pour se présenter nus devant le Seigneur de la Montagne qui Ŕ peut-être Ŕ voudrait bien prendre

leur vie. Ce serait alors la moksha, la Délivrance, leur sortie du monde de l’Illusion.

Était-ce aussi simple ? Tous y croyaient.

À peine parmi eux, j’ai hélas découvert dans leurs yeux cent reflets d’âme contradictoires... amour, espoir, sim-

plicité bien sûr, mais aussi et surtout orgueil, croyance aveugle, fanatisme et même recherche de pouvoir.

L’humain était définitivement partout le même. Ce qui se passait-là était, dans son principe, similaire à ce qui se vivait sur les chemins menant au Grand Temple de Jé-

rusalem.

Le "pèlerinage essentiel" d’un peuple devient aisément

le lieu privilégié d’expression de toutes ses petitesses. Une fois de plus, cela venait confirmer ce que j’avais toujours

observé, à savoir que l’approche de la Lumière fait im-manquablement ressortir les "scories ombreuses". Elle les appelle à se dénoncer.

« Je le vois mieux que jamais, me suis-je alors dit, le véritable but d’un pèlerinage n’est pas d’honorer une

Présence et d’en attendre les bienfaits comme on se préparerait à la récolte après de bonnes semailles... mais

de mettre à jour la foule des imperfections qui nous font sans cesse chuter et nous incarcèrent. C’est sous le plein soleil que l’ombre s’exprime le mieux... Osez montrer que

vous voulez le Bien et c’est d’abord son contraire qui apparaît et vient vous tendre des pièges. »

"Les vraies portes à franchir sont comme des tamis”, avais-je un jour déclaré à la foule dans l’une des cours du

Temple de Jagannâtha.

Personne ou presque ne m’avait donné l’impression de

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comprendre ce que cela impliquait. Il est tellement plus

simple de déléguer sa propre capacité libératrice à un prêtre, à des rituels ou à des prières qui tournent sur

elles-mêmes, vides d’un amour volontaire digne de ce nom !

Ainsi, le petit temple blanc parmi les cèdres fut-il le

spectacle de quelques "sermons" ou "enseignements" riches en décorum au cours desquels il me paraissait

certain que ceux qui les prononçaient avaient d’abord pour souci de se mettre en valeur afin de s’attirer des

disciples.

À compter de mon arrivée, l’attente y a duré une petite semaine avant que ne débute la montée vers les sources.

Il fallait que les nuages trop chargés de pluie disparais-sent, poussés par le vent. Nous étions au cœur de la

saison des pluies et le ciel se montrait capricieux.

En fait de montée, ce fut plutôt une escalade parmi des

rochers aux angles coupants et des sentiers à peine des-sinés sur des versants montagneux fort escarpés... Trois pleines journées d’efforts intenses et la mort soudaine

d’un vieux saddhu, exténué.

Ne souhaitant pas vraiment parler, je me suis tenu un

peu à l’écart du groupe que nous formions et qui, au fil de l’escalade, n’en finissait plus de s’étirer.

Et puis, en une fin de journée, le glacier de Shiva, celui où le fleuve était sensé naître, est apparu dans son éclat d’argent, enchâssé au milieu des sommets enneigés...

Une merveille qui m’a profondément touché tant sa splendeur appelait au recueillement.

Sa contemplation fut comme une prière à me faire ex-ploser le cœur. Il y avait là un Souffle divin destiné à

emporter l’âme... Qui aurait pu le nier ? Non loin, sur-gissant d’un trou dans la montagne une cascade rugis-

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sante se déversait pour créer une pièce d’eau... le lieu

suprême de toutes les cérémonies de purification.

Pour beaucoup, tout s’arrêtait là. C’était l’ultime point

de leur vie "ascensionnelle", l’aboutissement après lequel il leur faudrait se fondre à nouveau dans "l’ordinaire de l’existence" et y survivre ou mourir.

Oui, j’étais émerveillé par l’immensité du lieu, de sa lumière et de l’instant présent mais une force en moi

murmurait : « Cela ne va pas... ce n’est pas cela... ».

Et effectivement, ce n’était pas assez, pas encore...

Une fois la noble émotion des premières heures diluée par la fatigue du corps et cette sorte de soupir que l’âme elle-même parvient à pousser, l’Éternelle question est

inévitablement remontée à la surface de ma conscience : « Et après ? »

À l’issue d’un débordement de prières et de mantras, quelques-uns allumèrent péniblement un feu de bran-

chages et pratiquèrent un yantra jusqu’à la nuit noire. Je me souviens que l’air était glacial et que la couverture de laine que je tramais depuis Bal Baktr ne me suffisait pas.

Il était vraisemblable que, dans la matinée du lende-main, je me joindrais à nouveau au groupe des pèlerins

dans la redescente qui était déjà prévue en raison de la trop grande morsure du froid.

Cependant, aux premiers rayons du soleil, de façon irraisonnée et même si j’étais transi, je n’ai pas pu me résoudre à une telle décision. Il ne me semblait pas pos-

sible que je sois simplement venu là pour que mon âme et mes yeux n’exultent qu’un bref moment. Mon pèlerinage

ne pouvait pas s’arrêter ainsi, à une sorte de parenthèse extatique, aussi belle et respectable fût-elle.

Alors, du plus profond et du plus secret de mon être,

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tandis que la plupart sommeillaient encore, j’ai à nouveau

hurlé silencieusement cet "Et après ?" qui ne voulait guère me quitter.

Lorsque le soleil fut plus haut et que la colonne des pèlerins et des ascètes commença lentement et doulou-reusement à s’ébranler, je ne l’ai donc pas suivie. Per-

sonne ne s’en est soucié. Chacun était venu là pour "sa" libération à lui seul.

Longtemps je suis resté assis près du stupa 143 de pierres amoncelées autour d’un mât de bois. Celui-ci

supportait quelques morceaux de tissus décolorés et déchiquetés par le vent.

Après y avoir ajouté ma propre pierre, je n’eus pas d’autre désir que de marcher un peu alentour, parmi l’anarchie des blocs rocheux et des langues de glace.

En vérité, l’air était terriblement vif et c’était sans doute folie... Mais peu importait... Je m’étais toujours su atteint

d’une certaine folie, la folie du Sacré, du Divin. Non pas délirante mais simplement simple. Elle n’avait jamais

cessé d’être ma véritable force.

Au hasard de mon avance, j’ai fini par arriver en vue d’une énorme pierre plate, inclinée sur le versant de la

montagne. On aurait dit qu’elle indiquait l’emplacement d’un abri naturel. Je n’ai pas pu faire autrement que de

m’en approcher car, malgré ou à cause de sa difficulté d’accès, l’endroit a tout de suite exercé sur moi une réelle

attraction. Il fallait absolument que je m’y rende...

Lorsque j’ai enfin réussi à l’atteindre, j’y ai trouvé en abondance des branchages, des herbes sèches, des

143 Édifice érigé soit pour abriter les reliques d’un sage, soit improvisé aux abords d’un lieu sacré par des pèlerins qui le complètent en y déposant alors leur propre pierre. On l’appelle également "chorten".

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plumes et des poils.

Le dessous de l’énorme pierre plate constituait effec-tivement un abri parfait et quelque gros animal devait en

avoir fait son refuge. Je ne pouvais guère m’y tenir debout mais j’ai absolument voulu m’y glisser. Il le fallait car c’était pour répondre à un inexplicable appel intérieur.

Je m’y suis donc faufilé avec cette étrange sensation que l’on éprouve toujours lorsqu’on pénètre l’intimité

d’un espace qui n’est pas habité par l’humain...

Jusqu’où l’abri s’enfonçait-il dans la montagne ? Plus

loin qu’on aurait pu le supposer...

Sans davantage comprendre le pourquoi de ce qui devenait de la témérité, je m’y suis aventuré sur les ge-

noux jusqu’à ce que la lumière du jour ne me le permettre plus.

Arrivé à ce point, je me suis dit que c’était ridicule, que j’agissais telle une créature dont l’instinct seul l’aurait

poussée à chercher une cachette.

Je venais de faire une éprouvante escalade pour me rapprocher des sources de Ganga et donc de Ce qui ré-

sonnait en moi comme étant une pure expression du Souffle divin et voilà qu’il me fallait m’enfoncer inconsi-

dérément dans le sol. Que se passait-il ? Je me suis assis et j’ai attendu pour comprendre...

Lentement alors, mes yeux se sont accoutumés à la quasi obscurité du lieu. Un peu partout, la paroi rocheuse m’est apparue couverte de petits cristaux. Il y en avait

tant et tant et c’était si beau qu’ils me donnèrent l’absolu sentiment d’être dans une matrice. C’était à la fois vivi-

fiant et protecteur...

De bonheur, j’ai eu envie de chanter ; le lieu me le

demandait, semblait-il, et je ne pouvais le lui refuser ni

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me le refuser à moi-même.

Chanter... En toute vérité, après avoir laissé sortir de ma gorge l’un des mantras que j’avais appris à

Meruvardhana, c’est plutôt un profond et grave bour-donnement qui a rapidement surgi de ma poitrine ainsi que de mes entrailles.

Il était la "vibration du Krmel", celle qui accompagnait ses rituels quotidiens et dont la racine n’avait jamais

cessé de vivre en moi. "La vibration des abeilles célestes", ainsi que l’appelait volontiers le Vénérable...

Quel retour dans mon enfance n’ai-je pas fait en cet instant !

Et ce chant qui montait de tout mon être est devenu si

puissant que les cent mille petits cristaux dans l’écrin desquels je me tenais ont commencé à diffuser une douce

lueur mauve.

Celle-ci se faisait tellement imprégnante qu’elle a

bientôt habité mon regard, ma tête, mon cœur et tout mon corps. Il n’y avait plus qu’elle... Elle m’aveuglait de sa tendresse et m’emportait.

Soufflé par son onde, un indicible silence s’est aussitôt déployé. Il a tout absorbé de la perception de mon corps et

de ce ventre de la montagne qui m’avait attiré à lui. Un bain de plénitude et d’intemporalité...

Et puis... comme si un rideau de brume venait de se déchirer, la sensation de moi-même est progressivement revenue.

Ma chair me faisait presque mal et mes yeux étaient dilatés.

Tout avait changé...

J’étais dans une immense grotte et sept Présences se

tenaient assises sur le sol à quelques pas de moi, debout,

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en total éveil.

Des Rishis... C’était écrit dans leur lumière d’âme... Des Rishis... et le plus incroyable était que j’avais la certitude

de les connaître !

Ŕ « Sananda...Te voilà donc ! »

Sananda... était-ce vraiment, réellement à ce nom que

je devais répondre ? J’étais pourtant Jeshua, Utuktu, Av-Shtara...

Ŕ « Justement, Frère... Un Utuktu, un Av-Shtara sait qu’il revêt de multiples tuniques alors "un" Jeshua doit

bien se souvenir ! »

J’ai souri.

Ŕ « Qui êtes-vous ? »

Ŕ « Et toi, qui es-tu ? »

Ŕ « Vous venez de m’appeler Sananda... »

Ŕ « Parce que c’est ton nom essentiel ici. »

Ŕ « Suis-je à Shimbolom ? »

Ŕ « Non. Une part de toi y a jeté son ancre hors du Temps... mais tu n’y es pas, présentement. »

J’ignorais lequel des sept Rishis menait avec moi ce

dialogue. Comme aucune lèvre ne remuait et que la voix me rejoignait au centre de mon crâne, je me suis dit

qu’elle devait leur être commune et n’émaner que d’une seule et unique Force. Celle de Shiva.

Ŕ « Celle de l’Esprit qui anime tout, qui bouleverse tout et reconstruit tout... Mais tu n’as pas répondu à notre question, Frère Sananda... Qui es-tu ? »

Ma réponse s’est imposée d’elle-même ; c’était celle qui avait été plantée en moi depuis toujours, que j’avais vu

grandir mais que jamais je n’avais osé formuler sans re-tenue.

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Ŕ « Je suis celui à qui il a été demandé de porter le

Souffle... »

Ŕ « Quel Souffle ? »

Ŕ « Il n’y en a qu’un ! Qu’Il revête trois, sept ou douze visages différents, Il ne parle que d’une seule voix... comme vous. Je ne donnerai pas Son Nom car Celui-ci ne

peut que se vivre. Ma tâche, celle que je vois croître chaque jour, est de susciter le besoin de L’appeler.

J’attiserai donc le Feu de ce besoin. Il n’y a que cela en moi, que je me nomme Sananda ou Jeshua. Et vous, qui

êtes-vous, maintenant ? »

Ŕ « Nous sommes issus de la chevelure du Seigneur de la Montagne144. Nos cœurs et nos chants ne font qu’un

avec les eaux du fleuve Ganga. De concert avec le Ma-nou145 de ce monde, l’âme de cette Terre, nous mainte-

nons l’impulsion purificatrice qui les rend si précieuses. Nous y logeons les vertus de la Lune et du Soleil... Nous

sacralisons ses eaux.

Oh... tu le sais toi aussi... Au fond de ton regard, tu le vois déjà venir ce temps où un tel mot ne signifiera plus

rien... Sacraliser !

C’est pour lui et tout Ce qui se cache aux sources de sa

vibration que tu es venu nous rejoindre ici. Raviver le Sacré au sein de tout ce qui se dessèche ! C’est ta tâche,

n’est-ce pas ? Réalises-tu son ampleur ? »

Ŕ « Non, je ne la réalise pas et c’est ce qui me permet de vivre dans ce corps sans redouter le désert à traverser et

144 La Tradition hindouiste fait en effet des eaux du Gange le prolongement de la chevelure de Shiva.

145 Manou : La Conscience directrice globale d’un monde pour ce qu’on appelle "une Vague de Création".

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la montagne à gravir. Pour avancer, il faut toujours une

dose d’aveuglement au sein-même de la conscience... ou une part d’oubli.

Tout est sacré à mes yeux, Frères... Sacré mais hors croyance parce que c’est l’expérience du Sacré qui trans-mute, pas le nombre de fois où l’on s’incline par devoir

devant une effigie. Lorsque je prie, je ne crois pas... je vis, j’éprouve ce que mon âme et mon corps disent, entendent

et reçoivent. C’est cela que je dois enseigner... Le dialogue direct avec le Père ! C’est pour cela que je suis né...

Ainsi, je ne tricherai pas comme le font cent autres qui prononcent un "je suis" fallacieux. La tricherie est sem-blable au vent... Un jour, elle s’essouffle !

Tout est si fragile... Et il y a un mot que je n’ose presque plus utiliser. Peut-être le savez-vous... C’est le mot

Amour. Parce qu’il m’inonde tellement qu’il ne veut rien dire de ce que l’humain d’aujourd’hui accepte d’entendre.

Voilà... vous savez maintenant qui je suis. »

Ŕ « Nous l’avons su dès ton arrivée, Sananda, mais il est des heures où il faut inviter les âmes à se dire afin qu’elles

comprennent l’urgence de se reconnaître plus pleine-ment. L’humilité peut devenir un frein... »

L’humilité peut devenir un frein... Je me suis souvenu que le vieux Yosh Héram avait, un jour, essayé de me

tenir le même discours. Reconnaître non pas ce que l’on est Ŕ et qui est toujours un déguisement Ŕ mais plutôt reconnaître ce qui nous habite... Cette vérité faisait aussi

partie du chemin, plus difficile à intégrer qu’on ne le pense.

Être l’eau qui coule de la source et non pas les berges du fleuve sur lesquelles on vient se prosterner...

Plongé dans ces réflexions, j’ai regardé les sept Rishis

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pendant quelques instants, sans rien avoir à répondre à

leur remarque. Je ne voyais même pas le décor de cette grotte dans laquelle nous étions réunis ; seul dans le

lointain, le grondement de ce qui devait être une puis-sante cascade parvenait de temps à autre à retenir mon attention.

Et puis, une dernière question a jailli de moi comme pour appeler une ultime confirmation.

Ŕ « En toute vérité, Frères Rishis, pour quelle raison avez-vous attiré mon âme auprès de vous ? »

Ŕ « Mais... ce n’est pas seulement ton âme que nous avons attirée, Jeshua. C’est ton être tout entier, avec le reflet densifié de son corps. La forme de la chair peut en

tout point obéir à l’esprit146. N’en est-elle pas le prolon-gement ?

Pourquoi avons-nous souhaité qu’il en soit ainsi ? Pour que le Maître en toi observe son corps et nous dise ce qu’il

en a fait... »

J’ai été transpercé par ces mots et leur intention. De-bout, droit comme un if, il ne m’a fallu qu’un très bref

instant pour me regarder et comprendre.

J’étais devenu d’une maigreur extrême. Depuis... trop

longtemps... d’interminables marches en montagne, la rareté et la pauvreté de la nourriture, le froid, le chaud...

Tout cela m’avait presque dévoré sans que j’y prenne garde.

Les Rishis avaient raison. Qu’avais-je fait de mon corps

146 Il parait évident qu’il s’agit d’un phénomène de reconstruction momenta-née du corps physique par l’intermédiaire du corps classiquement appelé "astral" qui parvient alors à se densifier en captant de la "matière éthérique" sur le lieu où il veut se manifester.

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? Je l’avais oublié.

Ŕ « Tu vas redescendre dans la plaine, Jeshua, et t’y accorder du repos. Alors, seulement tu reprendras le

chemin des hautes cimes, vers l’Ouest. Pas avant... car tu sais comme nous que le Souffle a besoin d’une profonde et large coupe pour s’y déverser. L’un et l’autre sont in-

dissociables.

Lorsque tes forces seront de nouveau présentes, tu

demanderas la direction de la "Route des dieux" et on t’indiquera le Nord. C’est là qu’il te faudra aller, au-delà

des précipices, des hautes terres et des solitudes glacées. Il y existe un tout petit refuge. L’un de tes Frères t’y at-tend déjà... »

Le cadeau des Rishis des sources de Ganga s’est avéré être le plus précieux de ceux qui pouvaient m’être faits...

Stimuler la mémoire de ce qu’il me fallait accomplir, me rappeler l’importance de mon corps et tracer une nouvelle

direction en avant de moi.

J’ai quitté ces vieillards sans âge presque aussi sou-dainement que je m’étais présenté devant eux. Ils avaient

joué leur rôle et moi j’avais mieux saisi encore le flambeau qui était le mien.

Ce dont j’avais hérité dans l’Histoire de l’Illusion du Temps prenait de plus en plus forme et je constatais que

tout se mettait incroyablement en œuvre afin que pas une parcelle de mon être ne soit épargnée.

Lorsque je me suis retrouvé parmi les cristaux de mon

abri animal, j’ai juste pris le temps de rassembler mes forces, de bien fixer mon âme à mon corps, puis j’ai rampé

jusqu’à l’air libre et vif du flanc de la montagne.

J’ai fait quelques pas et, debout face au glacier, je me

suis forcé à me regarder une fois encore, dans ma robe et ma couverture maculées de terre. Mes mains et mes bras

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étaient effectivement pitoyablement décharnés.

Comment avais-je pu négliger mon corps jusqu’à cette absurdité ? C’était contre l’essence même de ce qui

m’avait été enseigné au Krmel et contre ce que j’avais moi-même professé sur les places de Ie Nagar, bravant souvent en cela la colère des saddhus de passage. Il y

avait tant à comprendre...

Jusqu’à la nuit tombante, je me suis donc appliqué à

regarder le visage des dernières incohérences qui me peuplaient. Je voulais leur donner un nom et ainsi mieux

les déraciner.

Je me souviens... C’était dans les maigres feuillages d’un arbuste battu par le vent... Il me restait un ou deux

fruits séchés au fond de mon sac ; je les ai mangés avec toute la lenteur du monde pour en savourer la vie, puis je

me suis enfin endormi.

Tout était limpide... le lendemain, je redescendrais vers

les vallées et, après quelques jours, j’aurais vite rejoint la chaleur de la plaine. J’aurais alors compté une graine de plus sur le mala de mon âme...

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Chapitre 25

Les agapes du Frère Morya

Et c’est ainsi que cela s’est passé... Entre les pluies par-fois torrentielles et les assauts d’un soleil souvent brû-

lant, j’ai fini par arriver dans la vallée ; c’était au pied de quelques collines verdoyantes, en un point où le fleuve s’élargissait soudain.

Le lieu m’a tout de suite paru invitant, bon pour le corps et l’âme147... d’autant plus qu’on y célébrait si-

multanément Shiva, Vishnou et Brahma.

Il se résumait à deux ou trois minuscules temples et à

d’insignifiants refuges dans lesquels s’entassaient pèle-rins et renonçants lorsque ceux-ci cessaient les inévi-tables ablutions qui les rassemblaient sur les bords de

l’eau.

J’y ai séjourné une lunaison complète, me nourrissant

de ce qui était offert dans les temples, m’adressant con-tinuellement à l’Infini et espérant ne pas attirer

l’attention... un vœu presque inexauçable.

Comment en effet passer inaperçu lorsqu’on est le seul à porter une longue robe blanche et que nos mains se

posent d’elles-mêmes sur les plaies des uns et des autres?

147 II s’agit de l’actuel emplacement de Haridwar, un des sept hauts lieux de pèlerinage de l’Hindouisme.

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Qui étais-je ? D’où venais-je ? Comme partout, on me le

demanda dans je ne sais combien de dialectes. Soigner, transmuer la Lumière en huile, en petits cristaux et en

toutes sortes de matières aux multiples vertus me rendait tout simplement heureux et me dispensait, d’une certaine manière, de répondre aux questions. On s’inclinait bien

sûr devant moi mais cela s’arrêtait là, comme toujours.

Les forces commençaient à vraiment me revenir lors-

qu’un jour un homme est venu à ma rencontre. À l’inverse de la plupart, il avait le crâne rasé. Quant à son corps,

dépourvu du moindre vêtement, il était totalement re-couvert de cendres.

Sans se présenter mais en s’inclinant longuement, il

m’a aussitôt adressé la parole.

Ŕ « Svame, a-t-il fait dans la langue de Meruvardhana,

j’ai un message pour toi. Il m’a été confié par ton Frère ; tu le connais, m’a-t-il dit. Son nom est Babaji. »

J’ai souri... J’avais toujours su que cet instant vien-drait.

Ŕ « Tu le connais, n’est-ce pas... Il te fait savoir qu’il te

faudra prendre la route pour Sham-Gor, vers l’Ouest, par la plaine. À partir de là, ce sera droit vers le Nord, à tra-

vers les montagnes. Il te suffira de demander... »

Comme j’étais assis, j’ai voulu me lever pour saluer le

messager et le remercier. Cela ne m’a pris qu’un très bref instant mais, en me redressant, force me fut de constater que l’homme n’était déjà plus là. Il s’était évanoui dans la

lumière du jour, l’espace d’un battement de cils.

À nouveau, j’ai souri, convaincu que c’était Babaji

lui-même qui venait de m’adresser un signe à sa façon...

Qu’aurais-je pu espérer de plus parlant ?

Le lendemain à l’aube, après m’être baigné une der-

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nière fois dans le fleuve et y avoir prié Awoun, j’ai ramassé

mon sac et pris la direction de Sham-Gor, soutenu par une ardeur nouvelle.

Sham-Gor 148 ! J’avais imaginé une petite bourgade couchée au pied de quelque colline... En y arrivant, j’ai plutôt découvert un hameau accroché à flanc de mon-

tagne... Était-ce là que commençait ce que les Rishis m’avaient annoncé comme étant "la Route des dieux" ?

Ŕ « La Route des dieux ? Oh non... Veux-tu vraiment aller par-là ? C’est loin encore... Prends le sentier vers le

Nord. Il n’y a que les fous pour s’y intéresser... ou les pèlerins. »

J’étais effectivement un peu les deux à la fois... Que

pouvais-je être d’autre ? L’homme qui m’avait lancé cette réponse était en train de décharger de leur fardeau un

groupe de quatre mules devant la dernière maison du hameau.

Face à la détermination que j’affichais, il m’a alors regardé différemment, comme s’il comprenait plus ou moins ce que seuls les yeux parviennent à traduire ou à

transmettre.

Ŕ « Tu es plus qu’un pèlerin, n’est-ce pas ? Tu ne par-

tiras pas comme cela à cette heure-ci... Il y a un coin où tu pourras dormir dans ma maison. Et puis, j’ai quelques

vieux vêtements chauds dans le fond d’un coffre. Tu les prendras... C’est moi qui serais fou de te laisser aller aussi peu vêtu. Tu as vu ta couverture ? »

Une fois encore, tout était au rendez-vous. Je n’avais rien demandé et tout m’était offert. Sans doute parce que

j’espérais tout du chemin dessiné en moi. Sans doute

148 Il pourrait s’agir de ce qui deviendra la ville de Shimla.

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aussi parce que ma volonté était dans l’abandon de ma

simple décision d’homme.

Toutefois, au plus secret de mon âme, je savais que

c’était ma réalité profonde qui créait de semblables cir-constances... certes pas parce que je me nommais Jeshua mais parce que c’est ainsi que cela se passe pour tout être

qui demeure parfaitement dans l’axe de sa vie.

Ŕ « Quand tout est juste, les portes s’ouvrent. », m’avait

un jour dit le Vénérable.

Ŕ « Et lorsqu’elles ne s’ouvrent pas, cela signifie-t-il

forcément que nous sommes dans l’erreur ? » lui avais-je aussitôt demandé.

Ŕ « Non... mais cela veut parfois nous dire qu’il est juste

que nous insistions... »

Ŕ « Parfois seulement ? »

Ŕ « Le "parfois", c’est pour nous enseigner la sagesse... »

Lorsque le lendemain matin j’ai voulu quitter la maison

de grosses pierres de l’homme qui m’avait offert son hospitalité, celui-ci m’a demandé de le bénir. Je l’ai fait sans hésiter parce que cela également était de l’ordre du

juste.

Les sentiers de la haute montagne se sont donc à

nouveau proposés à mes yeux mais surtout à mon échine et à mes jambes. De longues journées harassantes mais

toutefois radieuses...

À la bandoulière de mon sac étaient attachés le meil-leur manteau que j’avais jamais eu ainsi qu’une paire de

grosses chaussures de corde et de feutre afin d’affronter le froid lorsqu’il viendrait... car, à n’en pas douter, il

viendrait.

J’ai donc marché et marché, prié et chanté encore et

encore, dans le silence des vallées suspendues et sur les

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versants souvent vertigineux des montagnes. C’était ainsi

que mon âme discourait avec elle-même. De longues journées aussi, elle se taisait, préférant tisser en silence

la trame de ce qu’elle projetait enseigner lorsque le temps en serait vraiment venu.

Quand cela serait-il ? Je l’ignorais mais tout me le di-

rait.

Au cœur d’une matinée, enfin, j’ai compris que c’était là que commençait la "Route des dieux", là au sommet de la

passe que je venais de franchir. Quelques amoncelle-ments de pierres en guise de stupas, des divinités peintes sur les parois rocheuses de la montagne... Tout

l’exprimait, y compris ces deux hommes et cette femme psalmodiant un mantra sur le bord de l’étroite piste qui

s’ouvrait.

Je me suis arrêté près d’eux, bien sûr, et nous nous

sommes salués comme le font inévitablement tous ceux qui cheminent sur les itinéraires de la solitude et du re-cueillement. Ils me parurent incroyablement beaux, tous

trois, dans leurs vêtements colorés. Nous ne parlions pas la même langue mais il est rapidement devenu évident

que nous ferions ensemble la suite du voyage.

Combien de journées et même de semaines avons-nous

ainsi marché, nous aidant, partageant tout et nous at-tendant les uns et les autres selon les difficultés ren-contrées ? Pourquoi m’en serais-je soucié ? Je garde

seulement en mémoire la présence constante du danger sur les bords de vertigineux précipices, le passage de

quelques sommaires ponts suspendus par-dessus des torrents rugissants et, toujours, la merveilleuse proximité

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des plus hauts sommets enneigés de notre monde149.

J’ai vécu ces jours dans un constant dialogue avec un Invisible qui finissait par se tenir à la frontière du Visible

tant il était appelé par la splendeur des paysages tra-versés. Tout se montrait exacerbé... des couleurs de la nature jusqu’à l’acuité des pensées qui me traversaient et

des songes qui éclataient dans mon sommeil. Chaque pierre rencontrée sous nos pieds, chaque animal aperçu

et chaque bouffée d’air inspirée ne racontait que le Di-vin...

Un matin, un soir, peu importe, j’ai su que j’étais ar-rivé. Comment ? Parce que le lieu était inscrit en moi, sans autre raison que celle de la reconnaissance d’une

vision. C’était là et cela ne pouvait pas être ailleurs malgré le dénuement et l’apparente insignifiance de l’endroit...

Un creux entre deux gros blocs rocheux parmi tant d’autres, quelques arbres d’un vert sombre accrochés

comme par miracle à la terre d’un haut plateau sur fond de sommets immaculés... et quelques pauvres construc-tions de pierre autour d’un stupa sur lequel la lune et le

soleil étaient peints150.

Mes compagnons de voyage ont tout de suite compris.

Ils m’ont laissé là, après des adieux très simples mais chargés d’une silencieuse complicité. Ils continueraient

encore un peu vers le Nord, jusqu’à trouver un fleuve151, le longer puis rejoindre les leurs, non loin d’un monas-tère.

149 Cette piste correspond vraisemblablement à celle qui existe encore de nos jours entre Manali et les hautes terres du Ladakh.

150 Ce lieu correspond approximativement { celui de l’actuelle lamaserie d’Hémis, au Ladakh qui ne fut, quant { elle, bâtie qu’{ partir du XVIIe siècle.

151 L’Indus.

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Assis sur une grosse pierre, je les ai regardés s’éloigner

comme j’aurais contemplé un navire me laissant sur une île déserte.

Enfin, j’ai repris mon sac et mon lourd manteau un instant déposés sur le sol puis j’ai marché d’un pas fa-tigué vers les quelques constructions de pierre dont j’étais

persuadé qu’elles m’attendaient. Ce furent d’inoubliables instants, à la fois vides de tout et gorgés d’infini, presque

irréels.

J’ai fait cinquante pas, peut-être cent... et, entre deux

rafales de vent, un bruit s’est fait entendre, une sorte de grincement sourd... Sans doute la plainte d’une porte que l’on pousse.

Je me suis avancé d’une cinquantaine de pas encore, le cœur battant, ému par la paix qui régnait là...

Droit devant moi, une porte venait bien de s’ouvrir ; la silhouette d’un homme se tenait dans son embrasure,

immobile et fixée dans ma direction. Aussi rapidement que me le permettait mon souffle, je m’en suis approché...

Je n’ai tout d’abord remarqué que sa haute stature, ses

longs cheveux bruns et sa forte barbe et puis, soudain, j’ai rencontré son regard... un regard d’obsidienne, un

regard que je connaissais et qui connaissait le mien.

Pas d’étonnement, pas d’interrogation... Seule une

puissante et tendre accolade s’est imposée, juste le temps que monte des profondeurs de ma mémoire un nom, quelques syllabes venues se placer spontanément sur

mes lèvres... « Frère Morya152... »

152 Le Frère Morya est l’un des maîtres réalisés de la Fraternité de Shambhala. Bien qu’il ne fut pas connu sous le nom de Morya il y a deux mille ans cette appellation a été préférée ici pour une meilleure compréhension.

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L’homme a fait deux pas en arrière tout en posant sa

main droite sur son cœur.

Ŕ « Frère Sananda... fit-il avec un large sourire, il y a un

petit moment que je t’attends. »

Celui que je venais d’appeler Morya sans en com-prendre tout à fait la raison parlait la langue de mon

enfance et portait sous son ample manteau brun la longue robe blanche des Anciens d’Essania.

Une seconde accolade fut alors échangée et j’ai aussitôt été prié de franchir le seuil de la porte. La pièce était

particulièrement exigüe et obscure...

Sans réfléchir, je me suis assis sur le sol, à tâtons dans l’un de ses angles, le temps que mes yeux parviennent à

en percer la pénombre. Morya, quant à lui, s’est aussitôt assis dans l’angle opposé au mien. Bien que je n’aie pas

réellement distingué son visage, j’ai senti qu’il me fixait avec insistance. Trop de choses demeuraient floues en

moi mais je savais que nous avions mille paroles à par-tager, comme des souvenirs à extraire du fond d’un vieux, vieux coffre.

Ŕ « J’étais là lorsque tu es revenu... à Niten-Tor, présent et attentif parmi ceux qui t’ont reconnu... »

Sa voix bien timbrée a rompu le silence qui s’était un instant installé.

Ŕ « Ce n’est pas de ton regard de ce temps-là dont je me souviens, mon Frère... lui-ai-je répondu. Il vient d’un autre âge ou même... d’un autre espace. »

Ŕ « Et c’est de cet espace dont je viens vers toi en messager. Précisément. »

Ŕ « Shimbolom ? »

Ŕ « Ici, nous dirons Shambhalla. »

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Ŕ « Sommes-nous à sa porte ? »

Ŕ « Il n’y a pas besoin d’être à sa porte quand on en détient la clef... Mais dis-moi maintenant, Sananda, al-

lons droit au Soleil... Peux-tu me donner la raison de ta présence ici ? Car, si je t’y ai attendu, ce n’est pas moi qui t’y ai appelé. »

Ŕ « Tu la connais, Frère Morya, tu la lis en moi... Mais puisque ce sont mes mots que tu veux... »

Ŕ « Je les veux pour toi et pour les hommes de ce monde car les mots sont des sons et ceux qui doivent sortir de ta

bouche sont destinés à dresser l’architecture de Ce qui t’a été remis. »

Ŕ « Ma présence ici ne diffère pas de celle de tous les

ailleurs où j’ai vécu. Il y a une semence en mon cœur... Elle me dit de structurer puis de révéler un nouveau Jour

de Vérité. »

Ŕ « Y a-t-il plusieurs Jours pour la Vérité ? »

Ŕ « La Vérité ne s’énonce pas en un seul et unique Jour, mon Frère. Elle ne se donne jamais totalement à l’homme, ni même aux Anges, car l’Éternel la renouvelle et l’étend à

l’infini à chaque fois qu’il inspire et expire la Vie. »

Ŕ « Alors structure et révèle ce nouveau Jour ! Inspire,

expire à ton tour et devient pleinement Jeshua.

Par ma présence, je voulais simplement te rappeler que

toutes les forces des peuples d’Élohim et de Shimbolom sont derrière toi. »

Ŕ « ... de Shambhalla, plutôt... » n’ai-je pu m’empêcher

de reprendre.

Je me souviens que le Frère Morya et moi-même nous

nous sommes alors rejoints dans un rire complice. Nous n’avions encore que peu parlé mais l’essentiel avait été dit

et cet essentiel était la confirmation définitive de la tâche

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qui m’avait été confiée, dont il avait fallu que j’apprivoise

peu à peu l’ampleur mais dont j’étais encore loin de de-viner jusqu’où elle irait.

Ŕ « As-tu faim, Frère Jeshua ? »

La réponse allait de soi. Même si je m’étais appliqué à

entretenir mon corps après la sévère expérience des sources de Ganga, la nourriture n’avait jamais été

abondante en regard de l’effort à fournir.

Ŕ « Attends, a alors murmuré Morya... Dès qu’il par-

vient à aimer d’Amour et à remercier pour ce qu’il n’a pas encore reçu, le sage sait qu’il a accès à un grenier dans lequel il peut puiser selon ses besoins. Seulement selon

ses besoins... et seulement quand il en a vraiment besoin ! »

Dans la pénombre du réduit qui nous réunissait tou-jours, j’ai alors vu le Frère se livrer à une rapide danse au

moyen de ses deux mains au ras du sol. Celle-ci était un peu semblable à celle que les miennes faisaient instinc-tivement et de leur propre gré lorsque de petits cristaux

ou quelque poudre guérissante surgissaient d’elles. C’était suffisant pour que je comprenne ce qui se pas-

sait... Déjà le sol se couvrait de nourriture... Des galettes, des légumes dans un plat de terre, des boulettes de riz,

des fruits séchés... et même une petite bouteille en pâte de verre remplie d’un vin doux comme il s’en faisait en Galilée.

La surprise était complète mais je n’ai rien dit pour ne pas briser la douceur de l’instant et la lumière qui

l’enveloppait. Il fallait remercier, bénir et c’était suffisant car le mariage des lois du Subtil et de l’Intelligence hu-

maine vraiment aimante ne faisait que s’exprimer là en toute liberté.

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Donner naissance, répondre au manque, voilà de toute

éternité l’une des fonctions de l’Esprit lorsque celui-ci est reconnu et invité par son prolongement, la Matière.

Depuis des aimées, j’avais compris comment "tout cela" fonctionnait. En voyageant avec mon âme, en contem-plant "ce qui est", j’avais découvert ce que ceux d’Essania

nommaient le monde des pré-formes 153 . Celui-ci était l’univers de ces matériaux de lumière, tout en vibrations

qui préexistent à la matière dense, des matériaux sonores aussi qui, tels des germes de vie, réagissant à la pensée

organisée. Ainsi est la loi générale de ce qu’on appelle miracle... Elle ne tient pas à grand-chose d’autre qu’à la

connaissance de cet "ordonnance sacrée du monde" qu’il faut savoir allier à une foi sans la moindre faille... c’est-à-dire traduisant la certitude, la conviction iné-

branlable que tout est déjà en train de se réaliser parce que cela est juste et bon.

Aucun doute possible... Une volonté aiguisée mais hors de toute tension, une vision parfaite, intégrale, sous tous

ses aspects, de ce qui est demandé... et déjà reçu. Là est le "secret" de bien des prodiges, simple en lui-même mais qui exige l’absolue capacité d’être présent dans l’instant.

Par son cadeau, le Frère Morya me rappelait à sa façon que la Force Éternelle, l’Origine de Tout, est analogue à

une coupe qui se déverse, reçoit, se déverse et reçoit à nouveau, à l’infini. Le discours de cette Force originelle

consiste en une sorte de boucle ascensionnelle : "De-mande, accepte, recueille, multiplie et redistribue. Sans compter".

À partir de ce jour-là, j’ai osé matérialiser moi-même les

153 C’est-à-dire le monde de l’Éther dans son entièreté avec ses "grains de vie" constituants des atomes subtils qui sont à la base de notre matière.

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aliments et tout ce qui m’était nécessaire quand cela

m’était vraiment nécessaire. Dans tous les moments de retraite dont j’ai eu besoin, je l’ai fait avec la plus grande

discrétion et lorsque rien d’autre ne pouvait être espéré.

J’affirme aujourd’hui que cela a représenté un grand pas intérieur pour le Messager que je me préparais à être

que d’oser me servir dans le "grenier universel", celui des formes en attente d’être structurées, afin de maintenir

l’équilibre de mon corps.

Je comprenais d’expérience que l’Av-Shtara, l’Avatar

qui reconquiert sa nature essentielle, ne se sacrifie pas au sens où on l’entend généralement et contrairement à l’idée reçue. C’est en pleine maîtrise de la Matière qu’il

s’offre puis qu’il transcende les apparentes limitations de la densité.

Le Frère Morya et moi-même avons parlé bien long-temps et tard dans la nuit après avoir participé à ces

incroyables agapes. Nous avions tant de choses à parta-ger, à échafauder, qui, je dois le dire, deux mille ans plus tard, ne sont toujours pas divulgables.

La Vérité est comme un soleil. Trop à la fois, elle brûle.

Si on accède à l’une de ses facettes et que Ton veut commencer à la dire, il faut y exposer l’autre avec

mesure.

Et cela ne signifie pas dissimuler mais distiller...

Cette rencontre Ŕ ou plutôt ces brèves retrouvailles Ŕ avec le "Frère Morya de Shambhalla" ainsi qu’il aimait

être appelé, constitua un des points marquants de ma vie en tant que Jeshua. Aussi marquant que celui de ma

connexion avec Élohim, au sommet du Mont Thabor, de

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nombreuses années auparavant et bien évidemment avec

Babaji auprès du swyambhu linga.

Il scella de façon visible et tangible le lien indestructible

qui reliait mon être profond à la "Fraternité des Hautes Cimes" ; il me restitua enfin une importante partie de ma mémoire, laquelle avait été inévitablement mise en

sommeil au moment de ma naissance.

Lorsque, le lendemain, Morya décida de me laisser seul

afin de rejoindre les rives et le temps qui étaient siens, la trajectoire de ma vie m’est apparue plus limpide que ja-

mais.

Évidemment, je n’étais pas le seul habitant du groupe des très modestes constructions vers lequel je m’étais

irrésistiblement senti appelé et où je l’avais retrouvé. Des moines y vivaient également. Ils étaient au nombre de

cinq.

Les uns après les autres, ils se sont présentés à moi,

sans manifester le moindre étonnement quant à ma soudaine présence, comme si celle-ci avait été annoncée depuis longtemps, du moins à en juger par la déférence

qu’ils m’ont aussitôt témoignée.

En voyant ainsi ces moines pour la première fois avec

leurs visages rudes, parcheminés et presque figés dans un interminable sourire, j’étais bien loin de supposer que

je demeurerais plusieurs années parmi eux... moi qui n’aspirais qu’à m’adresser sans plus tarder au peuple des hommes afin de lui apprendre à découvrir le Soleil en

lui-même.

Quelle était leur foi à ces moines dont j’ai commencé à

partager l’existence ? Elle se basait sur l’Enseignement de Gautama, cet Éveillé dont j’avais déjà pu ressentir le

Souffle serein et l’évidente Sagesse à Takshashila puis à Meruvardhana.

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Elle était singulière cependant, en ces lieux, car elle ne

se limitait pas à ce que j’en avais connu ; elle intégrait en son sein un nombre important de pratiques rituelliques

qui paraissaient surgir de la Nuit des Temps, des chants, des prières et même des danses au cours desquels des crânes d’animaux, des ossements de toutes provenances

et des masques étaient régulièrement utilisés154.

Je les ai regardés faire durant quelques jours, ces

moines à la voix grave et rocailleuse, avant de me joindre à leurs cérémonies quotidiennes. Je voulais les com-

prendre, eux qui auraient fait hurler tous les prêtres de Galilée, de Samarie et de Judée.

A priori, rien n’aurait dû me conduire vers eux et leur

improbable refuge coupé de tout. Rien... si ce n’était leur amour du Divin et leur proximité naturelle avec cet Invi-

sible au contact duquel j’avais toujours vécu et puis, bien sûr, avec le Frère Morya.

Auprès d’eux, c’est un autre visage de l’Éveillé que j’ai découvert, davantage marié aux forces cachées mais ô combien actives de la Nature. Leur regard sur le Tout,

leur simplicité et leur joie communicative parlaient à mon âme.

Ils n’envisageaient pas un Père Éternel, mais une sorte d’Infinitude de Lumière à découvrir peu à peu, vie après

vie, au-delà des formes évidemment, mais aussi au-delà de l’approche commune de la pensée et de la conscience de soi. Ils voulaient... percer une Illusion derrière

l’Illusion elle-même.

Mois après mois, j’ai donc appris à écouter battre leur

154 Il s’agit ici des premiers moines bouddhistes de Tradition tibétaine, c’est-à-dire dont les pratiques intègrent un certain nombre de rituels chama-niques himalayens appartenant à la très ancienne religion Bon.

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cœur, à entrer dans leur langue et ses subtilités ; je les ai

regardé aimer la Vie jusqu’à vénérer celle-ci dans un in-secte ou une pousse d’herbe.

En cela, il n’y avait pour moi que l’application logique et élémentaire de tout ce qui avait fait ma propre vie, plus loin que ce qu’on avait pu me communiquer au Pays de la

Terre Rouge ou au Krmel.

J’ai voulu aussi entrer au plus secret de leurs mantras

et de leur action sur les centres psychiques de l’être humain. Je faisais des liens, je notais les similitudes avec

tout ce que j’avais déjà appris ici et là mais également avec ce que je n’avais pas encore étudié mais qui se montrait pourtant si vivant dans ma conscience. Je

passais ainsi mes nuits et mes jours sur un fil tendu entre l’effervescence de mes réflexions et l’infinie quiétude

de mon âme.

Les saisons défilèrent, les hivers surtout, interminables

et glaciaux, d’une solitude indescriptible. Chacun se calfeutrait alors dans la minuscule construction qui lui servait de cellule et se concentrait régulièrement sur son

souffle afin de faire monter en lui sa chaleur corporelle155.

Dans ces moments-là, nous ne nous rencontrions

guère plus d’une fois par semaine afin de partager en-semble un repas un peu plus conséquent ainsi que les

fruits de notre vie intérieure.

Nous n’étions plus des moines mais des ermites ex-plorant les strates de leur conscience ou visitant les

moindres replis de leur corps afin d’y faire descendre un

155 Cette pratique porte un nom dans le Bouddhisme tibétain : Tummo. L’allusion qui y est faite ici, rend compte du fait que cette technique basée sur la respiration et la visualisation est antérieure au XIe siècle, époque à laquelle elle aurait été divulguée par le sage Naropa.

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peu de lumière et d’en dissoudre les grincements.

Je me souviens qu’un jour l’un de nous n’est pas ap-paru au bout de la tranchée dans les neiges que chacun

entretenait pour sortir de son abri. Nous avons poussé sa porte et l’avons trouvé assis parfaitement droit sur le sol mais le corps sans vie. Il était parti aussi simplement

qu’on se défait d’un vieux vêtement, les yeux grands ouverts et le sourire aux lèvres. J’ai trouvé cela beau.

Il y eut une longue cérémonie rythmée par le son d’un damaru 156 et puis nous l’avons enseveli quelque part

dans la neige et la glace sachant qu’aux premiers signes du printemps nous porterions sa dépouille sur un rocher plat afin que les rapaces s’en chargent. C’était la seule

façon de faire en cette contrée suspendue...

C’est pendant l’une de ces périodes de solitude et de froid intense qu’un puits de clarté et de compréhension

s’est creusé de façon différente en moi.

Je devais sans plus attendre construire les bases d’une Parole nouvelle... Non pas parce que je le voulais, moi,

Jeshua, mais parce que j’étais poussé à le faire par une sorte de voix intérieure qui ne s’exprimait pas en mots

mais en puissantes sensations de nécessité.

En vérité, cependant, qu’est-ce qu’une Parole nouvelle

? Cent fois je me suis posé cette question. Qu’est-ce qui pouvait être nouveau ? En substance, rien. Rien puisque tout ce que la conscience humaine incarnée pouvait saisir

et assimiler avait nécessairement été déjà enseigné au fil

156 Sorte de petit tambour à double face que l’on fait résonner par un mouve-ment de la main permettant { une boule située { l’extrémité d’un cordon de frapper ses deux membranes.

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des Temps. Yoshi Ri157, Jagannatha, Rama, Akhénaton,

Moïse, Gautama l’avaient fait comme tant d’autres en-core... Et derrière l’identité de Zérah Ushtar, j’y avais

moi-même participé...

Alors, que me fallait-il pour reprendre le flambeau ? Plus d’affirmation de moi pour dire : « Je sais et je connais

» ? Davantage de verve pour clamer : « Écoutez-moi et suivez-moi » ?

Non... Plus d’Amour encore ! C’était la seule réponse possible, la seule envisageable parce que la seule qui soit

simple et donc audible par tous ceux dont le cœur avait des oreilles.

Pour cela, Awoun devait sortir des temples et Se ren-

contrer dans la poitrine des hommes. On ne devait plus Le cacher, Lui et Ses myriades de visages derrière des

statues, aussi nobles et éclairantes fussent-elles ; on ne devait plus L’éparpiller derrière mille masques de déités

ni Le rendre inaccessible par autant de concepts qui nourrissaient le mental tout en prétendant traverser ce-lui-ci.

Mais avant tout, qui était Awoun ? Assurément per-sonne ! Comment alors vouloir rejoindre "personne" ?

Comment inviter et offrir, comment aussi donner faim et soif de Ce qui n’a ni forme, ni substance, ni nom essen-

tiel?

Peut-être tout simplement en acceptant d’en parler

comme d’un Père... ou d’une Mère vivant en tout et en chacun, une Présence absolue que l’on apprend à toucher en soi sans qu’il fût besoin d’offrandes, de prêtres ni de

temples.

157 Osiris, en Égypte ancienne.

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Je rêvais ? Non, je construisais. J’étais conscient que le

Divin ne pouvait se présenter dans un "système" qui soit parfait. Pour cela, Sa Parole et Sa Présence ne devaient

aucunement se limiter aux mots... Elles devaient exploser en un Exemple de la plus belle Beauté qui puisse se vivre, parce que la plus pure de toutes.

J’ai pleuré une nuit entière en creusant ce puits en moi. Une telle simplicité, une telle transparence, une telle

audacieuse intemporalité étaient-elles au-dessus de mes forces ? C’était à moi d’en décider... et je savais déjà que

j’irais jusqu’au bout de ce qui m’était confié !

À partir de là, tout s’est organisé. Puisque j’étais des-

tiné à enseigner, il y aurait clairement trois piliers à mon enseignement : la Volonté, l’Amour et la Patience. Et

chacun de ces piliers serait constitué de trois facettes différentes...

En offrant celles-ci à la réflexion, mon but était d’éclairer l’intérieur de chacun afin qu’il débroussaille son propre chemin car le cœur du problème et de sa solution

était là : Faire comprendre à toutes et à tous qu’il ne suffit pas de dire "je crois" puis de se conformer à un certain

nombre d’obligations et d’interdits pour accéder à l’éternelle Lumière.

Croire n’était rien ou si peu ! J’avais toujours constaté que pour beaucoup, ce n’était pas plus que d’adhérer à une opinion, sans se poser de vraies questions. Ce qui

nous était demandé, c’était de vivre, c’est-à-dire d’expérimenter, d’éprouver l’immanence du Divin...

Ce que seuls certains ermites pouvaient toucher du cœur, je voulais donc que chacun puisse l’approcher et en

saisir l’essence en faisant de lui un temple vivant autant que permanent.

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Regarder enfin en soi et chercher ce qui s’y passe !

Se lever enfin et ne pas avoir peur de se labourer !

Se labourer enfin consciemment et volontairement pour devancer les secousses de l’impitoyable charrue de ce sommeil que l’on pense être la vie.

Faire enfin pénétrer le soleil dans nos sillons pour que cesse la souffrance et le tourbillon de ses violences...

La Volonté ? Il fallait d’abord en définir la véritable

nature, celle qui procure bien plus que la force : la Puissance. La dissocier de la crispation, de la tension et de l’opiniâtreté égotique... Surtout ne pas la confondre

avec le vouloir mercantile et la déclinaison de ses avidités.

Faire aussi comprendre qu’elle naît du Courage et du

juste alignement du corps, de l’âme et de l’esprit. En-seigner le centrage de l’être afin qu’il se fasse réceptacle

de l’Intention divine.

Et, par-dessus tout cela... offrir l’exemple de la persé-vérance et de la ténacité, faire découvrir la détermination

de l’archer qui ne doute pas d’atteindre le centre de la cible puisqu’il est lui-même déjà au centre de ce centre.

L’Amour, ensuite ! Il y avait tant à en dire ! Prétexte à

tout... ou presque, j’avais toujours pensé qu’il était un argument facile mais que peu d’hommes et de femmes en soupçonnaient la vastitude. Ils en subissaient plutôt les

effets sans jamais être capables d’en unir les trois di-mensions, autrement dit son aspect charnel, son ex-

pression affective et sa manifestation compassionnelle.

Si souvent le corps, l’âme et l’esprit se combattaient à

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travers elles ! Le sentiment était sensé surpasser la pul-

sion animale, tandis que l’Amour du Divin, croyait-on, se devait de dénigrer l’un comme l’autre.

Ma vision de l’Amour, quant à moi, ne pouvait se sa-tisfaire d’un tel état de fracture. Rien ne devait être le contraire ou l’ennemi de rien...

Qui avait décrété que la chair était sale et que les sens se tenaient nécessairement à l’opposé des sentiments ?

Qui, enfin, avait décidé que l’Amour du Divin vomissait le corps et tout ce qu’une âme humaine pouvait éprouver

dans sa quête de complétude ? Les ermites ? Les moines ? Les docteurs de toutes les lois de tous les temples ?

Qui étaient-ils pour entretenir la Séparation ?

Bien souvent, en voyageant hors de ma chair, je m’étais laissé aller à pénétrer le cœur même de ce que l’on nomme

globalement la Matière... bien assez pour comprendre qu’elle n’était autre qu’une densification discrète et

merveilleuse de la Lumière.

Ainsi, tout me disait que l’Esprit ne pouvait parvenir à prendre pleinement conscience de lui qu’après être passé

par le creuset transmutatoire du corps et du champ d’expression des cent mille états de l’âme. C’était si lo-

gique !

Il fallait donc absolument mettre fin à ces frontières

imaginaires par lesquelles notre espèce s’enchaînait d’elle-même à un univers d’opposions constantes... Bien évidemment, je n’étais pas le seul à avoir perçu celles-ci

mais, si j’étais là... c’était nécessairement pour une rai-son...

Pour chanter plus haut et plus fort ? Non... Se dire cela aurait été une illusion de plus, érigeant une autre fron-

tière. Pour chanter différemment, juste sur une autre

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tonalité.

Et puis... il y avait la Patience. Elle également se

montrait triple d’expression. À force d’observer les hommes, je l’avais souvent vue derrière sa manifestation passive, soumise au temps, comme un prétexte pour

dissimuler le désengagement et excuser la faiblesse de la conscience. Je ne voulais pas de celle-là...

Par bonheur aussi, je l’avais vue active, dynamique et intelligente parce que se servant de sa force latente pour

condenser une réelle puissance, celle d’une vague qui aurait longtemps retenu ses eaux afin de s’élever plus haut.

Enfin, il y avait cette forme de Patience qui, à mes yeux, n’était autre qu’un Abandon sacré, un ultime lâcher-prise

de la personnalité face à tous les barrages de l’Adversité.

Sa sagesse était celle de l’oiseau qui, dans sa prise

d’altitude, voit les distances se raccourcir, les reliefs s’estomper et bien des impossibilités se relativiser. Cette Patience-là n’excluait en rien la précédente mais venait

parfois en prendre le relais, lui faire goûter à l’Éternel Présent et à son parfum d’Éternité...

Volonté, Amour, Patience... Tels seraient mes trois pi-liers, ceux à partir desquels tout pouvait se décliner.

Pour le "reste", Awoun, mon Père aux si nombreux vi-sages, me guiderait et je m’habillerais de Lui.

Oui, c’était bien cela... Son éclatante vérité était enfin

venue me chercher... Je m’habillerais de Lui !

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Chapitre 26

La bénédiction

C’est arrivé à la fin du troisième hiver que je passais dans ce pays que l’on appelait déjà "la demeure des neiges158".

Comme chaque matin, les yeux grands ouverts dans ma cellule, je m’accordais de longs moments afin de pénétrer sa pénombre et son silence. Cette fois-là, cependant, ce

fut différent. L’état de vacuité dans lequel j’entrais alors habituellement s’est soudain intensifié. J’ai d’abord cru

que j’allais découvrir un nouvel état de conscience, qu’une porte intérieure s’ouvrait, me permettant

d’accéder à un autre niveau de mon être. Ce n’était pourtant pas cela...

J’ai vu une brume se former en avant de moi. Elle

semblait s’extraire du mur de mon abri et vouloir en rassembler les atomes subtils. Une silhouette en a

émergé... et j’ai suspendu mon souffle...

Ŕ « Père ! »

Je n’ai pu faire autrement que de m’exclamer.

Ŕ « Père, mon père... », ai-je repris d’une voix pâle.

Yussaf, mon père, était bel et bien là à trois pas de moi

; il était venu me rejoindre dans le vêtement densifié de

158 L’Himalaya. En Sanskrit hima signifie neige et alaya demeure.

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son âme, il avait su me trouver... Assis sur le sol, j’étais

figé, à la fois bouleversé et serein, le cœur dilaté et pareil à un lac sans ride.

J’ai tout de suite compris ce que cela signifiait. Mon père avait définitivement abandonné son enveloppe charnelle et il venait me le dire...

Je l’ai alors vu tranquillement sourire et écarter les bras comme pour m’appeler à lui. Dans ma posture de

méditant, j’étais cependant incapable du moindre mou-vement.

Ŕ « Oui, mon fils... je suis parti. Il y a une heure pour chacun de nous. Je te regarde... J’avais laissé s’éloigner un enfant... et je retrouve aujourd’hui un homme, un

Maître. »

Ŕ « Un Maître ? » s’est écrié mon âme.

Ŕ « N’aie pas peur du mot, Jeshua. Ta lumière suffit à l’affirmer. Je viens de t’appeler "mon fils", pour le bonheur

que cela pouvait encore m’offrir un instant, mais c’est la dernière fois... car tout se transforme et mon rôle s’efface derrière le tien. Tu le sais, n’est-ce pas ? »

Oui, je le savais... Mon père lisait trop bien dans mon cœur pour que je tente de contourner l’évidence, une

évidence Ŕ il avait raison Ŕ qui me faisait parfois peur pour ce qu’elle exigeait.

Ŕ « Jeshua... Accepte maintenant ceci... »

D’un geste mesuré, Yussaf a tendu un petit objet dans ma direction. Il le tenait entre deux doigts de sa main

droite. Avec respect, très lentement, je suis parvenu à le recueillir au creux de l’une de mes paumes... J’en ai senti

le poids. Mon regard s’est alors aussitôt posé sur lui, l’a pénétré et instantanément déchiffré comme s’il savait

déjà ce qu’était l’objet et ce qu’il disait.

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Ŕ « Cela te revient de plein droit, Maître Jeshua ; il

t’appartient car c’est toi qui l’a conçu. »

C’était le médaillon de Salomon... et je le tenais dans la

main !

Toute pénombre s’était dissoute et chaque détail du petit objet de bronze me devenait perceptible dans sa

beauté simple mais si chargée de sens... l’étoile à huit rayons dont trois étaient pourvus de mains et, à son

endos, les trois cercles évoquant Shimbolom.

Ŕ « C’est moi qui l’ai conçu ? » ai-je murmuré, reprenant

ainsi les derniers mots de Yussaf.

Ŕ « Comprends et médite ce que cela signifie. Ce n’est pas moi qui te l’apprends : Nous revenons souvent sur les

traces que nous avons dû laisser en d’autres temps. Conscients ou non, nous œuvrons toujours pour le même

Plan et ne faisons jamais que changer de sandales et de robes... »

Ŕ « ... mais le cœur demeure le même. Oui, père... Le cœur ne fait que se souvenir un peu plus. J’ai compris ton message. Bénis-moi une dernière fois, ainsi que tu le

faisais jadis. Je t’en prie... »

J’ai baissé les paupières sans attendre de réponse et

j’ai aussitôt senti la main charnue de mon père se poser au sommet de mon crâne. Un inoubliable moment, diffi-

cilement traduisible... Tout était là, l’humain et ce qui transcende celui-ci, l’émotion et ce qui sublime l’affectif, les souvenirs, les promesses et l’instant présent qui par-

viennent miraculeusement à fusionner.

Plus aucun mot n’a été prononcé ; c’eût été impossible.

Aujourd’hui encore, je me souviens avoir reçu cette ul-time bénédiction paternelle comme un véritable sacre-

ment.

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Lorsqu’au bout d’un temps indéterminé, mes yeux ont

fini par s’ouvrir, j’étais à nouveau seul. Dans le creux de ma main il y avait toujours le médaillon... Je l’ai retourné

deux ou trois fois comme pour me persuader de sa réalité. Non... il ne s’était pas évanoui, il n’avait pas été aspiré par la lumière d’un autre monde. Alors, j’ai sangloté, sans

bruit. Trop de gratitude et de douceur dans le cœur...

Salomon... Parfois, dans mon enfance, l’idée d’avoir

porté ce nom m’avait traversé. C’était au temps du Krmel, tandis que je me perdais dans la lecture des anciens

Écrits de notre peuple. Je l’avais toujours repoussée, bien sûr. On a si vite fait de se prendre au jeu des délires de l’ego ! Et cela avait été beaucoup mieux ainsi pour mes

jeunes épaules.

Mais là, après toutes ces années écoulées, après tout ce

chemin qui n’en finissait pas en vérité, que cela me fai-sait-il de me le voir attribuer de façon aussi décisive ?

Oui, en toute vérité, que cela me faisait-il ? Allais-je avancer d’un pas plus déterminant encore que les pré-cédents ?

Je ne voulais pas me mentir. Surtout. Je n’avais pas fait toute cette route pour le souvenir d’une couronne...

ou d’un trône.

Je me suis levé, les muscles endoloris, la carcasse re-

belle puis j’ai poussé la porte de mon abri pour respirer l’air libre du petit matin et laisser parler la couleur de mon âme dans la lumière du jour. Mes yeux me faisaient

mal et ma bouche était sèche.

« Salomon... » Je voyais, j’entendais encore celui qui

avait été mon père articuler les phrases de son message.

« Ainsi, tu es parti, père, ai-je fait à voix haute... Tu es

parti et... étrangement je ne ressens nulle peine, je ne perçois rien de cette douleur que j’avais cent fois imaginée

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au cours des ans.

Père, ai-je continué, dis-moi que rien ne s'est durci en mon cœur, dis-moi que je bois à une juste et limpide

source. Est-ce trébucher que de ne pas croire en la mort ?

Tu es parti, oui, et il me faut l’accepter mais, là où tu es, je te sais plus vivant que la vie de ce monde, plus respi-

rant, plus connaissant, plus puissant... et plus amoureux de l’Infini... Tu m’as béni pour l’enfant assoiffé que je serai

à jamais... et de cela je te remercie. »

À ce moment précis, j’ai souvenir avoir scruté le centre

exact de mon cœur, y avoir cherché des rides, des envies ou quelque pulsion se flattant d’une gloire passée... Rien ! Un autre masque m’avait été révélé, était tombé sans faire

de bruit, et c’était tout. J’ai compris que je venais de passer un test et que mon père en avait été le véhicule.

Une fois encore, j’ai regardé le médaillon de bronze que je tenais toujours dans la main. Était-ce celui du mo-

nastère de Sokuk qui avait été translaté jusqu’à moi ou un autre, identique à celui-là ?

La réponse n’avait pas beaucoup d’importance... J’ai

déposé mes lèvres un bref instant sur son étoile puis je l’ai placé au fond de la pochette qui me pendait au cou et

qui, avec son petit cristal, ne m’avait jamais quitté.

Ŕ « Eshé... Cela va-t-il, mon frère ? »

Djalpa, l’un des moines de la minuscule communauté qui m’avait recueilli venait de s’adresser à moi. Eshé...

c’était ainsi qu’ils avaient décidé de m’appeler, tout sim-plement parce que c’était plus facile à prononcer dans

leur langue.

Je me suis retourné et j’ai souri. Oui, cela "allait..." et

puis, comment partager ce qui venait de se produire ?

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Ŕ « J’ai pensé à quelque chose de triste pour toi, hier

Eshé car, en te regardant t’éloigner, j’ai vu que tu t’arrêtais longuement près d’une forme sombre sur le sol.

Lorsque tu l’as quittée après l’avoir bénie et que je m’y suis moi-même rendu, j’ai vu que c’était un aigle qui venait de mourir là... Ce n’est pas habituel. J’y ai perçu

un signe... Ces choses sont toujours des signes lors-qu’elles arrivent... surtout par les oiseaux. »

L’après-midi de la même journée, Djalpa et les autres moines ont entamé une cérémonie autour du cadavre de

l’aigle. Parmi les cailloux et les arbustes encore privés de leur feuillage, je les ai accompagnés dans leurs chants et leurs danses rythmées au son d’un tambour.

Jamais je n’avais été aussi loin des rites du peuple au sein duquel j’étais né et j’avais conscience que la plupart

de ceux qui m’y avaient instruit m’auraient dit emporté par un esprit satanique s’ils m’avaient vu ainsi...

Je ne voyais pas vraiment où se situait l’empreinte de Gautama, l’Éveillé, au milieu d’un tel rituel... « Peut-être tout simplement, me suis enfin dit, dans ce sentiment de

respect et d’amour que nous devons tous à nos frères animaux. »

Plusieurs jours durant, j’ai médité sur cette réflexion et mieux mesuré la distance qui la séparait des préoccupa-

tions de la plupart des hommes et des peuples que j’avais rencontrés.

Excepté la préservation de son corps et celle de son

âme Ŕ entourée de mille superstitions Ŕ l’humain n’avait pas appris à se soucier de grand-chose...

Et pour en venir à "mon" peuple, les Écrits que celui-ci disait sacrés et qui constituaient les assises de sa foi,

faisaient de l’homme le maître de la Création entière. Tout était là pour le servir et c’était l'Éternel, semblait-il, qui en

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avait décidé ainsi.

Je ne croyais pas en cet Éternel-là... et je n’y avais jamais cru pour la simple raison que je ne Le vivais pas

ainsi. Il ne pouvait être que Compassion, Équilibre et Justesse. Son expression ne pouvait en aucun cas être celle d’un tyran justifiant les actes d’autres tyrans.

Si jamais je parvenais un jour à rejoindre les collines de Galilée, quelles seraient mes chances de faire comprendre

cela ? Probablement milles. Mais j’aimais ce qu’on dit être utopie pour la "graine de possible" que cela représente et

puis... il n’était pas question que je passe ma vie à tra-verser un paysage humain sans chercher à en modifier la topographie. Tout me répétait que j’étais là pour cela.

Et les semaines passèrent... les mois sans doute. Mes

compagnons les moines avaient décidé qu’il serait bon de réunir chacune des maisonnettes où nous vivions par un

mur d’enceinte. Les abris sommaires qui existaient donneraient alors naissance à une sorte de petit mo-nastère. Cela nous couperait des neiges trop abondantes

ainsi que des vents.

Passerais-je là un hiver de plus ? Je ne parvenais pas à

l’imaginer. Non pas parce que je n’aimais pas la vie simple, rude et toute en prières que j’y menais mais parce

que ses richesses cachées m’inspiraient une action con-crète de plus en plus urgente. L’Invisible en moi exigeait le Visible et le Dense de façon croissante.

Devais-je attendre un signe ou provoquer l’évènement ? J’ai décidé qu’une fois achevé notre mur d’enceinte, je

ramasserais mon sac et que je repartirais vers des terres plus basses tant que la saison le permettait encore. Je ne

devais pas tomber dans la "patience passive"...

Étrangement, à l’aube du jour où j’avais décidé de

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partir, j’ai éprouvé le besoin de prendre une pierre plate

qui traînait depuis longtemps à la porte de mon abri. Je l’ai soupesée, retournée, afin de comprendre dans quel

sens elle vivait, puis j’ai pris une pointe de métal et j’y ai gravé quelques mots en Sanskrit : Eshé a vécu ici, pour l’amour de l’Éternel. Cela suffisait.

Je me suis dit qu’il y a des moments dans toute vie où, plutôt que d’attendre des signes, il faut savoir en créer ou

Ŕ pourquoi pas Ŕ en devenir un soi-même pour les temps et les générations à venir.

Enfin, j’ai donné ma pierre à Djalpa puis j’ai salué ceux qui avaient été pendant près de trois ans mes compa-

gnons de solitude, de méditation et de... fermentation de la conscience. Alors, empruntant une ravine bordée d’arbrisseaux, j’ai rejoint le haut-plateau dans l’intention

de marcher vers le Sud et l’Est aussi longtemps que je le pourrais.

Je conserve encore en moi le spectacle grandiose de ce troupeau de yacks broutant l’herbe de quelque maigre

espace de verdure tandis que je longeais un torrent. C’était un hymne à l’ineffable présence du Divin.

Un instant, je m’y suis arrêté... Pourquoi chercher plus

loin ?

Soudain, la silhouette d’un homme assis nonchalam-ment sur une grosse pierre, au bord du torrent... En

m’apercevant à son tour, l’homme s’est levé. Il était vêtu d’une simple robe blanche et sa longue chevelure brune, un peu semblable à la mienne, dissimulait en partie son

visage sous l’effet du vent.

Mon cœur a bondi... Je savais vers qui j’allais. En effet,

pourquoi chercher plus loin ? Mon Frère était là... Durant toutes ces années, il avait attendu ma maturation, la

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reconstruction de ma mémoire et qu’en mon corps les

rivières redeviennent fleuves.

Babaji... Notre accolade fut au-delà des mots... Intense,

brève, masculine, féminine, intemporelle. C’était comme si Meruvardhana, la Montagne de Salomon et son temple au lingam que j’aimais tant étaient tout à coup venus à

moi pour me dire quelque chose d’aussi évident que : «Eh bien voilà... nous y sommes ! »

Babaji se tenait devant moi, longiligne, empreint de noblesse, immuable, hors de l’emprise du temps et moi

j’étais devenu homme, pleinement, la barbe abondante et les rides déjà en germination au coin des yeux.

Ŕ « Veux-tu venir chez moi ? m’a-t-il demandé. Chez

moi n’est pas tout à fait ici. C’est de l’autre côté de la lumière... »

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Chapitre 27

Ma mémoire au féminin

Où est-on "chez soi" ? Pas dans un lieu, en vérité, mais dans l’espace que nous portons en nous, l’espace sans

limite de notre cœur et de notre esprit.

Cette perception, je l’avais toujours eue depuis mon plus jeune âge. Peu à peu, j’en avais fait une connais-

sance et celle-ci était devenue l’axe de ma réalité inté-rieure.

Jamais cependant, je n’avais vécu ses principes jusque-là où Babaji allait m’en faire la démonstration.

Nous avions quitté les bords du torrent et nous mar-chions maintenant au fond d’un passage qui allait se

rétrécissant entre deux sommets.

Ŕ « Ici, c’est la porte... » avait simplement déclaré Babaji

tandis que nous contournions un gros bloc rocheux.

Et, de fait, j’ai senti que "quelque chose" changeait dès

que nous l’eûmes dépassé. Était-ce dans la nature elle-même, dans son air ou sa lumière ? C’était plutôt dans mon rapport avec tout cela.

En suivant mon frère en esprit, j’entrais progressive-ment dans l’espace objectivé de sa conscience, là où tout

était infiniment beau, grand, noble, illimité et pur. J’ai

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tout de suite su qu’il s’agissait d’une sphère de vie gé-

nérée par sa seule pensée... Tout y avait été conçu et sculpté dans la lumière par la limpidité des visions que

son cœur nourrissait159.

Au bout de ce qui me parut avoir été une centaine de pas, des arbustes en fleurs puis de grands arbres aux

frondaisons généreuses commencèrent à se mêler aux rochers de la montagne.

Le défilé dans lequel nous nous étions engouffrés peu de temps auparavant n’était plus. Il venait de s’ouvrir sur

une petite vallée enchâssée au beau milieu des cimes enneigées... Et je dois dire que cela me paraissait natu-rel... comme un retour "normal" à une demeure familière

soigneusement dissimulée au fond de mes souvenirs et de mes espoirs.

J’avais la certitude de me réveiller d’une sorte de sommeil ou d’engourdissement vieux de vingt-six an-

nées... Et pourtant, j’arrivais là avec mon corps fatigué et mes pieds égratignés par la marche.

Je me suis assis un instant sur un carré d’herbe et j’ai

regardé Babaji.

Ŕ « C’est à Shimbolom que tu m’emmènes, mon frère ? »

Ŕ « Non, c’est chez moi, je te l’ai dit. Je t’emmène au cœur de ma propre conscience qui ne sait qu’aimer et

respirer l’Unité. C’est mon monde que tu découvres et si celui-ci existe, c’est parce que je bois le soleil... »

Babaji venait de prononcer les mêmes mots que ceux

que j’avais utilisés en compagnie de Yo Hanan, face aux vieil Isdra dans sa grotte, de nombreuses années aupa-

159 On pourrait parler de la densification d’un hologramme.

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ravant160.

Boire le soleil ! Cela signifiait tout, pour moi ! Une fu-sion avec les lois du Divin... Une transmutation intégrale !

La capacité de modeler la Lumière à force de l’avoir invitée en soi puis fait sienne... rien que pour dire l’Amour et Lui faire prendre corps !

L’amant du Soleil se devait d’enfanter de bien plus que d’un peu de nourriture et de quelques objets ! Sa desti-

nation était d’engendrer un monde à part entière, voire un univers et participer ainsi pleinement à l’œuvre du Divin.

Et pourquoi pas de construire... de se reconstruire son propre corps ?

Babaji avait capté mes réflexions.

Ŕ « C’est bien ce que j’ai fait, mon frère... me recons-truire ou plutôt... me restituer à mon état originel, celui

dont le plan parfait est dans la mémoire de mon cœur161.

Je lui ai souri... C’était d’une telle logique ! La raison

pour laquelle tous les Avatars et les Maîtres réalisés de cette Terre œuvraient sans relâche depuis des millions d’années... Ne pas fuir la Matière, même celle de leur

propre chair, mais la sublimer et la faire monter d’un "barreau vibratoire" sur l’échelle de la Création. Encore

une fois... se joindre à l’œuvre de l’Éternel, participer à l’ascension de la Beauté et à l’avènement de l’Unité.

La route était longue, insensée, délirante sans doute en regard d’une vie humaine mais c’était la route et l’illusion

160 Voir chap. 11.

161 Il s’agit ici d’une allusion explicite { l’atome germe que tout être humain renferme dans le ventricule gauche de son cœur et dont le condensé d’Akasha en fait la cellule souche. Voir "Le grand livre des thérapies esséniennes et égyptiennes", p. 47, "Les maladies karmiques", p. 54 ainsi que "Les Annales akashiques", p. 55, du même auteur aux Ed. Le Passe-Monde.

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du temps faisait partie des enseignants à y accepter, des

outils également.

Babaji et moi avons repris notre marche. Je me sou-

viens ne pas avoir eu de curiosité par rapport au point ultime où il avait projeté de me conduire. Y avait-il d’ailleurs seulement un point ultime puisque l’espace de

sa conscience ne semblait pas en avoir ?

À un moment donné, cependant, j’ai eu l’impression

que nous tournions en rond, que nous avions déjà vu tel ou tel bouquet d’arbustes en fleurs auprès desquels nous

passions à nouveaux

Ŕ « Tu me fais tourner, lui ai-je dit. Qu’attends-tu de moi ? »

Ŕ « J’attends que tu me parles de ce qui n’est pas encore complet en toi pour que tu puisses accomplir ton destin et

secouer le monde... »

Cette question, je me Tétais déjà posée avec acuité

durant ma longue retraite glacée parmi les moines que je venais de quitter. Elle était toujours montée dans ma conscience lors de ces heures où Ŕ je l’avoue Ŕ il m’est

arrivé de me demander si je ne tournais pas parfois en rond au sein de mes mantras et de mes méditations. Ces

pratiques n’étaient aucunement une fin en elles-mêmes, je l’avais compris depuis toujours.

Ce qui me faisait encore défaut ? Je l’avais très clai-rement identifié. C’était la pleine approche puis la totale expression du Féminin en moi. Si je faisais exception de la

présence de Meryem, ma mère, je n’avais jamais vécu physiquement, affectivement et spirituellement que dans

un entourage d’hommes.

Seuls des enseignants ou des compagnons de route

masculins avaient jalonné mon chemin. C’était l’ordonnance des "choses" de notre monde qui avait fait

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que cela avait été ainsi... mais une ordonnance qui créait

un vide parce qu’elle ne tenait pas à la nature de notre univers mais aux conventions pétrifiées de toute une

société humaine, celles d’un antique patriarcat.

De cela, je ne voulais plus car c’était un frein à la complétude que connaissait ma mémoire profonde et qu’il

m’appartenait de manifester à nouveau... et certainement plus encore.

La sensibilité de l’homme et celle de la femme, leurs forces mutuelles aussi, étaient bel et bien à fleur d’âme en

mon être mais je n’avais pas pu les dire avec une égale aisance. Il était temps désormais que j’équilibre leur ex-pression et qu’en déployant un peu plus l’espace du Fé-

minin en mon être je lui donne de l’ampleur puis le sti-mule autour de moi.

Les centaines d’Écrits que j’avais lus et souvent appris par cœur à travers plusieurs langues, aussi éclairés et

sacrés fussent-ils, avaient toujours été transmis par des consciences masculines... Personne ne semblait le re-marquer et par conséquent s’en étonner.

Beaucoup de ces textes étaient de réelles offrandes à l’Éveil du monde et je les respectais pour cela mais je

devais néanmoins convenir qu’il leur manquait quelque chose de fondamental, cette forme de tendresse qui devait

inévitablement caractériser le côté féminin de la Nature du Divin.

Étais-je destiné à combler ce vide ? C’est lors de ces

moments, auprès de Babaji, que j’ai commencé à l’envisager.

La Tendresse et son prolongement, la Compassion... L’intuitivité aussi... Une partie de ma tâche était d’en faire

rechercher l’impérative nécessité... Je l’avais écrit au fond de moi, hors du temps, avant d’emprunter ce corps, je le

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savais.

Nul ne pouvait se rapprocher de sa propre sphère de paix et de lumière s’il ne découvrait les deux visages du

Divin en lui-même, c’est-à-dire Ses deux puissances es-sentielles, en équilibre parfait.

Du côté du peuple qui m’avait vu naître, Moïse

lui-même ne s’était pas attaché à traduire cette vérité. Sans doute était-il alors trop tôt... Mais on peut toujours

dire qu’il est trop tôt pour tout et continuer de... tourner en rond en reproduisant les limitations ancestrales.

Oserais-je, quant à moi ? Cela me ferait-il élever la voix contre l’ordre mis en place par Moïse ? Si j’avais la dé-termination et la force de laisser s’exprimer l’essence de

Ce qui allait de plus en plus m’habiter, il fallait que je l’envisage.

À sa façon, ma mère m’avait enseigné tout autant que mon père. C’était significatif et hautement symbolique. Je

ne devais jamais oublier cela... car si Yussaf avait été Volonté et Sagesse, Meryem avait incarné Tendresse et Compassion...

Sur le bord du chemin, "quelque part" dans sa de-meure, j’ai évoqué cela avec Babaji. Il a convenu de

l’énormité du défi en une contrée où la voix de la femme n’avait pas le moindre poids dans le contexte de la loi

comme dans celui de l’esprit162.

Ŕ « Au-delà des paroles qui te viennent, mon frère, je t’en prie, réapprends à entendre charnellement la Femme

en toi tout autant que l’Homme. C’est vers la Racine de la "question" que tu dois maintenant tourner ton regard

162 Dans la Palestine d’il y a deux millénaires, les femmes n’avaient aucune existence sur le plan légal et ne pouvaient pas prendre part aux débats d’ordre religieux ou spirituel.

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puisque son Principe est clair et bien déployé dans ta

conscience. Et parce que ton âme est le reflet limpide de ton esprit... va donc visiter ton corps. »

Ce n’était pas un conseil que me donnait là Babaji mais le rappel de l’exacte direction que je savais devoir prendre. Pour devenir pleinement "engendreur" au niveau où il me

fallait l’être, autrement dit en même temps "accoucheur", je devais parachever ma propre naissance en tant

qu’Avatar.

Je me souviens que quand tout cela eût été formulé

avec précision de part et d’autre, j’ai senti l’irrésistible besoin de reprendre notre marche. Je comprenais que le décor allait alors recommencer à changer car nous pé-

nétrerions de plus en plus dans l’univers objectivé de Babaji.

Rapidement, c’est une sorte de jungle sur fond de hauts sommets enneigés qui s’est manifestée autour de

nous. Jamais je n’avais vu quelque chose d’aussi beau et démesuré et, surtout, cela correspondait tellement à une forme d’idéal que je portais en moi ! La luxuriance d’un

univers végétal sublimé mêlée à l’appel vivifiant des plus hautes cimes...

La splendeur et l’abondance définissaient de toute éternité l’état naturel et spontané de l’expression du Vi-

vant. Jamais je n’avais cessé de le clamer là où cela avait été possible.

Jusqu’où marcherions-nous ainsi ? La distance que

nous parcourions côte à côte, Babaji et moi, était d’une certaine façon illusoire parce qu’extensible en fonction de

ce qu’il nous fallait l’un et l’autre échanger.

La Distance est sœur du Temps. Tous deux se com-

priment ou s’expansent en fonction du rapport que nous entretenons non pas avec eux mais avec notre propre

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essence. Ultimement, leurs réalités peuvent se résumer

en un Point unique... le Point dans le pur Principe Divin. Le Point d’Aspiration ! Celui que je vois aujourd’hui être

résolument le Centre de notre galaxie et qui est le Cœur du cœur d’Awoun... Méditation d’entre les méditations...

À un moment donné, au bout d’une clairière peuplée de hautes herbes, Babaji a tendu un bras en direction de ce qui ressemblait à une grotte ou à un abri dessiné par les

branches et les feuillages de quelques arbres entrelacés.

Ŕ « C’est là, a-t-il fait, c’est notre destination, là où

j’aime vivre et où je t’invite à demeurer selon la mesure qui sera tienne. »

Le lieu était parfait, hors de la densité du Temps et de l’Espace. J’y ai tout de suite vu le creuset idéal dont j’avais besoin pour parachever ma renaissance, le Point

d’Équilibre avant celui de l’Aspiration qui ferait de ma personne une coupe.

En y pénétrant, une image s’est imposée à moi, toute en parfum et en grâce, celle de la création d’un collier de

Yasamana. Je me voyais en enfiler les fleurs, une à une, sur une fine cordelette comme on assemblerait toutes les qualités, toutes les Traditions et toutes les vérités du

monde en les unissant par leur centre précis.

Leur fil directeur serait celui de la Voie du Milieu, le

seul capable de marier la Lune et le Soleil en la Femme et en l’Homme, tout comme l’Eau et le Feu ou le Corps et

l’Esprit.

Lorsque ma vision se fut estompée, mon regard s’est attardé sur les parois intérieures de ce qui allait devenir

mon abri de feuillages tressés...

Ces secondes-là furent celles d’un rideau qui se tire...

Babaji avait disparu. Il avait dissout son corps, faisant une fois de plus la démonstration de son imprévisibilité et

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de la joie qu’il éprouvait à jouer sa propre mélodie sur les

différentes octaves de la Vie.

J’étais donc là, seul, dans un espace entre les mondes

où mon âme et même ma chair avaient réussi à se faufiler en vue d’une plus grande complétude. Sans attendre, il me faudrait adopter la position du méditant et plonger au

plus intime, au plus abyssal de moi-même... sans réelle expectative et dans l’Abandon afin que ce qui devait être

puisse éclore.

Oh !... ce n’était pas vers l’état de Samadhi que je me

dirigeais... J’y aurais rejoint la Conscience de ce monde où je portais le nom de Sananda. Ce que je devais redé-couvrir, c’était ce que les adeptes de la Tradition de Shiva

appelaient déjà Paramukta, la complète maîtrise de la Matière... un état qui ne se pénètre qu’en l’absence totale

de la moindre notion de pouvoir.

Alors, je me suis assis sous les feuillages, déjà empli de la paix et de la lumière de ce "lieu d’âme" dont j’avais reçu

la clef sans même avoir eu le temps de l’espérer. C’était doux...

Intentionnellement et afin de parcourir toutes les

couches de mon être, j’ai voulu vivre chaque étape de la "Concentration méditative" à laquelle on m’avait initié au

Krmel et que j’avais pu parfaire au fil des années... non pas comme les barreaux d’une échelle empruntée pour

monter mais plutôt pour descendre et m’enfoncer dans mes profondeurs.

La "descension"... ainsi nommais-je le secret de cette

immersion en soi qui invite à toucher le Soi suprême.

Une infinité de "points de concentration" étaient envi-

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sageables... J’ai choisi mon souffle, le bruit de ma res-

piration en moi, son rythme. Qui se soucie de cela en vérité, de cet automatisme qui est pourtant à la base de la

vie de notre corps ? Qui se soucie de la contraction de son diaphragme, des cavités de ses narines et du mouvement de ses poumons ? Qui se préoccupe enfin de la nature

réelle de ce qui y pénètre ?

Tout cela pour moi ne constituait qu’un seul et unique

sujet de concentration, une seule fonction à la base d’un miracle, celui de la danse du prâna qui, au sein de l’air, se

mariait à la chair...

Devenir de plus en plus conscient de cette merveille à chaque seconde qui s’écoule, sans crispation... C’était

déjà si beau à vivre, si important !

Je me souviens avoir voulu demeurer longtemps dans

cette pratique élémentaire de la concentration. Elle me paraissait plus déterminante que bien des maîtres ne le

prétendaient. C’était s’identifier au travail de l’invisible, à travers la densité du corps, développer avec lui familiarité puis complicité, y admirer les vagues de l’océan sur nos

plages.

Les yeux clos, centré sur ma respiration et l’Onde di-

vine qui en était le germe, plus rien d’autre n’existait...

Et puis... j’ai décidé de briser les vagues de ce qui de-

venait un confort... Le chemin de l’Esprit peut être ja-lonné de si multiples sommeils ! Chacun d’eux est alors un stade où l’on se regarde et où l’on se fait piéger par le

spectacle de sa propre progression.

Ce mariage avec le souffle qui circulait en mon être,

j’allais donc le magnifier, le faire se dilater, le rendre plus soyeux. Pour cela, j’avais appris à en laisser venir une

perception de nature orgasmique. Le terme peut sur-prendre mais... c’est la Chair qui s’inspire des délices de

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l’Esprit et non l’inverse. L’Âme exulte lorsque la Lumière

l’ouvre pour y tracer Sa Voie. Le corps ne fait qu’imiter...

Longtemps, dans ma grotte végétale, j’ai laissé cette

Voie s’élargir et me parcourir ; je l’ai vue devenir fleuve et imbiber chacune de mes cellules, sans exception. C’était cela, boire le Soleil !

Au-delà des labours et des semailles... la stupéfaction de se trouver face au portail de la Transmutation en vi-

vant le fait que la plus infime parcelle de notre être de-vient consciente d’elle-même et commence à respirer le

Divin de son propre gré.

Enfin, l’appel s’est fait si grand qu’il m’a fallu lui ré-pondre et passer à une autre phase de ma concentration

méditative, celle de l’Unification, celle de la fusion avec le fleuve du Souffle en tout... Non pas du "fleuve du Souffle

en moi" car ce "moi-là" n’avait plus de sens, il n’était plus même "pensable". Comment continuer à dire "je" lors-

qu’après s’être identifié au fleuve, celui-ci devient océan ?

La magie s’en est opérée seule, très subtilement, sur un simple et inaudible cri de mon cœur qui retrouvait et

parcourait sa Mémoire. L’univers du prâna s’est ainsi effacé pour laisser place à celui de l’Akasha, cette inef-

fable Lumière qui est en même temps le Son premier sorti droit de l’Éternité.

Comme dans tout être humain, il y avait un point dans mon cœur et c’est celui-là qui s’est mis à parler163. À une

vitesse inimaginable, il m’a fait feuilleter le livre d’une infinité de mes vies. J’ai recueilli l’émanation de chacune d’elles et j’ai vu que j’en étais détaché comme si, bien que

se déroulant toujours dans une bulle d’intemporalité,

163 L’atome-germe.

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celles-ci n’avaient jamais été qu’un jeu de lumières et

d’ombres.

Soudain, au sommet de ma conscience, un espace s’est

malgré tout ouvert sur l’un de leurs épisodes et mon re-gard s’y est engouffré...

En termes humains, cela avait été il y a bien, bien

longtemps... Un temps où j’avais revêtu un corps de femme et où mon père n’était autre que celui qui, dans la

succession de ses venues sur Terre, porterait un jour le nom de "Frère Morya".

Je l’ai vu, avec son visage cuivré et son turban écarlate bien ajusté. Il était à la tête d’un petit royaume au cœur d’un désert... Je le regardais et je savais qu’il venait me

proposer un époux et que j’allais lui dire non. J’ai aussi senti ce qui avait alors été la rébellion de mon corps de

jeune femme... tout cela sans souffrance, à la fois du dedans et en altitude. Je me suis senti sourire en con-

templant ce feu depuis longtemps éteint.

Pourquoi alors les images et l’odeur m’en reve-naient-elles ? J’étais en paix avec tout cela...

Très lentement et toujours avec mon sourire, je me suis éloigné de cette fenêtre de ma mémoire. Elle s’est refermée

et je me suis retrouvé dans mon corps, au creux de mon abri de verdure, les paupières closes mais infiniment

présent dans ma chair. C’était étrange... Je me sentais presque femme, comme si une empreinte du passé m’avait suivi.

Oui... il fallait qu’elle ressuscite jusque dans mes cel-lules cette sensation du Féminin ! Je devais en redécou-

vrir l’état, la grâce, la responsabilité, le poids, la fragilité et cette capacité si particulière d’être doté d’un ventre qui

peut enfanter. Que cela me faisait-il éprouver ?

Avec amour et abandon, je me suis alors laissé aller

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jusqu’à vivre l’état de femme. Ressentir cela ne pouvait

pas porter de nom. Ce fut un instant sacré où j’ai ap-proché puis compris le regard que pouvait poser une

femme sur un homme, sur la société des hommes, sur l’ordre des mâles...

Comprendre de l’intérieur un regard féminin, les rai-

sons essentielles de son angle de vision, de ses frustra-tions mais aussi de ses forces... Comprendre ce qu’il

voulait, ce à quoi il répondait, sa mission et son potentiel de révolution en ce monde...

Oh ! Je me souviens avoir vécu la certitude qu’elle était toujours là, quelque part en moi, la présence de cette femme que j’avais un jour été et que c’était elle qui me

soufflait une partie de ce que je nommais parfois, dans mes méditations, ma "tendre puissance".

"Ma tendre puissance"... Voilà ce que j’étais venu ra-mener à la surface de l’homme que j’étais devenu. Pas

uniquement pour tendre le flambeau du Divin au genre féminin mais pour rendre au Masculin lui-même cette part de lui qu’il avait négligée et trop souvent ensevelie.

Dans ces longs moments d’expansion de ma cons-cience, j’ai très distinctement vu qu’il ne s’agissait pas là

de quelques concepts malléables et arbitraires. Je tou-chais au contraire à l’architecture profonde de l’être

humain. Je percevais la façon dont le Sans-Nom avait généré par son seul Souffle deux pôles de vie dont l’un contenait toujours l’autre et vice versa tout en le cher-

chant hors de lui... et que c’était de cet apparent mou-vement de dispersion que devait jaillir la véritable Union.

J’ai alors éprouvé la sacralité d’un silence total, virgi-nal, dans lequel tout ce qui fait le Masculin et le Féminin

ne se dissocient plus parce qu’analogues au Feu et à l’Eau qui, après s’être longtemps appelés, se sont enfin

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épousés pour s’élever en une vapeur.

Mais jusqu’où dire cela sans avoir parcouru dans son intégralité le chemin incarné de la Maîtrise ? Mes pau-

pières se sont ouvertes seules, indépendamment de ma volonté. Il était simplement l’heure...

J’étais toujours assis, le dos bien droit, dans ma grotte végétale. Intuitivement, je savais que je m’étais extrait de

la course linéaire du Temps. L’altitude ne raccourcit-elle pas toutes les distances ?

Lorsque j’ai ressenti le besoin de déplier mon corps, celui-ci n’en a pas éprouvé la moindre peine ; il était im-bibé d’Akasha, en parfaite intelligence avec l’univers dont

Babaji m’avait proposé la clef.

Me retrouver debout était étrange... Il me semblait que

ma peau, mes muscles, mes os et mêmes mes viscères étaient devenus aériens, que la moindre de leurs parti-

cules avait acquis la capacité de respirer par elle-même et que j’aurais pu entamer un discours avec elle et sa mé-moire.

En se rapprochant de mon Esprit, mon âme incarnée venait de se souvenir un peu plus de l’un des aspects de

la Synthèse sacrée.

Il fallait maintenant offrir à cette dernière son prolon-

gement dans la chair.

Je n’ai pas eu à faire plus de quelques pas pour m’extraire de l’espace objectivé par la conscience de Ba-

baji164. Par ma seule intention d’en sortir, j’ai donc ac-

164 On pourrait parler d’un hologramme qui s’ouvrirait et se présenterait sous l’aspect d’une matière dense dès lors qu’on se situe sur son exact niveau vi-bratoire.

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compli ces pas en moi-même.

La clarté que je respirais a aussitôt changé, le décor a perdu de sa luxuriance et je me suis retrouvé marchant

près d’un filet d’eau au fond d’un défilé rocheux, le visage fouetté par le vent.

Du temps s’était écoulé, le ciel et les hautes cimes le

disaient et je n’avais plus d’autre repère que celui de la stabilité de mon cœur...

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Chapitre 28

La lunaison du Tantra

« Est-ce moi que tu cherches ? »

Comme la voix venait de derrière moi, je me suis ins-

tantanément retourné. Une jeune femme se tenait debout sur le bord du sentier de muletiers que j’empruntais depuis l’aube afin de quitter les hautes terres. D’où

avait-elle ainsi surgi ?

J’ai fait trois pas vers elle.

Drapée dans une robe écarlate, le sourire aux lèvres, elle me dévisageait avec une surprenante audace. J’ai

tout de suite été frappé par la noblesse et la grâce de son visage encadré d’une chevelure sauvage étonnamment brune et longue, si longue qu’elle atteignait ses genoux.

Ŕ « Comment t’appelles-tu ? »

Ŕ « À travers ces montagnes, on me donne le nom de

Mataji, tout simplement... Tu es bien Jeshua, n’est-ce pas ? Tu connais mon frère... »

Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre. La jeune femme faisait forcément allusion à Babaji ; de toute évidence, il y avait une parenté dans leur rayonnement et

leur dignité profonde. Une réponse s’est placée toute seule sur mes lèvres...

Ŕ « Alors... cela veut dire que tu es aussi ma sœur... tout

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simplement !

Ŕ « ... oui et que c’est pour cela que tu me cherches. »

Effectivement, à n’en pas douter, Babaji et elle étaient

bien de la même famille.

Ŕ « Depuis combien de temps marches-tu ainsi ? »

Ŕ « Quatre jours, depuis que j’ai quitté la demeure de

ton frère. Et toi ? »

Ŕ « Oh, je ne faisais qu’attendre le moment où tu pas-

serais par ici. Cela fait à peu près... vingt-six ou vingt-sept ans que nous nous sommes fixé ce rendez-vous. »

Ŕ « À Shimbolom ? » ai-je aussitôt demandé.

Ŕ « Si tu veux... mais ici, dans ces montagnes, on dit plutôt Shambhalla. »

J’ai eu envie de rire en entendant la réplique de Mataji. La certitude d’avoir déjà vécu une scène analogue...

Ŕ « Oui, ai-je repris, il y a des rendez-vous comme cela. Pendant longtemps on ignore qu’on les a fixés, ils se ca-

chent quelque part en nous... et puis un jour ils se dé-voilent et on a l’impression, puissante, de s’en souvenir. »

Ŕ « Sais-tu pourquoi le nôtre, Jeshua ? »

Ŕ « Je crois le deviner. Tu es le dernier seuil que je dois franchir... »

Ŕ « Il me faudra un mois, mon frère. Veux-tu te le donner ? »

Ŕ « Je le prends... »

En vérité, le niveau de spontanéité et de familiarité qui s’était aussitôt installé entre la jeune femme et moi était

étrange à vivre. Au pétillement de son regard et à la douceur grave du timbre de sa voix, l’évidence d’une an-

cienne et mutuelle complicité se racontait d’elle-même.

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Comme si cela était convenu depuis toujours, j’ai suivi

Mataji à travers les herbes rases et les rochers épars jusqu’à découvrir une petite vallée verdoyante dans la-

quelle des plantes à l’épais feuillage côtoyaient des arbres aux dimensions impressionnantes. C’était une sorte de jungle improbable suspendue à une altitude où il ne s’en

trouve habituellement pas.

Un très bref instant, je me suis demandé s’il ne se

passait pas le même phénomène que celui que j’avais connu aux côtés de Babaji. Ce n’était pas cela, cependant.

L’atmosphère, la lumière et le "contact d’âme" y étaient différents. Nous étions bien "quelque part sur la terre des hommes". Mataji m’assura même que "sa" petite et dis-

crète vallée me rapprochait quelque peu de Méruvar-dhana et de son lac.

Bientôt, nous sommes arrivés en vue d’une case de torchis au toit de palmes tressées. C’était là qu’elle vivait.

Non loin, il y en avait une seconde.

Ŕ « Ce sera la tienne, m’a-t-elle annoncé en tendant le bras dans sa direction. Pour ce qui est de ce que je

pourrai faire ressurgir de ta mémoire, ce sera ici et par-tout, mon frère, si tu le veux bien. Quant au juste mo-

ment et aux circonstances, le Seigneur du Tout nous enverra Ses signes et nous offrira Sa bénédiction. »

Les mots de Mataji me plaisaient. Ils sonnaient juste à mon cœur... Oui c’était bien là que je vivrais le dernier stade de maturation qui ferait de mon être la coupe qu’il

devait être.

Je savais tout ou presque de la méthode de contrôle du

Souffle et de ce que la Grande Tradition appelait alors la maîtrise de la "Foudre d’Énergie blanche" qui engendrait

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éventuellement la Paramukta165.

C’était l’une des voies qui menait au mariage exact et parfait du corps de la Chair et de celui de l’Esprit. Une

voie de Feu, une voie dangereuse et dévorante pour qui s’y aventurait inconsidérément. C’était la voie du Tantra, celle qui mettait en évidence la trame secrète unissant le

Subtil et le Dense.

Auprès de Maître Lamaas, j’avais commencé à étudier

les premiers principes de cette science particulière de l’expansion de la conscience. J’en avais pénétré les Textes

sacrés de base, j’en avais mémorisé les mudras, les mantras et les yantras166.

Puis, lors de ma longue retraite dans la solitude glacée des hauts plateaux, j’en avais parfait la pratique tout en mesurant mon souffle dans chaque zone de mon corps

jusqu’à ce qu’il devienne le Souffle.

Il ne me manquait donc plus que l’expérimentation

totale, son incarnation, en phase avec une polarité dif-férente de la mienne, celle d’une femme imprégnée de

Lumière parce que dédiée au Divin. Mataji était d’évidence celle-là puisque sur l’arbre le fruit était mûr.

Avec elle, je savais que j’allais redécouvrir l’entrée de l’une des plus étonnantes sphères du Sacré, celle qui faisait des sens et de l’énergie sexuelle un tremplin vers l’Esprit.

Je me souviens que, durant sept jours complets, Mataji

et moi avons prié face à face, assis dans la position du

165 Pour rappel, la Paramukta définit l’état de totale maîtrise de la Matière.

166 Mudras : gestes précis à accomplir au moyen des doigts, des mains et du corps pour concentrer l’énergie. Mantras : ensemble de syllabes sacrées des-tinées à stimuler des zones de conscience. Yantras : images symboliques en accord avec des mantras.

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méditant, à dix pas l’un de l’autre, sans jamais nous

adresser la parole, pas même pour notre unique repas quotidien, peu après l’aube.

Tous deux étions rompus à une telle discipline. Une chose s’avérait toutefois différente pour moi : je la vivais en présence d’une femme. L’image des vieux maîtres à la

barbe blanche se désagrégeait et c’était comme une source nouvelle que j’approchais lentement.

Entre des périodes de silence, combien de mantras accompagnés parfois de leurs mudras ne furent-ils pas

ainsi répétés conjointement ? Il s’en récita, il s’en chanta des milliers sans le moindre doute !

De sa voix grave, les cheveux amplement répandus sur

le sol, Mataji en dirigeait la cadence jusqu’à ce qu’au crépuscule, ivres de vacuité, nous regagnions chacun

notre case pour vivre autrement notre soif du Divin.

Le huitième jour marque un tournant. Nos âmes se connaissant mieux, nos corps durent s’apprivoiser. Très pudiquement, il nous a fallu, selon la Tradition, aban-

donner tous nos vêtements et reprendre les mêmes places, nus l’un face à l’autre pour d’autres mantras,

d’autres mudras... et d’autres intériorisations encore.

Nous ne nous parlions toujours pas et cela dura à

nouveau sept pleines journées, parfois sous une légère pluie, parfois sous la brûlure du soleil et les caprices du vent.

Durant tout ce temps, il nous fallait, selon l’enseignement des premiers Rishis, laisser monter en

nous le Désir, au sens noble et sacré du terme.

Ce Désir-là se nommait Kama et c’était lui qui se

trouvait à l’origine de la Création. Il était l’Impulsion qui

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avait tout imaginé et voulu. Il était aussi l’acte d’Amour

que le Souffle premier avait initialisé en créant tout ce qui allait être... et qui Le définirait en tant que Créateur.

Un tel Désir également se chantait tout entier à travers cette Écoute appelée Shruti que j’avais identifiée avec délice à Ie Nagar167...

Enfin, c’était lui qui avait engendré le Corps de chair jusqu’à lui donner son nom168. De nature strictement

divine, il fallait donc l’intégrer dans toute sa pureté à la recherche de l’Esprit... et surtout, ne pas le confondre

avec une pulsion animale. Intégrer le Désir à l’Esprit, tel était le défi de la Voie Droite du Tantra169.

Comment décrire ces sept journées passées ainsi face à Mataji qui continuait à rythmer le temps avec ses chants ? L’un des exercices les plus puissants qu’il me fallut

pratiquer consistait à projeter la totalité de mon aura dans sa direction afin d’épouser la sienne.

Ce fut alors un premier appel aux sens car toute aura reflète le corps, l’âme et l’esprit de celui qui l’émet et, dans

certaines conditions, elle peut se faire caresse du Cœur, un effleurement que l’on offre mais aussi que l’on reçoit et qui est palpable du dedans.

Vint ensuite un "second huitième jour"... Celui-là nous

fît nous rapprocher jusqu’à ce que nos genoux se tou-chent et transmettent à l’un la chaleur de l’autre. C’était

leur Feu, ce Feu autrefois si cher à Zérah-Ushtar, qui

167 Pour rappel, voir chapitre 21.

168 En Sanskrit, le terme "kama" définit le corps de chair.

169 Il existe une Voie Gauche dans le Tantrisme. Celle-ci utilise par contre des pratiques magiques obscures.

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allait magnifier chacun de nos sens.

Là encore, Mataji et moi ne cessions de prier et de ré-citer des mantras, toujours rigoureusement à la même

cadence mais à voix basse désormais.

Et puis, vint l’instant où la Force est montée en moi et à tout activé. Je la connaissais déjà... mais, ce jour-là, elle

me donna tout particulièrement la sensation aussi charnelle que subtile de tout faire exploser... Une vague

montante et déferlante d’un Amour global indescriptible...

Les yeux plongés dans ceux de Mataji, tout ce que je

respirais devenait parfum, tout ce que j’entendais se faisait mélodie et ce que me peau captait prenait le goût du baiser.

Ainsi, tous les éléments de la Nature qui nous recevait et nous bénissait étaient rassemblés là en un langage

unique qui rappelait à ma chair qu’elle était plus que chair...

La divine Shakti opérait son œuvre... Elle, le visage féminin de Shiva, le Seigneur de la Montagne, elle, l’initiatrice, la Créatrice...

Je La sentais œuvrer en moi, faire ressurgir de chacun de mes organes d’anciennes lumières oubliées et leur

rappeler qu’ils étaient avant tout de l’Énergie condensée.

La Divine me demandait, pour la première fois, que

l’homme soit inactif en moi afin que ce soit Elle qui allume son Feu et qu’ainsi, ensemble, nous déroulions pleine-ment ce torrent montant et rugissant qui a pour nom

Kundalini.

Sept jours d’affilée, une fois encore, cette pratique fut

répétée, méticuleusement, en alternance avec des médi-tations qui devenaient alors semblables pour moi à des

plages sur lesquelles mon âme se reposait... enfin.

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Et le soleil se leva sur un "troisième huitième jour"... Un autre jour de dépouillement du corps et de la cons-

cience.

Selon un rituel très codifié, les yeux clos, Mataji est venue se placer sur moi, en position assise et, très len-

tement, nous nous sommes unis, vivant chaque seconde afin d’en recueillir la pleine signification. Puis, les yeux

toujours clos, nous sommes restés ainsi fort longtemps, sans le moindre mouvement, chacun dans l’absorption

totale, exclusive et sacrée de la Lumière de l’autre.

Un espace infini de silence, de respect, de tendresse et de communion qui aurait pu ne pas avoir de fin...

J’y ai trouvé Awoun... Il avait le sourire de la Femme et je Lui ai adressé celui de l’Homme.

Qui peut comprendre cela sans avoir déjà vraiment osé essayer de se rejoindre lui-même, dans le dénuement et

libre de tout asservissement ?

Deux mille années se sont écoulées depuis ces mo-ments mais combien sont celles et ceux qui, malgré leurs

propres tribulations, sauront en saisir la portée exacte, véridique, saine et sainte ? Le corps demeure scandaleux

à qui n’y voit pas le premier outil jailli de l’Éternel afin de Se définir Lui-même.

Mon union avec Mataji s’éternisa donc, hors de l’atteinte de tous et des fers imposés par tous les dogmes...

Sur l’étroit sentier du Tantra, la patience qui fait mûrir est la règle. Elle appelle le non-mouvement, l’attention et

la présence intégrale de la Conscience au cœur de chaque instant. Alors, l’extrême lenteur de ce qui s’y éprouve

dilate tout dans la sensation orgasmique de la chair qui

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épouse l’âme qui, elle-même, épouse l’Esprit. Chaque

sens et chaque organe en ressort sublimé, maître de sa propre mémoire et de sa mission.

Au troisième jour de cette pratique, après une prière prononcée les yeux dans les yeux, un élément d’ordre

respiratoire est venu s’y ajouter.

Le visage face à face et se touchant presque, Mataji et

moi avons entamé ce qu’il est d’usage d’appeler "la res-piration inversée".

Son principe veut que l’un inspire par le nez tandis que l’autre expire un fin filet d’air par la bouche, très lente-ment. Toujours la lenteur et la conscience au cœur de

tous les sens qui se déploient...

Dans une telle alternance chacun en vient à respirer

l’air de l’autre et chacun vit enfin le fait qu’il n’y a qu’un seul Souffle qui les traverse et les fait fusionner.

Lorsque cet état s’est installé, la "Boucle sacrée" peut alors se développer. Celle-ci commence par un ruban d’Énergie qui monte de la base du corps et qui, par

l’arrière de celui-ci rejoint le diamant du sommet du crâne avant de redescendre par l’avant en un flot de lumière

jusqu’au sexe.

Dès lors, et toujours sans le moindre mouvement du

corps, dans un océan d’Abandon et d’Amour, la Boucle sacrée gagne peu à peu en intensité jusqu’à libérer le Feu de Kundalini... L’homme y garde sa semence afin que

celle-ci se joigne à l’œuvre de Shakti tandis que la femme est emportée dans le même envol...

Mataji et moi avons vécu cela jusqu’à l’ultime, spiri-tuellement, charnellement, merveilleusement, chaste-

ment et dans l’ouverture à Tout.

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Cela se répéta jusqu’au vingt-huitième jour... le temps

d’une lunaison. J’en garde le souvenir d’une pure céré-monie, d’une offrande à l’Absolu, dénuée de passion

comme du moindre attachement mais gorgée d’un Amour immense, propre à ensemencer la Conscience globale de l’humanité terrestre.

Lorsqu’est venu le vingt-neuvième matin et que nous avons mis fin à notre promesse de silence quant aux

pensées, aux émotions et "espaces d’âme" qui avaient pu nous visiter, je savais que je m’étais enfin totalement non

seulement retrouvé mais reconstitué.

Plus que jamais, j’avais vécu cet état de l’être qui a intégré la vérité de la fonction divine du corps. Plus que

jamais j’avais compris que rien ne pouvait être indigne ni même vil en lui, à commencer par ce qui était le prolon-

gement direct de son Esprit : son Sexe.

Ainsi que l’affirmait l’un des anciens Écrits que j’avais

étudiés au Krmel : « Ce que certains nomment les Greniers de l’Éternel appelle et rejoint nécessairement ce que bien d’autres croient être les Caves des hommes... »

Mataji et moi avons, ce matin-là, partagé quelques

pains plats et des fruits. Nous les avons savourés lente-ment, longuement bien sûr, comme si c’était un rituel de

plus.

Ŕ « Au niveau de l’ultime, me dit-elle, ce que chaque homme cherche en chaque vie et en chaque compagne

c’est la Femme totale, celle qui le restituera à lui-même en lui faisant retrouver la Mémoire. Et, analogiquement, la

quête de toute femme est de retrouver à travers chacun de ses compagnons l’Homme total, universel, celui de l’union

rédemptrice par laquelle elle se souviendra d’elle-même »

Pour Mataji, la parfaite fusion du pôle masculin et du

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pôle féminin en tout être reproduisait simplement et

naturellement la grande Danse Cosmique de la Vie, celle de Shiva et de Shakti dont l’acte d’Amour ne faisait

qu’illustrer celui Ŕ permanent Ŕ du Créateur et de Sa Création. Shiva et Shakti s’engendraient ainsi éternel-lement l’un l’autre, l’un contenant l’autre et n’ayant de

signification que par rapport à lui.

Un tel langage m’était familier, il coulait de source et

témoignait d’une logique absolue. C’était pour moi celui de la maturité de l’être qui admet et comprend enfin, de

ses viscères jusqu’à sa couronne, que chacun est fon-damentalement homme et femme et qu’il est inutile de le nier ou d’en avoir peur... parce que la Splendeur est une

caresse.

Qui pouvait cependant affronter et intégrer une sem-

blable réalité ? Peu d’humains évidemment parce que toute leur espèce ne parvenait à vivre et à reproduire que

l’état de séparativité dans lequel elle baignait de la nais-sance à la mort... et après encore. Comment croire l’Unité réalisable alors que tout s’acharne, semble-t-il, à révéler

l’Opposition ?

Ma tâche, c’était certain, allait se situer là aussi, dans

la simplification des données du problème, dans le tracé d’une voie médiane proposant à toute femme et à tout

homme une approche facile et directe du Divin en eux.

Il me fallait offrir ma vie à faire éprouver à ceux qui seraient mûrs les effets de cette "respiration inversée" à

laquelle le Vivant les invitait constamment.

Mais pour cela, j’étais conscient qu’il y avait bel et bien

un Désir à faire découvrir et que, ce Désir, j’étais chargé d’en rappeler la possible existence par mon propre

exemple...

Incarner Shiva et Shakti, en faire ressentir la secousse

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tout en maintenant la douceur de Vishnou-Jagganâtha

dans mon cœur...

Cela impliquait que j’œuvre pour le plus grand projet

de Réconciliation envisageable. Ce projet était celui des épousailles réputées impossibles entre ce qu’on définis-sait depuis toujours comme étant le Haut et le Bas.

L’un aussi bien que l’autre exprimait définitivement la grande Illusion à dépasser et il me faudrait apprendre

non pas à le dire mais à le faire vivre du dedans.

Le trentième jour, j’ai souhaité quitter l’espace dont Mataji avait fait sa demeure. Mon temps y était révolu, j’y avais rassemblé les derniers "morceaux de Mémoire" qui

me manquaient encore.

Une fois de plus, tout avait été exact... Lorsque Mataji

et moi nous nous sommes salués sous les hautes fron-daisons de son petit royaume sans frontières, j’ai eu le

sentiment et la certitude d’une complétude totale. Tout pouvait désormais arriver.

Ŕ « Tu es prêt maintenant, n’est-ce pas, mon frère ?

m’a-t-elle alors fait en s’inclinant. J’ai vu un éclair diffé-rent dans tes yeux, ce matin... »

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Chapitre 29

Le chemin d’Alexandrie

Il m’a fallu quelques jours pour rejoindre les premières hauteurs d’où l’on pouvait apercevoir Meruvardhana et

l’étendue scintillante de son lac... Une marche qui me fut facile en comparaison de tant d’autres...

Ce soir-là, j’ai pris un peu de temps pour allumer un

petit feu au sommet d’un promontoire dont l’orientation permettait au regard de se poser sur la Montagne de

Salomon. Un instant de bonheur auquel j’avais si souvent rêvé depuis des années ! C’était presque comme si une

partie de moi rentrait à la maison tant les souvenirs que j’avais laissés en ce lieu avaient participé à ma "renais-sance".

Mon corps avait froid, pourtant, car l’air était vif et mes vêtements ainsi que mes grosses sandales de corde et de

feutre réellement usés. Je les avais tant de fois rapiécés et réparés ! Je me souviens m’être souri à moi-même en

considérant leur état pitoyable...

Alors, sans plus hésiter, je me suis levé et, à quelques pas de mon feu, j’ai tout à coup résolu de mettre en pra-

tique la première des règles de celui qui est parvenu à développer la Paramukîa : ne se servir soi-même qu’en cas

d’extrême nécessité. N’en étais-je pas là ?

L’image de ces instants demeure toujours en moi. Le

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ciel était rougeoyant et mon cœur en joie... En l’espace

d’un éclair, j’ai appelé l’Infini du plus profond de ma réa-lité.

Je l’ai appelé "Père" mais j’aurais pu m’adresser à Lui en moi au moyen de cent autres noms. Et, tandis que mon cri éclatait en silence dans ma poitrine, j’ai lancé

mon bras vers le ciel dans une immense spirale comme pour y pratiquer une brèche, une lumineuse, rapide et

audacieuse incision...

Un geste dépourvu de la moindre hésitation, tout en

vastitude et en précision... Juste ce qu’il fallait et qui était suffisant parce que nécessaire...

Aussitôt, j’ai senti mes doigts attirer à eux une matière,

une forme qui coulait et se densifiait en tourbillonnant... C’était un manteau, en tout point semblable à celui que le

mien avait été, le seul que j’avais pu concevoir dans mon esprit.

Je l’ai laissé tomber sur le sol puis, sans davantage réfléchir, j’ai renouvelé le même geste avec la même foi, sans faille, jusqu’à cueillir dans l’invisible une robe et

enfin de nouvelles sandales. Il n’y avait pas de secret, sauf celui du Courant de la Vie tout entière qui me parcourait

sans barrage ni doute.

Au-delà des mots, j’ai remercié l’Instant en moi, sa

vacuité, car cette Puissance que j’appelais "mon Père" y était dans sa totalité. Alors, j’ai ramassé mon nouveau manteau, je m’en suis couvert les épaules puis j’ai mangé

ce qui me restait de la nourriture offerte par Mataji pour le voyage. Elle me suffisait amplement.

Le lendemain, j’entrais à Meruvardhana comme dans

un rêve. La ville m’est apparue toujours aussi belle qu’autrefois avec ses petits temples où la pierre, le bois et

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la brique se mariaient si idéalement, ses sanctuaires

aussi où Shiva-Shankara et Gautama l’Éveillé se cô-toyaient avec tant de naturel.

J’ai déposé mon sac dans l’un d’eux en demandant asile pour quelques nuits puis j’ai voulu parcourir les ruelles de la bourgade, son marché, les rives tortueuses

de sa rivière et de son lac. Un mala de merveilles...

L’espace d’un bref instant, je me suis dit que j’aurais

pu rester là, jouir de la splendeur du Tout en aimant et en soignant qui en avait besoin... Mais voilà... j’étais habité

d’une "sainte folie", celle de bouleverser l’âme du monde !

Non, cet instant ne fut pas celui d’une tentation mais plutôt d’une foudroyante lucidité. Il y avait une Puissance

et une Volonté sans partage qui me poussaient à re-tourner en Galilée pour dire et offrir... tant et tant que

mon cœur en débordait.

Et Meryem, ma mère ? Me reconnaîtrait-elle ? Parfois,

au fil des ans, surtout depuis l’envol de mon père, Yussaf, j’avais autorisé mon âme à lui rendre brièvement visite afin de mieux en préserver l’image au fond de moi. Je

l’avais toujours vue dressée vers le ciel, comme autrefois.

Que se passait-il en elle ? Quel chemin avait-elle suivi

tandis que le mien avait explosé vers tous les horizons ? Impossible qu’il soit divergeant de celui qui s’était tout

naturellement imposé à moi. Notre "fond d’âme" avait toujours été si semblable !

Oh... je me suis arrêté longtemps sur les berges du lac.

Il y avait là quelques lotus qui en disaient long... Un vé-ritable et précieux silence, celui qu’il me fallait avant

d’amorcer mon retour. Celui d’une fièvre, aussi...

Et puis soudain, en plein milieu d’une matinée, le

troisième jour, une stupéfaction... Au cœur du petit marché qui s’étirait sur les rives du lac, je me suis trouvé

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face à face avec un homme dont le regard, évoquant celui

d’un vieux renard des sables, a capté le mien. Melkus !

C’était Melkus... C’était bien lui !

Je lui ai souri, il est resté figé un bon moment, aba-sourdi... puis il s’est jeté à mes pieds, posant ses mains sur chacun d’eux. Tout de suite, je l’ai relevé ; il n’avait

pas à faire cela... Je n’aimais toujours pas une telle dé-férence.

Nous nous sommes retrouvés dans les bras l’un de l’autre, remerciant le Destin pour de si improbables re-

trouvailles. Que s’était-il donc passé pour que Melkus soit à nouveau à Meruvardhana ?

Je l’ai entraîné vers les marches d’un temple, nous

nous y sommes assis et il m’a tout raconté, tremblant d’émotion.

Après nous avoir quittés, Yosh Héram et moi, il était bien retourné en Judée, avait retrouvé mon oncle Yussaf

à Jérusalem puis avait continué à conduire des caravanes pour lui pendant trois ou quatre ans... Des années durant lesquelles il n’avait jamais cessé de penser à ce si long

voyage qui l’avait conduit vers l’Est jusqu’à cette ville et à son lac entourés de montagnes qui l’avaient tant séduit.

Le souvenir en était si fort en lui qu’un jour il avait décidé de faire à nouveau le voyage. Il n’avait pas d’attache, pas

de famille.

Des mois plus tard, avec un petit pécule amassé au gré des années, il s’était donc retrouvé à Meruvardhana où il

avait rapidement rencontré une femme de "notre peuple". Il l’avait épousée et avait fini par fonder une famille, un

peu plus haut, dans les montagnes là où la communauté

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dont son épouse était issue avait une bergerie170. Melkus

était donc devenu berger, ce qui ne l’empêchait pas, parfois, lorsque son âme de nomade l’y invitait, de re-

partir vers l’Ouest avec quelques mulets afin d’y com-mercer comme autrefois.

Melkus avait changé, gagné en profondeur et je fus

infiniment heureux de le retrouver.

Ŕ « C’est toi le responsable, Jeshua ! m’avoua-t-il le soir

même tandis que je lui faisais part de ce que je lisais sur son visage. Tout cela est "de ta faute" ! Tu m’as remué

comme une vieille terre qui n’a jamais connu la charrue, durant tous ces mois où nous avons voyagé ensemble. Tu n’étais pas "normal", comprends-tu ? »

Ŕ « Le suis-je davantage, maintenant, mon frère ? »

Ŕ « Non, pas vraiment, c’est pire, même... Je ne crois

pas que ce soit juste les années... Ton regard... Pourtant il n’a pas changé... Sinon je ne t’aurais pas reconnu. »

Je me souviens que Melkus a retenu un sanglot qui venait de loin et que je lui ai alors longuement raconté le pèlerinage que j’étais en train d’achever après tant de

temps sur les chemins.

Ŕ « Tu t’en retournes donc, Jeshua ? Je venais juste

d’espérer que tu sois de retour ici pour y demeurer... »

Ŕ « Il me sera impossible de prendre racine, Melkus,

tant que je n’aurai pas donné ce que j’ai promis de don-ner. Tu as raison, je ne suis pas très "normal", une sorte d’arbre aux branches chargées de fruits mais dont les

racines seraient pourtant à l’air libre... Awoun m’a voulu

170 Il s’agit évidemment d’une communauté juive, installée au Cachemire plu-sieurs siècles avant notre ère. Le lieu correspond vraisemblablement à celui de Yusmarg, aujourd’hui. Voir note 96, au chap. 18.

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ainsi et j’ai dit oui. »

Dès le lendemain, Melkus m’a invité à le suivre chez lui, parmi ses pâturages en altitude et au milieu de ses co-

nifères. Je l’y ai accompagné avec joie mais il n’était pas question que je m’attarde là. Avant l’arrivée de l’hiver, des neiges et des grands froids, il fallait absolument que je

franchisse les premières barrières montagneuses, que je me rende le plus loin possible vers l’Ouest.

Je lui en ai parlé au coin du feu qu’il avait allumé à quelques pas de la porte de sa bergerie. Son épouse Ŕ fort

justement nommée YasminaŔ préparait alors quelques légumes tout en portant un nourrisson dans le dos tandis que trois autres enfants jouaient dans l’herbe et les

cailloux.

Ŕ « Veux-tu que je t’accompagne, Jeshua ? m’a-t-il

soudain lancé. Je le pourrais peut-être jusqu’à Bal Baktr... J’y ai des amis maintenant. »

La Providence divine venait d’emprunter le visage de Melkus...

Une semaine plus tard, ce dernier et moi étions de re-tour à Meruvardhana, en train de charger des mulets

pour former la petite caravane avec laquelle nous voya-gerions. C’était bon de voir la route s’ouvrir d’elle-même

ainsi...

Une dernière fois, nous avons contemplé le lac en-semble, puis, après nous être fait une accolade pétrie

d’émotion, nous avons repris la piste de la montagne, tel qu’autrefois.

Quel sentiment singulier m’a alors parcouru ! Tout en marchant à côté de nos animaux chargés de vivres et de

biens, je ne savais pas si, en vérité, j’étais aussi heureux

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de ce retour que ce que j’essayais de me répéter.

Je l’avais vraiment adoptée, cette terre qui m’avait permis de découvrir tant d’autres visages de P Éternel. Je

l’aimais malgré ses incohérences car les mille nuances de l’expression de sa dévotion me touchaient.

Et puis... après tant d’absence quel regard saurais-je

désormais poser sur le pays qui m’avait vu naître ? Enfin, avec tout ce qui emplissait mon âme et ma conscience,

pourrais-je jamais être vu autrement que comme une verrue à la surface de sa terre ? C’était peu probable.

J’ai en mémoire que mon cœur fut donc un peu in-terrogatif lors de mes premiers jours de marche en compagnie de Melkus. J’aurais apprécié le silence mais

lui n’en finissait pas de dire sa joie et de me raconter par le menu les péripéties de sa vie. Je comprenais sa pro-

lixité verbale... Il fallait simplement que je me réhabitue à la présence humaine de ceux qui n’avaient pas voué leur

existence à la pénétration solitaire des secrets du Divin.

Quoi qu’il en fût et malgré mes questionnements, il y avait un indicible bonheur qui s’était planté en moi au fil

des années et c’était malgré tout avec lui que je rentrais "chez moi". Ce bonheur-là n’avait rien à voir avec la

succession des petites joies qui sont le lot du quotidien et il ne pouvait être troublé par ce qui en faisait aussi les

difficultés.

Si je demeurais pleinement humain avec les émotions et les sentiments qui font la dignité de celui-ci, je vivais

fondamentalement dans l’Unité... Je percevais le jeu de tout ce qui virevolte dans l’âme et le corps de l’homme et

plus que jamais je regardais tout cela avec tendresse.

Un soir, nous sommes parvenus à Takshashila... Une

halte facile et douce à la manière dont son nom avait toujours résonné à mes oreilles. Durant les trois nuits

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que nous y avons passées, j’ai tenu à dormir dans ce

temple où je m’étais bien des années plus tôt, adressé si intensément à l’Éveillé. Son imposante statue était tou-

jours là, immuable. Une fois encore, j’ai parlé à la Vérité qui transpirait de son sourire.

Melkus put pratiquer le troc et son commerce comme il

l’entendait puis, avec les gestes qui ressemblaient à ceux d’un Éternel recommencement, ce fut un nouveau départ.

Pour Bal Baktr, cette fois alors que la saison des frimas commençait à s’annoncer peu à peu dans les deux. Il

fallait faire au plus vite.

Les semaines défilèrent... Melkus s’est tari en récits à

raconter et moi j’ai commencé à lui parler. Il fallait que sa tête se soit vidée avant qu’il puisse me présenter la vraie

coupe de son cœur, celle qui avait toujours eu soif sans jamais avoir osé l’avouer.

Depuis mon enfance, je n’avais cessé de remarquer que c’était l’un des points de souffrance de tant et tant d’hommes... reconnaître que leur cœur avait soif de paix,

de douceur et de sacré, au même titre que celui des femmes.

Ces jours marquèrent sans nul doute un tournant dans la vie du vieux nomade et, lorsque nous nous

sommes définitivement quittés peu de temps après notre arrivée à Bal Baktr, j’ai compris que c’était pour eux qu’inconsciemment il avait tenu à faire le voyage avec

moi. L’équilibre était enseignant... Si Melkus m’avait in-contestablement aidé dans mon retour, lui-même s’était

désaltéré à la source qu’il cherchait et tout était parfait ainsi.

Par bonheur, j’ai pu aisément trouver une caravane qui quittait la ville avec l’intention de traverser les terres plus

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ou moins désertiques de l’Ouest jusqu’à la mer d’Edom.

Une vingtaine de dromadaires avec un plein chargement de soie et d’épices pour l’exacte direction que je souhai-

tais... C’était inespéré.

Je me souviens avoir à peine eu le temps d’aller con-templer le feu au cœur de ce qui restait du grand temple

érigé mille ans plus tôt par Zérah Usthar. J’ai préféré passer un moment à retrouver la cellule adjacente à ce

sanctuaire où le vieux Yosh et moi avions vécu...

Quant au merveilleux jardin où Elohim s’était mani-

festé à moi une nuit, il avait été laissé à l’abandon et ne dégageait plus aucun parfum. Il est parfois souhaitable de ne pas retourner sur nos propres traces...

Et le temps défila à nouveau... Peu importe le décompte

que je n’en ai pas fait. Les nomades et les marchands qui m’avaient accepté parmi eux pour la longue et fastidieuse

route qui me mènerait jusqu’à l’extrême sud de la Judée étaient assurément des hommes frustes dont les con-versations triviales laissaient peu de place à de réels

échanges.

Pour eux, j’étais une sorte de prêtre ou d’ascète aven-

tureux. S’ils m’avaient autorisé à me joindre à eux, c’était d’abord par superstition car ils craignaient "les mauvais

esprits errant dans le désert" et aussi pour les talents de guérison qui étaient miens et que je ne leur avais pas cachés. L’un de ces hommes, qui était d’origine samari-

taine, s’est même plu à m’appeler "rabbi". Ce fut le pre-mier... bien que sur le ton de la plaisanterie.

Rien de notable ne me reste de ce périple. J’en con-naissais les hauts plateaux, les déserts de caillasse, les

bourgades et les villes où l’on marchandait toutes sortes de choses. Il me parut toutefois beaucoup plus court qu’à

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l’aller.

Du haut de mon dromadaire, le visage enturbanné pour me protéger du sable et du vent, j’ai prié et médité

autant que je le souhaitais... Une sorte de dernière re-traite en moi-même avant de laisser mon cœur tenter de dissoudre les frontières de ceux que j’allais retrouver.

En toute vérité, les germes de nombre de ces petites histoires par lesquelles j’ai voulu enseigner par la suite à

travers les collines de Galilée sont nés durant ces mo-ments-là.

Et puis... et puis un jour finalement, cramponné à la selle de bois de ma monture, la ligne bleue de la mer d’Edom est apparue avec, en arrière-plan vers le Sud, la

chaîne rude et massive des "montagnes de Moïse", roussie par le soleil. C’est là qu’un nouvel épisode de "ce qui de-

vait être" s’est joué.

Nous n’étions qu’au printemps mais il m’a semblé faire chaud cette nuit-là... Je suis sorti de dessous la toile qui me servait de tente de fortune et j’ai éprouvé le besoin de

respirer l’air de la nuit dans la zone désertique où nous avions établi notre campement.

Après avoir fait une bonne centaine de pas à la clarté de la lune, j’ai aperçu la silhouette d’un assez gros rocher

dont la forme incurvée me paraissait invitante. Je me suis assis dans son creux, les jambes allongées sur la terre sablonneuse. J’y étais si bien que je m’y suis rapidement

endormi. Un sommeil qui, toutefois, devait être de courte durée...

Mon âme s’est réveillée en son sein et s’est mise à contempler mon corps, accablé de fatigue. Enfin, elle s’en

est éloignée comme pour flotter seule, dans la lumière nocturne du désert. Je la vivais si souvent, cette évidente

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seconde vie en dehors de ma chair, plus sensitive, plus

lucide que l’autre...

Alors, intuitivement, le corps de mon âme a contourné

"mon" rocher... Dans la pénombre, près d’un épineux, se tenait une forme lumineuse de la taille d’un homme. Je m’en suis approché et tout mon être a sursauté de joie.

C’était Élohim !

Je ne distinguais pas ses traits ; il n’y avait que ses

yeux, sa longue chevelure blonde, sa silhouette féline et, surtout, ce parfum d’être issu d’un autre monde...

Ŕ « Non, ne t’agenouille pas, Frère Sananda, fit-il au centre de mon crâne. Reste bien debout car, tu le sais, tu ne fais que commencer à te lever. »

Je me suis redressé, ébloui par le cadeau mais sans émotion, serein et prêt à tout entendre.

Ŕ « L’heure n’est pas encore venue pour que tu re-tournes parmi les tiens, Jeshua. Pas tout à fait ! Toi qui as

tant espéré devenir une coupe, voilà que tu l’es devenu... tu es même devenu la Coupe.

Tu n’ignores pas que le destin de toute coupe est d’être

remplie pour se déverser... Alors, que dire de la Destina-tion de celui qui s’est offert pour être une telle Coupe ?

Bientôt se lèvera le jour où tu vas recueillir le Déver-sement du Soleil... Mais pour cela, rends-toi d’abord à

Alexandrie et trouve ce village où t’ont enseigné tes pre-miers maîtres de la Terre Rouge. Ils sauront quoi te dire et tu sauras quoi faire... »

J’ai reçu le message en plein cœur, presque comme un verdict. Je n’avais rien à demander et Élohim rien à

ajouter.

Sa Présence s’est éteinte d’un coup, aussi vite que mon

corps a rappelé mon âme à lui. Lorsque j’en ai repris

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pleine possession, il était haletant, comme au sortir d’un

rêve imprégnant, plus vivant que la réalité de ce monde.

Dès que je l’ai pu, j’ai rassemblé mes forces pour faire

quelques pas et établir la synthèse tout ce qui convergeait vers ma conscience. Je ne devais pas perdre un mot de ce qui m’avait été dit et surtout, même, de ce qui n’avait pas

été formulé mais plutôt subtilement suggéré...

Aux premières lueurs de l’aube et sitôt que mes com-

pagnons de voyage se furent réveillés, j’ai décidé de prendre la parole devant eux et de leur annoncer mon

départ. Je ne finirais pas la route avec eux...

Je revois encore le visage de l’un d’eux qui s’est fâché comme si je lui ôtais quelque chose. Peut-être était-ce vrai

car j’avais parfois le cœur bavard sans qu’il me fût besoin de mots. Quant aux autres. Cela leur était égal tant que je

ne prétendais pas emporter leur dromadaire avec moi.

Ŕ « Et où vas-tu ? »

Ŕ « À Alexandrie... »

Ŕ « À pieds ? Tu es fou ! »

Ŕ « Je le sais, on me l’a toujours dit. »

Ces paroles furent à peu près les dernières que nous avons échangées. Le fait d’avoir passé autant de mois

avec ces hommes, d’avoir eu souvent soif, faim, d’avoir bravé tant d’intempéries en leur compagnie et de n’être

pas parvenu à semer quoi que ce soit en eux m’a laissé un goût étrange...

On ne peut pas être déçu quand on n’attend rien...

mais, malgré tout, le cœur ne peut s’empêcher d’espérer, ne fût-ce qu’un tout petit peu. C’est sa fonction.

J’ai donc pris seul la route du désert, vers le

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Nord-ouest, selon les vagues indications que l’on avait

bien voulu me donner171. C’était un désert de pierre, un espace identique à tant d’autres, apparemment sans fin

mais qui, comme j’en avais eu le pressentiment, fut ponctué par la découverte d’un assez grand nombre de campements de bédouins improvisés autour de minus-

cules oasis.

L’hospitalité dont j’y ai bénéficié fut une providence et

une bénédiction durant près de trois semaines.

Vint ensuite un bras de mer qu’il me fallut traverser en

barque avec des pêcheurs puis... peu à peu tout s’est adouci... Le delta du Nil m’ouvrait les bras... Alexandrie n’était plus si loin et tout me revenait de ma tendre en-

fance à la manière d’un ruban que l’on déroule.

Dans ma mémoire, c’était presque hier en dépit de tout

ce qui avait nourri et fortifié mon être durant l’énorme et si longue boucle que je venais d’accomplir.

C’est donc le cœur enjoué que j’ai traversé le Nil sur une grosse barque en compagnie de quelques potiers puis que j’ai pataugé à travers des marécages gorgés de pa-

pyrus. C’était interminable, il faisait terriblement chaud mais c’était bon parce que je me sentais empli d’une

énergie dont je n’avais peut-être pas perçu jusque-là toute l’ampleur malgré les moments d’illumination qui

avaient été les miens.

Enfin, un beau matin, Alexandrie m’est apparue avec ses temples et ses grands édifices blancs surplombant

une eau d’un bleu profond. J’y ai poussé mes pas avec le sourire au visage, un intense besoin de trouver un bassin

ou un abreuvoir pour y nettoyer mes jambes couvertes de

171 Cette zone désertique se situe au nord du Massif du Sinaï et débouche dans sa partie nord-ouest au sommet de l’actuel "Golfe d’Aquaba".

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boue séchée et surtout de respirer l’air du large sur un

quai de pierre...

La ville était riche, infiniment plus grecque également

que dans mes souvenirs. Plantée tout en longueur sur une sorte de presqu’île entre la mer et un lac, la plupart de ses rues se rencontraient à angle droit, ce que je

n’avais vu nulle part ailleurs.

À vrai dire, à côté de la splendeur de ses bâtiments, de

ses deux ports et de l’abondance qui s’étalait sur ses marchés, l’image que je gardais de Jérusalem faisait de

cette dernière une cité de second ordre, presque pauvre.

Où poser mon sac ? Où dormir et où vivre éventuel-lement ? Ces questions furent vite résolues. Je me sou-

venais des récits de mon père vantant auprès des membres de notre Fraternité le nombre et la beauté des

lieux d’hébergement que des prêtres-thérapeutes y avaient mis en place et qui faisaient office de bethsaïd.

Du reste, je ne souhaitais pas demeurer à Alexandrie plus de deux ou trois jours. Il me fallait rejoindre cette Communauté qu’avait désignée Élohim et qui corres-

pondait assurément à l’un de ces villages où j’avais été enseigné jusqu’à l’âge de cinq ans.

C’est l’un des prêtres en charge du lieu où j’ai posé mon maigre paquetage et mon manteau qui m’indiqua le

chemin à suivre. Une bonne demi-journée de marche vers le Sud... Une zone inculte à traverser, encore quelques marécages... et un lac. Ce n’était plus rien !

J’y suis arrivé au crépuscule. Le village se constituait d’une trentaine de maisonnettes assez éloignées les unes

des autres et plus ou moins regroupées sur les rives d’un

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grand lac peuplées ici et là de dattiers et de lauriers172.

Instantanément, sa vue a fait remonter une foule de souvenirs en moi. Mais c’était si loin...

Au sortir de la piste qui y menait, un vieil homme en robe blanche était assis sur les restes d’un tronc, un bâton posé en travers des jambes. Alerté par le bruit de

mes pas, il a redressé l’échine.

Ŕ « Qui est là ? Viens-tu de loin ? »

J’ai immédiatement compris qu’il était aveugle. Arrivé à deux pas de lui, j’ai vu le voile blanc qui recouvrait ses

yeux.

Ŕ « Je me nomme Jeshua, mon frère, et effectivement je viens de loin...»

Le vieillard s’est aussitôt agrippé à son bâton et en a frappé vigoureusement le sol.

Ŕ « Oh !... fit-il. C’était donc vrai... »

Il s’est levé et dans le même mouvement a tendu un

bras dans ma direction jusqu’à saisir l’une des manches de ma robe.

Ŕ « Tu es bien le fils de Yussaf et Meryem, dis-moi ? »

Ŕ « Je le suis... »

Sans parvenir à articuler quoi que ce soit d’autre et

visiblement ému, le vieil homme s’est agrippé de plus belle à mon vêtement et m’a tiré vers lui tandis qu’il

commençait à marcher en repérant les aspérités du chemin à l’aide de son bâton.

Je me suis laissé faire ; dans son monde à lui il con-

naissait chaque détail du sol et se fiait à chaque pierre et à chaque arbuste rencontrés. Il m’attendait de toute

172 Il s’agit du lac Maréotis, aujourd’hui asséché.

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évidence, il avait son idée et celle-ci avait la forme de la

petite maison de terre blanchie à la chaux, un peu à part des autres, vers laquelle il m’entraînait.

Après m’être lavé les pieds avec l’eau d’une cruche, j’en ai passé le seuil à sa suite. Quelle sensation particulière que celle-là ! Je faisais un bond de plusieurs décennies en

arrière. C’était dans de modestes constructions comme celle-là que j’avais souvent été enseigné, encore tout en-

fant, surtout lors de la dernière année qui avait précédé notre retour en Galilée.

Ŕ « Te souviens-tu, Jeshua, Yussaf ben Yussaf ? C’est ici que je t’ai donné ta dernière leçon... »

Ce fut un doux choc... Oui, je me souvenais... Je suis

alors entré par une porte très basse dans la seconde des deux seules pièces de l’habitation, celle qui, tradition-

nellement, servait d’oratoire. Je m’y suis assis comme si j’étais chez moi.

Après quelques gorgées d’eau, le vieillard s’est mis à me caresser les pieds avec ce type de vénération que j’avais toujours eu tendance à refuser...

Ŕ « Utuktu, Utuktu, fit-il en reprenant ce nom dont, seul, Yosh Héram avait pris l’habitude de me gratifier.

Utuktu... accepte ce qui te revient... Il y a presque une lune de cela, Élohim m’est apparu en songe pour

m’annoncer ton retour... Il m’a fait comprendre ce que je pressentais depuis toujours... Que tu es... Celui qui doit venir, le Vase béni du Tout-Puissant. »

Je n’ai rien répondu. Il fallait que j’accepte toujours un peu plus encore le rôle qui devait être le mien. Là, de

retour à l’un des points-racine de ma vie, l’étonnante ordonnance du Divin se chargeait de me le rappeler.

« Oui, me suis-je répété pour la centième fois, il y a autant d’errance dans le fait de se diminuer et d’étouffer

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la Voix qui monte en notre poitrine que dans celui de se

farcir de soi en se vendant sous tous les horizons... »

Sur ce, le vieillard Ŕ qu’autrefois j’avais pris l’habitude

d’appeler "Maître Hamza" à cause de la singulière main de métal qu’il portait au cou Ŕ entreprit de me confier le contenu total de la vision qu’il avait eue d’Élohim173.

Son rôle n’était pas simplement de m’accueillir là afin de parachever une "boucle d’énergie". Il lui revenait de me

demander d’enseigner dans son village tout comme j’y avais été instruit autrefois. Toute sa Communauté était

dédiée à la prière et aux thérapies, celles de l’âme et celles du corps.

Après plus de seize années d’un voyage qui m’avait

mené jusqu’à ce qui était alors les confins de notre monde, j’ai tout de suite compris que sa requête, qui

traduisait la volonté d’Élohim, coïncidait avec un devoir qu’il me fallait accomplir comme prémisses à un autre

bien plus grand.

Au bout de deux jours, j’ai mieux saisi encore le

pourquoi de ma nécessaire présence auprès de Maître Hamza. La Communauté de thérapeutes à la tête de la-

quelle il se trouvait s’essoufflait. Ses élèves y étaient nombreux mais ses maîtres vieillissaient. Il fallait donc

un feu pour réanimer leur flambeau.

173 Le symbole de la main hamsa ou hamza est propre à de nombreuses cul-tures. Si on le remarque aujourd’hui dans les Traditions juive et musulmane, on trouve également sa trace chez les Phéniciens en tant qu’expression de la déesse Tanit. Il est intéressant de le noter car Tanit, une divinité initialement berbère, est assimilable à Isis, Ishtar et donc Vénus. Signalons également qu’Hamsa est le nom donné dans l’Hindouisme au Cygne sacré qui sert de véhicule à Brahma. Le Cygne est par ailleurs très souvent associé également au Bouddha Gautama.

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Seul dans la petite construction qui me fut offerte pour

y vivre, je n’ai pas eu à prier ni à méditer pour savoir ce que j’avais à faire. Ma place était là et elle y serait tant

qu’il n’y aurait aucun signe du contraire.

En toute vérité, cette perspective m’a plu.

C’était un juste retour de ce que j’avais reçu et, avant

de m’adresser à l’âme de tout un peuple, il y avait une logique à ce que j’instruise ceux qui, un jour, pourraient

aider l’humanité à grandir après mon passage en ce monde174.

Ainsi, c’est avec bonheur et gratitude que j’ai entrepris, dans un discret village du delta du Nil, d’extraire le meilleur d’un groupe d’hommes Ŕ et de femmes.

Il ne passa pas un jour sans que je ne m’aperçoive de l’extraordinaire similitude de vie qui existait entre cette

Communauté de thérapeutes et celle de la Fraternité d’Essania dont j’étais issu.

Les thérapies auxquelles ils aspiraient correspondaient en tous points à celles qui m’habitaient et que j’avais toujours voulu professer. Elles étaient un art de vivre

total, une sagesse à découvrir et à partager, un don de soi constant au Divin comme à l’Humain. Pas simplement un

ensemble de pratiques très précises visant à rétablir l’équilibre des énergies du corps mais un langage de l’âme

et de l’esprit, la recherche de leur fusion dans la plus grande des simplicités. C’était le partage amoureux et complet de la Connaissance.

J’ai souvenir que ce furent des mois de plénitude et de paix. Chacun et chacune bénéficiait de sa propre maison

174 Il est question de l’École des Thérapeutes d’Alexandrie, tel qu’en témoigne le philosophe juif Philon, dès le Ier siècle avant notre ère. On peut penser ici que le séjour de Jeshua lui a donné un second souffle.

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dotée de deux pièces et d’une cour fermée... Dans chaque

oratoire privé, quelques livres ou rouleaux de palmes Ŕ sujets d’études et de prières Ŕ puis une natte et une

couverture de lin pour y prendre soin des corps...

Tous les soirs, une veillée nous rassemblait autour d’une lampe à huile, sans distinction d’ancienneté ni de

sexe... Tous ensemble, en prière, en enseignements dis-pensés et surtout en joie. Enfin, toutes les sept semaines,

des agapes étaient organisées. Elles marquaient toujours le passage d’une étude à une autre et j’étais heureux de

pouvoir y emporter chacun dans une nouvelle dimension du Sacré, en pleine et libre respiration.

Le Feu, cependant, ne cessait de monter en moi, un

Souffle de plus en plus irrépressible qui me poussait régulièrement à m’adresser à mon Père, Awoun, à voix

haute.

Une nuit, une de ces nuits où la coutume voulait que

nous soyons toutes et tous rassemblés jusqu’à l’aube pour prier, une femme, le voile blanc descendu sur le visage, a demandé à prendre la parole.

Ŕ « Maître Jeshua, l’entends-je encore me dire, tes connaissances et surtout ta Parole nous font du bien,

elles élargissent le chemin que nous avons choisi, elles gravent en nous le sceau de la Vie. Nous sommes plu-

sieurs à t’en prier... demeure parmi nous ! Ne reprends pas la route comme tu nous as conté l’avoir si souvent fait... »

Il y eut un murmure d’approbation et j’ai fermé les yeux un instant. L’appel était si beau et correspondait tant à la

façon dont j’aurais pu envisager la suite de ma vie ! Et puis, n’était-ce pas Elohim qui m’avait envoyé là ?

Mais une force m’a vite fait relever la tête et ouvrir les paupières. J’ai cherché le vieil Hamza au cœur de la pé-

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nombre. Dans la lumière de sa nuit à lui, il avait le visage

tourné dans ma direction. Quelque chose s’est alors échangé entre nous, une sorte d’assentiment... L’un et

l’autre nous percevions le même signe, celui de mon juste et imminent départ. Ce signe avait pour nom "détache-ment"...

Je ne pouvais pas ne pas comprendre, alors je me suis levé, j’ai pris à mon tour la parole et, après avoir remercié

tous ceux qui étaient présents, j’ai commencé à annoncer mon proche départ.

Ŕ « Mais ce n’est pas possible, Maître Jeshua, tu nous brises les ailes... » s’est bientôt écrié quelqu’un dans le fond de la cour où nous étions regroupés.

Ŕ « Et si c’était toi qui allait me briser plutôt les ailes en voulant me retenir, mon frère... Nous avons si souvent

parlé de l’Amour... et tu sais Ŕ ainsi que vous tous Ŕ que celui-ci doit apprendre à libérer Ŕ et non pas à retenir Ŕ

lorsqu’une heure juste est venue. L’Éternel m’a conduit vers vous à une heure juste ; je vous y ai aimés et en-seignés de toute mon âme... et maintenant II me montre

un nouvel horizon parce que c’est aussi une autre heure juste... »

Au petit matin, Maître Hamza et moi nous nous sommes retrouvés pour partager deux ou trois galettes

cuites au soleil ainsi qu’une purée de pois chiches et un peu d’huile.

Ŕ « Où penses-tu aller maintenant ? m’a-t-il demandé à

voix basse avant d’entamer son repas. Voilà désormais plus d’une année que tu es parmi nous et que tu nous as

insufflé... quelque chose qui nous manquait encore, que je ne saurais définir exactement mais qui est bien au-delà

des nouveaux savoirs que tu nous as communiqués. »

Ŕ « Où je vais ? Sur les bords d’un autre lac, un peu

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plus au Sud. Cela m’a été dit cette nuit-même. Il me l’a

dit... Quelques hommes m’y attendent, qui m’emmèneront ailleurs encore et ensuite... ce sera tout.

Ou plutôt... cela ne fera que commencer.

Veux-tu m’y accompagner ? »

J’attendais la réaction du vieillard... Il a sursauté.

Ŕ « Te suivre ? Je ne voudrais que cela, mon frère, mais je n’y vois plus, tu le sais bien... »

Ŕ « Tu n’y vois plus ? Mais crois-tu que ton âme ait oublié la vue, elle ? Il y a... un petit point en elle qui est

intact et qui ne cessera jamais de s’en souvenir. »

Une vague montait en moi et je ne pouvais rien pour la retenir... Je ne le voulais surtout pas non plus ! Sans

réfléchir mais en sachant parfaitement ce que j’allais faire parce que, cela aussi, c’était juste, j’ai mis un peu de ma

salive sur mes deux pouces, j’ai soufflé sur eux puis je les ai placés simultanément sur les deux paupières closes du

vieil Hamza. Je les y ai ensuite fait tourner doucement avec une seule certitude au cœur, celle de la Toute-Puissance qui m’était prêtée et qui était réparation,

consolation.

Il y eut un grand silence puis mes mains se sont re-

posées sur mes genoux. Hamza et moi ne nous étions pas même levés et le plat de pois chiches était toujours là, sur

le sol, entre nous deux.

J’ai entendu le vieux maître pousser un long soupir et j’ai vu ses paupières s’ouvrir en tremblant, hésitantes,

tandis qu’une larme glissait sur chacune de ses joues. Il n’a rien dit... il en était incapable, touché jusque dans les

tréfonds de l’âme. Ses yeux voyaient et rejoignaient sa Mémoire qui n’avait jamais douté ni connu la cécité.

Ŕ « Maître... » balbutia enfin le vieil Hamza, comme à

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bout de souffle.

Puis il s’est levé pour aller pleurer et je ne l’ai pas revu avant le crépuscule, le front si singulièrement plissé et les

deux yeux telles des fentes cherchant à se protéger des derniers éclats du soleil.

La nouvelle de sa soudaine guérison se propagea bien

sûr à la vitesse de l’éclair et j’eus beaucoup de difficulté à me retirer dans le calme de ma maisonnette.

Qu’aurais-je pu leur dire, à ces hommes et à ces femmes qui avaient tellement soif de Divin au point de

s’être rassemblés là, sur les bords de ce lac pour y cultiver la pureté ? Je n’aurais pu que leur répéter une ultime fois ce que je n’avais cessé de leur enseigner pendant plus

d’une année... Rien de plus. Ils savaient tout... Il ne leur restait plus qu’à vivre ce Tout... jusqu’à boire le Soleil.

Je suis parti à la lune montante. Ainsi que je le lui avais proposé, Hamza était à mes côtés, sur un âne que je te-

nais par la bride.

Les zones infertiles et saumâtres, les marécages et les plus beaux espaces de verdure remplis d’arbustes en

fleurs se succédèrent sous la chaleur durant deux jours.

Mon ancien maître, lui, vidait son cœur et ses yeux.

C’était toute la signification de sa vie qui, à ses dires, lui sautait soudainement au visage.

Il connaissait bien l’endroit où je l’emmenais. Y vivait une Communauté assez semblable à la sienne et avec laquelle il avait entretenu de nombreux liens jusqu’au

moment où il avait laissé la vieillesse le rattraper.

Ŕ « Je crois deviner qui tu vas rencontrer là-bas, m’a-t-il

confié durant le trajet. Tu n’y passeras pas une année de plus ! Ils sont trois à t’attendre ; je sais qui ils sont. L’un

d’eux m’a jadis affirmé qu’ils appartenaient à une très

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ancienne Fraternité ayant vu le jour du Temps de ce roi

qui se faisait nommer "Fils d’Aton175". En langue grecque, il a appelé celle-ci Héliopolis.

Ŕ « Oui, ce roi était un frère à nous, n’ai-je pu me retenir de commenter. Et il l’est toujours. Je connais son âme... »

Je me souviens avoir été touché par la très tendre

beauté du lac qui marquait le terme de notre voyage. Il se montrait fort étendu et des quantités d’ibis peuplaient

son rivage176.

À vrai dire, le lieu me parut infiniment plus riche et

plus habité que celui de ce petit village dont nous ve-nions. Excepté une centaine de maisonnettes analogues aux siennes, il était pourvu de deux grands temples de

pierre blanche où l’architecture du Pays de la Terre Rouge et celle des Grecs se mariaient avec grâce.

Nous y avons été reçus généreusement. Non seulement les hommes et les femmes qui y vivaient faisaient de

l’accueil et de l’hébergement un devoir fondamental mais ils reconnurent tout de suite en nous des membres de leur Communauté d’esprit. La plupart parlaient le Grec...

et, pour la centième fois, cela me valut de remercier le Frère Joaquim et ses leçons...

Très tard, la nuit de notre arrivée, j’ai en mémoire avoir longuement contemplé l’Étoile du peuple d’Essania,

Lune-Soleil, Ishtar. J’y voyais la demeure d’Élohim, d’Anahita... Peu importait son identité, sa présence lu-mineuse avait toujours été mon relais dans les cieux, la

voix souvent empruntée par mon Père afin de me guider

175 Akhenaton. Voir "La Demeure du Rayonnant", du même auteur. Ed. Le Passe-Monde. C’est le père d’Akhenaton, Aménophis III qui a fait construire le Temple qui allait, par la suite, devenir le Krmel.

176 Il s’agit du lac Moéris, au sud du delta du Nil.

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les jours de questionnement, d’attente ou de solitude.

Une petite semaine s’écoula sans que quoi que ce soit ne se passe... sans doute pour permettre à nos corps de

se reposer.

Ce que nous définissons comme le Temps est doté d’une mystérieuse et suprême Intelligence qui règle tout

avec la plus incroyable des précisions et joue avec le moindre détail de nos vies. Chaque grain du Sablier cé-

leste écrit son propre mot...

Enfin, un matin où j’étais seul sur les berges du lac en

train de dérouler mon "vieux mala" entre mes doigts, j’ai senti une présence arriver à pas mesurés derrière moi. Je n’ai pas bougé.

Ŕ « Maître Jeshua ? »

Je me suis retourné. Il y avait là trois hommes en robe

blanche et la tête harmonieusement couverte d’un voile tout aussi blanc.

Ŕ « C’est bien moi », ai-je fait en me levant, la main sur le cœur.

Le premier des trois s’est alors incliné puis a posé

longuement ses mains sur mes pieds nus.

Je l’ai laissé faire...

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Chapitre 30

L’Adombrement

Cet instant fut peut-être le plus décisif de toute ma vie d’homme. Il fut en tout cas celui par lequel mon destin

allait se sceller et tant de choses commencer à s’écrire pour les millénaires à venir...

J’aurais encore pu dire non, j’en étais parfaitement

conscient. Mais a-t-on jamais vu un Avatar rebrousser chemin ? Au-dedans de moi, j’ai souri à la mémoire de

Zérah-Ushtar qui, lui aussi, était allé jusqu’au bout.

J’ai donc croisé mes bras sur ma poitrine, puis j’ai suivi

les trois hommes Ŕ dont l’un était de race noire Ŕ dans la direction qui était la leur, celle de l’un des deux temples de pierre blanche qui s’élevaient en bordure du lac. Du-

rant ce court trajet, mon esprit s’est vidé de tout. Pas le moindre questionnement, ni le moindre regard en arrière

sur la vie que je savais intuitivement abandonner à ja-mais.

La coupe était vide de tout ce qui ne participait pas à sa transparence et c’était ce qu’il fallait.

Le temple s’avéra moins grand qu’il ne le paraissait au

premier abord. Un parvis modeste, quelques marches puis une large et haute colonnade menant à une belle

salle dont le plafond, en son centre, était ouvert sur le ciel. Attirés par les chapiteaux et les linteaux entièrement

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peints de bleu, mes yeux y ont aussitôt découvert les

figures de la Lune et du Soleil sculptées en creux et co-lorées de blanc.

Il n’y avait rien d’autre pour accrocher le regard à l’exception d’un feu crépitant au creux d’une vasque sur trépied posée au centre d’un autel cubique. Les parois de

la salle elle-même étaient virginales. Pas la moindre écriture ni le moindre symbole se réclamant de quelque

Tradition.

En silence, nous avons contourné l’autel après en avoir

salué le Feu, puis nous avons traversé une petite cour et sommes entrés dans une salle aux dimensions réduites mais au plafond très haut. La lumière du jour n’y péné-

trait que par un étrange orifice pratiqué dans la partie supérieure de l’une de ses parois.

On y voyait donc très peu, suffisamment toutefois pour que je remarque que tous les murs et le plafond étaient

peints d’un azur très profond, presque sombre, parsemé ici et là d’étoiles à huit branches.

Tout cela était doux à mon cœur et j’ai pris une grande

respiration...

Nous nous sommes alors assis sur les dalles du sol et

l’un des trois hommes a pris la parole après s’être à nouveau incliné devant moi.

Ŕ « Maître Jeshua, fit-il en Grec et d’une voix très grave, tu n’ignores pas, bien sûr, la raison de ta présence ici... tout comme nous n’ignorons pas la nôtre...

Nous sommes tes Frères d’Héliopolis et ce que nous voyons et savons de toi nous dit que tu pourrais sans

doute nous contourner... mais la Sagesse d’une Présence qui nous a visités nous demande de... t’escorter jusqu’à

ce que tu sois... revêtu de Soleil.

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Il existe un lieu majeur non loin d’ici. C’est là que le

Mystère doit s’opérer. De très anciens Écrits y annoncent ta venue depuis fort, fort longtemps... Pour le Plan.»

Le Plan177... L’énoncé de ce seul mot fit soudain re-monter en moi de vieux souvenirs. Je l’avais pour la première fois entendu clairement de la bouche-même

d’Élohim, à Bal Baktr. Quinze années peut-être s’étaient écoulées depuis...

Ŕ « Oui, le Plan... » ai-je simplement repris comme en écho à une Volonté qui nous dépassait tous.

À tour de rôle, les trois prêtres d’Héliopolis m’annoncèrent alors qu’ils avaient pour mission de me préparer à ce qui leur avait été annoncé comme étant "la

plus grande initiation qui soit en ce monde". Celle-ci aurait lieu au cœur de la Grande Pyramide érigée par les

ancêtres du Peuple de la Terre Rouge.

Leur rôle consistait à m’assister durant plusieurs se-

maines dans la pratique de certains rituels, de postures énergétiques, d’exercices respiratoires très précis et de "chants mantriques".

Ces semaines seraient accompagnées d’un long jeûne et, à l’issue de tout cela, je serais introduit dans la Grande

Pyramide pour y vivre le Mystère...

Je n’ai pas été surpris par cette annonce. Il y avait là

une logique inévitable dont j’étais conscient qu’elle était inscrite en moi depuis toujours. J’étais venu au monde dans ce corps pour ces heures et la myriade de consé-

quences qu’elles allaient engendrer.

Les prêtres et moi avons dès lors convenu d’un ren-

dez-vous pour le lendemain aux premières clartés, sur les

177 Voir chapitre 14, "Le message d’Anahita".

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marches du temple. Quant à Maître Hamza, il serait pris

en charge par la Fraternité puis raccompagné dans son village lorsque tout serait accompli.

Il est difficile de décrire quelle fut dès lors la "couleur de mon âme". Rien ne se passait en moi au niveau des sen-timents ou des sensations. Je n’avais pas même d’activité

mentale dans la mesure où aucune réflexion ne se mettait en mouvement "dans ma tête". J’ai donc vécu le reste de

la journée hors de tout, solitaire et uniquement capable de prier sur les bords du lac.

Dès que l’aube du premier jour se fut annoncée, j’ai retrouvé comme prévu les trois Frères d’Héliopolis au lieu-dit. Ils étaient déjà là, entre les colonnes, en silence.

Ensemble, nous avons aussitôt rejoint la petite et étrange pièce de la veille, nous en avons fermé la lourde

mais étroite porte et avons prié jusqu’à ce que la pleine lumière du jour parvienne à se faufiler sous elle.

Ses imposants battants de bois furent alors rouverts et deux des trois prêtres se sont dirigés vers un gros coffre que je n’avais pas vraiment remarqué. Avec mille pré-

cautions, je les ai vus en extraire un objet assez volu-mineux et surprenant. Ils l’ont délicatement déposé sur

un tapis, face à moi.

Ŕ « Maître Jeshua, a fait d’un ton solennel celui des

prêtres qui était de race noire, voici un objet sacré que certains de nos Frères, il y a de cela des générations et des générations, ont trouvé parmi d’autres dans une salle

creusée profondément sous la Pyramide. On dit de lui qu’il fut réalisé par des survivants du Peuple d’Atl178 sur

les conseils d’Elohim. C’est lui, entre autres, qui nous a

178 Des Atlantes.

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permis de comprendre l’imminence de ta venue. Il y a

plusieurs décennies, déjà... »

Je me suis rapproché du mystérieux objet et j’y ai

longuement plongé mon regard car il était tout en transparence. Il se présentait sous la forme d’une assez grosse sphère bleue posée sur un support de bois... et

cette sphère était de la plus fine et limpide pâte de verre que j’avais jamais vue. Celle-ci était même si transparente

qu’elle laissait voir, à travers elle, la présence de plusieurs autres sphères qui toutes étaient incluses les unes dans

les autres.

Au total, j’en ai dénombré sept, chacune d’un bleu différent, du plus clair vers l’extérieur au plus profond

pour celle qui était centrale.

Mais une autre particularité de cet objet n’a pas tardé à

retenir mon attention. Chaque sphère était dotée d’un petit orifice circulaire dont le pourtour était souligné au

moyen d’un léger liséré blanc.

L’air pouvait donc circuler librement entre le lieu où l’objet se trouvait, l’intérieur de la plus grande sphère et

toutes celles qui lui étaient internes, jusqu’au cœur de la dernière dont le pourtour avait été, quant à lui, cerclé

d’un rouge rubis.

En contemplant cela et la merveille que sa seule réa-

lisation constituait, je me suis tout de suite dit que les orifices n’avaient pas pour but de faire circuler l’air... ni même l’Énergie de Vie qui, elle, se riait des obstacles de la

Matière dense. Il y avait autre chose à comprendre... et je commençais à l’entrevoir.

L’objet devait être comme un calendrier cosmique.

J’ai alors vu l’un des prêtres abandonner sa mine so-

lennelle et me sourire pour la première fois.

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Ŕ « Nous allons le mettre en mouvement, Maître

Jeshua, ainsi tu pourras te rendre compte, de tes propres yeux, de la justesse du Temps qui vient... et du poids qui

en résultera pour toi... inévitablement. Rien ne doit t’échapper. Un véritable Don se trouve démultiplié lors-qu’il est accompli en totale conscience de son ampleur. »

Ŕ « Je vous suis... ai-je dit. Mettez-le en mouvement. »

Respectueusement je me suis un peu reculé et j’ai

laissé les trois Frères d’Héliopolis se placer en triangle autour de l’objet... Ils ont commencé par entrer dans un

long et profond recueillement, les yeux clos, les mains posées l’une sur l’autre au creux de la poitrine. Un tendre moment de silence durant lequel j’ai appelé mon Père.

Je savais bien que je n’allais pas simplement assister à la démonstration de quelque phénomène mais participer

à une rare cérémonie témoignant de l’Action du Divin...

Enfin, à un moment, une sorte de bourdonnement est

insensiblement monté de la gorge des trois hommes. Il était extraordinairement grave, analogue à ceux des chants que j’avais entendus et appris à pratiquer sur les

plus hautes terres du monde, peu d’années auparavant. Il montait de leurs entrailles pour emplir toute la salle de sa

présence vivante.

Quelque chose allait se mettre à ondoyer dans l’air et

dans la lumière tamisée, c’était inévitable tant l’invisible était suscité...

Soudain, l’objet de verre s’est soulevé au-dessus de sa

base de bois, dans un équilibre parfait. Il lévitait avec grâce et cela me paraissait tellement logique, si... naturel

qu’il en soit ainsi !

Mais ce n’était pas tout...très, très lentement chacune

des sept sphères s’est mise à tourner sur elle-même, in-dépendamment des autres, avec son propre rythme et un

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mouvement qui lui était particulier.

C’était fascinant de beauté et je comprenais la signifi-cation de leur danse commune comme si j’en avais déjà

été le témoin dans un autre temps.

J’y ai plongé davantage mon regard... Les uns après les autres, de l’extérieur vers l’intérieur, les orifices des dif-

férentes sphères ont commencé à se superposer, témoi-gnant d’une Intelligence qui amenait petit à petit chacune

de ces sphères à s’accorder à la vitesse et au mouvement des autres.

Bientôt, mais hors de toute perception du temps qui passait, et tandis que le chant se poursuivait, tous les orifices de toutes les sphères de verre se trouvèrent en

parfait alignement. Tous... sauf un ! Celui qui était cerclé de rubis, celui de la sphère la plus interne et dont la ro-

tation avait été apparemment différente. Il lui manquait si peu pourtant, si peu afin que la conjonction soit totale...

L’image était tellement parlante ! C’était moi qui étais là, au Cœur du cœur de l’objet, tel un noyau marqué de rouge, au bord de l’ultime instant de toutes les conjonc-

tions temporelles.

C’était moi qui tournais encore un peu sur moi-même

afin de me polir toujours d’avantage pour rejoindre ce très exact moment du Calendrier cosmique où un Souffle, un

Rai de Lumière pourrait descendre d’un trait et traverser toutes les couches de la Conscience du Vivant révélé et m’atteindre en plein cœur.

De bonheur, j’ai retenu ma respiration jusqu’à ce qu’enfin, progressivement, le chant bourdonnant, celui

des abeilles du Soleil diminue et s’éteigne dans les poi-trines. C’était terminé ; l’objet reposait à nouveau sur son

socle de bois, inerte.

La coupe du Très-Haut, celle qui ressemblait tant au

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Souffle du Seigneur de la Montagne, était prête à se dé-

verser dans la mienne. J’en étais là... et je réalisais que le monde des hommes aussi, mais sans le savoir, retenait

également sa respiration.

Je n’ai rien vécu de plus ce jour-là. C’était amplement

suffisant pour induire en moi un état de réflexion puis de méditation où tout le sens et le poids de ma responsabilité

me sont apparus avec une acuité encore accrue.

Oui... le Plan ! J’en distinguais tellement bien certains

aspects ! J’en percevais la Mécanique céleste, avec la rotation de Ses cycles, Ses courbes, Ses spirales ascen-dantes et descendantes, ondoyantes aussi, la succession

de Ses Commencements et de Ses Fins... De Ses Fins, oui car, sans nul doute, il y aurait une fin à Ce qui se mettait

en place... tout aussi sûrement que d’autres avant moi avaient joué leur rôle dans d’autres Commencements...

J’étais le dernier maillon en date d’une longue chaîne d’Av-Shtara, autant d’Avatars qui, d’âge en âge et d’époque en époque se faisaient réceptacles de l’Infini

pour déverser leur part de Soleil à qui pouvait s’ouvrir suffisamment pour en recevoir la secousse.

Car c’était bien de cela dont il était question, d’une secousse ! J’avais déjà suffisamment vécu dans ce corps

pour savoir qu’il est bien rare que l’Esprit caresse. Il commence d’abord par ébranler, par raser toutes les constructions illusoires de la personnalité. Il fait peur...

Voilà pourquoi peu L’invitent en leur demeure... parce qu’il faut Lui demander le courage d’aller plus loin que

Son seuil.

Serai-je à mon tour l’exigeant transmetteur d’une telle

secousse ? Saurai-je seulement faire désirer le courage ? Ainsi étaient mes questionnements. Ils ne m’ont nulle-

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ment tourmenté. Je les ai remis tels quels dans le Cœur

d’Awoun afin qu’il en prenne soin et que je sois digne de Lui.

Mais une chose était certaine : si je devais être Se-cousse, rien ne m’empêcherait de tout faire pour être tout autant Consolation...

J’ai vécu trois semaines dans cette même pièce au

plafond démesurément haut et dont l’un des murs était percé d’un étrange trou. Je n’ai d’ailleurs pas tardé à

comprendre la raison d’être de celui-ci...

Lors des interminables pratiques de méditation spéci-fiques auxquelles je devais m’astreindre afin d’expanser

au mieux tout mon être, il me fallait, à un moment exact de chaque jour, m’allonger en un point très précis du sol.

Le but était qu’un rayon concentré de lumière vienne frapper le centre de mon front tandis que je respirais

d’une certaine manière.

La pratique était brève car le soleil se déplaçait vite mais ses effets immédiats. Ceux-ci consistaient en la

perception fulgurante de signes archétypaux qui me ser-viraient, tels les barreaux d’une échelle, au cœur de la

Pyramide.

Le jeûne que les trois prêtres me demandèrent de

respecter durant cette période fut également strict et contrôlé... deux ou trois fruits par jour et de l’eau. La vision des Archétypes n’en fut que plus claire, leur mé-

morisation plus facile ainsi que celle de la syllabe sonore accompagnant chacun d’eux et que je devais apprendre à

émettre.

À vrai dire, la difficulté de ces trois intenses semaines

ne résida pas dans l’application de la discipline

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d’ensemble à laquelle je devais me soumettre. Prières,

méditations, exercices corporels, techniques respiratoires et alimentation frugale avaient presque toujours été mon

quotidien depuis mes plus jeunes années.

Le défi est venu de la chaleur torride qui s’est abattue tout ce temps sur cette région du Pays de la Terre Rouge.

C’était une chaleur accompagnée d’un petit vent suffo-cant venu du désert qui rendait la respiration pénible tout

en donnant la sensation d’avaler du sable.

Ainsi, lorsqu’a sonné pour moi l’heure de la fin de ma

retraite, c’est avec une joie non dissimulée que je me suis déployé à l’air toujours chaud mais libre des marches du temple.

Maître Hamza était là, sur le parvis, à m’attendre. Il n’osait pas me toucher et parvenait à peine à me regarder,

comme si j’étais brûlant de quelque Flamme non hu-maine.

Et pourtant, pourtant, je puis le dire... bien qu’effectivement chargé de Feu, je me sentais toujours humain... et je l’étais ! J’avais soif, mon cœur était dé-

bordant de sentiments et j’avais besoin de marcher.

Maître Hamza s’est donc un peu reculé lorsque j’ai

esquissé quelques pas dans sa direction...

De fait, les Frères d’Héliopolis qui m’accompagnaient

avaient donné ordre à tous ceux qui étaient susceptibles de me croiser de ne pas me toucher. À leurs yeux, cela faisait partie du rituel sacré dont j’étais le centre et cela

devait être impérativement respecté. Seul, le petit cheval que l’on me pria bientôt d’enfourcher fut... dispensé de la

règle !

La piste menant au plateau désertique où avait été

érigé l’ensemble des pyramides qu’il nous fallait rejoindre n’était pas aussi facile et rapide que je l’avais imaginée.

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Elle fut marquée par un évènement qui me rappela à

certaines réalités bien terrestres.

À mi-chemin, nous y avons croisé un détachement de

soldats romains. Peut-être deux cents hommes, le corps bardé de cuir et le casque rutilant. Une bannière brandie vers le ciel flottait en avant d’eux... Un spectacle qui eut

tôt fait de me ramener à des souvenirs de mon enfance. L’histoire d’une mule que l’on égorge puis celle de

quelques regards hautains, du haut d’un cheval, aux alentours de Tibériade.

Les Romains... j’avais presque oublié qu’ils existaient ! À Alexandrie, il m’avait semblé n’en croiser que quelques-uns au hasard des ruelles et des places. Il de-

vait y avoir à peu près une soixantaine d’années qu’ils s’étaient employés à diriger le Pays de la Terre Rouge...

Toujours est-il que la colonne armée souleva un nuage de poussière que nous nous sommes efforcés de traverser

au plus vite.

Je me souviens que ma conscience était dans un tel état de lucidité et de sensitivité qu’il m’a semblé capter le

flot des pensées et des questionnements de ceux qui m’accompagnaient tandis que les soldats passaient leur

chemin. Je ne voulais cependant pas y entrer ; ce que j’allais vivre ne me le permettait pas. Toute éventuelle

préoccupation devait glisser sur mon âme afin que je garde ma totale transparence.

Nous étions huit, Maître Hamza, les trois Frères

d’Héliopolis, deux officiants du temple, un homme de la Fraternité en charge des animaux sur lesquels nous

voyagions et moi, qui avais à peine le droit de poser pied à terre sans qu’on ait disposé un tissu sous moi...

Le trajet fut accompli en un peu plus de deux jours. Comment parler de l’effet que me firent les silhouettes des

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pyramides se détachant soudain sur le bleu du ciel ?

C’était presque intemporel... Je savais fort bien que, d’une certaine façon, une part de la personnalité de

Jeshua allait mourir là et que plus rien, jamais, ne serait pareil, ni dans son cœur, ni dans sa chair.

Il y avait un campement de bédouins à faible distance

de la masse énorme de la plus grande des pyramides. Nous sommes allés les saluer ; une courte halte au cours

de laquelle l’un des prêtres d’Héliopolis demanda à s’entretenir avec leur chef. L’échange fut bref. Le bédouin,

porteur d’une belle coiffe noire, s’inclina puis rentra à reculons dans sa tente. Il était clair que lui aussi avait une sorte de mission.

Nous avons alors contourné la pyramide afin d’y dresser notre propre campement pour la nuit. Il fut décidé

que ce serait non loin du majestueux Sphinx de pierre qui donnait l’impression de tout régir de ce qui pouvait se

passer là.

Il y existait un creux de terrain idéal ; nous nous y sommes installés en silence. Quant à moi, je reçus la

demande ferme de ne m’occuper de rien.

Je ne devais pas protester, je le savais car je compre-

nais les raisons profondes de ce qui constituait la somme des attitudes et des éléments rituelliques centrés sur ma

personne.

Toutefois, je fus autorisé à m’avancer, seul, vers le Sphinx. C’était d’ailleurs là mon plus vif souhait. Lui

aussi, avec tout ce qu’il représentait et détenait de secrets m’a fait remonter aux enseignements de mon enfance, au

"temps du Krmel".

J’ai donc pénétré dans l’espace qui se déroulait entre

ses hautes pattes jusqu’à une haute stèle. Celle-ci était sobre mais porteuse d’inscriptions. Je l’ai contournée car

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je savais, de mémoire, qu’il devait exister un petit espace

derrière elles. C’était là que je voulais ardemment prier, m’adresser à mon Père comme je ne l’avais jamais fait. Le

sable s’y était amassé en abondance mais j’y ai trouvé ma place.

Instantanément les paroles d’une ancienne prière que

m’avait enseignée le Vénérable me sont revenues...

"Grand Frère silencieux,

Gardien de la Course des Temps

Et mémoire des Infinis qui sommeillent en nous,

Éveilleur et réveilleur des âmes,

Que tes sabots labourent le champ de mon corps

tendu et rebelle,

Que tes bras et tes griffes écaillent les résistances de

mon cœur

Grand Frère silencieux

Gardien de la Course des Temps

En mémoire des Infinis qui sommeillent en nous,

Éveilleur et réveilleur des âmes,

Que ton regard sonde le mien derrière mon masque et m’emplisse de ta lumière,

Que ton Être tout entier me révèle les ailes de mon esprit Et m'envole vers la Demeure d’après mes de-

meures... "

Puis, abaissant mon voile sur mon visage, je me suis

adressé à Awoun. J’ai perdu les mots qui me sont alors

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venus. Ils ne formaient sans doute qu’un seul cri.

Dans l’écho qu’ils laissèrent en moi, j’ai perçu, au-delà de mes paupières closes, un escalier qui s’enfonçait dans

le sol, profondément, sous le Sphinx. Il était d’un autre âge. Il aboutissait à un couloir, puis à une salle et encore à une autre salle... jusqu’à s’ouvrir sur une cité souter-

raine... Je suis revenu en arrière... Cela ne me concernait pas ; je n’étais pas là pour le passé.

Il faisait presque nuit lorsque j’ai regagné notre cam-pement. C’était toujours le silence mais un silence qui

n’était pas fait que de recueillement, un silence joyeux.

Quelques fruits furent partagés et après des accolades auxquelles je ne pus participer Ŕ toujours pour la même

raison Ŕ chacun regagna son coin de tente. Le mien était sous une toile à part, adossée à un petit rocher qui

émergeait du sol.

Un renard des sables est venu me réveiller, cette

nuit-là. J’ai senti son souffle sur mon front. Du reste, il était l’heure de se mettre sur pied. Un premier rayon de soleil pointait déjà à l’horizon. L’aube était tout juste

naissante.

Les trois Frères d’Héliopolis Ŕ qui ne m’avaient jamais

donné leurs noms Ŕ se levaient également.

Nous nous sommes salués, bien sûr, les bras croisés

sur la poitrine, toujours en silence, puis l’un d’eux m’a tendu quelque chose. C’était une robe du plus beau lin que j’avais jamais vu. Je m’en suis revêtu avec des gestes

lents, en conscience de ce que je faisais et de Ce pour quoi je le faisais.

Pendant ce temps-là, Maître Hamza s’est chargé de brûler l’ancienne en réanimant quelques braises qui

subsistaient du petit foyer de la veille. Cela aussi faisait partie du rituel et, en vérité, chaque moment en a été

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riche de sens.

Enfin, les trois Frères et moi, suivis des deux autres prêtres assistants, nous nous sommes dirigés vers la

Pyramide tandis que le ciel tardait encore à s’éclairer. Nous emportions des torches avec nous.

Bientôt, l’imposante masse s’est trouvée là, à quelques

pas devant nous, s’élançant vers le sombre velours du ciel...

La porte qu’il nous fallait atteindre se situait à peu près

au tiers de sa hauteur. Nous avons aperçu sur la paroi quelques restes de ce qui avait dû être autrefois une rampe d’accès en bois mais ceux-ci étaient insuffisants

pour nous aider. Les uns après les autres, nous avons donc gravi à la force de nos muscles les gros blocs de

pierre empilés et échelonnés, cherchant appui partout où cela était possible car certains étaient recouverts d’un

parement.

Alors, la porte s’est bientôt offerte à nos regards, tel un trou triangulaire béant pratiqué au cœur de la muraille.

Une grande pierre brisée gisait sur le côté. Elle avait dû en sceller jadis l’entrée.

Celui des trois prêtres qui avait la peau noire et qui portait la seule torche allumée y pénétra le premier après

avoir entonné un court chant mantrique. Je l’ai aussitôt suivi et les quatre autres ont fermé la marche.

Le couloir était étroit et l’air étouffant, presque nau-

séabond. Après un temps qui m’a paru assez bref, nous sommes parvenus en un espace où deux herses avaient

été mises en place. Elles ne bloquaient rien toutefois et nous les avons dépassées. Et puis, tout à coup, nous

nous sommes arrêtés.

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J’ai vu le prêtre qui me précédait planter sa torche au

creux d’un support métallique disposé dans un interstice de la paroi puis tranquillement s’arcbouter au ras du sol

comme pour pousser une pierre...

Aujourd’hui encore, il ne m’appartient pas de dire ce qui s’est passé. Deux mille ans n’ont pas suffi à faire

mûrir certains esprits détenteurs d’autorité et avides de pouvoir...

Le premier prêtre et moi avons alors retenu notre souffle puis avons rampé jusqu’à nous retrouver dans ce

qui devait ressembler à un réduit aux murs lisses. Notre torche ayant été éteinte, l’obscurité s’y révélait d’une rare profondeur.

Après un instant de silence, nous avons commencé à entonner l’un des chants que j’avais pratiqués au cours

de mes semaines de préparation. Je dois dire qu’il a pris là une toute autre force.

C’était exactement comme s’il s’envolait, aspiré par un tourbillon d’énergie et il y avait en lui, en nous, tant d’amour à partager... un amour presque palpable... J’eus

même la sensation qu’il éclairait le lieu.

Et puis le chant s’est éteint dans nos poitrines afin de

nous laisser vivre un autre instant de silence, celui-là finalement rompu par le Frère d’Héliopolis.

Ŕ « Suis-moi encore un peu, Maître Jeshua. »

Il y avait bien sûr une seconde issue au réduit où nous nous trouvions. Nous l’avons empruntée à tâtons,

presque en rampant, cette fois encore. Le trajet fut très bref...

Un dernier effort et nous avons pu nous relever. Nous étions arrivés ; l’atmosphère était si "bourdonnante de

Soleil" que je ne pouvais en douter.

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J’ai entendu le crissement de deux pierres que l’on

frotte rapidement l’une contre l’autre, quelques étincelles en ont jailli et notre torche fut rallumée.

Bien que la flamme de celle-ci ne fût plus très vaillante, mon regard a tout de suite pu englober l’entièreté des lieux... Une pièce aux dimensions moyennes, au plafond

haut et, en son centre exact, un sarcophage de granit. Son couvercle était en partie poussé sur le côté, reposant

pour moitié sur une sorte de table de pierre. Contre l’une des parois de la salle, gisait également un autre bloc de la

même pierre, de forme étrange.

J’ai fait quelques pas en direction du sarcophage puis j’ai posé ma main sur lui... Une sensation à la fois dou-

loureuse et infiniment amoureuse... Indescriptible...

« Oh, Awoun, me suis-je écrié en un soupir au-dedans

de moi, c’est donc jusqu’ici que Tu voulais me conduire ! »

Ensuite, doucement, j’ai plongé mon regard dans

l’obscurité du tombeau et je n’ai plus éprouvé quoi que ce soit d’autre qu’une Joie infinie, celle d’être exactement à ma place pour les plus belles semailles à entreprendre.

C’est à ce moment-là que le Frère à la peau noire m’a approché davantage.

Ŕ « Maître... Il me faut maintenant te le dire... J’étais là il y a presque trente années lors de ta présentation au

Temple de Niten Tor. J’ai été de ceux qui ont reconnu ton âme et qui ont su que tu étais le nouvel Av-Shtara, le Massiah attendu par tant et tant d’hommes... Tu ne peux

t’en souvenir mais179... »

Ŕ « Oh... ai-je fait à voix basse, c’est donc cela que je

179 Peut-être reconnaîtra-t-on en ce prêtre, Balthazar, l’un des rois mages de la Tradition, représenté avec la peau noire et qui porte la myrrhe.

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lisais dans le fond de tes yeux... »

Un léger bruit s’est fait entendre derrière nous. Les autres Frères d’Héliopolis étaient en train de nous re-

joindre avec une seconde torche et surtout la force de la prière qu’ils murmuraient à l’unisson.

Lorsque nous fûmes assemblés tous les six et après un

émouvant recueillement, j’ai enjambé l’un des côtés du sarcophage puis, me glissant sous son couvercle par-

tiellement tiré, je m’y suis allongé.

Le premier des Frères m’a alors tendu quelque chose en

même temps qu’il rapprochait de moi la torche crépitante. C’était un miroir... Le premier que je voyais depuis bien longtemps, un de ces objets qui m’avaient si peu soucié

durant ma vie. J’en ai aussitôt compris la fonction.

À la lueur dansante de la flamme, j’y ai découvert mon

visage avec ses rides déjà soulignées, mes yeux, ma forte barbe et mon abondante chevelure. Je m’y suis attardé,

peut-être pour la première vraie fois, sachant aussi que ce serait la dernière puisque après... après... plus rien ne pourrait être "comme avant".

L’exercice ne s’est pas prolongé car "avant" appartenait déjà à un passé révolu. J’ai donc rendu le miroir, j’ai

souri, puis fait un petit signe de la tête et tous les prêtres ont alors uni leurs efforts afin de pousser sur le tombeau

de granit son lourd couvercle.

Voilà... C’était tout. Je ne savais pas si j’étais au bord

d’un gouffre ou au sommet de la plus haute des mon-tagnes ni si j’avais peur ou si j’étais heureux. Ce qui est

certain, c’est que l’Amour explosait en moi et que je m’offrais totalement à Ce qui devait arriver.

Mes bras étaient alignés à mon corps et mes paupières

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closes comme si elles ne devaient jamais se rouvrir sur ce

monde. Sans attendre, il me fallait maintenant descendre en moi et me mettre à respirer d’une façon spécifique

mais loin de toute technique parce qu’en plongée directe au sein du Sacré et dans un abandon infini.

Pas un instant je n’ai pensé que je pourrais mourir là,

stupidement privé d’air. J’allais ralentir consciemment les battements de mon cœur, mon âme se libérerait ai-

sément de ma chair et irait caresser mon esprit... Et puis... je ne savais pas... mais encore une fois, ce ne se-

rait que l’Amour.

Peut-on décrire l’absorption en soi de tous les éléments de la Terre labourée, du Feu consumé, de l’Air épuisé

comme de l’Eau engloutie ? Qu’y a-t-il lorsqu’il n’y a plus rien et que tout a été avalé ? La Fusion...

C’est donc d’abord le rythme de mon cœur qui a pris toute sa place dans ce processus où une parfaite maîtrise

des fonctions corporelles devait se mêler à Ce qu’il y avait de plus sacré.

Pendant longtemps, à mi-voix, j’ai répété le même

mantra jusqu’à imprimer sa cadence au plus intime de mes fibres cardiaques. Un chant et une prière tout en

intériorité... de plus en plus lents, de plus en plus sourds... pour qu’aucune sonorité ne puisse désormais

monter de ma chair et trahir sa survie.

Plus rien n’a bougé... mais dans ma conscience s’est pourtant levé un Soleil d’une clarté et d’une lucidité

comme je n’en avais jamais connues. Tout en même temps une Aube et un Zénith...

Je me souviens que mon âme y a puisé un immense inspir et qu’avec la plus grande des douceurs elle s’est

élevée au-dessus de mon corps...

Un bref instant de mariage avec les atomes du cou-

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vercle de granit puis ce fut... la Lumière... une Lumière

sans pareille ! Et Celle-ci n’emplissait pas même un es-pace car il n’y avait plus d’espace et parce qu’Elle était la

Vie à l’état pur.

"Quelque chose" en mon centre a dès lors compris que je n’étais pas face au Portail de mon propre esprit mais

que, lentement, j’entrais en communion avec l’Esprit du Soleil Lui-même.

Cette perception s’est étirée, pulvérisant en ce qui restait de moi toute perception du Temps. Dans une sorte

d’extase, j’étais suspendu entre l’Absolu et le Néant, ca-pable de pénétrer chaque engrenage de la merveilleuse organisation de tout ce qui vivait. Et tout vivait ! Tout !

Tout respirait à son rythme et apprenait à entonner l’Amour.

Il n’y avait plus ni Bien ni Mal car la Vérité des vérités se tenait au-delà, dans l’indicible, cet Inconcevable dont il

m’était soudain donné de pénétrer les Lois.

Mes pensées n’en étaient plus parce qu’il y avait une mélodie qui coulait à leur place et que celle-ci réunissait

dans ses crêtes et ses creux tout ce qui aurait pu évoquer le souvenir des contraires qui s’affrontent.

C’était fulgurant ! Comme un écartèlement de la Créa-tion qui m’invitait dans l’exactitude et la tendresse sans

faille des rouages de Ses entrailles.

Il n’y avait donc plus guère que la Vie et j’y étais im-mergé, sans désir ni mémoire du masque de Jeshua.

En toute vérité, l’idée même du Divin y était un non-sens car elle se serait opposée à tout ce qui ne

l’aurait pas été... créant une scission entre le Tout et l’illusion du Rien.

J’ai bu à cet Océan de Compassion et de Compréhen-

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sion, je m’y suis désaltéré infiniment... Et je l’ai fait si

longtemps... jusqu’à l’ivresse et jusqu’à ce qu’un Son résonne. Celui-ci a retenti soudainement et s’est fait

semblable à l’appel lancé par une voix. Que me disait-elle ? Elle était à la fois trop audible et pas assez... Alors, j’ai appelé les Forces archétypales et leurs signes de Feu

liquide... Elles se sont présentées et j’ai utilisé leur échelle telle une dernière passerelle à emprunter.

Ŕ « Homme, accueille-Moi ! » ai-je tout à coup entendu.

Ce fut un coup de tonnerre. L’injonction ne m’a pas été

répétée deux fois. Elle s’est abattue sur ma conscience éclatée, unifiée et envahie par un nom : "Mihaël" ! »180

C’était un Souffle d’une fraîcheur inouïe, terriblement

léger tout autant que merveilleusement lourd. Il n’avait rien d’humain...

Instantanément, j’ai su que ce Souffle surgissait du Soleil lui-même car II en était l’Essence et que j’allais

devoir vivre avec Lui jusqu’à tout Lui abandonner de mes jours181.

Ŕ « Père, Père, Père ! s’est alors écrié "quelque chose" au

centre de ma conscience, quel que soit Ton Visage, quel que soit Ton Nom, garde-moi... Préserve-moi ! »

180 C’est ici l’Archange Mickaël qui est nommé. Cet Archange exprime la Force Christique qui régit notre système solaire. Dans la Tradition hindouiste, on peut l’associer au Principe de Vishnou qui, de cycle en cycle, adombre les Ava-tars.

181 La notion d’adombrement est généralement très mal comprise en Occident. Elle définit le phénomène selon lequel l’Énergie d’une Présence de nature divine – ou son Émanation – investit un être pleinement réalisé – un Avatar – afin d’agir { travers lui pour accomplir une mission transmutatrice au niveau de tout un peuple ou même planétaire. Il s’agit analogiquement du même phénomène que celui de la "possession" mais dans un sens, bien sûr, extraor-dinairement lumineux.

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Et puis, tout à coup, plus rien. Le silence... Total... Une

chute lente, lente, comme celle d’une plume qui tombe.

Progressivement, les battements d’un cœur m’ont ra-

mené à un corps, celui de Jeshua. Le mien ? Le Sien, Celui du Soleil que j’avais bu ?

Avec peine, j’ai ouvert les yeux... On aurait dit que les

paupières en avaient été collées par le sel d’un flot de larmes.

Il faisait presque clair dans la salle du tombeau ; c’était une lueur blanche qui n’avait rien de terrestre et qui

semblait habiter tout ce que, dans mon immobilité, je percevais de l’espace.

J’ai dû réapprendre à respirer et il m’a fallu un assez

long moment pour parvenir à bouger mes membres et m’apercevoir que je n’étais plus dans le sarcophage mais

allongé sur le couvercle de celui-ci, toujours en place.

Et, je puis le dire, c’est à ce moment-là qu’un état d’une

extraordinaire Félicité s’est emparé de moi. Je me sentais, je me savais interne au Corps du Divin...

Lorsqu’enfin je suis parvenu à me redresser et à me lever, derrière mon regard le monde n’avait plus le même visage. L’idée m’est un instant venue de prier, de remer-

cier, mais j’étais déjà gorgé de prières... J’aspirais à la clarté du jour et au bleu du ciel.

Je n’ai pas bougé jusqu’à ce que les Frères d’Héliopolis aient décidé de venir me chercher. Lorsque, les uns après

les autres, je les ai vus apparaître au ras du sol par le modeste orifice pratiqué dans la muraille, la pièce bai-gnait encore dans une timide lueur de lune.

À la vue de ce qui s’était passé, médusés par mon corps debout devant le sarcophage toujours clos, ils

s’allongèrent tous, la face contre les dalles du sol.

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Il n’y avait rien à dire... Mon Père faisait de moi Son

instrument.

Me penchant vers eux, j’ai invité les cinq prêtres à se

relever, un à un et je leur ai demandé de m’accompagner jusqu’à l’air libre puisque la Coupe était désormais prête à se déverser.

Le retour jusqu’à notre campement de fortune fut ra-pide. Les premières teintes du crépuscule s’étiraient déjà

dans le ciel... C’est alors que l’on m’a annoncé que mon voyage au cœur de la Pyramide avait duré trois pleines

journées, comme cela devait être...

En m’approchant des tentes, j’ai immédiatement aperçu la silhouette un peu courbée de Maître Hamza,

fébrile, ne sachant pas s’il pouvait aller à ma rencontre. J’ai pris le vieillard dans mes bras... C’était la meilleure

réponse à lui donner.

Il n’y eut pas de nuit, tout au moins pour moi. Mon être

était si plein d’Énergie et si expansé que j’ai passé le défilé de ses heures à contempler la voûte céleste. L’Etoile d’Essania était bien là, au rendez-vous, scintillante

comme jamais et complice comme toujours.

Ainsi, le Soleil m’avait marqué de Son Sceau ! Il m’avait

béni et un nouvel Acte de ma vie allait se jouer... Mais était-ce d’ailleurs encore ma vie ? Comment départager ce

qui m’appartenait encore de ce qui ne m’appartenait plus du tout ?

Selon ce qui avait été convenu, dès que le jour se fut levé nous avons pris une piste afin de rejoindre les rives

du Nil. On m’avait dit qu’une embarcation devait nous y attendre pour nous mener jusqu’à la mer. De là, il était

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prévu que je monte seul à bord d’un petit navire de

commerce qui longerait la côte jusqu’à Joppé182 et puis... et puis ce serait Jérusalem...

En réalité, je n’ai pas vraiment vu ce trajet passer. J’avais l’esprit incroyablement clair cependant que la perception du temps m’échappait comme si le Souffle

dont je venais d’être recouvert n’avait pas encore pris sa place définitive dans toutes mes cellules.

Tout ce que je puis dire, c’est que ce furent de douces mais intenses journées dont une marquée essentielle-

ment par l’adieu aux Frères d’Héliopolis et à Maître Hamza dont l’émotion me gagna. Sa vue recouvrée puis sa participation Ŕ même discrète Ŕ au Mystère qui s’était

déroulé dans la Pyramide, c’était beaucoup en peu de jours... Il disait qu’il pouvait dès lors mourir pleinement

heureux et je n’ai pas douté que ce fût vrai.

Comme prévu, j’ai embarqué à bord d’un navire dans

un petit port de l’extrême nord-est du delta du Nil. Tout continuait de se dilater en moi et j’avais besoin d’être seul. Je savais comment ne pas me faire remarquer en

tirant un voile autour de ma personne alors, accoudé au bastingage, le visage offert au vent, je me suis accordé la

solitude qu’il me fallait.

C’était la première fois que j’allais en mer et le Soleil de

mon Père brûlait dans ma poitrine.

Enfin, après peu de jours et quelques haltes mar-

chandes, les colonnes qui marquaient le port de Joppé sont apparues... Lorsque j’ai posé le pied à terre, j’ai

marqué un arrêt sur les grandes dalles qui bordaient le

182 Joppé : l’actuel port de Jaffa.

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rivage. Cela faisait dix-sept années que je n’avais pas

foulé le sol de la Judée...

J’ai regardé autour de moi la foule qui s’affairait près

des paniers de poissons fraîchement pêchés et des blocs de bois précieux venus je ne savais d’où... Je me suis attardé aussi sur tous ces visages, ces vêtements, ces

couleurs et ces attitudes du peuple qui m’avait vu naître.

Tout était là, comme autrefois, rien n’avait bougé ce-

pendant que tout en moi avait été chamboulé. Il y avait un gouffre entre hier et aujourd’hui et il m’appartenait

maintenant soit de le combler, soit de jeter un pont au-dessus de lui.

J’ai dormi quelque part à la sortie de Joppé, dans un

coin de bergerie puis, le lendemain, j’ai pris la route de Jérusalem. Un peu plus de deux jours de marche à tra-

vers les collines jusqu’à apercevoir le grand Temple et les murailles qui m’avaient tant impressionné étant enfant...

La cité donnait la sensation de surgir de la montagne avec sa lourde enceinte toujours aussi blanche et ses oliveraies en contrebas. J’y suis entré par la première

porte qui se présentait et je me suis aussitôt perdu dans le fouillis de ses ruelles, parmi les épices, les tissus et les

moutons.

Il y avait une ruelle que je cherchais, non loin de la

forteresse Antonia, avec une place et un large puits. Cela faisait si longtemps et j’étais si jeune ! J’ai tâtonné, j’ai demandé et, finalement, ce sont deux soldats romains,

pilum à la main, qui m’apportèrent la réponse que j’espérais.

Ŕ « Oh ! Le vieux d’Ha’Ramatahim ? Celui qui a des bateaux et qui est riche ? Sa maison est là-bas, au fond.

Elle a un portique, tu la reconnaîtras... »

Effectivement, je l’ai reconnue, cette maison que je

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cherchais mais son portail était bien plus petit que dans

mon souvenir. La demeure avait-elle toujours sa belle mosaïque ?

J’ai ressenti une étrange émotion en faisant claquer le gros anneau de métal qui permettait de s’annoncer. La porte n’a pas tardé à s’ouvrir largement... Il y avait devant

moi une jeune femme à l’épaisse chevelure brune teintée de roux. Nous nous sommes salués...

Ŕ « Maître Yussaf est-il ici ? », lui ai-je demandé.

Mais, déjà, un vieil homme à la longue barbe blanche

se profilait derrière elle. En m’apercevant, son visage s’est figé.

Ŕ « Yussaf... mon oncle, ai-je alors fait, me reconnais-tu

? C’est moi, Jeshua... »

*

À venir :

"Le Livre secret de Jeshua"

Tome 2 : L’Accomplissement

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Glossaire

Ahura Mazda : Divinité centrale du Mazdéisme, puis Dieu unique du Zoroas-trisme

Akasha : La Lumière et le Son divins primordiaux

Anahita : Divinité de la Perse ancienne assimilable à Isthar, Vénus

Av-Shtara : Avatar, Incarnation divine porteuse d’une mission sur Terre

Awoun : Le Père céleste, en Araméen

Babaji : L’Avatar himalayen réputé avoir transcendé la matière et incarné Shiva

Bal Baktr : Correspond { l’actuelle ville de Balkh, au nord de l’Afghanistan

Bethsaïd : Refuge et dispensaire ouvert à tous, créé et entretenu par les Essé-niens

Bhikshu : Un renonçant, dans la Tradition hindouiste

Brahma : Le Dieu créateur, dans l’Hindouisme, premier membre de la Tri-murti

Brahman Cosmique : Le Soi suprême

Brahmine : Prêtre du Brahmanisme puis de l’Hindouisme

Damaru : Le damaru est un petit tambour à deux peaux en forme de sablier

Edom (mer d’) : Ancien nom de la Mer Rouge

Elohim : Étymologiquement, "Ceux dont on peut attendre le secours" (terme pluriel)

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Essania (Fraternité d’ -) : La Fraternité des Esséniens

Fravahr : L’Homme dans sa perfection totale, selon la Tradition zoroastrienne

Hafsamané : Cité qui correspond { l’actuelle ville d’Ispahan, en Iran

Hanabadosh : Hors-caste, Intouchable dans la Tradition brahmaniste

Haoma : Breuvage sacré de la Perse antique réputé pour générer des visions

Hathor : Déesse de l’amour et de la maternité en Égypte, une des manifesta-tions d’Isis

Ie Nagar : Un des anciens noms de l’actuelle ville de Puri, en Inde (Prononcer Yé Nagar)

Jagannâtha : Une des Manifestations anciennes du dieu Vishnou

Kama : Le Désir divin qui est { l’origine de la Création, puis le corps de chair, en Sanskrit

Kashi : Un des anciens noms de la ville de Varanasi – Bénarès – en Inde

Krmel : Monastère essénien dédié notamment aux thérapies

Kundalini : La Puissance d’Éveil de l’être, lovée { la base de la colonne verté-brale

Lingam : Œuf de pierre ou de métal symbolisant l’énergie de Shiva dans l’Hindouisme

Lumbini : Petite ville du Népal où certaines traditions font naître le Bouddha Gautama

Mala : Sorte de chapelet hindouiste ou bouddhiste doté de 108 grains

Mantra : Ensemble de syllabes destinées à réveiller des centres psychiques

Maya : L’Illusion générant tous les phénomènes, pour le Bouddhisme et l’Hindouisme

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Mataji : Âme-sœur de Babaji dans la Tradition hindouiste shivaïte

Meruvardhana : Actuelle ville de Srinagar, au Cachemire

Merwe : Ancienne appellation de la ville de Mari au Turkménistan

Moksha : La sortie du monde de l’Illusion, la Délivrance

Morya : Un des principaux Maîtres de la Fraternité de Shambhalla

Mudra : Gestes des doigts, des mains ou du corps stimulant des circuits éner-gétiques

Naos : Le Saint des saints d’un temple en Égypte ancienne

Nazir : Personne ayant fait vœu de strict ascétisme selon des règles établies par le Judaïsme

Niten Tor : Ancien nom du temple égyptien de Dendérah, dédié à Isis-Hathor

Paramukta : Terme sanskrit qui désigne la maîtrise totale de la Matière

Poori : Petit pain rond et soufflé traditionnel dans la cuisine indienne

Pushkara : Actuelle ville de Pushkar, au Rajasthan

Rajagriha : Ancien nom de l’actuelle ville de Rajgir dans l’état du Bihar, en Inde

Rishi : Nom donné traditionnellement aux grands yogis { l’origine du Védisme

Sadhu : Celui qui renonce à la société pour se consacrer au Divin, en privation de tout

Samadhi : État de félicité suprême. Désigne également la sépulture d’un saint homme

Sananda : Nom cosmique porté par le Maître Jésus dans la Fraternité de Shambhalla

Sadr Zvah : Vraisemblablement la ville d’Hecatompyles, fondée par Alexandre

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le Grand

Shankara : Un des anciens noms de Shiva

Sikander : Alexandre le Grand

Shakti : Déesse incarnant l’Énergie féminine, souvent présentée comme pa-rèdre de Shiva

Shimbolom : Nom hébreux qui définit le concept de Jérusalem céleste (Shambhalla)

Shiva : Nom de l’une des Puissances divines de la Trimuti hindouiste

Shruti : Révélation auditive reçue par les Rishis dans le Védisme

Sokuk : Ancienne appellation du monastère essénien de Qùmran, près de la Mer Morte

Stupa : Structure architecturale à plusieurs niveaux essentiellement propre au Bouddhisme

Svame : Ancien terme correspondant au Sanskrit "Swami" et qui signifie "Frère"

Svarasvati : Déesse de la Connaissance, épouse de Brahma

Talit : Voile frangé traditionnel dans le Judaïsme

Tantra : Connaissance qui permet de pratiquer le Tantrisme au sens le plus noble du terme

Takshashila : Cité importante de l’ancien Gandhara et actuelle ville de Taxila, au Pakistan

Terre Rouge (pays de la -) : Nom donné { l’Égypte par la Fraternité essé-nienne

Tipheret (lac de -) : Lac de Tibériade

Thabor : Le plus haut sommet de Galilée, considéré comme sacré

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Ush-Tar : Ishtar, Vénus

Utuktu : Réincarnation avérée d’un Maître spirituel passé ("Tulku", en Tibé-tain)

Védas : Ensemble de textes révélés aux Rishis, bases du Védisme et du Brah-manisme

Vimana : Nom donné aux véhicules volants des dieux dans la littérature hin-douiste

Vishnou : Nom d’une des trois Puissances divines de la Trimurti hindouiste

Yajna : Rituel védique en l’honneur d’une divinité, ancêtre de la puja

Yantra : Image symbolique correspondant à un mantra

Yasamana : Dénomination du jasmin en Persan ancien

Yo Hanan : Jean, en langue araméenne

Yoshi-Ri : Osiris, en ancienne Égypte

Yussaf d’Aramatahïm : Joseph d’Arimathie

Zérah Usthar : Zarathoustra, réformateur du Mazdéisme et fondateur du Zoroastrisme

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Quatrième de couverture

Voici le premier tome d’une œuvre depuis longtemps très atten-due : La restitution de la vie intégrale du Christ Jésus par la con-sultation détaillée de la Mémoire Akashique...

Après plusieurs années de travail, Daniel Meurois, dont on con-naît notamment De Mémoire d’Essénien et Le Testament des trois Marie, nous livre ici, sous la forme d’un récit–témoignage, une véritable épopée initiatique tout aussi fascinante qu’inspirante.

Au fil des pages, nous y sommes invités à partager le regard de Jeshua – Jésus – sur les trente premières années de sa vie. Nous découvrons sa petite enfance dans le delta du Nil et ce que furent ses études au monastère essénien du Krmel... jusqu’{ ce voyage de dix-sept années qui le conduira en Himalaya... pour enfin re-gagner l’Égypte et y être investi par le Souffle christique au cœur-même de la Grande Pyramide.

[ travers une multitude d’informations et d’évènements jamais révélés jusqu’{ présent, nous accompagnons le Maître, pas { pas, sur le chemin de son émouvante germination. Un parcours qui le mènera, avec l’aide des Élohim, { la découverte de l’ampleur cosmique de sa Mission.

Le livre secret de Jeshua est une œuvre troublante et révolution-naire qui marquera inévitablement d’une pierre blanche l’itinéraire de tous ceux qui – en dehors des Églises – ressentent l’urgente nécessité de redécouvrir la nature originelle et univer-selle de l’Empreinte du Christ sur Terre.

Son enseignement stimulera en chacun le besoin vivifiant d’une réelle métamorphose unificatrice.

Un livre qui constitue, sans aucun doute, l’annonce de l’arrivée im-minente d’un nouveau Souffle de Lumière...

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Auteur de 35 livres dont un grand nombre font figure de best-sellers, Daniel Meurois n’est plus réellement à présenter. Il est certainement l’écrivain francophone le plus lu depuis 1980 dans le domaine de la quête spirituelle hors dogme. Les quatre-vingts tra-ductions de ses deux œuvres réparties à travers dix-sept langues en font assurément l’un des pionniers de la Nouvelle Conscience, un témoin qui explore audacieusement l’univers de l’esprit.

Daniel Meurois vit dorénavant à proximité de la ville de Québec où il poursuit sans relâche son travail d’ouverture des cœurs par son œuvre littéraire unique, ses séminaires et ses conférences.