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Dans ce numéro : L’économie politique de la prédation 3 La prédation au Ma- roc :une vieille his- toire? 7 La prédation locale 11 Le Maroc : une illus- tration des politiques de recolonisation et de la prédation inter- nationale 15 Les entreprises maro- caines entre la préda- tion et les perspec- tives d’émancipations économiques 20 La pensée émancipa- trice d’Aziz Belal face au néo- colonialisme dans le Maroc contemporain - Partie 1 25 La pensée émancipa- trice d’Aziz Belal face au néo- colonialisme dans le Maroc contemporain - Partie 2 31 Sortir du Makhzen économique et poli- tique ou sortir du capitalisme ? 35 Une crise du troisième type 39 Ce dossier a été préparé par le comité de rédaction de taharaouriates* Visitez le site de la revue Taharouriyates : www.taharour.org * « Emancipations » en arabe. 12-09-2104 ANNËE 2014. N°1 La prédation économique & le capitalisme dépendant au Maroc

Dans ce numéro : La prédation économique - taharour.org · trice d’Aziz Belal face au néo-colonialisme dans le Maroc contemporain -Partie 2 31 ... Le cœur des réflexions qui

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Dans ce numéro :

L’économie politique

de la prédation

3

La prédation au Ma-

roc :une vieille his-

toire?

7

La prédation locale 11

Le Maroc : une illus-

tration des politiques

de recolonisation et

de la prédation inter-

nationale

15

Les entreprises maro-

caines entre la préda-

tion et les perspec-

tives d’émancipations

économiques

20

La pensée émancipa-

trice d’Aziz Belal

face au néo-

colonialisme dans le

Maroc contemporain

- Partie 1

25

La pensée émancipa-

trice d’Aziz Belal

face au néo-

colonialisme dans le

Maroc contemporain

- Partie 2

31

Sortir du Makhzen

économique et poli-

tique ou sortir du

capitalisme ?

35

Une crise du troisième

type

39

Ce dossier a été préparé par le comité de rédaction de taharaouriates*

Visitez le site de la revue Taharouriyates : www.taharour.org

* « Emancipations » en arabe.

12-09-2104 ANNËE 2014. N°1

La prédation économique

&

le capitalisme dépendant au Maroc

Page 2 Emancipations marocaines

Préambule

Le cœur des réflexions qui parcourent le dossier repose sur une approche critique de la notion de

prédation. Cette dernière est analysée comme un rapport social accompagnant l’exploitation et constituant

un mécanisme essentiel de transfert des richesses et d’accaparement des ressources. La prédation est partie

intégrante des mécanismes de reproduction du capital et de la logique du profit (voir l’article « l’économie

politique de la prédation »). Dans le cas du Maroc, nous avons tenu à montrer qu’elle a des racines

historiques liées aux formes mêmes de constitution du pouvoir central et de sa base sociale, phénomène

par ailleurs encouragé et amplifié par la colonisation (voir l’article « la prédation au Maroc : une vieille

histoire » ) et dans le contexte d’aujourd’hui, elle participe doublement à la consolidation de la base

matérielle du capital local, de ses fractions dominantes (voir l’article « la prédation locale » ) et, avec

l’intégration à la mondialisation capitaliste, au développement étendue de nouvelles formes de

colonisation (Maroc : illustration des politiques de recolonisation et de la prédation internationale).

L’étude de cas de l’entreprise des Grandes marbreries du Sud illustre certains mécanismes de prédation.

Celle-ci passe par l’expropriation des terres collectives, l’accaparement des ressources matérielles du pays

et l’exploitation des ouvriers accompagnée d’une destruction de leur « capital immatériel » de savoir-faire.

Cette expérience montre également le potentiel des entreprises marocaines dans le cas d’un scénario

alternatif qui permettrait une émancipation économique.

Nous vous proposons également un article qui traite de « la pensée d’émancipation d’Aziz Belal face au

néocolonialisme » qui rappelle à juste titre que la critique économique n’est pas une critique académique

mais s’intègre dans une perspective politique de lutte d’émancipation. Nous avons également entamé une

réflexion critique sur la notion de makhzen économique et politique pour ébaucher une approche qui aille

au-delà de la critique de l’économie de rente, de la corruption ou du simple « mariage du roi et des

affaires » en partant , d’une part, d’ une articulation nécessaire entre l’exigence démocratique et sociale et,

d’autre part, de la nécessité d’une transformation radicale du régime d’accumulation lui-même ( « sortir

du makhzen économique et politique ou sortir du capitalisme ? » ). Enfin, nous mettons à la disposition

des lecteurs, un article intéressant de Joshua qui appréhende la crise du capitalisme mondial dans sa forme

et dynamique actuelle à partir d’un éclairage historique ( « une crise de troisième type » ) .

Le comité de rédaction de taharaouriates (Emancipations)

Page 3 Emancipations marocaines

L’économie politique de la prédation

Le terme de prédation est à la mode mais faiblement

analysé. On pense souvent aux « marchés financiers » et

aux exigences d’hyper rentabilité des actionnaires. Cette

vision mythique ignore les connections construites entre

les différentes fractions du capital et la logique interne

du système libéral qui tend à imposer une dérégulation

généralisée et cherche à imposer quel que soit les

secteurs d’activité, une logique de surprofit. Parfois, la

prédation est associée aux formes de concurrences

déloyales permises par la proximité ou la détention du

pouvoir et à l’existence d’une économie structurée par des monopoles de rente. Des positions de pouvoir

constituent un « avantage comparatif » et un moyen de captation des ressources publiques. Cette «

privatisation de l’Etat » serait le signe distinctif d’une économie politique de la prédation. Parfois le mot

prend une connotation psychologique liée à une volonté d’accumulation sans limite de la puissance, du

prestige et de la richesse. La prédation serait liée à un univers de corruption institutionnalisée où les

puissants qui ne doivent rendre compte à personne, considèrent leur pays comme une large propriété privé

dont ils peuvent disposer à leur guise. Sans complètement rejeter des éléments de ces approches, notre

analyse vise plutôt à relier la prédation économique à la logique interne du développement du capitalisme,

même si ses formes concrètes ont évolué historiquement en fonction des rapports de force sociaux, et des

particularités des classes dominantes/possédantes et des régimes politiques.

Les études critiques accompagnant la montée du néo libéralisme ont abouti à une analyse différente de la

conception marxiste classique qui liait la genèse du capitalisme à un processus historique d’accumulation

primitive (créant les conditions sociales et matérielles d’une généralisation de la production marchande et

du capital comme rapport social dominant), processus où la dépossession des terres communales par le «

système des enclosures » et la constitution d’une force de travail libre , s’est faite « dans la violence , la

boue et les larmes ». Le capitalisme est né dans les entrailles d’une prédation des ressources, des terres et

d’accaparement de la force de travail qui a accompagné le mouvement d’appropriation privé et

d’extension de la production marchande. Reste que cette particularité ne constitue pas une phase historique

mais un de ressorts de la reproduction sociale et économique du capital au cours de ses différentes phases

de développement. Rosa Luxemburg avait saisi cette tendance immanente du capitalisme à intégrer par la

dépossession et la force tous les espaces qui lui échappaient. La colonisation n’est-elle pas d’ailleurs la

conquête prédatrice d’espaces territoriaux et sociaux dans une course effrénée aux débouchés et matières

premières ? . Marx notait déjà que : « Le régime colonial donna un grand essor à la navigation et au

commerce. Il enfanta les sociétés mercantiles, dotées par les gouvernements de monopoles et de privilèges

Page 4 Emancipations marocaines

et servant de puissants leviers à la concentration des capitaux. Il assurait des débouchés aux manufactures

naissantes, dont la facilité d’accumulation redoubla, grâce au monopole du marché colonial. Les

TRESORS directement extorqués hors de l’Europe par le travail forcé des indigènes réduits en esclavage,

par la concussion, le pillage et le meurtre, refluaient à la mère patrie pour y fonctionner comme CAPITAL.

»

Mais loin d’être une simple séquence historique, « le péché originel du pillage pur et simple qui, des

siècles auparavant , avait permis l’accumulation originelle du capital, et amorcé toute l’accumulation à

venir, allait finalement devoir se répéter si l’on ne voulait pas voir soudain mourir le moteur de

l’accumulation » ( H.Arendt ). Plus près de nous, la dynamique générale du capitalisme ( néo libéral )

repose d’une manière centrale sur l’extension géographique des espaces soumis à la valorisation du capital

( en particulier depuis la réintégration des pays de l’est et de la chine dans le marché mondial ) mais aussi

par un processus de marchandisation généralisé de l’ensemble des droits communs et des activités sociales

et humaines. David Harvey note que « la vie quotidienne a été totalement ouverte à la circulation du

capital ». « Presque tout ce que nous mangeons et buvons, ce que nous portons et utilisons, regardons et

apprenons, nous arrive sous la forme de marchandises ». Cette dynamique repose sur un phénomène

élargie de prédation que certains auteurs préfèrent qualifier d’accumulation par dépossession ( ou par

expropriation ) et qui apparait à la fois comme un moyen de surmonter les limites internes du régime

d’accumulation en terme de rentabilité et de débouchés mais aussi un processus de restauration du «

capitalisme pur », c’est à dire débarrassé de tout ce qui entrave au niveau social, économique, culturel et

juridique la dictature généralisée du profit. En particulier, les compromis et conquêtes imposés par

l’histoire des luttes sociales, ouvrières et démocratiques. Elle témoigne de la forme actuelle de

l’impérialisme qui adossée aux logiques libérales et militaristes, a inauguré un nouveau mouvement

d’appropriation globale par le biais des privatisations, des politiques d’ajustement structurel et de la

gestion de la dette permettant aux grandes puissances et multinationales de prélever un tribut sur le reste

du monde. Faut-il rappeler que la crise de la dette en Amérique latine dans les années 80 a abouti à ce que

des économies entières furent pillées et leurs actifs récupérées par les institutions financières américaines ?

Ou qu’il y a une perte annuelle équivalente à 150 milliard de dollars de l’état irakien suite à son

occupation transférée quasi gratuitement ? Michel Husson note, même si les chiffres sont anciens, « qu’en

1998, les pays de la périphérie ont transféré 685 milliards de dollars vers ceux du centre. 316 milliards

correspondent au service de la dette, 216 aux capitaux spéculatifs à court terme, 131 aux pertes liés à la

dégradation des termes de l’échange ….cette ponction équivaut à 11% du PIB des pays du sud « .

Concernant l’impérialisme dominant, il note « qu’il n’est pas exportateur de capitaux et sa suprématie

repose aux contraire sur sa capacité à drainer un flux permanent de capitaux venant financer son

accumulation et reproduire les bases technologiques de sa domination. Il s’agit donc d’un impérialisme

prédateur, plutôt que parasite… ». Le phénomène ne concerne pas que les pays du sud ou les rapports entre

les pays du centre et de la périphérie. Le « scandale d’ENRON » témoigne de la logique mondiale de la

prédation tout comme l’expropriation de centaines de milliers de familles de leur logement suite aux

Page 5 Emancipations marocaines

crédits hypothécaires après la crise de 2008 aux USA. Les politiques d’austérité mises en œuvre avec une

violence sociale inouïe dans certains pays européens, aboutissant à une chute brutale du niveau de vie et

une explosion du chômage, constituent en réalité une forme de prédation organisée ou de transfert brutal

de la part de la richesse produite qui revenait aux classes populaires.

Tout ce qui relève des droits communs comme l’eau, l’air, l’éducation, la culture, la santé, les droits

collectifs, les services publics sont transférés ou délégués au privé. La ville et les conditions d’habitation

sont eux même sous l’emprise des promoteurs immobiliers, tout comme les espaces naturels. Les

semences et biens alimentaires et l’agriculture familiale sont l’objet d’une guerre insidieuse où la

spéculation se moule aux exigences de l’agrobusiness. Il y a une forme moderne de « l’enclosure des terres

communales » qui s’empare de la « toile de vie » où tout ce qui échappait à un degré ou un autre aux

rapports marchands est soumis, intégré à la logique du profit et de la marchandisation. Cet envahissement

prend la forme concrète de la dépossession et de la prédation qui ne sont eux-mêmes que la forme

d’accaparement des actifs et des ressources. . Elles impliquent des recolonisations globales adossés ou non

à des opérations militaires ou/et à des thérapies de choc impliquant des régressions sociales majeures.

Cette logique traverse toute la planète.

Dans l’ensemble de ce processus globalisé, les pouvoirs d’état et les classes dominantes du sud sont des

agents actifs et prennent leur part de butin. Ils sont des associés dans l’économie politique de la prédation

générée par la mondialisation capitaliste même quand ils occupent une position subordonnée dans le

marché et l’économie mondiale. Adossés à des états autoritaires, elles se constituent en véritables maffias

prédatrices combinant à l’extrême le despotisme d’usine et la surexploitation structurelle du monde du

travail à des rapports sociaux et politiques patrimoniaux qui reproduisent des logiques de soumissions et

de servitude à tous les niveaux, avec ou sans « façades démocratiques ». L’état est pour partie leur

propriété privé et la forme directe d’organisation de leurs intérêts immédiats, le tremplin de leur stratégie

d’accumulation, en plus d’être le monopole de la violence organisée à leur service. Dans cette

configuration, la prédation est à la fois le pillage systématique et organisé des ressources de l’état mais

aussi un moyen d’extension et de consolidation de la grande propriété privée. Et les butins de ces

prédations se « réfugient et aboutissent toujours dans les centres financiers et monétaires du capitalisme

mondial permettant ainsi à ce processus de se « blanchir » et de « normaliser ». Nous y reviendrons à

travers l’exemple du Maroc.

La prédation n’est donc pas seulement un comportement ou une dérive mais une logique intrinsèque du

processus d’accumulation et le cœur de l’alliance de classes au niveau international entre les différentes

fractions de la bourgeoisie mondiale. Il y a des « chaines de prédation » comme une économie politique

globale de la prédation. C’est cette appréciation qui nous différencie de beaucoup d’auteurs pour qui la

prédation est lié à une forme particulière du pouvoir sans voir que celle repose aussi sur une forme

particulière d’accumulation du capital. Ou qui ramène l’explication de la prédation à l’existence d’une

corruption économique structurelle sans voir que celle-ci , outre le fait qu’elle est un levier essentiel dans

la reproduction de la base sociale clientéliste du pouvoir, est une forme d’accès aux chaines de la

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prédation. Car qu’est-ce que la corruption si ce n’est l’achat du droit d’accès aux marchés et à la captation

des ressources et du droit à leur libre utilisation en toute impunité ? Là où il y a prédation il y a corruption.

Concernant le Maroc, nous tacherons d’éclairer la forme et les mécanismes de la prédation à la fois dans

ses dimensions internationales qu’implique l’insertion dépendante dans la mondialisation capitaliste mais

aussi en éclairant sa dimension nationale à partir d’une analyse du bloc des classes dominantes et des

particularités historiques du système makhzen. Il s’agit aussi de monter en quoi la prédation comme forme

d’accumulation du capital est un facteur matériel essentiel à la permanence du despotisme et un facteur

d’aggravation de la crise ou plus précisément un facteur qui annihile toute possibilité de sortir de la crise.

Notre analyse a des conséquences politiques sur la manière de situer les objectifs d’un combat

d’émancipation radicale qui va au-delà de la critique de l’économie de rente et de la corruption.

Chawki Lotfi

Page 7 Emancipations marocaines

La prédation au Maroc : une vieille histoire ?

« Outre les maux de l’époque actuelle, nous avons à supporter une longue série de maux héréditaires

provenant de la végétation continue de modes de production dépassés avec à la suite des rapports

politiques et sociaux à contretemps qu’ils engendrent. Nous avons à souffrir non seulement de la part des

vivants mais encore de la part des morts. Le mort saisit le vif » ( Marx )

Un des caractères historiques du makhzen de la période précoloniale repose une corrélation étroite entre la

violence organisée, la collecte des impôts et l’administration de territoires. Il s’agissait en réalité d’un «

proto-état », d’un appareil d’état en construction orienté doublement vers le maintien d’un ordre

despotique impliquant une soumission et allégeance de tribus mais aussi un canal de centralisation de

richesses prélevés par des impôts multiples. Ce « système stable ( ? ) de violence continue » (Waterbury )

impose un prélèvement fiscal lourd qui souvent n’est possible que sous la pression militaire. Dès cet

époque il n’y pas à proprement parler de distinction entre le Trésor et la fortune du prince. Les évolutions

au XIX éme siecle laisse entrevoir un double fonctionnement spécifique de ce mode de commandement :

les harkas sont à la fois des expéditions punitives et le moyen d’un racket imposé : « Le sultan arrive avec

sa suite et son armée dans une région; à sa rencontre se portent le caïd et les cheikhs des tribus de la

région. Ceux-là doivent présenter au Sultan la collecte de l’impôt, mais aussi des cadeaux de bienvenue à

lui et à sa suite, sans compter les frais de bouche dus à son séjour, qui dure en général plusieurs mois. La

force armée impériale se déchaîne presque en une sorte de bande de pilleurs, et au fur et à mesure que les

années passent, les tribus créent le vide devant la troupe impériale lorsqu’elle passe collecter l’impôt, mais

le caïd, lui, risque sa tête et doit se présenter face au sultan avec un présent, aussi maigre soit-il’ (W.

Harris, Morocco That Was). Plus précisément, les richesses collectées servent à financer et reproduire les

expéditions armées. Cette finalité non productive a pourtant un objectif précis. La force armée impériale

n’intervient pas seulement pour (r)établir l’autorité du sultan, mais aussi pour soumettre et appauvrir.

Faddul Ghirmit, un « vizir » du 19éme siècle répétait « qu’on doit plumer le contribuable comme le poulet,

si on le laisse s’enrichir, il se rebelle ». S’agit- il d’un Etat patrimonial en construction ? , c’est-à-dire un

état « dans lequel le souverain possède tout et exige la soumission de tous : l’armée et le symbole de sa

puissance, son bras qui mène la guerre plus à l’intérieur qu’à l’extérieur, les impôts sont des amendes

extorquées aux commerçants, artisans, paysans, l’administration sert avant tout à gérer les revenus de son

trésor et de son domaine. Le terme « dawla » au sens étymologique, c’est l’appropriation exclusive du

trésor par l’utilisation de la force (Laroui ). La domination instaurée, variable dans ses formes et son

étendue, cherche à éviter le développement de pouvoirs locaux autonomes qui pouvait menacer le pouvoir

central en consolidation mais aussi à soumettre le droit coutumier qui régentait l’organisation sociale des

tribus. La fiscalité, comme les différentes formes de corvée dont la TOUIZA, le contrôle des zones de

pâturage et de l’eau, l’appropriation des terres dénotent d’une forme de prédation économique mais dont la

finalité est politique : assurer le contrôle social sur la base de rapport de forces négociées et renouvelés.

Page 8 Emancipations marocaines

Processus dans lequel l’opposition droit makhzenien/droit coutumier étaient souvent tranchée par la force.

Et en même temps, loin de se réduire à ce binôme coercition-prélèvement, le système makhzen jette les

bases sociales de son pouvoir selon des modalités diverses et changeantes d’alliances. Le monopole du

commerce établi ainsi que les prélèvements opérés sur certaines filières ( notamment le sucre, l’artisanat)

imposent un rapprochement avec la caste des marchands et des familles du négoces selon une logique qui

allait perdurer , sous des formes renouvelées, jusqu’ à nos jour : la cristallisation progressive d’une

bourgeoisie commerçante dépendant du pouvoir et se soumettant à lui pour reproduire son maintien aux

affaires et qui bénéficie déjà , en échange de sa soumission , des privilèges spécifiques. En particulier le

droit concédé par le sultan , droit réversible, à un monopole de commercialisation de certains produits : les

peaux, le sucre, le kif déjà à cette époque, le coton, le blé… La culture rentière remonte à loin. Ces mêmes

commerçants pouvaient également bénéficier de terres notamment dans les régions fertiles. De même , que

l’usage des « terres makhzen » dont le sultan dispose et qu’il peut constituer en terres qzibs, guich ou habis

aux profit de ses collaborateurs et serviteurs (chorfas, oulamas, militaires, grands fonctionnaires ou ses

représentants locaux ) inaugure bien avant le Maroc moderne la pratique de concessions de ressources

matérielles comme moyen d’allégeances. Ces couches sociales se sont enrichies grâce aux fonctions

qu’elles assumaient au sein du makhzen ou à son service et sous sa protection... Dès ce moment les

besoins de légitimation, c’est-à-dire la nécessité d’avoir une base sociale d’appui commande la pratique

économique du makhzen.

Ce qui marque c’est que dès cette époque, même si le système est confronté à des limites et résistances

diverses, « l’administration des choses « et « le gouvernement des hommes « se confondent. Des formes

de népotisme se développent. L’accaparement des ressources ne vise pas tant l’expansion économique ou

l’investissement qu’à consolider des attributs de pouvoir et l’entretien de l’appareil de domination ainsi

que l’enrichissement rapide pour le sultanat, sa cour et ses alliés. Le propre de ce système est qu’il ne

repose pas tant sur l’accroissement de productivité ou un développement rationnel de l’activité

économique et des forces productives mais sur un système complexe d’appropriation et de prélèvements

qui vise à une auto reproduction des segments de classes ou sociaux qui occupent des positions de pouvoir.

D’une certaine manière la construction d’une rente politique et économique, même si les moyens ne sont

pas stabilisés, ils le deviendront plus tard, fait partie du fonctionnement concret du makhzen de l’époque et

constitue le ciment commun de la construction de sa base sociale. On ne peut être que frappé de constater

que même dans le Maroc d’aujourd’hui, la « fiscalité continue d’être perçue non comme un instrument

économique et financier mais comme un signe de soumission et d’obéissance, comme une amende ou une

expression de la domination politique » ( B ; Hibou )

La colonisation

Le processus colonial entamé au 19éme siècle aboutit à une transformation profonde des structures

sociales et économiques. Comme partout la colonisation aboutit à une réappropriation des ressources et à

un pillage systématique. Plus de 1000000 d’hectares sont appropriés notamment dans les zones fertiles

avec souvent un monopole d’usage sur les ressources. Mais cet accaparement s’accompagne aussi de la

Page 9 Emancipations marocaines

consolidation/extension de la propriété foncières des caïds et relais locaux de l’ordre colonial ( par

exemple la fortune et les terres accumulés par el Glaoui ). Cela s’est fait au détriment des droits

coutumiers des tribus et des paysans. Ali Benhaddou note que « la qualité de grande famille bourgeoise

s’associe nécessairement à la propriété terrienne. Près de 40000 hectares que détenaient les familles

chérifiennes, lettrées et commerçantes en 1968 leur étaient déjà acquise au début du XXéme siècle. En

1973, 500000 terres de colonisation privée ou officielle sont passées entre les mains des représentants de

l’Elite politique, bien placés au gouvernement. S’ajoutent 7500 pachas, caids et cheikhs qui dés les années

30 avaient pris possession du quart des terres marocaines, soit 1800000 hectares de cultures ». il rajoute

également que « le grandes fortunes du siècle, fondées sur la propriété terrienne, datent également de la

spéculation sur les blés, c’est-à-dire au moment de la grande famine :1868-1878-1882. Durant ces années

des terres furent cédées pour un seul sac de grain ».

On retrouve un processus comparable dans d’autres secteurs d’activité que ce soit dans les structures

administratives du makhzen qui se superposent et se complètent avec celle de l’état colonial ou dans les

secteurs de négoces. Sur le plan social, les dynasties dominantes qui se sont formées ou renforcées au

19éme siècle traversent la période coloniale comme allié subordonnée de la prédation internationale ou

comme auxiliaires du makhzen qui assurait, malgré les fluctuations politiques, le maintien de leurs

positions dominantes. On les retrouve aujourd’hui encore à la tête des grands appareils économiques,

bureaucratiques et politiques. « Les Benjelloun étaient par exemple au service de l’Etat depuis le règne de

Moulay Hassan 1er. Les Bennouna avaient songé au lendemain de l’intervention français en Algérie en

1830 à se tailler une principauté à Tlemcen. Les Bennis se rendirent célèbres à cause d’un certain el-

madani qui, ministre des finances en 1873, suscita l’insurrection des tanneurs, pour avoir imposé la taxe au

marché des peaux. Les Ben Slimane, les Tazi, les Benchekroun, les Bennani étaient les uns des vizirs, les

autres chargés de l’exploitation des domaines fonciers et accessoirement, de la gestion du trésor public.

D’autres, les Chraibi, les Benkirane, les Guessous, les Berrada occupèrent des postes importants dans le

négoce, les finances, la diplomatie et dans l’administration fiscale ». On pourrait rallonger la liste. D’une

certaine manière l’ordre colonial s’est appuyé, quand il n’a pas renforcé les forces sociales dominantes à

partir d’une double caractéristique : leur dépendance vis-à-vis des centres impérialistes et leur

subordination au makhzen. Les noyaux du capitalisme marocain se constituent d’emblée comme des

filiales des grands groupes français tandis que le caidalisme inséré ou non dans l’agriculture d’exportation

et la grande propriété foncière constitue la base sociale relais de la pénétration coloniale dans les

profondeurs du pays. Quel que soit les conflits internes qui émergeront au sein du bloc dominant avec ses

composantes locales et internationales, remettant en cause le protectorat, « L’indépendance » maintiendra

pour l’essentiel les traits sociaux archaïques du makhzen et du capitalisme colonial. Le Maroc hérite de

rapports sociaux où la violence sociale de l’ordre colonial se combine à celle du makhzen qui a bénéficié

de la construction d’un appareil d’état centralisé. Le capitalisme marocain se bâtit dans une profonde

continuité avec les logiques d’extraversion économique et d’accumulation des richesses par la prédation

tout en reproduisant les rapports de pouvoir propre au makhzen historique. Dans ce processus, le

Page 10 Emancipations marocaines

despotisme politique des classes dominantes est le ciment qui permet le maintien et la reproduction élargie

des alliances sociales permettant à une minorité de détenir à la fois le pouvoir politique et le pouvoir

économique y compris en usant de la force absolue du pouvoir d’Etat, y compris par des rackets, vendettas

économiques qui rappellent les razzias d’hier.

Chawki Lotfi

Page 11 Emancipations marocaines

La prédation locale

Un des mécanismes essentiels de la prédation repose sur l’usage des ressources et finances publiques à des

fins d’accumulation privé : au-delà du financement spécifique consacré aux dépenses royales (entretien

des palais, frais de déplacement, pensions et salaires royaux…) dont le coût est exorbitant, ce qui est

essentiel est l’étendue du « transfert de valeur » et de moyens publics pour assoir une rente

monopolistique. La prédation repose sur un usage patrimonial de l’Etat et de l’espace public considérés

comme une propriété privé. L’état n’est pas seulement l’appareil institutionnel, politique et matériel,

d’organisation des rapports de domination, il est le socle par lequel s’organise l’accumulation par la

prédation. D’une certaine manière, Mohamed 6 peut dire que « l’Etat c’est moi » et cet Etat est au cœur de

la production et reproduction du processus d’accumulation par la prédation. D’une part, les ministères de

souveraineté qui consacrent l’absolutisme politique ont leurs correspondants économiques : le roi a le

contrôle direct, stratégique sur les institutions publiques, financières et économiques. D’autre part, les

politiques publiques, au travers de la fiscalité, la règlementation économique, l’octroi de prêts bancaires, la

mise à disposition du foncier, l’ouverture de marchés, les commandes publiques, participent pleinement à

l’expansion du capital royal privé. Mais ça va plus loin : la fonction même du secteur public au sens large

est non seulement d’assurer l’accumulation privée de la famille régnante mais d’assurer des taux de profits

exceptionnels. Nous retiendrons deux exemples : la pratique généralisée de la surfacturation bien au-delà

des prix de production et la sous facturation qui permet le racket légal et de comprimer les couts de

production, auquel se combine un système de subventions taillés sur mesure.( cas par exemple de la

COSUMAR ). Ou encore la fonction érigée comme norme de fonctionnement qui consiste à « socialiser

les pertes » des entreprises royales. L’usage de la CDG ou la manière dont été réparées les pertes

financières suite à des investissements douteux au Club Med ou dans l’OCP illustre ce dernier propos.

La situation de monopole des canaux de financements (les sociétés de bourse et les établissements de

crédits publics sont passés sous le contrôle des grands groupes privés et sont alimentés pour une large part

par les banques françaises dont elles sont à un degré ou un autre des filiales) a consolidé la position du

grand capital local dans sa fonction de relais et partenaire stratégique du capital étranger. Les opérations de

privatisation et d'investissements ont été facilitées par les contacts directs entre les membres du cabinet

royal et les investisseurs étrangers. Le processus de privatisation a permis l’émergence de monopoles

privés liés directement ou indirectement aux intérêts de la famille royale. L’ONA/SNI en est la colonne

vertébrale: représentant en 2000, près de 20 % du PIB du Maroc et 60 % de la capitalisation boursière. Ce

mouvement s’insère dans la libéralisation généralisée. Au-delà des aides financières et des investissements

directs étrangers, les accords de libre-échange avec l’UE ont influé sur la dynamique d’accumulation du

capital local en général et du capital royal en particulier. A plusieurs niveaux : en développant la

libéralisation financière et partant les formes de spéculations boursière (Adoha) , en ouvrant de nouveaux

marchés taillés sur mesure aux exigences du capital international mais aussi local (de Tanger med au

TGV) , en ficelant des accords d’exportation taillés là aussi sur mesure, au bénéfice de l’agrobusiness

Page 12 Emancipations marocaines

européen mais aussi des domaines royaux. Le secteur même de l’éolien (Nareva) est contenu dans les

accords types de l’Union pour la méditerranée (UPM) dans son volet énergétique. Cette mise à niveau

permet en réalité de drainer les flux financiers accordés dans le cadre des programme MEDA et autres

fonds publics ou privés.

La corruption, dans cette configuration, est bien plus qu’un système organisé de passe droits. En réalité,

elle est au cœur du fonctionnement du système de prédation. D’une part, le pouvoir réglementaire et

législatif étant directement lié à la monarchie exécutive, toute la législation économique et financière est

façonnée en amont pour légaliser la prédation et le monopole économique des affaires du roi. C’est en

amont des décisions des processus d’octroi des marchés publics, d’organisation fiscale, de

réaménagements fonciers, de réglementation boursière, de transaction monétaire, d’octroi de crédits que la

main visible du palais agit. Le processus de privatisation adossé à la monarchie exécutive a abouti à une

capture totale de l’Etat, ce qui est la forme la plus étendue de la corruption. Celle-ci n’est pas seulement la

conséquence de l’absence d’un Etat de droit dans les affaires (qui n’existe nulle part), d’une mauvaise

gouvernance ou de l’absence d’une indépendance de la justice. Ni même la simple organisation politique

du népotisme pour récompenser des soutiens, structurer des fidélités économiques et politiques. Elle est

organique au régime d’accumulation dominant et ses mécanismes prédateurs.

Si nous avons insisté sur la monarchie, c’est parce qu’elle constitue la fraction hégémonique du grand

capital local mais il ne s’agit en aucun cas d’occulter l’existence d’une « bourgeoisie makhzenienne »,

structurée comme bloc social et qui ne se réduit pas à la famille régnante. Constituée pour l’essentiel des

lignées familiales au service du makhzen depuis le 19éme siècle, voire même avant, elles ont depuis lors

intégré les couches supérieures de la bureaucratie civile et militaire et de la bourgeoisie de marché. Elles

constituent la base sociale d’appui au pouvoir central et bénéficie également d’un régime de faveur qui se

traduit concrètement par un détournement des finances, des privilèges et passe droits, une exonération

fiscale etc… qui coutent des dizaines de milliards. Ainsi par exemple, la réduction des impôts sur les

grandes entreprises et hauts revenus a entrainé depuis 2007 un manque à gagner de 30 milliards. (2% des

sociétés paient 80 % de l’impôt sur les sociétés).Les vagues d’exonération et d’amnistie fiscale qui

touchent tant les entreprises publiques que privées et en particulier dans le foncier et l’immobilier ont

généré une perte sèche de recettes de plus de 36 milliards. Cette politique économique dont on trouve la

traduction dans les lois budgétaires successives mais aussi « les choix de développement » légalise la

prédation et consacre aux grands possédants des privilèges spécifiques. Au-delà du capitalisme sauvage,

une logique politique se combine à la logique de marché. Les prébendes de divers ordres sont octroyées

par le régime et peuvent être relevés par lui aussi le cas échéant. Les droits à un statut donné ne sont

jamais acquis. Ils dépendent du degré d’allégeance et de fidélité. Par ailleurs les technocrates, chefs de

groupes économiques privées doivent tout à la monarchie : leur statut d’entrepreneur par héritage, par leur

cooptation ou leur nomination unilatérale. Waterbury notait déjà que « les successeurs toutes générations

confondus conservent l’idée que la direction des entreprises publiques est concédée comme des prébendes

et la confiance royale comme une invitation directe à l’enrichissement ». Ce fonctionnement spécifique

Page 13 Emancipations marocaines

fait que l’entreprise n’est pas né d’une vocation capitaliste mais du besoin d’acquérir une rente de situation

durable mais aussi la consolidation d’un régime prédateur où des personnages visibles ou demeurés dans

l’ombre se sont emparés de toutes les richesses et dirigent l’économie formelle comme informelle. 50%

d’activités économiques sont livrés aux spéculateurs, fraudeurs, réseaux parallèles et échappent à tout

contrôle.

Exp :-Les investissements de l’immobilier représentent 33% du total des investissements directs étrangers,

tous secteurs confondus. Les prix de l’immobilier ont explosé sous l’effet de la spéculation. Les cadres de

l’administration ou des entreprises privées arrivent à peine à acquérir un appartement minuscule destiné

initialement à reloger les habitants des bidonvilles. Le groupe Addoha a édifié, en quelques années, une

fortune gigantesque en vendant des boxes de 60 m2 à au prix de 400 euros/m2 !. En 2008, le

gouvernement a décidé, dans une convention avec la Fédération Nationale des Promoteurs Immobiliers, la

mobilisation d’une réserve foncière publique de 3.853 hectares sur la période 2009-2012, notamment par

l’ouverture de nouvelles zones à l’urbanisation.

-On doit également prendre en compte le phénomène particulier de l’évasion des capitaux : les

milliardaires placent leur argent dans les banques suisses ou ailleurs. Selon la banque africaine de

développement il y aurait eu un transfert de 431 milliard de dirham entre 2000 et 2009 et plus de 220

milliards de dh pour la seule année 2011 !

-Rajoutons le poids spécifique des budgets improductifs. Ainsi par exemple le cout de l’intervention dans

le Sahara occidental et en particulier de l’entretien de l’armée représente 5,1% du PIB alors que la

moyenne mondiale est de 1,9% .

On doit également souligner le poids du secteur informel en particulier dans les marchés de la contrebande

et de la drogue qui bénéficient de la complicité des hauts sommets de l’Etat. A titre d’exemple, les recettes

des trafics de drogue qui se chiffrent en milliards de dollars, jouent un rôle important dans l’accumulation

des richesses du Maroc et continueront à doper partiellement le marché immobilier et de la construction.

On pourrait multiplier les exemples mais ce qui ressort est le fait suivant : la structure historique

parasitaire du makhzen qui a toujours privilégié les investissements improductifs et la captation des

ressources, y compris par le monopole de la violence organisée, a fusionné avec la logique de prédation

Page 14 Emancipations marocaines

spécifique du néo-libéralisme généralisée. Il y a un lien très étroit entre despotisme, situation de

dépendance, prédation et politiques de paupérisation. Prenons un seul exemple au milieu de dizaines

d’autres : Imider où le pompage effréné de la nappe phréatique et des ressources d’eau, par une compagnie

bien connue, spécialisée dans l’extraction des mines d’argent de fer , fortement connectée au marché

mondial, ramène un village entier à l’âge des cavernes, tout en le soumettant à une répression incessante.

. Mohamed 6 et la caste des dirigeants actuels font partie de cette génération du « consensus de

Washington » comme le clan des héritiers de Assad, Trabelsi, ou Khadafi où la spoliation légale et illégale

et l’accaparement des richesses est la finalité même du pouvoir. A cette différence relative que le roi est un

capitaliste particulier : il dispose directement du monopole de la violence organisé de l’Etat, et des

institutions pour assoir sa domination et prédation économique.

Chawki Lotfi

Page 15 Emancipations marocaines

Le Maroc : une illustration des politiques de recolonisation et de la

prédation internationale

L’économie marocaine est fortement dépendante du marché mondial et reste façonnée par la globalisation

capitaliste. A partir de 2007, le Maroc a bénéficié du nouvel Instrument Européen de Voisinage et de

Partenariat (IEVP) servant essentiellement à la rénovation des équipements hydrauliques, à la construction

de tronçon d’autoroutes et l’extension du réseau routier, pour le démarrage du chantier du deuxième port à

Tanger, à la réforme de l’administration publique. Les politiques publiques d’investissement sont devenus

largement tributaires des mécanismes de financement européens et ces mêmes projets, dans le cadre de

contrats publics-privé ; visent essentiellement à renforcer ou créer les infrastructures nécessaires au

développement des capitaux étrangers et à la circulation des marchandises. Il faut rappeler que l’UE (mais

aussi la BM et le FMI) ou encore les multinationales interviennent dans toutes les phases du processus : en

amont pour évaluer la situation économique du pays et formuler les recommandations en aval, pour

accompagner techniquement les processus de cession, évaluer les entreprises privatisables par les cabinets

d’experts internationaux, le suivi des opérations …et parfois pour se porter acheteur.

Il s’agit aussi à partir de projets ciblés d’assurer la promotion des investissements privés : octroi d’aide aux

promoteurs immobiliers pour l’acquisition de terrains dans des zones touristiques, création et réhabilitation

de parcs industriels et plus largement soutien à ce qui est décrit, par les experts, comme étant les « métiers

mondiaux » du Maroc. En réalité, il s’agit de la sous-traitance dans les filières automobiles, électroniques,

aéronautiques, dans le tourisme, l’agro-industrie et dans les technologies d’information et de

communication.

Exemples : le Plan Azur vise à développer des stations balnéaires et une capacité hôtelière avec l’objectif

d’atteindre le chiffre de 10 millions de touristes par an. Le plan Emergence vise à mettre en œuvre des

Plateformes industrielles intégrées où les aides publiques et fonds européens visent à massifier les

investissements pour créer des pôles de compétitivité. L’exemple de Tanger Med : implanté à 14 km des

côtes européennes, il s’agit de réaliser une plateforme régionale de conteneur, un pont maritime efficient

entre le Maroc et l’Europe, plaque tournante des échanges adossé à une zone de développement industriel

et commercial étendue sur un millier d’hectares. L’exemple de la Plateforme de l’OCP à jorf lafsar : à

partir d’un « partenariat » il s’agit de constituer une plateforme de chimie qui permettra à des capitaux

étrangers d’avoir leurs propres unités de production et de produire sur place pour le marché international à

partir d’un ensemble de services intégrés que fournira l’OCP : infrastructure industrielle et portuaire,

mutualisation des services, gestion intégré de l’eau, de l’énergie et de l’environnement et accès du

phosphate à un coût compétitif, le tout accompagné d’une technopole.

L'impact majeur de la libéralisation est la mise en concurrence directe et généralisée d’économies à

productivité différente avec pour conséquence, l'effondrement prévisible de pans entiers du système

productif composé à 90 % de petites et moyennes d'entreprises, des secteurs tournés vers le marché

intérieur ou qui bénéficiaient traditionnellement de protections douanières. .Les secteurs traditionnels de

Page 16 Emancipations marocaines

produits primaires ou semi transformés, (et pour le cas du Maroc, le textile, l'agro-industrie, la pêche …où

se concentrent une part notable des exportations), soumis à une concurrence aiguë entre les pays du Sud

eux-mêmes, ne constituent plus des créneaux porteurs dans la " nouvelle économie mondialisée. Il n’y a

pas à proprement parler de secteurs qui peuvent servir de levier de la croissance ou capable d'avoir un effet

d'entraînement, ni même la possibilité de reconversion majeure ou de réorientation des investissements

dans de nouveaux secteurs de production. Cette combinaison entre, d'une part, l'absence de spécialisations

exportatrices à forte valeur ajoutée, insérées dans les « marchés émergents » et compétitives et d'autre part,

l'atonie des secteurs œuvrant pour le marché intérieur et exposés directement à l'ouverture, constitue la

caractéristique principale du tissu économique. . L'abolition des contraintes douanières à l'importation rend

extrêmement difficile les possibilités pour l'industrie locale de s'ouvrir à de nouveaux secteurs de

production et de recherche et entraîne la destruction d'un nombre important d'emplois dans le secteur

d'industries de transformation qui demeurent peu concurrentielles et qui n'ont pas les moyens de le devenir.

L'exemple du textile : Ce secteur qui regroupait à la fin des années 90 plus de 1500 entreprises, 36% du

chiffre d'affaire à l’exportation, 38%des salariés de l'industrie, 16% de la production manufacturière en est

l’illustration. La dépendance en amont du secteur du textile au Maroc pour les matières premières (coton)

et en aval pour l'accès au marché européen (50% des exportations sont composées de sous-traitance),

l'absence d'une filière intégrée et de réseaux de distribution propres, son extériorité par rapport aux

mutations technologiques de pointe, la faible qualification de la main-d'œuvre employée, la place prise par

la Turquie et le continent asiatique dans le marché européen et local ne lui permettent plus de préserver ses

parts de marché . L'argument de la proximité ou du coût du travail ne suffisent plus. Ce sont les différences

de productivité et de maîtrise des circuits de distribution et des délais de fabrication qui sont décisives. Par

ailleurs, la croissance continue des produits de substitution (fibres synthétiques) qui échappent totalement

aux pays du Sud relativise les métiers traditionnels de la confection. La déréglementation des accords

multifibres a aiguisé la concurrence entre les pays du Sud occupant les mêmes créneaux et catégories de

produits. Le patronat revendique une dévaluation et un abaissement des charges sociales et du coût du

travail pour retrouver "des marges de compétitivité". Reste que de telles mesures appliquées par les pays

tiers entraînent une dégradation généralisée des conditions de travail sans engranger pour autant des "

atouts concurrentiels ". La pénétration des produits turcs suite à la signature des accords de libre-échange

avec ce pays en est l’illustration. Le risque d'éviction est réel. Ce phénomène est déjà à l’œuvre puisque ce

secteur a connu des milliers de licenciements cette dernière décennie et que 50000 emplois ont été

supprimés pour la seule année 2008 !Les exportations ont baissé en 2008 et 2009 de 10%. Les pertes

d’emploi dans le secteur du textile ont été estimées par la Caisse Nationale de Sécurité Sociale à 9.700

postes entre janvier et mars 2009 par rapport à la même période de l’année précédente. Cette tendance

s’est confirmée depuis.

Dans les campagnes, les réformes libérales liées à l’application des accords déstabilisent l’ensemble des

rapports sociaux. La terre et l’eau deviennent de simples marchandises. Les droits collectifs liés à l’usage,

les formes restantes de propriété collective sont laminées. Les souks qui étaient un lieu de

Page 17 Emancipations marocaines

commercialisation des produits de la petite paysannerie sont en voie de disparition au profit de

l’aménagement de véritables marchés payants. Si depuis longtemps la politique du pouvoir a été de

favoriser les grands propriétaires fonciers en leur accordant des aides préférentielles, des terres agricoles

implantées en zone irrigués et une politique de barrage liés à la promotion de l’agriculture d’exportation,

un nouveau cap est franchi. Parmi les principales dispositions des accords :

-ouverture totale des marchés agricoles, levée des protections douanières et des subventions qui protègent

certaines productions locale de première nécessité (farine, sucre) et liberté de prix. Cette ouverture est vue

comme progressive quitte à ce que certains produits restent exclus pour une période transitoire et à titre

exceptionnel

-Principe de réciprocité impliquant une remise en cause des accords préférentiels alors que l’Europe

continue à subventionner massivement sa production agricole

-Arrêt de toute forme de subvention : suppression de la caisse de compensation qui permettait de réguler le

prix de denrée de base (pain, huile, sucre, lait…), réduction des subventions pour les semences, engrais,

délégation au privé de certains services (contrôle vétérinaire, commercialisation, encadrement), remise en

cause de l’exonération des impôts.

-démantèlement des entreprises publiques (cas de la SODEA et SOGETA) qui gèrent les terres de la

colonisation récupéré en 1973, réforme des statuts fonciers pour permettre l’arrivée de capitaux privés

étrangers, sous forme d’achat ou de gestion déléguée.

- réduction drastique de la superficie céréalière avec un rythme de reconversion prévu de 52000 ha /an. «

La sécurité alimentaire ne peut plus servir de référence ou le point d’ancrage d’une politique agricole,

» (dixit extrait du schéma d’aménagement du territoire),

Ces évolutions impliquent une concentration des crédits, des équipements et du monopole de l'irrigation et

de la terre aggravant la dualité entre un secteur d'exportation et un secteur vivrier ou faiblement marchand.

Les méthodes d’exploitation adoptées par l’agrobusiness risquent d’épuiser la nappe phréatique. Dans le

Souss, l’eau qui était puisée à 30 ou 50 mètres il y a quelques années, doit maintenant être cherchée à 200

ou 300 mètres et cela pour des produits qui ne sont pas consommés localement (framboises et brocolis !).

L’Impact écologique est réel : extension de la déforestation et de la salinisation des nappes phréatiques et

des sols (5,5 millions d’hectares sont concernés soit 60% de la surface agricole utile). Sans compter la

prédation de l’eau comme ressource naturelle: petit village de. Ainsi, le droit à la vie de toute une

communauté villageoise (Ben S’min dans le moyen atlas, à deux pas du palais royal d’ifrane) est mis en

péril par la privatisation de l’eau dans sa forme la plus brutale : la confiscation de l’eau d’une source par

l’entreprise française Castel pour la mettre …en bouteilles.

Cette désarticulation est source d'une dépendance alimentaire croissante : Le Maroc importe plus de la

moitié de son blé tendre et la quasi-totalité du maïs et des huiles végétales et n’assure que 45% des besoins

en sucre. Alors que le sous-emploi est structurel, seuls 37% des ruraux ont accès à l’eau potable, 13% à

l’électricité, 54% de localités ne sont accessibles ni par route, ni par piste, 10% de femmes sont

alphabétisées, 79% accouchent sans assistance médicale et 2/3 de leur temps d’activité est consacré à la

Page 18 Emancipations marocaines

recherche d’eau et de combustible. Sans parler de l’absence totale de toute forme de protection sociale. Le

résultat est une intensification de l’exode rurale de 300000 chaque année (et bien plus en période de

sécheresse). Tout cela au bénéfice des grandes sociétés transnationales de l’agro-industrie et de la

distribution qui ont leur siège à Vienne, Amsterdam, Paris ou en Espagne et qui louent et achètent des

terres dans le monde entier et des grands propriétaires fonciers dont la famille royale est le plus important.

Il n’est pas lieu ici de revenir sur les politiques de privatisation mené depuis les années 90. En 2000, près

de 400 multinationales étaient présentes dans les secteurs les plus divers. 750 sociétés industrielles sur

1200 sont contrôlés par ces firmes dont plus la moitié sont françaises avec un poids significatif (35 % de la

production industrielle, 170 000 emplois pour un chiffre d'affaire de 60 milliards de Dh). Ce mouvement

s’est amplifié depuis, avec la présence de toutes les entreprises du CAC 40, mais si la France est le premier

investisseur au Maroc, ce dernier n’arrive qu’au 20éme rang des destinataires des IDE français ! Les

investissements espagnols, en augmentation (avant la crise) représentent 15% des IDE au Maroc et 500

entreprises ibériques y sont implantées. Notons que Le boom des investissements étrangers est lié pour

l'essentiel à des opérations de portefeuilles et d'acquisition liées à la privatisation, à de concessions d'actifs

particulièrement avantageuses ou des gros contrats (en octobre 2007 lors de venue de Sarkozy dix accord

de « coopération «ont été signées représentant 1,8 milliards de dollars). Ce mouvement s’est toutefois

ralenti depuis 2009/2010. La privatisation a permis un accaparement des ressources et des actifs à des

conditions avantageuses assurant des marges de profit considérables qui servent à l’expansion de la maison

mère. L’exemple des conditions de cession de Maroc télécom ou la politique de Véolia, Amendis sont à

l’image même des règles tacites du capitalisme global : faire le maximum de surprofit au détriment des

besoins élémentaires des populations. Les filiales des multinationales réalisent des « retours sur

investissements » qui sont parmi les plus lucratives du groupe. Sans compter que le code actuel des

investissements autorise le rapatriement des bénéfices nets des multinationales, ce qui équivaut à plusieurs

milliards annuels. A titre d’exemple, les bénéfices de Vivendi, jusqu’à peu principal actionnaire de Maroc

Telecom a permis le redressement du groupe mis à mal en France par la colossale dette laissée par jean

marie Messier en 2002. Cela est également vrai pour la période récente marquée par la crise de 2008

Loin de sortir l’économie marocaine du sous-développement, les investissements étrangers s’orientent sur

des créneaux spécifiques qui s’intègrent à la stratégie mondiale des multinationales et dont la finalité n’est

ni la création d’emplois ou le développement intégré du système productif local. Il s’agit en réalité d’une

recolonisation marchande et directe visant à générer des flux de surprofit que permettent les conditions de

surexploitation et de mainmise sur les ressources locales. -C’est une dépendance qui reproduit et aggrave

le développement inégal des territoires : il y a une concentration des zones d’investissements publics et

privés dans certains espaces (l’axe casa kenitra/les zones franches autour de Tanger Med/ l’agriculture

d’exportation en particulier dans le Souss) au détriment du reste du pays. Il faut rappeler que l’axe Kénitra

-Casablanca représente l’essentiel des installations industrielles et les 3/4 des emplois dans ce secteur, la

seule région urbaine de Casablanca attire la moitié des investissements. L’autre facette de ce «

développement » est la marginalisation de régions entières et des populations qui y vivent.

Page 19 Emancipations marocaines

A son tour la montée de la dette globale (intérieure et extérieure) qui a atteint 583 milliards de DH dont

celle de l’administration centrale qui représente désormais 56,8 du PIB génèrent le recours à des emprunts

extérieurs comme récemment le prêt du FMI. Ces prêts sont conditionnés à la mise en œuvre d’un

certaines nombres de « reformes (augmentation de la TVA, réduction des budgets publics, démantèlement

de la caisse de compensation, révision du régime des retraites, libéralisation accrue…).La contrainte

imposée par le FMI de ramener le déficit budgétaire à 4,8% en 2013 contre 7,1% signifie un transfert

accru des ressources publiques au privé sous une forme ou une autre. Les classes populaires sont

dépossédées du droit de disposer d’une part de la richesse qu’ils ont produite au seul profit du grand

capital local et étranger.

Chawki Lotfi

Page 20 Emancipations marocaines

Les entreprises marocaines entre la prédation et les perspectives

d’émancipation économique : le cas des Grandes marbreries du

Sud

La trajectoire de la société « Grandes Marbreries du Sud » (GMS) est un cas emblématique de la prédation

structurée que connait l’économie marocaine. Elle met en évidence l’intervention directe du makhzen,

représenté par le ministère de l’intérieur, dans l’économie marocaine, et ce au service des intérêts des plus

hauts responsables du pays. Cet exemple illustre bien certains aspects de la prédation économique : on y

trouve l’expropriation des terres collectives, l’accaparement des ressources matérielles du pays et

l’exploitation des ouvriers accompagnée d’une destruction de leur « capital immatériel » de savoir-faire.

Cette prédation s’effectue sans la réalisation d’une accumulation technique à même de développer la

productivité de l’entreprise. Ce cas montre aussi les procédés qu’utilisent les cadres du makhzen pour la

maximisation des bénéfices en contournant les lois en vigueur (on peut appeler cette expertise développée

par ces cadres d’« ingénierie de la magouille »). Si on se projette dans un scénario alternatif, cette

expérience montre le potentiel des unités de production nationales et les perspectives d’une émancipation

économique.

Le ministère de l’intérieur crée une société pour fournir en marbre la mosquée Hassan II :

Depuis les années 80, le ministère de l’intérieur est devenu l’appareil organisationnel auquel ont recours

les plus hauts responsables du pays à chaque fois qu’il s’agit de mener un projet stratégique. Ses domaines

d’intervention varient entre la surveillance des citoyens et la collecte d’informations les concernant, la

réalisation de grands édifices comme la mosquée Hassan II ou encore la gestion de l’agence urbaine de la

métropole casablancaise après la révolte de 1981. Durant le règne de Driss Basri et de ses successeurs, y

compris l’actuel conseiller de Mohammed 6 Fouad Ali El Himma, le ministère de l’intérieur a accumulé

une expertise en termes de collecte et d’analyse de données. Pour ce faire, le ministère s’est basé sur un

système dual qui allie un réseau traditionnel composé, entre autres, de moquadems, de Choyoukhs et de

Quoyades qui sont fins connaisseurs de la réalité et des contraintes du terrain, avec des systèmes

d’information modernes importés de l’étranger.

Ce savoir-faire sécuritaire, traditionnel et technologique, est déployé par le ministère de l’intérieur pour

mener des initiatives à caractère politiques (l’ingénierie des élections et les techniques de découpage qui

permettent de contrôler la sphère parlementaire tout en préservant une certaine façade démocratique),

d’assurer des projets économico-financiers (La collecte de fonds même auprès des entreprises du secteur

informel pour la construction de la mosquée Hassan II et la création d’une entreprise qui le fournit en

Page 21 Emancipations marocaines

marbre) ou encore la mise en place de programmes sociaux (l’encouragement de la création d’associations

pour l’activation de l’Instance Nationale de Développement Humain - INDH).

C’est dans cette logique que s’est inscrit le ministère de l’intérieur lorsqu’il a créé en 1987 l’entreprise

« Grandes Marbreries du Sud » (GMS) pour fournir le marbre à la mosquée Hassan II. GMS voit le jour

quelques années à peine après le Plan Ajustement Structurel (PAS) ce qui empêche de la constituer sous

forme d’office publique. Le cadres du ministère « innovent » alors en créant une Société Anonyme (SA) de

droit privé mais avec des fonctionnaires du secteur public dans ses instances dirigeantes.

GMS : une entreprise marocaine dotée d’une forte capacité de production

Au début des années 90, la société « Grandes Marbreries du Sud » est leader en terme de production de

marbre, non seulement au Maroc mais dans toute la région d’Afrique du Nord. Ses unités de production

pouvaient traiter 200 mille mètres carrés de marbre chaque année et livrer des gravures de grande qualité.

La société a d’ailleurs remporté plusieurs prix et en de bons classements dans les foires internationales

auxquelles elle a participé. Cela s’explique par plusieurs facteurs : le fait que le sous-sol des communes

avoisinant le siège de la société soit riche en marbre et le savoir-faire de la main d’œuvre marocaine (la

société employait environ un millier d’ouvriers et employés) ainsi que l’expertise technique de ses cadres.

Grâce à sa productivité, la société GMS réalisait un important Chiffre d’Affaires. A titre d’exemple, la

société prévoyait l’entrée, à partir de 1993, de recettes avoisinant les 18 milliards de centimes provenant du

projet de la construction de la mosquée Hassan II. La société aurait donc pu réinvestir une grande partie de

ces fonds pour augmenter sa capacité de production et embaucher de nouveaux employés. Ceci aurait

également eu un retour positif sur le budget de l’Etat via les impôts que devrait verser cette entreprise et les

bénéfices qu’elle devait directement verser au trésor public. Malheureusement GMS a fait faillite à cause

du système de prédation économique mis en place par ses dirigeants.

Le cas de GMS montre que plusieurs entreprises nationales ont un potentiel pour participer à un vrai

décollage économique et à une juste répartition des richesses. En fait ces entreprises se trouvent devant

deux choix : 1- passer d’une « force potentielle » à une réelle efficacité productive qui permet la

manifestation de la créativité des techniciens et des ouvriers, ou bien 2- les comportements prédateurs,

courtermistes et l’opportunisme des responsables accélèrent la faillite de l’entreprise et engendre des pertes

d’emplois.

Le déploiement de la prédation économique au sein de GMS :

Durant une courte période, la société des Grandes Marbrerie du Sud a pu réaliser des bénéfices importants.

La contribution de la force de travail et les techniques modernes de production ont permis de transformer

les matières premières et ainsi créer de la valeur. Néanmoins, l’« accumulation par prédation » est vite

Page 22 Emancipations marocaines

devenue prédominante. Cette accumulation est le fruit d’une mentalité d’entrepreneurs de type

«Bouchkara » et de directeurs opportunistes qui s’accaparent des richesses brutes sans création de valeur.

Le système d’ « accumulation par prédation » repose sur deux mécanismes essentiels :

1- La violence et les intimidations : l’expropriation des terres, souvent accompagnée de répression,

peut être considérée comme un moyen important pour faire des bénéfices. En ce qui concerne la

société GMS, Les tribus de Tassila ont été dépossédées de 7 hectares de leurs terres collectives

pour la construction de l’usine. Ce type d’expropriation jette les habitants hors de leurs terres et

brise les relations sociales et les liens économiques traditionnels entre eux. Cette dépossession

offre, à la nouvelle entreprise, des carrières riches en matières premières et un lieu stratégique

pour l’établissement du siège social2.

Certaines entreprises pratiquent une forme de « violence d’exclusion ». Celle-ci consiste à

licencier les employés qui s’opposent à la politique opportuniste et courtermiste de la direction ou

à les intimider par des menaces et la mise sous surveillance (système de Tberguigue). Cette

violence peut parfois atteindre son paroxysme et se transformer en agression physique lorsque la

direction fait appel au service de « voyous ». Dans le cas de GMS, les ouvriers qui occupaient,

avec leurs familles, les locaux de l’entreprise afin de réclamer leurs droits ont été attaqués en 2012

par 600 individus. Selon les ouvriers, les assaillants seraient des « casseurs et d’anciens

criminels » au service de certains dirigeants de l’entreprise afin de casser le mouvement social.

2A noter que l’Etat peut aussi prendre, par la force, une terre ou un sous-sol du domaine public comme les carrières de sable et les offrir à

des entités privées pour les exploiter : lire par exemple cette enquête sur certains bénéficiaires de la rente des sables.

2- L’ingénierie de la magouille : plusieurs cadres de l’Etat et des entrepreneurs « bouchkaras » ont

développé un ensemble de techniques et de procédés qu’on peut qualifier d’ingénierie de la

« magouille ». Ceci leur a permis de tirer profit des différentes transformations qu’a connu

l’environnement économique marocain. Ces acteurs ont ainsi pu bénéficier des politiques de

marocanisation (1973), de libération de l’économie (années 80), et de privatisation (1993) en

utilisant des combines juridiques et des techniques de managements. Dans l’exemple de GMS, un

groupe de cadres du ministère de l’intérieur et leurs proches (beau-frère de Driss Basri entre

autres) ont été intégrés au conseil d’administration de la société. A la différence des offices

publiques, la forme juridique de Société Anonyme (SA) permet la cession d’actions à des acteurs

privées. L’un des directeurs a donc pu intégrer sa société MLM dans le capital de GMS à hauteur

de 18%. Une autre combine juridique pour maximiser les profits est de déposséder les ouvriers de

leurs droits pécuniaires. Cela passe par la vente du fonds de commerce ou sa location à une

nouvelle société (qui peut avoir une appellation semblable à l’ancienne) créée par les mêmes

Page 23 Emancipations marocaines

propriétaires de l’ancienne société ou par leurs proches. Les ouvriers sont alors appelés à signer de

nouveaux contrats de travail qui annulent leur ancienneté et les droits correspondants. C’est ce

que les responsables de GMS ont tenté de faire en créant la société « Nouvelles Marbreries du

Sud » en 1997 avec une nouvelle équipe qui comptait dans ses rangs le gouverneur de la région

d’Agadir3.

La prédation économique repose également sur des techniques de management. Les directeurs peuvent

ainsi réduire drastiquement les coûts (Cost-killing) pour augmenter les bénéfices même si cela se fait au

détriment des ouvriers ou au dépend de l’appareil de production. Dans le cas de GMS, la société a licencié

un grand nombre d’ouvriers sous prétexte de fin du projet de la mosquée Hassan II. Ses responsables ont

également résilié des contrats d’assurance contre les risques et les accidents de travail, et se sont passés de

plusieurs équipements de protection contre les maladies du travail, ce qui a engendré des cas de silicose

chez plusieurs ouvriers.

Parallèlement au cost-killing, les logiques prédatrices impliquent une politique de gestion des ressources

humaines d’achat des allégeances. En effet, la maximisation des profits par dépossession ne passe pas

uniquement par l’intimidation des « intègres » mais elle exige également de récompenser ceux qui ne

divulguent pas les secrets des pratiques frauduleuses, ceux qui contribuent aux opérations de

détournements de bien sociaux ou ceux qui acceptent de quitter « le bateau avant qu’il ne coule » et de se

taire en contrepartie de grosses indemnités de départs. Par exemple, dans la société GMS, la direction a

3Cette entreprise nouvelle créée a loué le fonds de commerce mais les ouvriers ont refusé de signer de nouveaux contrats.

augmenté les salaires de plusieurs comptables, des responsables achats et des gestionnaires de stocks, tout

en leur octroyant d’autres avantages. Cette générosité envers ce groupe d’employés vient du fait qu’ils

occupent des postes sensibles et qui doivent donner leur feu vert pour faciliter les opérations de prédation.

Un des ouvriers explique la politique de prédation : http://www.youtube.com/watch?v=2yFxjtnnoRo

GMS n’a pas pu capitaliser sur ses bénéfices en les réinvestissant. L’entreprise a finalement fait faillite.

Ses machines, son appareil de production et le savoir-faire technique de ses employés sont partis en fumée.

Les ouvriers ont perdu leur gagne-pain et le système de prédation domine beaucoup d’entreprises

contribuant au blocage économie de notre pays.

Si on prenait maintenant de la distance par rapport à cette dure réalité et qu’on imaginait un scénario

idéal ? si notre système économique était différente, quelle serait la situation de l’entreprise GMS ?

Page 24 Emancipations marocaines

Un scénario idéal ou pour le dire autrement : « osons une politique-fiction »

Imagions que le Maroc a rompu avec la prédation économique après le 2ème gouvernement d’Abdellah

Ibrahim, et qu’il a créé une économie nationale développementiste où le secteur public joue un rôle pivot,

avec des coopératives et des sociétés privées regroupées en clusters.

En 2014, GMS est une leader africain en matière de production de marbre. L’entreprise nationale a

cherché, durant les dernières années, à diversifier ses produits et à développer une recherche appliquée en

partenariat avec les universités et instituts. GMS draine des bénéfices importants pour le trésor public et

paie ses impôts aussi bien au niveau national que local. Son conseil d’administration est composé de

représentants du ministère de l’industrie (plutôt que par ceux du ministère de l’intérieur), des élus de la

région où se situent le siège de l’entreprise et ses carrières (et non pas les walis et les gouverneurs

désignés) ainsi que des représentants des ouvriers, des techniciens et des cadres de la société.

Un commissaire aux comptes fournit les rapports financiers nécessaires au conseil d’administration et les

employés bénéficient, pour leur part, des conseils des comités d’expertise économique dont ils disposent au

sein de leurs syndicats. Ceci leur permet de discuter de la stratégie proposée par les représentants du

ministère de l’industrie au sein du conseil d’administration de l’entreprise. La cour des comptes ou

l’instance de protection des biens publics peuvent auditer l’entreprise à tout moment. GMS travaille en

partenariat avec un ensemble de coopératives et de PME locales en vue d’améliorer la qualité et la quantité

de la production et de développer de nouvelles opportunités d’investissement. Le conseil d’entreprise offre

des activités culturelles et artistiques aux employés et adopte une politique de responsabilité sociale envers

les habitants des terres expropriés, en les indemnisant et en offrant des formations aux jeunes pour les aider

à intégrer des entreprises ou à créer des coopératives économiques. Le conseil d’entreprise a également

adopté une politique écologique destinée aux espaces exposés à la pollution. Une partie des bénéfices est

ainsi consacrée au nettoyage de ses espaces et ce, en partenariat avec les coopératives des habitants des

régions où sont situées les carrières.

Remarques : des interviews avec d’anciens employés de GMS ainsi qu’un travail de documentation a

permis de produire cet article.

Traduit de l’arabe par Youness Bensaid.

Page 25 Emancipations marocaines

La pensée émancipatrice d’Aziz Belal face au néo-colonialisme

dans le Maroc contemporain – Partie 1

Par Youssef Belal

Ce colloque* a été l’occasion d’un dialogue avec la pensée d’Aziz Belal qui nous a permis de renouer avec

une certaine conception du savoir, de l’engagement politique et de l’éthique[1]. Je suis heureux d’avoir été

parmi vous car sa pensée appartient à tous, et c’est pour moi une richesse de voir comment les différents

professeurs, chercheurs et étudiants se situent par rapport à sa pensée et à ses écrits mais aussi sa manière

d’être dans le monde. Je ne suis pas plus autorisé ou plus qualifié pour parler de sa pensée, et le fait qu’il y

ait plusieurs manières de l’interpréter constitue une richesse, à condition bien sûr de ne pas déformer ou

détourner sa pensée.

S’il est possible pour moi de parler ici de lui près de trente années après son décès c’est d’abord parce

qu’il a laissé une production intellectuelle conséquente malgré sa disparition prématurée, à l’âge de 49 ans.

Parler de lui ici, c’est parler de la possibilité d’une transmission non seulement entre un père et un fils,

mais aussi, entre deux intellectuels qui ont choisi des disciplines différentes et deux générations

d’intellectuels, qui ont la possibilité d’échanger à partir de traces écrites. Dans l’espace-temps de la lecture

et de l’écriture, je suis en mesure de dialoguer avec lui sur des questions qui me préoccupent, nous

sommes en mesure de dialoguer avec lui sur des questions qui nous préoccupent aujourd’hui, au Maroc,

mais aussi dans le monde arabe et dans les pays du Sud.

J’aimerais rappeler en quoi les contextes diffèrent et se recoupent. Du fait notamment de l’influence du

marxisme, la grille de lecture dominante était largement économique, y compris chez des penseurs de la

génération d’Aziz Belal qui n’étaient pas économistes mais historiens, et ici je pense notamment à

Abdellah Laroui dans L’Idéologie Arabe Contemporaine ou dans La Crise des Intellectuels Arabes[2].

Mais il est également important de relever que la pensée d’Aziz Belal ne se limitait pas à l’économie mais

se nourrissait des échanges avec les autres disciplines, notamment l’histoire, la sociologie et la philosophie

politique. Il relève ainsi dans le dernier chapitre de L’Investissement au Maroc que « l’analyse des

processus de développement doit se faire à la jonction de l’economique, du sociologique et du

politique »[3]. Son ouvrage Développement et Facteurs non-Economiques[4] est un prolongement de

cette approche.

L’économie politique en tant que discipline était centrale dans le débat intellectuel des années 1960 et

1970, alors qu’elle a considérablement été appauvrie, et marginalisée depuis les années 1980, c’est à dire

Page 26 Emancipations marocaines

depuis la politique d’ajustement structurel initiée en 1983. Depuis, à part quelques notables exceptions, les

élites marocaines se sont non seulement converties au néo-libéralisme, mais sont devenues totalement

incompétentes en matière d’économie politique, se limitant à une conception managériale et gestionnaire

de l’économie. Si ces élites ne s’intéressent plus qu’à la conjoncture, à la bourse et à la gestion des

entreprises, c’est parce qu’elles sont aussi bénéficiaires de la globalisation néolibérale, de la libéralisation

des marchés et beaucoup ont déserté les espaces de production du savoir comme l’université au profit de la

technostructure du secteur public ou privé.

Parler de la pensée et de l’œuvre d’Aziz Belal aujourd’hui c’est donc refuser tant la paresse intellectuelle

qu’une conception utilitaire de la science économique. Parler de la pensée et l’œuvre de Aziz Belal c’est

renouer avec une ambition disciplinaire qui s’appuie tant sur l’histoire économique que sur l’économie

politique, et s’intéresse d’abord aux structures et aux rapports de pouvoir et de domination tant aux

niveaux national qu’international.

Je souhaite revenir ici sur sa manière d’aborder la question economique sous l’angle des rapports de

domination. Pourquoi s’intéresser aux rapports de domination ? C’est comprendre comment les inégalités

se perpétuent et sont entretenues par des choix politiques. Faire de l’économie politique, c’est pour

reprendre les termes du sociologue Pierre Bourdieu à propos de la sociologie, « un sport de combat ».

Mais ce n’est pas seulement asséner des coups par la plume et la force de l’analyse et démasquer le

colonialisme et le néo-colonialisme, le mettre à nu, c’est aussi proposer un projet émancipateur pour les

déshérités. Si la pensée critique est le point de départ, elle n’a pas sa fin en elle-même et pour elle-même

mais bien dans sa capacité à faire sens et à offrir les moyens de l’émancipation des femmes et des

hommes. C’est en ce sens qu’il y a une dimension politique de l’économie ou que l’économie est politique.

Je crois que c’était une dimension importante pour Aziz Belal, non pas la politique politicienne, mais la

capacité de transformer le réel sans aliénation. C’est aussi en rapport avec son propre engagement

politique et son souci d’être en permanence au plus près de la réalité marocaine, la réalité des travailleurs,

des paysans, des déshérites et des jeunes.

Près de cinquante années après la publication de L’Investissement au Maroc, la persistance de « la

dépendance economique à l’égard de l’étranger » -sur laquelle cet ouvrage jetait la lumière- n’a pas été

éliminée. Force est de constater que le néo-colonialisme aujourd’hui est bien plus présent qu’il ne l’a été

dans les années 1960 et même qu’il ne la jamais été dans l’histoire du Maroc indépendant. Ce que

j’appelle le néo-colonialisme, c’est avant tout la collusion des intérêts étrangers, en particulier français, et

marocains dans presque tous les secteurs de l’économie : le système bancaire et financier, le tourisme, les

télécommunications, la distribution commerciale, l’industrie, les services délégués de gestion des

ressources vitales comme l’eau. II est difficile de ne pas trouver un secteur ou les intérêts français ne sont

pas présents. La « sous-traitance » notamment dans le secteur des centres d’appel avec tout ce que ce

Page 27 Emancipations marocaines

terme peut avoir d’humiliant, véhicule une certaine conception non du travail mais du sous-travail qui

renvoie lui-même non à une certaine conception de l’homme, mais de sous-hommes. C’est bien entendu la

logique même du capitalisme, et c’est aussi le résultat d’un ensemble de décisions politiques de l’Etat

marocain qui perpétue cette domination. Car le néo-colonialisme s’est développé au Maroc avec l’aval du

régime marocain parce que ceux qui exercent le pouvoir politique, y ont vu aussi la manière d’accroitre

considérablement leur fortune.

Un des exemples les plus frappants de ce néo-colonialisme est l’assainissement et la distribution d’eau et

d’électricité dans Casablanca avec le cas de la Lyonnaise des eaux de Casablanca (Lydec). On sait que la

Lydec a été un marché attribué aux Français par la simple volonté d’Hassan II dans l’opacité la plus totale.

La Lydec, dont on connaît les tarifs scandaleux d’eau et d’électricité, réalise des profits colossaux rapatriés

en France. Dans d’autres secteurs, les entreprises françaises sont largement parties prenante de la

corruption pour obtenir des marchés juteux. Le dernier exemple le plus scandaleux est le marché conclu de

gré à gré pour la construction du TGV (Train à grande vitesse), marché que l’Allemagne a dénoncé parce

qu’il ne correspondait pas aux critères minimum de transparence comme le recours à un appel d’offres. On

sait aussi que plusieurs pays qui ont des moyens financiers bien plus importants que le nôtre et qui ont eu

recours au TGV depuis des décennies ont décidé de l’abandonner parce que c’est un gouffre financier. Non

seulement nous n’avons pas les moyens d’un tel achat pour lequel nous allons nous endetter ainsi que les

générations futures pour des décennies, mais, en plus, son effet sur les populations les plus défavorisées

sera quasi-nul voire contre-productif. Car avec un budget équivalent, nous aurions pu désenclaver le

monde rural avec des lignes classiques de chemin de fer, ou permettre la construction de collèges et

d’hôpitaux dans les zones enclavées et les plus pauvres du pays. La France est non seulement bénéficiaire

à travers l’entreprise Alstom, mais aussi à travers l’Agence française pour le developpement (AFD) qui,

comme beaucoup d’institutions de ce genre ne porte de développement que le nom, et qui finance

l’acquisition du TGV par un prêt au Maroc. Rappelons aussi que le premier portefeuille de projets de

l’AFD dans le monde se trouve au Maroc. Et on sait que la France a fait pression sur le Maroc pour

compenser la vente d’avions de chasse qui a bénéficié aux Etats-Unis au détriment d’entreprises françaises

d’armement. Et je pourrais citer des dizaines d’autres exemples de néo-colonialisme économique.

D’autres formes de néo-colonialisme se sont développées dans l’éducation et la formation des élites, ou

encore dans la production culturelle. Rappelons que la France, ici encore, dispose au Maroc du premier

réseau d’instituts français dans le monde. Ces instituts sont présents dans les principales villes du Maroc et

sont totalement maîtres de leur programmation culturelle, qui sert à véhiculer la « mission civilisatrice » de

la France. Prenez également pour exemple la première station de radio en termes de diffusion au Maroc, à

savoir Medi 1. Cette radio est détenue à 51 % par les capitaux marocains et 49% par des capitaux français.

Et il ne s’agit pas de n’importe quels capitaux français et marocains puisque 49% des capitaux de Medi 1

sont détenus par la CIRT (Compagnie internationale de radio-télévision), entreprise publique française

Page 28 Emancipations marocaines

sous contrôle direct du président de la République. Une des plus importantes radios du champ audiovisuel

marocain est donc directement contrôlée par le palais de l’Elysée. Le reste des actions -soit 51 % du total-

sont détenues par la BMCE et la SNI (Société nationale d’Investissement) qui gère la fortune de la famille

royale. Je vous laisse imaginer ce que cela signifie en termes de ligne éditoriale. Puisque nous sommes

aujourd’hui à Marrakech, regardez ce qu’est devenue la médina de cette ville. C’est un exemple patent de

ce néo-colonialisme où tout ce qui représente la richesse d’une culture et d’une histoire est détourné. Cela

me rappelle ce que Mehdi El-Mandjra appelle « les crimes culturels » qui coupent une société de ce passé

au point de lui dénier tout droit à la préservation d’une mémoire culturelle.

Tout ce néo-colonialisme économique et culturel est plus profondément lié au rapport que nos élites

entretiennent avec l’Occident. Aziz Belal y faisait référence lorsqu’il parlait de « l’aliénation » des élites.

Nous avons en effet des élites qui se sont totalement coupées de notre passé et de notre culture, et qui

pensent le Maroc comme une périphérie de l’Europe, ou plus précisément une banlieue de la France. Cette

élite n’a aucune ambition culturelle ou civilisationnelle pour le Maroc et a été totalement conditionnée à

penser uniquement dans le carcan français, et à adopter des questionnements et des visions du monde qui

sont en total décalage avec la réalité marocaine. Cette aliénation culturelle a des conséquences directes sur

le plan économique puisque nous avons des personnes formées en langue arabe qui se retrouvent exclues

du marche du travail parce qu’elles ne maitrisent pas la langue française. C’est bien le monde à l’envers où

le fait de ne pas maîtriser le français devient un facteur d’exclusion pour de jeunes diplômés mais aussi un

facteur d’exclusion des postes de responsabilité pour des cadres dans la grande majorité des

administrations publiques. Cette aliénation culturelle est le produit de la perpétuation des structures de

pouvoir héritées de la colonisation.

J’aimerai clarifier un point. Je ne suis en aucun cas contre le fait de maitriser les langues étrangères ou

l’échange culturel ou intellectuel avec les pays étrangers. Mais cette ouverture linguistique et culturelle

doit être équitable et elle doit reposer un pied d’égalité, et non pas sur la destruction et l’amnésie de notre

culture et notre langue. Cela recoupe le débat qu’il y a eu au sein de ce colloque sur la question de

l’absence de référence à des auteurs marocains dans des travaux universitaires produits au Maroc et

portant sur le Maroc. Encore une fois, il ne s’agit pas ici de dire qu’il faut avoir uniquement des auteurs

marocains ou de vivre dans un monde clos mais précisément d’avoir un échange dialectique entre ce qui se

fait au Maroc, dans le monde arabe et à l’étranger.

L’économiste Russe Youri Popov rappelait que l’étude scientifique du néo-colonialisme est un des aspects

importants de l’œuvre d’Aziz Belal: « Une des tâches majeures que se fixait Belal était l’analyse des

principales causes de la situation dramatique dans laquelle se trouvent actuellement les pays en

développement en général, et les pays arabes, en particulier. Sa conclusion est sans ambiguïté : le système

impérialiste dans le passé et le néo-colonialisme aujourd’hui, voilà ce qui bloque l’évolution socio-

Page 29 Emancipations marocaines

économique des pays en développement et explique la reproduction du sous-développement. »[5]

Dans un contexte où les travaux d’économie politique manquent cruellement, je crois qu’il est important

de renouveler cette étude scientifique du néo-colonialisme et du rôle que jouent la bourgeoisie et le régime

marocain dans sa perpétuation. Les travaux de recherche en économie politique, mais aussi en sociologie

économique, en science politique ou en anthropologie, doivent jeter la lumière sur cet aspect.

S’il est nécessaire d’analyser les mécanismes et les formes du néo-colonialisme, il convient également de

s’orienter vers son dépassement. On ne saurait se limiter a une critique aussi étoffée, rigoureuse et

pertinente soit-elle. Plus profondément, pour dépasser ce néo-colonialisme, nous devons réfléchir aux

conditions qui nous permettraient de réaliser une véritable émancipation. Pour Aziz Belal, l’émancipation

renvoie à « ce que donne cette société à l’être humain en vue de l’aider à mettre en œuvre ses facultés

créatrices », et consiste à « susciter chez les hommes la conscience de leur situation, de leur potentiel, de

leurs possibilités. Il ne s’agit pas seulement de développer en eux la volonté de vivre, parce que cette

volonté existe, mais une volonté d’être réellement homme, une volonté de s’épanouir, une volonté

d’affirmer sa dignité, c’est à dire, au fond, une volonté d’être réellement libre, et de construire sa

liberté »[6]. On voit ici clairement la conception qu’avait Aziz Belal du développement, une conception

aux antipodes de l’économisme ou du technicisme. Plus généralement, ce qu’il soulève dans ce passage,

c’est la relation entre l’activité matérielle de l’homme et sa capacité d’émancipation. Plutôt que d’être

aliénante l’économie doit offrir aux hommes la possibilité de dépasser la condition matérielle, et de s’en

libérer. C’est tout le paradoxe de l’économie et de la vie matérielle : nécessaire, mais elle ne saurait avoir

sa fin en soi, car elle doit être tournée vers une fin plus haute, à savoir la liberté. On voit ici comment la

pensée émancipatrice et la liberté sont les principes qui doivent guider l’economique, le culturel et le

politique.

* Colloque sur feu Aziz Belal organisé le 10 et 11 octobre 2013 par l’Université Cadi Ayyad

[1] Je tiens à remercier M. Ahmed Grar, le département de sciences économiques et de gestion ainsi que

tous ceux qui à l’Université Cadi Ayyad ont organisé de près ou de loin ce colloque. Je remercie

également tous ceux qui sont venus contribuer, par leurs interventions à cette rencontre, à l’échange autour

de la pensée d’Aziz Belal.

[2] Abdellah Laroui, L’Idéologie Arabe Contemporaine, Maspero, Paris, 1967 et La Crise des Intellectuels

Arabes, Maspero, Paris, 1974.

[3] Aziz Belal, L’Investissement au Maroc et ses enseignements en matière de développement économique,

Paris- La Haye, Mouton, 1968, p.390.

[4] Aziz Belal, Développement et Facteurs non-Economiques, SMER, 1980

Page 30 Emancipations marocaines

[5] Allocution de l’économiste Russe Youri Popov au symposium international autour de la pensée d’Aziz

Belal tenu en novembre 1982 à Casablanca, http://albayane.press.ma/index.php?

option=com_content&view=article&id=17094:allocution-du-professeur-youri-popov-urss-au-symposium-

international-tenu-en-novembre-1982-a-casablanca-&catid=46:societe&Itemid=121.

[6] Aziz Belal, Impératifs du développement national, SMER, Rabat, 1984.

Page 31 Emancipations marocaines

La pensée émancipatrice d’Aziz Belal face au néo-colonialisme

dans le Maroc contemporain – Partie 2

Par Youssef Belal

J’explore la dimension émancipatrice en relation avec la reformulation des formes de l’être arabe et

islamique. C’est une question qui me préoccupe dans mes travaux sur l’Islam et la pensée islamique. Quel

est le rapport entre notre passé et notre présent et la manière dont nous nous projetons dans l’avenir ?

Comment de nouveau faire sens après la rupture coloniale?

Dans un contexte marqué par les fausses oppositions entre Islam et émancipation, où l’Islam serait un

obstacle à l’émancipation, je rappellerai ici que l’œuvre d’Aziz Belal cherche aussi à dépasser cette

dichotomie orientaliste. Dans plusieurs de ses travaux, il soulignait l’importance qu’il fallait accorder tant

à notre relation à notre passé qu’à la dimension culturelle. Dans le débat qu’il avait eu avec Abdellah

Laroui sur la question «du retard historique et de la tradition» et publié par la revue Lamalif en 1974, Aziz

Belal dit : «Mais n’y a-t-il pas quelque chose à récupérer dans cet héritage à intégrer à une pensée

nationale nouvelle ? » « Est-il possible d’arriver à une synthèse et pas uniquement sur le plan théorique ?

Ainsi que l’ont fait par exemple les sociétés chinoises et vietnamienne qui avancent à leur façon ? Je pose

donc la question : étant donné l’originalité culturelle du monde arabe, de la civilisation arabe, est-il

possible pour nous de concevoir une telle synthèse et jusqu’à quel point ? » . Dans une autre de ses

interventions au cours de ce débat, il est plus explicite encore : « il y a un phénomène d’inhibition

provoqué par la civilisation occidentale décelable notamment dans le courant ‘technocratique moderniste’

qui affecte les cadres techniques et administratifs par exemple. Je pense que dans notre société et dans les

sociétés arabes dans leur ensemble, il y a un blocage au niveau de la création intellectuelle, culturelle et

idéologique en grande partie à cause de cette inhibition ou aliénation. On n’utilise pas le passé pour

redonner confiance en nos propres capacités et on imite l’Occident sans créer d’où le blocage ».

Ces questions sont d’autant plus cruciales dans le contexte des révoltes arabes, et particulièrement la

relation entre le mouvement islamique et le mouvement séculier ou laïque. Nous ne pouvons pas nous

permettre de reproduire des situations similaires au drame égyptien de l’été 2013 et la répression

sanglante qui s’en est suivi. Un des aspects du problème est la relation entre ceux qui se réclament du

référentiel islamique et du référentiel séculier ou laïque. Nous devons au contraire produire les conditions

d’une formulation de la question islamique qui nous réconcilie avec notre passé et offre dans le même

temps les conditions d’une politique juste, démocratique et émancipatrice. Sur ce plan, je serai en

désaccord avec l’historicisme qui estime que les pays arabes et de manière plus générale les pays du Sud

doivent reproduire l’expérience historique de l’Europe. Cela implique également que nous ne soyons pas

dans une situation d’imitation de l’Occident ou d’un rapport dogmatique avec la modernité (Je rappelle les

Page 32 Emancipations marocaines

mots d’Aziz Belal « on imite l’Occident sans créer, d’où le blocage »). La modernité n’a rien de sacré, et

doit aussi être soumise à l’exercice de pensée critique. Cela implique précisément de revendiquer notre

droit à la créativité historique et notre droit à renouveler la transmission interrompue par la colonisation, et

à la réinscrire dans une nouvelle temporalité.

Plus précisément, la question de la permanence de l’être islamique par-delà les changements et les ruptures

est un élément central dans toute réflexion sur la relation entre le passé et le présent, et sur le dépassement

du néo-colonialisme. Cette permanence de l’être islamique renvoie à l’herméneutique, c’est à dire à la

compréhension et à l’interprétation de textes fondateurs de la culture islamique. Pour moi, l’herméneutique

n’est jamais un exercice clos et consiste à renouveler constamment l’exercice d’interprétation des signes.

Pour moi, le sens du monde dans lequel nous vivons ne peut se limiter à être un simple donné, et je refuse

l’injonction qui consiste à dire : puisque le monde actuel est régi par l’Occident et la modernité

occidentale, vous devez vous pliez a ses règles et adopter le sens qui s’impose à vous. Un sens imposé et

unilatéral, produit d’un rapport de pouvoir, ne peut que produire de l’aliénation. Aussi, la construction du

sens ne peut se faire que de manière dialectique, dans un double rapport de négation et de dépassement. Et

j’entends la négation dans l’acception hégélienne du terme, c’est à dire une négation qui dans le même

temps affirme une positivité et s’approprie ce qu’elle nie. Et le dépassement ne peut se faire que dans une

interprétation de la source qui est dans le même temps une double temporalité : retour et remontée vers la

source et son actualisation dans le présent. C’est là le sens primordial et premier de la shari’a.

La construction du sens du monde en rapport avec l’être islamique ne saurait produire une conception

utilitariste du monde régi par les intérêts individuels dans le cadre de l’Etat moderne comme c’est le cas

dans la conception dominante de la modernité occidentale. La construction à laquelle je pense se fait

d’abord autour de la communauté, et d’un espace politique qui n’est pas le monopole de l’Etat. C’est aussi

une construction qui repose sur l’éthique dans un monde où la formulation du droit moderne s’est faire en

écartant la dimension éthique.

Je ne saurai vous dire à quoi pensait exactement Aziz Belal lorsqu’il parlait de nécessité de synthèse entre

le passé et le présent à partir d’une revalorisation et une reformulation de la tradition plutôt que de son

rejet (ainsi par exemple lorsqu’il dit « s’appuyer sur notre héritage culturel pour avancer »), mais on peut

entrevoir ces éléments de synthèse dans ses travaux sur la pensée économique d’Ibn Khaldun qui montrent

en quoi le retour à des textes fondateurs du passé peuvent être une source d’inspiration pour le présent. J’ai

essayé ici de mettre en relation quelques éléments de sa pensée avec ma propre réflexion. C’est cette

approche qui permet précisément de rendre possible la transmission filiale et intellectuelle.

Enfin j’aimerai conclure sur un autre aspect de cette transmission possible sur le plan éthique et politique,

et plus précisément la question de la relation entre la science, l’éthique, et la politique à travers la figure de

l’intellectuel. Comme vous le savez, les intellectuels sont devenus une espèce rare. Pour moi, il ne saurait

Page 33 Emancipations marocaines

y avoir d’intellectuel que critique du pouvoir. Comme le disait l’intellectuel Edward Said dans son

livre Representations of the Intellectual, « l’intellectuel au sens vrai du terme, se réclame de valeurs et de

positions de principe, qui le mettent précisément en position de dire la vérité au pouvoir »[7], l’intellectuel

a pour « devoir d’interpeller le pouvoir ». Ce devoir de dire la vérité au pouvoir, il faut parfois en payer le

prix, (et certains aujourd’hui encore en paient le prix par la prison).

Alors que plusieurs intellectuels marocains des années 1960 et 1970 ont payé le prix fort pour avoir

interpellé le pouvoir, on ne peut que constater l’absence de l’intellectuel aujourd’hui. Ceux qui disposent

d’une formation académique poussée et d’un capital culturel, c ‘est adire qui avaient la potentialité d’avoir

ce rôle d’intellectuel se sont depuis longtemps convertis à l’expertise, et cherchent à travers l’université

des tremplins pour se rapprocher du pouvoir. Comment attendre de ces experts qu’ils exercent une

fonction critique lorsqu’ils ont vendu au pouvoir leur silence ou leur plume pour quelques dirhams ou

quelques honneurs de plus ? Je me souviens que dans les années 1980, Mehdi al-Mandjra dénonçait les

mercenaires qui avaient vendu leur âme.

Au-delà de la dimension polémique de la question, il y a un problème structurel qui se pose. Dans ce

colloque, nous avons vu que l’usage de la pensée d’Aziz Belal dans une perspective de gestion ou de

marketing posait problème. En réalité, cette question est liée à la transformation de l’université. Alors que

l’université était dans les années 1960 et 1970 un espace de pensée critique, elle est devenue un espace de

formation technique où l’objectif est non pas l’acquisition du savoir, de la culture ou l’exercice de la

pensée critique mais celui de « l’employabilité » des diplômés comme le dit un certain jargon. Au-delà des

choix politiques, il y a bien entendu une anxiété réelle des étudiants et des familles dans une économie

marocaine qui n’est pas en mesure d’absorber les 250 000 nouveaux entrants par an sur le marché du

travail (il faudrait 7% de croissance par an). L’économie marocaine crée très peu d’emplois nets chaque

année, et parfois se trouve en situation négative. Cette anxiété est légitime, mais elle ne doit pas créer une

fausse opposition entre d’un côté la pensée critique et de l’autre les nécessités de la vie matérielle.

Apprendre à penser –et il ne s ‘agit pas pour moi de stocker des connaissances-, c’est apprendre à être

libre. Et c’est en étant libre que l’on peut faire des choix fondés, et déterminer par exemple le travail qui

nous convient le mieux, dans lequel l’individu peut s’accomplir, être créatif et libre et non s’aliéner dans

une activité uniquement pour des considérations matérielles.

En ce sens, il faut penser l’université dans des termes qui nous permettent de retrouver cet espace de

pensée critique et d’initiation à cette pensée critique. Il faut réintroduire dans notre enseignement cette

dimension là où elle n’existe plus, et la renforcer là où elle a été marginalisée. Et organiser des journées*

comme celles-ci y contribuent grandement car c’est dans l’étude et la transmission des écrits des

principaux penseurs marocains en économie, en histoire, en philosophie et dans les autres disciplines, que

nous pourrons mener à bien cette ambition. Ces écrits doivent être une source d’inspiration non pas

Page 34 Emancipations marocaines

fétichiste et figée mais une source d’inspiration vivante. C’est en questionnant notre réel à partir de ces

écrits mais aussi ces textes à partir de notre réalité que cette pensée critique prend forme.

Il y avait indéniablement une grande cohérence entre l’engagement d’Aziz Belal en politique et le fait

d’étudier l’économie. La science et la politique étaient deux vocations qui se nourrissaient l’une de l’autre

autour d’une éthique. Autrement dit, le savoir et l’action se sont construits chez lui autour d’impératifs

catégoriques qui ne cédaient jamais à la négligence académique ou à la compromission politique. Comme

le rappelait le regretté Abdelkebir Khatibi dans sa postface a l’ouvrage regroupant les articles scientifiques

de Aziz Belal parus dans le Bulletin économique et social du Maroc (BESM) et intitulé Impératifs du

Développement national [8]: « sa vie justement consistait à donner une cohérence progressive a la parole,

a l’écrit et à l’action –au service des transformations sociales. C’est ce qui définit l’intellectuel

organique qui se réalise dans la force de transformation».

* Colloque sur feu Aziz Belal organisé le 10 et 11 octobre 2013 par l’Université Cadi Ayyad

[7] Edward Saïd, Representations of the Intellectual, Vintage Books, 1996, traduit en français sous le

titre Des Intellectuels et du Pouvoir, Seuil, 1996, p.95.

[8] Aziz Belal, Impératifs du Développement national, SMER, Rabat, 1984 p. 205

Page 35 Emancipations marocaines

Sortir du Makhzen économique et politique ou sortir du capitalisme ?

l y a une corrélation très étroite entre la poussée du néolibéralisme, la corruption institutionnalisée et la

concentration de la propriété. La constitution de « monopoles de fait » ne relève pas seulement de

l’intervention de la monarchie et de son entourage immédiat dans les affaires, elle a des racines plus

profondes. Le propre du capitalisme néolibéral dépendant est qu’il a renforcé les bases économiques,

matérielles du despotisme à la faveur des vagues successives de privatisation et libéralisation.. Plus rien ne

vient entraver la logique du profit maximum et l’accaparement maximal des ressources. La corruption

n’est-elle pas, dans ses formes les plus développées, une capture de l’état pour maintenir ou conquérir des

marchés et des propriétés ? . La « spécificité « ( relative ) économique de la monarchie marocaine n’est

pas tant le fait d’avoir fait du pays un marché privé dans lequel les sujets de sa majesté sont aussi ses

propres clients mais dans l’architecture très particulière de la classe dominante marquée par une fusion

monopoliste du pouvoir politique et économique et dans la concentration de la propriété. Et dans la

construction d’une « alliance de classe » qui repose sur une base sociale étroite, à partir de ce que d’autres

auteurs ont qualifié de « capitalisme consanguin, » tant il est vrai que la couche des prédateurs regroupe

pour l’essentiel les vieilles familles du makhzen et les proches du palais.

Cette « architecture particulière » du système de prédation permet de comprendre les contradictions de ce

mode de « développement ». La mondialisation capitaliste dans lequel le système est inséré met en œuvre

une logique d’accumulation par dépossession qui cristallise un « Maroc utile » d’un « Maroc inutile »,

sélectionnant les territoires et les besoins solvables et rejetant, à des rythmes divers, des secteurs entiers de

la population dans la marginalité, la précarité et la pauvreté. Il y a en réalité une contradiction

fondamentale à l’œuvre : celle entre la concentration des richesses d’une part et la satisfaction des droits et

besoins élémentaires des majorités populaires, d’autre part. Au cœur de cette logique liée aux exigences de

profit du capital mondialisé que sa fraction locale/relais, concentrée autour du palais, met en œuvre et

encourage, il y a des contradictions spécifiques liés à la manière dont le pouvoir politique cherche à

orienter les processus économiques. La captation des richesses ne se fait pas sur la base d’une reproduction

élargie du capital industriel et d’investissements publics mais par un transfert de valeur (lié à la

privatisation et aux situations de rentes) et un détournement des ressources publiques (lié à l’usage

patrimonial de l’état). Et par une expansion des activités improductives, financières et spéculatives.

Ce mode de « développement » a une double limite : la prédation élargie suppose une extorsion

permanente des ressources publiques contradictoire avec la baisse des recettes de l’Etat ( en raison même

des conséquences de la libéralisation/privatisation, du poids de la dette, de la baisse continue des recettes

fiscales, de l’explosion des fuites de capitaux et du maintien à un haut niveau de dépenses improductives

et exonérées : budget de la défense, consommation du palais, activités spéculatives, agrobusiness royal

etc…) alors même que le niveau des dépenses incompressibles ne cesse d’augmenter : facture énergétique,

facture alimentaire, explosion des prix des matières premières. Elle suppose aussi que la population, bien

Page 36 Emancipations marocaines

au-delà des classes moyennes supérieures, soit en capacité d’être effectivement « solvable », ce qui est loin

d’être le cas, compte tenu de la baisse continue du pouvoir d’achat et de la précarité grandissante des

majorités populaires. Les recettes liées à l’exportation se confrontent directement à la concurrence

internationale et à la crise de la zone euro. La logique prédatrice, elle, se réduit à un cycle court de profit

lié non pas à l’extension de la productivité, de l’emploi et des richesses effectivement produites mais à la

domination des activités spéculatives et au détournement des ressources publiques. Inséré dans le cadre de

la crise du capitalisme mondiale, les populations sont contraintes de payer la double facture des politiques

d’austérité et de la prédation. Ou dit autrement le peuple marocain est soumis à une double peine : le pays

est vendu au palais et aux multinationales dont la vocation n’est pas le développement mais le surprofit

immédiat.

L’effet majeur, structurel de la prédation est qu’elle élargit la base matérielle de la contestation sociale. Par

sa logique de dépossession, visible par exemple par la longue agonie de l’agriculture vivrière au profit de

l’agriculture d’exportation qui concentre les meilleures terres ou dans la compression des dépenses

publiques qui rendent insoluble le chômage des diplômés. En réalité, elle tend à aligner vers le bas les

conditions sociales de la reproduction de la force de travail, alignement visible dans l’exclusion de

secteurs sociaux importants du droit à la santé, l’éducation, l’emploi, à la retraite et l’accès aux services

publics de base. Le pouvoir d’achat des masses populaires s’est réduit depuis les années1980 de moitié

malgré des hausses conjoncturelles, sans effets, compte tenu de la hausse du coût de la vie. Alors que le

nombre des pauvres « absolus » a doublé en 10 ans, atteignant, à partir d’estimations restrictives, 19 % de

la population (5,5 millions d’habitants), il faut rappeler que la majorité des Marocains vit avec moins de 30

dh ( 3 euros ) par jour. En sachant que la majorité des familles survit grâce à un seul revenu, cela revient à

prédire une paupérisation absolue de larges fractions de la société. En réalité, des millions de personnes

sont exclues de la satisfaction des besoins les plus élémentaires d’éducation (68 % d’analphabètes), d’eau

potable (seulement 57 % de la population y a accès sans pour autant bénéficier dans sa totalité d’un réseau

d’assainissement), d’électricité, de soins (1 médecin pour 2200 habitants, 1 % du PIB), de logement

salubre (le déficit est estimé à plus d’un million). Si cette réalité ne date pas d’aujourd’hui, l’effet

structurel de 20 ans de politique d’ajustement tend à cristalliser des formes élargies de marginalisation.

La prédation est donc plus qu’un mécanisme d’enrichissement mais un rapport social qui produit une

concentration extrême de la richesse d’un côté et des tendances multiples à la paupérisation et régression

sociale de l’autre. Elle se combine à la surexploitation des travailleurs dont la grande majorité n’a pas

même pas accès aux droits les plus élémentaires, bien au-dessus du minimum nécessaire, contenus dans le

code du travail. Surexploitation qui se traduit par des salaires de misères, des conditions de travail

moyenâgeuses, le despotisme patronal absolu, la flexibilité permanente. Il faut aussi noter qu’aujourd’hui

plus de 43 000 entreprises déclarent encore des salaires inférieurs au salaire minimum garanti. 37,2% des

salaires sont en dessous du Salaire minimum interprofessionnel garanti Et seulement 5% des salaires

Page 37 Emancipations marocaines

atteignent ou dépassement 10 000 DH. Les Allocations familiales 200 DH / Mois. Plus de 7 millions de

retraités touchent une pension maximale de 600 DH / Mois. 7,4 Millions de personnes sont sans retraites.

Le capitalisme pille et exploite. Sans frein. Et les entreprises royales sont le miroir condensé de cette

surexploitation, celles qui donnent le « La » pour le reste du patronat. Nous sommes en réalité confrontés à

un double processus : la dégradation continue des conditions de travail et de salaire et la dégradation des

conditions d’existence des majorités populaires. Ce double phénomène constitue les deux faces,

étroitement imbriquées, de l’accumulation par dépossession dont la prédation royale est la forme

hégémonique. Il y a évidemment des conséquences politiques à cette analyse:

- le concept d’état makhzen est en réalité trompeur. Il porte une confusion entre la forme du régime

politique et la nature de classe de l’Etat. Ce dernier est d’abord capitaliste dépendant mais là aussi dans un

double sens : il porte les exigences du capital mondialisé (dépendance) mais aussi les logiques capitalistes

cristallisées dans l’existence d’une bourgeoisie locale dont le palais est le noyau dur. De ce point de vue, la

prédation n’est pas seulement un mécanisme d’accaparement de la richesse, qui par la corruption étendue,

témoigne de l’existence d’une couche de rentiers et d’affairistes ou d’une maffia; elle est la forme concrète

d’accumulation sous le règne du capitalisme sauvage dont l’ampleur au Maroc est lié à la double

concentration pouvoir économique-pouvoir politique. Derrière la prédation, il y a toujours des rapports

sociaux fondés sur la surexploitation et la dépossession. Derrière la prédation il y a le monopole de la

violence organisée qui est condition même des politiques antis populaires et de la domination d’une

minorité. Derrière la prédation, il y a encore et toujours l’accumulation du capital.

- Dans la suite logique de cette analyse, la critique portée par la gauche sur l’économie de rente masque le

problème réel. Celui de la concentration de la propriété et de la répartition inégalitaire des richesses, celui

de la détermination des activités sociales et économiques par la logique du surprofit. Le consensus libéral

qui traverse une certaine gauche tend à exiger l’état de droit dans les affaires, la séparation ou la réduction

de l’implication du roi dans les affaires ou la fin du favoritisme/opacité qui peut accompagner les

agréments. Laissons là à ses rêves timides qui ont le goût de la résignation. Plus inquiétant est que la

critique à la mode de l’économie de rente est reprise d’une manière acritique par des courants plus

radicaux. Or la rente monopolistique n’est pas simplement l’effet du prince ou le symptôme éclatant de la

mainmise royale, ni la traduction d’un makhzen économique (comme si le phénomène de rente et de

monopole était spécifique aux structures politiques du royaume). Elle traduit d’abord et avant tout

l’hégémonie d’un secteur dominant de la bourgeoisie et se construit dans la poussée du néo libéralisme

sauvage et de la concentration de la propriété.

- la critique de la corruption apparaît elle aussi abordée par des lunettes étroites. La vraie corruption n’est

pas le système des agréments qui ne constitue qu’une des faces visibles ; la vraie corruption réside dans la

capture de l’état au profit de quelques familles. Un état qui est taillé, non pas seulement pour assurer le

monopole politique mais aussi les conditions sociales, économiques et politiques de l’accaparement et

accumulation des richesses. On ne peut mettre fin à cette corruption sans une remise en cause radicale du

système global de la prédation capitaliste et des structures de l’état. Ce qui va plus loin que mettre fin à

Page 38 Emancipations marocaines

l’impunité de ceux qui ont commis des crimes économiques et politiques.

En réalité la logique de prédation telle que nous l’avons définie (processus d’accumulation du capital par

la dépossession et la surexploitation) connaît un emballement que rien ne semble arrêter. Au-delà, nous

avons là l’explication de la façade démocratique (et de sa crise). La violence politique institutionnelle,

l’essence autoritaire du pouvoir traduisent la nécessité d’un appareil coercitif permanent et étendue pour

contenir les contradictions sociales qu’impose la prédation et reproduire un ordre social où la logique de

surprofit et de concentration des richesses se fait au détriment de la satisfaction des droits et besoins

élémentaires de la grande majorité de la population. La façade n’a pas d’autre fonction que de voiler la

réalité étendue de la prédation et de dévoyer la colère sociale sur un gouvernement certes soumis mais qui

ne gouverne rien.

- l’avenir de la lutte pour le changement dépendra en réalité de trois facteurs clefs : la construction d’une

vaste alliance populaire qui unifie autour d’objectifs communs les forces sociales qui subissent la

prédation et l’exploitation ( « les depossédé-es et les exploité-es ) , l’articulation de la lutte contre le

despotisme politique et la domination sociale et économique de la bourgeoisie prédatrice, la mise en avant

d’alternatives politiques qui portent concrètement la défense des droits et besoins sociaux autour d’une

répartition égalitaire de la richesse. Tout cela implique en réalité la construction d’un programme politique

démocratique où le point nodal est l’expropriation économique et politique de la classe dominante.

Chawki Lotfi

Page 39 Emancipations marocaines

Une crise du troisième type

20 novembre 2013 par Isaac Joshua

> Isaac Joshua est économiste et membre du Conseil scientifique d’Attac. Dans cet article, il propose une

typologie des crises capitalistes depuis 1825, permettant de situer la crise présente dans l’histoire longue

du capitalisme.

> Voilà maintenant plus de 5 ans que la chute de Lehman Brothers a donné le signal de départ de la

première grande crise du 21ème siècle. Déjà particulièrement longue, cette crise ne semble pas près de

s’arrêter. Déplaçant son épicentre (des Etats-Unis vers l’Europe), changeant de forme (d’une crise

financière à la crise de la dette), elle est toujours là. Comment la situer par rapport à la longue série des

effondrements qui ponctuent l’existence du capitalisme ? Jean Lescure avait noté que 1825 est l’année « de

la première crise générale de surproduction digne de ce nom ». Dans le premier tome de son livre Des

crises générales et périodiques de surproduction (1938), de 1825 à la Première Guerre mondiale, il avait

compté 11 crises de ce type (1825; 1836-39; 1847; 1857; 1866; 1873; 1882-84; 1890-93; 1900; 1907; 1913

-14), avec une périodicité oscillant entre 7 et 10 ans. Il est, depuis, admis qu’on peut parler pour cette

période d’une régulation concurrentielle (au sens où prédominent les phénomènes de marché), et ce surtout

à partir de la crise de 1847. Il serait intéressant de faire ressortir les traits principaux de ces courbes à

l’allure de montagnes russes et de situer la crise actuelle face à ces fluctuations, ce que je me propose de

faire dans les quelques pages qui suivent.

> La régulation concurrentielle : des crises du premier type

> Commençons par la phase descendante de la crise. La destruction de capital bat son plein (liquidation de

sociétés, fermeture d’usines, mise au rebut d’équipements, etc.). Les faillites s’enchaînent, se multiplient,

se comptent par milliers, qu’il s’agisse de la banque, de l’industrie, du commerce.

> Pourtant, le profit, bien qu’au plus bas, se reconstitue peu à peu. D’abord, par la baisse des coûts des

facteurs suscitée par l’effondrement de l’activité : intérêts, rente, prix des matières premières, mais surtout

salaires. C’est ainsi qu’au cours de la crise de 1873 on constate une forte baisse des salaires aux Etats-Unis

dans les compagnies de chemin de fer: -10% ou encore -20%1. Forte baisse des salaires également

constatée en France au cours de la crise de 1882, ainsi qu’aux Etats-Unis, où la chute atteint 25 à 30%

dans l’industrie textile, 15 à 22% dans la métallurgie. Une forte baisse des salaires est à nouveau

enregistrée lors de la crise de 1890-93, un affaissement qui va jusqu’à -20% dans les industries minière,

métallurgique et textile aux Etats-Unis. Lors de la crise de 1907, la baisse des salaires est de 15% en

moyenne aux Etats-Unis et grimpe jusqu’à 40% en février 1908 dans les entreprises relevant du trust de

l’acier. La Première Guerre mondiale ne met pas un terme à cette mécanique : ainsi, après la crise de 1921,

le salaire réel moyen de 1922 est, en Angleterre, inférieur à celui de 1913.

> Parallèlement à cette chute du coût des facteurs on note une amélioration de la productivité qu’entraîne

Page 40 Emancipations marocaines

d’un côté l’intensification accrue du travail d’une main-d’œuvre rendue docile par le chômage et de l’autre

la mise en fonction de nouveaux procédés et équipements.

> L’amélioration de la productivité vient joindre ses effets à cette baisse du coût des facteurs, les deux

poussant le profit vers le haut. Quant au capital qu’il s’agit de rémunérer, il s’est fortement réduit, par le

biais de la liquidation accélérée d’entreprises. Dès lors, le taux de profit remonte, par l’augmentation de

son numérateur (le profit) et la chute de son dénominateur (le capital accumulé). Ce qui constitue une

incitation à l’investissement. D’ailleurs, comme beaucoup de capital a été détruit, les occasions

d’investissement rentable sont nombreuses. Comme on n’a pas ou peu investi pendant des années, le

matériel neuf contient des améliorations qui le rendent plus productif.

> L’activité repart. Fait particulièrement notable et systématiquement présent: un secteur moteur découlant

d’une innovation récente tire la reprise. Il appartient à la section I, celle qui fabrique les moyens de

production. Il s’agit du chemin de fer dans la plupart des cas, et, plus tardivement, de l’industrie électrique

ou des tramways. La section I croît donc rapidement. Non seulement parce que le secteur moteur en fait

partie, mais aussi parce qu’elle fournit les matériaux absorbés par ce dernier (fonte, fer, acier, charbon,

etc.) et les moyens de les transporter (chantiers navals). La section II, des biens de consommation, est

entraînée dans le mouvement (textile, etc.). Le bâtiment, productif et résidentiel, s’engage à son tour sur la

pente ascendante. La banque accorde des crédits, d’autant plus libéralement que les perspectives paraissent

bonnes, amplifiant la force de l’expansion, démultipliant la création de nouvelles capacités mais aussi les

opérations hasardeuses. La spéculation boursière et immobilière, attirée par l’espoir de gains rapides,

alimentée par des flots de capitaux, chevauche le mouvement et finit par le dominer.

> Mais déjà, avant le retournement, une baisse de la rentabilité des investissements est constatée. S’il

s’agit d’équipements tels que canaux, chemins de fer, etc., on peut supposer qu’on s’est d’abord occupé

des meilleurs tronçons. Les tronçons suivants ne peuvent offrir que de plus faibles rentrées: mais, alléchés

par les premiers résultats, les capitaux continuent à affluer. S’il s’agit de nouveaux procédés (électricité,

par exemple) le premier qui l’introduit peut gagner d’importantes parts de marché (au détriment des

anciens procédés) et faire d’énormes profits : il n’a face à lui aucune concurrence véritable. Ceux qui

viendront après réaliseront des profits moins exceptionnels, mais, l’appât du gain aidant, ils seront

nombreux, beaucoup trop nombreux. Enfin, facteur décisif, du fait d’une activité en surchauffe, les coûts

d’exploitation (salaires, intérêts, rente, prix des matières premières) augmentent rapidement, ce qui prépare

le retournement.

> Celui-ci s’opère (en particulier dans les secteurs qui étaient jusque-là en pointe) quand il apparaît que les

taux de profit chutent, ou que ceux qui n’étaient qu’escomptés ne seront pas obtenus ou que ceux qui ont

déjà été réalisés ne pourront être maintenus. Ce sont les mêmes secteurs qui guidaient l’essor qui

maintenant conduisent la chute. La locomotive de l’économie ralentit ou, tout simplement, s’arrête. La

section I des moyens de production (fer, fonte, acier, charbon, etc.) en ressent rapidement le contrecoup et

coupe ses dépenses, ce qui se répercute sur les autres entreprises de la section, puis sur celles de la section

II, des moyens de consommation (textile, etc.). La construction navale est atteinte, de même que le

Page 41 Emancipations marocaines

bâtiment, d’ailleurs menacé par la hausse des taux d’intérêt.

> Ainsi, lors de la crise de 1847 en Angleterre, la chute de la construction de lignes de chemin de fer a une

violente répercussion sur les industries minières et métallurgiques. Lors de celle de 1857, l’arrêt de la

construction de lignes a un peu partout un contrecoup immédiat sur le fer et la houille, puis sur le textile.

La crise de 1866 est précédée d’un ralentissement (France) ou d’un recul (Angleterre) de la construction

de lignes, ce qui entraîne le recul de l’activité des mines, du fer, puis de la consommation et du bâtiment.

Avant la crise de 1873, on constate en Allemagne une brutale chute de la construction de lignes : or, nous

dit Jean Lescure « le chemin de fer entraînait à sa suite toute l’industrie du fer et de la mine ». Même chose

aux Etats-Unis, où l’arrêt de la construction de lignes suscite un effondrement de la production de fer, de

fonte, puis celle du textile et enfin du bâtiment. Les crises de 1882 et 1884 font suite, en France, à l’arrêt

brutal du plan Freycinet2, et aux Etats-Unis à la décélération tout aussi brutale de la construction de

chemins de fer, de 1882 à 1884. La crise de 1893 aux Etats-Unis commence par les chemins de fer : dès le

début de cette dernière année indique Jean Lescure, « certaines lignes donnent de sérieux mécomptes ».

D’avril à juillet 1893, on enregistre une vague de faillites et « les chemins de fer forment le gros

contingent des victimes ». S’ensuit une chute profonde de la métallurgie à partir du deuxième semestre de

1893. C’est la Russie qui donne le branle à la crise de 1900: une fois les grandes lignes achevées

(transsibérien, transmandchourien) l’industrie russe manque de commandes. En Allemagne, les industries

qui avaient donné le signal de l’essor sont aussi les premières à donner celui de la dépression de 1900, à

commencer par l’industrie électrique. Aux Etats-Unis, souligne Jean Lescure « le chemin de fer conserve

dans la crise (de 1907) la part prépondérante qu’il avait prise dans l’essor », avec la chute correspondante

des commandes d’acier. Le tramway joue son rôle dans la spirale descendante, mais également l’industrie

électrique, qui entraîne à sa suite l’industrie et les mines de cuivre.

> Une fois l’inflexion de l’activité acquise ou pressentie, les bulles boursière et immobilière éclatent,

rajoutant leurs effets à ceux de l’effondrement général. Les banques sont frappées, soit par leur

engagement auprès de clients en mauvaise posture, soit par la baisse du cours des titres qu’elles

détiennent, soit enfin par leur implication directe dans la spéculation. L’intense besoin de liquidités, pour

faire face aux engagements avec des rentrées réduites, se heurte au rationnement du crédit,

universellement constaté, mais qui atteint parfois des niveaux inouïs : ainsi, aux Etats-Unis, lors de la crise

de 1907, pendant la « semaine noire » (21-26 octobre 1907), les taux des prêts au jour le jour s’élèvent à

22%, 75% et même 125% 3.

> La chute des prix menace les profits et accroît le poids réel d’une dette qui leste la reprise. De juillet

1836 à juillet 1837 cette chute est de 45% pour le coton, de 44% pour la fonte, de 33% pour le plomb, de

31% pour le tabac. Si l’on prend en compte la France, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’effondrement

des prix du 15 septembre 1857 au 15 janvier 1858 se situe entre 30 et 50% pour le coton, le sucre, le café,

le riz, la potasse, le cuir. La baisse des prix est également de grande ampleur aux Etats-Unis lors de la crise

de 1873. Toujours aux Etats-Unis, l’indice Mac Lean Hardy passe de 106 en 1883 à 99,4 en 1884 à

Page 42 Emancipations marocaines

l’occasion de la crise de 1882. La baisse est particulièrement violente au cours de la crise de 1921 :

l’indice des prix des marchandises exprimés en or passe alors, pour l’Angleterre, de 258 en 1920 à 167 en

1921, et, entre les mêmes dates, de 214 à 154 pour la France et de 253 à 165 pour les Etats-Unis4.

> A l’œuvre sur une grande partie du 19e siècle, l’étalon or5 vient rajouter sa propre mécanique à

l’engrenage, car sa défense peut contraindre la banque centrale à augmenter son taux d’escompte au

moment où une baisse serait plus que jamais nécessaire. Ce que fait la banque d’Angleterre à plusieurs

reprises, en 1836, 1847, 1861, 1890, alors que la crise bat son plein.

> On comprend qu’avec tous ces éléments d’instabilité cumulés, les crises de la régulation concurrentielle

soient particulièrement violentes. Les chutes de la production y atteignent des niveaux aujourd’hui

inimaginables. Ainsi, à titre d’exemple, en France lors de la crise de 1847, la production de houille baisse

de 22,5% de 1847 à 1848, la production de minerai de fer de 50% entre 1847 et 1849. Aux Etats-Unis, à

l’occasion de la crise de 1907, la production de rails chute de 52%, la construction de voies ferrées de

44,5% (de 1906 à 1908), la production d’acier de 47,5% (de1907 à 1908)6.

> En fait, comme nous l’avons vu, c’est la violence même de la crise qui donne les matériaux pour la

reprise. C’est la chute précipitée du coût des facteurs (intérêts, rente, prix des matières premières) et tout

particulièrement des salaires qui permet le redressement des profits. La flexibilité généralisée (du coût des

facteurs mais aussi des prix des marchandises) accentue, il est vrai, les mouvements à la baisse mais

également à la hausse, favorise le retournement de la conjoncture à la fin de la période d’essor mais, en

contrepartie, accélère le redressement qui suit. S’il y a amélioration de la productivité (qui pousse le profit

vers le haut), c’est lié à la violence même de la crise. Quant au capital qu’il s’agit de rémunérer, s’il s’est

fortement réduit, c’est par le biais de la liquidation accélérée d’entreprises. Dès lors le taux de profit

augmente justement parce qu’il avait fortement baissé.

> Les crises de la régulation concurrentielle sont donc très intenses. Mais elles sont courtes. En effet, si

nous considérons la crise de 1847 comme la première propre à la régulation concurrentielle, nous

comptons 3 années de 1847 (crise) à 1850 (début de la phase d’essor suivante) ; selon les mêmes

modalités, nous comptons 5 ans de 1857 à 1861; 1 année de 1866 à 1867 ; 5 années de 1873 à 1878 ; 4

années de 1882 à 1886 ; 7 ou 4 ans (selon ce qu’on considère être l’année de début de la crise) de 1890-93

à 1896; 4 années de 1900 à 1904 ; 2 années de 1907 à 1909. La (relative) brièveté de la crise apparaît

comme la contrepartie nécessaire de son intensité.

> La crise de 1929 : une crise du deuxième type

> Et pourtant, la crise de 1929 est tout à la fois très intense et très longue, et c’est particulièrement le cas

aux Etats-Unis. C’est qu’un élément nouveau de grande importance est intervenu.

> Pendant longtemps, en effet, le système capitaliste a baigné dans un environnement de petite production

(paysannerie, artisanat, etc.) qui a atténué la portée de ses crises, car les discontinuités de l’espace social et

les réactions diversifiées (voire, opposées) aux chocs font que la diffusion de l’épidémie est ralentie et son

Page 43 Emancipations marocaines

impact atténué. L’hétérogénéité du milieu économique induit des comportements divergents (production

pour le marché, mais également autoconsommation, production pour compte propre, etc.) qui diluent la

déferlante. Au contraire, l’homogénéité du milieu fait que les agents économiques réagissent de la même

façon et frappent tous dans le même sens, ce qui démultiplie l’impact initial. Or le capitalisme est

conquérant, travaillant en permanence à réduire l’univers qui l’entoure aux deux seuls pôles extrêmes du

capital et du salariat. La prépondérance du salariat et des sociétés par actions crée une continuité des

comportements qui déblaie le chemin pour le gonflement des vagues dépressives. C’est un élément

aggravant d’une grande importance dans la propagation et l’amplification des crises.

> J’ai ainsi pu interpréter la grande crise américaine de 1929 comme celle générée par le passage rapide

d’un monde de petits producteurs à celui du salariat. Au cours du dernier tiers du 19e siècle, il y avait déjà,

nous venons de le voir, de nombreuses crises économiques éclatant à l’est du territoire des Etats-Unis.

Mais elles étaient amorties par l’hétérogénéité du milieu économique américain, qui combinait sociétés et

entrepreneurs individuels, salariés et paysans, petite et grande production. Le recul des formes d’activité

relevant de la petite production a été particulièrement rapide, à la jointure des 19e et 20e siècles, ce qui

s’explique probablement par la fin de la frontière, survenue au même moment. En quelques dizaines

d’années, on est passé d’un monde de petite production à la prédominance des sociétés et du salariat : en

1880, un peu plus de la moitié de la population active travaillait dans l’agriculture (51,3%); en 1930, à

peine plus du cinquième (21,6%)7. En 29 ans seulement, la part relative des salariés dans la population

occupée totale (les domestiques étant exclus de ces deux termes) est passée de près de la moitié (49,5% en

1900) à plus des deux tiers (70% en 1929)8. Ce bond en avant de l’espace couvert par les sociétés et le

salariat a brutalement réduit la diversité de l’espace économique américain, laissant libre cours aux

fluctuations issues du monde des affaires, déblayant le chemin à la grande crise9.

> La grande dépression américaine ouvre donc l’ère des crises à dominante salariale.En effet, la

flexibilité à la baisse des salaires est plutôt un avantage pour l’équilibre du système, tant que la masse

salariale ne représente qu’une part restreinte du revenu national. Cette flexibilité permet alors, en cas de

récession, le redressement de la part des profits dans la valeur ajoutée des entreprises, tout en évitant un

trop violent contrecoup sur la consommation des ménages et, partant, sur la demande globale. A partir du

moment où les salaires pèsent d’un poids prépondérant au sein du revenu national, comme c’est le cas en

1929 aux Etats-Unis (60%), leur flexibilité à la baisse devient une grave menace pour l’ensemble du

système, qu’ils peuvent entraîner au fond lors des phases involutives. Il apparaît donc que la gravité de la

grande crise américaine, sa capacité à lier intensité et durée, vient de ce que la régulation concurrentielle

(en particulier la flexibilité à la baisse des salaires) a été maintenue dans un contexte qui avait totalement

changé avec la salarisation.

> La régulation fordiste, une réponse à la salarisation

> L’instauration, au lendemain de la seconde guerre mondiale, de la régulation dite fordiste est

précisément une réponse à cette salarisation universelle et aux très nombreux changements qu’elle

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introduit dans le déroulement des fluctuations économiques. Il s’agit, pour éviter la transformation d’une

défaillance passagère en dépression, de soutenir la demande globale le temps que l’activité reparte. La

régulation fordiste est, en somme, une réponse (temporaire) à l’actualité de la crise à dominante salariale.

Ce qui passe par un rôle accru de l’Etat, par une place grandissante des transferts sociaux dans le revenu

disponible des ménages, et enfin par l’affirmation d’un nouveau rapport salarial. Pièce essentielle du

dispositif, celui-ci actionne diverses dimensions : une stabilité de l’emploi, une croissance régulière du

salaire nominal, une quasi-indexation de ces salaires sur le coût de la vie et enfin des rémunérations

tendant à suivre l’évolution de la productivité, garantissant de ce fait la stabilité du partage de la valeur

ajoutée. Si l’on tient compte de ces différents aspects, la régulation fordiste est avant tout un modérateur

de la flexibilité à la baisse. En cas de défaillance de l’activité, elle empêche, ralentit ou, au pire, compense

la chute précipitée des différentes composantes qui, dans l’économie réelle, contribuent à former la

demande issue du salariat : emploi, salaire, revenu disponible, etc.

> Mais à partir du milieu des années 1960, les taux de profit, qui étaient orientés à la hausse,

s’infléchissent. Ce qui était jusque-là accepté par les capitalistes (sur la base d’un compromis implicite

avec les travailleurs), ne peut plus l’être. La régulation fordiste est détruite : le nouveau rapport salarial est

battu en brèche, la place occupée par l’Etat recule, celle du marché s’élargit, l’Etat social est peu à peu

démantelé. La finance administrée est écartée. Tel est d’abord le cas du système des changes

internationaux. Les accords de Bretton Woods de 1944 avaient institué un système de taux de change fixe.

En 1973, on passe, de fait, à un régime international de changes flottants. Les cours des monnaies

deviennent l’enjeu de violents mouvements spéculatifs sur des marchés mondiaux de plus en plus

interconnectés. Subsistent cependant d’importants garde-fous, qu’il s’agisse des pouvoirs des Etats sur les

mouvements de capitaux, de la place accordée à l’intermédiation bancaire au détriment du financement

direct et de la Bourse (dont on se méfie) ou encore de la réglementation interne de l’appareil financier

(contrôle pointilleux des banques, stricte séparation banques commerciales / banques d’affaires, etc.). Le

tournant est pris dans la seconde moitié des années 1980. Sous l’impulsion américaine, les trois « D » sont

universellement mis en œuvre : déréglementation ; décloisonnement des marchés ; désintermédiation. « La

globalisation financière peut, nous dit D. Plihon, être définie comme un processus d’interconnexion des

marchés de capitaux aux niveaux national et international, conduisant à l’émergence d’un marché unifié de

l’argent à l’échelle planétaire », avec une double unité: de lieu (interconnexion des places); de temps (un

fonctionnement en continu)10.

> Un néolibéralisme ?

> Comme l’indique son appellation habituelle (celle de néolibéralisme), ce modèle qui remplace le

fordisme est vu comme un retour au libéralisme d’avant 14 : peu à peu, nous reviendrions à la régulation

concurrentielle. Et pourtant tel n’est pas le cas. En effet, un des traits essentiels du modèle actuel est le

libre échange généralisé. Or, la période d’avant 14 était en réalité bien plus protectionniste que libérale. Il

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est vrai qu’un traité est signé le 23 janvier 1860 entre la France et l’Angleterre, instaurant des droits de

douane ad valorem en remplacement de tarifs douaniers prohibitifs. Cette signature est supposée avoir

lancé un mouvement universel de libération des échanges. Un mouvement qui, de fait, a vite tourné court.

C’est ainsi qu’une législation protectionniste est instaurée à partir de 1888 aux Etats-Unis. En Allemagne,

les années 1886-1890 voient la mise en place d’une politique énergétique protectionniste pour permettre

l’avènement d’une véritable industrie du fer nationale. En France, c’est une victoire du protectionnisme

agricole qu’on enregistre au cours des années 1890 avec la révision des droits de douane du « plan

Méline ». Aux Etats-Unis, à nouveau, en 1890, le marché intérieur est protégé grâce au tarif Mac Kinley

qui limite fortement la concurrence étrangère. Même en Grande-Bretagne, on assiste après la crise de

1900 à l’instauration par J. Chamberlain d’une politique tarifaire protectionniste.

> Aux côtés du libre-échange généralisé, le mot d’ordre central du néolibéralisme est « la concurrence

libre et non faussée ». Un mot d’ordre que l’on cherche à faire triompher par tous les moyens aujourd’hui,

mais qui ne l’a certainement pas emporté dans la période d’avant 14. Les années 1890-1914 sont en effet,

d’abord et au premier chef, celles des trusts et des cartels. Ainsi, à partir de 1888, les grands industriels

américains se regroupent en pool du rail afin de répartir les quantités à produire et fixent les prix. Toujours

aux Etats-Unis, c’est en 1893 que se forme le trust Rockfeller-Carnegie, qui devient le premier producteur

d’acier du pays. Au cours de la crise de 1900, le trust du cuivre américain intervient en fixant le prix du

métal. Au total, en 1900 aux Etats-Unis, les trusts contrôlent 50% de la production textile, 54% de la

verrerie, 60% du papier, 62% de l’alimentation, 77% des métaux non-ferreux, 81% de la chimie, 84% du

fer et de l’acier. En Allemagne, on dénombre en 1905 17 cartels dans les mines, 73 dans la métallurgie, 46

dans l’industrie chimique, avec les noms évocateurs de Krupp, AEG, Siemens. Toujours en Allemagne, à

partir de 1902-3, deux grands trusts de l’industrie électrique se répartissent le marché et fixent les prix.

Dans ce même pays, suite à la crise de 1900, les cartels de la fonte, de la houille et de l’acier réglementent

la production et les prix à l’intérieur et encouragent l’exportation par le dumping11.

> Le néolibéralisme est décidément très mal nommé. Il y a là une erreur sur le nom qui cache une erreur

sur le fond. Il n’y a pas de néolibéralisme, au sens d’une nouvelle mouture de ce qui existait avant 14. Le

modèle d’aujourd’hui n’est pas un retour vers le passé, mais une création historique originale. Sur certains

points (le libéralisme proprement dit), il va plus loin que la régulation concurrentielle, nous venons de le

voir. Mais il demeure, par contre, nettement en retrait sur d’autres.

> A commencer par le rôle de l’Etat. Celui-ci ne se contente pas du rôle stabilisateur qui est le sien de par

le simple poids de ses dépenses dans le PIB (8% en 1913 mais 30,1% en 1999 pour les Etats-Unis, 8,9%

en 1913 mais 52,4% en 1999 pour la France)12. Il intervient directement pour contrer la chute de

l’activité. Ainsi, face à la crise actuelle, les Etats-Unis ont mis en œuvre une politique non pas libérale (qui

aurait accordé la priorité à la réduction de l’endettement) mais keynésienne. Sous ses diverses formes, le

soutien public a été essentiel pour faire face à la « grande récession » américaine. Le déficit public, qui

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était à 2,3% du PIB en 2007, a bondi à 10,6% en 2009. La somme : salaires versés par le gouvernement +

transferts publics vers les ménages – impôts pesant sur les ménages peut donner une idée de l’apport des

dépenses publiques au revenu disponible des ménages et donc à la consommation. Cette somme s’élevait à

9,1% du PIB en 2007 ; elle est passée à 15,2% en 2010. Depuis, ce soutien public a cessé de croître, a

même entamé un léger recul, mais on est loin – très loin – du retournement brutal imposé à l’Europe.

Après 15,2% du PIB en 2010 pour la somme que nous venons d’évoquer, on est passé à 13,5% en 2011 et

12,7% en 2012, encore largement au-dessus du niveau de 2007. Quant au déficit public, on était, comme

nous venons de le voir, à 10,6% du PIB en 2009 et on est passé à 8,4% en 2012, là encore, largement au-

dessus du niveau de 200713. Cette politique a, il est vrai, une contrepartie négative : le stock total de la

dette publique américaine s’accroît et son poids rapporté au PIB grandit rapidement. Nous étions à 100%

du PIB en 2010 et les projections officielles elles-mêmes prévoient 107% en 2013 et 108,2% en 2015.

Mais les Etats-Unis maintiennent (pour le moment) leur statut et même la perte de leur triple A n’a pas

rendu plus difficile le financement de leur déficit.

> L’intervention des autorités publiques ne se limite pas à celle de l’Etat : elle concerne aussi la banque

centrale. La Fed (banque centrale américaine) ne s’est pas contentée d’assumer systématiquement son rôle

de prêteur en dernier ressort ; elle ne s’est pas contentée non plus de maintenir un taux directeur proche de

zéro. Après ses interventions tous azimuts lors de l’éclatement de la crise financière, elle a acheté tous les

mois depuis le début de 2013 pour 85 milliards de dollars de bons du Trésor et de titres liés à des emprunts

hypothécaires, finançant le déficit public, inondant le marché de liquidités. Un apport massif, qui a

fortement contribué à soutenir l’activité, impulsant en particulier la remontée de la Bourse américaine. Un

apport qui se poursuit, malgré des déclarations laissant prévoir une fin proche.

> Dans le modèle actuel, cette intervention des autorités publiques fait obstacle, sinon à la récession, du

moins à un effondrement de l’activité qui serait de l’ampleur de ceux enregistrés lors des crises de la

régulation concurrentielle. Un autre élément d’importance y contribue : la faible flexibilité à la baisse des

revenus salariaux et para-salariaux, l’absence de flexibilité à la baisse des prix. Alors qu’en régulation

concurrentielle, la chute des salaires menace la consommation (donc la demande) pendant que la baisse

des prix menace les profits et accroît le poids réel de la dette.

> Si ce sont là autant d’éléments qui permettent, jusqu’à un certain point, de stabiliser le système, deux

caractéristiques du modèle actuel, et non des moindres, contribuent au contraire à accroître l’instabilité et

dans de fortes proportions. Le premier est la mondialisation. Celle-ci n’est plus seulement, comme lors du

dernier tiers du 19ème siècle, celle des échanges : elle est aussi, elle est surtout celle du capital de

production, donc également celle d’un salariat universel. Il ne s’agit plus seulement de l’extension sans

bornes ni frontières des flux commmerciaux capitalistes ; c’est le capitalisme lui-même qui s’installe dans

le monde entier comme mode de production. La mondialisation du 19e siècle avait étendu le salariat à de

nouveaux territoires (Amérique), en laissant subsister à ses côtés l’immensité des rapports de production

« traditionnels » (Inde, Chine, etc.). Le capital productif s’attaque désormais à des pays de vieille histoire

et de vieille civilisation, et y chasse les anciennes façons de produire. Bien qu’encore très incomplètement

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réalisée, la dynamique s’oriente vers une mise en concurrence des salariés du monde entier, déstabilisant

les marchés du travail nationaux, menaçant les systèmes de protection sociale. Dès lors (et contrairement à

ce qui avait été le cas lors de la grande dépression) aujourd’hui la Chine, l’Inde, des pays d’Amérique

Latine ou encore d’Afrique peuvent être englobés dans le tourbillon d’une crise économique et l’amplifier

à leur tour.

> La deuxième caractéristique est la financiarisation. Une financiarisation habituellement décrite comme

ayant trois traits principaux : la place grandissante occupée par le financement direct au détriment de

l’intermédiation bancaire ; le pouvoir actionnarial (c’est-à-dire l’impératif de rentabilisation du capital

investi) ; la collectivisation de l’épargne enfin. Toutes choses vraies, mais qui introduisent par rapport au

passé une différence de degré et non de nature, ce que fait par contre la financiarisation de l’économie

réelle. En effet, la financiarisation, c’est surtout une interrelation intime, d’un nouveau type, entre finance

et économie réelle, interrelation qui découle d’une mutation du patrimoine des ménages, avec, au passif, le

gonflement des dettes et, à l’actif, la double montée des supports de bulles spéculatives, qu’elles soient

financières (actions) ou réelles (l’immobilier). La finance, ses critères, ses institutions, sont

désormais directement présents dans l’univers de la consommation et de la production, par le jeu des deux

grandes branches de la finance : les titres (et les variations brutales de leurs cours) et les banques, qu’il

s’agisse de celles de second rang (qui prêtent aux ménages) ou de la banque centrale (qui influence le

niveau des taux d’intérêt). C’est ainsi qu’aux Etats-Unis la finance s’est emparée de la consommation et

l’a rendue dépendante, non seulement, comme par le passé, de l’évolution de l’économie réelle (évolution

du revenu des ménages, menace du chômage, etc.) mais également des soubresauts de la sphère financière

elle-même (chute de la valeur de la maison dont on est propriétaire, chute de la Bourse, etc.), créant un

engrenage redoutable dont on n’a pas tardé à percevoir la nocivité.

> Une crise du troisième type

> Intervention de l’Etat, d’une part, et faible flexibilité des salaires et des prix, d’autre part, réduisent tous

deux l’ampleur des crises actuelles comparativement à l’intensité de celles enregistrées lors de la

régulation concurrentielle ; mondialisation du capital productif et financiarisation de l’économie réelle

accroissent au contraire l’instabilité, mais cela ne nous fait pas revenir pour autant à la régulation

concurrentielle, car ces deux éléments sont tout simplement sans précédents dans l’histoire économique.

> Le modèle actuel est donc bien une création historique originale. Il doit louvoyer entre deux bornes

extrêmes, ce qui dicte son contenu. D’une part, il doit assurer l’hégémonie incontestée du capital, et ce à

un niveau mondial ; d’autre part, il doit éviter la répétition des effets sociaux désastreux de la crise de

1929, ce qui, politiquement, ne serait pas admis et risquerait, du coup, de remettre en cause cette même

hégémonie incontestée. D’où les caractéristiques contradictoires du modèle : capital productif et

financiarisation de l’économie réelle assurent l’hégémonie du capital et de ses lois ; ils poussent cependant

dans le sens d’une instabilité accrue. En compensation, intervention de l’Etat et faible flexibilité des

salaires et des prix doivent permettre une stabilisation de l’activité et tenter d’éviter une crise à la spirale

Page 48 Emancipations marocaines

incontrôlée. C’est pourquoi les crises de ce type sont graves, mais peu intenses. Par contre, elles durent

longtemps. On n’échappe pas à la purge que représente toute crise, quelle qu’elle soit, mais cette purge

s’étale dans le temps. La crise actuelle dure déjà depuis 6 ans, le PIB américain ayant enregistré une

première chute dès 2008.

> Le modèle actuel a l’instabilité de la régulation concurrentielle, mais, ne pouvant pas, lorsqu’une crise

éclate, purger une bonne fois pour toutes les contradictions qui la nourrissent, il n’a pas les ressorts

internes de la régulation concurrentielle pour rebondir. Ainsi, le profit ne peut plus, comme c’était le cas

lors de cette dernière régulation, s’alimenter à la baisse des salaires, ou du moins dans de bien plus faibles

proportions. L’intensification du travail peut toujours intervenir, de nouveaux procédés être appliqués, il

n’en demeure pas moins que les gains de productivité (qui devraient en résulter et pousser le profit vers le

haut) sont de plus en plus faibles dans le moyen et long terme14. L’intervention de l’Etat empêche les

faillites en cascade, en particulier les run sur les banques, et limite ainsi la destruction de capital. Dès lors,

le redressement du taux de profit intervient sans doute, comme lors de la régulation concurrentielle, par

hausse du numérateur (le profit) et baisse du dénominateur (le capital en fonction), mais dans de bien plus

faibles proportions. Du coup, l’incitation à l’investissement est aussi bien plus faible que dans ce dernier

cas. D’ailleurs, bien moins de capital ayant été proportionnellement détruit, les occasions rentables

d’investissement existent, mais ne sont pas si nombreuses que ça. Enfin, il y a peu d’innovations récentes

d’ampleur, autour desquelles peut se construire la reprise, comme lors de la régulation concurrentielle.

Nous vivons, il est vrai, sous un flot incessant d’innovations, mais elles ne peuvent en aucune façon, de

par leurs effets macroéconomiques, se comparer au chemin de fer, à l’électricité, à l’automobile.

> Nous avons alors des crises qui s’éternisent. Comment sortir du trou ? Telle est la question. Le modèle

actuel évite les chutes trop profondes, mais n’a plus un ressort interne qui assure le redémarrage après la

crise. Les crises de la régulation concurrentielle étaient du premier type, intenses mais courtes. 1929 était

une crise du deuxième type, intense et longue. La crise actuelle est du troisième type, peu intense, mais

s’étalant dans la durée.

> Le ralentissement de la croissance

> Or, dans le long terme, il y a un net ralentissement de la croissance dans les pays développés, ce

qu’illustre le tableau qui suit. L’évolution est frappante dans le cas de la France. Les Etats-Unis, de leur

côté, ont pu maintenir un taux de croissance élevé pendant une assez longue période, mais ont fini par

enregistrer à leur tour la nette décélération que l’on retrouve dans la plupart des autres pays développés.

Cédric Durand souligne ainsi que, dans les « pays riches », les taux de croissance se réduisent

progressivement, décennie après décennie, passant de 6,5% en moyenne dans les années 1960 à 1,8% dans

les années 200015.

> Taux de croissance annuels moyens du PIB en volume

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France : PIB en volume aux prix de l’année précédente chaînés. Source : Insee. Etats-Unis : Indice du PIB

en volume (2009 = 100). Source : Bureau of economic analysis.

> Du coup, la croissance de long terme est devenue tellement lente qu’on arrive de moins en moins à

distinguer entre une croissance très lente et une crise rampante qui se prolonge. Comment distinguer une

crise peu intense (comme l’est celle du troisième type) d’une croissance particulièrement faible ? Il est vrai

que les pays émergents connaissent une croissance beaucoup plus rapide, qui peut venir soutenir celle des

pays développés. Mais l’émergence suit le chemin déjà emprunté par ces derniers et enregistre

logiquement, elle aussi, la décélération de la croissance, partant simplement de plus haut.

> Ajoutons que les perspectives en matière de croissance ne vont pas dans le sens d’une accélération, bien

au contraire. En effet, obnubilés par la réelle capacité du capitalisme à susciter le changement technique,

nous ne prenons pas assez en compte à quel point la croissance impulsée par ce système repose sur la

multiplication de prélèvements purs et simples dans un environnement qu’il ne contribue pas à créer et

qu’il se contente de piller. En réalité, l’extensivité est une dimension essentielle d’un système capitaliste

auquel on accole plus volontiers l’idée d’intensivité, étant rappelé que la théorie économique distingue

développement extensif (c’est-à-dire la simple utilisation à une échelle élargie des mêmes facteurs de

production) et développement intensif (un accroissement de la production basé sur l’amélioration de la

productivité des facteurs). Or, alors qu’un développement intensif n’a pas de fin visible, le développement

extensif en a une, car il vient nécessairement buter sur la grandissante raréfaction de la (ou des) ressources

qu’il exploite.

> Travaillé par sa soif de profit, le capitalisme prélève autour de lui tout ce qui peut l’être, sans souci du

lendemain ni du destin de l’Humanité. Il en vient à exploiter intensément les deux sources de toute

richesse, l’homme et la nature, sapant de par son propre mouvement les bases de son développement. « La

production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale,

dit Marx, qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le

travailleur »16. En ce qui concerne la terre (c’est-à-dire la nature), nous voyons maintenant les limites de

France Etats-Unis

1970-1980 3,68% 3,17%

1980-1990 2,38% 3,33%

1990-2000 1,97% 3,46%

2000-2010 1,11% 1,64%

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l’exploitation d’une planète mise en coupe réglée, nous voyons l’épuisement des ressources non

reproductibles, nous voyons la crise mondiale de l’énergie. Sur tous ces plans, il est impossible de fixer

des dates, mais nous savons que nous sommes entrés dans l’ère d’un monde fini. Cet horizon est encore

lointain, mais nous savons que nous sommes de l’autre côté de la pente et qu’il nous faut gérer avec

parcimonie le stock disponible. Les espoirs d’une croissance à nouveau accélérée viennent buter sur cet

obstacle.

> Une conclusion

> La crise, c’est beaucoup de souffrances, à commencer par le chômage et ses ravages. Le plus urgent,

c’est de faire des propositions concrètes et immédiates pour en sortir au plus vite. Cependant, sortir de la

crise, c’est retrouver la croissance et si cette croissance va être désormais dans le long terme de plus en

plus insignifiante, en quoi cela est-il une véritable perspective ? La différence entre une croissance très

lente et une crise très peu intense est minime et elle peut être d’une si faible portée que l’on comprend, du

coup, que répondre à l’une, c’est aussi, nécessairement, répondre à l’autre. La crise du troisième type nous

pose le problème, non seulement de la réponse à la crise, mais aussi, par le même mouvement, de la

réponse à la croissance. Si la réponse à la crise débute, comme il est raisonnable, par « il nous faut plus de

croissance », elle ne peut se poursuivre par « pour le reste, on verra plus tard ». Il ne s’agit pas d’adhérer

aux thèses de la décroissance, mais de proposer une autre croissance, avec une autre façon d’aménager la

vie dans le long terme. Les solutions immédiates à la crise ne peuvent être crédibles que liées à une telle

proposition. Il s’agit de dire : voilà, à peu de chose près, ce dont nous allons disposer dans le long terme.

Comment allons-nous l’aménager ? Quelle part à la réduction du temps de travail ? Quelle part aux biens

communs ? Autant de thèmes qui ont certes été abordés, traités, par les courants de la gauche radicale,

mais il faut comprendre qu’on ne peut désormais proposer une sortie immédiate de crise qui n’aille pas de

pair avec un projet de long terme d’une vie nouvelle.

>

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>

>

1.Toutes les données présentées dans ce papier sont extraites, soit de l’ouvrage de Jean Lescure

déjà cité (Domat-Montchrestien, 1938), soit de celui de Philippe Gilles, Histoire des crises et des cycles

économiques. Des crises industrielles du 19ème siècle aux crises actuelles, Armand Colin, 2009.

2.Le ministre Freycinet lance en 1878 un large plan de travaux publics, NDLR

3.Philippe Gilles, p. 142.

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4.Philippe Gilles, p. 146.

5.Système monétaire où chaque monnaie, définie par un certain poids d’or, est elle-même librement

convertible en or.

6.Philippe Gilles, p. 111 et 142.

7.Stanley Lebergott, Manpower in economic growth. The American record since 1800, McGraw-Hill

Book C°., 1964, p. 510.

8.Stanley Lebergott, p. 512. Les données concernent les individus âgés de 14 ans et plus.

9.Pour plus de détails, voir Isaac Johsua, La crise de 1929 et l’émergence américaine, chapitre 5, PUF,

Actuel Marx Confrontation, 1999.

10.D. Plihon, Le nouveau capitalisme, La Découverte, 2003, p. 20 et 26.

11.Philippe Gilles, p. 128, 130, 132, 140 et 141.

12.Isaac Johsua, Une trajectoire du capital. De la crise de 1929 à celle de la nouvelle économie, Syllepse,

2006, p. 46.

13.Source sur l’ensemble de ces points : Bureau of economic analysis.

14.Voir Isaac Johsua, Le grand tournant. Une interrogation sur l’avenir du capital, PUF, Actuel Marx

Confrontation, 2003, p32 et suiv.

15.Cédric Durand, En finir avec l’Europe, La Fabrique éditions, 2013, p. 140.

16.Karl Marx, Le Capital, L. 1, T2, ES, 1973, p. 182.

Les Crises du Capitalisme - David Harvey

http://www.youtube.com/watch?v=FEo328KzFLc#t=34