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sur le terrain reportage enquête DANSE & SOIN La philosophie du “beau, bon, bien” Professionnelle de danse indienne traditionnelle, Karine Salmon doit aussi à l’Inde sa trajectoire infirmière. Installée en Gironde, l’Idel développe désormais une troisième compétence : la danse-thérapie. Toujours émerveillée. Texte et photos de Sophie Magadoux (sauf mention contraire) La misère et les rencontres faites dans le Kérala l’ont marquée. En 2002, elle décide de participer à une campagne de recensement des enfants handicapés pour un centre de formation spécialisé local. « Dans les villages, les familles les cachent à cause des superstitions. Comme je suis blanche, elles me les amenaient spontanément. Pour la première fois, je me suis sentie vraiment utile. » Elle décide de devenir infir- mière. « J’avais en tête Mère Teresa et La Cité de la joie. » Ren- trée à Quimper (Finistère), elle s’inscrit et réussit le concours : « Je l’ai préparé en un mois. Je me suis réconciliée avec les maths! » Diplômée en 2006, à 34 ans, elle décroche un poste d’infirmière de bloc opératoire dans une cli- nique de Gironde. En 2009, pour fuir la mauvaise ambiance du service, « j’accepte la proposition d’une collègue de s’installer en libéral. Angélique est toujours mon binôme aujourd’hui ». « Moi qui rêvais d’humanitaire, au bloc, j’ai appris le corps humain en L angon, à vingt minutes de Bordeaux. Karine Salmon, 43 ans, est l’interprète d’un bal- let bien orchestré, entre tour- née infirmière et danse tradi- tionnelle indienne. Par le biais de son association Chandrakala, chaque semaine, elle encadre des élèves lors d’ateliers d’ini- tiation en milieu scolaire et de cours proprement dits, ainsi que lors de stages mensuels. Début avril, sur la commune voisine de Barsac, elle organise également le Holi Festival de l’Inde, dédié à la culture et à la danse indiennes. En effet, avant d’être soignante, Karine est, en premier lieu, danseuse professionnelle. 60 L’infirmière libérale magazine n° 338 Juillet/Août 2017 À 23 ans, après un stage de Bha- rata Natyam, une danse tradi- tionnelle indienne, classique et très codée, c’est la révélation: « J’ai suivi une formation sur Paris auprès de mon maître Vidya du centre Mandapa, et j’ai quitté mes études en lettres pour partir au Kérala, au sud-ouest de l’Inde, dans un centre de formation, où les enfants pouvaient m’accom- pagner – j’en avais déjà deux. » Du pays bigouden au Kérala « J’étais fascinée par l’Asie depuis l’enfance. J’ai grandi en pays bigouden, en Bretagne, d’où ma famille est originaire. En revanche, mes grands-parents paternels ont longtemps habité en Indo- nésie. » Au sortir de six heures de danse quotidiennes pendant neuf mois intenses, en sus du yoga et du chant, elle rentre en 1999 munie de l’Arangetram, le diplôme de validation profession- nelle en Inde. Elle intègre une troupe professionnelle de Rennes (Ille-et-Vilaine) pour deux ans. « Au bloc, j’ai appris le corps humain et la suture ; en libéral, l’autonomie et l’aspect relationnel » © Espaceinfirmier.fr, Initiatives Santé 2017

DANSE & SOIN La philosophie du “beau, bon, bien”

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sur le terrain ❘ reportage ❘ enquête ❘

DANSE & SOIN

La philosophie du“beau, bon, bien”Professionnelle de danse indienne traditionnelle,Karine Salmon doit aussi à l’Inde sa trajectoireinfirmière. Installée en Gironde, l’Idel développedésormais une troisième compétence : la danse-thérapie. Toujours émerveillée.

Texte et photos de Sophie Magadoux (sauf mention contraire)

La misère et les rencontres faitesdans le Kérala l’ont marquée. En2002, elle décide de participer àune campagne de recensementdes enfants handicapés pour uncentre de formation spécialisélocal. « Dans les villages, lesfamilles les cachent à cause dessuperstitions. Comme je suisblanche, elles me les amenaientspontanément. Pour la premièrefois, je me suis sentie vraimentutile. » Elle décide de devenir infir-mière. « J’avais en tête MèreTeresa et La Cité de la joie. » Ren-trée à Quimper (Finistère), elles’inscrit et réussit le concours: « Jel’ai préparé en un mois. Je me suisréconciliée avec les maths ! »Diplômée en 2006, à 34 ans, elledécroche un poste d’infirmièrede bloc opératoire dans une cli-nique de Gironde. En 2009, pourfuir la mauvaise ambiance duservice, « j’accepte la propositiond’une collègue de s’installer enlibéral. Angélique est toujoursmon binôme aujourd’hui ». « Moiqui rêvais d’humanitaire, au bloc,j’ai appris le corps humain en

L angon, à vingt minutesde Bordeaux. KarineSalmon, 43 ans, estl’interprète d’un bal-

let bien orchestré, entre tour-née infirmière et danse tradi-tionnelle indienne. Par le biaisde son association Chandrakala,chaque semaine, elle encadredes élèves lors d’ateliers d’ini-tiation en milieu scolaire et decours proprement dits, ainsi

que lors de stages mensuels.Début avril, sur la communevoisine de Barsac, elle organiseégalement le Holi Festival del’Inde, dédié à la culture et àla danse indiennes. En effet,avant d’être soignante, Karineest, en premier lieu, danseuseprofessionnelle.

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À 23 ans, après un stage de Bha-rata Natyam, une danse tradi-tionnelle indienne, classique ettrès codée, c’est la révélation :« J’ai suivi une formation sur Parisauprès de mon maître Vidya ducentre Mandapa, et j’ai quitté mesétudes en lettres pour partir auKérala, au sud-ouest de l’Inde,dans un centre de formation, oùles enfants pouvaient m’accom-pagner – j’en avais déjà deux. »

Du pays bigouden au Kérala« J’étais fascinée par l’Asie depuisl’enfance. J’ai grandi en paysbigouden, en Bretagne, d’où mafamille est originaire. En revanche,mes grands-parents paternelsont longtemps habité en Indo-nésie. » Au sortir de six heuresde danse quotidiennes pendantneuf mois intenses, en sus duyoga et du chant, elle rentre en1999 munie de l’Arangetram, lediplôme de validation profession-nelle en Inde. Elle intègre unetroupe professionnelle de Rennes(Ille-et-Vilaine) pour deux ans.

« Au bloc, j’ai appris le corps humain et la suture; en libéral, l’autonomie et l’aspect relationnel »

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détail et la suture ; en libéral, j’aiacquis l’autonomie et tout l’as-pect relationnel. »

Le bindi au frontCe jeudi, la pause a été courteaprès la tournée du matin. Il est15h30, Karine guide une dizained’enfants : salutation au soleil,posture genoux demi-pliés, « cla-quement des pieds sur le sol quirythme le jeu savant des atti-tudes », Takadimi, Tei Dit Dit, etc.,syllabes scandées et son sec dela clave contre le tambour de boismaniés par la danseuse... L’atelierhebdomadaire se conclut sur l’his-toire de Ganesh, le dieu à têted’éléphant, un conte gestuel quiles subjugue. Une heure plus tard,vêtue de sa tenue indienne “dis-crète”, le bindi toujours collé aufront – la “goutte” indienne –, ellequitte l’école primaire. Directionle cabinet, où un patient l’attendpour une chimiothérapie. C’estl’occasion d’échanger égalementsur les appels et des points decomptabilité avec Murielle, lasecrétaire. « Ils sont neuf infir-

miers, trois en hémodialyse etles autres en binôme sur troistournées différentes, à Langonet dans les villages environ-nants », informe cette dernière.« C’est parce que je suis libéréedu versant administratif et quenous nous sommes accordéesavec Angélique sur une petitetournée l’après-midi, sauf “acci-dent”, que je peux continuer monactivité de danseuse », expliqueKarine. À tour de rôle, chacunetravaille sept jours d’affilée. Depuisseptembre dernier, un remplaçantvient en renfort un jour parsemaine. « Angélique se réservele mercredi pour les enfants et,moi, le vendredi pour le yoga, lescourses et les cours de danse. »

Au-delà de soiLa tournée reprend. Partout àdomicile, l’accueil est plus quechaleureux. Les patients louentson moral au beau fixe et son

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1. Au cabinet deKarine, Murielle, lasecrétaire, fait le lienentre les neuf Idels et répartit les appels.2. Karine, “nature” dans ses relationsavec les patients,reçoit les complimentsde Gilberte pour sa tenue indienne.

3. Karine intervient une fois par semainedans une écoleprimaire, en activitépériscolaire.4. Sur les trois jours du festival de Holi àBarsac, une trentained’artistes inspirés par la culture indiennese produisent. Il y a eucette année près d’unmillier de visiteurs.

caractère équilibré. Là, un articleparu dans la presse locale pré-cieusement conservé, ailleurs, uncouple déjà allé l’applaudir enspectacle. Ils sont au courant desa double activité. Et en profitentbien pour parler d’autre choseque de la maladie. L’un d’eux, plu-tôt péremptoire, affirme d’ailleurs:« Chaque infirmière devrait expé-rimenter une activité artistique.Cela ouvre l’esprit et simplifie lesrelations humaines. » À la technicité indispensable,Karine adjoint une formule toutesimple : « Beau, bon, bien. »« J’essaie toujours d’attirer leurattention sur le verre à moitiéplein », explique cette “émerveil-lée”, nourrie de contes orientauxet façonnée par la danse indienneet sa combinaison de perfor-mance physique, de rigueur etd’endurance, qui implique d’allerau-delà du mental, au-delà desoi. « Toute fioriture en est exclue, >>>

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à un public divers », expliqueKarine, qui mène depuis mars2016 des ateliers mensuels orien-tés vers le bien-être. « Pendantdeux heures trente, on travaillel’estime de soi: avoir le droit d’êtrece que l’on est. Il y a une phased’échauffement, puis la séance,pendant laquelle le mouvementse fait en fonction du ressenti – lapréparation des musiques medemande près d’une semaine derecherche. On peut travailler àpartir d’une thématique, parexemple, au printemps, l’éclosion,ou à partir des regards, de la subli-mation des lettres des prénoms,etc. On utilise l’imaginaire, le sym-bolique, aussi à l’aide d’accessoires– légèreté des ballons, levée desvoiles, évocation des couleurs,etc. L’atelier se termine par trenteminutes de débriefing. » Ni infir-mière, ni danseuse, là voilà ani-matrice, « quelqu’un qui n’est pas

là pour répondre à leurs questions,mais pour leur permettre de repar-tir avec quelque chose qui leurfait du bien ».

« J’apprends la dansenarrative »La tournée est bouclée. 19 heurespassées, le temps de poserquelques affiches annonçant lefestival de Barsac, et elle rejointle studio de danse pour une heure,auprès de ses dernières élèvesdu jour, un groupe d’adolescenteset d’adultes qui se produira lorsdu festival. Bientôt l’heure desouffler pour cette artiste qui, parailleurs, continue de s’entraînerquotidiennement et de se former.« Tous les mois, à Paris, je parti-cipe à trois jours de stage dedanse avec mon maître Vidya. »Désormais, à la danse pure de lapremière partie de spectacle età ses prouesses athlétiques, elleajoute et explore le registre, plusthéâtral, de cet art. « Je me spé-cialise dans la danse narrativequi raconte la vie des dieux hin-dous. C’est un aspect sublimé parla force de l’âge... » La danse restepour elle un choix de vie, à par-tager sans modération. ✪

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5. Karine rappelle àses élèves le préceptede cet art ancestral :« Là où va la main vale regard, là où va le regard va l’esprit, là où va l’esprit résidela réalité de l’être... »6. Lors d’Holi, la traditionnelle fête des couleurs en Inde.7. Karine, dans la pose de la danse de Shiva Nataraja, au festival de l’Inde à Saint-Macaire en 2016.

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on se doit d’aller à l’essentiel.Dans ma relation aux patients,c’est la même chose. » C’est ainsiqu’elle prend le temps de serrerdans ses bras une patiente à ten-dance dépressive ou d’enseignerà une hypertendue les bénéficesde la relaxation basée sur la res-piration... L’accompagnement desfins de vie, elle l’aborde de lamême façon : « Il n’y a plus derôle, c’est un échange d’âme àâme. » Karine a notamment réussià réunir les proches autour d’unpatient qui n’y croyait plus. « Lafête a eu lieu, même s’il étaitdans son lit. »

« Avoir le droit d’être ce que l’on est »En 2015, lorsque la danse-thérapieentre sur la liste des formationsdu développement professionnelcontinu, Karine saute sur l’occasionde faire le lien entre la danse etle soin : « Une semaine par tri-mestre, à Paris, j’ai suivi les troispremiers modules de danse sen-sitive, animés par Dominique Hau-treux, psychologue clinicienne etpsychothérapeute. » Cependant,la démarche est nouvelle pourelle : guider des personnes, engroupe, pour qu’elles s’abandon-nent à la danse afin de se connec-ter à leurs émotions. « Je poursuisla formation sur trois ans, à mesfrais, pour acquérir plus decontenu. Je souhaite pouvoirconstruire des séances destinées

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Pour en savoir plussur son associationChandrakala : - chandrakal5.wixsite.com/bharata-natyam/info- www.facebook.com/comp.chandrakalaPar ailleurs,Chandrakala reverseune partie de ses recettes àl’association Laxmi,qui soutient la scolarisation desenfants en Inde :www.laxmifrance.comPour en savoirplus sur la dansesensitive :www.expressionsensitive.com

en savoir +

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