13
Armand Colin Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante Author(s): EDOARDO COSTADURA Source: Littérature, No. 133, DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE (MARS 2004), pp. 64-75 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704954 . Accessed: 16/06/2014 00:03 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.111 on Mon, 16 Jun 2014 00:03:01 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE || Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE || Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante

Armand Colin

Parmi les ombres. Chateaubriand et DanteAuthor(s): EDOARDO COSTADURASource: Littérature, No. 133, DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE (MARS 2004), pp. 64-75Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704954 .

Accessed: 16/06/2014 00:03

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 91.229.229.111 on Mon, 16 Jun 2014 00:03:01 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 2: DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE || Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante

■ EDOARDO COSTADURA, UNIVERSITÉ D'IÈNA

Parmi les ombres.

Chateaubriand et Dante

... vidi quattro grand' ombre a noi venire... (Dante, Inferno , IV, 83)

Personne ne se crée comme moi une société réelle en évoquant des ombres; c'est au point que la vie de mes souvenirs absorbe le sentiment de ma vie réelle. Des personnes mêmes dont je ne me suis jamais occupé , si elles meurent, envahissent ma mémoire: on dirait que nul ne peut devenir mon compagnon s'il n 'a pas passé à travers la tombe , ce qui me porte à croire que je suis un mort.

(François-René de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe , XXIII, 7)

à Pierre Vilar

Chateaubriand et Dante : voici une rubrique sous laquelle on est surpris de ne trouver qu'une seule entrée digne de mention dans la bibliographie des écrits sur Chateaubriand K La Divine Comédie est pourtant l'un des textes auxquels le mémorialiste ne cesse de se ressourcer, l'une de ces œuvres «canoniques» auxquelles le critique et l'historien de la littérature que fut Chateaubriand ne cesse de revenir, en rectifiant son approche au fil des années. Une citation, fort célèbre du reste, suffira ici pour rappeler l'ampleur du contexte dans lequel s'inscrit aux yeux de Chateaubriand le legs littéraire de Dante :

Shakespeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à l'aliment de la pensée: ces génies-mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l'antiquité; Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile, sont ses fils. Dante a engendré l'Italie moderne, depuis Pétrarque jusqu'au Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises; Mon- taigne, Lafontaine [sic], Molière, viennent de sa descendance. L'Angleterre est toute Shakespeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue à Byron, son dialogue à Walter Scott. 2

64

LITTÉRATURE N° 133 - MARS 2004

1. Raymond Pouilliart, «Comment Chateaubriand lut Dante», in Les Lettres romanes, n° 4, novembre 1965, p. 335-380 (voir Pierre H. Dubé, Nouvelle bibliographie refondue et augmentée de la critique sur François-René de Chateaubriand (1801-1999), Paris, Champion, 2002). 2. François-René de Chateaubriand, Essai sur la littérature anglaise et Considérations sur le génie des hommes, des temps et des révolutions, Paris, Gosselin et Furne, 1836, t. 1, p. 323 («Shakespeare au nombre des cinq ou six grands génies dominateurs»).

This content downloaded from 91.229.229.111 on Mon, 16 Jun 2014 00:03:01 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 3: DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE || Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante

CHATEAUBRIAND ET DANTE ■

Ne pouvant pas entreprendre une enquête exhaustive, je m'attacherai ici à cerner de proche en proche celles que l'on pourrait appeler les «fonctions» assumées par Dante, en tant qu'oeuvre et en tant que «figure», au sein de l'œuvre de Chateaubriand. L'objet de mon propos sera donc - par analogie au travail fourni par Gilberto Lonardi sur le «léopardisme» dans la littérature italienne du XIXe et du XXe siècle3 - le «dantisme» de Chateaubriand. À cet effet, je compte suivre un chemine- ment centripète qui devrait me conduire par couches successives de la périphérie au cœur de l'imagination créatrice de l'auteur des Mémoires d'outre -tombe. Il me semble en effet que l'on puisse distinguer fort avantageusement trois fonctions majeures de Dante chez Chateaubriand: l'objet critique (dont l'appréciation est sujette à une évolution marquée), la figure de projection du Moi et, pour finir, 1'« effet de structure» ou, si l'on veut, le principe de composition.

Rien d'étonnant à ce que les premières traces d'une fréquentation de Dante se trouvent dans le Génie du Christianisme (1802): rencontre inévitable, compte tenu du sujet. Tout aussi inévitable, du moins à pre- mière vue, la teneur des jugements qui y sont formulés sur la Divine Comédie. Dante venait tout juste de sortir (si l'on peut dire) du purgatoire dans lequel il avait été relégué trois siècles durant (tant en Italie qu'en France) par les thuriféraires de la doctrine classique, puis par les «philosophes». Quelques cinquante ans avant la parution du Génie du Christianisme , Cesarotti et Bettinelli convenaient du mauvais goût foncier du «poème sacré». Ce consensus avait été troublé par quelques voix isolées (Vico et Gasparo Gozzi en Italie, Bodmer en Suisse), mais il faudra attendre les Schlegel, Hegel et Foscolo pour assister à une véritable renaissance de Dante en Italie et en dehors d'Italie4. Replacées dans ce contexte, les appréciations de Chateaubriand paraissent moins attendues. Première pièce au dossier d'une «Poétique du Christianisme», la «Divina Commedia du Dante» est encore qualifiée, conformément aux préceptes de l'esthétique classique, de «production bizarre»; ses beautés «découlent presque entièrement du christianisme; ses défauts tiennent au siècle et au mauvais goût de l'auteur». Pourtant, «dans le pathétique et dans le terrible, le Dante a peut-être égalé les plus grands poètes»5. On remarquera que Dante est mentionné uniquement pour la représentation de l'Enfer et que même dans ce domaine la précellence lui est contestée par Milton, qui est censé le dépasser dans la caractérisation de Satan 6.

3. Gilberto Lonardi, Leopardismo. Tre saggi sugli usi di Leopardi dall'Otto al Novecento, Firenze, Sansoni, 1974. 4. Voir à ce propos Mario Puppo, Manuale critico bibliografico per lo studio della letteratura italiana, Torino, SEI, 1972, p. 196-199. 5. F.-R. de Chateaubriand, Essai sur les révolutions. Génie du christianisme, Texte établi, présente et an- noté par Maurice Regard, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1978, p. 629 (II, i, 2, «Vue gé- nérale des poèmes où le merveilleux du christianisme remplace la mythologie. L'Enfer du Dante, la Jérusalem délivrée»). 6. Ibid., II, iv, 9, p. 738-739 («Application des principes établis dans les chapitres précédents. Caractère de Satan»).

65

LITTÉRATURE N° 133 -MARS 2004

This content downloaded from 91.229.229.111 on Mon, 16 Jun 2014 00:03:01 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 4: DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE || Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante

66

LITTÉRATURE N° 133 -MARS 2004

■ DANTE, L#ART ET LA MÉMOIRE

Les deux autres livres de la Divine Comédie ne sont cités que pour en déplorer la stérilité, voire le manque d'inspiration7.

Le privilège accordé au premier «volet» de la Divine Comédie est une autre marque du goût (romantique) de l'époque. On en trouve une confirmation dans Les Martyrs (1809), où l'Enfer de Dante est une réfé- rence constante8. Une trentaine d'années plus tard Chateaubriand répare ces «injustices» de la manière la plus inattendue: dans une histoire de la littérature anglaise et qui plus est, dans les chapitres consacrés à Shakes- peare - en s'attaquant avec désinvolture à l'un des piliers de l'esthéti- que, devenue entre-temps dominante, de l'école romantique (qualifiée d'« école animalisée et matérialisée» 9). Chateaubriand fait amende de ses méprises de jeunesse, qu'il met au compte de sa «lunette classique» - instrument inadapté dès lors qu'il s'agit de mesurer une «œuvre- cathédrale» renfermant tout un monde:

J'ai mesuré autrefois Shakespeare avec la lunette classique; instrument excellent pour apercevoir les ornemens de bon ou de mauvais goût, les détails parfaits ou imparfaits; mais microscope inapplicable à l'observation de l'en- semble, le foyer de la lentille ne portant que sur un point et n'embrassant pas la surface entière. Dante, aujourd'hui l'objet d'une de mes plus hautes admi- rations, s'offrit à mes yeux dans la même perspective raccourcie. Je voulais trouver une épopée selon les règles dans une épopée libre qui renferme l'his- toire des idées, des connaissances, des croyances, des hommes et des événe- ments de toute une époque; monument semblable à ces cathédrales empreintes du génie des vieux âges, où l'élégance et la variété des détails, égalent la grandeur et la majesté de l'ensemble. 10

Or, même considéré au travers de lunettes plus modernes, et bien qu'il soit rangé au nombre des «génies-mères» de l'humanité, Shakespeare apparaît comme le représentant d'une époque révolue et qui plus est, comme un homme tourné vers le passé11; Dante en revanche se dresse à l'orée de l'histoire du moyen âge comme un démiurge à part entière, affranchi des conditionnements de son époque 12 . Voici donc mise en 7. Ibid., II, iv, 15, p. 755-757 («Du Purgatoire»), où Dante n'est même pas mentionné. À la note XIX (p. 1 156) on lit ceci : «Le Dante a répandu quelques beaux traits dans son Purgatoire ; mais son imagination, si féconde dans les tourments de L'Enfer, n'a plus la même abondance quand il faut peindre des peines mê- lées de quelques joies.» Pour ce qui est du Paradis, Dante aurait échoué «par fatigue», alors que le Tasse et Milton ont échoué «par timidité» (II, iv, 16, p. 757-758). 8. Notamment dans l'Examen (voir F.-R. de Chateaubriand, Œuvres romanesques et voyages. Texte établi, présenté et annoté par Maurice Regard, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1969, t. 2, p. 64- 65). Quant à la description du Purgatoire, on apprend que le poète n'a eu aucun «appui»: «il a fallu tout tirer de mon fonds. Le purgatoire du Dante ne m'a pas offert un seul trait dont je pusse profiter» («Remarques sur le livre XXI», p. 666-667). Voir à ce propos également R. Pouilliart, op. cit., p. 345-349. 9. F.-R. de Chateaubriand, Essai sur la littérature anglaise, t. 1, p. 268 («Que la manière de composer de Shakespeare a corrompu le goût. - Écrire est un art»). 10. Ibid., t. 1, p. 239 («Que j'ai mal jugé Shakespeare autrefois. - Faux admirateurs du poète»). 1 1. Ibid., t. 1, p. 295 («Siècle de Shakespeare»): «Loin d'être un chef de civilisation rayonnant au sein de la barbarie, Shakespeare [...] était un Barbare se dressant dans les rangs de la civilisation en progrès, et la rentraînant au passé.» (italiques d'E.C.) 12. Ibid., 1. 1, p. 234, («Shakespeare»): «le comédien de tréteaux, chargé du rôle du spectre dans Hamlet, était le grand fantôme, l'Ombre du Moyen-âge qui se levait sur le monde, comme l'astre de la nuit, au moment où le Moyen-âge achevait de descendre parmi les morts: siècles énormes que Dante ouvrit, que ferma Shakespeare.»

This content downloaded from 91.229.229.111 on Mon, 16 Jun 2014 00:03:01 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 5: DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE || Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante

CHATEAUBRIAND ET DANTE ■

place une singulière «permutation». Car maintenant c'est Shakespeare dont on dit que les «défauts» «tiennent à son siècle» (tout comme son génie lui a été «soufflé» par le «génie de son temps» 13), alors que le génie de Dante anéantit toute tentative érudite pour rendre raison de l'originalité irréductible de son acte créateur:

Cancellieri prétend que Dante a pris le fond de sa composition dans les Vi- sions de l'Enfer d'Alberic, moine au mont Cassin vers l'an 1120. Qu'est-ce que cela prouve ? Que Dante a travaillé sur les idées et les croyances de son temps, ainsi qu'Homère avec les traditions de son siècle. Mais le génie, à qui est-il ? à Dante et à Homère. Dante a visiblement emprunté quelques traits de son Ugolin au Tydée de Stace: qu'importe?14

La différence entre Shakespeare et Dante éclate au grand jour dès lors que l'on considère leurs points de départ respectifs, à savoir, très concrè- tement, les matériaux linguistiques avec lesquels ils se trouvèrent à opérer. Alors que l'un «rencontra une langue non achevée, il est vrai, mais aux trois-quarts faite, déjà employée par de grands esprits et des poètes célèbres», l'autre «ne trouva rien en arrivant au monde» et fut donc contraint de créer, en même temps qu'une œuvre, une langue toute nouvelle :

La société latine expirée, avait laissé une langue belle, mais d'une beauté morte [...]. La nécessité de s'entendre avait fait naître un idiome vulgaire em- ployé des deux côtés des Alpes du midi, et aux deux versans des Pyrénées orientales. Dante adopta ce bâtard de Rome, que les savans et les hommes du pouvoir dédaignaient de reconnaître ; il le trouva vagabond dans les rues de Florence, nourri au hasard par un peuple républicain, dans toute la rudesse plébéienne et démocratique. Il communiqua au fils de son choix sa virilité, sa simplicité, son indépendance, sa noblesse, sa tristesse, sa sublimité sainte, sa grâce sauvage. Dante tira du néant la parole de son esprit; il donna l'être au verbe de son génie ; il fabriqua lui-même la lyre dont il devait obtenir des sons si beaux, comme ces astronomes qui inventèrent les instrumens avec lesquels ils mesurèrent les cieux. L 'italien et la Divina Commedia jaillirent à la fois de son cerveau ; du même coup l'illustre exilé dota la race humaine d'une langue admirable et d'un poëme immortel. 15

Il est lieu de s'interroger sur les motivations d'un tel changement de perspective, auquel on doit cet éloge à maints égards mémorable du poète florentin. La fréquentation des «italianisants» et des Italiens croisés dans les années trente à l'Abbaye-aux-Bois ou dans les salons de Cristina di Belgiojoso et ď Hortense Allart (Charles-Claude Fauriel, Guillaume Libri, Edgar Quinet, peut-être aussi Charles Didier et Niccolò Tommaseo)

13. Ibid., t. 1, p. 302 («Siècle de Shakespeare»). 14. Ibid., t. 1, p. 89-90 («Suite des trouvères anglo-normands. - Paradis terrestre. - Descente aux enfers»). 15. Ibid., t. 1, p. 252-253 («Que les défauts de Shakespeare tiennent à son siècle. - Langue de Shakespeare. - Langue de Dante»).

67

LITTÉRATURE N° 133 -MARS 2004

This content downloaded from 91.229.229.111 on Mon, 16 Jun 2014 00:03:01 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 6: DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE || Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante

68

LITTÉRATURE N° 133 -MARS 2004

■ DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE

peut certes avoir encouragé une relecture de l'œuvre de Dante, soutenue par les acquis de la critique la plus récente. Mais ce sont là les éléments d'une chronique intellectuelle somme toute contingente, externe à l'acte créateur. Or c'est vers l'œuvre même de Chateaubriand qu'il s'agit désormais de se tourner. Un regard à la chronologie nous apprend qu'au cours des années 1833-1836 le chantier de cette «œuvre-cathédrale» que sont les Mémoires ď outre-tombe avance à plein rythme, ponctué par les célèbres lectures à l'Abbaye-aux-Bois. Dans ce contexte, il n'est pas abusif de penser que l'étude de Dante ait fini par déclencher chez Cha- teaubriand, au-delà de tout prétexte philologique, une réflexion sur sa propre poétique. Ajoutons: sur sa propre poétique et sur sa propre «figure». Le mea-culpa du critique littéraire dénonçant ses bévues de «classiciste» débouche sur un singulier plaidoyer pour la critique «biographique» (à la Sainte-Beuve): «L'école classique, qui ne mêlait pas la vie des auteurs à leurs ouvrages, se privait encore d'un puissant moyen d'appréciation». Or, grâce à ces nouvelles «lunettes», Cha- teaubriand entre soudain en possession d'une «clef» - une parmi d'autres, mais une clef décisive - lui donnant accès au «génie» de Dante: «Le bannissement du Dante donne une clef de son génie: quand on suit le proscrit dans les cloîtres où il demandait la paix ; quand on assiste à la composition de ses poëmes sur les grands chemins, en divers lieux de son exil; quand on entend son dernier soupir s'exhaler en terre étrangère; ne lit-on pas avec plus de charme les belles strophes mélancoliques des Trois destinées de l'homme après sa mort?» 16

On connaît l'urgence du thème de l'exil pour Chateaubriand. Réfugié en Angleterre pendant la Révolution, puis, sous Napoléon, persona non grata courant les mers de la Méditerranée, enfin pèlerin légitimiste à la cour de Charles X à Prague, le vicomte a goûté comme Dante au pain salé de l'exil 17, mais il en a aussi tiré son miel. La figure du «poète exilé» est en effet, au même titre que celle du «poète prisonnier» 18, un avatar du «poète-martyr», voire du «génie rédempteur» tel qu'il se manifeste dans un autre poète italien, le Tasse («Le génie est un Christ...» 19). En mettant l'accent sur le «bannissement du Dante», Cha- teaubriand incorpore le poète florentin dans la pléiade des génies appelés à figurer son propre martyre, son propre «sacre» symbolique. J'en vois une autre preuve dans un passage de Y Essai sur la littérature anglaise , où Dante est à nouveau préféré à Shakespeare, cette fois-ci pour des

16. Ibid., t. 1, p. 240 («Que j'ai mal jugé Shakespeare autrefois. - Faux admirateurs du poète»). 17. F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, édition nouvelle établie d'après l'édition originale et les deux dernières copies du texte par Maurice Levaillant et Georges Moulinier, Paris, Gallimard, coll. Bi- bliothèque de la Pléiade, 1951, t. 1, 1, 4, p. 26, où sont cités les célèbres vers du Paradiso, XVII, 58-65. 18. Voir à ce propos Philippe Berthier, «Les prisons du poète», Europe, n° 775-776, 1993 (numéro Cha- teaubriand édité par Michel Delon), p. 72; ainsi que Jean-Claude Berchet, «L'Europe prisonnière», in Ph. Berthier (éd.), Chateaubriand. Paris - Prague - Venise, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Biaise Pascal, coll. Cahier romantique 7, 2001, p. 21-23. 19. F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. 2, XLI, 2, p. 81 1.

This content downloaded from 91.229.229.111 on Mon, 16 Jun 2014 00:03:01 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 7: DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE || Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante

CHATEAUBRIAND ET DANTE ■

raisons d'ordre éthique, voire politique. Contrairement à Shakespeare, en effet, Dante est au nombre de ces poètes illustres qui se distinguèrent tant par la plume que par l'épée et qui par l'effet de ce double mérite imprimèrent une «dignité» supérieure à leur œuvre littéraire:

Dante était un citoyen illustre et un guerrier vaillant; le Tasse eût été bien placé dans la troupe brillante qui suivait Renaud; Lope et Caldéron portèrent les armes ; Ercilla est à la fois l'Homère et l'Achille de son épopée ; Cervantes et le Camoëns montraient les cicatrices glorieuses de leur courage et de leur in- fortune. Le style de ces poètes- soldats a souvent l'élévation de leur existence: il aurait fallu à Shakespeare une autre carrière ; il est passionné dans ses com- positions, rarement noble: la dignité manque quelquefois à son style, comme elle manque à sa vie. 20

D'un point de vue nobiliaire, Shakespeare est un roturier, Dante un che- valier. Témoin d'une époque heureuse où les nations européennes, et en tout premier lieu la française, se piquaient d'être gouvernées par des princes ou des ministres qui étaient aussi des gens de Lettres, le poète de la Divine Comédie prend donc sa place dans la mythographie du mémorialiste à côté des autres «poètes-soldats» ou «poètes-chevaliers» dont les destinées se reflètent une dernière fois dans celle (malheureuse) de René. De même que Dante (et le Tasse, et Cervantès, etc.), Cha- teaubriand a brandi la plume et l'épée (et la plume comme une épée), avant d'être acculé à l'échec «épocal» d'une forme d'existence qui s'était corrompue sous le règne de Louis XV avant d'être anéantie à jamais par la Révolution21. D'où (procédé typique du vicomte polygraphe) le «recyclage» de ce passage sous des formes plus ou moins variées22, à différents endroits de l'œuvre du polémiste et du mémorialiste: dans Le Congrès de Vérone (1838), puis dans la Préface testamentaire , enfin dans le dernier livre des Mémoires ď outre-tombe - et pas une fois Dante ne manque à l'appel23. 20. F.-R. de Chateaubriand, Essai sur la littérature anglaise, t. 1, p. 309-310 («Poètes et écrivains contem- porains de Shakespeare»). 21. F.-R. de Chateaubriand, Œuvres complètes, Paris, Ladvocat, 1826-1831, t. 4 ( Études ou Discours his- toriques, Préface), p. CXLVIII: «Le règne de Louis XV est l'époque la plus déplorable de notre histoire [...]. La société entière se décomposa: les hommes d'État devinrent des hommes de lettres, les gens de let- tres des hommes d'État, les grands seigneurs des banquiers, les fermiers généraux des grands seigneurs.» 22. On en trouve une première version dans l'essai «Des Lettres et des Gens de Lettres» (mai 1806): «Xénophon et César, génies éminemment littéraires, étoient de grands et intrépides capitaines. Eschyle fit des prodiges de valeur à Salamine ; Socrate ne céda le prix du courage qu'à Alcibiade ; Tibulle étoit distingué dans les légions de Messala ; Pétrone et Sénèque sont célèbres par la fermeté de leur mort. Dans des temps modernes, le Dante vécut au milieu des combats, et le Tasse fut le plus brave des chevaliers» (in F.-R. de Chateaubriand, Œuvres complètes, t. 21, p. 297). 23. F.-R. de Chateaubriand, Congrès de Vérone. Guerre d'Espagne [...], Leipzig-Paris, Brockhaus et Avenarius/Delloye, 1838, t. 2, p. 190 ( Négociations . Colonies espagnoles, III): «On peut être un imbécile en faisant de beaux vers ; on peut être un premier écrivain, un orateur admirable, en gagnant des batailles comme César, en gouvernant un pays comme Cicéron; Solon, l'élégiaque, était un fameux législateur; Thucydide, un général renommé; Dante, un guerrier illustre; Ercylla [s/c], Camoëns furent de braves soldats, etc.»; ainsi que Mémoires d'outre-tombe, t. 2, XLIV, 8, p. 935 (et ibid., t. 1, Préface Testamentaire, p. 1046 ): «Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort; dans l'Italie et l'Espagne de la fin du moyen âge et de la Renaissance, les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, du Tasse, de Camoëns, d'Ercilla, de Cervantès !»

69

LITTÉRATURE N° 133 -MARS 2004

This content downloaded from 91.229.229.111 on Mon, 16 Jun 2014 00:03:01 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 8: DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE || Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante

70

LITTÉRATURE N° 133 -MARS 2004

■ DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE

La France ne veut plus de ces hybrides d'hommes d'État et d'hommes de Lettres, le dernier exemple, écrasant et monstrueux, étant Napoléon: «Les sots de France [...] ne feront point de concessions d'habileté aux Oxenstiern, aux Grotius, aux Frédéric, aux Bacon, aux Thomas Morus, aux Spencer, aux Falckland [sic], aux Clarendon, aux Bolinbrocke [sic], aux Burck [sic] et aux Canning de France. Notre vanité ne reconnaîtra point à un homme, même de génie, deux aptitudes, et la faculté de faire, aussi bien qu'un esprit commun, des choses communes.»24 Dans la tentative pour rémunérer par les Lettres cette perte (définitive) d'emprise sur le réel, Chateaubriand va bâtir sa cathédrale de mots, c'est-à-dire ses Mémoires. Au cours de cette entreprise, quelques-unes parmi les figures de son Moi - Dante, le Tasse, Milton, le cardinal de Retz, Poussin, Bossuet, le duc de Saint-Simon, Rousseau - lui fourni- ront des plans de construction et des charpentes. Voyons maintenant en quelle mesure la Divine Comédie pourrait avoir déterminé l'édification des Mémoires d'outre-tombe.

Chateaubriand nous livre à plusieurs reprises la clef de lecture de son chef-d'œuvre. Ce serait, de son propre aveu, le récit d'un voyage dans le royaume des morts: «A la distance où je suis maintenant de leur apparition, il me semble, que descendu aux Enfers dans ma jeunesse, j'ai un souvenir confus des larves que j'entrevis errantes au bord du Cocyte: elles complètent les songes variés de ma vie, et viennent se faire inscrire sur mes tablettes d'Outre-Tombe.»25 Chateaubriand songe ici aux visions infernales de la Révolution, mais il est certain qu'à ses yeux ses Mémoires se donnaient à voir dans leur ensemble depuis cette perspec- tive «d'outre-tombe». Comme l'a rappelé Jean-Claude Berchet, «le mémorialiste place volontiers son œuvre sous le patronage de Virgile; il la conçoit comme une nouvelle Enéide dont il serait à la fois le héros et le poète. Comme Énée, Chateaubriand a été forcé de quitter sa patrie [...] pour naviguer vers un monde inconnu, après avoir traversé le "fleuve de sang"»26. Et de fait, Chateaubriand se pose d'emblée à la fois comme (le) mort et comme l'auteur des tablettes orphiques qu'il rédige pour soi- même mort, afin de s'orienter dans son voyage dans l'autre monde. Comme Énée il lui faut d'abord cueillir sur les rives de l'Averne le rameau d'or avant de descendre dans le Tartare (Enéide, VI) et d'en faire ensuite le récit comme Virgile:

Comment renouer avec quelque ardeur la narration d'un sujet rempli jadis pour moi de passion et de feu, quand ce ne sont plus des vivants avec qui je

24. F.-R. de Chateaubriand, Congrès de Vérone , t. 2, p. 189. 25. F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. 1, IX, 4, p. 302. 26. F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe précédés de Mémoires de ma vie, Édition critique par Jean-Claude Berchet. Deuxième édition revue et corrigée, Paris, La Pochothèque Le Livre de Poche/ Classiques Garnier, coll. Classiques modernes, 2003-2004 [lre éd., Paris, Garnier, 1989-1998], t. 1, p. LXXXI.

This content downloaded from 91.229.229.111 on Mon, 16 Jun 2014 00:03:01 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 9: DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE || Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante

CHATEAUBRIAND ET DANTE ■

vais m' entretenir, quand il s'agit de réveiller des effigies glacées au fond de l'Éternité, de descendre dans un caveau funèbre pour y jouer à la vie? Ne suis-je pas moi-même quasi-mort? [...] Lorsque je fouille dans mes pensées, il y a des noms, et jusqu'à des personnages, qui échappent à ma mémoire, et cependant ils avaient peut-être fait palpiter mon cœur: vanité de l'homme oubliant et oublié! Il ne suffit pas de dire aux songes, aux amours: «Renaissez!» pour qu'ils renaissent; on ne se peut ouvrir la région des om- bres qu'avec le rameau d'or, et il faut une jeune main pour le cueillir.27

Or la Divine Comédie fournit à Chateaubriand un modèle de réinterpré- tation chrétienne, c'est-à-dire «moderne», du mythe ancien de la descente aux Enfers. Dante, à la fois personnage et poète, avait fait bien avant René le voyage dans l'autre monde, guidé d'abord par Virgile (à travers l'Enfer et le Purgatoire), puis par Béatrice (dans les cieux du Paradis) - tout comme Enée dans le Tartare guidé par la Sibylle. L'on observera dès lors maints exemples de contamination entre la Divine Comédie et YÉnéide (chant VI), voire Y Odyssée (chant XI). Dans les chapitres con- sacrés à la Révolution il est ainsi question de l'Enfer et non pas des Enfers : «Mes jours n'ont été qu'une suite de visions; l'enfer et le ciel se sont continuellement ouverts sous mes pas ou sur ma tête, sans que j'aie eu le temps de sonder leurs ténèbres ou leurs lumières » 28 - glissement non anodin, qui déplace la scène parisienne du Tartare au cœur de la topographie dantesque. Devant le décor infernal des premiers mois de la Terreur, puis des années de l'Empire, le pèlerin voit défiler des person- nages plus au moins célèbres: «De tous les hommes que je rappelle, Danton, Marat, Camille Desmoulins, Fabre ď Eglantine, Robespierre, pas un ne vit. Je les rencontrai un moment sur mon passage...»29; «quelle voix d'en haut les a sommés de comparaître?»30 Certains se pressent autour de lui comme les héros grecs autour d'Ulysse ou les guerriers troyens autour d'Enée - ou encore comme les damnés autour de Dante. Contrairement en effet à ce qui se produit dans YÉnéide et dans Y Odys- sée, dans les Mémoires d'outre-tombe les ombres des morts sont jugées par le pèlerin-poète face au tribunal de l'éternité - comme dans la Divi- ne Comédie . C'est le cas du duc de Rovigo (le colonel Savary), à qui l'on impute la condamnation à mort du duc d'Enghien en mars 1804: «Le Duc de Rovigo, en se frappant à la poitrine, prend son rang dans la procession qui vient se confesser à la tombe.»31 C'est le cas, également, de Talleyrand, évoqué dans la célèbre «vision infernale» et allégorique bras dessus, bras dessous avec Fouché en juin 1815 32, puis cité devant le tribunal divin: «M. de Talleyrand, appelé de longue date au tribunal

27. F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe [éd. Pléiade], t. 1, XIII, 2, p. 436. 28. Ibid., t. 1, XIV, 4, p. 491. 29. Ibid., t. 1, IX, 4, p. 302. 30. Ibid., t. 1, XVI, 3, p. 549. 31. Ibid., t. 1, XVI, 5, p. 554. 32. Ibid., t. 1, XXIII, 20, p. 984.

71

LITTÉRATURE N° 133 -MARS 2004

This content downloaded from 91.229.229.111 on Mon, 16 Jun 2014 00:03:01 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 10: DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE || Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante

72

LITTÉRATURE N° 133 -MARS 2004

■ DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE

d'en haut, était contumax; la mort le cherchait de la part de Dieu, et elle l'a enfin trouvé.»33

Certes non par hasard Chateaubriand définit ses Mémoires comme «mes justices d'outre-tombe»34. Et comme le poète florentin, le mémoria- liste use parfois du châtiment du contrappasso. Voici alors Marat «violé par la Mort» «comme le Péché de Milton»35; voici Danton «attrapé au traquenard qu'il avait tendu», dont le célèbre mot lancé au bourreau lors du supplice («Tu montreras ma tête au peuple; elle en vaut la peine») appelle une interprétation dantesque: «Le chef de Danton demeura aux mains de l'exécuteur, tandis que l'ombre acéphale alla se mêler aux ombres décapitées de ses victimes: c'était encore de l'égalité.»36 Voici le cardinal de Retz (un autre florentin!), véritable fantôme qui hante les Mémoires ď outre-tombe et la Vie de Raneé , puni post mortem du supplice subi dans la vie (non dans l'Enfer) par Ugolin: «En l'exhumant de ses Mémoires , on a trouvé un mort enterré vivant qui s'était dévoré dans son cercueil. » 37 Peine qui désigne ici - par contrappasso - moins la trahison de la patrie que le penchant à la médisance du cardinal, mais qui n'est pas sans renvoyer, dans un jeu troublant de miroirs, au projet même des Mémoires ď outre-tombe, récités eux aussi quodammodo par un «quasi- mort» enterré vivant38.

Tout au long de son voyage, Chateaubriand rend hommage à maints écrivains dans lesquels il reconnaît ses ancêtres et ses compagnons de route: Dante, Montaigne, le Tasse, Shakespeare, Milton, Bossuet, Byron, Pellico - en réitérant délibérément (quoiqu'il en dise39) un rite récurrent dans la Divine Comédie. Dans les Mémoires ď outre-tombe , enfin, deux personnages infernaux se détachent de la foule des ombres: deux hommes à la stature de titans, dont la grandeur héroïque défie tout jugement, fût-il divin; deux personnages qui éveillent dans la mémoire de Chateaubriand des réminiscences dantesques: Mirabeau et Napoléon. Le premier, démon à la fois dantesque et miltonien («lion [...] à tête de chimère»), joue le rôle du gibelin hérétique Farinata degli Uberti (Inf., X), figure emblématique de l'ancienne noblesse florentine dévouée à la patrie et fière de ses traditions courtoises :

Mirabeau, tribun de l'aristocratie, député de la démocratie, avait du Gracchus et du don Juan, du Catilina et du Gusman ď Alfarache, du cardinal de Riche- lieu et du cardinal de Retz, du roué de la Régence et du sauvage de la

33. Ibid., t. 2, XLIII, 8, p. 905. 34. F.-R. de Chateaubriand, Essai sur la littérature anglaise, t. 2, p. 399 («Milton»). 35. F.-R. de Chateaubriand, Mémoires ďoutre-tombe, t. 1, IX, 3, p. 298. 36. Ibid., t. 1, IX, 4, p. 300-301. 37. F.-R. de Chateaubriand, Vie de Raneé, in Œuvres romanesques et voyages, t. 1, p. 1062; voir Inf., XXXII. On peut également songer aux semeurs de discorde du chant XXVIII de l'Enfer, dévorés par un démon. 38. F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. 1, X, 2, p. 343: «déjà mon front se dépouillé; je sens un Ugolin, le temps, penché sur moi qui me ronge le crâne: como 7 pan per fame si manduca». 39. Ibid., t. 2, XXV, 1, p. 3: «Dante a eu seul le droit de s'associer aux grands poètes qu'il rencontre dans les régions d'une autre vie.»

This content downloaded from 91.229.229.111 on Mon, 16 Jun 2014 00:03:01 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 11: DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE || Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante

CHATEAUBRIAND ET DANTE ■

Révolution ; il avait de plus du Mirabeau , famille florentine exilée, qui gardait quelque chose de ces palais armés et de ces grands factieux célébrés par Dante; famille naturalisée française, où l'esprit républicain du moyen âge de l'Italie et l'esprit féodal de notre moyen âge se trouvaient réunis dans une suc- cession d'hommes extraordinaires.40

Napoléon est explicitement comparé à l'un des personnages les plus farouches de l'Enfer. Lors d'une brève entrevue en 1802, il avait longue- ment suivi de son regard impérieux l'auteur du Génie du Christianisme , qui venait de lui être présenté. Dans les Mémoires, le souvenir de cette entrevue appelle une citation de l'Enfer, à savoir la question que Dante pose à Virgile face à un damné qui semble n'avoir cure du feu qui l'enveloppe: «Chi è quel grande, che non par che curi I L'incendio?»41. Virgile répond: «Quei fu l'un dei sette regi I che assiser Tebe, ed ebbe, e par ch'egli abbia I Dio in disdegno, e poco par che il pregi» (Inf., XIV, 68-70) 42. Il s'agit de Capanée, l'un des princes argiens qui menèrent avec Polynice la «guerre des Sept chefs» contre Thèbes, où régnait Eté- ocle. Capanée mourut en escaladant les murs de la ville, frappé de la foudre de Zeus qu'il avait auparavant défié et insulté43. Napoléon, figure à maints égards prométhéenne de l'orgueil impie et du génie, domine l'Enfer de Chateaubriand comme Ulysse l'Enfer de Dante (Inf., XXVI). Sa Vie (six livres au total) se situe au cœur même des Mémoires ď outre- tombe 44 , de telle sorte que toute la vie du Poète finit par se refléter dans l'existence ravageuse de l'Empereur. On a dit à juste titre que «Napoléon obsède Chateaubriand comme une figure de son Double»45. Je dirais que Bonaparte est à la fois le Même et l'Autre de René (et réciproquement). Chateaubriand, «homme aux songes», a été par moments un poète trans- formé en politique46 (et en soldat, et en voyageur); et à l'inverse Napoléon, «homme du bruit», voire «homme fastique»47, un soldat transformé en poète - un «poète en action»48.

L'un et l'autre jouent deux rôles à la fois. Pour ce qui est de Bona- parte, le résultat est troublant. L'« imagination prodigieuse» du poète se mue en histrionisme : «A la fois modèle et copie, personnage réel et acteur représentant ce personnage, Napoléon était son propre mime; il ne

40. Ibid., t. 1, V, 12, p. 175-176. 41. Ibid., t. 1, XIV, 4, p. 492; Dante, Inf., XIV, 46-47 («quel est le grand, qui semble n'avoir cure / de l'in- cendie et gît, dédaigneux et torve», traductions de Jean-Charles Vegliante, Imprimerie Nationale, 1995). 42. Inf., XIV, 68-70 («Celui-là fut l'un des sept monarques / contre Thèbes armés; il eut et semble / avoir Dieu en dédain, et s'en moquer»). La formule n'est pas sans rappeler celle appliquée à Farinata: «come avesse l'inferno in gran dispitto» (Inf., X, 36: «comme s'il avait l'enfer en grand mépris»). 43. Voir Stace, Thébaïde, X, 827 et suiv. 44. Voir F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe précédés de Mémoires de ma vie [éd. Le Livre de Poche], t. 1, Notice des livres XII à XXIV, p. 602. 45. Ibid., t. 1, p. 606-607. 46. À l'instar du cardinal de Retz, qui n'avait été qu'un «romancier transformé en politique» (F.-R. de Cha- teaubriand, Vie de Raneé, in Œuvres romanesques et voyages, t. 1, p. 1062). 47. F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. 2, XXVIII, 1, p. 104. 48. Ibid., t. 1, XXIV, 5, p. 996.

73

LITTÉRATURE N° 133 -MARS 2004

This content downloaded from 91.229.229.111 on Mon, 16 Jun 2014 00:03:01 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 12: DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE || Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante

74

LITTÉRATURE N° 133 -MARS 2004

■ DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE

se serait pas cru un héros s'il ne se fût affublé du costume d'un héros. Cette étrange faiblesse donne à ses étonnantes réalités quelque chose de faux et d'équivoque.» 49 Napoléon était peut-être le faux Napoléon, un acteur jouant Napoléon... Les deux rôles de Chateaubriand, en revanche, sont tous deux fonction d'un projet poétique, dont la structure est fournie précisément par la Divine Comédie. Comme Dante, qui est à la fois le personnage et le poète de la Divine Comédie (et comme Ercilla, «qui est à la fois l'Homère et l'Achille de son épopée»), René est à la fois le personnage (historique) et le poète (la «voix off») des Mémoires d'outre-tombe.

Sur le plan de Y histoire, il reste deux rôles à distribuer: celui de Béatrice et celui de Virgile. L'un échoit de droit à Juliette Récamier50. Quant au second, Marc Fumaroli propose de l'attribuer à Napoléon51. Hypothèse à maints égards séduisante qui me semble toutefois, pour les raisons que je viens d'illustrer, difficilement tenable 52. Ce n'est pas l'Empereur, ce Double inversé du Poète, qui attend René pour le guider dans son voyage outre-tombe, mais la figure par antonomase du poète- martyr, à savoir le Tasse (auquel Napoléon préférait non par hasard l'Arioste53). Dans la nuit du 16 septembre 1833, en attendant près de Pontelagoscuro le bac qui devait l'amener sur la rive droite du Po, Cha- teaubriand note ceci: «La voiture s'arrêta; le postillon appela le bac avec sa trompe. Le silence était complet; seulement, de l'autre côté du fleuve, le hurlement d'un chien et les cascades lointaines d'un triple écho répondaient à son cor; avant-scène de l'empire élyséen du Tasse dans lequel nous allions entrer.»54 Et c'est au couvent de Saint-Onuphre sur le Janicule, où le Tasse avait vécu ses derniers jours et où il avait été inhumé, que Chateaubriand rêvait en 1829 d'achever ses Mémoires:

Si j'ai le bonheur de finir mes jours ici, je me suis arrangé pour avoir à Saint- Onuphre un réduit joignant la chambre où le Tasse expira. Aux moments per- dus de mon ambassade, à la fenêtre de ma cellule, je continuerai mes Mé- moires. Dans un des plus beaux sites de la terre, parmi les orangers et les chênes verts, Rome entière sous mes yeux, chaque matin, en me mettant à l'ouvrage, entre le lit de mort et la tombe du poète, j'invoquerai le génie de la gloire et du malheur. 55

49. Ibid., t. 1, XXIV, 6, p. 1002. 50. Ibid., t. 2, Le livre de venise, 12, p. 1015 : le sculpteur Canova aurait été le premier à reconnaître en Ma- dame Récamier «une vive apparition de Béatrix». 51. Marc Fumaroli, «Le poète et l'Empereur», in F.-R. de Chateaubriand, Vie de Napoléon, Paris, Éditions de Fallois, 1999, p. 16: «Chateaubriand, comme Balzac, n'hésite pas à citer le nom de Dante. Sauf que le Virgile de ce voyage aux Enfers et au Purgatoire n'est pas un antique confrère amical, mais le contemporain capital, le dernier des Césars». 52. Marc Fumaroli ne l'a pas retenue dans le chapitre correspondant de sa grande monographie récemment parue ( Chateaubriand . Poésie et Terreur, Paris, Editions de Fallois, 2003, p. 601-651). 53. F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d'outre -tombe, t. 1, XIX, 5, p. 682. 54. Ibid., t. 2, XLI, 1, p. 799. 55. Ibid., t. 2, XXXI, 13, p. 366.

This content downloaded from 91.229.229.111 on Mon, 16 Jun 2014 00:03:01 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 13: DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE || Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante

CHATEAUBRIAND ET DANTE ■

À Saint-Onuphre, Chateaubriand avait même rêvé d'être enterré: «Quelle charmante solitude! quelle admirable vue! quel bonheur de reposer là entre les fresques du Dominiquin et celles de Léonard de Vinci! Je voudrais y être, je n'ai jamais été plus tenté.»56

Guidé par ce Virgile moderne qu'est le poète de la Jérusalem déli- vrée , René s'apprête donc à achever son voyage dantesque parmi les ombres et à accomplir son propre destin de «génie-rédempteur»: «Le génie est un Christ; méconnu persécuté, battu de verges, couronné d'épines, mis en croix pour et par les hommes, il meurt en leur laissant la lumière et ressuscite adoré. » 57 Contrairement au Dante personnage de la Divine Comédie , René entreprend son voyage dans un état de «mi-mort» qui n'est pas sans rappeler le sort de Merlin58. Mais comme Dante, il décrit une trajectoire ascensionnelle, en spirale: Dante-personnage renaît par son voyage à la vie nouvelle de la foi et de la vérité pour que Dante- poète puisse prendre la relève et composer son œuvre59; René-personnage doit descendre «le crucifix à la main, dans l'éternité»60, pour que René- mémorialiste puisse commencer à réciter dans l'anonymat de la tombe l'épopée de sa vie et de son temps.

56. Ibid., t. 2, XXXI, 5, p. 328. 57. Ibid., t. 2, XLI, 2, p. 811. 58. La forêt de Brocéliande, au fin fond de laquelle l'enchanteur avait été enfermé par Viviane dans une tombe, se trouve précisément, aux dires de Chateaubriand, à deux pas de Combourg. Dans la fontaine Be- renton le jeune René aurait puisé les orages qui devaient l'accompagner toute sa vie durant: «Un charme mal employé fit périr l'enchanteur Merlin dans la forêt de Bréchéliant. Pieux et sincère Breton, je ne place pas Bréchéliant près Quintin comme le veut le roman du Rou ; je tiens Bréchéliant pour Becherel, près de Combourg. Plus heureux que Wace, j'ai vu la fée Morgen [sic] et rencontré Tristan et Yseult; j'ai puisé de l'eau avec ma main dans la fontaine [...], et en jetant cette eau en l'air, j'ai rassemblé les orages : on verra dans mes Mémoires, à quoi ces orages m'ont servi» (F.-R. de Chateaubriand, Essai sur la littérature anglaise, t. 1, p. 81-82 [«Trouvères anglo-normands»] ; voir également Mémoires d'outre-tombe, t. 1,1, 6, p. 41 : «Au douzième siècle, les cantons de Fougères, Rennes, Bécherel, Dinan, Saint-Malo et Dol, étaient occupés par la forêt de Bréchéliant [...]. Wace raconte qu'on y voyait l'homme sauvage, la fontaine de Berenton et un bassin d'or»). Merlin avait été (selon Geoffroy de Montmouth) barde et conseiller des rois d'Angleterre, de même qu'enchanteur, anachorète, précepteur du roi Arthur et «idéologue» de la quête du Graal (selon Robert de Boron): autant d'attributs ou de «figures» que le mémorialiste n'hésite pas à réclamer pour son propre compte (poète, pèlerin, conseiller des derniers Bourbons, précepteur d'Henri V, défenseur de la foi, etc.). 59. Voir Jacqueline Risset, Dante écrivain, Paris, Seuil, 1982, p. 39: «La "traversée" de Dante est voyage fait, né, pour être écrit: ce qui apparaît peut à peu, de façon régulière, scandée, au cours de la Comédie, c'est la mission que signifie ce voyage: et cette mission, c'est son récit. [...] le voyage commence donc en fait avec le retour, avec le moment où le voyage s'écrit, se récite. La fin renvoie au commencement.» 60. F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. 2, XLIV, 9, p. 939.

75

LITTÉRATURE N° 133 - MARS 2004

This content downloaded from 91.229.229.111 on Mon, 16 Jun 2014 00:03:01 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions