David Rabouin-Vivre ici. Spinoza, éthique locale-PUF (2010)

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    MtaphysiqueS

    Collection dirige par

    lie During, Patrice Maniglier,Quentin Meillassoux et David Rabouin

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    David Rabouin

    Vivre iciSpinoza, thique locale

    Presses Universitaires de France

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    ISBN978-2-13-057966-3

    Dpt lgal 1redition : 2010, avril

    Presses Universitaires de France, 20106, avenue Reille, F-75014 Paris

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    His sine dubio mirum videbitur quod hominum vitia etineptias more geometrico tractare aggrediar et certaratione demonstrare velim ea qu rationi repugnare qu-que vana, absurda et horrenda esse clamitant.

    SpinozaEthicaIII, praef.

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    LISTE DES ABRVIATIONS UTILISES

    A :G.W. Leibniz, Smtliche Schriften und Briefe, herausgegeben von derdeutschen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, Reihe 1-7, Darmstadt,Leipzig, Berlin, 1923-AT : uvres de Descartes, publies par C. Adam et P. Tannery, 11vol., nouvelle prsentation en codition avec le CNRS, Paris, Vrin,1964-1974.GP :G.W. Leibniz,Die philosophische Schriften, d. C. Gerhardt, Halle,1875-1889, rd. Hildesheim, New-York, Olms, 1978R :G.W. Leibniz,Recherches gnrales sur lanalyse des notions et desvrits, Vingt-quatre thses mtaphysiques et autres textes logiques etmtaphysiques, textes traduits par E. Catin, L. Clauzade, F. de Buzon,M. Fichant, J.-B. Rauzy et F. Worms, Introduction et notes par J.-B.Rauzy, Paris, P.U.F, 1998, coll. pimthe

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    Avant-propos

    Ctait la fin des annes 1980. Ma conversion la philo-sophie tait toute rcente. Elle ne tenait, pour tout dire, qu unfil. Avec la navet et larrogance propre cet ge, je me plaisaisdailleurs rpter que la philosophie ne mintressait gure.Mais une philosophie, oui, celle que je venais de dcouvriravec enthousiasme dans lthiquede Spinoza. Enfin, une pensequi ne me semblait pas gratuite. Enfin, un systme dont javaislimpression quil pouvait mtre tout simplement utile et qui

    le fut assurment. Jy appris ce qui fait la matire de ce livre : vivre ici . On comprendra plus tard pourquoi je najoute pas,comme on le fait lordinaire : et maintenant .

    Le cours commenait avec un nouveau professeur, dont len-thousiasme transportait une bonne partie dentre nous. Parmi les

    premires choses quelle nous enseigna, je me souviens encoreclairement de ceci : il y a deux sortes de philosophes, ceux quelon garde prs de soi, au chevet de son lit ou dans une pocherserve de sa valise, ceux qui nous suivent partout et auxquelson revient toujours, et puis il y a les autres , ceux que longarde dans un coin de sa bibliothque, pour ltude.

    Dix ans plus tard, il tait clair que Spinoza ne quitterait plus

    la poche rserve de ma valise, o il est dailleurs rest depuis.Javais pass une partie de mes tudes tenter de dmler les filsde lthique. Jeus mme la chance de partager cette passion avecceux qui devinrent alors, et sont rests depuis, mes amis. Monsecret espoir, malgr les sourires de mes camarades scientifiques,tait de trouver une cl qui maurait permis den rassembler les

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    diffrents brins dans le fil dune axiomatique vraiment rigoureuse.Je faisais mes premiers pas mal assurs dans lapprentissage de lalogique et des mathmatiques. Entre autres difficults, je bloquaisvidemment sur lcart qui spare notre rapport ces sciences decelui qui rgnait au temps de Spinoza (ou peut-tre mme dans sonseul esprit, fascin quil tait par lordre des gomtres ). Du

    point de vue de nos axiomatiques modernes, mexpliquaientmes camarades, le systme de Spinoza parat dabord aujourdhui

    comme un vaste (et beau) pome.Au retour dun long voyage, je croisais un autre de mes amis, hglien celui-l. Inquit par ltat malheureux dans lequelil mavait laiss, il ne manqua pas de senqurir de mon spi-nozisme . Jhsitais. Mme si javais du mal ladmettre, mestentatives de formalisation taient plus quinsatisfaisantes. Javaisvaguement russi identifier sous lontologie spinoziste la pr-sence dune structure dordre, dont les effets heuristiques ntaient

    pas sans intrt pour alimenter un travail dexgse. Mais tout celasemblait finalement bien trivial et, surtout, ne permettait nullementdengager un enchanement logique de propositions signifiantes,cest--dire de poursuivre lentreprise, daller plus loin. Pourtant,

    je narrivais pas accepter devoir marrter cet chec. Quelque

    chose devait clocher dans la manire mme dont je my prenais,trop logique, trop formelle.

    Et soudain, devant linjonction rpondre, simposa moi lapossibilit dune solution : tourner, comme souvent, la faiblesseen force, lchec en programme. Tu te souviens que Spinozadit quelque part que les choses sont produites par Dieu avec lamme ncessit quil rsulte de lessence dun triangle que sesangles sont gaux deux droits. Nous savons aujourdhui que cette

    prtendue ncessit dcoule dun choix daxiomes et non dunabsolu fix une fois pour toutes. Dans la gomtrie de Riemann,cette mesure des angles peut mme varier dun point lautre,selon la courbure de lespace. Je crois que jaimerais pouvoir

    tre ce genre de spinoziste l : qui conserve le systme, maisne croit plus lessencedu triangle et labsolue ncessit de lagomtrie . Un spinoziste riemannien, en somme.

    Le but de ce petit livre est de jeter les bases dun tel pro-gramme, dont je commence enfin, quinze ans plus tard, com-

    prendre les ressorts (car ce nest pas une mince affaire de rendre

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    Avant-propos

    la ncessit spinoziste moins absolue et je dois avouer que,pendant longtemps, cette ide qui me charmait me semblait aussintre quune lgante pirouette pour sortir habilement dembar-ras). Il veut reprendre lancien rve dune thique more geome-trico, telle que Spinoza en a lanc le projet en plein cur de la rvolution scientifique . Mais il veut le faire dans un cadre quinest plus celui dune confiance absolue dans lusage des forma-lismes, ni dans la capacit de lhomme dvoiler les lois de

    la nature ou dtenir le secret des lois de la pense (si detelles confiances ont jamais exist ailleurs que dans mes rvesadolescents). Quil se contente de jeter les bases se manifeste la modestie de son but : ma seule ambition est de donner unsens la dfinition des affects (comme variation de la puis-sance dagir ), sur laquelle repose toute lthique spinoziste, etcela sans prsupposer lensemble du systme mtaphysique exposdans les deux premires parties de lthique.

    thique locale ne signifie dabord que cette provocation penser la possibilit dune thique rationnelle et systmatique sansaccepter le point de vue de surplomb, global , que permettaitla douce assurance dun rgime transparent du monde la raison.Au temps de Spinoza, ce rgime avait pour nom gomtrie

    (et cest une des choses que je navais pas bien comprises en metournant trop vite vers la logique) et sa forme gnrale tait celledu postulat dun ordre de la nature transcrit dans une gomtrie dumonde. Nous sommes, quant nous, au temps des gomtrieset dune approche locale de la spatialit, des mcaniques etdu problme de lunit de lantique physis et tout aussi bien des logiques et dune approche plurielle de la rationalit. Maiscette rationalit ny a pourtant rien perdu de sa puissance, bienau contraire. Comment reformuler dans un tel cadre un systmeontologique et thique comme celui quavait Spinoza lesprit ?Est-ce seulement possible sans perdre lessentiel du dispositif ?Telles sont les questions qui dirigent ce livre, dans un projet o

    lontologie est pense selon une inspiration dont je crois quelledirigeait dj aux intentions de mon modle comme taille surmesure pour accompagner la seule question qui vaille au fond : comment vivre ?

    Projet dmesur, sans doute, et dont la maladresse ne mchappepas. Refaire de la mtaphysique, sous sa forme la plus fire, la

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    plus arrogante mme telle quon peut la trouver au dbut delthique. Mais en refaire, pourtant, sans plus croire ce quisoutenait cette fiert laccs labsolu, la substance divineo le discours du philosophe tait cens prendre son dpart pourdplier ensuite devant lui tout lordre de la nature (Substantia

    prior, ce sont les premiers mots de la premire proposition dutrait). Projet dont je suis loin de saisir encore tous les ressorts,ne serait-ce quen raison des limites patentes de mes connaissan-

    ces mathmatiques. Comme le prcise son sous-titre, il ne sagiradailleurs que den tablir quelques lments au sens de sapartie la plus lmentaire et la plus fondamentale. Projet singuliergalement, puisquil ne sagira ni rellement dexgse (je ne pr-tends nullement tre pleinement fidle Spinoza), ni de penser parsoi seul (et dailleurs, que veut dire penser par soi seul ? ) :mon but est de reformuler les bases de lthique spinoziste enlui tant certains de ses postulats et de poursuivre plus avant son

    projet. Mais je ne peux que me rjouir de djouer ainsi les calculsde ceux qui cherchent emprisonner la philosophie dans lune oulautre branche de cette alternative.

    Il tait normal que ce premier essai, encore ttonnant,ft ddi ceux que jai croiss sur cette route et auxquels

    je dois tant, soit dans lordre dapparition : Rene Thomas,Thomas Bnatoul, Philippe Desoche, Elie During, Bernard Pautrat,Lorenzo Vinciguerra, Fabrice Lantri et, plus tard venu,Renaud Chorlay expert s local-global qui a bien voulu cou-ter, avec une oreille bienveillante, mes dlires philosophiques.

    Je mets videmment part celui qui ce livre doit son nom,sa premire et sa dernire impulsion : Patrice Maniglier.

    Et plus part encore, celle qui partage ma vie ici

    Paris, le 20 janvier 2010

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    INCIPIT :

    Descartes en son cabinet

    Qui voit bruler une chandelle et eprouve la chaleur dela flamme, qui luy fait du mal sil ne retire le doigt, nedemandera pas une plus grande certitude pour reglerson action, et si ce songeur ne le faisoit, il se trouveroiteveill. Une telle asseurance nous suffit donc, qui estaussi certaine que le plaisir ou la douleur, deux chosesau del desquelles nous navons aucun interest dans laconnoissance ou existence des choses

    G.W. Leibniz,Nouveaux Essais sur lentendementhumain(GP V, 426)

    [Affectus prior]

    Le philosophe est l, assis prs du feu, dans son confortablefauteuil, le corps apais et lesprit au repos. La bataille peut enfincommencer. Enfin, il peut goter au plaisir tant attendu de sappli-quer srieusement et avec libert dtruire gnralement toutesses anciennes conceptions , mener terme son rve ancien de

    conqute : le monde est lui ou, du moins, le sera ds quil auratrouv le point dArchimde par o le soulever par la pense.La philosophie, disait dj Aristote, nadvient que dans le loi-

    sir. Ses combats ne commencent que lorsque la paix est revenueparmi les hommes, quil ne faut plus soccuper survivre, mais vivre, enfin. De fait, il est des questions quon ne peut gure

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    poser dans laffairement et le tumulte du monde : Que puis-jesavoir ? Sur quel point fixe mappuyer ? Ny aura-t-il rien qui

    puisse chapper au doute, sinon le doute lui-mme, et donc que je pense , et donc que je suis ?, etc. Pice bien connuequon ne rejouera pas ici, sinon pour imaginer un tout autre tour ses trs mtaphysiques mditations.

    Voil, en effet, quune brindille enflamme vient, happe parla colonne dair, tournoyer dans la pice. Elle virevolte, de-ci

    de-l, semble hsiter, remonte, redescend, jusqu se poser sur larobe de notre penseur, qui senflamme. Absorb par ses combatsimaginaires, il a depuis longtemps et rsolument ferm ses sens lextrieur. Rien ne lui parvient plus de ce monde rput illusoire.

    Ni lodeur son nez, ni le crpitement ses oreilles, ni la fume son regard. Mais quune flamme vienne lui lcher les mollets etle voil brutalement sorti de cette dangereuse rverie.

    Chacun sait, depuis Hegel et Bergson, sinon depuis Platon lui-mme, combien il est vain de chercher en philosophie un commen-cement absolu. On ne commence pas nager sur le bord du fleuve.Pas plus ne commence-t-on penser sur le bord du monde. Maisma petite fable na pas seulement pour but de moquer le ridiculede ces commencements absolus en rappelant quel point ils

    sont, en fait, conditionns. Elle voudrait surtout rappeler une deces conditions, que je tiens pour universelle et qui va prsider audroulement de ce livre. On ne pense que plong dans le fleuvedune vie affective, dont il ny a pas moyen de sextraire sansstre donn demble ce que le philosophe prtend avoir juste-ment mis lhorizon de son tude : lataraxie, la paix, labsencede troubles, le rapport stable et calme en face face ltre et au vrai , la libert absolue, qui en dcoule, de jouer loisir avec ses reprsentations. Que le philosophe ne se rende pascompte de ce cercle provient simplement des conditions (souventfictives dailleurs), dans lesquelles il se trouve plac pour avoirle loisir de penser.

    Mme ceux qui sont convaincus, depuis Hraclite, quel tre se refuse au face face et scoule en un incessantdevenir, ont bien d sasseoir dabord sur le bord du fleuve pouren observer lcoulement et le fixer dans cette phrase : toutscoule . Platon lavait bien vu, qui sen autorisait pour soutenirune de ses critiques de lhraclitisme : on ne dit pas ltre est

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    devenir quand on est dans le courant ; on essaye de maintenirla tte hors de leau, dattraper une branche o saccrocher, detrouver une plage o schouer. Cela suffisait ses yeux pourmettre dfinitivement le philosophe de lautre ct , assis sur larive immobile : Suave, mari magno Mais il nest pas sr quilny ait de philosophie quassise sur le bord du monde. Car encorefaudrait-il sassurer quil y a un tel bord, un tel lieu extrieur au tumulte des affects. Cest l lerreur de tous ceux qui croient

    quon peut prendre son dpart dans quelque ide pure .De fait, ces conditions, que stigmatisait bien Hume au titre delarmchair philosophy(et plus tard Bourdieu moquant les illusionsintrinsques de la schol) reposent sur un partage aussi simple etrpandu que trompeur : dun ct, le monde , le sensible ,le flux du devenir, le divers des phnomnes , aussi chaotiquequil plaira au penseur de le dcrire, et de lautre, les ides ,la pense , la conscience , non moins fluctuants sil le veut,mais chacun toujours dj distance lun de lautre, dans unrgime dexprience sagement ordonn par le calme de ltude oude la mditation du moins, dune certaine forme de mditation,que Descartes a si justement nomme mtaphysique . Cette exprience , mme sous sa forme prtendument primitive de

    perception , et prcisment parce quelle suppose le calmeet lapaixde notre esprit, est un artfact trompeur. Elle se donne tousles moyens de manquer une exprience bien plus vidente que le je pense, donc je suis : celle du je suis affect (et

    plus primitivement peut-tre du je souffre par lequel le relse rappelle rgulirement nous dans sa brutale ncessit)1.

    Certes, nous pouvons rver que nous souffrons et il est tentantde mettre laffect sous conditionde la reprsentation, voire duneforme irrductible de connaissance qui en attestera la ralit .Mais il est frappant que la rverie, comme le doute cartsien, ne

    puisse eux-mmes subsister que sous des conditionsbien particu-lires. Que la souffrance que je rve soit trop intense, que la frayeur

    1. Cest dessein que jai choisi un exemple pleinement cartsien : comme lme,en se rendant fort attentive quelque autre chose, peut sempcher dour un petit bruit oude sentir une petite douleur, mais ne peut sempcher en mme faon dour le tonnerre oude sentir le feu qui brle la main, ainsi elle peut aisment surmonter les moindres passions,mais non pas les plus violentes et les plus fortes, sinon aprs que lmotion du sang et desesprits est apaise (Trait des PassionsI, 46).

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    sempare de moi, et me voil rveill, ramen, comme on dit sibien, la ralit . Or, cette ralit nest pas celle dune reprsentation et pas mme de la vie relle laquelle jesuis reconduit lorsque mes sens rcuprent progressivement leur

    pleine capacit. Rien nempcherait encore de croire quun malingnie samuse avec moi en me faisant ainsi voyager dune illusionque jappelle rve une autre que jappelle ralit . Lessceptiques de tous temps ont abondamment us de cet argument

    et je ne vois pas quon puisse sortir de ce jeu de renvoi par desarguments relevant simplement de la connaissance.Mais ce qui vaut comme rel dans notre petite fable nest jus-

    tement pas le sensible , auquel la douleur ramne le rveur ;cest plutt le fait quelle puisse ainsi simposer lui, interrom-

    pre le cours de ses penses pour imposer son rythme et briserl son rve de matrise. Ce rel l simpose que je rvema souffrance ou que je lprouve dans ma chair. Cest de luique je partirai dans ce livre, premire figure de la ncessit au sein de laquelle nous pensons, substance premire de nosvies, substantia prior (in affectionibus consistit). Lordre de la nature , nous navons nul besoin de le driver dune formesouveraine de connaissance qui nous livrerait miraculeusement

    une vue de surplomb sur la totalit du rel (pour autant quunetelle chose ait un sens), il se donne trs directement dans laf-fect en tant quil est quelque chose que nous ne contrlons pas,quelque chose qui peut nous contraindre. Il nen faut pas plus

    pour djouer lide absurde que lhomme serait comme unempire dans un empire .

    Laffect simpose ainsi, avant mme que nous sachions en quoiil consiste, comme attestation de ce rel l : il est des ides quon ne peut mettre distance, des ides qui chappent la suspension du jugement strict envers du geste inaugural car-tsien. Toutes les luttes avec lange se terminent ici : rendu au

    sol, avec la ralit rugueuse treindre. La libert de dtruire

    gnralement toutes ses conceptions ne peut rien contre la des-truction de ma libert par le feu. Aucun doute, aucune poch ne suspendra la souffrance de la flamme qui me lche la jambe.

    ( celui qui nie la ralit du mouvement, il ne faut pasrpondre en se mettant en marche, comme le faisait Diogne, maisen brandissant le tison qui le fera dguerpir).

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    [ Ncessit locale]

    Mais quoi ! La reprsentation nest-elle pas intimement lie la vie de nos affects ? Nous avons cru voir passer quelquundans la pnombre et nous voil emplis dangoisse ; ce ntait

    pourtant que le reflet dune fentre ouverte au loin. Nous avonspens, cinq ou six ans, ne pouvoir tre plus heureux qulouverture de tel cadeau de Nol ; mais cette jubilation taitdj retombe le lendemain (et la suite a montr que cetteimmense joie tait bien peu de choses au regard dautres). Nousavons pleur chaudes larmes la premire fois quil a falluquitter notre famille et nous retrouver seuls au milieu dautresenfants laisss l pour les vacances (mais sommes revenus toutaussi tristes de retrouver ces mmes parents et la douce torpeurde notre existence familiale). Nos affects semblent intimementdpendre des reprsentations qui les accompagnent. Ainsi noustrompons nous rgulirement sur les causes de nos affects,sur leur objet , sur leur valeur ou sur leur impor-

    tance . Mais justement : laffect lui-mme, ds lors quon ledtache de ces reprsentations auxquelles il parat dabord li,est pour sa part indubitable1. Que la reprsentation laquelle iltait attach soit illusoire ou non, nous avons bien ressenti dela peur, de la joie, de la tristesse ou de la rancur et ce senti-ment ne relve en rien de quelque libert jouer avec nosreprsentations. Cest cela mme que nous prouvons quandnous requalifions nos affects.

    Je reviendrai, dans la seconde partie de ce trait, sur lesrapports entre reprsentation et affects, car ils sont assurment

    1. Ce point tait dailleurs pleinement peru par Descartes, qui nhsitait pas le trans-frer la sensation comme telle (par diffrence avec le jugement impliqu dans les actesperceptifs). Le fond de largument anti-cartsien ne porte donc pas dans la querelle sur cequi est clair et distinct , mais sur la place que tiennent les affects par rapport aux repr-sentations (ou, en termes cartsiens, au jugement ) dans lentreprise philosophique.

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    complexes1. Aprs tout, on semble pouvoir douter, dans telle outelle circonstance, non pas seulement de lobjet ou de limpor-tance de notre peur, mais de sa nature elle-mme (avons-nousvraiment eu peur ?). Seul mimporte ici la distinction essentielleentre deux niveaux de rel : lun, quasi naf, qui se donne nous en termes de ce quoi rfrent nos ides, lautre quiest celui de nos ides elles-mmes, en tant quelles relvent dunecertaine logique et cela, mme si elles ne semblent rfrer

    rien et mme si elles ne paraissent pas du tout logiques (ausens o elles se donneraient primitivement nous sous la formede certaines dpendances entre concepts). Ce rapport indubitable, mme laffect, ce rapport une donne qui simpose moi etdont je ne peux pas suspendre lvidence, est au fondement de ladmarche que je voudrais suivre dans ce livre.

    Il poursuit, je crois, une impulsion donne par Spinoza qui,contre Descartes, refusa fermement le postulat dune primaut dela conscience, comme transparence inconditionne de lesprit lui-mme, dont toute thorie philosophique tait suppose dsor-mais partir. Il considra du mme pas quil fallait donc posercomme essence de lhomme rien moins que le dsir lui-mme(et non cette raison dont Descartes pensait quelle distinguait

    proprement les hommes des btes). Cest la premire dfinitiondes affects dans lexpos conclusif de la troisime partie de lthi-que : Cupiditas est ipsa hominis essentia Hypothse curieuse,en apparence, puisquelle semblait alors dlaisser la puret etla primaut du concept , pour se compromettre avec tout cergime de confusion et dindistinction dans lequel se meut notre

    1. Je lisais rcemment un article dfendant lide que la douleur estune reprsentation(le cas de la douleur tant dailleurs plus simple que celui des affects, au sens o lon peutplus facilement donner une traduction objective de la douleur en la dfinissant comme leproposait larticle : proprit dtre, pour un tat corporel, mauvais pour lintgrit physi-que de lorganisme ce qui, remarquons le, suppose que la douleur est toujoursphysique).

    Pour parvenir cette caractrisation reprsentationnelle , lauteur devait prciser quilsagit dune reprsentation non conceptuelle et intrinsquement normative, lie non pas un objet mais un type dexprience. Prcisons donc que jaccorde pleinement quen cesens trs largi, o toute valorisation est immdiatement considre comme reprsentation,il ny a videmment rien hors du rgime de la reprsentation. Cela concorde dailleursavec certains passages de Spinoza sur le fait quune ide a toujours un corrlat intentionnel(sa nature objective dans le vocabulaire de son temps, par diffrence avec sa nature formelle ).

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    vie affective. Mais hypothse dont Spinoza russit montrer,me semble-t-il, quelle ne conduisait pour autant aucune formed irrationalisme .

    Il est un point, en revanche, sur lequel ce livre ne suivra paslimpulsion spinoziste et qui tient la volont de ne pas partirde postulats globaux, comme ceux qui fondent les deux premi-res parties de lthique. Le rel nest pas donn, en effet,chez Spinoza sous la forme locale que je viens desquisser et

    qui se met en place dans la troisimepartie de son livre (avec laposition du dsir comme essence mme de lhomme et plusgnralement de cet effort, ce conatus, pos comme essence detoute chose1) ; il se donne dabord sous la forme majestueusedune substance , absolu divin dont Spinoza entend montrerlunicit et lexpressivit dans les diverses formes de choses existantes qui en sont autant de modifications . Jexpliquerai

    par la suite les raisons qui motivent mon choix. Gardons-en pourlinstant le souhait de veiller reformuler un certain nombre dethses de sorte quelles ne soient pas immdiatement chargesde ces postulations que jappelle globales (sans encore trop

    prciser ce quil faut entendre par l sinon quelles ne sont pas locales ).

    Ainsi en ira-t-il ici de lide de ncessit , dont je vou-drais garder le caractre de norme sans postuler pour autant quecette normativit transcrit ipso facto un rgime gnral dordredes choses la manire du rgime de causalit ou ordre de lanature , que dduit Spinoza de lexpressivit divine au pre-mier livre de lthique(notamment aux propositions 16 et, surtout,282). Laffaire est dimportance : mme ceux qui ne connaissent

    peu prs rien de la pense de Spinoza ont certainement entendudire quelle ressemble une forme radicale de ncessitarisme ,fond sur un ordre causal implacable de la Nature et dont

    1. Leffort par lequel chaque chose sefforce (conatur) persvrer dans son trenest rien dautre que lessence actuelle de cette chose (III, 7).2. Tout singulier, cest--dire toute chose qui est finie et a une existence dtermine,

    ne peut exister ni tre dtermine oprer si elle nest dtermine exister et oprer parune autre cause, laquelle est galement finie et a une existence dtermine ; et nouveaucette cause elle-mme ne peut non plus exister ni tre dtermine oprer sinon par uneautre, qui est elle-mme finie et a une existence dtermine, et sera ainsi dtermine exis-ter et oprer, et ainsi linfini (I, 28).

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    un aspect essentiel est prcisment la contestation de lide de libre-arbitre si fortement mise en avant par Descartes. Il suffitdavoir lu Jacques le Fataliste pour en avoir eu vent Jacques,dont le matre, nous dit Diderot, savait son Spinoza par cur .Or, le ncessitarisme de celui qui sen va rptant tout va ilfallait que cela ft semble bien supposer constitutivement unedcision quant lorganisationglobalede la nature : un rgime decauses senchanant les unes aux autres sans solution de continuit

    et sur laquelle lil de Dieu peut avoir une vue densemble.Jacques le remarque aussitt qui sexclame : Je lai plusieursfois contredit [scil. son matre], mais sans avantage et sans fruit.En effet, que rpliquer celui qui vous dit : Quelle que soit lasomme des lments dont je suis compos, je suis un ; or, unecause une na quun effet ; jai toujours t une cause une ; jenai donc jamais eu quun effet produire ; ma dure nest doncquune suite deffets ncessaires .

    Autant le ncessitarisme du matre est grossier et souvent bienloin du systme dont il prtend sinspirer, autant largument prc-dent semble en parfait accord avec le modle de lthiqueo toutrapport causal est cens pouvoir se rduire une dterminationunivoque. Les rares fois o Spinoza semble dailleurs autoriser

    une multivocit de la cause (au sens encore limit o plusieurscauses pourraient concourir un mme effet), cest pour mieuxla rabattre sur lunit dune seule chose : Par choses sin-

    gulires, jentends des choses qui sont finies et ont une existencedtermine. Que si plusieurs individus concourent une actionde sorte quils soient tous ensemble cause dun seul effet, je lesconsidre tous, sous ce point de vue, comme une seule chosesingulire (II, ax. 7). Ainsi se dplie lordre et la connexiondes choses selon le principe rappel par le matre de Jacques : toute cause un effet, tout effet une cause (ou, tout du moins,une chose singulire qui le cause).

    linverse, je tiendrai que nous navons nul besoin dassocier

    trop vite le ncessitarisme une forme particulire de repr-sentation du monde, elle-mme corrle un certain ordre dela nature o chaque chose singulire est cense prendre sa

    place dans un enchanement de causes parfaitement dtermines.Cest une chose de dire quil y a des enchanements ncessai-res (ce dont nous faisons lexprience dans limpossibilit de

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    mettre nos affects distance), autre chose de dire que tout est soumis des enchanements de ce type et quil faut doncle concevoir comme un ordre global de causes efficientes sen-chanant les unes aux autres. Ce dernier pas est justement celuiquune approche locale ne peut franchir sans prcaution ladifficult provenant non pas de la ncessit elle-mme, nimme du fait quelle vaille partout (universalit), mais deson articulation un tout cens la qualifier et quil faudrait

    donc avoir disposition pour en comprendre la forme1

    . Car lapremire composante de notre accs la ncessit , celle quelon oublie trop souvent danalyser et dont je suis volontaire-ment parti, nest pas celle dun ordre de la nature livr notre regard en consquence dun principe de raison supposconstitutif de notre pense rationnelle. Cest, tout linverse, uneexprience locale : une exprience quon peut faire partout sans savoir rien encore de la manire dont elle sinscrit ou nondans un ordre de la nature .

    La grande erreur de Descartes aura t, pour Spinoza, de postuler,ou de feindre , que lhomme avait sur ses penses un pouvoirabsolu(Scio equidem celeberrimum Cartesium, licet etiam credi-derit mentem in suas actiones absolutam habere potentiam [III,

    Pref.]) postulat qui est tout simplement infond si lon inclut lesaffects dans la pense humaine (comme Descartes le reconnatsans peine dailleurs lorsquil soccupe des passions de lme ).

    1. Afin dviter tout malentendu, prcisons demble quil ny a pas incompatibilitentre localit et universalit (ou loi, ou uniformit), pas plus quil ny a synonymie entreuniversalit et globalit. Lorsque nous achetons de la moquette pour recouvrir le sol dunepice rectangulaire, nous faisons localement (cest--dire au lieu o nous nous trouvons)un certain nombre doprations euclidiennes (nous utilisons une rgle ou un mtre pourmesurer les cts, nous multiplions chaque ct par lautre pour trouver laire). En droit,ceci est vrai en tout pointde notre plante (mme si, dans les faits, il y a videmment toutessortes de lieux, la mer par exemple, o nous nirions pas mettre de la moquette !). Pourtant,nous savons tous galement que cette mesure, bien quuniverselle(elle fonctionne en droit

    partout ), ne vaut que localementet que notre plante nest pas globalementplate. Dsque nous prenons une partie de notre globe suffisamment grande, les aviateurs et les marinsle savent bien, la droite euclidienne nest plusle plus court chemin entre deux pointset les mesures que je faisais dans ma chambre ne sont plus daucune utilit. Il faut suivreles godsiques de la terre et ces godsiques sont courbes. Ainsi une norme peut treuniverselle(au sens de valable en tous points ) sans tre globale(au sens de donnant saforme un tout). Il est essentiel, pour bien entendre le projet de ce livre, de ne pas confondreces deux notions sur lesquelles je reviendrai par la suite.

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    Le doute prtendument radical suppose toujours dj donn ce pouvoir quil laisse en dehors de son emprise : Descartes na

    jamais dout quil pt douter de tout. Il a ainsi pos, antrieure-ment labsolu de la conscience, celui de la (libre) volont (de

    penser). Et Spinoza de conclure, non sans cruaut : par quoi ilna jamais montr que lingniosit de son grand esprit (nihil

    prter magni sui ingenii acumen ostendit). Car le fait est que nosaffects senchanent dune faon qui chappe un libre contrle

    et telle est, bien avant quon sache que deux et deux sont qua-tre , lexprience de la ncessit et du rgime ordinaire descontraintes sous lesquelles se dploie notre pense .

    Certes, il peut paratre dune grande sagesse de toujours veiller,comme le dit Descartes, changer ses dsirs plutt que lordredu monde et dexcepter ainsi la volont des enchanementsde la nature . Ainsi, la vie heureuse serait elle toute dematrise de la volont et de bon usage des jugements surcet ordre de la nature qui scoule implacablement devant nous. Malheureusement, nos dsirs ne sont pas moins du mondeque les objets qui les suscitent. Pas plus quon ne choisit de perdreun proche, pas plus ne choisit-on dtre triste ou daimer le cho-colat. Si nous pouvons contrler nos passions, cest simple-

    ment au sens o nous pouvons (et encore, sous certaines limites)dvelopper par lentranement dautres enchanements affectifs

    comme on dveloppe ses muscles. On apprend, par exemple,lindiffrence ou la matrise de soi . Ce sont ces muscles affectifs que nous prenons la plupart du temps pour de la libertde la volont, parce quils permettent nos dcisions de sex-traire de lordre habituel de notre monde comme lathltevous expliquera que sil court si loin et si vite, cest, bien sr,simple affaire de volont 1.

    Cest ainsi que Descartes dailleurs, qui avait trs tt pris ladcision de btir sur un fonds qui ft tout lui, mit quand mmedix bonnes annes avant de comprendre et encore sous limpul-

    sion du Cardinal de Brulle qui lui fit jurer de sacquitter de sesobligations lgard de la communaut philosophique que sabelle mthode ne lui serait daucune utilit tant quil naurait

    1. La plupart des sagesses sont de tels entranements et nous ne devons pas oublierque le sens originel du mot ascse est tout simplement exercice .

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    pas le loisir et la libert de penser. Sur quoi il rassembla lesconditions ncessaires cette tche (cest--dire dabord quelqueargent, dont il ntait pas dpourvu) et sen fut en Hollande o il

    put enfin sadonner librement ses trs mtaphysiques mdi-tations. Affaire de libert de volont et de dcision vousdit-on ! quoi je prfre rpondre quon peut peut-tre choisir desenfuir dans un autre pays, senfermer dans un couvent ou dansune bibliothque, mais quon ne choisit pas de souffrir (sinon,

    bien sr, par espoir dune satisfaction suprieure) et pas plus defuir la souffrance, et pas plus dailleurs de ressentir de la colre,de la gratitude, de la jalousie, de lenvie, du contentement, etc.Sil y a un absolu chercher, on le trouvera l, bien plus que duct de notre volont, qui ny peut mais.

    Or, cet absolu se donne localement et napparat commecontrainte extrieure et transcendante que dans le rgime de lareprsentation (ce que Freud appelait principe de ralit , paropposition au principe de plaisir ). proprement parler, elleest tout aussi bien intrinsque au fonctionnement de notre dsir,dont elle figure un fonctionnement ou une loi fondamentale.Ce point jouera un rle essentiel dans la tentative de formuler unegomtrie intrinsque du dsir. Dans limmdiat, il nous donne

    une prise sur ce rel dont il faut partir et qui offre dailleurschez Spinoza le modle du fonctionnement de toute essence (comme conatus, effort pour persvrer dans ltre , dont uneconsquence immdiate est le refus ici et maintenant de sa

    propre destruction que nous le voulions ou non1). Convenonsdonc dappeler rel , la collection de ces bouts de rels donnslocalement dans lexprience du dsir comme ncessit (au senso le dsir est quelque chose qui ne se suspend pas et contraintautant quil est contraint).

    Ainsi, je tiendrai que nous navons pas accs la nces-sit parce que nous connaissons la loi de la chute des graves,la dmonstration de linfinit des nombres premiers, la rgle du

    1. On peut certainement vouloir sa destruction, au sens o lon peut jouer aveccette reprsentation et mme en faire le moteur apparent dune action. Mais on ne peut pasdsirer sa destruction. Cest toujours autre chose quon dsire (par exemple chapper unedouleur insupportable) et pour laquelle la prtendue reprsentation de la destruction sert demoyen.

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    modus ponens ou la squence des nuclotides qui forment lADNde la bactrie Escherichia coli. La plupart des tres qui viventsur notre plante nont dailleurs strictement aucune ide de ceque tout cela veut dire et je ne crois pas quil fasse moins lex-

    prience de la ncessit que nous ou que leur exprience soit lemoins du monde trompeuse. Cest mme linverse qui me semblevrai : nous donnons une signification lide de ncessit (par exemple celle dune dmonstration mathmatique, celle de

    lois , de dterminisme ) partirdune exprience affectivepremire qui est celle de la contrainte(et cest bien pourquoi les lois peuvent prendre des formes si diverses source inpui-sable de perplexit pour nos modernes pistmologues ). Cettecontrainte peut se donner extrieurement nous (comme dans lecas des lois humaines ou des lois de la nature ) ou venirde lintrieur (comme dans le refus de la souffrance gratuite ),cela ne change finalement rien sa forme.

    ** *

    [Lapproche intrinsque]

    Une contrainte, quelle provienne dun tiers ou non, est dabordune force sopposant un dsir, ou plus simplement, linflchis-

    sant : loi de la nature ou loi des hommes, cela importe peu danscette exprience que je considre comme premire. Il est dailleursfrappant que la physis grecque, sur laquelle les philosophes onttant glos, se soit dabord dessine non pas tant comme objetdtude (la Nature , comme on dira plus tard), que commeun type de contrainte (le naturel ) dont on se demandait dansquelle mesure il fallait le distinguer dun autre type de contrainte :la convention, la loi des hommes (nomos)1.

    1. Il est non moins frappant que la dmonstration mathmatique se soit impose dansce contexte comme un trange troisime terme, sorte de solution intermdiaire entre cequi relve de la convention et ce qui relve du naturel . Il faudra y revenir puisqueSpinoza voyait, lui aussi, dans ce troisime type rien moins que lmergence dune nouvelle norme du vrai , manire pour lhomme de se rapproprier sa libert entre larbitraireapparent du nomoset limplacable dploiement de laphysis.

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    Mais nest-ce pas, nouveau, un point o la reprsentationviendra quand mme toujours, au bout du compte, djouer le

    primat suppos de laffect ? Car comment distinguer sans cetteaide ce qui relve de la volont dautrui et ce qui relve dela ncessit naturelle ? Nest-ce pas l, prcisment, que se

    joue lopposition de la physis au nomos ? Nest-ce pas l quilnous faudra demble dcider pour dterminer si nous acceptonsou non la rationalit scientifique moderne, celle-l mme qui

    entend tudier et dcrire ce rgime rellement ncessaire dela physis? Le point sur lequel je voudrais insister est que cettereprsentation nadviendra, en tout tat de cause, que postrieu-rement notre exprience affective et non comme sa cause. Ilny a pas, au niveau de la reprsentation elle-mme, de cri-tre de dmarcation clair entre ces diffrents rgimes et cest

    bien pourquoi elle autorise les variations les plus grandes. Onpeut bien, par exemple, considrer qu peu prs tout ce quiarrive est le fruit de lintention dun ou plusieurs autres cequAuguste Comte appelait ftichisme et qui subsiste for-tement dans la plupart des croyances religieuses et des mythes.On peut, linverse, considrer qu peu prs tout ce qui arriveest le fruit dun enchanement naturel (y compris tout ce

    qui ressemble de prs ou de loin de la volont ). Cesdistinctions ne sont nullement, comme le pensaient les posi-tivistes , affaire dattachement ou non la rationalit scientifique : Malebranche, pourtant fortement pris du modlescientifique moderne, considrait ainsi que toutes les actions cau-sales taient ultimement fondes sur des actes singuliers de lavolont divine. Nimporte quelle thorie scientifique peut, parce moyen, se trouver secrtement redouble par un rgime devolont souterraine et je ne vois pas ce qui pourrait falsifier une telle croyance puisquelle laisse les thories scientifiques enltat1. Inversement, il nest que de penser certaines formes de taosme pour se convaincre que refus de la libre volont et

    naturalisation des processus peuvent parfaitement sintgrer

    1. On peut tout juste y opposer un principe dconomie ontologique ( rasoir dOc-kham ), lui-mme contredit en de nombreux points de nos difices scientifiques (cest toutle problme contre lequel se battent les modernes nominalistes ).

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    un systme de croyances fondamentales sans que la sciencemoderne ne sen mle.

    Entre ces ples sordonne la diversit des systmes de repr-sentations humains1. mon sens, choisir lune ou lautre inter-

    prtation comme base est affaire de croyance fondamentale et onny trouvera jamais de quoi fonder le projet dune thique ration-nelle. Car ce qui sy trouve duniversel nest pas chercher dansle contenu de ces croyances, mais dans leur structure. Ceci est

    videmment essentiel pour soustraire Spinoza ce quoi il sem-ble dabord le plus li : le naturalisme , lide que lhommepourrait dtenir le secret de lois de la nature transparentes la raison et que tout ce qui lui advient devrait tre expliqu parson insertion dans cet ordre de la Nature.

    Mais, objectera-t-on, ne croyez pas que vous allez vous ensortir si bon compte : car vous-mme, do nous parlez-voussinon de lintrieur dun systme de reprsentation ? Ces beauxdiscours sur laffect comme exprience premire, cest toujoursde seconde main quils nous parviennent : du point de vue de lareprsentation des affects, justement. Il ne suffira donc pas dor-donner les systmes de reprsentations et dindiquer leur variabi-lit pour avoir assur le primat de laffect sur la reprsentation.

    Encore faudra-t-il justifier le privilge dunpoint de vue sur laf-fect (celui qui, toujours, finit par ordonner les reprsentations),apparemment dpendant dunde ces systmes de reprsentation et,

    par l mme, dune forme privilgie et premire de connaissance(celle de lanthropologue ou celle du philosophe qui classe lesdiffrentes formes de reprsentation). Nest-ce pas l que sintro-duit toujours en sous-main un regard de surplomb, toujours dj

    postul par la manire dont le penseur rige sa vise en pointde vue universel ? Nest-ce pas ce quoi je serai moi-mmerduit en posant une structure affective universelle sous-jacente la variation des reprsentations ?

    cette question, il ny a pas, me semble-t-il, de rponse de

    principe. Nous dpendons videmment de systmes de reprsenta-tions donns et une question fondamentale est de savoir commentnous pouvons exprimer, de lintrieur de ces systmes, une forme

    1. P. Descola,Par-del nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

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    duniversalit. Je reviendrai plus en dtail sur les conditions decette expression de la structure partir de la variation des repr-sentations dans la seconde partie de ce livre. Au moins peut-ontroquer demble le postulat naf duniversalit du systme dereprsentation dont nous partons, par celui dune forme de com-munaut entre ces systmes, qui se manifestent dans la possibi-lit de les faire communiquer entre eux, y compris dans lesincomprhensions et les trangets multiples qui se manifestent

    dans ces tentatives de traduction. Communication difficile, cer-tes, mais qui est le seul universel qui nous soit vraiment donn,manire pour nous autres hommes de faire du commun . Si telest le cas, cest donc dabord dans la manire dont seront dcritsles affects que sattestera ou non la possibilit de sexprimerdans dautres systmes de reprsentations (et non dans quelques

    postulats thoriques garantissant ipso facto son universalit). Laforce de Spinoza est prcisment mes yeux, non pas tant davoirdonn une dfinition universelle des affects (au sens naf o elle

    pourrait, voire devrait, tre reconnue comme telle par nimportequel individu vivant sur cette plante), que davoir rendu possibleune forme de communication que seule permet une dfini-tion intrinsque des affects une dfinition, pourrait-on dire en

    premire approche, qui est facile traduire dans nimporte quelsystme de reprsentation, pour une raison simple et fondamen-tale : elle ne dpend pas a priori du systme de reprsentationdans lequel elle a t primitivement conue.

    Que la dpression ne soit pas un affect universel, la foisparce quil na pas toujours exist dans lhistoire et parce quilsemble tranger certaines cultures, voil ce quun spinoziste nedevrait avoir aucun mal accepter. Un affect, jy reviendrai lon-guement, nest justement pas aux yeux de Spinoza quelque chosequon peut dfinir simplement par rapport un contexte extrieur(que ce soit en termes dobjets ou de valeurs). Il doit tre pensen termes intrinsques de variation de ce que Spinoza appelle dun

    nom quelque peu mystrieux : la puissance dagir (potentiaagendi). Que cette variation soit ensuite interprte au moyen denuances trs diffrentes selon les cultures ou les poques, voilqui gnera certainement celui qui est parti des reprsentations danssa dfinition des affects, mais qui nest, en fait, quun faux-pro-

    blme, un problme cr par la dfinition elle-mme : lapproche

  • 7/24/2019 David Rabouin-Vivre ici. Spinoza, thique locale-PUF (2010)

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    intrinsque nous permet justement dapprhender lautre affect (oulaffect de lautre) comme une certaine variante (ici de tris-tesse ). Et cest dailleurs la chose la plus naturelle qui soit :

    peut-tre ne connaissez-vous pas la dpression , mais vousconnaissez certainement la tristesse et vous savez, jy reviendrai,quil y a des tristesses plus ou moins grandes . Cela suffit pourque nous puissions nous comprendre.

    Peu importe alors si cette exprience se fait sous le mode dun

    parallle ou dun contraste : que lautre ait des tristesses radica-lement autres, cela ne doit pas nous surprendre, ni nous gnertant que nous pouvons les reconnatre comme telles : cela signifiesimplement que nous reconnaissons la tristesse comme sexpri-mant dans un systme de reprsentation que nous ne comprenons

    pas (et donc, conformment lintuition de Spinoza, que luneest indpendante de lautre). On na dailleurs gure besoin dequitter le pas de sa maison pour constater que son chien peut tre triste et sans avoir, pour autant, le doter aussitt de toutessortes de reprsentations, qui nont jamais travers son cerveaucanin ( le sentiment de la perte , le deuil , etc.). Et lon na

    pas fini, je crois, de mditer cette profonde maxime clinienne : Lamour, cest linfini la porte des caniches .

    En sengageant dans la voie dune dfinition intrinsque desaffects, Spinoza satisfaisait un point nodal dans tout projet dthi-que rationnelle : poser quil y a une structure affective qui, elle,est universelle, que cette structure est explicable, et cela, malgrla diversit vidente des rgimes de reprsentations1. Mais en ce

    point se dessinait galement une autre ligne importante de par-tage : car la plupart des thiques rationnelles prfrent justement,

    par manire de conjuration (du spectre du relativisme ), dnierou ngliger la variabilit des reprsentations au profit de luniver-

    salit. La force du point de vue intrinsque en thique est prci-sment de tenir la fois les deux exigences (structure universelleet variabilit des reprsentations). Elle le peut parce quau lieu

    1. Y compris, jy reviendrai, des reprsentations des affects eux-mmes ! On peut, eneffet, soutenir que le dsir humain est une donne universelle (au sens de luniversel localque jai esquiss dans la note p. 19) sans avoir tenir galement que ses reprsentations sontles mmes dans toutes les cultures (ce qui serait videmment faux). Il en va de mme de lacolre, de la joie, etc.

  • 7/24/2019 David Rabouin-Vivre ici. Spinoza, thique locale-PUF (2010)

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    de substituer lespace dform de nos reprsentations (dformcar variable, ds le niveau de lindividu) un espace plat et norm

    globalement (par des systmes d objets et de valeurs ) elleentend expliquer la variation elle-mme partir de linstancegntique dune norme donne localement (mais valant partout).La chose nest pas facile entendre, je le conois, et cest prci-sment le but de ce petit livre den lucider les ressorts.

    ** *

    [Une logique des affects ?]

    Spinoza va beaucoup plus loin, cependant, que de simplementproposer une dfinition intrinsque des affects. Il dveloppe partir delle une logique, dont le modle lui semble devoir tretrouv dans la gomtrie et qui forme le cur de son thiqueordine geometrico demonstrata. Cest mme ce qui fait une desoriginalits de son projet dans lhistoire de la philosophie et,comme jaurais loccasion de lexpliquer la fin de ce livre, levrai ressort de sa caractrisation du bien vivre . Il est donc un

    autre aspect de la rponse notre question, qui rejoint la maniredont le discours mathmatique a pu venir se loger en tiers dansla tension entre nomos etphysis, entre contrainte humaine etcontrainte naturelle , pour servir de support un autre type denormativit. Or, en ce point, la justification parat beaucoup plusdifficile produire. Elle semble supposer de postuler demblela valeur universelle de la rationalit mathmatique nos beauxdiscours sur le primat de laffect trouvant donc ici leur limite defait. Lessentiel de la premire partie de ce livre sera consacr mettre en place les lments justifiant de reconduire aujourdhuicette autre dimension du projet, la plus difficile soutenir et la

    plus insense en apparence : celle dun discours thique dvelopp

    selon une forme de rationalit bien particulire, la maniredes gomtres .Pour dire demble vers quoi tendront ces dveloppements et

    comment ce livre y trouve une de ces sources : il y a, monsens, une tension irrsolue chez Spinoza, qui explique lembar-ras de ceux qui entendent poursuivre son projet dthique more

  • 7/24/2019 David Rabouin-Vivre ici. Spinoza, thique locale-PUF (2010)

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    geometrico (la plupart des spinozistes modernes abandonnant enfait, tout simplement, la pratique de lordre gomtrique, sauf rpter avec application lenchanement des propositions de leurmatre1). Cette tension apparat dans le conflit entre la volont dedonner une dfinition intrinsque des affects, que je viens de rap-

    peler et qui fait une des forces du projet, et lincapacit o se trou-vait Spinoza de proposer une conception rellement intrinsque etgntique de ce dont il avait pourtant fait son modle logique : la

    gomtrie. Le dveloppement moderne dune approche intrinsqueen gomtrie nous offre donc la possibilit de sortir de limpasse osemblait nous plonger le recours lordre des gomtres : elle

    permet de proposer une forme de rationalit commune pour lespaceet pour les affects.

    Or, un tel dveloppement ntait pas simplement affaire derhtorique bien rgle, il tait exig par lontologiede Spinoza et

    par ce quon y dsigne parfois sous lide dun paralllisme entre pense et tendue. Si en effet, comme le soutient la fameuse

    proposition 7 de la deuxime partie de lthique, la pense etltendue sont deux faces dune mme ralit o se dploie un seulet mme ordre des choses (ide que je tenterai mon tour dedfendre dans la section suivante), il en dcoule naturellement que

    tout enchanement dides doit correspondre un enchanementdentits spatiales. Une logique intrinsque des affects (commeides des affections du corps) appelle donc immdiatement unelogique intrinsque de lespace. Spinoza a dailleurs lui-mmetrs fortement insist sur ce point au titre de ce quon appelle

    parfois les dfinitions gntiques , jy reviendrai. Or lor-dre des gomtres qui valait lpoque classique ne permettait

    pas de dvelopper une telle logique autrement que sous formeprogrammatique. Cest toute lide de ce livre que nous avonsaujourdhui disposition dautres outils qui permettent de penserune meilleure adhrence entre les deux types dintrinsquit et o

    peut slaborer une autre logique des affects (ou thique ) la

    1. Une exception notable : F. Barbaras, Spinoza. La science mathmatique du salut,Paris, CNRS-ditions, 2007. Pour lever la tension que jvoque, F. Barbaras est conduite une lecture aussi stimulante que discutable de la mathmatique spinoziste comme profon-dment cartsienne, voire diffrentielle. Comme on le verra par la suite, je ne pense pas queSpinoza ait eu de tels modles lesprit et cest prcisment en ce point que mon cheminscartera du sien.

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    29Descartes en son cabinet

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    fois fidle lesprit de Spinoza et en mme temps assez diffrentede celle quil avait propose.

    Une telle exigence, jen ai bien conscience, parat dabord sau-grenue : dune part, elle semble supposer quelque chose commeune modlisation mathmatique de la vie affective quon peut bienexcuser chez les grands hros de la rvolution scientifique ,mais dont on ne voit pas aujourdhui ni ce quelle pourrait tre,ni en quoi elle pourrait nous tre utile ; dautre part, elle est

    appuye sur un modle (celui de laxiomatique euclidienne) quine vaut plus aujourdhui comme idal de rigueur logique . cette double objection, jentreprendrai de rpondre tout dabordque le projet spinoziste na jamais t de mathmatisation(il suffitdouvrir lthiquepour sen rendre compte), mais tout aussi bienque le modle euclidien nest pas non plus ses yeux un ordre

    formel (ceci paratra moins vident celui qui a suivi certainsde ses enchanements et cest pourquoi je my attarderai dans leschapitres qui suivent). En ce point nouveau, un projet spino-ziste se dmarque demble dautres formes modernes dthiquerationnelle qui, lorsquelle se rfre la norme mathmatique,le font gnralement sous le registre de la modlisation (et donc

    de la naturalisation ) ou de la logique formelle (et doncdun certain primat du langage comme cadre suppos naturel de la pense).

    Au fur et mesure que le projet de ce livre avanait, cettepartie traitant du sens que pouvait avoir aujourdhui lancienneinjonction suivre lordre des gomtres a fini par prendredes proportions de plus en plus grandes. Je men suis dabordinquit, craignant que le lecteur, cherchant dans ces lmentsdthique quelques rgles de vie, ne fuie devant de tels prlimi-naires sur le rle des mathmatiques et les rapports complexesentre espace et pense. Puis je me suis convaincu que cette

    partie tait prcisment ce qui manquait le plus aux modernes

    tentatives (il en existe beaucoup !) pour donner une actualit auprojet spinoziste. Lide de Spinoza, aprs tout, tait que lexer-cice du penser gomtrique tait partie intgrantede lexercicethique et donnait sa forme toute ontologie. On ne peut donc

    pas se contenter de rpter avec application un certain nombrede ses thses en les coupant de la pratique dans lesquelles

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    elle trouvait, ses yeux, leur sens. Spinoza est dailleurs pourle moins avare de rgles de vie livrer toutes cuites dansla bouche de son lecteur1et ne cesse, jusqu la dernire propo-sition, de lappeler plutt au travail travail dont on est censapprendre les rudiments en suivant patiemment lenchanement gomtrique des propositions. Lui aussi fit dailleurs lex-

    prience que ce qui ne devait tre quune partie introductive lthique finit par y prendre une place si grande quelle en

    constitua finalement les deux premires parties. Je ne pouvaisdonc que me rjouir quil marrivt la mme msaventure.

    1. Lorsquil en formule, dailleurs, cest souvent pour nous assner quelques trivialits,dont je ne sache pas que les modernes spinozistes sy sentent tenus. Ainsi en ce quiconcerne le mariage, il est certain quil est en accord avec la raison, si le seul dsir dunioncorporelle ne nat pas de la seule forme, mais de lamour dengendrer des enfants et de lesduquer avec sagesse .

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    CHAPITRE II

    Construire, dit-il

    SECTION 1. QUEST-CE QUUN AFFECT ?

    Passons rapidement en revue certaines de nos passions les pluscommunes : la colre, lambition, lavarice, la jalousie, lorgueil,la gourmandise, la rancur, lamour, etc. Chacun de ces affectsest attach un objet qui nous apparat comme sa cause et luiest li si intimement quil lui donne mme souvent son nom 1. On

    nprouve pas de jalousie pour largent, ni davarice pour sa femme.Mme la rancur ou la colre, dont lobjet parat plus indtermin,se conoivent difficilement sans objet. Une passion sans objet ,cest un mouvement de folie, un sentiment excessif et, esprons le

    pour celui qui le subit, passager. Pourtant, la dfinition spinozistedes affects ne fait de cet objet et de cette cause nulle men-tion : Par affect, jentends les affections dun corps par lesquellesla puissance dagir de ce corps est augmente ou diminue, aideou empche, et en mme temps les ides de ces affections (Peraffectum intelligo corporis affectiones quibus ipsius corporis agendi

    1. Le mot objet est polysmique et prsente linconvnient dorienter trop vite leregard vers des entits msoscopiques perues. Dans ce qui suit, je le prendrai toujours ausens gnral o quelque chose peut tre objet de dsir. Un objet daffect peut donctre particulier (jaime la tarte au citron que fabrique ce boulanger), gnrique (jaime lestartes au citron) ou mme plus abstrait (jaime la bonne nourriture ou jaime le pouvoir). Onpeut galement aimer le souffle du vent sur son visage, le temps qui passe ou le moment sin-gulier o une particule lmentaire en frappe, sur lcran que nous observons la recherchede quelque corrlation, une autre.

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    potentia augetur vel minuitur, juvatur vel coercetur et simul harumaffectionum ideas).

    Cet oubli dlibr de lobjet et de la cause (apparente) delaffect constitue mon sens le geste le plus radical de lthiquespinoziste et, je ne craindrais pas de le dire, un des gestes les

    plus importants qui ait t propos en thique depuis lAntiquit1.Il y ouvrait, en effet, une voie tout fait nouvelle : la possibilitdune caractrisation que jappellerai intrinsquedes affects. Sous

    ce point de vue, Spinoza tient dans lhistoire de la philosophieune position qui me semble comparable, toutes choses gales parailleurs, celle que tient Gauss dans lhistoire de la gomtrie.Gauss lui aussi, et lui aussi dans le prolongement et la contestationdune voie ouverte par Descartes, avait propos de caractriserles courbes gomtriques de manire intrinsque intrinsque voulant simplement dire ce point quon entend dcrire lobjetdtude sans le considrer comme toujours dj plong dans unespace ambiant qui servirait de cadre pour le penser. En refusantcette stratgie de dtour par lextrieur, on se prive alors dunoutil extrmement puissant qui est la possibilit de reprer lobjet quon tudie dans un systme de rfrence. La gageure deGauss fut de dmontrer quon pouvait obtenir des informations

    parfaitement quivalentes en se plaant ainsi lintrieur delobjet (cest ce qutablit son clbre theorema egregium). Lagageure de Spinoza fut de montrer quon pouvait difier une thi-que en tous points semblable aux morales traditionnelles et,en fait, bien des gards trs proche de celle que prnaient sesamis chrtiens sans glise tout en se dispensant de toutrecours des valeurs poses comme cadre de rfrence extrieuret pralable aux dsirs des hommes. Mais comme dans le cas deGauss, cette voie dbordait immdiatement la simple possibilit de

    1. Dun point de vue spinoziste, jy reviendrai, il ny a videmment aucun sens dire

    quun objet matriel peut causer un affect et il faut dire plutt quun affect est un certainrapport entre corps, dont jai une ide. cause de la conformation de notre corps, il ne nousest gnralement pas possible de savoir exactement ce qui relve de notre propre corps etdu corps extrieur qui semble laffecter. Lorsque le feu me brle, jai tendance y voir la cause de ma souffrance, alors quil nest que le point de dpart dune chane de ractionscorporelles complexes. On sen convainc facilement en se rappelant quil y a des personnesqui sont dpourvues du sentiment de souffrance ( asymbolie ) alors mme que leurcorps subit sa surface les mmes affections que les autres.

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    reproduire de lintrieur des rsultats connus : elle changeaitradicalement lapproche des objets gomtriques eux-mmes etlhorizon de leur tude.

    Autant Spinoza parat avoir encore sacrifi beaucoup lidedune primaut de la substance (et donc de lextensio) sur le modedans sa mtaphysique, autant il semble ainsi avoir russi pro-

    poser en thique une caractrisation des affects qui ne supposaitdonn aucun cadre pralable. Certes, on a beaucoup glos sur le

    fait que le rapport de la substance aux modes est de lordre de ceque Spinoza nomme une causalit immanente cest--direque la substance nest, au bout du compte, rien dautre que ledploiement de ses modifications (Deus est omnium rerum causaimmanens, non vero transiensI, 18). Mais ce geste dinspirationnominaliste nest pas suffisant mettre le mode et la substanceexactement sur le mme pied, ds lors que lorganisation imma-nente des choses se trouvea priori rglesur un rgime supposunivoque de causalit ou ordre de la nature . Tout le problmeest prcisment l : pourquoi la substance ne sexprimerait-elle

    pas selon une multiplicit non ordonne dordres de la nature ?Pourquoi toutes les modifications viendraient-elles sagementse ranger dans un seul ordre de causes ?

    La tension entre ces deux orientations est, mon sens, unedes cls de la rinterprtation du spinozisme engage depuis lafin des annes 1960. Elle a conduit nombre de commentateurs vouloir repenser la mtaphysique partir de lthique ou de la

    physique spinoziste (donnant lieu ce que nos cousins dAmri-que appellent cum grano salis TheNew Spinoza , traduisons :le nospinozisme , comme on parle de noplatonisme ) 1.La substance ou la nature se voyait ainsi requalifiecomme simple lieu de rencontres ou de chocs 2, dont la

    1. The New Spinoza, ed. Warren Montag and Ted Stolze, Minneapolis, University of

    Minnesota Press, 1997. La solution la plus radicale au dilemme a t celle de Negri qui atout simplement propos de se dbarrasser des deux premires parties et de faire commencerla vraie ontologie de Spinoza dans la troisime. Une solution plus modre, reprsentepar les interprtations de Deleuze et Matheron, consistait repenser la substance partirdune physique et dune thique des chocs et des rencontres, la substance divine devenantainsi le medium deffectuation de ces modifications. Dans toutes ces interprtations, onessayait de rinterprter les postulats globaux en termes de fonctionnements locaux.

    2. G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981.

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    vraie configuration se donnait mme lthique ou la physique,la causalit se trouvant alors rinterprte, plus ou moins explici-tement, en termes de causalit structurale ctait lpoque cest--dire prcisment ce que Spinoza semble entendre par le faitque Dieu est cause immanente de toutes choses. Dans cetteinterprtation, le cur de lontologie spinoziste nest plus lordredes causes donn dans la premire partie par la rationalit int-grale du rel (et le principium rationisqui laccompagne), mais le

    fameux conatus, leffort par lequel chaque chose se trouve dfinieau livre III en tant que persvrance dans son tre. L ordre dela nature nest plus alors que le rgime gnral de rencontreentre ces efforts singuliers pour persvrer dans ltre ; il nest

    plus quun vaste champ de forces, plus ou moins chaotique.Comme jai essay de lexpliquer dans la premire partie de ce

    livre, mme si je me situe dans cette tradition, je ne crois pas quecette voie soit parfaitement satisfaisante. La raison en est simple :elle sous-estime le rle des hypothses globales dans la construc-tion du systme, commencer par cette ide essentielle quil ya chez Spinoza un vrai ordre des choses , expos dans des

    propositions comme I, 28, o chaque chose prend une place parfaitement dtermine, une puissance situe dans le rseau

    des rencontres. Or cest un acquis dont nous avons besoin pourdfinir les affects comme variation de la puissance et quilnest donc pas possible de retrouver immdiatement partir deux,

    pas plus quon ne peut le retrouver partir des rencontres entrecorps matriels. Il faut, en effet, que la puissance dune chosesoit assignable pour que cette stratgie puisse prendre son dpartet cette puissance nest assignable que si elle se trouve situe,dune manire ou dune autre, dans le rseau des rencontres. Il mesemble donc quil vaut mieux en finir une fois pour toutes avecles postulats globaux des deux premires parties que dessayer deles ramnager le long dune interprtation immanente , car lefait de maintenir le slogan une chose = une puissance ne fait

    que reconduire subrepticement la principale hypothse globale dudbut de lthique.Je reviendrai sur les difficults portes par ces tentatives de ra-

    mnagement par la suite. Dans limmdiat, jaimerais insister surla voie rellement prometteuse qui souvre dans lthiqueavec ladfinition des affects : djouant la tentation qui consiste dcrire

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    les passions humaines comme li aux espaces (culturels, sociaux,personnels, religieux) dans lesquels nous les reprons ordinaire-ment, Spinoza nous a, en effet, donn les moyens de mettre enquestion la structure mme de ces cadres de rfrences, et doncde mener bien une authentique rflexion mta-physique (la seule

    physisqui nous soit donne tudier ici tant celle qui se dessine,de manire immanente aux affects, sous la forme de la contrainteou de la ncessit celle l mme dont jai essay dindiquer

    au dbut de ce livre quon navait nulle besoin de la considrerautrement que comme une norme la fois universelle et locale).Ce geste a une consquence immdiate et qui a profondment

    marqu les esprits : en dfinissant les affects indpendamment desespaces dinterprtations dans lesquels ils semblaient plongs, ondjouait galement le postulat implicite de lessentiel de ce quiavait t pens au titre de lthique auparavant, soit le primat dela valeur sur le dsir. Les sceptiques de tous temps lavaient certesrappel avec force : il est ais de constater que la valeur est uneentit qui nest pas du tout fixe et pralable aux dsirs des hom-mes (contrairement ce quessayent dtablir avec force la plupartdes morales philosophiques). Kant a moqu les vains efforts dela mtaphysique vouloir fixer une image du monde : il aurait

    pu tout aussi bien moquer la qute insense qui consiste depuisPlaton vouloir rtablir dans ses droits des valeurs absolues. Lesvaleurs ne cessent de varier selon les cultures, les milieux, tel outel vnement marquant de nos vies, tel ou tel monde dans lequelnous sommes tel ou tel moment. Inutile de multiplier encore ettoujours en ce point les anecdotes comparatistes : les canniba-les mangent leurs ennemis pour prendre leur force et nous ne lefaisons pas, cest entendu ! Mais ce scepticisme nest pourtant pasencore assez radical en ce quil peut facilement servir introduire

    par la bande des valeurs absolues extrieures cette relativit humaine trop humaine . Cest toute la stratgie du Montaignede lApologie de Raymond Sebond, que poursuivra Pascal avec

    brio : vrit en de des Pyrnes, erreur au-del , maisDieu partout pour maintenir linconstance des hommes dans lom-bre dun absolu cach. Spinoza aura t ici au plus loin en suppo-sant que la valorisation tait en fait toujoursdpendante du dsir(une ide qui se retrouvera ensuite chez Nietzsche, Freud et Marx,et qui valut Spinoza lhonneur ambigu des prcurseurs ),

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    si bien quil ne restait aucune place pour quelque absolu que cesoit, sinon celui du dsir lui-mme(rebaptis essence mme delhomme ).

    Mme ceux qui taient alls le plus loin dans lide que lanorme des comportements humains tait trouver dans une valo-risation immanente comme celle du plaisir , avaient toujours

    pos quil fallait nanmoins, antrieurement cette valorisation,distinguer des bons et des mauvais dsirs (ou les dsirs

    naturels et ceux qui ne le sont pas). vrai dire, jy reviendrai,Spinoza lui-mme ne russit pas totalement sortir de ce cadreet maintint encore quil y avait derrire laffect quelque chosecomme une vraie puissance dagir, dfinissant la vraie essence de lhomme (ou ce quil appelait un rgime de causalit adquate ). Ceci est une consquence directe de ses postulatsmtaphysiques, dont son thique nest videmment pas indpen-dante1. Reste que la dfinition quil propose nobligeait nullement cette assignation de la puissance dagir une place fixe dansla dtermination globale de lordre de la nature . Ce sera unenjeu majeur de la construction qui suit de donner un sens cettereformulation que jappelle locale .

    ** *

    [La question de la puissance dagir]

    Quant la caractrisation positive propose par la dfinition,elle est non moins intressante : un affect nest pas le nom denimporte quelle affection du corps, il est attach une augmen-tation ou une diminution de la puissance dagir(corporis agendi

    potentia). Cest ici la solution au problme que pose loubli dli-br des repres extrieurs : notre corps ou notre conscience(en tant quide du corps) est attach un systme intrinsque de

    1. Cest un point qui semble avoir chapp Toni Negri qui lit lthiquecomme sila position du conatus tait indpendante de la possibilit dassigner chaque chose unconatus, selon une place fixe et dtermine qui la qualifie comme mode dans le grandordre de la nature. Cette faiblesse se retrouve dans lanalyse politique qui en dcoule selonle modle marxiste o les individus peuvent tre assimils des forces productives iden-tifiables (ce qui ne pourrait tre vrai, la limite, quau sein du systme capitaliste marchandtraditionnel, cest--dire en consquencedun certain cadre de rfrence).

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    reprage, qui fonctionne de manire diffrentielle et mesure lesvariations de sa puissance comme laiguille sur le tableaude bord de votre vhicule mesure les variations du rgime deson moteur. Cest la mme ide que chez Gauss : le systme desobjets et des valeurs peut tre vu comme une forme de systme dereprage local puisquil varie dun individu lautre, dun momentde ma vie lautre, etc., et lon va donc regarder ses variationsintrinsques pour reconstituer ce qui semblait dabord hrit dun

    cadre extrieur. Loutil diffrentiel permet de retrouver de lin-trieur (du point de vue des variations de lobjet) les informa-tions quon croyait donnes dans le systme de rfrence extrieuret ouvre la possibilit dune exploration immanente lobjet, de

    proche en proche. Du moins est-ce lanalogie par laquelle je melaisserai guider dans les pages qui suivent et dont jessayerai demontrer quelle peut tre fonde rigoureusement au sens suivant :elle permet une description du fonctionnement des affects qui cor-respond la manire dont nous les ressentons.

    Reste nanmoins une difficult de taille pose par cette fra-cassante dfinition : quoi pourrait donc bien correspondre cemystrieux concept de puissance dagir (potentia agendi),ce moteur , dont il sagit de reprer les augmentations et les

    diminutions de rgime ? quoi correspond-il, silon ne sest pastoujours dj donn un ordre des choses o cette puissance esttoujours dj donne comme place dans le grand enchane-ment des causes ? Ceci constituera, comme on peut sen douter, undes problmes majeurs de notre cheminement. Pour commencer le dbrouiller, je men tiendrai dabord une approche purement

    phnomnologique, presque nave, dont les vrais ressorts appara-tront plus clairement par la suite.

    Prenons cet homme qui court dans le vent et la pluie, tordu dedouleur et vomissant le fond de ses tripes, cet homme, sans souf-fle, qui na mme pas besoin de faire du sport pour se mainteniren forme ou dvelopper sa musculature, mais fait cela pour se

    dpasser ou saccomplir ou je ne sais quelle autre qualificatifdestin marquer quil spanouit dans sa souffrance apparente ;dira-t-on quil prend plaisir sa course, quil y trouve quelque contentement ou satisfaction ? En un sens non, puisquilsouffre ; mais en un autre, oui, puisquil sen rjouit. Disons quilse rjouit de pouvoir faire certaines choses (quoi exactement,

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    il serait certainement lui-mme bien incapable de nous lexpli-quer). Et ces parents reints par les nuits blanches, les couches changer, les drglements hormonaux, etc., ne vous jurent-il pasque la venue de leur enfant leur fut un immense bonheur . Etcet indien dAmrique qui spile un un tous les poils du corps

    pour signifier son passage dans le monde des adultes ? Et ce guruqui roule sur lui-mme sur des kilomtres pour atteindre le lieu deson plerinage sur les bords du Gange ? Ces exemples sont sin-

    guliers, jen conviens, mais chacun trouvera aisment le paralllequi lui sied. Ils suffisent pour donner une premire justification lide de puissance dagir .

    mon sens, la puissance dagir doit dabord tre consi-dre comme un nom quon pourra attacher conventionnellement cette forme de positivit que nous ne voulons pas limiter un plaisir , un contentement , une satisfaction imm-diats, parce quelle entre dans une laboration plus complexe faitetout aussi bien de dplaisir, de souffrance, de peine (et rcipro-quement pour des formes de ngativit plus complexes que desimples souffrances). Une autre manire de lexprimer, dont laraison dtre apparatra plus clairement par la suite, serait de direque les affects ne se donnent pas comme des atomes de plai-

    sir ou de dplaisir, mais sont pris dans des formes de variationsdont la dcoupe suit les contours des actions des hommes (cequils font et ce quils peuvent faire). Il parat donc naturel denfaire des mesures dun pouvoir faire , pouvoir qui peut trefavoris ou contraint selon les circonstances. Une paraphrase dela dfinition serait alors : une action est un pouvoir de faire certaines choses et les affects mesurent une forme de positivitet de ngativit lis ces actions en tant que pouvoir faire ou puissance 1.

    Accordons cela, au moins momentanment. Cette caractrisa-tion de la puissance ne nous mettrait pas moins sur la voiedune difficult, qui va marquer le vrai commencement de notre

    1. Une bonne raison de ne pas partir de cette paraphrase est que les contours des actions sont bien moins transparents que ceux de la puissance : comme lindiquelexemple de mon jogger, il est certainement plus facile de dire quonse ralise / accom-plit / dpasse dans ce genre daction que de dire en quoi exactement consiste lactionquon est cens avoir accomplie (certainement pas la simple action de courir en tout cas !).

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    travail. Car tout le problme soulev par cette dfinition est alorsde comprendre ce qui pourrait permettre de dpartager de manireintrinsque ce qui relverait de notre puissance et ce qui nenrelverait pas. Au niveau phnomnologique o je me suis plac,la difficult semble inextricable : nous ne cessons, en effet, defaire lexprience que ce que nous considrions comme augmen-tant notre puissance un moment donn (ou dans telle ou tellecirconstance) sest avr un autre une diminution. Qui me dit

    que cette course effrne ne prcipitera pas une attaque cardia-que, qui laissera notre homme moiti paralys ? Aura-t-il ainsi augment sa puissance dagir ? Est-ce l une nouvelleaction ? Mais o passe la frontire entre la course qui cause masatisfaction et celle qui cause ma ruine ? Et cet enfant, si beauet si doux, ne pourra-t-il pas tre, quelques annes plus tard, quedis-je quelques jours plus tard dj, le pire des tyrans ou la causedimmenses souffrances ? Supposons que je me sois lanc corps

    perdu dans les mathmatiques ou le yoga, ne voyant pas que cettepassion me coupait progressivement du monde, de mes enfants,dont je ne me suis pas assez occup, etc., etc. Jy ai gagn surun plan , comme on dit, mais perdu sur un autre. Nos vies sonttisses de telles fluctuations et tout le problme thique, comme

    problme du bien vivre , est alors le suivant : quest-ce quipourrait me permettre daccder un rgime de puissance ind-pendant de cette fluctuation, quelque chose que je serais en droitdappeler ma puissance, mes actions (par opposition ce que jesubis passivement) ? Ce problme, en termes spinozistes, est toutsimplement celui de la libert de lhomme comme capacit se dterminer soi-mme (o le problme est autant de se dter-miner que de dterminer un soi-mme). Il forme le cur de cequest lthique.

    La solution que Spinoza propose cette difficult est simple :ce dont nous faisons lexprience dans ce genre de situation esttout simplement le dcalage entre le niveau phnomnologique

    et la ralit et cest bien pourquoi, son sens, ce niveauphnomnologique nest pas, et ne peut pas tre, un bon guide.Ce sont autant dventuelles erreursdapprciation de notre puis-sance auxquelles nous sommes confronts. Il faut donc distin-guer la manire dont nous imaginons notre puissance dagir etce quelle est vraiment, la vraie joie, correspondant une

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    vraie action, et la joie quil appelle passive parce quenotre puissance sy trouve augmente en liaison avec des causes externes et une connaissance confuse qui nous fait, tort, lacroire entirement ntre . Nous exprimentons ainsi constam-ment que ce qui nous apparaissait comme action sest avrfinalement une passion . Alors que la joie passive est caract-rise par la connaissance confuse qui laccompagne, la vraie joiedoit tre corrle la connaissance adquate de notre puissance,

    que Spinoza rfre lide de causalit adquate , cest--direce dont une chose est vraiment la cause (sa puissance )1.Cest ici que lon voit certainement le mieux quel point il

    nest pas possible, malgr quen ait eu certains commentateurs desannes 1960-1980, de sparer chez Spinoza les conditions mta-

    physiquesglobaleset la caractrisation localede la puissance. Carle domaine immanent de la puissance savre finalement contrainta priori par une ide de la manire dont les causes senchanentles unes aux autres du point de vue de Dieu et dans un rgimede connaissance vraie qui consiste connatre cet enchane-ment de causes naturelles (ou causalit adquate ) de sortequ chaque chose puisse tre assigne une puissance . Il

    fautque la puissance soit quelque chose quon peut atteindre

    comme une caractrisation de la chose et ceci suppose quele rgime de causalit o la chose-cause prend sa place soit rglune fois pour toutes. Cest chez Spinoza une condition de toutethique comme libration et il ny a videmment pas de surprise constater que la seule ralisation quil puisse en donner mmesi son systme ouvre un strict paralllisme entre actions delesprit et actions du corps se fasse finalement en termes deconnaissance adquate.

    1. III, Def.1 : Jappelle cause adquate celle dont leffet peut tre clairement et dis-tinctement peru par elle mme, et cause inadquate ou partielle celle dont leffet ne peutpar elle seule tre compris , notre me tant donc dite agissante en tant quelle a des

    ides adquates, cest--dire qui peuvent se concevoir selon sa seule puissance (III, 1).Do galement la diffrence essentielle entre joie passive et active , dont Spinozadmontre lexistence ainsi : Lorsque lesprit se conoit lui-mme et sa puissance dagir,il se rjouit (par la Propos. 53, partie 3) : or lesprit se contemple ncessairement lui-mmequand il conoit une ide vraie ou adquate (par la Propos. 43, partie 2.). Dun autre ct,lesprit conoit quelques ides adquates (par le Schol. 2 de la Propos. 40, partie 2). Doncil se rjouit en tant quil conoit des ides adquates, cest--dire (par la Propos. 1, partie 3)en tant quil agit.

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    24 mars 2010 - vivre ici - david rabouin - metaphysiques - 150 x 217 - page 113 / 192

    On peut objecter que la dfinition spinoziste de ce quest un individu autorise une voie de sortie la tension apparaissantdans lcart entre dtermination locale et dtermination globalede la puissance. Elle intervient originellement dans le contextede la physique sous la forme suivante : Lorsque certains corpsde mme grandeur ou de grandeur diffrente sont ainsi presssquils sappuient les uns sur les autres, ou lorsque, se mouvantavec des degrs semblables ou divers de rapidit, ils se commu-

    niquent leurs mouvements suivant un certain rapport, nous dironsque de tels corps forment une unit, et quils constituent tousensemble un seul corps, cest--dire un individu, qui, par cetteunion mme de corps, se distingue des autres (Def1 aprs II,13). Ainsi, on peut dlimiter des individus autrement quenleur assignant une place dans la grande chane des causes et deseffets : il suffit pour cela disoler certaines relations invariantes( rapports dtermins ) qui suffisent caractriser un ensemble,ventuellement non matrisable en tant que tel, de variations. Jenai pas ncessairement possder une connaissance adquate demon corps au sens o je pourrais en exhiber la cause (cest--dire lensemble des conditions ncessaires, suffisantes et derniresdans le processus de sa production), ni mme connatre le dtail

    de son fonctionnement : il me suffira disoler, dans lapparentedispersion des variations incessantes qui me traversent, des rap-

    ports qui restent fixes1.Mais cette caractrisation, sur laquelle se sont prcipits nom-

    bre de commentateurs pour se sortir daffaire, savre malheu-reusement tout fait impraticable. Car le problme que pose ladfinition de lindividuation comme invariance dans un rseau derelations (ou de forces) est videmment de dterminer quels rap-

    ports on juge pertinents pour la dfinition de tel ou tel individu.

    1. La dmonstration de la prop. II, 24 insiste sur cette relativit de la notion dindividu

    corporel : Les parties composant le corps humain ne se rapportent point son essence,si ce nest en tant quelles se communiquent leurs mouvements suivant un certain rapportdtermin (voyez la Df. aprs le Corollaire du Lemme 3), et non pas en tant quils peuventtre considrs comme des individus, sans relation au corps humain. Les parties du corpshumain, en effet (par le Post. 1), sont des individus trs composs, dont les parties (par leLemme 4) peuvent tre spares du corps humain, sa nature et sa forme restant prserve, etcommuniquer leurs mouvements dautres corps suivant un autre rapport (voir lAxiome 2aprs le Lemme 3) .

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