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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RFP&ID_NUMPUBLIE=RFP_682&ID_ARTICLE=RFP_682_0641 De la dépendance dans le transfert au transfert délirant par Philippe JAEGER | Presses Universitaires de France | Revue française de psychanalyse 2004/2 - Volume 68 ISSN 0035-2942 | ISBN 2130544347 | pages 641 à 655 Pour citer cet article : — Jaeger P., De la dépendance dans le transfert au transfert délirant, Revue française de psychanalyse 2004/2, Volume 68, p. 641-655. Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France . © Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

De La Dependance Dans Le Transfert Au Transfert Delirant

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De la dépendance dans le transfert au transfert délirant

par Philippe JAEGER

| Presses Universitaires de France | Revue française de psychanalyse2004/2 - Volume 68ISSN 0035-2942 | ISBN 2130544347 | pages 641 à 655

Pour citer cet article : — Jaeger P., De la dépendance dans le transfert au transfert délirant, Revue française de psychanalyse 2004/2, Volume 68, p. 641-655.

Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France .© Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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De la dépendance dans le transfertau transfert délirant

Philippe JAEGER

Le lien de dépendance à l’objet peut être évoqué quand l’analyste devientl’objet d’une fixation tenace qui s’oppose à tout déplacement transférentiel.L’analyste est irremplaçable et la dépendance se présente comme « un attributparadoxal du transfert négatif »1. Sommes-nous confrontés au « roc de ladépendance » évoqué par les rédacteurs lorsque nous quittons les eaux clairesde la névrose de transfert, où l’altérité et l’ambivalence sont des évidences, pournous enfoncer dans les eaux profondes de la dépendance à l’objet primaire ?

Est-ce le roc de la dépendance qui a incité Freud à fixer un terme à l’ana-lyse de l’Homme aux loups ? Wulff, qui l’avait bien connu pendant son épi-sode d’allure psychotique, a écrit à Ruth Mack Brunswick, son deuxième ana-lyste : « Il ne joue plus un rôle, celui de sa mère, il est2 la mère, jusque dans lesmoindres détails. »3 L’histoire clinique de ce patient, dont nous savons main-tenant qu’il s’agit d’un cas limite, a sans doute influencé Winnicott dans sesélaborations concernant la dépendance et le transfert délirant.

Lorsque les patients dépendants ou profondément régressés ne disposentpas de l’espace transitionnel nécessaire au jeu analytique, la qualité de laréponse de l’objet devient une question centrale. Ces patients ont, selonWinnicott, davantage à apprendre à l’analyste que l’observation directe dunourrisson. D’ailleurs, « un nourrisson, ça n’existe pas ! ». Si tout le mondes’accorde sur la nécessité de construire d’abord un espace de jeu partagéquand celui-ci est absent, les moyens proposés pour y parvenir restent très dis-cutés, voire discutables pour certains auteurs.

Rev. franç. Psychanal., 2/2004

1. Paul Denis, Le transfert monovalent, in Revue française de Psychanalyse, t. LXIV, no 2, 2000,« Le transfert négatif ».

2. En italique dans le texte.3. Ruth Mack Brunswick, En supplément à l’ « Histoire d’une névrose infantile » de Freud,

Revue française de Psychanalyse, t. XXXV, no 1, 1971, 5-46 (publiée dans l’IJP en 1928).

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Je commencerai par évoquer le tournant, qui s’est produit au cours d’untraitement psychanalytique d’une patiente dont la souffrance existentielle setraduisait par le sentiment de ne pas exister, souffrance bien dissimulée d’ail-leurs. Pendant ces années d’attente, j’ai appris à m’ajuster métaphoriquementà ses besoins qui étaient surtout ceux d’un nourrisson dépendant de la réponsede l’objet, en attendant d’être reconnu et d’exister. Il m’a fallu travaillersurtout avec mes propres carences1 dès que des difficultés importantes se pré-sentaient.

Avant de rappeler l’importance de la théorie du développement précoce,élaborée par Winnicott, pour assurer le holding avec les « états limites »,j’esquisserai ici les positions de quelques grands auteurs anglo-saxons qui ontdiscuté de la question de la dépendance. J’ai été frappé par les convergencesentre Winnicott et Searles à propos de la régression dans la dépendance. ChezSearles, il s’agit de la dépendance du schizophrène chronique dans la symbiosede transfert. Ce rapprochement entre psychose et états limites au travers de ladépendance nous mène à la question du transfert délirant dans la régressiondans la dépendance, transfert délirant qui peut survenir comme réponse auxdéfaillances de l’analyste2.

La patiente dont il va être question, en analyse à trois séances, peut êtreconsidérée comme état limite. Elle présente des troubles du caractère et dessymptômes psychosomatiques fonctionnels qui disparaissent progressivement.Son caractère difficile fait souffrir son entourage. Quand elle remarque qued’autres sont avantagés, cela vire au sentiment de préjudice. Nous entronsmaintenant dans une période où s’articulent plusieurs niveaux de fonctionne-ment jusqu’à présent bien clivés : une problématique névrotique discrète, unsecteur de déprivation (avec petits vols) et une dépendance forte à son milieude vie professionnelle, une organisation humanitaire, enfin un secteur projec-tif. Ces défenses contre la passivité, la culpabilité dépressive et la relationtriangulaire comportaient le déni massif de mon existence indépendante. Noussavons que la réalité est une injure intolérable dans ces structures où un selfnarcissique omnipotent ne dispose pas d’un espace transitionnel suffisant pourévoluer et se transformer. Rien ne venait me suggérer que je pouvais avoir uneexistence en dehors d’elle et cela était éprouvant dans le contre-transfert. Sonemprise était parfois si forte que je pouvais me sentir immobilisé dans uneétouffante attente de persécution à laquelle elle répondait massivement dans

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1. Philippe Jaeger, Défaillances du cadre, interprétation des défaillances du psychanalyste etsomatisations, Revue française de psychosomatique, no 17, 2000, 107-121.

2. Dans « Les aspects métapsychologiques et cliniques de la régression au sein de la situationpsychanalytique » (1954), Winnicott procède à une réévaluation de la conception du transfert dans lesétats limite.

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un transfert violent et peu libidinalisé qui me terrorisait parfois. Le transfertdélirant survient fréquemment dans les phases de régression. Son attitude per-sécutrice de surveillance intrusive, d’abord projetée de manière délirante surles femmes de mon quartier puis de mon immeuble, se concentra ensuite dansun transfert prégénital proche de l’agir.

Quand je devenais un objet non-moi, cela lui était intolérable : les inter-prétations n’étaient pas recevables car elles nous séparaient brusquement. Ilme fallut du temps pour le comprendre. Il s’agissait de réussir à me présentercomme un objet créé-trouvé de son monde subjectif et omnipotent, tout enmaintenant clairement mon attitude professionnelle1. Aussi, je déployai mesefforts pour être perçu comme un objet subjectif non différencié ; sa destructi-vité diminuait lorsque j’y parvenais. Plusieurs années d’attente furent nécessai-res avant de pouvoir interpréter un transfert par retournement massif oùj’occupais sa place de bébé, elle-même terrorisée, au bord de l’anéantissementdans un environnement hostile auquel elle était identifiée.

Elle se remémora, ensuite, quelques rares souvenirs d’une mère affectueuseet capable, alors que jusqu’à présent elle avait méprisé cette mère, objet dehonte, qu’elle trouvait infantile, nulle. Cela la plongea dans un travail émou-vant et douloureux de deuil de sa mère, morte au début de l’analyse, mèrequ’elle n’avait pas encore pleurée. Soumise à un mari tyran, cette femme deve-nait confuse et perdait tous ses moyens lorsqu’il critiquait son désordre. Cequ’elle obtenait, auparavant selon elle, de l’analyste, était toujours la consé-quence de ses efforts incessants pour faire céder l’objet indifférencié du trans-fert. À partir de cette phase de deuil de sa mère, elle supporta mieux les fins deséance et les séparations.

L’expérience du créé-trouvé ayant échoué jadis, il ne lui restait qu’à con-traindre l’objet et exercer sur lui une emprise sadique. Mais si la contrainte nemarchait pas, survenaient des expressions diverses de l’analité primaireaccompagnées de passages à l’acte en séance ou à l’extérieur. Les premièresannées, la patiente croyait que je lui obéissais sous la menace ou bien qu’elleme terrorisait par son identification à l’agresseur, le père violent qui étaitrentré trop tôt dans sa vie. Après une longue période d’ajustement par le« holding », la confiance se renforça, le contrôle omnipotent cédant du ter-rain. Cependant l’idée délirante que je la jetterais dehors dès qu’elle irait bienrestait présente. Lorsqu’elle me terrorisait, elle était identifiée primairement àun père lui mettant la tête sous l’eau du robinet glacée pour la sortir de sescauchemars. Que je reste silencieux en fin de séance lui était tout à fait intolé-

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1. L’attitude professionnelle du psychanalyste introduit le symbolisme, selon Winnicott, qui défi-nit le symbolisme comme l’écart entre l’objet subjectif et l’objet objectif.

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rable. Je ne représentais pas le père mais j’étais le père qui allait lui « mettre latête sous l’eau ». Quand l’évidence s’imposa que je la sortais brutalement deson rêve à la fin de chaque séance et qu’elle se sentait alors menacéed’anéantissement, cela représenta un allégement dans la relation. Il s’agissaitd’un transfert de situation et par retournement, si bien décrit par Michel Fain.

Elle réalisa, un jour, que je ne répondais jamais au téléphone pendant lesséances parce que « je prenais soin d’elle ». L’acceptation et la prise de cons-cience de la dépendance dans le transfert annonce l’entrée dans la positiondépressive avec les sentiments de sollicitude et de culpabilité vis-à-vis de l’objet.

Lors d’une séquence, la patiente fut capable de rester silencieuse et de sedétendre pour la première fois.

Après un long silence : « Je suis le moi-bébé [expression inventée ce jour-là par la patiente] pendant que son papa et sa maman sont ensemble. Depuistout à l’heure, pendant qu’ils font les amoureux, j’ai grandi. J’ai trouvé pour-quoi je n’arrivais pas à m’endormir, [elle commence à intégrer une versionlibidinale de la scène primitive]. Enfant, j’attendais mon père qui ne rentraitpas. [Elle ne permettait pas à son père de jouer son rôle dans la scène primi-tive ni à moi de jouer pleinement mon rôle d’analyste. Elle était insomniaquedepuis toujours et dort depuis peu.]

Patiente : Vous aviez dit un jour qu’il y avait en moi une petite fille quiattendait que vous lui donniez un bébé.

Analyste : Oui c’est vrai, un jour j’ai dit cela.Patiente : (Silence) Avant j’avais besoin de penser à vous comme à un

mur, pas à quelqu’un à qui je fais du bien ou à qui je fais du mal.Analyste : Aussi, vous ne ressentiez pas de pénibles sentiments de culpabi-

lité. Mais maintenant vous sentez que vous pouvez m’atteindre en tant quepersonne, me faire du bien ou me faire du mal.

Patiente : (Après un long silence) Je sens que je suis seule avec vous. Sousvos airs distants, vous êtes tendre, vous pouvez prendre un bébé dans vosbras. Ou bien alors vous êtes là, silencieux en train de lire... en écoutant pourvoir si ça va bien. Mon papa était toujours très loin dans son sommeil alorsque vous, vous êtes tout près de moi. (Silence.)

À la fin de la séance, reprenant ses esprits, elle dit en s’asseyant : Est-ceque j’ai pas inventé tout ça pour vous faire plaisir et parce que ça fait partiede la psychanalyse ? (Elle joue avec moi et découvre le « comme si ».)

Analyste : Cela fait maintenant partie de votre psychanalyse de pouvoirjouer et inventer en ma présence.

La séance suivante est exceptionnelle : la patiente est silencieuse et moiégalement. À la fin elle dit : Vous n’avez rien dit, vous avez compris ce dontj’avais besoin.

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À 8 mois, époque du sevrage, elle a subi un grave traumatisme qui lui alaissé des séquelles qui ne pouvaient que confirmer l’échec du « créé-trouvé »(Winnicott) et du « trouvé-détruit » (Roussillon). L’importance de la destruc-tivité chez cette patiente m’apparaît comme la conséquence d’une contrainted’avoir dû reconnaître prématurément la distinction moi/non-moi. Sa destruc-tivité pourrait être l’expression d’une « vengeance primitive » vis-à-vis de sesobjets parentaux inadéquats ou violents, objets défaillants du besoin. Unepart de cette destructivité trouverait également une issue dans le transfert déli-rant. « Chaque usage transférentiel de l’analyste est, sous certains rapports,une destruction de la vraie personnalité de l’analyste, et cet emploi cruel del’analyste est indispensable au patient pour évoquer l’environnement danslequel il a baigné au début de sa vie. »1

Elle peut maintenant faire l’expérience de sa capacité nouvelle d’être seuleen présence de l’analyste qui a survécu, intériorise la mère-environnement fiable– condition de l’introjection pulsionnelle –, éprouve une certaine culpabilitédépressive et peut imaginer une scène primitive libidinale en s’identifiant alterna-tivement au bébé qui en est exclu et à la mère qui reçoit un enfant du père. Dansce type de traitement, l’expérience d’être seul en présence de l’autre, seul en pré-sence de la scène primitive et l’expérience de l’absence sont des étapes décisives.Cette analyse dura dix ans et sa terminaison se déroula tranquillement.

LA DÉPENDANCE CHEZ WINNICOTT, SEARLES ET ROSENFELD

Parmi les contributions de Winnicott, il y a la dépendance, écrit A. Greenen 1975 à propos des états limites : « Le problème de ces états est la dépen-dance2. Le comportement de l’analyste devant la régression du patient ou sacomplicité au refus de la régression entraîne la collusion de l’analyste avec lefaux self. L’analyse interminable ou la rupture psychotique en sont la consé-quence. »3 J’ajouterai aussi la maladie somatique où les besoins de dépen-dance sont pris en compte.

« Les besoins présents dans le processus de dépendance comportent undésir de voir l’autre offrir un amour et une protection constants et assumer

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1. C. Bollas, Les forces de la destinée, Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 57.2. C’est moi qui souligne.3. Dans L’analyste, la symbolisation, l’absence (1974), A. Green montre combien les cas limites

ont horreur du vide et de la disparition du mauvais objet. Il se sent en accord avec la technique deWinnicott parce qu’elle lui semble être la seule à faire une place à la notion d’absence. Il écrit :« L’analyste ne vise peut-être qu’à la capacité du patient à être seul mais dans une solitude peuplée parle jeu » et plus loin il ajoute : « Un jeu entre processus primaires et processus secondaires. » Ce jeuconstitue les processus tertiaires.

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entièrement la direction de son existence », selon H. Searles qui considèrequ’aucun des processus concernant la dépendance n’est caractéristique du seulschizophrène mais qu’on les retrouve chez le sujet normal comme chez le bor-derline. Existe une puissante défense inconsciente contre la reconnaissance del’importance de la dépendance à l’analyste, défense masquée par l’hostilité oula projection sur l’analyste des besoins de dépendance.

Winnicott et Searles1 regrettent que Rosenfeld et Bion ne tiennent pascompte de ce facteur de dépendance familiale de la première enfance2. Cepen-dant, Bion a montré avec la fonction alpha l’extrême dépendance du nourrissonà la capacité de rêverie de la mère pour convertir et psychiser les impressions bru-tes. Si Searles évoque un envahissement par le(s) parent(s) symbiotique(s)comme facteur étiologique dans la schizophrénie, Winnicott constate que cetenvahissement prématuré peut constituer un matériel persécutif que le bébé (oule patient) n’a aucun moyen de rejeter et qu’il y a « danger que cet espace poten-tiel s’emplisse de ce qui lui a été injecté par quelqu’un d’autre que le bébé » (Jeuet réalité, p. 142).

Searles a décrit les fortes tendances maternelles du patient qui réactiventchez l’analyste les besoins infantiles de dépendance. Devant les besoins dedépendance, l’angoisse se manifeste par une compulsion à aider ou, a contra-rio, à décourager le patient d’exprimer ses besoins. Préférant le mot « sym-biotique » à celui de « transitionnel »3, Searles considère pourtant que, durantla phase de symbiose thérapeutique, « les symptômes du patient deviennentsimultanément des objets transitionnels pour le patient comme pour le thé-rapeute ». La symbiose thérapeutique est de même nature, dit-il, que le rôle de« la mère qui aide l’enfant à accepter la réalité extérieure, non pas commequelque chose d’étranger à lui-même mais comme quelque chose qui s’est créétout seul ». Searles considère les phénomènes transitionnels comme nécessairesà la reconnaissance progressive de l’objet externe4. Le transfert délirant, selon

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1. Winnicott publie Les aspects métapsychologiques de la régression en 1954, et Searles, Le pro-cessus de dépendance dans la psychothérapie de la schizophrénie en 1955. L’effort pour rendre l’autre foudu premier est publié en 1959. En 1960, Winnicott : « Distorsion du Moi en fonction du Vrai-Self etdu Faux-Self » puis en 1963, à Boston : « L’état de dépendance dans le cadre des soins maternels etinfantiles et dans la situation analytique. » Searles publie Les phénomènes transitionnels et La symbiosethérapeutique en 1976.

2. H. Searles, La psychose de transfert dans la psychothérapie de la schizophrénie chronique(1963), in L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 1977.

3. H. Searles (1976), Les phénomènes transitionnels et la symbiose thérapeutique, Le contre-transfert, Paris, Gallimard, 1979.

4. C’est l’idée du voyage : A. Green considère que Winnicott développe une alternative à lathéorie freudienne de la pulsion car l’objet transitionnel se réfère à un symbolisme dans le temps.« L’espace transitionnel n’est pas simplement un “entre-deux” ; c’est un espace où le futur objet est entransit, transit au cours duquel il prend possession d’un objet créé dans la proximité d’un objet externeréel, avant de l’avoir atteint » (in A. Green, L’intuition du négatif, in Jeu et réalité, IJPA, 1978, 1071-1984, trad. Thierry Bokanowski).

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Searles, où l’analyste est une partie inanimée du patient, est une forme pre-mière de relation saine et créatrice avec la réalité extérieure.

Dans la symbiose de transfert, l’analyste, avant de promouvoir l’indivi-duation, se présente comme une partie du patient pouvant incarner une repré-sentation transférentielle des parties subjectivement mortes de son self (un peucomme dans le cas de la patiente citée plus haut). On imagine l’engagement deSearles dans la symbiose thérapeutique ! Mais Winnicott ne dit pas autre choseà son patient de Holding and interpretation : « Ce n’est que si je suis pris dans ceprocessus de votre analyse et de votre retour à la dépendance infantile...,comme vous l’êtes, que vous pouvez alors commencer à exister. »1 Ces deuxanalystes pensent que le thérapeute a souvent recours aux interprétations detransfert pour se protéger de la relation symbiotique ou de la régression dans ladépendance. Il faudrait donc pouvoir attendre que le patient soit capable dejouer et d’utiliser les interprétations, voire les détruire plutôt que de se sou-mettre. Ils pensent pouvoir atteindre l’identification primaire dans la situationclinique, stade qui précède l’acceptation de la dépendance.

La symbiose de transfert avec les schizophrènes, décrite par Searles, bienqu’impliquant une régression moins profonde et moins totale, ressemble, àbien des égards, au holding maternel de l’analyste comprenant défaillances etdésillusions inévitables avec les patients limites2.

Durant cette phase de symbiose, le patient fait l’expérience d’ « être abso-lument seul » (H. Searles) et connaît un état de « solitude essentielle » (Winni-cott), état à partir duquel émerge le nouvel individu : « Au commencement estune solitude essentielle. Mais, au même moment, cette solitude ne peut existerque dans des conditions de dépendance maximale »3 avant que la dépendancesoit reconnue. Ces deux analystes endossent le transfert délirant, travaillentavec leur moi corporel et passent au crible leur contre-transfert quand des dif-ficultés apparaissent. Le patient pourra renoncer à ses idées délirantes, ditH. Searles, s’il a affaire à « un thérapeute capable de jouer de manière déli-cieusement folle »4. Alors, le patient s’apercevra qu’il n’est pas un être fonciè-rement mauvais parce qu’il a voulu jouer. Mais « il faut que la thérapeutes’habitue à l’idée que le patient joue de la lyre pendant que Rome brûle ».Dans la phase de symbiose de transfert ambivalente, l’analyste, selon Searles,peut avoir la tentation d’interpréter, en opposant deux parties de la personna-lité du patient, afin de rendre celui-ci effectivement fou. Searles ne dirait donc

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1. Winnicott (1975), Holding and Interpretation, Karnac Books. En français : Fragment d’uneanalyse, Payot, 1983, p. 256.

2. Philippe Jaeger, Élaboration sans fin du deuil de l’objet primaire chez Winnicott ou leparadoxe de la séparation, Revue française de Psychanalyse, t. LXV, no 2, 2001, p. 381-393.

3. Winnicott, La nature humaine, Paris, Gallimard, 1990, chap. 5 : « Un état primaire de l’être ».4. H. Searles, op. cit., p. 416.

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pas au patient que « celui-ci pense » que « l’analyste veut le rendre fou » s’ilinterprétait durant cette phase.

C’est la prise de conscience de la séparation, dans un cadre qui reste clas-sique, selon H. Rosenfeld1 qui conduit aux sentiments de dépendance avec lesinévitables frustrations. Il en résulte, chez les patients ayant un narcissisme des-tructeur, des relations d’objet omnipotentes, envieuses et destructrices devant ladépendance. De sévères réactions thérapeutiques négatives se produisent quandla partie saine libidinale et non psychotique de la personnalité se trouveengagée dans une relation de dépendance à l’analyste. Le risque d’état psycho-tique aigu et de désinvestissement du monde extérieur est grand car la part psy-chotique du soi englobe la partie saine et dépendante en rapport avec la capa-cité de penser. Se produit alors une fusion pathologique et un repli narcissique :la partie saine perd son identité. Le travail de l’analyste serait d’aider le patientà découvrir sa partie saine et dépendante et à lui montrer comment la partienarcissique omnipotente et destructrice tient le patient à l’écart des objets quipourraient l’accompagner.

DE LA DÉPENDANCE À L’INDÉPENDANCE

DANS LA THÉORIE DU DÉVELOPPEMENT PRÉCOCE

Au début la dépendance est absolue. Il y a précession du développementdu moi sur le développement pulsionnel : le ça n’existe pas avant le moi. C’estla non-intégration. Au stade de l’identification primaire, le nourrisson n’a pasconscience de l’environnement ; il fait partie de la mère et la mère fait partiede l’enfant. « Au stade le plus précoce, la dépendance de l’environnement estsi complète que penser au nouvel être humain individuel comme à une unitén’a pas de valeur » (Winnicott).

La mère suffisamment bonne prend soin de son bébé, son regard renvoiesans cesse à l’enfant la psyché au corps et le corps à la psyché. Elle fournitle holding nécessaire à la cohésion psychosomatique qui ancre la psyché àl’intérieur des limites du corps. C’est la personnalisation.

Sans le renforcement du moi immature et dépendant par la sollicitude ma-ternelle primaire, la pulsion ne serait que pur trauma. La mère-environnementdoit survivre à la destruction de la mère-objet des pulsions. À ce stade, relationd’objet et présentation de l’objet se confondent. La mère présente l’objet là où ilest attendu et le bébé vit l’illusion nécessaire, qui doit précéder la désillusion, de

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1. H. Rosenfeld (1971), Les aspects agressifs du narcissisme. Un aspect clinique de la théorie desinstincts de vie et de mort, in Narcisses, Paris, Gallimard, « Folio/Essais », 1976.

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créer l’objet qui se trouve là. Alors émergent les phénomènes transitionnels,l’auto-érotisme et la capacité de jouer qui rendent tolérable la réalité. Sans lesphénomènes transitionnels entre le moi et le non-moi, l’acceptation de la réalitése fait par clivages successifs de la personnalité et soumission.

Après le temps de la dépendance absolue advient le temps de la dépen-dance relative et celui de la désillusion progressive contemporaine du sevrage.L’infans commence à admettre l’existence de la mère et du père dans le mondede la réalité partagée. Le repos, la détente et la non-intégration qui précèdentl’acte créateur sont possibles dans l’espace transitionnel où l’effort fait pourdistinguer la réalité externe de la vie imaginaire n’a plus cours. Si, par défautde sollicitude maternelle primaire, la mère ne répond pas aux besoins fonda-mentaux, le bébé ne ressent pas la frustration mais la déprivation ou bien desangoisses impensables et la désintégration.

LA RÉGRESSION DANS LA DÉPENDANCE1

Si l’analyste parvient à manier la dépendance dans le cadre de la régres-sion dans la dépendance2 dans le transfert, un cadre est alors fourni auxmodalités régressives classiques. « La régression dans la dépendance est bienla matrice des régressions. »3 Expérience appropriée aux sujets qui ne peuventni jouer, ni symboliser, ni opérer la régression nécessaire au processus psycha-nalytique. Dans ces conjonctures cliniques où la peur de la folie prévaut sou-vent, on retrouve des formations défensives sophistiquées avec dissociationsmultiples afin de lutter contre le retour des agonies primitives. Le sujet se sent

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1. Dans un livre collectif sur l’œuvre de Winnicott à paraître en 2004 sous la direction deF. Duparc, je traite de cette question de la régression dans la dépendance comme voie d’accès à laposition dépressive.

2. Les critiques contre la régression dans la dépendance sont souvent étayées sur le témoignagespectaculaire de Margareth Little, patiente de Winnicott devenue membre titulaire de la Société britan-nique, qui évoque des contacts physiques avec Winnicott au cours de cette phase (la tête dans sesmains ou les mains tenues serrées). Dans une lettre à C. Scott (24 janvier 1954), Winnicott parle d’unepatiente qui le frappait et qui devenait dangereuse. Il était, dit-il, nécessaire de lui tenir les mains pen-dant toute la durée de la séance, « ce qui était au fond la même chose que de la déclarer atteinted’aliénation mentale ». Dans le récit d’une cure dans Holding et interprétation (pp. 273-274), quand lepatient parle de son besoin de contact physique et considère cela comme un progrès, Winnicott lui dit :« Je dirai qu’une interprétation correcte au bon moment est une sorte de contact physique. » AilleursWinnicott ajoute que le contact physique de la part de l’analyste signe toujours un regard dans la com-préhension de l’analyste. Searles, lui, ne partage pas du tout l’enthousiasme de M. Little pour lecontact physique mais souligne que craindre névrotiquement le contact physique ralentit le processusde guérison. Quand il y a contact physique, dit Searles dans La psychose de transfert... (1963), c’est lepatient qui rassure l’analyste sur sa propre capacité d’amour.

3. J. Press, Mouvements de mentalisation-démentalisation, présence de l’analyste et processus desomatisation, in Revue française de Psychosomatique, t. LXV, no 19, 2001.

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futile et n’a pas le sentiment d’exister vraiment car le faux self est devenu lecentre de gravité de la personnalité. Rançon d’une indépendance et d’uneinvulnérabilité chèrement acquises, le faux self est une distorsion de la person-nalité contre le retour d’une expérience psychotique.

Après une période suffisante d’adaptation aux besoins, la confiance serenforce et le patient peut renoncer à sa dissociation par le faux self et accep-ter la dépendance dans le transfert. Les replis cliniques se transforment sou-vent en régression quand un milieu adéquat est offert. Au cours de la phasede régression dans la dépendance, au stade de l’amour impitoyable, la pulsionest destructrice, il n’est pas vraiment question de transfert négatif : amour ethaine sont concomitants et non distincts1. Les défaillances de l’analyste sontinévitables et prendront même la forme de la défaillance originelle del’environnement (si l’analyste, insuffisamment formé ou intéressé par cettetechnique, n’échoue pas prématurément). Le désillusionnement fait partie duholding maternel. Il en résultera soit de la colère vis-à-vis de l’analyste, colèrequi favorise le rétablissement de la continuité d’être, soit de la désintégrationsuivie d’un nouveau repli et une attente de persécution. Ainsi, du fait d’unedéfaillance de l’analyste, le patient peut faire pour la première fois l’expérienced’une chose passée qui concerne l’effondrement, la mort et le vide, la craintede la folie, expérience équivalant à une remémoration chez le névrosé.

Durant la période de régression dans la dépendance, la qualité de la pré-sence de l’analyste, son comportement, son engagement, le maintien de sonobjectivité, son respect du cadre sont décisifs. Il s’agit d’être constant et prévi-sible afin que l’objet puisse être créé-trouvé à partir de l’omnipotence res-taurée du sujet. La rencontre entre l’analyste et le patient a lieu dans l’espacetransitionnel, au lieu même où relation d’objet et présentation de l’objet seconfondent, lieu où l’analyste est et n’est pas l’analyste.

Nous croyons que la théorie du faux self et son abord par la régressiondans la dépendance ont été élaborés par Winnicott avec et pour des patientsayant déjà présenté une réaction thérapeutique négative ou ayant subiantérieurement une rupture traumatique dans leur première analyse. Il fallaittoute l’inventivité et la liberté d’un Winnicott pour proposer une nouvelleexpérience avec des aménagements nécessaires à la relance d’un processusinterrompu où, parfois, un état délirant était resté masqué2. Je pense à

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1. À la même époque, B. Grunberger suivait un cheminement parallèle quand il évoquait unenécessaire régression narcissique préambivalente dans Préliminaires à une étude topique de narcissisme(1958) comme expérience préalable à l’instauration d’une névrose de transfert et son interprétation.Dans ce texte, il décrit, comme Winnicott, une forme de collusion défensive analyste-patient où « letransfert sur tous les modes est abondamment analysé, sans résultat. Il s’agit d’analyses imposées etqui, par conséquent, vont d’emblée à l’encontre du sens du narcissisme du sujet ».

2. R. M. Brunswick, op. cit., 1971, p. 43.

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l’Homme aux loups dont le reliquat de transfert délirant a pu être analysé parR. M. Brunswick. Elle a pensé que « le transfert lui-même n’avait pas étérevécu suffisamment »1 et que, « quand l’analyste considère un cas comme ter-miné, cela ne veut pas dire que le patient puisse en faire autant ».

LE TRANSFERT DÉLIRANT

L’état délirant est souvent masqué chez les cas limites. Winnicott proposaune interprétation2 au patient homme qui était sur le point de renoncer à sadissociation presque complète entre le féminin et le masculin. Cette interpréta-tion permettait au patient de se voir fille depuis la place de l’ « analyste-mèrefolle ». Bien que déterminante, cette interprétation suscita une résistance quise mua en un déni de l’importance des mots prononcés par Winnicott3. « Iltenta de passer outre en les considérant comme une façon qui m’était person-nelle de dire les choses – une figure de style qu’on pouvait oublier. Mais pourmoi il s’agissait d’un de ces exemples de transfert délirant qui déconcertel’analyste autant que l’analysé4. Le point crucial résidait justement dans cetteinterprétation que, je dois l’avouer, j’eus du mal à me permettre de faire. »

La défense du patient de Winnicott m’évoque l’attitude de l’Homme auxloups avec R. M. Brunswick. Elle le trouvait inaccessible mais leurs rapportsétaient excellents avant que s’installe l’épisode délirant. « Il se refusait à discu-ter ce qui touchait son nez ou ses rapports avec les dermatologues. Il écartaittoute mention de Freud avec un petit rire étrange et indulgent. Il discouraitlonguement des merveilles de l’analyse en tant que science... »5 Tout cela jus-qu’à l’apparition du transfert délirant ! Elle discutait, croyait-il, avec Freud detous les détails de son analyse avant d’agir6 ! Sans y voir ni contradiction niconflit, il pouvait accuser Freud de la perte de sa fortune et affirmer qu’il était

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1. Winnicott a connu des échecs dramatiques comme celui avec Masud Khan ainsi que le rap-pelle justement le numéro précédent de la Revue française de psychanalyse sur la Perversion narcis-sique, 4/2003.

2. Winnicott, Jeu et réalité, p. 103. Winnicott dit : « Je suis en train d’écouter une fille. Je saisparfaitement que vous êtes un homme, mais c’est une fille que j’écoute, et c’est à une fille que jeparle. » Je dis à cette fille : « Vous parlez de l’envie de pénis. » Patient : « Si je me mettais à parler decette fille à quelqu’un, on me prendrait pour un fou. » Winnicott : « Il ne s’agissait pas de vous qui enparliez à quelqu’un ; c’est moi qui vois une fille et qui entends parler une fille alors qu’en réalité c’estun homme qui est sur mon divan. S’il y a quelqu’un de fou c’est moi. »

3. Le délire est un objet transitionnel manqué, selon Racamier. L’espace à délire ou quatrièmeespace est fondé sur le déni, alors que le troisième espace, transitionnel, est ambigu. In Un espace pourdélirer, Revue française de Psychanalyse, t. LXIV, no 3, « La Projection », 2000.

4. C’est moi qui mets en italique.5. Op. cit., p. 20.6. Ibid., p. 25.

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son fils favori. L’analyse progressa rapidement jusqu’au point où « le père achâtré le fils, c’est pourquoi le fils doit le tuer », mais il fallut un bien plusgrand effort, affirme-t-elle, pour que le patient arrivât à comprendre « lemécanisme ultérieur par lequel sa propre hostilité était projetée sur le père etalors perçue par le fils en tant que persécution ». La « destruction », selonR. Mack Brunswick, des idées mégalomaniaques par l’interprétation permet-tait aux idées délirantes de persécution d’apparaître dans leur intégralité.Remarquons que le patient cessa de « parler comme un fou » à partir dumoment où il raconta un rêve de transfert maternel dans lequel l’analysteapparaissait sous les traits de sa mère brisant les icônes pieuses. Il renonça àson identification au Christ, jadis à l’origine de sa névrose obsessionnelle.

Quand la confiance se renforce, le patient renonce parfois à son faux self,accepte la dépendance dans le transfert et prend le risque de vivre sa folielocalisée dans le transfert délirant à la moindre carence de l’analyste, alorsque sa haine reste inconsciente1. Mais avant de parvenir au transfert délirant,les patients font souvent de leur mieux pour inciter l’analyste à les haïr. Ilsexploitent par exemple ses erreurs pour être persécutés sans avoir le sentimentd’être fous.

Une patiente, état limite dépressive, en face-à-face, a toujours pensé quesa mère ne l’écoutait pas et que son père avait pour elle une préférencemarquée. Il attendait d’elle qu’elle obtienne le meilleur diplôme, qu’elle obtintd’ailleurs, avant de s’écrouler. Pas de fantasmes, pas de rêves, aucune évoca-tion sexuelle. La réaction thérapeutique négative est persistante dans ce traite-ment, malgré une évolution favorable de sa vie personnelle. Séquence : je melève quelques instants en début de séance après l’avoir prévenue que j’allaisrépondre à un coup de sonnette intempestif. À mon retour la patiente éclateen sanglots comme un nourrisson désespéré. Elle exprime pour la premièrefois un chagrin immense en séance. Puis, se reprenant : « C’est pour me fairecomprendre quelque chose que vous avez décidé de vous absenter, c’est un jeupervers que vous faites avec moi ! » La séance suivante, elle a une amnésie etme demande de lui parler de cette séance : « Vous avez pensé à un jeu perversde ma part quand je vous ai laissée quelques instants au début de la séanceprécédente », lui dis-je. Émue à nouveau, elle raconte qu’entre 4 et 7 ans elleétait régulièrement confiée par ses parents à un jeune homme. Il l’installait surses genoux, le pénis en érection, puis il regardait la télévision sans rien dire.Elle était pétrifiée. Elle n’a jamais pu en parler. Ma carence a certainementrépété la carence parentale et contribué à l’évocation du souvenir clivé : les

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1. Questions étudiées dans R. Cahn, Le procès du cadre, Revue française de Psychanalyse,t. XLVII, no 5, 1983.

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parents s’absentent et la confient à un jeune homme pervers. Avant cetteremémoration elle me reprochait souvent ma neutralité et ma froideur tout enveillant à éviter le moindre réchauffement de la relation. Pendant toutes cesannées, quand mon regard la quittait quelques instants, elle croyait que je lalaissais tomber. Toute interprétation transférentielle était considérée commearbitraire et ressentie comme une manipulation. Winnicott pense que, lorsquele patient a été un enfant séduit dans l’enfance, toute interprétation transfé-rentielle de la névrose de transfert équivaut à une séduction sexuelle del’enfant. Et aussi que le transfert délirant ne doit pas être interprétéimmédiatement mais endossé par l’analyste : le moi du patient n’est pas assezfort pour éprouver de la haine envers l’objet qui vient de se montrer défaillantet a changé brusquement1.

Le traumatisme flagrant vient heurter l’omnipotence, alors que lesbesoins de dépendance sont assurés par la fonction maternelle. Se produit uneffondrement « dans l’aire de la confiance à l’égard d’un environnement géné-ralement prévisible »2 : une organisation du moi, en tout ou en partie, ne peuts’établir. Si la colère appropriée ne survient pas, l’idée délirante de persécutionde la part des bons objets3 survient alors.

Une vignette clinique de Winnicott avec une fille prépubère4 : il observe quele même scénario se répète et qu’il lui faut accepter le rôle qui lui est alloué. Toutcela se déroule dans le cadre d’un transfert positif puissant : « Si cette analyseréussit, ce sera en raison d’une longue série de traumatismes minimes mis enscène par la patiente, et qui impliquent des phases de transfert délirant. » Cettepatiente va enfin pouvoir se sentir très mal à propos de quelque chose. Seule,l’expérience de la détresse absolue lui procure la satisfaction de faire une expé-rience bien réelle. Comme à l’habitude, son besoin est que Winnicott lui accordetoute son attention et qu’il reste sous contrôle. Quand les conditions sont trèsbonnes, elle a besoin de l’entendre parler. Mais il sait que s’il parle elle sera per-turbée. Il doit parler : « Vous avez besoin de m’avoir sous votre contrôle commesi j’étais une partie de vous. » La patiente se replie, inconsolable, profondémentblessée. Puis apparaît le transfert délirant et le sentiment de persécution : « Vous

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1. M. Little, Des états limites. L’alliance thérapeutique, trad. G. Nagler, Paris, Des Femmes,1991. Un peu trop péremptoirement, selon nous, M. Little affirme qu’il faut absolument détruire(breaking up) par l’interprétation de cette « folie à deux » et que la guérison arrive quandl’identification primaire à l’analyste est rompue (break up) « afin que la réalité soit présentée demanière indéniable et incontournable ». M. Little parle du transfert délirant comme d’une psychose detransfert qu’il faut combattre. Elle me paraît sous-estimer l’importance du jeu et de la transitionnalitécomme issue possible et favoriser plutôt un affrontement du patient à la réalité.

2. Winnicott, op. cit., 1965.3. Winnicott (1965), Le concept de traumatisme par rapport au développement de l’individu au sein

de la famille, in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000, p. 311.4. Op. cit., 1965.

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aviez l’air en colère quand vous avez dit... » La haine ici est d’abord projetée demanière délirante avant que la patiente puisse éprouver de l’ambivalence. Lapersécution est une étape vers la haine contre l’objet idéalisé qui a failli1.

Dans le transfert délirant, les étapes se succèdent souvent dans cet ordre :1 / adaptation maximum de l’analyste au besoin omnipotent ; 2 / un « légermouvement » et l’analyste est hors du contrôle omnipotent ; 3 / la haine resteinconsciente ; 4 / l’analyste est un persécuteur ; 5 / prise de conscience qu’ils’agit d’une idée délirante ; 6 / la haine commence à pouvoir être éprouvée ;7 / l’ambivalence peut survenir.

« Dans son analyse c’est le traumatisme subtil et pas le traumatisme flagrantqui a été significatif et qu’elle a été capable d’utiliser. » Au cours de la séance,chaque traumatisme même bénin peut faire apparaître l’idée délirante d’être haï.Le patient pourra haïr l’analyste pour une carence vécue dans la sphère de soncontrôle omnipotent, sphère régie par les mécanismes de projection etd’introjection. Le patient deviendra ensuite capable de susciter lui-même unecarence qui se présentait jadis comme un facteur imprévisible del’environnement. Au cours de la régression, il faut donc atteindre l’état délirantselon lequel l’analyste est hostile, là où il occupe la place de la mère ou du père.Alors seulement le transfert délirant peut être interprété.

En guise de conclusion :Par la technique du « holding », l’analyste ne satisfait pas le besoin du

patient mais y répond. Il ne s’agit donc pas d’une gratification. Seul le désirpeut être frustré. Au stade du narcissisme primaire, la dépendance de l’enfantau réfléchissement du self que lui renvoie sa mère est absolue. Si l’analyste nerépond pas, le patient est immédiatement confronté aux angoisses impensablesd’où il résulte un renforcement de l’organisation des défenses primaires par ladissociation et le clivage. « Si le visage de la mère ne répond pas, le miroirdevient alors une chose qu’on peut regarder, mais dans laquelle on n’a pas àse regarder. »2 La régression dans la dépendance peut convenir aux patientsqui ont été prématurément séduits et restent prisonniers de la « confusion deslangues ».

Il faudra attendre longtemps, parfois très longtemps, avant que toutpuisse être interprété en termes de projection sur la personne de l’analyste,dans le « comme si » de la névrose de transfert. Avant d’y parvenir, on a sou-

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1. Dans la consultation d’une adolescente, Sarah, dans le chapitre 10 de Jeu et réalité, on voitapparaître l’idée délirante, l’hostilité d’une femme, au moment où la confiance est transférentiellementforte. Idée délirante reliée à la haine vis-à-vis de la mère responsable de la désillusion originelle, colèrecontre la femme bonne qui devient brusquement méchante.

2. Winnicott, Jeu et réalité, op. cit., p. 167.

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vent l’impression de parcourir les chemins qui ont précédé et conduit à ladécouverte de la psychanalyse... tout en pouvant disposer des conceptionsrécentes qui peuvent nous aider à construire le cadre nécessaire au jeu analy-tique. Avec ces patients qui vivent dans « la terreur de la dépendance àl’objet » et qui désavouent « un transfert qui demeure inqualifiable et innom-mable »1, la régression dans la dépendance peut constituer aussi bien un pare-excitation efficace qui a manqué jadis, qu’un cadre accueillant pour l’expres-sion d’une folie localisée. Alors ce qui comptera surtout dans l’analyse, à cestade, c’est le traumatisme analytique bénin et subtil coproduit dans la situa-tion analytique que le patient peut expérimenter dans le transfert. Ainsi peut-on approcher l’angoisse impensable autour de laquelle les défenses furentorganisées.

Philippe Jaeger51, rue Nicolo

75116 Paris

1. T. Bokanowski, L’Homme aux loups : un transfert innommable ?, in Penser les limites. Écritsen l’honneur d’André Green, Neuchâtel-Paris, Delachaux & Niestlé, 2002.

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