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R.I.E.J., 2000.44 1 De la pyramide au réseau ? Vers un nouveau mode de production du droit ?( *) François OST Michel van de KERCHOVE I. Les bougés de la pyramide et l'émergence du réseau Sans aborder ici le problème délicat de savoir dans quelle mesure les transformations observables dans les systèmes juridiques contemporains sont elles-mêmes partiellement tributaires de l'évolution des sciences en général, et des sciences juridiques en particulier( 1 ), on se contentera à ce stade d'évoquer le problème inverse : quelle est la nature et l'étendue des transformations essentielles affectant la structure de ces systèmes et dans quelle mesure commande-t-elle l'élaboration de nouveaux modèles théoriques pour en rendre compte ? Répondre à cette question suppose que l'on rappelle succinctement la nature «pyramidale» ou «hiérarchique» du modèle traditionnel, que l'on ne perde pas de vue les difficultés qu'un tel modèle suscitait déjà depuis plusieurs décennies et, enfin, que l'on prenne conscience du trajet parcouru depuis lors et de l'accentuation manifeste de ces difficultés aujourd'hui, à un point tel que les «bougés» * Cette étude est le projet du premier chapitre d'un ouvrage que préparent les auteurs sur le thème de l'affrontement, en théorie générale du droit, entre le paradigme classique de la «pyramide» et un paradigme émergent, ici qualifié de modèle du «réseau». 1 . Concernant une application de cette question aux transformations récentes du droit pénal, cf. notamment Fr. T ULKENS et M. van de KERCHOVE, D'où viennent les flous du pénal ? Les déplacements de l'objet et du sujet, in Politique, police et justice au bord du futur. Mélanges pour et avec Lode Van Outrive, Textes réunis par Y. Cartuyvels, Fr. Digneffe et Ph.Robert, Paris, L'Harmattan, 1998, p.131 et s .

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De la pyramide au réseau ?

Vers un nouveau mode de production du droit ?(*)

François OST

Michel van de KERCHOVE

I. Les bougés de la pyramide et l'émergence du réseau

Sans aborder ici le problème délicat de savoir dans quelle

mesure les transformations observables dans les systèmes juridiques contemporains sont elles-mêmes partiellement tributaires de l'évolution des sciences en général, et des sciences juridiques en particulier(1), on se contentera à ce stade d'évoquer le problème inverse : quelle est la nature et l'étendue des transformations essentielles affectant la structure de ces systèmes et dans quelle mesure commande-t-elle l'élaboration de nouveaux modèles théoriques pour en rendre compte ?

Répondre à cette question suppose que l'on rappelle succinctement la nature «pyramidale» ou «hiérarchique» du modèle traditionnel, que l'on ne perde pas de vue les difficultés qu'un tel modèle suscitait déjà depuis plusieurs décennies et, enfin, que l'on prenne conscience du trajet parcouru depuis lors et de l'accentuation manifeste de ces difficultés aujourd'hui, à un point tel que les «bougés»

* Cette étude est le projet du premier chapitre d'un ouvrage que préparent les

auteurs sur le thème de l'affrontement, en théorie générale du droit, entre le paradigme classique de la «pyramide» et un paradigme émergent, ici qualifié de modèle du «réseau».

1. Concernant une application de cette question aux transformations récentes du droit pénal, cf. notamment Fr. TULKENS et M. van de KERCHOVE, D'où viennent les flous du pénal ? Les déplacements de l'objet et du sujet, in Politique, police et justice au bord du futur. Mélanges pour et avec Lode Van Outrive, Textes réunis par Y. Cartuyvels, Fr. Digneffe et Ph.Robert, Paris, L'Harmattan, 1998, p.131 et s.

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de la pyramide font progressivement place à l'émergence d'un nouveau modèle plus complexe, plus «enchevêtré», celui du réseau.

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A. Le modèle pyramidal Traditionnellement, et en dépit des multiples limites que nos

ordres juridiques ont toujours imposé au principe de la séparation des pouvoirs, s'est développée une conception essentiellement hiérarchique, linéaire et arborescente de la structure d'un système juridique. Largement intériorisée tant par les gouvernants que par les gouvernés(2) cette conception a traditionnellement dominé - et domine souvent encore(3) - la pensée juridique dans ses formes d'expression les plus diverses. Hiérarchique, la structure du système juridique le serait en tant que ses organes, comme ses normes, seraient tous placés dans une situation de supériorité ou de subordination les uns par rapport aux autres. Linéaire, cette structure supposerait des relations à sens unique entre ces différents niveaux hiérarchiques, excluant toute forme d'inversion ou de rétroaction entre eux. Arborescente, elle le serait en raison du fait que ses différents éléments s'engendreraient par démultiplication, à partir d'un foyer de création originel unique. On comprendra facilement que l'image d'une pyramide, dotée d'un sommet unique, solidement assise sur sa base et stratifiée en plusieurs niveaux intermédiaires, constitue l'expression la plus parlante d'un tel modèle.

2. Cf. notamment Psychologie et science administrative, Paris, PUF, 1985,

les différents articles rassemblés sous le titre II "Rapports hiérarchiques et structures internes".

3. A cet égard, cf. R. LIBCHABER et N. MOLFESSIS, Sources du droit en droit interne, in Rev.trim.dr.civ., janvier-mars 1999, p.232: «la représentation pyramidale des sources du droit...continue à orienter la plupart des réflexions sur l'ordonnancement juridique». Pour s'en convaincre, on citera notamment Ph. MALAURIE, Introduction générale, Paris, Cujas, 1994, p.178: «la hiérarchie des normes s'exprime sous la forme d'une pyramide. En partant de la règle la plus élevée, il y a la Constitution, la jurisprudence constitutionnelle, la loi, la coutume et la jurisprudence, les règlements administratifs»; D. de BECHILLON, L'ordre de la hiérarchie des normes et la théorie réaliste de l'interprétation. Réflexions critiques, in Revue de la recherche juridique. Droit prospectif, 1994, n°1, p.252: «La hiérarchie que nous nous figurons demeure cette propriété transcendante et autoritaire dite habituellement classique; archaïque peut-être, ou académique si l'on veut. Conforme aux apparences en tout cas, et au jeu de l'édiction des normes».

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Parmi les théoriciens du droit, Kelsen est incontestablement celui qui a développé de la manière la plus radicale ce type de conception, en affirmant qu'un système juridique «n'est pas un complexe de normes en vigueur, les unes à côté des autres, mais une pyramide ou hiérarchie de normes qui sont subordonnées les unes aux autres, supérieures ou inférieures»(4). Si, dans le cadre d'un système juridique étatique donné, le sommet de la pyramide se trouve occupé par ce qu'il a appelé la «norme fondamentale» de ce système (norme «supposée» ayant pour objet de reconnaître la compétence du Constituant historiquement premier), sa base est constituée des normes juridiques individuelles (jugements, actes administratifs et actes juridiques privés), tandis que les niveaux intermédiaires sont successivement occupés, entre autres, par la Constitution originaire (dite «historiquement première»), la Constitution dérivée (résultant de révisions successives), les lois et les règlements. Par ailleurs, cette construction pyramidale et hiérarchique affecte nécessairement, selon lui, les rapports entre systèmes juridiques, qu'il s'agisse des rapports entre le droit étatique et le droit international(5), ou les rapports entre le droit étatique, d'une part, et les ordres juridiques corporatifs(6) ou ceux des collectivités publiques décentralisées(7), d'autre part.

B. Difficultés originaires Il y a plus de dix ans, nous avons eu l'occasion de faire le point

sur les difficultés que suscitait déjà la conception pyramidale de la structure du système juridique(8).

4. H. KELSEN, Théorie pure du droit, 2e éd., trad. par Ch. Eisenmann, Paris,

Dalloz, 1962, p.266. 5. Ibidem, p.435 où Kelsen laisse cependant ouverte, d'un point de vue

scientifique, la question de la primauté du droit étatique ou de l'ordre juridique international.

6. Ibidem, p.235. 7. Ibidem, p.412. 8. F. OST et M. van de KERCHOVE, Jalons pour une théorie critique du

droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1987, Chapitre IV. Création et application du droit. Structure linéaire ou circulaire du système juridique ? , p.183 et s.

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Parmi ces difficultés, certaines sont internes à la pensée même de Kelsen. Il s'agit, d'abord, de l'incompatibilité partielle entre sa conception de la structure du système juridique et sa théorie de l'interprétation, théorie qui conduit à admettre que les organes d'application d'une norme juridique, en interprétant celle-ci, se trouvent amenés, malgré leur situation de subordination, à déterminer partiellement sa signification, voire à créer une norme qui ne trouverait pas son fondement en elle(9). Il s'agit, ensuite, de l'impossibilité de maintenir de manière cohérente sa conception de la structure du système juridique au regard de sa théorie de la norme fondamentale, théorie d'où il résulte que la modification de la norme fondamentale suit la modification de la Constitution, alors que la supériorité hiérarchique de la première sur la seconde devrait logiquement entraîner la solution inverse(10). Ces difficultés ne seront cependant pas développées ici.

En revanche, les difficultés que nous voudrions rappeler ici sont tirées de la confrontation d'un tel modèle théorique avec la réalité juridique elle-même.On se contentera de quelques exemples.

La question des rapports entre systèmes juridiques, tout d'abord, a suscité une certaine perplexité. A une vision «moniste» et strictement hiérarchisée de type kelsénien qui ne peut concevoir ces rapports qu'en termes d'intégration ou d'indifférence, on a pu opposer l'idée que la prééminence d'un ordre juridique tel que le droit international sur le droit national représentait «un principe encore récent et d'une consistance assez incertaine»(11). On a également fait valoir le fait que l'ordre juridique international demeurait encore largement «un ordre de coordination», plutôt que d'intégration(12), entraînant différentes formes

9. Ibidem, p. 189-191. Cette difficulté a été particulièrement bien mise en

lumière par M. TROPER, Kelsen, la théorie de l'interprétation et la structure de l'ordre juridique, in Revue internationale de philosophie, n°138, 1981, p.520 et s.

10. Ibidem, p.191-192. 11. P. PESCATORE, Introduction à la science du droit, Luxembourg, Office

des imprimés de l'Etat, 1960, p.180. 12. M. VIRALLY, La pensée juridique, Paris, LGDJ, 1960, p.209.

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d'«interpénétrations» de systèmes(13). Enfin, on a montré que «la querelle doctrinale autour du monisme et du dualisme ne reçoit pas de solution satisfaisante en dehors d'un pluralisme juridique» qui «reconnaît à la fois la multiplicité des pouvoirs et des sociétés créateurs de droit, et leur interaction»(14). La preuve en est que, s'il est de plus en plus fréquent qu'une règle de droit international soit directement applicable dans l'ordre interne et que l'Etat coopère à la prépondérance de la norme internationale(15), il arrive aussi qu'une source de droit national soit prise en considération par l'ordre juridique international, comme l'illustre par exemple le fait que la validité d'un traité en droit international dépende d'une référence aux lois nationales(16).

Une autre difficulté réside dans le problème de la primauté de la Constitution sur les autres normes juridiques nationales. En cas d'absence de Cour constitutionnelle, il a en effet été souligné que la jurisprudence consacrant l'incompétence des juridictions ordinaires pour contrôler la constitutionnalité des lois «réduit à peu de choses la prééminence réelle de la Constitution»(17). Par ailleurs, arguant de l'existence de Constitutions souples qui tolèrent qu'une loi ordinaire, adoptée conformément au prescrit constitutionnel, modifie les dispositions relatives à la compétence et à la procédure législatives, on a pu soutenir qu'«on ne saurait affirmer a priori qu'une norme ne peut en aucun cas modifier celle dont elle tire sa validité»(18).

Contrairement aux normes posées par un acte juridique selon un mode de formation «dérivée», on a également relevé que d'autres normes, telles que la coutume, la jurisprudence et les principes généraux du droit, procédaient d'un mode de formation «originaire» et,

13. M. VIRALLY, Sur un pont aux ânes: les rapports entre droit

international et droits internes, in Mélanges offerts à Henri Rolin, Paris, Pedone, 1964, p.491.

14. F. RIGAUX, Introduction à la science du droit, Bruxelles, Vie ouvrière, 1974, p.364.

15. Ibidem, p.89. 16. Ibidem. 17. P. PESCATORE, op.cit., p.182. 18. M. VIRALLY, La pensée juridique, op.cit., p.174.

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à ce titre, s'intégraient difficilement dans un modèle de type pyramidal ou hiérarchique(19).

A l'idée que la structure d'un système juridique consisterait dans une «distribution linéaire des normes juridiques par couches qui réglementeraient chacune les conditions d'édiction des normes de la couche inférieure»(20), on a pu opposer le fait que «la réalité - c'est-à-dire, en l'espèce, la réglementation juridique des compétences normatrices - est beaucoup plus complexe, plus enchevêtrée que le schéma Kelsénien ne le laisse paraître; les différentes autorités publiques tirent le principe de leur compétence normatrice de catégories de normes juridiques les plus diverses qui ne s'articulent nullement, de ce point de vue, selon une échelle continue»(21). Même si l'on a pu répondre à cette objection que «Kelsen n'a jamais prétendu que les normes trouvaient le fondement de leur validité dans une norme immédiatement supérieure» et que «dans l'ordre juridique français, conformément à la conception de Kelsen, les normes de chaque niveau sont bien posées en vertu d'une habilitation conférée par une norme de niveau supérieur, même s'il ne s'agit pas toujours du niveau immédiatement supérieur»(22), il n'en reste pas moins vrai que la «pureté» de l'image pyramidale se trouve ainsi partiellement ébranlée et il n'est pas certain, comme d'autres l'ont relevé, que l'on puisse clairement identifier, pour toute norme quelconque, la norme d'habilitation de niveau - même non immédiatement - supérieur en vertu de laquelle elle a été créée.

Le problème de l'interprétation, enfin, mérite d'être évoqué, dans la mesure où Kelsen lui-même n'est pas parvenu, comme on l'a déjà rappelé, à l'aborder sans entamer la cohérence du modèle pyramidal. Si Kelsen avait cependant tenté de sauvegarder cette cohérence en prétendant notamment que le pouvoir créateur des juridictions leur était 19. Ibidem, p.177. 20. P. AMSELEK, Réflexions critiques autour de la conception kelsénienne de

l'ordre juridique, in Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger, 1978, n°1, p.13.

21. Ibidem, p.13-14. 22. M. TROPER, La pyramide est toujours debout! Réponse à Paul Amselek,

in Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger, 1978, n°6, p.1531.

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conféré par une norme de compétence et qu'à cet égard «le régime du précédent» était «un cas typique où les tribunaux, en particulier les Cours suprêmes, reçoivent le pouvoir de créer par leurs décisions...des normes générales»(23), Hart eut l'occasion de répliquer que ce régime a été au contraire, de la part des tribunaux anglais, «une tentative réussie de prendre le pouvoir et de l'exercer»(24) et qu'il est erroné de penser que «tout pas franchi par un tribunal se trouve couvert par quelque règle générale qui lui confère d'avance le pouvoir de le franchir, de telle sorte que ses pouvoirs créateurs constitueraient toujours une forme de pouvoir législatif délégué»(25). Adoptant une attitude différente, un auteur comme Troper tenta d'utiliser la théorie de l'interprétation de Kelsen de manière à «subvertir sa conception de la structure de l'ordre juridique»(26), en suggérant de représenter celui-ci comme «formé d'autant de pyramides qu'il y a d'ordres de juridictions, le sommet de chacune de ces pyramides étant constitué des normes que la Cour suprême de cet ordre de juridiction énonce par la voie de l'interprétation»(27). Dans cette perspective, il apparaîtrait dès lors que «l'interprétation renverse et fonde la hiérarchie des normes»(28), dans la mesure où «l'existence juridique d'une norme législative ne résulte pas de sa conformité à la Constitution, mais de l'interprétation par le juge» et où «la validité ne provient pas de la norme supérieure mais du processus de production de normes inférieures»(29).

Si ces différentes observations ne conduisent pas nécessairement à l'exclusion radicale du modèle pyramidal, elles tendent toutes à

23. H. KELSEN, op.cit., p.334-335. 24. H.L.A. HART, Le concept de droit, trad. par M. van de Kerchove, avec la

collaboration de J. van Drooghenbroeck et R. Célis, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1976, p.189.

25. Ibidem, p.187. 26. M. TROPER, Kelsen, la théorie de l'interprétation et la structure de

l'ordre juridique, op.cit., p.520. 27. Ibidem, p.528. 28. D. de BECHILLON, L'ordre de la hiérrchie des normes et la théorie

réaliste de l'interprétation. op.cit., p.252 où l'auteur critique, pour sa part, la position de Troper.

29. M. TROPER, Kelsen, la théorie de l'interprétation et la structure de l'ordre juridique, op.cit., p.526.

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l'ébranler partiellement. En témoigne notamment la volonté de la plupart des auteurs cités de lui substituer des concepts partiellement nouveaux qui reflètent les «bougés» observés. Se trouvent ainsi proposés les concepts suivants : «stratification»(30), «enchevêtre-ment»(31), «espèce de hiérarchie» comportant «bien des tempé-raments»(32), «interpénétrations» de systèmes(33), pluralité de pyramides comportant des hiérarchies de normes renversées(34).

C. L'accentuation actuelle de ces difficultés : généralisation

des boucles étranges et émergence du modèle du réseau Sans jamais effacer entièrement l'horizon d'attente suscité par le

modèle pyramidal ni infirmer radicalement la validité d'un tel modèle, comme certains l'ont suggéré, il apparaît clairement que les difficultés déjà observées n'ont fait que s'accentuer au fil du temps et que la simplicité de ce modèle ne lui permet pas de rendre compte à lui seul de la complexité toujours croissante de la réalité juridique. Empruntant à Hofstadter les concepts de «boucle étrange» et d'«hiérarchie enchevêtrée», nous avons déjà tenté de montrer que ces concepts permettaient de rendre compte à la fois de la permanence du modèle hiérarchique comme horizon d'attente et de la constance avec laquelle cette attente se trouve déjouée par une multitude de phénomènes de «bouclage» ou de «récursivité»(35). D'autres concepts ont été proposés qui, sans toujours coïncider absolument avec ceux-ci, mettent à la fois en lumière les apories du modèle pyramidal et la nécessité de le

30. M. VIRALLY, La pensée juridique, op.cit., p.177. 31. P. AMSELEK, op.cit., p.13. 32. Ibidem, p.14. 33. M. VIRALLY, Sur un pont aux ânes: les rapports entre droit

international et droits internes, op.cit., p.491; F. RIGAUX, Quelques réflexions sur l'évolution constitutionnelle de la Belgique et les relations internationales, in Evolution constitutionnelle en Belgique et relations internationalez. Hommage à Paul de Visscher, Paris, Pedone, 1984, p.175.

34. M. TROPER, Kelsen, la théorie de l'interprétation et la structure de l'ordre jurique, op.cit., p.528.

35. A cet égard, cf. F. OST et M. van de KERCHOVE, Jalons pour une théorie critique du droit, op.cit., p.210 et s.; M. van de KERCHOVE et F. OST , Le système juridique entre ordre et désordre, Paris, PUF, p.105 et s.

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complexifier. On citera notamment les suivants : «pyramides inachevées», «hiérarchies discontinues», «hiérarchies alternatives», «hiérarchies inversées»(36), «archipel»(37), «rhizome»(38), «polycentricité»(39), «structuration réticulaire», «compénétration»(40), «coordination»(41), «réseau», «interlégalité», «caméléon»(42).

Pour faire bref, trois hypothèses essentielles se dégagent : sans disparaître, la hiérarchie révèle ses limites - discontinuité, inachèvement, alternance - où la subordination cède partiellement la place à la coordination et à la collaboration; sans perdre toute vigueur, la linéarité se relativise et s'accompagne fréquemment de phénomènes de bouclage ou d'inversion dans l'ordre des relations; l'arborescence se dilue, dans la mesure où la multiplicité des foyers de création du droit ne peut pas toujours être dérivée d'un point unique et souverain.

Afin d'illustrer la fécondité de ces hypothèses, dont la portée théorique fera l'objet de développements ultérieurs, nous tenterons de mettre en lumière un certain nombre d'évolutions récentes qui traversent tous les niveaux de la pyramide traditionnelle.

36. M. DELMAS-MARTY, Pour un droit commun, Paris, Seuil, 1994, p.91 et s. 37. G. TIMSIT, Archipel de la norme, Paris, PUF, 1997. 38. M. DELMAS-MARTY, Introduction au thème «Les nouveaux lieux et les

nouvelles formes de régulation des conflits», in Les transformations de la régulation juridique, sous la direction de J. Clam et G. Martin, Paris, LGDJ, 1998, p.212; J. FAGET, Le rhizome pénal. Milieu ouvert et décentralisation de la poitique criminelle, Bordeaux, Conseil de la recherche du Ministère de la Justice, s.d. On soulignera, comme le rappellent les auteurs, que le concept est emprunté à G. DELEUZE et F. GUATTARI, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980, p.32.

39. Polycentricity. The multiple scenes of law, ed. by A. Hirvonen, Londres-Sterling, Pluto press, 1998, notamment p.2 et s.

40. M.-F. RIGAUX, La théorie des limites matérielles à l'exercice de la fonction constituante, Bruxelles, Larcier, 1985, p.181.

41. F. RIGAUX, La loi des juges, Paris, Odile Jacob, 1997, p.230-231. 42. B. de SOUSA SANTOS, Law: a map of misreading. Toward a postmodern

conception of law, in Journal of law and society, vol.14, n°3, 1987, p.298-299.

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II. Une Constitution en voie de constitution La théorie démocratique, propulsée à l'avant-scène par la

Révolution française, avait mis le peuple, désormais sacré «souverain», au fondement du régime et placé sa volonté, la «volonté générale», au sommet de la hiérarchie normative. Du peuple partait toute puissance, à lui revenait tout pouvoir. Ainsi s'exprimait l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : «Tous les citoyens ont le droit de concourir, personnellement ou par leurs représentants, à la formation de la loi». Et l'article 16 précisait, ménageant un espace pour les libertés : «Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution». En Belgique, l'article 33 de la Constitution du 7 février 1831 faisait écho à ces thèses : «Tous les pouvoirs émanent de la nation».

On ne tardera pas à s'apercevoir cependant que les «représentants» du peuple s'étaient accaparés son pouvoir, détournant au profit de l'organe représentatif sa prétendue souveraineté - exactement comme si le terme «personnellement» ne figurait pas à l'article 6 de la Déclaration. Dès le 7 septembre, Sieyès avait déclaré : «le peuple parle, agit, par ses représentants», de telle sorte que «la voix de la législature nationale» n'est autre que «la voix du peuple» : toute décision de l'assemblée équivaudrait à une décision du corps citoyen(43).

Par l'effet de ce tour de passe-passe, le Parlement devenait souverain tant à l'égard des autres organes constitutionnels, comme l'exécutif, que vis-à-vis du corps des citoyens eux-mêmes. Mieux même : il s'identifiait au pouvoir constituant dès lors que, expression permanente de la volonté générale, souveraineté toujours en puissance, il ne cessait jamais d'être habilité à dire le droit fondamental. N'existait donc plus de distinction entre loi constitutionnelle et loi ordinaire(44) : le Parlement, au terme de ce double écrasement de la pyramide, avait

43. Cité par R. CARRE de MALBERG, La loi, expression de la volonté

générale, Paris, Sirey, 1931, reproduit par Economica, 1984, coll. «Classiques», p. 17.

44. P. AVRIL, Les conventions de la Constitution, Paris, P.U.F., 1997, p. 17.

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pris la place et du peuple souverain et du constituant originaire. Escamotée la «nation souveraine», mis entre parenthèses le «peuple constituant», reléguée à l'arrière-plan la «garantie des droits» : le peuple, censé homogène et représentable, était comme aspiré dans la représentation nationale, dont la loi, toujours droite, comme Rousseau l'avait dit de la volonté générale, dirait la vérité.

Carré de Malberg tirera rigoureusement les conséquences de cet espace politique à une seule dimension ainsi constitué : il n'y a rien, explique-t-il, - sinon du pur fait, étranger à la science du droit - en deçà de la Constitution, qui porte simultanément à la vie juridique et le droit et l'État(45). Avec la Constitution (ramenée, comme on l'a vu, à la volonté du législateur) s'érige un ordre juridique tout entier contenu dans un texte, fruit d'un acte juridique ponctuel et expression d'une volonté souveraine à un instant précis du temps. Comme si la vie politique tout entière de la nation, la diversité de ses pratiques et de ses traditions, l'affrontement de ses multiples «idées de droit» se ramenaient, dans cette conception positiviste, à une Constitution purement formelle : texte, et non esprit, acte juridique plutôt que processus diffus, volonté monopolisée plutôt que souveraineté partagée, instantanéité normative plutôt que continuité mobile de la vie institutionnelle.

Ainsi affranchie de tout arrière-plan normatif susceptible d'en guider l'application et d'en encadrer les révisions, la Constitution, par ailleurs dépourvue de tout contrôle juridictionnel de constitutionnalité susceptible d'en assurer l'effectivité, était livrée à ses interprètes, et tout d'abord au législateur désormais omnipotent.

La situation du Royaume-Uni mérite à cet égard une mention spéciale. Dépourvu d'une Constitution écrite - ou plus exactement d'un document unique synthétisant les principes d'une charte fondamentale -, le droit public anglais ne pouvait que consacrer la souveraineté absolue du Parlement. Sans doute certains textes (précédents judiciaires, actes parlementaires) se voient-ils reconnaître valeur constitutionnelle; mais rien n'empêche le Parlement de les abroger ou de les modifier selon les procédures ordinaires. Dans ce contexte,

45. R. CARRE de MALBERG, Contribution à la théorie générale de l'État,

Paris, Sirey, 1922 (réimpr. C.N.R.S.,1962), p. 61 et s.

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aucun recours ne peut, bien entendu, être engagé contre un acte du Parlement. On notera cependant que la pratique constitutionnelle est par ailleurs régulée par des principes non écrits de moralité politique, les «conventions de la Constitution», dont on reparlera bientôt(46).

Malgré l'existence d'une Constitution écrite, mais en l'absence d'un contrôle de constitutionnalité, la situation n'est pas essentiellement différente dans les pays continentaux dits de Civil Law. Là aussi, c'est le Parlement qui dit le sens de la Constitution : en l'interprétant selon sa volonté politique du moment, il l'oriente et la façonne de manière décisive. Sans doute ne pourrait-on aller jusqu'à écrire, comme Michel Troper, que, faute de justice constitutionnelle, «il n'y a pas de hiérarchie, car le législateur n'est pas soumis à la Constitution»(47); il n'en reste par moins que la boucle étrange est patente, et décisif le pouvoir interprétatif du législateur. Un exemple entre mille : l'article 6 de la Constitution belge (l'actuel article 10) proclame l'égalité des Belges devant la loi; il aura fallu cent trente ans pour que le législateur s'avise du fait que cette règle pouvait concerner l'égalité entre hommes et femmes. Le texte restait inchangé, mais voilà soudain qu'il recevait une application nouvelle concernant non moins de la moitié de la population.

Il n'est pas jusqu'aux règles, essentielles et détaillées, relatives à la révision de la Constitution qui ne font l'objet de diverses «interprétations-manipulations» par le législateur, alors même qu'elles sont censées contenir ses initiatives et assurer une stabilité renforcée aux dispositions constitutionnelles. L'observation de la pratique politique en Belgique révèle non moins de trois variétés de contournement de l'article 195 de la Constitution : les révisions implicites, les révisions qui insèrent irrégulièrement dans l'article ouvert à révision une matière étrangère à celle qui y était réglée et les

46. Ph. S. JAMES, Introduction to English Law, 12e éd., Butterworths,

Londres, 1989, p. 115 et s.; J.A. JOLOWICZ, Justice constitutionnelle et démocratie, in Revue française de droit constitutionnel, 1990/1, p. 38.

47. M. TROPER, Justice constitutionnelle et démocratie, in Revue française de droit constitutionnel, 1990/1, p. 38

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lois inconstitutionnelles qui anticipent sur une révision ultérieure(48). Dans le premier cas, il s'agit de modifier implicitement un article non soumis à révision, et ce à l'occasion de la modification d'une autre disposition qui, elle, est ouverte à révision. Cette pratique semble être devenue courante, aux dires des Parlementaires eux-mêmes(49).Tout comme du reste la deuxième hypothèse (insertion dans un article à réviser d'une matière qui lui est étrangère), dont un Premier Ministre déclara qu'elle était une «pratique passée dans le domaine public»(50). Dans le troisième cas, l'urgence politique semble telle qu'elle justifie qu'on contourne la procédure de révision dans son ensemble : c'est par le biais d'une loi qu'on réalise immédiatement ce qu'une révision constitutionnelle remise à plus tard se chargera de confirmer. Ainsi, par exemple, une loi du 9 mai 1919 organisa l'élection des Chambres législatives au suffrage universel pur et simple, anticipant une réforme constitutionnelle qui interviendra le 7 février 1921(51).

Ces différents exemples en témoignent : la Constitution n'est pas seulement livrée aux interprétations du législateur; elle est également orientée par les pratiques des autres acteurs politiques et notamment 48. X. DELGRANGE, L. DETROUX et H. DUMONT, La régulation en droit

public, in Élaborer la loi aujourd'hui : mission impossible ?, sous la dir. de B. Jadot et F. Ost, Bruxelles, Publications des F.U.S.L., 1999, p. 50.

49. Les travaux préparatoires de la récente révision de l'article 41 de la Constitution contiennent cet aveu : «la technique juridique de la modification implicite d'une disposition constitutionnelle par une autre a déjà été appliquée par le passé; qui plus est, dans certains cas, la modification implicite d'une disposition constitutionnelle a été réalisée par une loi adoptée à majorité spéciale» (Proposition de M. ERDMAN et consorts de révision de l'article 41 de la Constitution, Doc. parl., Sénat, 1995-1996, n° 185/1, p. 3). Pour un autre exemple, cf. X. DELGRANGE et al., op. cit., p. 52 n° 22 (à propos de l'article 151 de la Constitution).

50. J.-L. DEHAENE, Doc. parl., Chambre, 1997-1998, N° 1591/2, Annexe 13, p. 165. «Contre une interprétation juridico-formelle assez stricte de la déclaration de révision de la Constitution», le Premier Ministre estimait que sa thèse «s'appuie sur une interprétation qui est conforme à la volonté de la majeure partie de la population et du Parlement» (Ibidem, p. 171).

51. On trouvera d'autres exemples dans l'étude de Ch. HUBERLANT et Ph. MAYSTADT, Exemples de lois taxées d'inconstitutionnalité, in Actualité du contrôle juridictionnel des lois, Bruxelles, Larcier, 1973, p. 488 et s.; cf. aussi X. DELGRANGE et al., op. cit., p. 55 et s.

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celles de l'exécutif. C'est le moment de reparler des «conventions de la Constitution», qui ne sont pas une invention exclusivement britannique. Ailleurs aussi opèrent de ces règles non écrites de moralité politique, reposant, comme les coutumes constitutionnelles, sur la répétition des précédents et l'adhésion implicite des acteurs du jeu politique. Ce sont elles qui, en France comme en Grande-Bretagne, règlent notamment l'équilibre subtil qui s'établit entre Chef de l'État et Chef de gouvernement. En France encore, ce sont elles qui ont conféré une tournure résolument présidentielle à la Constitution de la Ve République : alors que la Constitution de 1958 «recelait virtuellement autant un régime parlementaire qu'un régime présidentiel», il faudra, explique P. Avril, la pratique du Général de Gaulle entre 1958 et 1962, puis finalement la révision de 1962 pour être fixé : sous des mots inchangés, la pratique politique avait imposé un changement de paradigme constitutionnel(52).

L'histoire et le mouvement des idées ne s'arrêtent cependant pas ici. La faveur renouvelée du référendum, en France notamment, allait contribuer à rendre la parole au peuple souverain; la mise en place de Cours constitutionnelles restaurerait la primauté oubliée des Constitutions, en même temps qu'elle rouvrirait aux citoyens les voies procédurales de la «garantie des droits»; l'inscription, dans les chartes fondamentales, de principes soustraits à révision devait par ailleurs pérenniser les fondements du régime à l'encontre des manipulations partisanes. Un «constitutionnalisme» nouveau s'imposait qui allait remettre la pyramide sur ses pieds et restaurer le pouvoir hiérarchique du peuple souverain.

Les choses sont cependant plus complexes qu'il n'y paraît. Sans doute les mécanismes qu'on vient d'évoquer, et sur lesquels on revient bientôt, ont-ils pour effet de redresser certaines dérives, de corriger certaines pathologies du système. Ce n'est pas cependant pour restaurer, comme on pourrait le croire, une hiérarchie simple ou une souveraineté homogène dont il suffirait sans plus de décliner les ordres et de déduire les volontés. C'est que, tout d'abord, le peuple souverain, on s'en avise maintenant, n'est lui-même pas unique et homogène. Dans un régime démocratique, a fortiori une démocratie pluraliste, il est

52. P. AVRIL, op. cit., p. 77.

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marqué par la division sociale, traversé de courants divers et donc, rigoureusement, irreprésentable. C'est que, ensuite, nombreux sont désormais les pouvoirs, tantôt concurrents, tantôt complémentaires, investis de la tâche de représenter ce peuple pluriel : Parlement, Cour constitutionnelle, opinion publique référendaire, sans parler des innombrables pouvoirs de fait : presse, partis politiques, syndicats, lobbies de toutes sortes. C'est que enfin on comprend que de la Constitution, même quand elle se traduit dans un texte, ne se dégage pas une signification unique, intangible et objective : c'est plutôt un champ sémantique qu'elle ouvre au sein duquel s'affronteront interprétations et pratiques concurrentes sans qu'un terme ni des limites fixes puissent être assignés à cette confrontation. Loin d'être un grand sujet dont il suffirait de décliner les attributs, le peuple lui-même est en recherche; loin d'être un donné dont il suffirait d'appliquer les prescriptions, le texte constitutionnel est un construit. Littéralement, la Constitution est toujours en voie de constitution.

Les évolutions en cours ne se réduisent cependant pas à ce constat d'indétermination et de différenciation. S'il est vrai qu'on prend une plus claire conscience de l'écriture en réseau, à plusieurs mains, de la charte fondamentale, on n'en dégage pas moins comme une tension en direction d'un principe structurant supérieur. C'est ainsi, on le verra, que les Cours constitutionnelles éprouvent la nécessité de se référer à des principes supra-constitutionnels - comme si des méta-règles inspiraient l'écriture des Constitutions. La présence de normes «intangibles» en leur sein s'inscrit bien entendu dans la même voie. Parallèlement à cette évolution, la pensée politique dégage aujourd'hui le concept de «peuple intemporel», ou «juridique», ou «authentiquement constituant», pour le distinguer du «peuple électoral du moment» ou «peuple empirique» et justifier ainsi par exemple qu'une Cour constitutionnelle puisse faire valoir les aspirations constitutionnelles du premier à l'encontre des volontés partisanes du second(53).

53. M. GAUCHET, La révolution des pouvoirs, Paris, Gallimard, 1995, p. 44 et

s.; cf. aussi O. CAYLA, Le conseil constitutionnel et la constitution de la science du droit, in Le Conseil constitutionnel a 40 ans, Paris, LGDJ, 1998, p. 137.

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Ces notions de «supra-constitutionnalité» et de «peuple éternel» manifestent le souci de transcender le jeu politique quotidien et d'orienter la pratique constitutionnelle dans le sens des promesses fondatrices que le peuple s'est faites à lui-même(54). On ne restaure pas pour autant la croyance naïve en un grand sujet politique porteur d'une volonté claire et homogène. On l'a dit : la pluralité des interprètes est irréductible, de même qu'est interminable la délibération entre leurs interprétations. Du moins sait-on mieux maintenant qu'aucun de ces acteurs (fût-il le Parlement) ne peut prétendre représenter à lui seul le peuple pluriel, dont la souveraineté, réelle, reste cependant énigmatique : à la fois éclatée et divisée, et pourtant référée elle-même à une promesse fondatrice. Un «système constitutionnel» résultant du jeu interactif d'autorités multiples se substitue alors au souverain monolithique, de même que progresse une conception «matérielle» de la Constitution, qui enrichit la lettre par l'esprit et situe les actes juridiques ponctuels (adoption, révision) dans un processus historico-social évolutif.

Une première manifestation de cette conception renouvelée de la Constitution - Constitution au sens matériel et supra-constitutionnalité - consiste dans l'adoption de dispositions soustraites au processus de révision, parce que, estime-t-on, leur contenu concerne les fondements mêmes du régime : les abroger ou même les modifier serait tout simplement changer de régime. Un tel changement révolutionnaire reste bien entendu toujours possible dans les faits, mais ne pourrait plus s'opérer désormais avec la caution des textes juridiques. Tel fut notamment le choix du constituant allemand en 1948, qui décida de mettre le fédéralisme et les libertés publiques à l'abri des majorités de circonstance (art. 79, al.3); ce fut aussi le choix du constituant français de 1958, reprenant à son compte une disposition datant de 1884 qui soustrait la «forme républicaine du gouvernement» à la révision (art. 89, al.5)(55).

54. En ce sens, cf. F. OST, Le temps du droit, Paris, O. Jacob, 1999, p. 201 et s. 55. Sur cette problématique, cf. notamment M.-F. RIGAUX, La théorie des

limites matérielles à l'exercice de la fonction constituante, Bruxelles, Larcier, 1985; O. BEAUD, La puissance de l'État, Paris, P.U.F., 1994; Cl. KLEIN, Théorie et pratique du pouvoir constituant, Paris, P.U.F., 1996.

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Sans doute, rétorqueront les positivistes, suffirait-il de modifier, selon la procédure de révision ordinaire, ces articles relatifs à l'intangibilité de certaines dispositions pour que l'obstacle disparaisse. On peut penser cependant qu'une telle manoeuvre renouerait avec la conception exclusivement formelle de la Constitution et opérerait un détournement de son esprit, une fraude à la Constitution, du genre de celle que produisit la loi constitutionnelle française du 10 juillet 1940 qui mit fin à la IIIe République et donna naissance à «l'État français» en décrétant que «l'Assemblée nationale donne tout pouvoir au gouvernement, sous l'autorité du Maréchal Pétain, à l'effet de promulguer une nouvelle Constitution de l'État français». La «révision de la révision», formellement correcte, engendrait ainsi un régime négateur des principes mêmes sur la base desquels cette assemblée tirait sa légitimité(56). Ces pratiques ne seraient sans doute plus acceptées aujourd'hui. Du reste, des Cours constitutionnelles n'hésitent plus à contrôler la constitutionnalité du processus même de révision de la Constitution, allant jusqu'à censurer, comme ce fut le cas en Inde et en Afrique du Sud, un constituant «dérivé» infidèle aux instructions du constituant «originaire». Non sans s'exposer à leur tour au risque que le Parlement ne modifiât la disposition de la Constitution relative à la révision de la Constitution(57). Progrès donc de la notion de «supra-constitutionnalité», en référence aux valeurs du peuple «authentiquement constituant», mais progrès qui, on le voit, ne permettent pas toujours de faire l'économie des controverses entre des interprètes différents, tirant leur légitimité, les uns du suffrage 56. Pour une discussion de cette question, cf. F. OST, Le temps du droit, op.

cit., p. 210 et s. 57. En 1967, la Cour constitutionnelle indienne a décidé qu'un amendement

adopté conformément à l'article 368 de la Constitution ne pouvait modifier un droit fondamental. Désireux de réviser la Constitution sur n'importe quel point, le Parlement vota alors une révision de l'article 368 lui-même. La même pratique se répéta en 1975, dans l'affaire Indira Nehru Gandhi v. Raj Narain. On notera qu'en Belgique, la Cour d'arbitrage se refuse à «vérifier si un article constitutionnel a été adopté dans le respect des conditions fixées à l'article 195 de la Constitution» (C.A., arrêt n° 16/94 du 9 février 1994); cf. F. TULKENS, La Cour d'arbitrage et le pouvoir constituant, in Regards croisés sur la Cour d'arbitrage, sous la dir. de F. Delpérée et al., Bruxelles, Buylant, 1995, p. 25 et s.

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universel, les autres de leur compétence juridique et de leur indépendance.

La faveur renouvelée du référendum populaire de décision constitue assurément un second indice du retour en force de la volonté populaire mise entre parenthèses par l'omnipotence des Parlements. Ainsi, lorsque l'article 3 de la Constitution française de la Ve République dispose que «la souveraineté nationale appartient au peuple, qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum», il retrouve l'inspiration dualiste de l'article 6 de la Déclaration de 1789 («concourir personnellement ou par ses représentants à la formation de la loi»).

En Belgique, en revanche, la lecture positiviste-formaliste de la Constitution a toujours fait obstacle à l'introduction de la technique référendaire. Sans doute l'article 33 de la Constitution dispose-t-il que «tous les pouvoirs émanent de la nation». Mais, souligne la majorité des juristes, c'est au deuxième alinéa de cet article qu'il faut avoir égard : «ils sont exercés de la manière établie par la Constitution». On reconnaît le raisonnement : le peuple, constituant originaire, a assez fait en adoptant la charte fondamentale; désormais tous les pouvoirs, y compris le pouvoir de réviser la Constitution, sont des pouvoirs constitués - et doivent donc s'exercer conformément à son prescrit. Or, comme l'article 195 de la charte fondamentale ne fait aucune allusion au référendum, celui-ci n'a pas sa place en droit public belge. Il est permis cependant de penser, avec H. Dumont, que cette disposition ne concerne que l'exercice dérivé de la fonction constituante (les révisions «ordinaires» donc), mais que, lorsque l'existence même de l'État est en jeu, c'est au constituant originaire - à la nation «dont émanent tous les pouvoirs» - qu'il convient de s'adresser. Tel serait le cas, notamment, lorsqu'au terme d'un processus progressif de démantèlement des compétences de l'État belge au profit des entités fédérées, se pose la question du maintien de la volonté de vivre ensemble des deux nations qui le composent, ou encore, lorsqu'au terme d'un processus, lui aussi graduel, de transfert de souveraineté aux instances européennes, se pose la question de franchir le pas décisif en

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direction d'une fédération européenne(58). Dans ces deux hypothèses au moins, il faut convenir que c'est l'existence même du pacte social fondateur qui est en jeu - la volonté de vivre ensemble dans telle communauté politique - et que, à ce niveau de radicalité, c'est le peuple lui-même qu'il s'agit de consulter. S'il est vrai, par ailleurs, que le peuple se laisse mal représenter - ce dont atteste la lancinante «crise de la représentation» - il n'est sans doute pas mauvais d'introduire une dose de démocratie directe au sein de la démocratie représentative(59).

La mise en place, dans la plupart des pays démocratiques, de Cours constitutionnelles constitue assurément l'indice le plus révélateur de la volonté de limiter l'omnipotence parlementaire. Il est du reste significatif que ce soit Kelsen lui-même, le père de la «théorie de la formation du droit par degrés» (Stufenbautheorie), qui soit à l'origine de la création, en 1920, sur un avant-projet de sa plume, de la Cour constitutionnelle autrichienne, la première du continent européen(60). En dotant la Constitution d'un juge chargé d'en assurer l'intégrité, on allait, pensait-on, redresser la pyramide normative, rétablir la supériorité bafouée de la règle suprême, en faire finalement une norme juridique à part entière : une norme accompagnée de sanction. Par la censure des cours suprêmes, le constitutionnalisme s'imposerait dans l'ensemble du système juridique, pénétrant au plus profond de chacune

58. H. DUMONT, Réflexions sur la légitimité du referendum constituant, in

Variations sur l'éthique. Hommage à Jacques Dabin, Bruxelles, Publications des FUSL, 1994, p. 335 et s.

59. Ibidem, p. 350. 60. On lira avec profit une comparaison faite par Kelsen lui-même entre les

modèles autrichien et américain de justice constitutionnelle : H. KELSEN, Le contrôle de constitutionnalité des lois. Une étude comparative des Constitutions autrichienne et américaine, in Revue française de droit constitutionnel, 1990, 1, p. 17 et s. (traduction de l'étude originale datant de 1942). Pour un historique de la question du contrôle de constitutionnalité en Belgique, cf. H. DUMONT, Le contrôle de la constitutionnalité des lois et des décrets en Belgique : fonction juridictionnelle ou politique ?, in Fonction de juger et pouvoir judiciaire, sous la dir. de Ph. Gérard, F. Ost et M. van de Kerchove, Bruxelles, Publications des FUSL, 1983, p. 128 et s.

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de ses branches(61). Enfin l'harmonie serait rétablie, et «l'hymne à la loi» se jouerait, comme il se doit, «sur le tempo constitutionnel»(62).

Ces ambitions se modéreront cependant à l'épreuve de l'expérience. On s'avisera d'abord de ce que les Cours suprêmes ne sont pas les simples découvreurs d'une vérité constitutionnelle, stable et objective, enchâssée au coeur du texte. L'appréciation de la conformité de la loi à la Constitution ne se réduit que rarement à un jugement constatif ou une déduction linéaire(63). C'est que, si le texte de la Constitution présente une matérialité objective, son sens, en revanche, prête à interprétation. Autrement dit, une différence s'insinue toujours entre le texte et la norme qu'il exprime. La relative indétermination de la norme exprimée par le texte laisse une place au pouvoir créateur de l'interprète. Il est, du reste, particulièrement significatif que le pouvoir qu'elles exercent, les Cours constitu-tionnelles se le sont parfois auto-attribué, en l'absence de tout texte écrit. Le point est bien connu en ce qui concerne la Cour suprême des États-Unis : c'est un coup de force - ou coup de droit - de son président, le juge Marshall, dans l'affaire Marbury v. Madison, qui lui conféra en 1803 un pouvoir de contrôle de la constitutionnalité des lois tant fédérales qu'émanant des États de l'Union(64). Mais on rappellera aussi que, en France, c'est par la fameuse décision du 16 juillet 1971 que le Conseil constitutionnel s'adjugea la véritable portée de son contrôle en «constitutionnalisant» la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946(65). Ce faisant, le Conseil «redécouvrait» la première partie de l'article 16 de la Déclaration (la «garantie des droits») et ouvrait ainsi un contentieux des libertés publiques promis à un bel avenir, qui désidentifiait gouvernants et gouvernés. Placé ainsi en extériorité par

61. L. FAVOREU, Le droit constitutionnel, droit de la Constitution et

constitution du droit, in Revue française de droit constitutionnel, 1990, 1, p. 85; v° Constitutionnalisme, in Dictionnaire constitutionnel, sous la dir. de O. Duhamel et Y. Mény, Paris, P.U.F., 1992.

62. F. DELPEREE, Au nom de la loi, in J.T., 1976, p. 496. 63. O. CAYLA, op. cit., p. 122. 64. Marbury v. Madison, 5 US (1 Cranch), 137, (1803). 65. D. ROUSSEAU, La justice constitutionnelle en Europe, Paris,

Montchrestien, 1992, p. 26.

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rapport aux autorités publiques, et doté d'un nouvel espace d'autonomie, le peuple devenait un acteur juridique à part entière à partir duquel s'amorçait une réécriture au moins partielle du droit(66). De ce «changement de paradigme», c'était le Conseil constitutionnel lui-même qui était à la fois l'auteur et l'instrument : la démocratie s'inventerait désormais au moins autant à partir des initiatives contentieuses des citoyens et des audaces des Cours suprêmes qu'à partir de l'équilibrage traditionnel des pouvoirs exercés par les autorités publiques(67).

Interprètes privilégiés de la Constitution, les Cours suprêmes n'allaient pas tarder à occuper une place centrale dans le système juridique : régulateurs du réseau formé par les différents acteurs du système, elles s'imposeraient comme co-auteurs de la loi, et même, on s'en apercevrait bientôt, de la Constitution elle-même. «La manière dont s'ordonnent, se complètent et se relient les normes internationales, nationales et locales, ainsi que les différentes catégories de normes nationales», écrit L. Favoreu, «est comparable à un mouvement d'horlogerie parfaitement au point dont le juge constitutionnel assure la régulation»(68). Que le mouvement soit «parfaitement au point», il est permis d'en douter, mais ce constat ne fait qu'accentuer l'importance du régulateur. Cette fonction, les Cours suprêmes l'exercent d'abord dans les États fédéraux au sein desquels les textes répartiteurs des compétences entre législateurs fédéral et fédérés, quel que soit le soin mis à leur rédaction, n'empêcheront jamais chevauchements et lacunes, ni la lancinante question des «pouvoirs implicites» et des «pouvoirs

66. D. ROUSSEAU, Une résurrection : la notion de Constitution, in Revue du

droit public, 1990, p. 9. 67. En ce qui concerne la Cour d'arbitrage de Belgique, on rappellera comment,

à partir d'un contrôle de constitutionnalité limité au respect de l'égalité et de la non-discrimination (ainsi que de la liberté d'enseignement), s'est développée une jurisprudence qui englobe l'ensemble des libertés publiques. Comme l'écrit Paul MARTENS, le principe d'égalité, «qui dormait dans les plis de la Constitution» (…) «est entré dans un processus de dépliement dont on n'aperçoit pas la fin» (Thémis et ses plumes. Réflexions sur l'écriture juridique, in Nouveaux itinéraires en droit. Hommage à François Rigaux, Bruxelles, Bruylant, 1993, p. 370).

68. L. FAVOREU, op. cit., p. 76.

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résiduaires». Apparues dans des pays fédéraux ou dans des États accordant une très large autonomie aux régions, les Cours constitutionnelles accompagnent ainsi, en présidant à l'équilibrage des compétences, l'évolution des rapports délicats entre centre et périphérie, élaborant, à l'occasion, des solutions originales, tel ce principe de «coopération loyale» dégagé par la Cour constitutionnelle italienne(69). Dans les États restés centralisés, c'est un même rôle régulateur que tiennent les Cours suprêmes, cette fois entre les instances politiques nationales : ainsi, en France, à propos de la délimitation des domaines respectifs de la loi (Parlement) et du règlement (gouvernement)(70). Régulation encore, dans tous les types d'État, entre citoyens et gouvernants, ces derniers tenus désormais, en vertu du principe de proportionnalité, de mesurer l'exercice de leurs prérogatives de puissance publique à l'aune des droits fondamentaux des individus.

C'est dire que, dans l'exercice de cette fonction régulatrice, les Cours constitutionnelles contribuent activement à l'écriture de la loi. À côté des arrêts de validation ou d'invalidation pure et simple, on trouve en effet nombre de décisions proposant des interprétations «constructives» suggérant au législateur ou aux organes d'application de la loi les modalités d'une lecture plus satisfaisante du texte. Intervenant a priori, comme en France, il arrive que le Conseil subordonne la constitutionnalité du texte au respect des conditions qu'il énonce; intervenant a posteriori, comme en Italie ou en Allemagne, les Cours précisent souvent les modalités d'application du texte qui le feront échapper au grief d'inconstitutionnalité. Dans d'autres cas, elles se contentent d'une déclaration d'inconstitutionnalité partielle, ou encore d'une invalidation différée dans le temps, ou d'une annulation ménageant, au nom de la sécurité juridique, certains effets passés. L'Italie connaît les arrêts de conditionnalité sous réserve, «arrêts qui manipulent les normes», dit-on; l'Allemagne pratique la technique de décisions «d'appel au législateur» qui, validant un texte aujourd'hui, laissent entendre qu'elles le censureront demain et fixent un délai au

69. Cf. D. ROUSSEAU, Justice constitutionnelle en Europe, op. cit., p. 117. 70. Ibidem, p. 121.

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législateur pour le modifier(71). Du reste, il n'est même plus besoin que les juridictions constitutionnelles se prononcent pour que s'exerce leur fonction normative : c'est que, désormais, les législateurs anticipent un possible recours et s'efforcent d'intégrer les principes qu'elles dégagent. L'inversion de la séquence temporelle est alors complète, qui fait intervenir la fonction de contrôle du juge en amont de la fonction créatrice du législateur(72).

L'évolution ne s'arrête cependant pas en si bon chemin : s'il est vrai que les juridictions constitutionnelles participent à l'écriture de la loi, alors nécessairement elles contribuent, comme le font les législateurs eux-mêmes, à préciser le sens de la norme constitutionnelle. Que les juridictions suprêmes contribuent à la configuration de la Constitution, l'exemple français le démontre à l'évidence. «L'étude de la jurisprudence», écrit J.-M. Blanquer, «permet de voir très bien que le juge constitutionnel intègre dans la majeure de ses raisonnements des règles ou des principes qui peuvent se trouver en deçà ou au-delà de la simple Constitution stricto sensu»(73). Soucieux, en effet, de l'effectivité des dispositions constitutionnelles, le Conseil n'hésite pas à apprécier la régularité des lois, non seulement sur leur base, mais aussi à l'aide des normes, parfois de rang inférieur à la loi, qui leur assurent pleine exécution(74) : voilà la Constitution élargie vers le bas. À l'inverse, dans d'autres hypothèses, le Conseil s'emploie à dégager les éléments d'une «supra-constitutionnalité» à partir de «méta-principes» fondateurs, tels les deux éléments de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme : il n'y a pas de Constitution, raisonne-t-elle, en l'absence de la «garantie

71. Ibidem, p. 39 et p. 103-106. Sur les modulations dans le temps des

décisions des cours constitutionnelles, cf. F. OST, L'heure du jugement, in Temps et droit. Le droit a-t-il pour vocation de durer?, sous la dir. de F. Ost et M. Van Hoecke, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 113 et s.

72. J.-M. BLANQUER, L'ordre constitutionnel d'un régime mixte. Le sens donné à la Constitution par le Conseil constitutionnel, in Revue du droit public, 1998, n° 5/6, p. 1534; cf. aussi O. CAYLA, op. cit., p. 126 et s.

73. J.-M. BLANQUER, ibidem, p. 1535. 74. Ibidem, p. 1536 : «On assiste donc au contrôle d'un acte voté par le

Parlement au regard d'un acte pris par le pouvoir exécutif».

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des droits» et de la «séparation des pouvoirs»(75). Adoptant de toute évidence une conception matérielle de la charte fondamentale, le Conseil en arrive ainsi à dégager une hiérarchie interne (et substantielle) des normes constitutionnelles elles-mêmes(76), tout se passant comme si certaines d'entre elles étaient plus constitutionnelles que d'autres.

La référence faite au «bloc de constitutionnalité» (intégrant désormais les principes contenus dans la Déclaration de 1789 et dans le Préambule de la Constitution de 1946), constitue une autre stratégie adoptée par le Conseil en vue d'élargir le texte de la Constitution stricto sensu, et, partant, sa mission de contrôle. On sait que figurent désormais parmi le bloc de constitutionnalité les «principes fondamentaux reconnus par les lois de la République», autrement dit les normes hissées au rang de principes fondamentaux que le Conseil décide d'induire d'une loi déterminée - érigeant ainsi au rang de constitutionnelle une norme dont le statut formel est celui d'une loi. C'est une telle opération que le Conseil a réalisée dans sa décision fondatrice, déjà citée, du 16 juillet 1971, qui l'amena à censurer une loi en projet à l'aide d'un principe, déclaré fondamental, tiré d'une loi de 1901 relative aux associations. Ce qui signifie qu'une loi formelle de la IIIe République est, au terme de cet exercice herméneutique, assimilée à un principe constitutionnel de la Ve, susceptible de faire échec à une loi de celle-ci(77). Le bien-fondé de cette décision, qui constitutionnalise le principe de la liberté d'association, ne prête pas à discussion; on conviendra cependant qu'elle procède d'une conception «matérielle» de la Constitution, fruit d'une interprétation pour le moins créatrice.

Il reste que la question de la légitimité des Cours constitutionnelles - ou plus exactement de leur jurisprudence créatrice - est souvent posée(78). Mais on la pose mal si on continue à identifier loi et volonté générale, représentants et représentés (en considérant qu'un

75. Ibidem, p. 1537. 76. Ibidem, p. 1538. 77. O. CAYLA, op. cit., p. 126-129. 78. M. CAPPELLETTI, Le pouvoir des juges, trad. par R. David, Paris,

Economica, 1990, p. 215 et s.

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juge non élu n'est pas assez représentatif pour mettre à néant une loi, expression de la volonté générale). Dès lors au contraire qu'on admet que le peuple (lui-même pluriel, comme on l'a vu) est représenté par une série d'instances, il n'y a plus de raison de disqualifier par principe les interprétations avancées par des juges non élus. Mais il n'y a pas de raison non plus de prendre leurs décisions pour des oracles et de les soustraire à la discussion publique. En réalité, on s'en aperçoit maintenant, en lieu et place d'un souverain unitaire (le Parlement omnipotent, telle Cour toute puissante,…), c'est à un réseau d'acteurs qu'on a affaire, dont le faisceau de volontés, tantôt concurrentes, tantôt convergentes, représentent ce qu'il est convenu d'appeler «la» Constitution - autant d'approximations de la volonté du peuple, lui-même multiple, et très en retrait sans doute par rapport aux promesses qu'il s'est faites dans les textes fondamentaux.

La Constitution a donc cessé de faire l'objet d'une production monopolistique(79). Trois légitimités - la première, pragmatique, de l'exécutif, la seconde, démocratique, du Parlement, et la troisième, juridique, des juridictions constitutionnelles, contribuent à faire des Constitutions les produits d'une délibération collective et continue. D'un jeu de pouvoirs aussi, entre forces concurrentes sur le marché interprétatif où les significations en conflit ne sont pas seulement des significations idéelles, des produits sémantiques, mais aussi des actes de parole dont la plus ou moins grande force illocutoire assurera le succès ou l'échec(80). Ainsi se poursuit, au gré des productions législatives notamment, la recherche permanente sur le sens de la Constitution elle-même. On évoquait précédemment la question de l'égalité constitutionnelle, maintenant appliquée par le législateur à l'égalité de traitement entre hommes et femmes. Mais, dès qu'on creuse un peu, les questions rebondissent : pour le législateur français, le principe a pour conséquence l'attribution aux femmes de droits particuliers, tels que l'interdiction du travail de nuit dans l'industrie; pour la Cour de justice des Communautés européennes, en revanche, le principe signifie au contraire qu'hommes et femmes soient traités de

79. D. ROUSSEAU, op. cit., p. 144. 80. Sur la force illocutoire des énoncés interprétatifs, cf. P. AVRIL, op. cit.,

p. 81 et s.; O. CAYLA, op. cit., p. 123 et s.

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façon rigoureusement égale, ce qui condamne l'interdiction du travail de nuit pour les femmes(81).

De tels constats conduisent certains auteurs à adopter une théorie réaliste («hyperréaliste», faudrait-il dire) de l'interprétation. Au motif, exact selon nous, qu'une différence se creuse entre le texte et la norme (toujours plus ou moins indéterminée) qu'il exprime, que cette norme dès lors n'est pas susceptible de faire l'objet d'une interprétation «objective», ces auteurs en déduisent la conséquence, excessive selon nous, «qu'il n'existe aucune hiérarchie entre la Constitution et les décisions du Conseil constitutionnel»(82). Qu'il y ait indubitablement réseau interprétatif et que les juridictions constitutionnelles représentent un régulateur privilégié de ce réseau n'entraînent cependant pas la conclusion que toute hiérarchie disparaisse. De ce qu'il n'y a pas un auteur unique à la Constitution, dont la volonté s'imposerait ne varietur, comme on le croyait hier, n'autorise pas à penser aujourd'hui qu'il n'y a pas d'auteur du tout ou que le juge constitutionnel est cet auteur(83). Il y a plutôt une écriture interactive et continue d'un texte dont le premier constituant fut l'auteur empirique, s'efforçant lui-même de saisir quelque chose des valeurs que lui inspirait l'auteur idéal, le peuple «authentiquement constituant». À mille lieux du décisionnisme hyperréaliste, la méthode diachronique des Cours qui re-constituent l'histoire constitutionnelle de la nation, en reliant par exemple la Constitution de 1958 à la Déclaration de 1789 par le truchement du Préambule de 1946, représente sans doute la meilleure approximation possible du projet politique que l'on peut prêter à ce peuple «intemporel» toujours à la recherche de lui-même(84).

III. L'Europe, construction juridique transnationale

81. D. ROUSSEAU, op. cit., p. 35 (arrêt du 25 juillet 1991). 82. M. TROPER, op. cit., p. 37. Plus loin, l'auteur précise encore que «le

Conseil n'est soumis qu'à ses propres normes, à sa propre volonté». 83. O. CAYLA, op. cit., p. 137. 84. J.-M. BLANQUER, op. cit., p. 1529-1534.

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L'Europe ne représente pas comme un étage supérieur de notre construction juridique - un étage qu'il serait loisible d'ignorer et de ne jamais parcourir. C'est qu'elle interfère à tous les niveaux de notre vie quotidienne et transforme en profondeur nos ordres juridiques. Or, c'est la thèse qu'on soutient, le «modèle européen» s'inscrit malaisément dans l'ordonnancement hiérarchique des pouvoirs, de même qu'il ne relève guère des techniques réglementaires classiques. C'est dire que son intrusion progressive dans les systèmes juridiques nationaux contribue fortement à la diffusion de la logique régulatoire propre aux figures en réseau. On voudrait le montrer ici à propos de deux questions significatives : les rapports entre ordre juridique européen et systèmes juridiques nationaux, ou, plus précisément, le rapport (de suprématie ?) qui s'établit entre traités européens et constitutions nationales; la nature juridique de la construction européenne (organisation internationale, fédération d'États, confédération ?). Il apparaîtra que, dans les deux cas, le vocabulaire classique des théories reçues porte à faux : les concepts d'État, de souveraineté, de territoire, de hiérarchie normative paraissent en effet mal à propos pour saisir la nature et désigner l'action d'instances qui, pour être suprêmes et contraignantes, ne sont cependant ni exclusives, ni vraiment souveraines. C'est que, en débordant le cadre étatique pour construire l'Europe, on ne rencontre pas, comme on s'y attendrait, quelque chose comme un «super État» qui réaliserait en plus grand ce que les États ne parviennent plus à réaliser à leur échelle. C'est un pouvoir d'une autre nature qui se met en place : moins l'étage supérieur d'une construction inchangée, qu'un espace remodelé qui, par son principe de circulation sans entrave, bouleverse le plan de tout l'édifice.

L'Europe, du reste, est plurielle. Entité principalement économique, l'Europe des quinze se différencie aujourd'hui en une «Union européenne» et une «Communauté européenne». Organisation internationale d'«intégration», cette Europe s'est dotée d'institutions qui peuvent légiférer, administrer et juger dans les domaines qui lui ont été attribués et dont les règles se voient reconnaître effet direct et primauté dans les ordres juridiques internes. Mais il ne s'agit que d'un sous-ensemble d'une entité plus vaste formée par l'ordre juridique du Conseil de l'Europe regroupant quarante et un États, dont l'ambition est cependant plus réduite, se ramenant à la «coopération» politique dans

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une série limitée de domaines et sans véritable transfert de pouvoir normatif. Du Conseil de l'Europe a procédé cependant un nouvel ordre juridique distinct, basé sur la Convention européenne des droits de l'homme du 4 novembre 1950 et visant, quant à lui, l'«harmonisation» juridique - catégorie intermédiaire entre l'intégration et la coopération. On s'en aperçoit : ce sont plusieurs espaces juridiques européens variables dans leur circonscription territoriale et distincts quant à leurs objectifs et l'impérativité de leur régulation qui interfèrent désormais avec les réglementations nationales(85). D'un côté, des interventions plus impératives et plus intrusives à vocation directrice, de l'autre des interventions subsidiaires, à vocation correctrice d'origine juris-prudentielle - entre les deux, sur le terrain des droits de l'homme, des zones de recouvrement, posant du même coup la délicate question de l'articulation des deux ordres juridiques européens entre eux.

La primauté du droit communautaire sur les droits internes des États membres avait été affirmée de longue date par le Cour de Justice européenne : «issu d'une source autonome, le droit né du traité ne pourrait, en raison de sa nature spécifique originale, se voir opposer un texte interne sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même»(86). Bon gré, mal gré, les juridictions nationales s'étaient progressivement alignées. Un bastion résistait cependant, la règle constitutionnelle elle-même : subordonner sa validité à sa conformité au traité n'était-ce pas avaliser des révisions implicites de la Constitution dès lors qu'une règle de droit communautaire, parfois même simplement une règle dérivée des traités, serait adoptée qui s'opposerait au texte de la charte constitutionnelle ? Ne serait-ce pas aussi saper l'autorité d'un texte, la Constitution, dont dépend la validité de la délégation de compétence aux autorités européennes elles-mêmes ? Ainsi la primauté du droit européen s'arrêterait-elle au seuil des règles constitutionnelles, dernier carré des souverainetés étatiques.

C'était compter sans la vigueur de la thèse «moniste» et de ses zélateurs européens. Rien, aux yeux des deux Cours européennes, ne

85. M. DELMAS-MARTY, Pour un droit commun, Paris, Seuil, 1994, p. 5 et s. 86. C.J.C.E., n° 6/64, 15 juillet 1964, Costa c. Enel, Rec., p. 1160.

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doit faire obstacle à la primauté des ordres juridiques européens(87). C'est en vertu de la «nature même du droit international», comme l'avait affirmé l'arrêt Le Ski(88), que s'affirme la prévalence du droit européen sur le droit interne; entre les deux ordres, il y a intégration hiérarchisée, de sorte que le juge a l'obligation de neutraliser la norme nationale qui ne serait pas conforme à la norme européenne supérieure. Aucune raison de logique juridique n'excepte la Constitution de ce raisonnement. Le Conseil d'État de Belgique le confirmera dans son arrêt Orfinger : «le recours à des dispositions de l'ordre juridique interne afin de limiter la portée des dispositions du droit communautaire aurait pour conséquence de porter atteinte à l'unité et l'efficacité de ce droit et ne saurait dès lors être admis, même si les dispositions de droit interne sont celles de la Constitution»(89). Une partie de la doctrine se rallie à ce point de vue : en droit communautaire européen, «le principe de primauté reste d'une nécessité essentielle», écrit J.-V. Louis(90).

Les partisans de la thèse dualiste ne désarment pas pour autant : «Dans un système juridique national, le traité international doit céder le pas à la Constitution», écrivent cette fois F. Delperée et S. Depré(91). Concevrait-on, en effet, qu'un traité, introduit en droit belge par une loi votée à la majorité, puisse défaire ce que le Constituant a décidé à une majorité qualifiée ? Concevrait-on qu'un traité, négocié par un gouvernement communautaire ou régional et intégré dans l'ordre juridique de la communauté ou de la région concernée, puisse, par ce

87. Cour eur. D.H., arrêt Parti communiste de la Turquie c. Turquie du 30

janvier 1998, §30; C.J.C.E., arrêt Commission c. Grand-Duché de Luxembourg du 2 juillet 1996, Rec., 1996-97, p. 3248 et s.

88. Cass., 27 mai 1971, Pas., 1971, I, p. 886. 89. C.E., arrêt du 5 novembre 1996, en cause Orfinger, in J.T., 1997, p. 254 et

obs. R. ERGEC. 90. J.-V. LOUIS, La primauté, une valeur relative ? , in Cahiers de droit

européen, 1995, p. 27; cf. aussi J. VELU, Contrôle de constitutionnalité et contrôle de compatibilité avec les traités, Bruxelles, Bruylant, 1992, p. 209.

91. F. DELPEREE et S. DEPRE, Le système constitutionnel de la Belgique, Bruxelles, Larcier, 1998, p. 335.

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biais, modifier le pacte fédératif(92) ? Ces arguments sont repris par le Conseil d'État, section de législation(93). Ils conduisent par ailleurs la Cour d'arbitrage a se déclarer compétente pour contrôler la constitu-tionnalité d'une loi d'assentiment à un traité et même la substance de la règle conventionnelle ainsi introduite en droit belge(94).

Ainsi posé, le problème semble indécidable. Chaque série d'arguments convainc dans la perspective dont elle relève; chaque ordre juridique, envisagé dans sa spécificité et son autonomie, peut prétendre détenir des normes suprêmes. Faudra-t-il dès lors déclarer les normes internationales «hors hiérarchie»(95), ou bien considérer que, chaque ordre juridique étant autonome, la question hiérarchique de la primauté ne se pose en définitive pas(96) ? Il reste que leur application cumulative pose, à tout le moins, la question de leur compatibilité et qu'à cet égard, des solutions pragmatiques d'ajustement et de coordination s'imposent. C'est, semble-t-il, dans cette voie qu'on s'engage. Ainsi, par exemple, prend-on soin désormais de réformer les Constitutions avant d'adopter une loi d'assentiment à un traité qui irait à l'encontre d'une de leurs dispositions. Des mécanismes préventifs sont proposés qui, à l'initiative du Conseil d'État ou de la Cour d'arbitrage, entendent attirer l'attention des négociateurs sur d'éventuelles incompatibilités(97). Des ajustements spontanés de jurisprudence se produisent dans l'espoir de réaliser une harmonisation progressive des solutions : on citera par exemple la pratique de la Cour de Justice 92. Ibidem. 93. C.E., L.27.449/2, 23 mars 1998. 94. C.A., n° 33/94, 26 avril 1994, Rev. trim. dr. h., 1995, p. 487 et s. 95. L. FAVOREU, L’apport du Conseil constitutionnel au droit public, in Le

Conseil constitutionnel, Pouvoirs, n° 12, Paris, 1980, p. 48. 96. F. DELPEREE, ibidem, p. 337, note 1 :«il paraît inadéquat de confronter

deux normes qui relèvent de deux ou plusieurs ordres juridiques différents en termes conflictuels. Chacune de ces normes prise dans son ordre juridique spécifique a sa validité»; cf. aussi ID., Les rapports de cohérence entre le droit constitutionnel et le droit international public. Développements récents en Belgique, in Revue française de droit constitutionnel, n° 36, 1999, p. 729 et s.

97. Cf. Ph. BROUWERS et H. SIMONART, Le conflit entre la Constitution et le droit international conventionnel dans la jurisprudence de la Cour d’arbitrage, in Cahiers de droit européen, 1995, n° 1, p. 19 et s.

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européenne, qui se mit à intégrer explicitement dans sa jurisprudence certains principes généraux de droit inspirés des traditions constitutionnelles des États membres et de la Convention européenne des droits de l'homme à partir du moment où le Tribunal constitutionnel allemand et la Cour constitutionnelle italienne avaient décidé que la primauté du droit communautaire sur le droit interne était subordonnée au respect par les instances européennes des principes fondamentaux consacrés par leurs systèmes constitutionnels(98). Tout se passe dès lors comme si, dans ces situations de «polysystémie simultanée»(99), marquées par l'intrication des pouvoirs et l'enchevêtrement des normes, l'impératif fonctionnel de la coordination l'emportait sur l'exigence logique de hiérarchisation. Faute de pouvoir déterminer lequel des deux ordres l'emporte, mais assuré qu'aucun d'eux ne survivrait sans l'autre, on aménage les conditions de leur collaboration pacifique.

Cette leçon de pragmatisme se confirme à propos de la question, au moins aussi controversée, de la nature juridique de la construction européenne. L'Europe des quinze - aujourd'hui formée d'une «union» et d'une «communauté» - relève-t-elle du modèle fédéral ou du modèle confédéral ? Est-elle une organisation internationale, certes fortement centralisée, ou dessine-t-elle une figure supranationale ? S'il s'agit de construire les «États-Unis d'Europe», le modèle est fédéral assurément, seul l'ensemble étant sujet de droit international, ses éléments n'étant pas personnifiés(100); dans ce cas aussi, le mode de décision, à la majorité, est supranational; en revanche, tant que les États membres du groupement demeurent souverains, en dépit des compétences exercées en commun, le modèle reste confédéral et le mode de décision, l'unanimité des parties contractantes, est celui du droit international classique. Dans le premier cas, on vise une intégration très poussée dans un grand nombre de secteurs de la vie sociale; dans le second, on se contente d'une coopération gouvernementale dans un certain nombre de domaines limitativement énumérés.

98. M. DELMAS-MARTY, op. cit., p. 98-99. 99. A.-J. ARNAUD, Critique de la raison juridique, Paris, LGDJ, 1981, p. 25. 100. J. VERHOEVEN, Droit de la communauté européenne, Bruxelles, Larcier,

1996, p. 132.

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À vrai dire, l'observation des réalités européennes donne du crédit aux deux thèses. Les partisans de la supranationalité peuvent assurément faire état de la jurisprudence prétorienne de la Cour de justice qui, sans être vraiment contredite, a pu décrire l'ordre juridique européen comme un nouvel ordre de droit international au profit duquel les États ont limité leurs droits souverains, et ce de façon «inconditionnelle et irrévocable»(101), dans des «domaines de plus en plus étendus»(102). De ce droit communautaire, originaire et dérivé, elle a précisé qu'il «faisait partie intégrante, avec rang de priorité, de l'ordre juridique applicable sur le territoire de chacun des États membres»(103). Ses destinataires sont donc non seulement les États mais aussi leurs ressortissants, qui peuvent dès lors en réclamer le bénéfice devant leur tribunaux nationaux, ainsi investis du rôle de juge communautaire sous l'inspiration de la Cour de justice (grâce notamment au mécanisme de collaboration des questions préjudi-cielles). Accentuant encore l'autonomisation de l'ordre communautaire par rapport aux Constitutions nationales et aux traités d'origine, la Cour considère désormais que «bien que conclu sous la forme d'un accord international, le traité C.E.E. n'en constitue pas moins la charte constitutionnelle d'une communauté de droit»(104). Constituent également des arguments en faveur de la logique intégrative et supranationale, le vote majoritaire au Conseil, qui tend à s'étendre, l'élection du Parlement européen au suffrage universel direct, ainsi que la reconnaissance d'une «citoyenneté européenne» (art. 17 du Traité 101. C.J.C.E., aff. 106/77, Simmenthal, 9 mars 1978, Rec., 1978, point 10. On a

pu considérer que «le fait de confier à des institutions de droit international le soin d’exercer certains pouvoirs combinés avec la primauté du droit international qui a des effes directs dans l’ordre juridique interne trahit, en réalité, une cession de souveraineté» (M. UYTTENDAELE, Regards sur un système institutionnel paradoxal, Bruxelles, Bruylant, 1997, p. 47).

102. C.J.C.E., Avis 1/91 rendu à propos de l’Espace économique européen le 14 décembre 1991.

103. C.J.C.E., aff. 106/77, Simmenthal, loc. cit., p. 629, point 17. 104. C.J.C.E., Avis 1/91, loc. cit., point 21. Sur la possibilité de dissocier État et

Constitution, cf. J. GERKRATH, L’émergence d’un droit constitutionnel pour l’Europe, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1997; cf. aussi W. VAN GERVEN, Toward a coherent constitutional system within the European Union, in European Public Law, vol. 2, n° 1, 1996, p. 81 et s.

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instituant la Communauté européenne). Enfin, si l'on adopte une conception «matérielle» de la souveraineté, on devra bien reconnaître que les États se sont dépossédés au profit de la Communauté de leur pouvoir d'autodétermination dans des domaines aussi essentiels pour la Staatlichkeit, que la politique monétaire, la politique de change, ainsi que celle des frontières(105).

Les partisans de la souveraineté étatique ne désarment pas cependant. À leurs yeux, «les États ne sont pas solubles dans la construction communautaire»(106) : loin d'affaiblir leurs prérogatives respectives, ils les renforcent délibérément en réalisant un «pooling» de souverainetés distinctes(107). C'est la «coopération intergouverne-mentale» plus que l'intégration communautaire qui caractérise l'entreprise : cela est évident pour la politique relevant de ce qu'il est convenu d'appeler les deuxième et troisième piliers (politique étrangère et sécurité commune; coopération policière et juridique en matière pénale), mais se vérifie également pour les politiques de la Communauté, dès lors que c'est le Conseil, organe représentatif des intérêts nationaux, qui reste au coeur de la décision politique européenne, le titulaire principal de la fonction législative. Du reste, s'il est vrai que les hypothèses de prise de décision à la majorité qualifiée se multiplient, il n'en reste pas moins que le principe de la décision à l'unanimité constitue encore la règle générale.

Sans doute le Parlement est-il élu désormais au suffrage universel mais, loin de représenter un peuple européen, équivalent de «we the People», auteur de la Constitution américaine, ce Parlement, précise l'article 189 du Traité instituant la Communauté européenne, est composé «des représentants des peuples des États réunis dans la Communauté». On sait par ailleurs que ses pouvoirs d'initiative et de décision, en matière législative, restent limités - très en deçà de ceux des Parlements nationaux. Sans doute une citoyenneté européenne est-elle instituée, mais celle-ci «complète et ne remplace pas la 105. Cf. H. DUMONT, La notion juridique de souveraineté aujourd’hui : de

l’absolu au relatif, in Cahiers du CRHIDI, n° 7, Bruxelles, 1997, p. 126. 106. Ch. FRANCK, La souveraineté dans l’intégration européenne, ibidem,

p. 136. 107. Ch. LEBEN, À propos de la nature juridique des communautés

européennes, in Droits, 14-1991, p. 71; Ch. FRANCK, op. cit., p. 139.

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citoyenneté nationale» (art. 17 du Traité instituant la Communauté européenne). Enfin, quoi que soutienne la Cour de justice, Communauté et Union reposent sur des traités internationaux dont les États restent maîtres. Loin de s'être dépouillés de «la compétence de leur compétence», les États ratifient et révisent des Traités de leur propre initiative et selon le principe d'unanimité qui prévaut dans les rapports internationaux. On est donc loin d'une constitution européenne révisable à la majorité qualifiée, qui signifierait un abandon irréversible de souveraineté par les États membres.

Ici encore, on pourrait conclure que le débat est indécidable, chaque thèse en présence représentant une partie de la vérité : «à mi chemin entre l'organisation internationale classique et l'État fédéral, le caractère sui generis de l'Europe communautaire emmêle les fils de la souveraineté plus qu'il ne les maille»(108). Peut-être précisément ne faut-il plus raisonner à partir des concepts classiques (souveraineté, hiérarchie, territoire,…) si l'on veut rendre compte du caractère sui generis de la construction en cours. Plusieurs éléments éclairent cette spécificité.

La nature dynamique de l'entreprise, tout d'abord. Défini comme un «processus créant une Union sans cesse plus étroite entre les peuples d'Europe» (article 1er du Traité sur l'Union européenne), la construction (le mot lui-même est révélateur) reste sans cesse en chantier, connaissant des accélérations et des retards au gré des Conseils européens, mais téléologiquement orientée vers l'intégration par la jurisprudence volontariste de la Cour. Défiant toute qualification juridique assurée, cette mobilité permanente fait de l'Europe une «symphonie inachevée»(109) justifiant les mises en perspective les plus divergentes.

Il n'en reste pas moins - c'est un deuxième facteur de spécificité - que la logique d'ensemble est plus matérielle que formelle, plus fonctionnelle qu'organique. L'Europe, ce sont des objectifs à atteindre, des politiques à mener, des actions communes à développer (le grand

108. Ch. FRANCK, op. cit., p. 138. 109. Ph. DE SCHOUTHEETE, L’avenir de l’Union. Bilan et perspective, in Le

Traité d’Amsterdam. Espoirs et déceptions, Études coordonnées par Y. Lejeune, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 478.

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marché, le développement économique et social, l'espace de sécurité et de liberté…) avant d'être un montage de règles et un dispositif institutionnel susceptible de les mener à terme. Tout se passe ici comme si la fin politique (les objectifs substantiels à atteindre) justifiait les moyens juridiques (les procédures et les organes imaginés à cet effet). Chaque étape, une fois atteinte, renforce le pouvoir ainsi concédé et légitime à son tour la revendication de nouvelles compétences. Par le principe du cliquet («respect de l'acquis communautaire») et par l'effet d'entraînement («spill over», dans le jargon communautaire) se renforce une dynamique intégrative qui appelle bientôt une nouvelle géométrie institutionnelle. Quant aux habilitations juridiques formelles, si elles n'ont pas accompagné le mouvement, elles feront l'objet d'une régularisation a posteriori : ainsi, il est bien connu que la formule de l'article 34 de la Constitution belge, introduite en 1970, («l'exercice de pouvoirs déterminés peut être attribué par un traité ou par une loi à des institutions de droit international public») régularisait des délégations de pouvoir opérées à partir de 1951. Au vu de la jurisprudence extensive de la Cour de justice, on peut du reste se demander si, à son tour, cette disposition n'est pas déjà dépassée : les transferts de compétences portent-ils vraiment sur des pouvoirs «déterminés» ? Quant à savoir s'il s'agit de l'exercice (réversible) ou de la jouissance (irréversible) de ces pouvoirs, tout dépendra du point de vue (formel ou matériel) qu'on adopte.

Un troisième trait de la spécificité de la construction réside dans les nombreux facteurs de différenciation fonctionnelle qui la caractérisent, dessinant les contours d'une Europe tour à tour qualifiée d'institution «à la carte», «à plusieurs vitesses», «à géométrie variable». On a déjà souligné la différence entre la logique supra-nationale caractérisant la plupart des mécanismes de la Communauté européenne et la logique internationale plus classique relative aux deuxième et troisième piliers, basés, pour l'essentiel, sur la coopération intergouvernementale. On voudrait évoquer maintenant les mécanismes de «coopération renforcée» et de «subsidiarité» qui contribuent à une modulation importante de l'intensité de l'action européenne et une avancée significative de la réglementation en forme de régulation.

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Prévue aux articles 40, 43, 44 et 45 du Traité sur l'Union et à l'article 11 du Traité instituant la Communauté, la coopération renforcée permettra à un groupe d'États membres de conclure entre eux des «arrangements particuliers» en vue de mener des «actions conjointes» dans un cadre qui reste néanmoins communautaire. Une «avant-garde» européenne est ainsi prévue (on a parlé aussi de «noyau dur»), dont on attend, par effet d'entraînement, une impulsion pour l'ensemble des États membres(110). Le tabou du principe d'uniformité des règles applicables aux États membres était ainsi brisé; sans doute était-ce là cependant devenu une nécessité à l'heure où se négocient de nouveaux élargissements de l'Europe et, dès lors que des possibilités d'«opting out» avaient déjà été concédées au Danemark et au Royaume-Uni par le Traité de Maastricht, érigeant ainsi virtuellement ces pays en «arrière-garde» ou «périphérie faible» de l'Europe.

Prévu aux articles 2 du Traité de l'Union et 5 du Traité instituant la Communauté, faisant par ailleurs l'objet d'un Protocole «sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité» annexé à ces Traités, le principe de subsidiarité apparaît comme un instrument de compromis entre la logique intégratrice centripète et les résistances nationales centrifuges. Il signifie en effet qu'on s'efforce de légiférer «aussi bas que possible et aussi haut que nécessaire». Concernant les compétences non exclusives de la Communauté, le principe a en effet pour objet d'inciter les autorités à ne faire usage de leurs prérogatives «que si et dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire» (art. 5 du Traité instituant la Communauté). Inspiré par l'idéal de «proximité» (prise de décision à un niveau aussi proche que possible du citoyen) et introduit tardivement dans les Traités, le principe de subsidiarité apparaît donc surtout comme un incitant à légiférer selon la logique «bottom up» - à partir des besoins éprouvés par la base plutôt

110. H. BRIBOSIA, De la subsidiarité à la coopération renforcée, ibidem, p.

79; cf. aussi V. CONSTANTINESCO, Les clauses de coopération renforcée, in Le Traité d’Amsterdam. Thèmes et commentaires, Paris, Dalloz, 1998, p. 44.

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que des planifications définies par le haut. Par ailleurs, joint au principe de proportionnalité, le principe de subsidiarité induit une forme de «réserve» dans l'exercice du pouvoir réglementaire en général, idée inspirée cette fois par le néo-libéralisme ambiant : «l'action de la communauté n'excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du traité», précise le Protocole visé plus haut(111). Une nouvelle façon de légiférer, marquée par l'idéal «régulatoire» s'en induit. Il s'agit non seulement de légiférer moins, mais de décentraliser autant que possible l'exercice de la fonction normative, en la rapprochant du citoyen. Il s'agit ensuite de soumettre toute norme en projet à un test d'efficacité comparative destiné à déterminer le meilleur niveau de définition et de mise en oeuvre d'une politique déterminée (art. 5 du Protocole). Il s'agit enfin de procéduraliser la prise de décision en l'accompagnant d'une motivation adéquate et en la faisant précéder de larges consultations (art. 9 du Protocole). Cette version assouplie de la régulation ne relève cependant pas du soft law, dès lors que le principe de subsidiarité est «justiciable» devant la Cour de justice qui n'hésite pas, le cas échéant, à invalider une directive européenne qui y contrevient(112).

Un autre trait accentue encore la spécificité de la construction européenne. Bien que dotée, comme les États classiques, d'organes investis des pouvoirs de légiférer, d'administrer et de juger, la Communauté européenne réalise entre ces organes un équilibre différent de celui qui prévaut dans les États de droit traditionnels. Avec un Parlement sous-développé (marqué par le fameux «déficit démocratique»), un exécutif surdéveloppé (l'initiative normative revenant pour l'essentiel à la Commission, et le pouvoir de décision au Conseil des Ministres représentant les gouvernements nationaux) et une Cour de justice pour le moins créatrice, on conviendra que Communauté et Union réalisent un montage politique inédit. On a pu dès lors qualifier la construction «d'État régulateur»(113). C'est qu'il 111. H. BRIBOSIA, op. cit., p. 42. 112. C.J.C.E., arrêt du 12 novembre 1996, Royaume-Uni c. Conseil, Rec.,

p. 5793 et s. 113. G. MAJONE, La Communauté européenne : un État régulateur, Paris, Éd.

Montschrestien, 1996; cf. aussi G. MAJONE et alii, Regulating Europe, Londres-New York, Routledge, 1996.

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s'agit moins ici de garantir les conditions de viabilité de l'État classique (État nation et État providence : assurer la redistribution des revenus et la stabilisation macro-économique) que d'intervenir, de façon régulatrice, en vue de corriger différentes formes de «déficiences du marché», telles que le pouvoir des monopoles, le déficit d'information ou une fourniture insuffisante de biens collectifs, tels que la sécurité nationale, la santé publique ou la protection de l'environnement(114). Or, ce qui est significatif, c'est que, dans cette logique régulatrice, l'évolution conduit non seulement à accélérer le processus de transfert de pouvoir en direction de l'exécutif, mais bientôt, au-delà de celui-ci, vers des agences indépendantes, «autorités administratives indépendantes», corps d'experts investis d'un ensemble de pouvoirs normatifs, et dont la légitimité reposerait tant sur la compétence et l'indépendance que sur la panoplie de contrôles procéduraux qui s'exercerait sur eux(115). Les très importants pouvoirs monétaires concédés à la Banque centrale européenne seraient la préfiguration de ce modèle - dont certains, cependant, mettent précisément en doute le caractère démocratique(116). Où se laisse entrevoir cette troublante conclusion : plutôt qu'une instance de type étatique ou supra-étatique, la Communauté européenne ne serait-elle pas une «autorité de marché» ? Après tout, n'était-ce pas en vue de réaliser un «Marché Commun» qu'elle fut mise en place ?

Un dernier trait doit être rapporté, qui accentue encore la particularité de la construction. On vise cette fois l'enchevêtrement des compétences qui s'établit entre les partenaires du réseau européen, imbrication à l'origine d'innombrables boucles de rétroaction entre ceux-ci, et justifiant la mise en place de procédures inédites de collaboration. On le sait : rares sont les compétences exercées de façon exclusive par l'Europe ou par les États; le plus souvent, c'est de compétences partagées qu'il s'agit. Et, même dans les domaines qui lui reviennent en propre, si c'est le système européen qui commande aux

114. Ibidem, p. 13. 115. Ibidem, p. 103 et s. 116. P. LÖWENTHAL, Coordination de politiques entre économies (presque)

intégrées, in Le traité d'Amsterdam. Espoirs et déceptions, op. cit., p. 463 et s.

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États, ceux-ci, à leur tour, investissent les instances européennes de leurs préoccupations et de leurs intérêts(117). La collaboration est donc forcée, qui évoque la comparaison de l'aveugle et du paralytique : «si les États ne peuvent coexister que grâce aux normes du droit international, celles-ci ne peuvent produire leur plein effet que grâce aux techniques du droit interne»(118). Plus que de souveraineté et de hiérarchie, il sera donc question de pouvoirs partagés, d'interdépendance et de coordination. Les exemples sont innombrables, qu'il s'agisse de la transposition, avec une marge d'appréciation importante, des directives européennes en droit interne, ou encore de collaboration, par le jeu des questions préjudicielles, à un affinement judiciaire de la règle de droit. On rappellera aussi les mécanismes, déjà évoqués, de prévention des conflits entre traités européens et constitutions nationales. On évoquera la «marge nationale d'appréciation» (assortie cependant d'un contrôle européen à la marge) concédée par la Cour de Strasbourg dans la mise en oeuvre des articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme. Dans le même esprit, on rappellera que, si l'Union européenne n'a pas directement adhéré à cette Convention, conservant ainsi son autonomie formelle sur le terrain des droits de l'homme, elle ne s'efforce pas moins d'intégrer les principes dégagés par la Cour de Strasbourg dans la jurisprudence de celle de Luxembourg, et ce en tant que «principes généraux de droit communautaire» (cf. l'article 6 du Traité instituant l'Union européenne). Même solution, même échanges normatifs, pour ce qui concerne les rapports entre Cour européenne et Cours constitutionnelles nationales. Ainsi s'ordonne le multiple, pour parler comme M. Delmas-Marty, à la faveur de la consigne nouvelle qui veut que, dans l'action communautaire, «on veille au respect des pratiques nationales bien établies ainsi qu'à l'organisation et au fonctionnement des systèmes juridiques des États membres (…) en leur offrant des solutions différentes pour réaliser les objectifs visés» (art. 7 du Protocole sur l'application des principes de subsidiarité et de proportionnalité). Avec, pour passe-partout dans ce jeu d'échanges et d'emprunts, les principes généraux du droit, règles suffisamment

117. Ch. FRANCK, op. cit., p. 137. 118. P. DE VISSCHER, cité par J. VELU, op. cit., p. 209.

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souples et flexibles pour s'adapter à de fortes contraintes locales, et dont la nature protéiforme leur permet de s'inscrire dans différents ordres juridiques pour en orchestrer les hiérarchisations alterna-tives(119).

On comprend mieux, maintenant, pourquoi l'Europe représente moins un étage supplémentaire de l'édifice étatique qu'un principe d'organisation transnational qui en bouleverse la composition. Avec elle, on perçoit que l'État n'est plus la seule instance publique d'intégration, que le territoire n'est pas le seul espace politiquement pertinent, que la citoyenneté nationale peut composer avec d'autres citoyennetés, que les hiérarchies normatives peuvent s'alterner et enchevêtrer, que la souveraineté peut être relative sans disparaître pour autant, que l'autonomie, enfin, peut se concilier avec l'interdépendance. Autant d'hybridations révélatrices de l'émergence de nouvelles manières de dire le droit et de décliner l'identité politique.

IV. La loi en érosion constante Même si l'on reconnaît depuis longtemps que «tout le droit n'est

pas dans la loi»(120), la loi au sens formel du terme, c'est-à-dire «un acte dont l'origine émane d'une initiative d'une des trois branches du pouvoir législatif, voté par les deux Chambres ou la Chambre des représentants seule et sanctionné par le Roi»(121), se voit traditionnellement reconnaître sinon une souveraineté, tout au moins

119. M. DELMAS-MARTY, op. cit., p. 103 : «c'est en effet leur hétérogénéité

même qui les rend inclassables dans la hiérarchie pyramidale classique, mais facilite aussi le transport des messages qui relient entre eux des systèmes apparemment autonomes». Cf. aussi, p. 86 : «alternativement directeurs et correcteurs, les principes généraux du droit ont encore cette particularité d'être tantôt supérieurs, tantôt à égalité avec la loi».

120. W. GANSHOF van der MERSCH, Propos sur le texte de la loi et les principes généraux du droit, in J.T., 1970, p. 558.

121. R. ERGEC, Introduction au droit public, t.I, Le système institutionnel, 2e éd. revue et augmentée, Bruxelles, E. Story-Scientia, 1994, p. 107.

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une «quasi-souveraineté»(122) dans la hiérarchie des sources formelles du droit, comme «expression de la volonté nationale». Cette prééminence a pour corollaire le principe de la plénitude de compétence du pouvoir législatif, au terme duquel le législateur exerce toutes les compétences que la Constitution n'a pas confiées à d'autres pouvoirs(123). Elle se trouve encore renforcée par la reconnaissance d'une compétence exclusive dans certaines matières dites «réservées», telles que la matière pénale(124).

La prééminence de la loi n'est cependant pas seulement liée à la qualité de l'organe dont elle émane formellement; elle est également tributaire d'un certain nombre de propriétés matérielles qu'elle est censée posséder, sinon exclusivement, tout au moins davantage que les normes juridiques qui lui sont subordonnées : rationalité, impérativité, stabilité, généralité, clarté, parcimonie, propriétés qui se trouvent elles-mêmes associées à la réalisation d'un ensemble de valeurs telles que la liberté, l'égalité et la sécurité(125).

Si cette représentation de la loi a pu correspondre, au moins dans certains de ses traits essentiels, à la réalité du phénomène législatif tel qu'il s'est incarné dans les grandes codifications du début du XIXe siècle, il faut bien admettre qu'elle a progressivement perdu sa crédibilité et reflète de moins en moins l'état actuel de la législation.

Sur le plan formel, tout d'abord, on peut parler d'une profonde «dilution de la souveraineté»(126) de la loi. Cette dilution prend plusieurs formes complémentaires, tant externes qu'internes.

La forme externe de cette dilution se manifeste par la multiplication des normes internationales - traités ou directives et règlements adoptés par les institutions mises en place par ces traités -

122. F. DELPEREE, La Constitution et la règle de droit, in Annales de droit,

t.XXXII, n°2-3, 1972, p. 190. 123. A. MAST, Précis de droit administratif belge, Bruxelles-Gand, 1964, p. 10;

R. ERGEC, op.cit., p. 113. 124. R. ERGEC, op.cit., p. 112. 125) A ce sujet, cf. notamment M. van de KERCHOVE, Le problème des

fondements éthiques de la norme juridique et la crise du principe de légalité, in La loi dans l'éthique chrétienne, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1981, p. 39 et s.

126. F. RIGAUX, La loi des juges, op.cit., p. 32.

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qui, soit imposent des obligations au législateur national, soit créent des effets directs en droit interne et sont suceptibles de bénéficier, en cas de conflit avec la loi nationale, d'une primauté sur celle-ci. Si la prééminence de la norme internationale sur la loi nationale peut sembler purement théorique dans le premier cas, en cas d'absence de contrôle juridictionnel, elle devient cependant effective lorsque la conclusion du traité s'accompagne, comme dans le cas de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi que des traités qui ont institué les Communautés européennes et l'Union européenne, de la création d'une juridiction chargée d'en contrôler l'application. Par ailleurs, si la prééminence de la norme internationale sur la loi nationale pouvait autrefois paraître incertaine, même dans le deuxième cas, la solution ne fait plus de doute dans les ordres juridiques internes où la jurisprudence a admis cette primauté, comme ce fut le cas pour la Cour de cassation belge, depuis son arrêt de principe Le Ski du 27 mai 1971(127) ou la Cour de cassation française, depuis l'arrêt Jacques Vabre du 24 mai 1975(128). On remarquera enfin que la reconnaissance progressive, par les juridictions tant supranationales qu'internes, de la responsabilité de l'État législateur du fait de la violation de normes internationales renforce encore l'effectivité de cette prééminence(129).

Si cette évolution paraît finalement renforcer le principe hiérarchique, même si c'est au prix d'une capitis diminutio de la loi et d'une régression de celle-ci dans les niveaux de la pyramide, on peut cependant relever, avec M. Delmas-Marty, une double boucle étrange illustrant, sur ce plan, un phénomène de «hiérarchie inversée». Il s'agit, d'une part, de la reconnaissance par la Cour européenne des droits de l'homme d'une «marge nationale d'appréciation» des États

127. Cass., 27 mai 1971, J.T., 1971, p. 777. 128. Cass. fr., 24 mai 1975, D., 1975, p. 497. 129. A ce sujet, cf.M. MAHIEU et S. van DROOGHENBROECK, La

responsabilité de l'Etat législateur, in J.T., 1998, p. 835-840. Ces auteurs n'hésitent pas à voir dans «la désacralisation de la loi consécutive à l'admission du contrôle de sa compatibilité au regard du droit international ou européen, en 1971» un des mouvements qui amena la reconnaissance progressive de la responsabilité de l'Etat législateur.

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contractants(130), aux termes de laquelle, «à l'intérieur de la marge d'appréciation admise, le législateur a un pouvoir autonome ou discrétionnaire de détermination de la norme, ce qui revient à le placer au sommet de la hiérarchie normative, pour ce qui relève de cette appréciation discrétionnaire»(131). Il s'agit, d'autre part, de la reconnaissance d'une «marge européenne de contrôle» qui consiste, pour la Cour, comme elle l'a fait en matière de sanctions administratives ou disciplinaires, à «étendre le contrôle...dans des domaines qui apparemment échappent à la Convention européenne des droits de l'homme et paraissent relever de la seule souveraineté nationale»(132). Même s'il s'agit en quelque sorte du mécanisme inverse du précédent, ils aboutissent l'un et l'autre à consacrer l'autonomie - plus ou moins grande, selon le cas - de la loi nationale par rapport au traité, en consacrant, dans le premier cas, une «primauté européenne relative» et, dans le second cas, une «souveraineté nationale contrôlée»(133). La conséquence en est, selon M. Delmas-Marty, qu'«entre la souveraineté absolue (indépendance ou juxtaposition des deux ensembles) et la primauté du droit européen (dépendance ou subordination de l'un à l'autre), il est possible d'envisager une coordination qui ordonnerait, les uns par rapport aux autres, des ordres juridiques partiellement distincts»(134).

La dilution de la souveraineté de la loi se manifeste cependant aussi sur un plan interne, sous la forme d'une triple érosion.

Une érosion par le dessus, tout d'abord, dont l'expression la plus évidente réside dans la «constitutionnalisation de toutes les branches du droit»(135), y compris celles relevant des matières réservées, comme le suggère l'idée de «constitutionnalisation du droit pénal»(136), 130. M. DELMAS-MARTY, Pour un droit commun, op.cit., p. 111. 131. Ibidem, p. 110. 132. Ibidem, p. 112. 133. Ibidem, p. 113. 134. Ibidem. 135. M. VERDUSSEN, Contours et enjeux du droit constitutionnel pénal,

Bruxelles, Bruylant, 1995, p. 744. 136. L. FAVOREU, La constitutionnalisation du droit pénal et la procédure

pénale. Vers un droit constitutionnel pénal, in Droit pénal contemporain. Mélanges en l'honneur d'André Vitu, Paris, Cujas, 1989, p. 169 et s.;

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marquant ainsi l'avènement d'une «démocratie relative» impliquant la responsabilité du législateur et, partant, son contrôle, notamment par le juge constitutionnel(137). Or, il ne fait pas de doute que «le contrôle de la conformité d'une disposition législative à une norme substantielle de la Constitution porte atteinte à la "souveraineté" du législateur, ainsi privé du pouvoir d'introduire n'importe quel contenu dans une disposition normative régulièrement adoptée dans une matière qui lui appartient en vertu des règles de répartition des compétences»(138).

Sans doute, une fois encore, ce phénomène semble-t-il «renforcer la conception hiérarchique, rectiligne et linéaire, du système normatif, puisqu'il ajoute un degré au sommet de la pyramide des normes»(139). La présence de boucles étranges, cependant, résulte de plusieurs facteurs. Elle résulte du caractère habituellement inachevé du contrôle de constitutionnalité des lois mis en place, maintenant ainsi, dans de nombreux cas, la suprématie des normes constitutionnelles toute théorique et n'empêchant toujours pas le législateur actuel d'adopter des lois inconstitutionnelles(140). Elle résulte également, comme dans le cas des normes supranationales, du fait que le juge constitutionnel reconnaît généralement «au législateur une marge d'appréciation qui relève de diverses techniques juridiques...dont le point commun est d'introduire comme une échelle de gradation qui lui permet de limiter son contrôle en fonction d'un certain seuil qu'il fixe implicitement»(141). Elle résulte enfin du fait paradoxal, déjà évoqué, que le renforcement

K. TIEDEMANN, La constitutionnalisation de la matière pénale en Allemagne, in Rev.sc.crim., 1994, p. 1 et s.; M. VERDUSSEN, op.cit., p. 743.

137. M.-F. RIGAUX, Démocratie relative et relativité du modèle démocratique, in Nouveaux itinéraires en droit. Hommage à François Rigaux, Bruxelles, Bruylant, 1993, p. 419-420.

138. F. RIGAUX, La loi des juges, op.cit., p. 35. 139. M. DELMAS-MARTY, Pour un droit commun, op.cit., p. 109. 140. Cf. notamment X. DELGRANGE, L. DETROUX et H. DUMONT, La

régulation en droit public, in Elaborer la loi aujourd'hui, mission impossible ?, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1999, p. 55 où les auteurs citent notamment l'exemple de la loi du 26 novembre 1992 approuvant le Traité de Maastricht sur l'Union européenne qui fut adoptée sans attendre la révision de l'article 8 de la Constitution qui en conditionnait la validité.

141. M. DELMAS-MARTY, Pour un droit commun, op.cit., p. 109.

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de la prééminence de la Constitution sur la loi est lié à l'intervention d'un troisième acteur, le juge, et que le renouveau du droit constitutionnel gît, en réalité, dans sa «judiciarisation»(142), que certains n'hésitent d'ailleurs pas à identifier avec sa «juridici-sation»(143). Or, si le juge constitutionnel joue évidemment un rôle privilégié dans ce renforcement, «le juge ordinaire conserve très souvent une certaine marge de manoeuvre, ne fût-ce que dans l'appréciation qu'il porte sur la nécessité de renvoyer une question de constitutionnalité à la juridiction constitutionnelle»(144), sans compter le rôle sanctionnateur qui semble s'ouvrir progressivement à lui, après censure du juge constitutionnel, sous la forme de la reconnaissance de la responsabilité de l'État du fait des lois contraires à la Constitution(145). Dans de telles conditions, le renforcement de la subordination de la loi à la Constitution paraît clairement s'accom-pagner d'une double boucle étrange : prééminence partielle du juge constitutionnel par rapport à la Constitution; prééminence partielle du juge ordinaire par rapport à la loi elle-même(146).

La souveraineté de la loi a connu une érosion parallèle, ensuite, dans la mesure où, dans un pays comme la Belgique, «les réformes institutionnelles successives ont réalisé un véritable démembrement du pouvoir législatif en transférant aux communautés et aux régions des pans entiers des attributions confiées naguère au législateur fédéral»(147). On a pu dire ainsi qu'«aujourd'hui, en Belgique, le pouvoir législatif se décline au pluriel»(148). Si un tel démembrement ne suscite pas, en tant que tel, de problème de compatibilité avec le modèle pyramidal, étant entendu que le législateur fédéral et les législateurs communautaires et régionaux occupent un même niveau 142. M. VERDUSSEN, op.cit., p. 742. 143. Notamment J. RIVERO, cité par M. VERDUSSEN, ibidem, p. 743. 144. M. VERDUSSEN, op.cit., p. 750. 145. Cf. M. MAHIEU et S. van DROOGHENBROECK, op.cit., p. 840-842. 146; Cf. notamment F. RIGAUX, La loi des juges, op.cit., p. 36 : «celle-ci (la

souveraineté) n'est-elle pas soustraite au législateur pour être transférée au juge, arbitre du conflit entre la Constitution et la loi, grâce à son pouvoir l'interpréter la première ?»

147. R. ERGEC, op.cit., p. 113. 148. M. VERDUSSEN, op.cit., p. 179.

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hiérarchique et exercent leurs fonctions dans le cadre de leurs compétences respectives et dans le respect commun des dispositions supérieures qui assurent cette répartition, il n'a cependant pas pu éviter à son tour la survenance de certains enchevêtrements.

Une première illustration est fournie par la revendication des «pouvoirs implicites» liée à la dynamique de l'autonomisation des entités «fédérées»(149). Malgré le fait que les pouvoirs conférés à ces entités sont d'attribution, la validité de l'exercice de tels pouvoirs connexes à ceux qui avaient été formellement attribués fut parfois reconnue par le Conseil d'État et elle fut finalement consacrée par la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980 qui, dans son article 10, a prévu que «les décrets peuvent porter des dispositions de droit relatives à des matières pour lesquelles les Conseils ne sont pas compétents, dans la mesure où ces dispositions sont indispensables à l'exercice de leurs compétences»(150).

Une autre illustration réside dans «le noeud des matières réservées»(151) et, en particulier, le problème de l'étendue des pouvoirs conférés aux communautés et aux régions en matière pénale. Sans évoquer ici la question de savoir comment justifier le fait que l'attribution aux entités fédérées d'une compétence en matière pénale, découlant de l'article 11 de la loi spéciale de réformes institutionnelles, respecte les articles 12, alinéa 2 et 14 de la Constitution qui en font une matière réservée à la loi(152), on se contentera de rappeler les difficultés qu'ont suscitées certaines limites fixées à l'exercice de cette compétence. Une de ces limites, insérée dans la rédaction initiale de l'article 11, résidait dans le fait que cette compétence ne pouvait s'exercer que «conformément au Livre Ier du Code pénal» qui contient les principes généraux du droit pénal. Si la raison d'être de cette limite résidait clairement dans le «souci de contenir le pouvoir normatif du législateur communautaire et régional 149. A ce sujet, cf. notamment B. HAUBERT, Les pouvoirs implicites ou les

creux de la réforme institutionnelle, in Administration publique, 1985, t.4, p. 290 et s.

150. La loi spéciale du 8 août 1988 remplacera le terme «indispensables» par le terme «nécessaires».

151. M. VERDUSSEN, op.cit., p. 205. 152. A ce sujet, cf. M. VERDUSSEN, op.cit., p. 205 et s.

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afin de préserver une uniformité des principes généraux»(153), il n'est pas surprenant qu'elle se soit heurtée à une volonté des entités fédérées d'affirmer le particularisme de leur politique criminelle en prévoyant des dérogations à certains de ces principes. Au surplus, le texte de l'article 100 du Code pénal, qui figure lui-même parmi les dispositions du Livre Ier du Code pénal et permet aux lois et règlements particuliers de déroger à ces dispositions(154), paraissait pouvoir justifier cette pratique, «puisque la loi à laquelle se réfère la loi spéciale autorise expressément des dérogations»(155). Rejetant cependant cette interprétation, la Cour d'arbitrage considéra que seuls «les articles 1 à 99 du Livre Ier du Code pénal», à l'exclusion donc de l'article 100, sont applicables au droit pénal communautaire ou régional(156) et que les matières comprises dans ces dispositions relèvent de la compétence exclusive du législateur national(157). Considérée par beaucoup comme «une sérieuse entrave à la mise en oeuvre d'une véritable politique criminelle dans les matières communautaires et régionales»(158), cette solution, sans doute conforme à l'esprit de l'article 11, fut cependant remise en question par la loi spéciale du 16 juillet 1993 qui, en prévoyant l'applicabilité des dispositions du Livre Ier du Code pénal, «sauf les exceptions qui peuvent être prévues par décret pour des infractions particulières», donna, pour l'essentiel, satisfaction aux revendications des entités fédérées. La cohérence apparente de cette solution, du point de vue d'une logique fédéraliste, fait cependant l'objet d'une entorse nouvelle. En effet, la nouvelle version de l'article 11 prévoit que, «pour toute délibération au sein du Gouvernement de Communauté ou de Région sur un avant-projet de décret reprenant une peine ou une pénalisation non prévue au Livre Ier du Code pénal»,

153. C. HENNAU et J. VERHAEGEN, Droit pénal général, Bruxelles, Bruylant,

1991, p. 30. 154. Sur la portée de l'article 100 du Code pénal, cf. notamment Fr. TULKENS et

M. van de KERCHOVE, Introduction au droit pénal. Aspects juridiques et criminologiques, 5e éd. revue et mise à jour, Bruxelles, 1999, p. 182-186.

155. R. ANDERSEN et al., La Cour d'arbitrage. Actualité et perspectives, Bruxelles, Bruylant, 1988, p. 351.

156. C.A., , arrêt n°15/90 du 5 avril 1990, M.B., 24 mai 1990, p. 10706. 157. C.A., arrêt n°44 du 23 décembre 1987, M.B., 27 janvier 1988, p. 1204. 158. M. VERDUSSEN, op.cit., p. 233.

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«l'avis conforme du Conseil des ministres est requis». Comme on a pu le faire remarquer, le paradoxe de cette solution est double : d'une part, on a ainsi maintenu «un certain droit de regard de l'autorité fédérale sur l'exercice par les communautés et les régions...de leur compétence de créer une nouvelle peine»(159), au moment même où l'on tentait de leur octroyer les moyens de mener une politique criminelle autonome et cohérente; d'autre part, ce mécanisme de «tutelle d'autorisation» paraît difficile-ment compatible avec le principe de la séparation des pouvoirs, en ce que «le Conseil des ministres, autorité exécutive, garde la possibilité d'imposer sa volonté à des assemblées démocratiquement élues, dans un domaine qui lui revient en propre»(160).

Une troisième forme d'érosion de la souveraineté du législateur, enfin, se manifeste par le bas. Elle trouve son expression par excellence dans ce qu'on appelle, depuis plusieurs décennies, la crise du parlementarisme(161), entendue comme un glissement radical de la fonction normative du Parlement vers l'exécutif et, au sein de celui-ci, de nouveaux glissements au profit de l'administration.

Alors que ce phénomène a pu s'accompagner dans certains pays comme la France d'une réforme constitutionnelle qui a ouvertement fait, depuis 1958, du gouvernement le «législateur de droit commun» et du Parlement «un législateur d'exception»(162), il se manifeste, en revanche, dans un pays comme la Belgique, par de fréquents empiètements de pouvoir, parfois régularisés a posteriori, mais le plus souvent tolérés, au moins dans certaines limites, au nom d'un impératif d'efficacité(163).

159. Ibidem, p. 235. 160. Ibidem, p. 238. 161. A ce sujet, cf. notamment F. PERIN, La démocratie enrayée. Essai sur le

régime parlementaire belge de 1918 à 1958, Bruxelles, Institut belge de science politique, 1960.

162. P. DURAND, La décadence de la loi dans la Constitution de la Ve République, in Jurisclasseur périodique, 1959, p. 1470.

163. Cf. notamment R. ERGEC, op.cit., p. 116 qui invoque «la pression des nécessités de la vie moderne».

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Parmi les nombreuses techniques de transfert de pouvoirs du législatif vers l'exécutif(164), l'octroi au Roi de «pouvoirs spéciaux» constitue sans doute la distorsion la plus visible et la plus controversée, dans la mesure où il consiste à «accorder le pouvoir de prendre des dispositions autonomes régissant leur objet de manière souveraine, à l'instar d'une loi»(165). Sans doute peut-on faire valoir le fait qu'une telle habilitation résulte d'une «loi», dite de «pouvoirs spéciaux», et que l'articulation hiérarchique des pouvoirs se trouve ainsi préservée. Il n'en reste pas moins que la régularité d'une telle délégation suppose qu'elle soit elle-même autorisée par la Constitution. Or, si la Cour de cassation a pu affirmer que «l'article 78 (105 nouveau) de la Constitution permet qu'une loi particulière, portée en vertu de la Constitution même, étende l'exercice du pouvoir réglementaire du Roi au-delà des limites fixées par l'article 67 (108 nouveau) de la Constitution»(166), on a pu souligner la fragilité d'un tel fonde-ment(167), voire le caractère «paradoxal» du fait «qu'une disposition constitutionnelle conçue à l'origine précisément pour limiter les pouvoirs de l'exécutif ait précisément servi à couvrir leur extension»(168).

Une autre forme de transfert effectif de pouvoir au profit de l'exécutif réside dans le poids de plus en plus important des initiatives législatives d'origine gouvernementale (projets de loi) par rapport aux initiatives législatives d'origine parlementaire (propositions de loi), car on peut facilement observer qu'«un projet de loi a beaucoup plus de chance d'aboutir qu'une proposition de loi»(169). Or un tel déséquilibre,

164. A ce sujet, cf. notamment F. DEHOUSSE, Pouvoirs spéciaux et changement

de régime (II) : l'insertion des pouvoirs spéciaux dans l'évolution du régime parlementaire belge, , in J.T., 1985, p. 85-86.

165. R. ERGEC, op.cit., p. 117. 166. Cass., 3 mai 1974, Pas., 1974, I, p. 914. 167. Cf.notamment F. DEHOUSSE, Pouvoirs spéciaux et changement de

régime : les nouvelles perspectives ouvertes par les lois de 1982 et 1983, in J.T.,1984, p. 361-362.

168. R. ERGEC, op.cit., p. 118. 169. C. NYSSENS, Comment s'établit la règle de droit aujourd'hui ? Le point

de vue d'une assistante parlementaire, in Elaborer la loi aujourd'hui, mission impossible ?, op.cit., p. 115.

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en réalité, ne constitue pas seulement le symptôme du rôle prépondérant du gouvernement dans la confection des lois, mais, au-delà de celui-ci, de l'administration, car il est clair que «le Législatif ne dispose pas des moyens dont disposent les administrations pour rédiger des textes»(170) et que ce sont, la plupart du temps, celles-ci qui ont assuré la préparation des projets déposés par le gouvernement. Il apparaît dès lors que la distorsion se dédouble et que l'administration, à sont tour, quoique formellement soumise à la loi et chargée de son application, comme l'exige le principe de légalité, prend une part active à l'élaboration des normes qui sont censées régir son action. Sans doute a-t-on observé récemment en Belgique un phénomène qui paraît démentir cette évolution, car des accords politiques d'envergure, dits «octopartites» ou «octopodes», tels que les réformes relatives à la justice et à la police, élaborées dans le sillage de «l'affaire Dutroux», dont l'adoption effective et accélérée s'est vérifiée(171), ont été déposés sous forme de propositions de lois. Cependant, si l'on a pu dire que ces réformes étaient le signe d'une «revalorisation» du Parlement, dans la mesure où «en associant les parlementaires en ce compris ceux de l'opposition, le Parlement a eu son mot à dire avant même le dépôt de textes au Parlement, ce qui est exceptionnel», elles apparaissent «à la fois et paradoxalement» comme le signe d'une dévalorisation, dans la mesure où «ces accords conclus autour du premier ministre et grâce à ses talents extraordinaires de négociateur sont déposés "formellement" sous la forme de propositions de lois et leur contenu est en partie "cadenassé"»(172). Une telle technique apparaît donc moins comme le signe d'une démocratie parlementaire renforcée que le signe d'une «particratie»(173) confirmée, autre forme de «bougé» de la pyramide.

Pour conclure, on ne s'étonnera pas de ce que la dilution de la souveraineté de la loi se soit accompagnée progressivement d'une perte des qualités traditionnelles qui étaient associées à sa prééminence. Le

170. Ibidem. 171. A cet égard, cf. notamment M. van de KERCHOVE, Les réactions

législatives aux disparitions d'enfants. L'affaire Dutroux, paradigme de l'accélération du temps juridique ? (à paraître).

172. C. NYSSENS, op.cit., p. 116-117. 173. Ibidem, p. 117.

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«postulat de rationalité du législateur» cède aujourd'hui la place à l'idée d'une évaluation de plus en plus nécessaire(174) et d'une censure toujours possible, à tel point qu'un conseiller d'État n'a pas hésité à proposer d'insérer dans la Constitution un article 159bis qui disposerait que «les cours et tribunaux n'appliqueront les lois et règlements qu'autant qu'ils n'auront ni des conséquences déraisonnables, ni des effets contraires à la volonté d'une forte majorité des intéresssés»(175). A l'impérativité de la loi s'oppose souvent l'idée que son élaboration doit se négocier(176) et que l'opportunité de son application doit s'apprécier(177). Aux lois stables, voire à vocation perpétuelle, se substituent des lois à l'essai, des lois expérimentales(178) et des lois dont la validité est dorénavant conditionnelle et précaire. La généralité cède de plus en plus à sa «spécialité», les lois devenant elles-mêmes «réglementaires»(179). La

174. Cf.notamment J. CHEVALLIER, Vers un droit postmoderne ?, in Les

transformations de la régulation juridique, op.cit., p. 29 : «La rationalité du droit ne se présume plus: la norme est désormais passé au crible de l'efficacité, qui devient la condition et la caution de sa légitimité». Sur le phénomène de l'évaluation législative, cf. notamment L. MADER, L'évaluation législative. Pour une analyse empirique des effets de la législation, Lausanne, Payot, 1985; Evaluation législative et lois expérimentales, sous la direction de C.A. Morand, Aix-en-Provence, Presses universitaires d'Aix-Marseille, 1993; F. LEURQUIN-DE VISSCHER, Pertinence et praticabilité des procédures d'avaluation des lois en droit belge, in Elaborer la loi aujourd'hui, mission impossible ?, op.cit., p. 229 et s.

175. M. LEROY, L'excès de droit, in Rev.b.dr.const., 1999/1, p. 83. 176. Cf. Droit négocié, droit imposé ?, sous la direction de Ph. Gérard, F. Ost et

M. van de Kerchove, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1996.

177. Cf.notamment M. van de KERCHOVE, Les lois pénales sont-elles faites pour être appliquées ? Réflexions sur les phénomènes de dissociation entre la validité formelle et l'effectivité des normes juridiques, in Journal des tribunaux, 1985, p. 329 et s.

178. Cf. notamment Evaluation législative et lois expérimentales, op.cit. 179. G. RIPERT, Le déclin du droit. Etudes sur la législation contemporaine,

Paris, 1949; B. CUBERTAFOND, Importance de la loi en droit public économique, in Annuaire juridique des droits des assurances, 1977, p. 482.

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clarté, même relative, cède souvent à la «confusion»(180). A la parcimonie des lois, enfin, se substitue l'inflation(181) et la prolixité(182).

V. Le règlement, objet d'une fragmentation croissante A la dilution partielle et progressive de la fonction législative

succède, à son tour, une véritable «fragmentation croissante du pouvoir réglementaire»(183) qui introduit des distorsions et des boucles étranges comparables.

En vertu des articles 105 et 108 de la Constitution, le pouvoir réglementaire, sur le plan national, «est réservé au Roi»(184), comme il est réservé à l'Exécutif, au niveau des entités fédérées, en vertu de l'article 20 de la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980. Par ailleurs, l'article 33 de la Constitution s'oppose à ce que les autorités qu'elle investit de pouvoirs les délèguent à d'autres(185). Nonobstant ces dispositions qui, en même temps qu'elles opèrent une délimitation nette des pouvoirs, assignent une place claire aux règlements dans la hiérarchie des normes, de nombreuses formes de débordement peuvent être observées dans la pratique.

Laissant à plus tard l'examen du problème suscité par l'existence des conventions collectives du travail que l'on cite généralement comme exemple de «morcellement du pouvoir réglementaire du Roi au

180. R. ERGEC, op.cit., p. 109. 181. Cf. notamment R. SAVATIER, L'inflation législative et l'indigestion du

corps social, in Dalloz, 1977, chr., p. 43 et s.; Ch. DEBBASCH et al., Inflation législative et réglementation en Europe, in Ann.eur.d'adm.publ., 1985, p. 11 et s.

182. R. ERGEC, op.cit., p. 109. 183. Ibidem, p. 185. 184. I. KOVALOVSZKY, A propos du pouvoir réglementaire, in Administration

publique, t.4, 1996, p.303; R. ERGEC, op.cit., p. 184. 185. R. ERGEC, Le principe de légalité à l'épreuve des principes de bonne

administration, Note sous Cass., 4 septembre 1995, in R.C.J.B., 1998, p. 18.

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profit de groupements à caractère socio-économique»(186), phénomène dont l'inconstitutionnalité est généralement reconnue(187), et qui présente le trait spécifique de concerner des associations de particuliers, on se contentera d'évoquer ici quatre illustrations qui concernent des autorités ou des entreprises publiques : le pouvoir réglementaire des ministres, les règlements adoptés par des autorités administratives autonomes, les contrats de gestion et les directives de politique criminelle du ministre de la Justice.

L'existence d'un pouvoir réglementaire dans le chef des ministres suscite un premier type de difficultés(188). La Constitution, en effet, ne reconnaît aucun pouvoir réglementaire aux ministres, réservant exclusivement l'exercice de ce pouvoir au Roi. Or, il ne fait pas de doute que les compétences du pouvoir exécutif sont d'attribution et que ce principe s'applique également aux ministres(189). Malgré le fait que la reconnaissance d'un tel pouvoir semble donc exclue, il n'est pas difficile d'observer la multitude des arrêtés ministériels effectivement adoptés. L'appréciation de la validité de ceux-ci a amené la jurisprudence a établir les distinctions suivantes. Un premier cas de figure consiste dans la délégation par le Roi d'une parcelle de son pouvoir réglementaire. Dans ce cas, la jurisprudence a admis, de manière constante, en tenant compte des «nécessités pressantes de la vie administrative»(190), que la délégation puisse porter sur «des matières mineures ou des questions de détail»(191) et permette, à ce titre, «à un ministre d'apporter des dérogations à un arrêté royal»(192). Un deuxième cas de figure, par ailleurs, consiste dans la délégation directe du pouvoir réglementaire à un ministre par le législateur lui-même. Or, s'il est de règle, selon la section de législation du Conseil d'État, que «méconnaît l'article 108 de la Constitution l'attribution de 186. R. ERGEC, Intrduction au droit public, t.I, op.cit., p. 185. 187. I. KOVALOVSZKY, op.cit., p. 304 et références citées note 27. 188. A ce sujet, cf.notamment G. CEREXHE, Les ministres disposent-ils d'un

pouvoir réglementaire ?, in Administration publique, 1984, p. 177 et s. 189. R. ERGEC, Le principe de légalité à l'épreuve des principes de bonne

administration, op.cit., p. 18. 190. Ibidem. 191. Cass., 4 septembre 1995, R.C.J.B., 1998, p. 12-13. 192. Ibidem, p. 13.

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pouvoirs réglementaires directement à un ministre»(193), de telles délégations, traditionnellement, n'ont jamais pu faire l'objet d'une sanction juridictionnelle(194). La question se pose cependant aujourd'hui, mais sans avoir encore été résolue, de savoir si «le fait pour le législateur de donner une habilitation directe à un ministre pour adopter des règlements ne constituerait pas une violation des articles 10 et 11 de la Constitution combinés avec l'article 108 de la Constitution» et si la Cour d'arbitrage accepterait «de reconnaître sa compétence pour examiner un tel grief»(195). En attendant un tel contrôle éventuel, force est de reconnaître, une fois encore, que la hiérarchie des normes ne se trouve pas respectée.

Les règlements adoptés par des autorités administratives autonomes suscitent des difficultés comparables. Dans certains cas, comme les autorités universitaires par exemple, il s'agit d'autorités administratives «sur lesquelles le pouvoir politique conserve un contrôle, tout en voyant leur autonomie élargie par l'attribution d'un pouvoir de réglementation propre»(196); dans d'autres cas, comme la Commission bancaire ou le Conseil supérieur de l'audiovisuel par exemple, on vise les «autorités administratives indépendantes», c'est-à-dire des autorités publiques qui ne sont «ni rattachées au pouvoir législatif, ni au pouvoir judiciaire, ni surtout subordonnées au pouvoir exécutif lequel ne dispose à leur égard ni du pouvoir hiérarchique - il ne peut leur donner ni ordre ni instruction -, ni du pouvoir de tutelle»(197). Bien que les difficultés que nous évoquerons soient

193. I. KOVALOVSZKY, op.cit., p. 306. 194. R. ERGEC, Le principe de légalité à l'épreuve des principes de bonne

administration, op.cit., p. 19. 195. Ibidem. 196. A ce sujet, cf. X. DELGRANGE, L. DETROUX et H. DUMONT, op.cit., p. 70,

ainsi que 82 et s. 197. C. TEITGEN-COLLY, Autorités administratives indépendantes, in

Dictionnaire constitutionnel, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 66. A ce sujet, cf. également X. DELGRANGE, L. DETROUX et H. DUMONT, op.cit., p. 70 et s. Cf. également J. CHEVALLIER, L'État, Paris, Dalloz, 1999, p. 115 : «placées hors hiérarchie, elles ne reçoivent du pouvoir politique ni ordres, ni instructions. Ainsi laissent-elles entrevoir l'image d'un État "dépolitisé", dont certaines fonctions sont désormais

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communes aux deux cas de figure, il paraît évident qu'elles apparaissent plus radicales dans le cas des autorités administratives indépendantes, en raison de leur «hybridité difficilement conciliable avec les exigences constitutionnelles»(198).

Répondant à un «impératif légitime de décongestionnement du pouvoir exécutif, allié au souci pratique de faire élaborer une réglementation par ceux qui sont proches des problèmes à traiter»(199), le législateur a multiplié les «processus de régulation dans l'exercice des fonctions réglementaire et administrative»(200) en accroissant, à cet égard, l'autonomie des autorités administratives. La question qui se pose cependant est de savoir dans quelle mesure cette pratique respecte le principe de la hiérarchie des pouvoirs et des normes, tel qu'il est établi par la Constitution.

En France, la création des autorités administratives indépendantes a suscité des divergences de vues entre le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel. Après que le Conseil d'État ait eu l'occasion d'émettre des réserves quant à l'attribution d'un pouvoir réglementaire au Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche, le Conseil constitutionnel a, depuis 1986, décidé au contraire que les dispositions de l'article 21 de la Constitution ne sont pas transgressées, «à la condition que cette habilitation ne concerne que des mesures de portée limitée tant par leur champ d'application que par leur contenu»(201). Le Conseil constitutionnel aurait ainsi, au terme d'une «interprétation pour le moins "constructive"», adopté «une lecture audacieuse de la Constitution»(202) et fait preuve d'un «empirisme qui le conduit à s'incliner devant la nécessité des pouvoirs...dévolus à ces instances», mais «au prix à la fois d'un

assurées par les instances "neutres", et d'un État "pluraliste", formé de la juxtaposition d'entités autonomes».

198. C. TEITGEN-COLLY, Les instances de régulation et la Constitution, in Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger, 1990, n°1, p. 211.

199. R. ERGEC, Introduction au droit public, t.I, op.cit., p. 185. 200. X. DELGRANGE, L. DETROUX et H. DUMONT, op.cit., p. 70. 201. I. KOVALOVSZKY, op.cit., p. 305. 202. C. TEITGEN-COLLY, Les instances de régulation et la Constitution,

op.cit., p. 258.

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assouplissement» des exigences constitutionnelles et «d'un encadrement strict de l'octroi et de l'exercice de ces pouvoirs»(203).

En Belgique, on rencontre des divergences comparables. La section de législation du Conseil d'État a condamné jusqu'ici, selon une jurisprudence constante, cette pratique en considérant que «l'attribution du pouvoir réglementaire à une autorité autonome, si respectable soit-elle, se heurte à notre système constitutionnel»(204) et présente notamment l'inconvénient qu'«en cas de contradiction ou de conflit entre des dispositions réglementaires», «la place» de ces dispositions «dans la hiérarchie des normes est incertaine»(205). Tout au plus, suggère-t-on que, récemment, «sous la pression de l'intensification de cette pratique, le Conseil d'État soit amené à tempérer sa critique» en admettant une telle attribution «à la condition qu'un membre du Gouvernement assume la responsabilité des règlements pris par ces organismes, par exemple par la technique de l'approbation, afin que les dispositions adoptées aient force obligatoire pour les adminis-trés»(206). Quant à la Cour d'arbitrage, tout en laissant planer «une certaine ambiguïté sur le caractère réglementaire des décisions prises» par certains organismes, elle semble avoir adopté une attitude plus souple en suggérant qu'une telle délégation ne saurait être admise que si elle porte sur «la mise en oeuvre des principes arrêtés par le législateur» et ne constitue pas «une délégation à un organisme autonome d'un pouvoir réglementaire général qui seul peut être exercé...par le Gouvernement»(207). De même, on a pu souligner que la jurisprudence du Conseil d'État n'exclut pas la délégation de «compétences accessoires», dans des limites «plus étroites que celles dans lesquelles le Roi peut déléguer un pouvoir réglementaire à ses ministres»(208), ainsi que «l'existence, même sans texte législatif, de certaines prérogatives dans le chef des organismes d'intérêt public, 203. Ibidem, p. 161. 204. Avis du Conseil d'Etat du 29 octobre 1992, cité par I. KOVALOVSZKY,

op.cit., p. 302. 205. Ibidem, p. 303. 206. X. DELGRANGE, L. DETROUX et H. DUMONT, op.cit., p. 82-83. 207. C.A., arrêts du 15 mai 1996 et du 10 mars 1998, cités par X. DELGRANGE,

L. DETROUX et H. DUMONT, op.cit., p. 83 et 84. 208. I. KOVALOVSZKY, op.cit., p. 306.

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notamment celle de placer leur personnel dans une situation statutaire»(209). Même si l'on précise qu'«un tel pouvoir réglementaire est subordonné et strictement limité», ce dernier assouplissement est révélateur d'une boucle étrange manifeste au niveau de son fondement, dans la mesure où celui-ci ne résiderait plus nécessairement, même de manière implicite, dans une disposition légale, mais dans «un pouvoir d'"auto-organisation", lequel peut se concrétiser par l'édiction de mesures réglementaires, destinées à assurer le bon fonctionnement du service»(210).

Au rang des processus de régulation apparus dans le champ de la fonction administrative, on peut encore citer la technique dite des «contrats de gestion»(211) qui s'est développée en Belgique, dans le sillage de l'expérience française, depuis le début des années 1990, et qui trouve notamment une illustration typique dans la loi du 21 mars 1991 portant réforme de certaines entreprises économiques. Quoique qualifiée de contractuelle, cette technique est généralement considérée comme une «fiction juridique» qui permet, en réalité, «de conférer aux entreprises publiques un pouvoir réglementaire, celui de fixer les conditions de fourniture ou de prestation de service, sans heurter de front les principes constitutionnels rappelés plus haut, puisque ces règlements sont qualifiés de contrat»(212). La nature réelle du processus n'a cependant pas échappé à la vigilance du Conseil d'État qui, une fois encore, n'a admis une telle délégation qu'à la marge, en considérant que «le législateur ne peut abandonner son pouvoir en prévoyant que la détermination des missions fera l'objet d'actes subséquents, en ce compris un acte de gestion»(213) et qu'«il n'est fait exception à ce principe que pour les mesures de détail ou de simple exécution»(214).

209. Ibidem. 210. Ibidem, p. 309. L'auteur cite également (p. 307) l'expression

symptomatique de «nécessité biologique d'un tel pouvoir», utilisée par J.-Cl. Douence.

211. A ce sujet, cf. notamment X. DELGRANGE, L. DETROUX et H. DUMONT, op.cit., p. 85 et s.

212. Ibidem, p. 88. 213. Avis du Conseil d'Etat du 24 septembre 1997, cité ibidem, p. 89. 214. Avis du Conseil d'Etat du 25 mars 1996, cité ibidem.

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Une dernière illustration de la fragmentation du pouvoir réglementaire relève du champ du droit pénal et réside dans les directives de politique criminelle du ministre de la Justice.

Le point de départ de la question réside dans la reconnaissance traditionnelle, en Belgique comme en France, du principe de l'opportunité des poursuites, d'où il résulte que le ministère public possède, au niveau de l'application de la loi pénale, dans la mise en oeuvre de l'action publique, un véritable pouvoir discrétionnaire, au sens où il apprécie librement l'opportunité de la poursuite, même s'il a la conviction qu'une infraction a été commise et qu'aucun obstacle légal n'empêche de la poursuivre. Bien que «le code d'instruction criminelle paraissait dominé, quoi qu'en ait pensé la doctrine classique, par le principe de la légalité de la poursuite»(215), le principe de l'opportunité des poursuites découle ainsi d'une «pratique plus que centenaire»(216) des parquets eux-mêmes, que certains ont analysée tantôt comme un principe général, tantôt comme une règle coutumière(217). Il est dès lors évident que, tant la nature -non légale- que les conditions de formation - contra legem - d'un tel principe bouleversent déjà en eux-mêmes la hiérarchie traditionnelle des normes(218). A cet égard, cependant, il convient de signaler que cette pratique a été récemment «légalisée» en Belgique par la loi du 12 mars 1998 relative à l'amélioration de la procédure pénale au stade de l'information et de l'instruction, en insérant, dans le Code d'instruction criminelle, un article 28quater qui dispose que «le procureur du Roi juge de l'opportunité des poursuites». Cependant, la légalisation d'une telle pratique ne laisse pas moins subsister un paradoxe fondamental, à savoir que la politique criminelle dont l'oeuvre législative constitue l'expression «quasi-souveraine» se trouve nécessairement appelée, par l'effet d'un tel principe, à se voir

215. M.-L. RASSAT, Le ministère public entre son passé et son avenir, Paris,

LGDJ, 1967, p. 226. 216. Rapport de la Commission pour le droit de la procédure pénale, Anvers,

Maklu, 1994, p. 26. 217. Cf. M. van de KERCHOVE, Fondement et limites du pouvoir

discrétionnaire du ministère public, in Sociologie et sociétés, vol. XVIII, n°1, 1986, p. 77 et s.

218. A cet égard, cf. F. OST et M. van de KERCHOVE, Jalons pour une théorie critique du droit, op.cit., p. 240 et s.

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privée d'une partie plus ou moins grande de son efficacité et à être partiellement redéfinie par les organes d'application de la loi eux-mêmes. L'idée s'est ainsi largement répandue au niveau des parquets eux-mêmes que le ministère public possède une responsabilité essentielle au niveau de l'élaboration de la politique criminelle(219), à un point tel que certains ont été jusqu'à affirmer que le principe d'opportunité des poursuites avait évolué d'une conception négative, où l'abandon de poursuite constituait l'exception, vers une conception positive, où c'est l'abandon de poursuite qui devient la règle et la poursuite l'exception qu'il convient de justifier(220). L'existence d'une telle autonomie dans le chef de chaque parquet ne pouvait que susciter des réactions. L'une d'entre elles a consisté dans la création, une fois encore en marge de la loi, du Collège des procureurs généraux, dont les circulaires, applicables dans tous les arrondissements judiciaires, tendait à réduire la disparité des objectifs poursuivis et des politiques développées dans les différents parquets, source d'inégalités flagrantes de traitement dans l'application de la loi(221).

Si une telle initiative tendait à réduire le pouvoir discrétionnaire de chaque parquet, elle n'en renforçait pas moins l'autonomie collective des procureurs généraux. Une réaction plus radicale se manifesta dans le rapport, déposé le 30 avril 1988, par la Commission d'enquête sur le terrorisme et le grand banditisme(222). Constatant en effet que «seul un nombre limité d'infractions élucidées sont déférées au juge répressif» et que «la politique en matière de recherches et de poursuites consiste donc en l'ensemble des choix politiques qui sont faits consciemment ou inconsciemment et qui résultent ou non d'une réflexion et d'une planification systématiques»(223), le rapport conclut que «la politique en matière de recherche et de poursuite étant de nature politique doit en incomber au gouvernement» et que «le Parlement demande des explications et exerce un contrôle sur la politique qui détermine les 219. Cf. notamment J. du JARDIN, La politique criminelle du ministère public,

in Liber amicorum F. Dumon, Bruxelles, t.I, Anvers, Kluwer, 1982, p. 437. 220. L. DE WILDE, Het sepotbeleid, in Panopticon, 1982, p. 503. 221. A ce sujet, cf. notamment N. BAUWENS, Het beleid van het openbaar

ministerie, in R.W., 1994-1995, p. 587. 222. Doc.parl., Chambre, 1988, n°59/8. 223. Ibidem, p. 375.

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infractions qui sont poursuivies en priorité et celles qui font l'objet d'une attention particulière»(224). Répondant aux voeux de la Commission, le plan de la Pentecôte du 5 juin 1990 envisagea la création d'un service spécialisé de politique criminelle dépendant du ministre de la Justice, service qui fut créé par arrêté royal du 14 janvier 1994. En disposant que «la politique criminelle est définie par le ministre de la Justice en concertation avec les procureurs généraux», l'article 1er de cet arrêté marque clairement les limites imposées dorénavant à l'autonomie du ministère public.

C'est dans la même perspective que s'inscrit la loi du 4 mars 1997 instituant le collège des procureurs généraux(225). Si l'exposé des motifs révèle, pour partie, l'intention de «consacrer dans des textes de loi une situation de fait qui existe déjà depuis un certain nombre d'années», il manifeste également la volonté de «déterminer clairement la répartition des responsabilités entre le ministre de la Justice et le collège des procureurs généraux»(226). Or, en précisant que «le ministre de la Justice arrête les directives de politique criminelle, y compris en matière de politique de recherche et de poursuite, après avoir pris l'avis du collège des procureurs généraux», il est clair que le nouvel article 143ter du Code judiciaire «ne s'est pas contenté d'entériner une situation existante; il a été bien au-delà, notamment...en accordant au ministre de la Justice un rôle prépondérant dans l'établissement de la politique criminelle»(227), manifestant ainsi une «expropriation croissante, au bénéfice du ministre de la Justice, de l'indépendance du ministère public... dans le domaine de la politique criminelle»(228).

224. Ibidem, p. 376. 225. Concernant le lien existant entre ces deux réformes, cf. notamment

L. NOUWYNCK, Politique criminelle et institutionnalisation du collège des procureurs généraux, in Rev.dr.pén.crim., 1997, p. 832 et s.

226. Doc.parl., Sénat, 1996-1997, n°1-447/1, p. 2. 227. A. MASSET et C. DERENNE-JACOBS, La loi du 4 mars 1997 instituant le

collège des procureurs généraux : une tradition consacrée ou bouleversée ? , in Rev.dr.pén.crim., 1997, p. 853.

228. A. MASSET , La loi du 4 mars 1997 instituant le collège des procureurs généraux et créant la fonction de magistrat national: que reste-t-il de l'indépendance du ministère public ? , in J.T., 1997, p. 649.

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Si une telle évolution semble, à première vue, réduire, voire supprimer, les boucles étranges qui s'étaient développées dans l'application des lois pénales, on peut se demander cependant si ce phénomène ne réapparaît pas sous d'autres formes. D'une part, si l'attribution au ministre de la Justice de la responsabilité principale de la politique criminelle présente l'avantage de réintroduire la possibilité d'un contrôle parlementaire, on peut se demander, en revanche, si elle ne constitue pas toujours un empiètement discutable sur les responsabilités normatives du législateur(229) et si elle n'autorise pas le ministre à formuler, directement ou indirectement, par ce biais des «injonctions négatives générales» qui seraient notamment contraires à l'article 108 de la Constitution(230). D'autre part, si la responsabilité principale de la politique criminelle se trouve attribuée au ministre de la Justice, une responsabilité complémentaire se trouve déléguée au collège des procureurs généraux lui-même, à propos duquel l'article 143bis nouveau du Code judiciaire dispose que le collège «décide, par consensus, de toutes les mesures utiles en vue de la mise en oeuvre cohérente et de la coordination de la politique criminelle déterminée par les directives visées par l'article 143ter, et dans le respect de leur finalité». Or, le Conseil d'État n'a pas hésité à affirmer, cette fois, que «le législateur abdiquerait des compétences qui lui reviennent en chargeant le collège des procureurs généraux d'édicter des mesures à caractère contraignant qui sont susceptibles d'influer sur la situation des tiers et d'opérer, à leur égard, comme de véritables règles de droit»(231). En outre, on a encore pu faire valoir le grief que «les membres du collège des procureurs généraux ne sont pas responsables

229. Cf. notamment les réserves du Conseil d'Etat dans son avis du 10 juillet

1996 (Doc.parl., Sénat, 1996-1997, n°1-447/1, p. 24), auxquelles l'exposé des motifs a cru pouvoir répondre que «la politique criminelle telle qu'elle est visée ne couvre pas les mesures qui sont de la compétence du législateur» (ibidem, p. 2).

230. A ce sujet, cf. notamment Avis du Conseil d'Etat, ibidem, p. 22; A. MASSET et C. DERENNE-JACOBS, op.cit., p. 855-856.

231. Loc.cit., p.23. Le législateur a néanmoins décidé de passer outre à cette objection.

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devant le parlement ni individuellement, ni collectivement»(232), et que «la place qui sera réservée, dans la hiérarchie des normes, à ces directives et décisions» est totalement passée sous silence et reste incertaine(233). Les enchevêtrements n'ont donc pas disparu de la hiérarchie.

VI. Les décisions de justice en position de plus en plus dominante ?

La représentation traditionnelle de l'acte juridictionnel - acte consistant à «dire le droit» dans un cas particulier -, en fait l'acte d'«application du droit» par excellence, c'est-à-dire un acte subordonné par rapport à l'ensemble des normes juridiques à portée générale. Ce n'est donc pas un hasard si Kelsen a placé un tel acte à l'échelon inférieur de la pyramide des normes. On a cependant déjà rappelé la difficulté de développer de manière cohérente cette vision hiérarchique au regard d'une conception qui, comme celle de Kelsen lui-même, reconnaît la portée créatrice de l'interprétation en général, et de celle du juge en particulier.

Nous allons tenter d'illustrer plus largement cette difficulté, tout en observant que le phénomène général de la montée en puissance du juge au cours de ce siècle s'accompagne de conséquences diverses et paradoxales au regard du modèle pyramidal.

Un premier phénomène clairement observable réside dans l'affirmation par les juridictions elles-mêmes d'un pouvoir d'interprétation des règles de droit, qu'excluait radicalement la conception d'un Montesquieu qui faisait du juge - «bouche de la loi» - un simple organe subordonné d'application de la loi, mais non un interprète de celle-ci. Dominée encore un certain temps par un modèle exégétique et par la doctrine dite du «sens clair des textes» qui tendaient à maintenir le plus rigoureusement possible le rapport de 232. C. MINCKE, Le collège des procureurs généraux à l'épreuve de la

légitimité démocratique. La politique criminelle, une affaire de spécialistes ?, in De hervorming van het openbaar ministerie, sous la direction de C. Fijnaut et D. Van Daele, Louvain, Universitaire Pers Leuven, 1999, p. 264.

233. A. MASSET et C. DERENNE-JACOBS, op.cit., p. 860.

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subordination du juge à la loi, et à minimiser le rôle créateur de l'interprète, l'interprétation fut progressivement marquée par une conception plus résolument «constructive», voire «évolutionniste» où ce rôle créateur se manifestait de plus en plus ouvertement(234), d'autant plus que se multipliaient les notions légales «vagues», «floues» ou à «contenu variable» qui rendaient cette intervention indispensable. Afin de rendre compte de ce phénomène, l'on a pu parler de «gouvernement des juges», de «république des juges»(235), de «jurisprudentialisation du droit»(236) ou encore dire du juge qu'il était un véritable «ministre du sens»(237). Si certains auteurs comme Troper ont été tentés, comme nous l'avons déjà rappelé, d'en conclure à l'«inversion» pure et simple du principe hiérarchique, il semble plus réaliste d'y voir un phénomène de «tension dialectique» entre contrainte et liberté, subordination et autonomie(238) ou, selon l'expression d'autres auteurs, «une relation dynamique qui n'est pas à sens unique»(239), «une co-détermination du sens de la norme par son destinataire»(240).

Une autre manifestation de l'accroissement du pouvoir des juges réside dans leur contribution à la recomposition constante de la hiérarchie des normes. Nous avons déjà eu l'occasion de rappeler l'importance de cette contribution, autant dans la reconnaissance

234. A cet égard, cf. notamment F. OST et M. van de KERCHOVE, Entre la lettre

et l'esprit. Les directives d'interprétation en droit, Bruxelles, Bruylant, 1989.

235. La république des juges. Actes du colloque organisé par la Conférence du jeune barreau de Liège le 7 février 1997, Liège, Jeune barreau, 1997.

236. M. VERDUSSEN, L'origine et la légitimité du Conseil supérieur de la justice, in Le Conseil supérieur de la justice , sous la dir. de M. Verdussen, Bruxelles, Bruylant, 1999, p. 17.

237. Cf. F. RIGAUX, Le juge, ministre du sens, in Justice et argumentation, Essais à la mémoire de Chaïm Perelman, Bruxelles, Ed. de l'Université libre de Bruxelles, 1986, p. 79 et s.

238. M. van de KERCHOVE et F. OST, Le droit ou les paradoxes du jeu, Paris, PUF, 1992, p. 165 et s.

239. F. RIGAUX, La loi des juges, op.cit., p. 246. Il ajoute encore : «tant l'appareil normatif que le pouvoir juridictionnel sont composés de molécules qui subissent des attirances et des répulsions réciproques de nature à modifier leur propre comportement».

240. G. TIMSIT, L'archipel de la norme, op.cit., p. 6.

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positive de la suprématie de certaines normes supranationales sur le droit interne ou dans le renforcement de la supériorité des normes constitutionnelles sur les lois ordinaires, que dans l'absence de reconnaissance, par certaines juridictions, de la suprématie des normes supranationales sur la Constitution. On peut ajouter que cette contribution est également décisive pour certaines normes procédant de sources «originaires», telles que les normes coutumières ou les principes généraux du droit, dont les rapports hiérarchiques, souvent complexes, notamment par rapport aux normes législatives et constitutionnelles, n'ont pu être établis par voie d'autorité que par les juridictions tant nationales que supranationales. Enfin, l'on peut signaler le fait paradoxal que la pratique interprétative des juridictions n'a pas seulement pour conséquence de déjouer partiellement le rapport de subordination qui s'établit entre elles et les règles qu'elles sont appelées à appliquer. Elle a encore pour conséquence fréquente de déjouer le rapport hiérarchique censé exister entre la règle interprétée et celles qui lui sont subordonnées, dans la mesure où il est fréquent qu'une telle règle soit interprétée en fonction de l'application effective qui en est faite par les règles qui en assurent l'exécution. L'on a ainsi pu noter que bien souvent la Constitution est interprétée en fonction de l'application qui en faite par le législateur(241), de même qu'à tour de rôle, la loi est interprétée en fonction des règlements et les règlements en fonction des circulaires. Tout se passe ainsi comme si l'application faite par l'organe inférieur d'une norme donnée engendrait, aux yeux des juridictions, un phénomène inévitable de rétroaction sur la norme supérieure, dont la prise en considération s'impose nécessairement lors de l'interprétation de cette dernière(242).

241. K. RIMANQUE, De interpretatie van de Grondwet, in De Grondwet

honderdvijftig jaar, Bruxelles, 1981, p. 57. 242. Cf. H. DUMONT, Le contrôle de la constitutionnalité des lois et des

décrets en Belgique: fonction juridictionnelle ou politique ? , in Fonction de juger et pouvoir judiciaire, sous la direction de Ph. Gérard, F. Ost et M. van de Kerchove, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1983, p. 162; ID., Des contrôles de constitutionnalité et de légalité en droit public aux contrôles du pouvoir en droit privé: pour une théorie critique des contrôles de validité des actes unilatéraux émanant d'un pouvoir public ou privé, in Droit et pouvoir , t.I, La validité, Etudes

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Une autre manifestation du pouvoir de plus en plus important des juridictions réside dans le contrôle qu'elles exercent sur le respect de la hiérarchie des normes. Deux premières formes de contrôle s'exercent par le biais, soit de la non application de la norme jugée non conforme à celle qui lui est supérieure, soit de son annulation. Si la première forme de contrôle se trouve partiellement reconnue en Belgique, dès l'origine, aux Cours et tribunaux, par l'article 107 (159 nouveau) de la Constitution qui dispose que «les Cours et tribunaux n'appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux, qu'autant qu'ils seront conformes aux lois», on sait que, malgré les divergences doctrinales et une amorce possible de contrôle réalisée en 1974, ces juridictions ont toujours affirmé qu'il ne leur appartient pas d'apprécier la conformité d'une loi à la Constitution ni de refuser l'application d'une loi qu'elles estimeraient inconstitutionnelle(243). En revanche, comme on l'a déjà rappelé, depuis la reconnaissance en 1971 par la Cour de casssation de la primauté de certaines normes supranationales sur le droit interne, les Cours et tribunaux n'appliquent plus dorénavant que les lois conformes à de telles normes. La deuxième forme de contrôle, en revanche, a été mise sur pied, d'abord, par la loi du 23 décembre 1946 portant création du Conseil d'État qui reconnaît à la section d'administration de celui-ci le pouvoir d'annuler «les actes et règlements des diverses autorités administratives» en cas de «violation des formes, soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité, excès ou détournement de pouvoir»; ensuite, par la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, qui reconnaît à celle-ci le pouvoir d'annuler une loi ou un décret pour violation des règles établies par la Constitution ou en vertu de celle-ci pour déterminer les compétences respectives de l'État, des Communautés et des Régions, ainsi que pour violation des articles 10, 11 et 24 de la Constitution. Enfin, une troisième forme de contrôle réside dans la possibilité reconnue à certaines juridictions de condamner l'organe ou l'État dont émane la norme jugée incompatible avec une norme supérieure. Sur le plan

publiées sous la direction de F.Rigaux et G.Haarscher par P.Vassart, Bruxelles, Bruxelles, Story-Scientia, 1987, p. 193 et s.

243. A cet égard, cf. notamment H. DUMONT, Le contrôle de la constitutionnalité des lois et des décrets en Belgique, op.cit., p. 71 et s.

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interne, l'article 239 du Code pénal illustre traditionnellement cette possibilité en érigeant en délit le fait que «les gouverneurs, commissaires d'arrondissement, bourgmestres et membres des corps administratifs» se soient «immiscés dans l'exercice du pouvoir législatif», délit qui est de la compétence des tribunaux correctionnels. Il apparaît cependant qu'une évolution majeure réside dans la compétence que les Cours et tribunaux se sont reconnus pour juger la responsabilité, pour faute, de la puissance publique. Depuis l'arrêt Flandria du 5 novembre 1920, par lequel la Cour de cassation admit de mettre en cause la responsabilité de la puissance publique du fait de la fonction d'administrer(244), la Cour étendit, par un arrêt du 26 avril 1963, sa compétence en admettant la responsabilité de l'État du fait d'actes administratifs présentant un caractère règlementaire(245). S'il paraît toujours impossible aux Cours et tribunaux de mettre en cause la responsabilité de l'État législateur du fait de lois contraires à la Constitution, en constatant eux-mêmes cette violation, en revanche, s'amorce, semble-t-il, une jurisprudence tendant à admettre une telle mise en cause sur la base d'une censure préalable de la Cour d'arbitrage, de même que s'affirme progressivement, depuis 1990, la possibilité de mettre en cause la responsabilité de l'État du fait de lois contraires au droit communautaire et au droit international(246). Par ailleurs, sur le plan supranational, on rappellera la compétence reconnue respectivement à la Cour de justice des Communautés européennes et à la Cour européenne des droits de l'homme de condamner l'État qui aurait, notamment du fait de sa législation, violé des dispositions relevant, selon le cas, de l'un ou l'autre de ces ordres juridiques.

Une dernière manifestation, enfin, de la montée en puissance des juridictions réside dans la reconnaissance comme source du droit, depuis longtemps établie, des précédents dans les pays de la common law et, plus récente, de la jurisprudence dans les ordres juridiques de

244. Cass., 5 novembre 1920, Pas., 1920, I, p. 193. 245. Cass., 26 avril 1963, Pas., 1963, I, p. 905. 246. Sur cette question, cf. M. MAHIEU et S. van DROOGHENBROECK, op.cit.

p. 825 et s.

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la famille romano-germanique(247). Débordant ainsi, par ses effets juridiques, les limites de l'espèce jugée, l'acte juridictionnel devient source d'une norme générale qui, une fois encore, apparaissant comme le dernier maillon de la chaîne, semble occuper, dans les faits, une place prééminente dans la hiérarchie des normes, même si les actes individuels à partir desquels elle s'élabore sont, en droit, considérés comme subordonnés, et qu'aucune norme de compétence supérieure n'a pour objet de l'ériger en norme juridique. Si la reconnaissance de la jurisprudence comme source du droit paraît très largement et logiquement contemporaine du déclin de la loi en droit interne, on observe, paradoxalement, que la Cour européenne des droits de l'homme a pu, de l'extérieur, lui donner son appui en admettant que la notion de «loi», au sens de la Convention, ne doit pas être conçue exclusivement à la lumière de critères organiques et formels, mais à la lumière de critères matériels d'accessibilité et de prévisibilité, pouvant ainsi englober des précédents(248), ainsi que des règles jurisprudentielles(249), au cas où ces conditions se trouvent satisfaites.

Si tous ces éléments plaident en faveur d'une recomposition partielle de la hiérarchie des normes, où tant les décisions judiciaires individuelles que les normes jurisprudentielles générales, se verraient reconnaître une place de plus en plus importante, voire une prééminence, qui leur est traditionnellement et en principe déniée, il convient d'apporter au moins un quintuple tempérament à cette conclusion.

Un premier tempérament réside dans le fait que, malgré le principe de l'autorité de la chose jugée dans le cas d'espèce, le juge n'a pas nécessairement le «dernier mot» quant à la solution juridique du problème tranché, en termes généraux. Une «revanche» du législateur n'est donc pas à exclure qui, réaffirmant partiellement le principe hiérarchique déjoué, aboutit à remettre en question, parfois de manière 247. A ce sujet, cf. notamment M. van de KERCHOVE, Jurisprudence et

rationalité juridique, in Archives de philosophie du droit, t.30, 1985, p. 207 et s.

248. Cf. notamment Cour eur.D.H., 26 avril 1979, arrêt Sunday times c. Royaume-Uni; Cour eur.D.H., 22 novembre 1995, arrêt C.R. et S.W. c. Royaume-Uni.

249. Cf. Cour eur.D.H., 25 mai 1993, arrêt Kokkinakis c. Grèce.

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rétroactive, la solution jurisprudentielle consacrée. Cette hypothèse a été expressément évoquée par le Conseil constitutionnel français dans les termes suivants : «s'il n'appartient ni au législateur ni au gouvernement de censurer des décisions des juridictions, d'adresser à celles-ci des injonctions et de se substituer à elles dans le jugement des litiges relevant de leur compétence, ces principes ne s'opposent pas à ce que, dans l'exercice de sa compétence et au besoin, sauf en matière pénale, par la voie de dispositions rétroactives, le législateur modifie, dans un but d'intérêt général, les règles que le juge a mission d'appliquer»(250). En Belgique, on trouve une illustration typique d'un tel scénario dans l'adoption de la loi du 30 août 1988 insérant un article 3bis dans la loi du 3 novembre 1967 sur le pilotage des bâtiments de mer, disposition au terme de laquelle «l'organisateur d'un service de pilotage ne peut être rendu, directement ou indirectement, responsable d'un dommage subi ou causé par le navire piloté», avec «effet rétroactif dans le temps pour une période de trente ans à compter de ce jour»(251). En adoptant cette disposition rétroactive, qu'il présenta comme une loi «interprétative» de la loi de 1967, le législateur mit à néant la jurisprudence, dont l'enjeu économique était considérable pour l'État belge, consacrée par la Cour de cassation dans deux arrêts succesifs du 15 décembre 1983 et du 17 mai 1985(252), et d'où il ressortait que la faute du pilote engageait notamment la responsabilité de l'État, dans la mesure où le pilotage constitue un service public organisé par celui-ci.

Par ailleurs, la multiplication des organes juridictionnels, tant en droit interne qu'en droit international, introduit une limite essentielle dans la hiérarchie qui se trouverait ainsi recomposée. Sous réserve de la hiérarchisation interne des juridictions relevant de l'ordre judiciaire, on se trouve en effet confronté, comme l'a bien souligné M. Delmas-

250. Décision n°96-375 DC du 9 avril 1996, citée par R. LIBCHABER et

N. MOLFESSIS, op.cit., p. 239. 251. A ce sujet, cf. F. OST, L'heure du jugement. Sur la rétroactivité des

décisions de justice. Vers un droit transitoire de la modification des règles jurisprudentielles, in Temps et droit. Le droit a-t-il pour vocation de durer ? , Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 107-112.

252. Cass., 15 décembre 1983, Pas., 1984, I, p.418; Cass., 17 mai 1985, Pas., 1985, I, p. 1159.

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Marty, à un ensemble de «hiérarchies discontinues», résultant de «la coexistence de cours suprêmes autonomes et non hiérarchisées entre elles» : «en droit interne, la chaîne s'interrompt entre la Cour de cassation et le Conseil d'État, comme entre l'une et l'autre juridiction et le Conseil constitutionnel (ou la Cour d'arbitrage en Belgique); en droit européen, entre la Cour de justice des communautés européennes et la Cour européenne des droits de l'homme; enfin, du droit interne au droit européen, il y a aussi interruption entre le Conseil constitutionnel et les cours européennes»(253).

Une autre limite réside dans l'évolution globale de la fonction du juge. Lorsque cette fonction, dans une société libérale, consiste clairement à «dire le droit», on peut facilement comprendre comment un glissement progressif peut s'opérer entre le fait de dire le droit dans le cas particulier et le fait de contribuer à sa création, comme entre le fait de créer une norme juridique individuelle et le fait que cette création permette d'en induire une norme juridique générale. En revanche, lorsque, dans une société post-industrielle, le «juge-arbitre» se transforme en «juge-entraîneur» et passe d'une oeuvre de «judicature» à une oeuvre de «magistrature», assurant la gestion et la «promotion d'intérêts finalisés par des objectifs socio-économiques et régulés par les systèmes de normes techniques correspondantes»(254), on peut se demander si l'affranchissement réel qu'on peut lui reconnaître par rapport à la loi n'est pas singulièrement compensé par une contribution moindre à la création du droit et par une dépendance renforcée par rapport aux normes techniques et à leurs interprètes autorisés, que sont les experts. Bien que l'on associe souvent le renforcement de l'État de droit à la possibilité d'intervention ultime d'un juge pour assurer le respect de la règle de droit(255), encore faut-il

253. M. DELMAS-MARTY, Pour un droit commun, op.cit., p. 92-93. 254. F. OST, Juge-pacificateur, juge-arbitre, juge-entraîneur. Trois modèles

de justice, in Fonction de juger et pouvoir judiciaire. Transformations et déplacements, sous la direction de Ph. Gérard, F. Ost et M. van de Kerchove, Bruxelles, Publications des Facutés universitaires Saint-Louis, 1983, p. 46-47.

255. Cf. notamment J. BELL, Le règne du droit et le règne du juge. Vers une interprétation substantielle de l'Etat de droit, in L'Etat de droit. Mélanges en l'honneur de Guy Braibant, Paris, Dalloz, 1996, p. 15 et s.

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s'assurer, dans chaque cas de figure, que telle est bien encore la fonction qui lui est attribuée.

Un quatrième tempérament réside dans le fait paradoxal que, parallèlement aux indices de montée en puissance du juge et à la demande accrue de justice, celle-ci n'a peut-être jamais fait l'objet d'autant de critiques en termes d'accessibilité, de célérité et d'humanité, et l'objet d'autant de circuits de dérivation et d'interventions alternatives(256). Au phénomène de «déjuridictionnalisation» déjà évoqué, s'ajoute dès lors une certaine forme de «déjudiciarisation» qui, paradoxalement, n'est pas étrangère à une certaine forme de «justicialisation», comprise comme un renforcement et une diversification des différents modes de solution des conflits(257). A l'intervention traditionnelle du pouvoir judiciaire, s'ajoutent ainsi notamment l'arbitrage, la transaction civile, pénale ou administrative, la médiation, différentes formes «procéduralisées» de l'action administrative, la multiplication des enquêtes parlementaires, sans compter les media qui «s'instituent enquêteurs, juges d'instruction ou procureurs» et «doublent ainsi le fonctionnement normal des institutions et des procédures»(258). En termes de hiérarchie, une fois encore, on ne peut pas s'empêcher de conclure à la complexification des relations : d'une part, les rapports entre les organes judiciaires et ces différentes instances sont loin d'être régis par des règles claires et uniformes, permettant une quelconque forme d'hiérarchisation formelle ou réelle; d'autre part, le rapport que ces différentes instances entretiennent avec la règle de droit est lui-même extrêmement complexe, ce qui a permis de parler de justice «à l'ombre du droit», voire d'une fonction d'«à peu-près-dire droit»(259).

256. Cf. notamment Fonction de juger et pouvoir judiciaire, op.cit.; La crise

du juge, éd. par J. Lenoble, Bruxelles-Paris, Story-Scientia-LGDJ, 1990. 257. A cet égard, cf. notamment M. van de KERCHOVE, Les différentes formes

de baisse de la pression juridique et leurs principaux enjeux, in Cahiers de recherche sociologique, n°13, 1989, p. 11 et s.

258. E. LENTZEN et Ch. PANIER, La justice dans la tourmente. Des pouvoirs et des faits, in Courrier hebdomadaire du CRISP, n°1533, 1996, p. 16.

259. A cet égard, cf. notamment M. van de KERCHOVE , Médiation et législation, in La médiation: un mode alternatif de résolution des conflits ?, Lausanne, 14 et 15 novembre 1991, Zürich, 1992, p. 331 et s.

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Un dernier tempérament, enfin, réside dans une nouvelle forme d'enchevêtrement dans les relations qui se nouent, à leur tour, entre les instances de résolution des conflits et les justiciables eux-mêmes. Sans empiéter sur les différents types de boucles étranges que manifeste le rôle joué par les citoyens dans la construction du droit, sur lesquelles on reviendra ensuite, il suffit d'évoquer ici les différentes formes de bougés dont l'image traditionnelle de la justice a fait l'objet. D'une façon générale, on a déjà souligné l'importance du rôle des citoyens au niveau des questions préjudicielles susceptibles d'aboutir à l'annulation d'une loi ou d'un décret, ou d'une requête susceptible d'aboutir à l'annulation d'un règlement illégal ou à la condamnation de l'État par une juridiction supranationale. Cependant, c'est sans doute en matière de justice pénale que ces bougés sont les plus typiques, dans la mesure où, en raison de son objet spécifique - l'infraction pénale considérée comme une atteinte exclusive à l'ordre public -, elle incarne le plus radicalement l'image parfaitement hiérarchique d'une «justice imposée», c'est-à-dire de décisions adoptées unilatéralement qui s'imposent de manière autoritaire à leurs destinataires. S'il est probable qu'aucun système juridique n'a jamais consacré un tel modèle à l'état pur, il est certain que la situation actuelle nous met en présence d'un modèle de plus en plus hybride où, selon les cas, les justiciables jouent un rôle actif plus ou moins accentué qui a incontestablement pour effet de complexifier cette représentation des choses(260). A de nombreux égards, on peut en effet parler tout d'abord d'une justice «participative», au sens où, à des degrés divers, la justice pénale admet la participation active d'agents privés dans le déroulement du procès, qu'il s'agisse du délinquant (droits de la défense), de la victime (constitution de partie civile, délits dont la poursuite est subordonnée à la plainte de la victime), voire d'autres citoyens (dénonciation). A d'autres égards, on peut également parler d'une justice «consensuelle», au sens où la justice pénale accorde une place croissante au consentement des intéressés, que ce soit sous la forme positive d'une 260. A cet égard, cf. notamment Fr. TULKENS et M. van de KERCHOVE, La

justice pénale: justice imposée, justice participative, justice consensuelle ou justice négociée ?, in Droit négocié, droit imposé ?, sous la direction de Ph.Gérard, F.Ost et M. van de Kerchove, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1996, p. 529 et s.

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acceptation, ou sous la forme négative d'une absence de refus : recours à certaines procédures alternatives, telles que la transaction, prononcé de certaines mesures ou peines alternatives, telles que les travaux d'intérêt général, ou encore certaines décisions relatives aux modalités de la peine, telles que le sursis à l'exécution, la suspension de la condamnation, la probation ou la libération conditionnelle. Enfin, dans certains cas, on peut encore parler d'une justice «négociée», au sens où se trouve reconnu aux particuliers un pouvoir de discussion dont l'exercice est susceptible, par le biais de concessions réciproques, d'affecter au moins partiellement le contenu d'un accord conclu entre eux. Aboutissant ainsi à une véritable «contractualisation» de la justice pénale, ce dernier cas de figure trouve une illustration dans la médiation pénale, voire dans l'institution du plea bargaining dans les pays qui l'ont consacrée. Si ces procédures n'excluent évidemment pas toute relation d'autorité(261), il est certain qu'elles ne sauraient lui laisser le caractère exclusif et unilatéral qui lui est attribué dans le modèle pyramidal.

VII. Les actes juridiques des personnes privées. Vers l'autorégulation?

Plusieurs évolutions des sociétés contemporaines contribuent à la

montée en puissance des personnes privées, en marge et parfois au-dessus des pouvoirs publics. Une globalisation des échanges écono-miques et culturels(262) qui s'accompagne de l'apparition d'acteurs transnationaux. Une spécialisation («différenciation fonctionnelle») toujours accrue des différents secteurs d'activité qui appelle des régulations particulières dont les professionnels concernés sont les interprètes privilégiés. Une philosophie individualiste liée à un environnement multiculturel qui se traduit par la prolifération des

261. Cf. notamment C. MINCKE, Vers un nouveau type d'utilisation du

ministère public. L'exemple de la médiation pénale et de la procédure accélérée, in Rev.dr.pén.crim. 1998, p. 644 et s.

262. Sur ce concept, cf. A.J. ARNAUD, Entre modernité et mondialisation, Paris, LGDJ, 1997, p. 19 et s.

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droits subjectifs, la multiplication des actions en justice et le développement de mouvements sociaux réclamant plus de justice et de «minorités» luttant pour l'égalité des droits. Tout cela conduit à une forme de recomposition du paysage juridique à partir de la base.

Ces «personnes privées», qui prennent ainsi l'initiative, forment un ensemble extrêmement diversifié : particuliers sans doute (les «personnes physiques»), mais aussi associations, entreprises, syndicats, organisations professionnelles : mille formes de pouvoirs privés dont certains (multi-nationales, Églises, fédérations sportives internationales) disposent de budgets considérables (parfois supérieurs à ceux de certains États), ainsi que d'une capacité d'action politique non négligeable (on songe aux grandes entreprises sur le terrain économique et social, aux organisations non gouvernementales dans le domaine humanitaire ou environnemental).

Pour H. Kelsen, les acteurs juridiques privés ne sont jamais que les «organes de l'État» : conclusion logique pour une théorie qui ne connaît de droit qu'étatique. Si toute norme juridique s'entend exclusivement d'une norme étatique, s'il y a identité entre droit et État, on comprend alors que toute personne juridique soit un organe de l'État - un acteur habilité à créer du droit dans le cadre formé par l'ensemble des normes supérieures du système juridique dont il relève.

La question qui se pose aujourd'hui, au regard des évolutions qu'on a rappelées, est de savoir si le pouvoir normatif reconnu aux personnes privées se limite au remplissement de ce cadre, à l'individualisation de normes générales (sur le modèle de l'exercice de l'autonomie de la volonté dans le cadre formé par l'ordre public et les lois impératives : article 1134 du Code civil). Ne doit-on pas, tout d'abord, s'aviser d'une réelle collaboration des personnes privées à l'élaboration des règles générales par le biais de diverses techniques «d'administration consultative» : consultations, concertations, enquêtes publiques, référendums - autant de moyens d'associer la population à la production normative, ceci sans parler des pressions officieuses (lobbying), non moins efficaces(263). L'évolution va plus loin, cependant : dans de nombreux cas, il ne s'agit plus tant de collaborer à

263. J. CHEVALLIER, Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la

régulation juridique, in Revue du droit public, 3-1998, p. 676-677.

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la production de la norme étatique que de développer, en marge du droit étatique, voire contre lui, une régulation privée, sui generis. Faudra-t-il alors généraliser l'analyse que G. Lyon-Caen faisait des conventions collectives de travail : «cette réglementation négociée ne se contente plus de compléter la législation, de l'adapter aux exigences d'une profession : elle la concurrence, elle la devance, elle l'ignore»(264)?

Pour répondre à cette interrogation, trois modèles d'analyse s'offrent à l'esprit.

Le premier consiste en un simple aménagement du paradigme classique : le pouvoir normatif des personnes privées ne cesserait pas de s'inscrire dans un cadre hiérarchique préétabli : même si le cadre se dote de divers échelons internationaux supplémentaires (Europe, société internationale) et même si les pouvoirs privés sont associés à l'élaboration du contenu des normes générales, ce sera toujours en fonction d'une habilitation légale, de sorte que les pouvoirs publics ne perdent ni l'initiative formelle de la production normative, ni le monopole de la juridicité, sous la forme notamment de la capacité de contraindre le débiteur de l'obligation à l'exécution forcée de celle-ci. Si une autonomie renforcée peut être reconnue aux pouvoirs privés, il ne s'agirait que d'une autonomie de fait, étrangère à la théorie juridique «pure»; mais d'autonomie juridique (de situation extra-pyramidale, si on ose dire), il ne saurait être question.

Le second modèle d'analyse fait une place plus importante à l'autonomie privée, sans pour autant renoncer à toute régulation étatique. Avisé des limites de ses politiques interventionnistes dans le jeu de sous-systèmes de plus en plus différenciés et évolutifs (l'économie, les marchés financiers, le monde scolaire, la santé publique…), renonçant donc au contrôle direct par la méthode de «commande et contrôle», mais ne s'accommodant pas de l'autogestion absolue de ces divers secteurs, l'État se fait, dit-on, «réflexif» ou «procédural»(265). Il se contente, au mieux, de fixer quelques objectifs

264. G. LYON-CAEN, Le droit conventionnel du travail, Paris, Dalloz, 1963,

p. 15. 265. G. TEUBNER, Droit et réflexivité. L’auto-référence en droit et dans

l’organisation, trad. par N. Boucquey, Paris-Bruxelles, Story-LGDJ, 1994.

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généraux, à charge pour les acteurs privés de déterminer eux-mêmes, au terme d'une délibération réglée, les normes susceptibles de les atteindre. Renonçant quasi totalement à définir a priori des normes substantielles, les pouvoirs publics se contentent de fixer le cadre procédural d'une discussion conduite par les groupements intéressés eux-mêmes.

Ce modèle procédural s'appuie à son tour sur diverses philosophies politiques. Le néo-libéralisme de Hayek, par exemple, qui plaide depuis des décennies pour un désengagement de l'État : selon lui, seul l'ordre spontané du marché («cosmos») est en mesure de produire une organisation sociale informée et impartiale, par opposition à l'ordre artificiel («taxis») de l'État interventionniste, censé partisan et peu au fait des informations pertinentes(266). Mais le modèle procédural s'autorise pareillement d'une idéologie moins libérale, dès lors qu'il rejoint explicitement l'«éthique de la discussion» prônée par J. Habermas(267). À défaut de pouvoir encore, dans nos sociétés pluralistes et complexes, définir a priori les exigences du bien commun, il convient, explique Habermas, de réunir les conditions d'une discussion rationnelle sans contrainte. On veillera à faire participer l'ensemble des intérêts concernés, à assurer une égalité d'information et à ménager un égal droit de parole; on garantira la publicité des débats et leur caractère contradictoire, et on aura assez fait pour que se dégage une décision équitable. Les exemples de ces négociations collectives abondent aujourd'hui : connue dans le domaine des relations du travail depuis des décennies (elles ont été officialisées par la loi du 5 décembre 1968), cette technique est également mise en oeuvre par le décret relatif aux missions de l'école du 24 juillet 1997, qui prévoit que l'établissement des «socles de compétences et de compétences terminales» soit déterminé par des «commissions» formées d'acteurs de l'école et de représentants de la société civile. Alors que cette matière est réservée au législateur par la Constitution, le processus de régulation prend ici le chemin inverse du bas vers le haut : les commissions définissent les socles de compétence à atteindre,

266. F. von HAYEK, Droit, législation, liberté, t. I, Paris, P.U.F., 1979. 267. J. HABERMAS, Droit et démocratie, trad. par R. Rochlitz et

C. Bouchindomme, Paris, Gallimard, 1997.

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le gouvernement reprend celles-ci à son compte et, finalement, le Parlement confirme la décision (article 16 § 1er)(268). Si donc le Parlement se réserve le pouvoir du dernier mot, échappant ainsi à l'objection d'une délégation inconstitutionnelle de son pouvoir normatif, personne n'est dupe : ce sont bien les acteurs sociaux concernés qui font la loi.

Le troisième modèle susceptible de rendre compte des phénomènes d'autorégulation est beaucoup plus radical. Il s'agirait cette fois de prendre acte de l'émergence d'un «droit sans État», d'une régulation privée située «en dehors de la hiérarchie des normes juridiques, au-delà des ordres juridiques nationaux et du droit des gens traditionnel»(269). La lex mercatoria par exemple, ordre juridique des échanges économiques transnationaux, traduirait l'émergence d'un droit mondial autonome : la globalisation des échanges aurait ainsi eu raison de la hiérarchie normative, elle en serait «le grand déconstructeur», écrit G. Teubner. On s'acheminerait ainsi vers un modèle non plus hiérarchique, mais «hétérarchique» - ou «domination sans maître». Ce droit hétérarchique, ne s'alimentant plus au foyer central de l'État démocratique légitime, relèverait d'une multiplicité de sources hétérogènes, celles de sous-systèmes sociaux de plus en plus différenciés, poursuivant chacun sa rationalité spécifique, de sorte qu'aucune unité d'ensemble ne s'en dégagerait(270). C'est donc triplement que le modèle classique est mis en cause : sa production hiérarchique ferait place aux initiatives hétérarchiques, la souveraineté de l'État central serait déjouée par l'autonomie de sous-systèmes de plus en plus expansifs, tandis que sa rationalité d'ensemble céderait le pas à une multitude de logiques sectorielles peu coordonnées.

Ces trois modèles ne représentent, bien entendu, que des «types idéaux», de sorte qu'il est à gager que les phénomènes réellement

268. Sur cette question, cf. X. DELGRANGE, L. DETROUX et H. DUMONT, La

régulation en droit public, in Élaborer la loi aujourd’hui, mission impossible ?, sous la dir. de B. Jadot et F. Ost, Bruxelles, Publications des F.U.S.L., 1999, p. 62-63.

269. G. TEUBNER, Les multiples corps du roi : l’auto-destruction de la hiérarchie du droit, in Philosophie du droit et droit économique, quel dialogue ?, Paris, Éditions Frison-Roche, 1999, p. 313.

270. Ibidem.

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observables dans la pratique relèvent, peu ou prou, de ces trois grilles explicatives simultanément, dessinant entre elles des figures hybrides, inédites et évolutives. Ce qui est certain cependant, c'est que la loi de l'État et la loi des États trouvent désormais dans la loi du marché un concurrent sérieux. «L'économie est aux postes de commande, et les États suivent», écrit G. Farjat, qui ajoute : «comme tout pouvoir, le pouvoir économique, qui a pris la succession de Dieu et de l'État, est appelé à s'autoréguler pour perdurer»(271). Il conviendra donc d'adapter nos modèles théoriques en conséquence, sous peine de continuer à diffuser des idées qui ne sont plus que «la lumière qui nous parvient d'étoiles mortes depuis longtemps»(272). J.-P. Henry, auquel nous empruntons cette audacieuse métaphore, en conclut que «les comportements humains tendent de plus en plus à être normalisés par les marchés» et que, dès lors, si l'État développe encore une activité normative importante, c'est seulement en vue de gérer un marché par des normes qui, loin de lui imposer une direction hétéronome, en traduisent plutôt les exigences propres(273).

Or, il est caractéristique pour notre propos que le marché soit précisément une organisation en réseau, dépourvu de centre et de sommet (mais non de pouvoir et de rapports de force), et que les relations qui s'établissent entre ses opérateurs prennent la forme horizontale de rapports contractuels. À défaut d'un ordre de prévalence fixé a priori et de manière stable, c'est la règle de concurrence entre les acteurs qui s'impose comme l'impératif catégorique des marchés. Qu'il s'agisse de l'ordre régional européen ou de l'ordre planétaire de l'O.M.C. (Organisation Mondiale du Commerce), un même impératif prévaut en effet : dégager la concurrence de toute contrainte, y compris des législations étatiques (fiscales, sociales, environnementales, culturelles…) analysées désormais comme autant d'entraves à la libre circulation des personnes et des biens, des capitaux et des services. Dans ce contexte, il n'est pas jusqu'au droit lui-même qui ne devienne 271. G. FARJAT, Nouvelles réflexions sur les codes de conduite privée, in Les

transformations de la régulation juridique, sous la dir. de J. Clam et G. Martin, Paris, LGDJ, 1998, p. 164.

272. J.-P. HENRY, La fin du rêve prométhéen ? Le marché contre l’État, in Revue du droit public, 3-1991, p. 652.

273. Ibidem, p. 633 et p. 645.

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une ressource sur un marché : la règle se négocie, la localisation géographique des entreprises et des contrats se choisit en fonction des facilités offertes par les législations et juridictions respectives des États ainsi mis en concurrence (law shopping, forum shopping), le droit se privatise et l'action des pouvoirs publics s'enchevêtre de plus en plus avec celle des pouvoirs privés. Quelles que soient les nécessaires nuances de l'analyse juridique et la survie du modèle hiérarchique dans d'importants secteurs sociaux, on ne pourra donc manquer d'intégrer à l'analyse les puissants effets déstructurants que la loi du marché exerce sur la réglementation traditionnelle.

Commençons donc par présenter l'opérateur principal du marché, l'entreprise. Le paradoxe, c'est que l'entreprise n'a guère d'existence juridique. Le droit, qui ici remonte au XIXe siècle, ne connaît en effet que la société par actions, contrat passé entre propriétaires des parts constitutives du capital social(274). Les catégories traditionnelles de propriété et d'autonomie de la volonté, calibrées pour réguler les marchés de boutiquiers du siècle dernier, ont ainsi permis la concentration de masses énormes de titres de propriété, donnant naissance à de puissantes entreprises, constitutives de véritables «pouvoirs privés»(275). Pouvoirs qui, en grande partie, échappent à l'État. Celui-ci a réussi cependant, au terme d'une première stratégie «réflexive», à réguler le pouvoir dans l'entreprise (du moins à l'égard des travailleurs) en incitant les partenaires sociaux à conclure entre eux des conventions collectives de travail. Mais aujourd'hui que les entreprises se mondialisent, de nouveaux défis se précisent. Comment repenser les protections sociales à l'échelle européenne, voire planétaire? Comment assurer un contrôle des pouvoirs des dirigeants, ou de la majorité des actionnaires, au sein même de l'entreprise? Devant l'incapacité des États d'assurer ce minimum de démocratie interne, une autorégulation se développe aujourd'hui, désormais connue sous le nom de corporate governance. Il s'agit notamment, dans ces nouveaux codes of best practice, de veiller à une meilleure séparation de la gestion et du contrôle, à une protection des actionnaires minoritaires, ainsi qu'à la nomination d'administrateurs

274) J.-Ph. ROBE, L’entreprise et le droit, Paris, P.U.F., 1999, p. 62 et s. 275. E. GAILLARD, Le pouvoir en droit privé, Paris, Masson, 1985.

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indépendants(276). Sans doute ne s'agit-il que de recommandations, mais l'absence de sanctions juridiques au sens classique ne doit pas conduire à conclure à leur ineffectivité, dès lors que plane la menace de voir des investisseurs institutionnels ne s'intéresser qu'aux entreprises adhérant à ces nouvelles règles du «gouvernement d'entreprise». Un premier pas est ainsi réalisé vers une autorégulation du pouvoir dans l'entreprise.

Mais que dire alors du pouvoir de l'entreprise - on veut dire son pouvoir de marché, sa capacité à modifier à son profit son environnement, y compris son environnement normatif? Doit-on considérer qu'il relève exclusivement de la logique privatiste de la propriété (autrement dit, de l'autonomie des actionnaires), ou bien, s'avisant du fait que l'entreprise détient désormais un pouvoir considérable, cherchera-t-on à en contrôler l'exercice comme on le fait depuis longtemps déjà des pouvoirs publics? Mais s'il s'avère que la puissance de l'entreprise est désormais en mesure de surmonter, ou du moins de contourner, l'imperium étatique, quelle forme cette régulation peut-elle prendre? L'analyse de la situation qui prévaut sur quelques marchés essentiels - celui des échanges financiers, celui des investissements et celui d'Internet - devrait nous renseigner à cet égard.

Hier encore, les droits nationaux pouvaient réglementer les marchés financiers et les places boursières rattachés à leur territoire; aujourd'hui, cette prétention est déjouée, dès lors que les échanges financiers se sont déterritorialisés, que les transactions entre places boursières interconnectées 24 h sur 24 sont instantanées et que les valeurs mobilières, devenues volatiles, se sont dématérialisées. Ce n'est pas qu'une moralisation des marchés soit moins nécessaire qu'auparavant : l'incrimination des délits d'initiés, par exemple, ou la protection des petits épargnants s'imposent aujourd'hui comme hier. Mais le moyen d'y parvenir, dès lors que les flux spéculatifs désertent les zones trop réglementées pour se porter vers les marchés libres - tels les marchés dits «euro» - seulement régulés par la loi de l'offre et de la demande? Dans ces conditions, et dans l'attente d'une

276. G. KEUTGEN et Ch. DARVILLE-FINET, La “corporate governance”, une

perspective nouvelle pour les sociétés ?, in J.T., 1998, p. 625 et s.; J.-Ph. ROBE, op. cit., p. 118 et s.

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hypothétique réglementation financière vraiment universelle, que d'aucuns, cependant, appellent de leurs voeux, rappelant l'exemple de l'aviation civile qu'on a réussi a réguler par des accords universels, nécessité oblige(277) - à défaut donc de pareils accords, seule demeure la perspective d'une autorégulation par les opérateurs financiers eux-mêmes. Les «règles et usances uniformes relatives au crédit documentaire», élaborées dès 1933 sous l'égide de la Chambre de Commerce internationale, pourraient ici servir de modèle, non sans qu'on s'interroge sur la capacité d'une telle autorégulation de prendre réellement en compte toutes les composantes de l'intérêt général(278).

On prendra l'exacte mesure de ce déclin de l'intérêt général et de l'incapacité d'États souverains à en imposer les exigences, en rappelant ici la question de la régulation planétaire des marchés d'investissement et la saga de la négociation (provisoirement ?) avortée de l'A.M.I. (Accord Mondial sur les Investissements). Discuté dans le plus grand secret au sein de l'O.C.D.E. (Organisation de Coopération et de Développement Économique) depuis 1995, ce Traité, qui regroupe les 29 pays les plus riches de la planète et qui se présente comme «à prendre ou à laisser» par les autres, aurait dû représenter la «Constitution d'une économie mondiale unifiée», aux dires de M. Renato Ruggiero, Directeur Général de l'O.M.C. (Organisation Mondiale du Commerce)(279). Poursuivant le mouvement général de libéralisation des marchés, le but était cette fois de porter le fer dans le dernier secteur où s'exercent encore les souverainetés étatiques : la réglementation des investissements. Non content de prévoir l'égalité absolue de traitement entre les investisseurs nationaux et étrangers (ce qui signifie par exemple mettre sur le même pied des paysans latino-américains auxquels des terres seraient redistribuées et une multinationale de l'agro-alimentaire), le traité prévoit surtout une

277. M.-A. FRISON-ROCHE, Le cadre juridique de la mondialisation des

marchés financiers, in Banque et droit, 41, mai-juin 1995, p. 51. 278. A. COURET, La dimension internationale de la production du droit.

L’exemple du droit financier, in Les transformations de la régulation juridique, op. cit., p. 197.

279. Cité par L.M. WALLACH, Le nouveau manifeste du capitalisme mondial, in Le Monde diplomatique, février 1998, p. 22.

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«protection et une sécurité complète et constante» des investissements opérés.

En clair, l'adoption de cette convention aurait signifié que les opérateurs privés se seraient vus reconnaître le droit absolu de se porter acquéreurs de n'importe quoi - terrains, ressources naturelles, services culturels, systèmes de télécommunication, devises - sans que les États puissent encore subordonner ces investissements à telle ou telle obligation de résultat (engager un certain pourcentage de travailleurs nationaux, recycler les déchets produits, contribuer à des programmes de formation…). De nombreuses clauses prévoient, de surcroît, l'indemnisation des entreprises en cas d'intervention gouvernementale susceptibles de restreindre leur capacité à tirer profit de leurs investissements. Assimilant à des expropriations toute mesure compromettant la rentabilité de l'investissement, l'A.M.I. devrait permettre de contester à peu près n'importe quelle politique environnementale, fiscale ou sociale. Signe des temps : les entreprises pourront assigner les États devant des juridictions arbitrales transnationales… Déjà privé du droit d'imposer leur réglementation nationale, les États se verraient ainsi, de surcroît, dépouillés de leur traditionnel privilège de juridiction.

La levée de boucliers dont ce projet a fait l'objet et sa mise en échec (provisoire?) sont également significatifs pour notre propos. Arrivé à la connaissance d'une association de consommateurs américains, le texte en projet fut immédiatement diffusé par celle-ci sur le réseau d'Internet. En quelques jours, ce fut, dans le monde entier, un tollé sans précédent, dûment orchestré par une série d'O.N.G. opérant de façon sectorielle et internationale, à telle enseigne que les États durent bientôt battre en retraite et suspendre les négociations. Au réseau de multinationales venait donc de s'opposer avec succès un réseau d'O.N.G. opérant elles-mêmes par le biais du réseau de communication Internet . Contre la loi du marché se faisait valoir, pour la première fois, une «société civile mondiale» en appelant à plus de respect de l'intérêt général(280).

280. Cf, dans ce sens, le rapport de C. Lalumière, dont les conclusions ont

déterminé le gouvernement français à se retirer des négociations en octobre 1998 : http://www.finances.gouv.fr/poleecofin/international/ami0998.

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L'exemple du marché représenté par Internet constituera une troisième illustration de notre propos. On le sait : Internet est un «réseau de réseaux» de télécommunications reliant, au niveau mondial, ordinateurs, télévisions et autres bases de données, gigantesque toile d'araignée («www» : world wide web) concrétisant le «village planétaire» qu'avait annoncé M. Mac Luhan. Outil de la «société de l'information», mais aussi du commerce électronique et des échanges interpersonnels (e-mail, newsgroups), Internet dessine un espace virtuel, un cyberespace, une «nation numérique»(281) au sein de laquelle la délocalisation des opérateurs est extrêmement aisée. C'est dire la difficulté pour le droit étatique de saisir, dans un espace aussi fuyant, un objet juridique aussi mal identifié. Ce n'est pas, pourtant, que manquent les questions juridiques : qu'il s'agisse de garantir l'égalité d'accès au réseau, de contrôler le contenu des messages, de sauvegarder les droits d'auteur, de garantir le respect de la vie privée, de protéger les consommateurs, les enjeux juridiques sont légions. Ce n'est pas non plus que font défaut législations spécifiques et organismes de contrôle : il foisonnent au contraire(282). Mais c'est leur pertinence et leur effectivité qui font problème. Ainsi, lorsque le Tribunal de Grande Instance de Paris interdit la diffusion, le 18 janvier 1996, de l'ouvrage du Docteur Gubler, médecin personnel de Mitterand, (Le grand secret) pour violation du secret professionnel, l'ouvrage fut immédiatement diffusé sur Internet et consultable sur une dizaine de sites différents.

Faut-il en conclure au nécessaire retrait du droit et faire du cyberespace, comme la haute mer jadis, un espace de liberté totale? C'est la thèse défendue par d'aucuns, comme cette fondation américaine, Electronic Frontier Foundation, qui parvint à faire déclarer inconstitutionnelle par la Cour Suprême des États-Unis une loi fédérale qui entendait proscrire du réseau les messages à caractère

281. J. KATZ, Internet, la naissance d’une nation numérique, in Courrier

international, 5-11-1998. 282. Cf., notamment, F. OLIVIER et E. BARRY, Richesse et complexité du cadre

juridique afférent aux autoroutes de l’information et au multimedia, in Le droit des autoroutes de l’information et du multimedia : un nouveau défi, Bruxelles, Bruylant, 1997, p. 40 et s.

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«indécent»(283). Mais cette invocation vertueuse des libertés d'expression cache mal, en l'occurrence, une volonté commerciale de dérégulation complète d'un réseau pressenti comme source de profits virtuels fabuleux.

Reste alors, dans l'attente d'une hypothétique collaboration planétaire des États, la seule perspective de l'autorégulation. Celle-ci revêt aujourd'hui deux formes. La première est le fait des opérateurs économiques eux-mêmes : ainsi l'Internet Society, organisme privé, a défini les grandes lignes d'une utilisation acceptable du réseau dans un code de bonne conduite intitulé «Netiquette»(284). L'acceptabilité de ces règles, rédigées et diffusées par les gestionnaires du réseau, c'est-à-dire sans la légitimité des États ni le consentement des utilisateurs, prête à discussion; bon nombre d'entre elles visent d'ailleurs à exonérer les opérateurs et fournisseurs d'accès de leur responsabilité à raison du contenu des messages diffusés.

Plus novatrice, en revanche, est l'autorégulation des réseaux reposant sur les initiatives des utilisateurs eux-mêmes. Parmi celles-ci, on citera d'abord la pratique de référendums informels conditionnant l'admission de nouveaux groupes de discussion sur le réseau (on cite ainsi une «campagne électorale» qui réussit à empêcher la création d'un groupe néo-nazi); on évoquera ensuite la mise en place de «hot lines» ou «points contacts» permettant aux utilisateurs de dénoncer auprès de leur fournisseur d'accès ou d'un organisme indépendant, les sites qui leur paraissent inacceptables ou illégaux. La technique du flaming permet, quant à elle, de déconnecter du réseau les sites qui ne respectent pas les chartes ou codes de bonne conduite en vigueur. Enfin, le recours aux P.I.C.S. (Platform for Internet Content Selection) permet aux utilisateurs de sélectionner les sites et les messages en fonction de critères (sexe, racisme, violence) et d'une échelle de graduation établis par des associations de représentants de

283. U.S. Supreme Court, 26 juin 1997, n° 96511, Reno, Attorney General of the

United States et al. v. American Civil Liberties Union et al.; cf. aussi B. FRYDMAN, Quel droit pour Internet ?, in Internet sous le regard du droit, Bruxelles, Éditions du Jeune Barreau de Bruxelles, 1997, p. 286 et s.

284. D. GILLEROT et A. LEFEBVRE, Internet, la plasticité du droit mise à l’épreuve, rapport réalisé à la demande de la Fondation Roi Baudouin, Bruxelles, 1998, p. 46.

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la société civile : dans ce dernier cas, la responsabilité de la régulation du secteur repose entièrement sur l'utilisateur final lui-même(285).

L'examen de ces différents exemples d'autorégulation nous permet maintenant d'aborder les questions de fond : quels sont ses instruments juridiques, quels rapports l'autorégulation entretient-elle avec les ordres juridiques étatiques, quelle est sa légitimité?

L'instrument juridique par excellence du droit autorégulé est le contrat, ce qui, en soi, reste conforme avec la théorie classique (art. 1134 du Code Civil). À cette nuance près que l'empire contractuel prend ici une extension sans précédent et refoule très en périphérie l'ordre public et les lois impératives(286). Par ailleurs, on remarquera que cet ordre contractuel présente la tendance à s'institutionnaliser, favorisant ainsi la transition vers une régulation plus globale(287). C'est que les clauses contractuelles s'uniformisent, donnant naissance à des contrats-types, les relations contractuelles se stabilisent, générant de vastes réseaux de partenaires économiques, des montages associatifs se mettent en place, bientôt dotés de la personnalité juridique. À leur tour, ces organismes se dotent de règlements d'ordre intérieur et d'instances de prévention des conflits. Des ensembles de règles prennent ainsi corps, sous la forme de Codes de bonne conduite notamment, qui, à leur tour, contribuent à la naissance d'usages uniformes. La lex mercatoria, droit privé des échanges économiques transnationaux, n'a pas d'autre origine. Des juridictions arbitrales, à la fois produits et sources de cette autorégulation, se multiplient, contribuant au succès de cette lex mercatoria. Il n'est pas jusqu'aux États eux-mêmes qui ne consentent aujourd'hui à se soumettre à ces juridictions privées pour le règlement des différends relatifs aux contrats qu'ils passent avec des

285. B. FRYDMAN, op. cit., p. 307 et s.; D. GILLEROT et A. LEFEBVRE, op. cit.,

p. 48-49. 286. Cf. B. REMICHE : “L’évolution actuelle fait apparaître un grand absent :

l’intérêt général” (Le rôle régulateur des contrats internationaux de transfert de technologie : du contrat contrôlé au contrat libéré, in Les transformations de la régulation juridique, op. cit., p. 320).

287. E. WYMEERSCH, L’autorégulation dans le domaine financier, in L’autorégulation, sous la direction de X. Dieux et al., Bruxelles, Bruylant, 1995, p. 171 et s.

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entreprises multinationales, perdant ainsi leurs traditionnels privilèges de juridiction et immunité d'exécution(288).

Le domaine de la publicité constitue une illustration, parmi d'autres, de cette mise en place d'un ordre régulatoire privé : suivant l'exemple de la Chambre de commerce internationale, auteur d'un «code de pratiques loyales» en ce domaine, la Belgique a vu la naissance d'un Conseil de la publicité qui a édicté un recueil de règles intitulé «Réglementation de la publicité». À son tour, cette déontologie est mise en oeuvre par un Jury d'éthique publicitaire, qui régule le secteur tant par des avis préventifs que par des décisions a posteriori. Le caractère privé de cet organisme ne l'empêche pas de prendre des mesures coercitives, telle l'injonction de modifier un message et, en cas de refus, l'ordre donné aux «supports» de la publicité de ne plus la diffuser(289).

Sans doute ce droit autorégulé est-il souvent en recherche - il n'est pas rare de voir coexister dans un même domaine, la déontologie des journalistes par exemple, plusieurs «codes» concurrents(290); sans doute s'agit-il le plus souvent de «soft law», droit incitatif moulé dans des recommandations plus que dans des interdits comminatoires; sans doute encore s'agit-il de droit facultatif dont la portée juridique, en vertu de l'effet relatif des conventions (article 1165 du Code Civil), ne s'étend pas au-delà du cercle des partenaires. Ces appréciations doivent cependant être nuancées. La recherche concurrentielle de la norme peut contribuer à l'approfondissement des débats et l'affinement des solutions; l'absence de sanctions «officielles» ne fait pas obstacle, on l'a vu, à des formes de «boycott» très efficaces; quant à la diffusion des codes de bonne conduite, elle déborde vite le cercle des adhérents de départ dès lors qu'il est fréquent que leurs règles soient intégrées dans les conventions passées entre un professionnel, partie à l'accord initial, et un collègue ou un client qui, ainsi, par «contagion contractuelle», sont à leur tour amenés à adhérer à cette réglementation 288. Ph. FOUCHARD, L’arbitrage et la mondialisation de l’économie, in

Philosophie du droit et droit économique, op. cit., p. 393. 289. D. FESLER, La déontologie publicitaire, in L’autorégulation, op. cit.,

p. 82 et s. 290. G. FARJAT, Nouvelles réflexions sur les codes de conduite privée, op. cit.,

p. 159.

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du secteur. Les juges aussi contribuent à la diffusion de ces règles, même en l'absence de référence explicite à celles-ci, en les considérant comme constitutives d'usages commerciaux, ou en les tenant pour un élément pertinent d'appréciation de la bonne foi et de la responsabilité des professionnels concernés.

Ceci nous conduit à apprécier les rapports que ces formes d'autorégulation entretiennent avec les ordres juridiques étatiques. Ceux-ci, on s'en doute, sont éminemment variables. Tantôt ils se développent dans l'indifférence réciproque, voire en opposition l'un à l'autre. Tantôt, au contraire, c'est l'État «réflexif» qui incite les professionnels ou les usagers d'un secteur à définir eux-mêmes les règles les concernant. Le domaine important de la normalisation des produits en est un exemple parmi d'autres, avec, en l'occurrence, une délégation du pouvoir normatif aux experts compétents(291). Tantôt encore l'État reprend à son compte, par différentes formes de certification, les normes ainsi définies, les dotant d'une juridicité «officielle» et en étendant la force obligatoire à l'ensemble des personnes concernées, même étrangères à l'accord initial. Dans ce cas, l'enchevêtrement est total et il devient malaisé de déterminer qui, des pouvoirs publics ou des pouvoirs privés, est le «véritable» auteur de la réglementation en question.

Cette imbrication ne favorise pas nécessairement la clarté et contribue parfois au brouillage des catégories juridiques en même temps qu'à l'opacité des mécanismes de prise de décision. On pourrait revenir à cet égard sur le mécanisme des conventions collectives. S'il est vrai que la loi du 5 décembre 1968 les définit comme des «accords», leur nature réglementaire était pourtant évidente dès lors que leurs effets, même sans l'intervention d'un arrêté royal, s'étendent à des personnes étrangères à leur négociation. On hésitait cependant à les qualifier ouvertement de «règlement négocié», comme le suggérait L. François, car c'eût été reconnaître explicitement une délégation inconstitutionnelle d'«un pouvoir quasi-législatif à des ensembles

291. L. BOY, La valeur juridique de la normalisation, in Les (transformations

de la régulation juridique, op. cit., p. 183 et s.

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d'associations de particuliers»(292). Aujourd'hui cependant la nature réglementaire des conventions collectives du travail est admise, notamment par le Conseil d'État, mais - nouvelle distorsion - sans que la haute juridiction administrative puisse, le cas échéant, en prononcer l'annulation - ainsi en décidait le législateur, en modifiant l'article 26 de la loi, au lendemain de l'arrêt du Conseil d'État(293).

On trouvera un deuxième exemple de brouillage des catégories dans la vague des «contrats» passés notamment par l'État central avec les pouvoirs locaux (ou, plus exactement, avec des réseaux de partenaires locaux tant privés que publics), tels les «contrats de ville» en France, ou les «contrats de sécurité» en Belgique, dont on ne sait s'ils s'analysent comme une délégation inconstitutionnelle de pouvoir par l'autorité supérieure ou, au contraire, comme un pseudo-contrat cachant l'imposition d'une volonté unilatérale par l'État, qui reprend ainsi, par voie contractuelle, ce qu'il faisait mine de céder dans des lois de décentralisation(294). La prolifération des «chartes» à laquelle on assiste aujourd'hui, dans les domaines les plus variés, contribue également à cette fragilisation de la règle de droit : sous cette dénomination ambiguë se cachent tantôt d'authentiques règles impératives d'origine étatique, tantôt de simples déclarations d'intention émanant d'acteurs privés, tantôt, et le plus souvent, des textes hybrides émanant d'une collaboration plus ou moins officielle

292. L. FRANÇOIS, Théorie des relations collectives du travail en droit belge,

Bruxelles, Bruylant, 1980, p. 361 et 355. 293. C.E., n° 32.348, 12 avril 1989, R.C.J.B., 1991, p. 652-653 et la note de

M. LEROY; Loi du 20 juillet 1991, art. 107 complétant l'article 26 de la loi du 5 décembre 1968.

294. F. RANGEON, Contrat et décentralisation : de nouvelles formes de régulations au plan local, in Les transformations de la régulation juridique, op. cit., p. 324 et s.; Y. CARTUYVELS, Insécurité et prévention en Belgique : les ambiguïtés d'un modèle «global-intégré» entre concertation partenariale et intégration verticale, in Déviance et société, 1996, vol. XX, n° 32, p. 153 et s. En ce qui concerne les contrats d’environnement, cf. F. OST, L’autorégulation écologique des entreprises : un jeu sans conflits et sans règles ?, in R.I.E.J., 1992-28, p. 147 et s.

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entre pouvoirs publics, experts, usagers et acteurs économiques(295). Sous couvert de modernisation des services publics et de l'action de l'État, on assiste alors à une privatisation du droit non exempte du risque de dérive technocratique; selon la formule de G. Carcassonne, la «société de droit» pourrait bien s'opposer alors à l'«État de droit»(296).

La qualification juridique des phénomènes d'autorégulation reste donc pour le moins délicate. Si l'on s'en tient aux seules sources formelles du droit et si l'on ne prend en compte que les seules sanctions juridiques officielles (amende, emprisonnement,…), on pourra conclure, comme P. Van Ommeslaghe, à l'absence d'autonomie des règles étudiées : leur juridicité est d'emprunt, provenant tantôt d'une positivation légale ou réglementaire, tantôt d'une consécration jurisprudentielle, tantôt de leur forme contractuelle, ou encore de leur contribution à la formation d'usages(297). Seule concession : l'autorégulation pourrait constituer une sorte de laboratoire juridique, expérimentant des solutions pré-juridiques qui seraient ensuite consacrées, avec un «effet retard» par les sources officielles du système(298). Si, en revanche, on accorde plus d'attention aux sources matérielles du droit, on devra bien convenir que de très larges délégations de compétence normative sont concédées aux acteurs privés, tandis que, dans d'autres secteurs, ces pouvoirs privés ont comblé le vide laissé par des pouvoirs étatiques frappés du syndrome de «l'impuissance publique». Une fois encore, la figure qui résulte de cette recomposition du paysage juridique est celle d'un enchevêtrement de logiques, des éléments de production du droit en réseau venant s'insérer dans les interstices, de plus en plus larges, ouverts dans la construction pyramidale traditionnelle. Sans doute, dans l'état actuel des choses, est-ce le modèle «réflexif-procédural» (cf. supra) qui rend le moins mal compte de la complexité des phénomènes observables. Il 295. G. KOUBI, La notion de “charte”, fragilisation de la règle de droit ?, in

Les transformations de la régulation juridique, op. cit., p. 165 et s. 296. G. CARCASSONNE, Société de droit contre État de droit, in L’État de

droit. Mélanges en l’honneur de G. Braibant, Paris, Dalloz, 1996, p. 40. 297. P. VAN OMMESLAGHE, L’autorégulation, rapport de synthèse, in

L’autorégulation, op. cit., p. 263 et s. 298. X. DIEUX et V. SIMONART, Droit économique international et

“autorégulation”, in L’autorégulation, op. cit., p. 219.

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est du reste à souhaiter que l'État conserve au moins cette ambition «procédurale», dès lors que la légitimité de l'autorégulation reste discutable. Si elle peut en effet se prévaloir des avantages de la rapidité, de la flexibilité, de l'adaptabilité aux circonstances, ou encore de l'efficacité de sa mise en oeuvre, en revanche elle assure mal la représentativité de tous les intérêts concernés, de même qu'elle ne présente guère les garanties procédurales qu'on est en droit d'attendre d'une régulation démocratique.

Deux observations supplémentaires clôtureront cette section. La première concerne le phénomène de corruption des dirigeants, infraction qu'on peut définir comme le fait de solliciter et d'obtenir, moyennant rétribution directe ou indirecte, un avantage indu de la part d'une autorité publique. Il peut s'agir de l'octroi illégal d'un marché public aussi bien que de l'obtention d'une mesure réglementaire, voire légale, susceptible d'assurer à terme un avantage contraire à l'intérêt général en faveur de la personne, du groupe ou du secteur bénéficiaire. Bien qu'il s'agisse de pratiques criminelles qui, en principe, ne devraient pas nous intéresser dans cette section - l'usage frauduleux d'une compétence n'entraînant évidemment pas par lui-même un changement d'attribution du pouvoir, susceptible de modifier l'analyse théorique qu'on en fait -, il arrive cependant que, lorsque le phénomène prend une ampleur absolument considérable, on ne peut plus l'étudier seulement au titre d'un dysfonctionnement du système. Dans certains secteurs (l'immobilier, par exemple, ou le marché des armements) et dans certains pays (on songe à certaines républiques de l'ex-empire soviétique), le phénomène a pris une telle ampleur et s'est à ce point institutionnalisé qu'on peut parler de «système corruptif» dans lequel c'est l'ensemble des pouvoirs publics qui sont détournés de leurs fonctions au profit de lobbies privés, aboutissant ainsi, par la multiplication des «privilèges» (littéralement : lois privées), à une privatisation généralisée du droit public(299). Et comme dans la suite, l'argent du crime, après avoir fait l'objet d'opérations de blanchiment, est réinjecté dans les circuits économiques classiques, il devient

299. Sur ce phénomène de corruption, cf. Y. MENY, La corruption de la

République, Paris, Fayard, 1993. Cf. aussi La justice face à la corruption, in Déviance et société, vol. XX, n° 3, p. 239 et s.

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difficile de préserver l'ensemble de l'économie globalisée d'une criminalisation rampante.

La dernière observation concerne la prolifération des droits subjectifs et des actions en justice qu'on observe dans les systèmes juridiques contemporains. Tout se passe comme si le législateur, à défaut de définir des obligations claires, relatives à des institutions bien définies, se contentait de renverser la perspective en reconnaissant aux individus une kyrielle de droits (droit au logement, droit à l'enfant, droit à l'environnement), laissant souvent dans le flou le contenu et la portée juridique de ceux-ci. Sans doute le phénomène participe-t-il de la montée en puissance générale des droits de l'homme, et il faut se réjouir de ce que les individus, mieux conscients de leurs droits, les fassent valoir en justice. Il n'empêche que ce mouvement de recomposition du droit à partir des droits subjectifs (on ne dit plus d'avance ce qu'est la loi; on reconnaît des droits subjectifs divers et on attend que, de leur libre compétition, résulte une régulation d'ensemble) présente, comme l'observe J. Carbonnier, un certain nombre d'effets pervers(300). L'inflation du droit tout d'abord, condamné à s'étendre au gré des prétentions rivales qui se font valoir. L'incertitude ensuite, le fondement du droit subjectif étant l'intérêt, voire le besoin, virtuellement infinis(301); alors que, en face, l'obligation du débiteur n'est pas clairement déterminée. La fragilisation du droit enfin, son émergence étant rendue tributaire des aléas de l'action en justice (et du pouvoir des juges), ainsi que de l'improbable hiérarchisation entre prétentions subjectives en conflit.

Plus fondamentalement, ce phénomène participe de ce que Marcel Gauchet appelle désormais la «société du marché» : alors que, hier encore, les intérêts avaient à se légitimer comme parcelles d'un intérêt commun (ils apparaissaient comme les composantes d'une institution sociale, les éléments d'un compromis social préétabli par la loi), ils sont aujourd'hui reconnus légitimes par eux-mêmes, libres de jouer sans souci de la composition d'ensemble, invités à se maximiser

300. J. CARBONNIER, Droit et passion du droit sous la Ve République, Paris,

Flammarion, 1996, p. 122-126. 301. F. OST, Entre droit et non-droit, l’intérêt, Bruxelles, Publications des

Facultés universitaires Saint-Louis, 1990.

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chacun sans référence à un intérêt général devenu évanescent - où se retrouve l'image du marché sur lequel se confrontent «librement» les offres et les demandes, dans l'attente d'un hypothétique ajustement d'ensemble automatique. Dans ce contexte, explique Gauchet, le marché se donne comme «modèle général des rapports sociaux», et le droit, plutôt que de passer par l'intervention transformatrice du législateur, prend la forme privilégiée de «l'autorégulation»(302).

302. M. GAUCHET, La religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, 1998,

p. 85-87.