24
Carol Dallaire De la réduction des têtes et autres curiosités intimes

De la réduction des têtes

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Contes de 1993

Citation preview

Page 1: De la réduction des têtes

Carol Dallaire

De la réduction des têteset autres�curiosités intimes

Page 2: De la réduction des têtes

PROTÉE, MAI 1995

Images de la déroute tranquille

Des souvenirs qu’on dirait troubles, une sorte de mauvais film, les effluves d’une cuite qui

aurait mal tournée. Il y a comme l’ombre portée de Charles Bukowski dans les travaux de

Carol Dallaire. Il y a dans les mots et les images de l’artiste des relents de petits matins froids

et d’été trop chauds. Une poésie de la déroute tranquille, un spleen sourd maculé de taches de

mauvais café. Dallaire use d’images inventées, de ces images dites de synthèse issues des

manipulations d’un ordinateur et d’outils de traitement des images. Il en use comme s’il était

une sorte de peintre, comme s’il avait entre les mains une machine à dessin, étalant dans un

même souffle des couleurs, des formes et des images, malaxant le tout pour faire apparaître de

curieuses constellations, plus ou moins abstraites, où l’on reconnaît ici et là des éléments du

réel. L’artiste amalgame à ses images des textes qui agissent un peu à la manière d’une voix-

off. Il y a le dit d’un personnage qui pourrait être n’importe qui, il y a des couleurs de chaos

dans des petits cadres bien trop sages; on recule imperceptiblement, on pense à la nuit, au

brouillard sombre et humide qui descend. On se penche sur les images, on s’en approche au

plus près et là, phénomène étrange, on découvre une tri-dimensionnalité qui fonctionnerait

dans l’aplat. Pour peu que l’on se prête au jeu, on pourrait se croire capable d’entrer dans

l’image et de voyager dans l’épaisseur de celle-ci. Ce serait comme d’aller dans un lieu fait de

pièces en enfilade et d’avancer dans celles-ci en soulevant des voiles diaphanes, des paroles

venues de nulle part nous accompagnant dans cette excursion de l’impossible. Mais ce n’est

là qu’illusion, ce n’est qu’un autre costume de l’image. Dans le travail de Carol Dallaire, il

n’y a ni politique ni sentiment, seulement comme une espèce de regard décoloré, opaque,

sombre qui ne serait ultimement qu’une sorte de longue réflexion en quinconce sur

l’ existence, le temps, la peur, le matin qui vient, la pluie et toutes ces autres choses des jours

qui passent.

Richard Baillargeon

artiste et commissaire d’exposition

Page 3: De la réduction des têtes

1

Conférence de Jean Arrouye

UN RÉCIT SANS HISTOIRE DE CAROL DALLAIRE

Colloque Fotografia y Literatura

Universidad Internacional Menendez Pelayo, Pirineos, Espagne

9 au 13 septembre 2002

Page 4: De la réduction des têtes

2

De la réduction des têtes et autres curiosités intimes

Un récit sans histoire de Carol Dallaire

De la réduction des têtes et autres curiosités int imes est une œuvre composée de douze photographies (ou plutôt, comme dit l ’auteur,d’estampes infographiques, car ces images sont travaillées à l ’ordinateuret produites par le procédé Iris d’impression à jet d’encre), de fo rmathorizontal (34 x 22cm), et de douze textes imprimés, chaque image étantaccompagnée d’un texte placé dans un cadre à côté de l’image qu ’ i lcommente. De la réduction des têtes et autres curiosités int imes sera i t donc une œuvre en douze chapitres, dont cette disposition linéaire la issesupposer qu’elle constitue un récit.

* * *

Voici les descriptions — inévitablement approximatives — desimages et les textes qui les accompagnent. Toutes les photos donnent avecplus ou moins de force, l’impression d’avoir été prises à travers un verredépoli.

1 – Visage d’un homme barbu et d’une femme, chacun redoublé, l edouble visage de l’homme placé en haut et à gauche de l’image et en par t iesuperposé à ceux de la femme, placés en bas à droite. Visages sans re l i e f ,plats, dont la partie supérieure, pour trois d’entre eux manque, réduit àdes masques, sur fond légèrement bleuté.

“I.L. avait écrit : «La photographie pourrait bien ne représenterqu’une version moderne de la réduction de têtes popularisée par lesJivaros». Fier de sa trouvaille I.L. s’était couché tôt en souhaitant rêver àquelques Amazones sensuelles”.

- - - - - - - -

2 – Sur la droite deux jambes claires coupées à mi-cuisse,apparemment féminines, et derrière, décalées sur la gauche, deux jambes,peut-être masculines, se perdant dans l’ombre qui règne sur cette par t iede l’image. Un livre ouvert la perce de sa surface blanche. Tonalitégénérale rose violacé.

Page 5: De la réduction des têtes

3“Craignant depuis l’enfance de regarder l’objectif d’un appareil

photographique de peur de perdre son âme, I.L. se demandait encoreaujourd’hui à quoi pouvaient bien servir les souvenirs.”

- - - - - - - -

3 – Fond de tissus repliés ou de papiers superposés, d i f f i c i lementidentifiables, rose et bleu, sur fond bleu-noir. On peut lire « anyphotograph…. / be dumb once in / a while ”.

“E.L. avait toujours détesté les images pornographiques. Un j ou relle avait écrit sur un cliché particulièrement torride : «Toutephotographie peut être stupide de temps en temps».”

- - - - - - - -

4 – Un meuble sombre (un piano peut-être) dresse sa masse noireindistincte. Dessus se devinent des pots juxtaposés. Sur le tiers droi te,délimitée par un pilier, et tout au bout de l’image par la lueur d’unefenêtre, une zone de noir plus haute est peut-être un personnage.

“Effrayé par le passé, I.L. avait appris très jeune à craindre lescoffres et les chambres obscures qui hantaient depuis l’enfance chacunede ses nuits”.

- - - - - - - -

5 – Un homme nu vu de dos face à une femme à demi-dévêtue,aperçus des genoux à un peu plus haut que la taille, se font face dans unlieu indéterminable.

“E.L. avait retrouvé cette image longtemps perdue au fond d’uneboîte. E.L. avait lu en riant les quelques mots griffonnés à l ’endos :«Perdus au milieu de nulle part». A son grand désespoir, I.L. ne pouvaitplus dire s’il s’agissait là d’un souvenir ou d’un mauvais rêve”.

- - - - - - -

6 – Un lit, vu frontalement : on en aperçoit la moitié, couvert d’undessus de lit rayé. Un coussin est posé dessus. La tête de lit es tmétallique, à barreaux verticaux. L’image du lit est redoublée, décalée,floue. Tonalité générale ocre brun virant au violet sur le dessus de lit.

Page 6: De la réduction des têtes

4

“En voyant cette image de son passé E.L. avait réalisé t r i s tementqu’elle avait perdu au fil du temps le souvenir précis de l’odeur des drapsqui ont séché dehors.”

- - - - - - - -

7 – Femme en buste, de trois quart, tournée vers la gauche, sur fondnoir, occupant toute la hauteur de l’image, la tête coupée au-dessus dudébut de la chevelure par le bord de l’image. Le buste et le visage sontflous, bougés obliquement. Les yeux très grands et les sourcils épaisressortent d’autant plus.

“E.L. désirait tout quitter et ne partir encore une fois qu’avec unappareil photo et un carnet de notes. Elle avait gribouillé : «se recréer unpassé…ne pas l’oublier». Dans quelques mois E.L. retrouverait le fragmentsans comprendre ce qu’elle voulait alors dire.”

- - - - - - - - -

8 – Pots alignés sur un support très légèrement oblique et f leurs(iris, orchidées ?) ; à nouveau, visage redoublé et décalé latéralement.Image légèrement violacée. Flou généralisé.

“Un jour dans un aéroport I.L. s’était souvenu des étranges h isto i resqu’E.L. lui racontait à propos d’un chien qui refusait d’aboyer ou del’époque où elle était jeune et romantique.”

- - - - - - -

9 – Coin de pièce, vitrée ou ensoleillée. Un fauteuil sur la droi te,peut-être devant une cheminée dont l’entablement porterait divers objetsinidentifiables. Parties claires grises et le reste bleuté.

“Sans conviction mais poliment I.L. avait discuté d’art tout l ’après-midi dans le salon fraîchement repeint d’une maison d’une autre époqueavec deux intellectuels très bien qui sentaient bon, tout en songeant qu ’ i laurait été bien mieux étendu à l’ombre de l’érable près du jardin.”

- - - - - - -

Page 7: De la réduction des têtes

5

10 – Image quasi abstraite. Sur la droite, en blanc sur fond no i rirrégulièrement découpé, la forme, de profil, verticale, tête en haut, ducorps d’un animal (lapin ?), coupé à mi-arrière-train par le bas del’image. Sur la gauche un épais tracé noir, bifide, traversehorizontalement l’espace gris. En arrière-plan, verticale redoublée(embrasure de porte ?).

I.L. avait écrit au verso de l’image : «Ne jamais oublier ; ce n’estque le monde photographié. N’importe qui peut déchirer une photo».

- - - - - - - -

11 – A peine reconnaissable, un couple, elle modelée par l’ombre,lui, très pâle dans la lumière et comme boursouflé par l’effet, grossi, deverre dépoli.

“I.L. avait bien rigolé en racontant à de crédules amies d’E.L. que lesParques étaient des déesses grecques spécialisées dans le stationnementdes chars des dieux de l’Olympe. Une de celles-ci, instruite et sérieuse,s’était sentie obligée de rectifier les faits en replaçant le tout dans soncontexte historique. La soirée s’était terminée tôt.”

- - - - - - -

12 – Un coin de pièce, un objet rond, l’une et l’autre d i f f i c i lementappréciables. La lumière au lieu d’éclairer le lieu, le barre d’une brisurevert icale.

“E.L. avait souhaité voir le Mexique et les ruines mayas ; croyantlui faire plaisir, I..L lui avait offert un magnifique album intitulé Mexico Por Favor et un livre de recettes exotiques. Sans un mot E.L. avait quitté l a pièce. Une image ne vaudrait jamais quelques piments forts et un verre detequi la.”

* * *

Page 8: De la réduction des têtes

6On pourrait penser qu’images et textes étant corrélés, un parcours

rapide des images — celles-ci en effet attirent de prime abord le regardplus que les textes — en ferait reconnaître la teneur. Or rien de tel. D’uneimage à l’autre aucune conséquentialité durable même si une doublethématique intime (les lieux) et érotique se laisse deviner : car si deuximages ne donnent rien à reconnaître, cinq d’entre elles montrent oulaissent deviner des personnages et quatre des meubles ou des objets quel’on peut présumer être disposés dans un (même ?) lieu habité. On peutdonc supposer que si la succession des images n’est pas en el le-mêmenarrativement explicite, celles-ci illustrent cependant l’histoire “ i n t i m e ”que le titre de l’œuvre semble laisser présager et que le texte sera i tchargé de narrer.

Cela est envisageable car, dès que l’on examine de près la re lat ionde chaque texte particulier avec l’image qui le précède, on constatequ’elle n’est pas du type légende — le texte commentant l’image — mais detype illustration — l’image confortant, exposant ou transposant un aspectdu texte. Ainsi le premier texte, proposant de considérer la photographiecomme une version moderne “de la réduction de tê tes” pratiquée par lesJivaros, l’image première montre des visages sans expression, écrasés parla lumière, aux traits à demi effacés, adéquate transposition visuelle del’idée avancée dans le texte. Cependant loin s’en faut que la relation dutexte et de l’image soit toujours aussi directe. Elle peut être simpleillustration d’un fait évoqué, montrant un grand meuble sombre dans l apénombre d’une pièce quand le texte évoque la peur enfantine des “co f f r esnoirs” et des “chambres obscures” ; association d’idée quand es tphotographié un lit alors que le texte évoque “l’odeur des draps qui ontséché dehors” ; métaphore montrant des fleurs dans des vases pour f a i r eécho au rappel de “l’époque ou” une personne “était jeune e tromantique” ; identification quand elle révèle le visage de la femme quirêve de “tout q u i t t e r ” ; déroutante quand le texte, racontant comment onfit croire à de crédules amies que “ les Parques étaient des déessesgrecques spécialisées dans le stationnement des chars des dieux del’Olympe”, l’image montre un couple nu (serait-ce une des “crédulesamies” en “contexte h is to r ique” ?) ; contradictoire, sans raisonapparente, mais non sans humour sans doute, quand le texte parlant decliché pornographique “particulièrement tor r ide” surchargé d’uneinscription, la photographie qui est donnée à voir, portant ce t teinscription, n’est qu’une configuration abstraite ; abstraite, encore uneimage opposant superbement plage lumineuse de forme animale e tfilaments charbonneux traversant l’espace alors que le texte parle de“monde photographié” et de la possibilité de déchirer les photos. Cettedisparité des types de relations des photographies avec les textesexplique que la séquence des images ne puisse constituer un discourslogique, ce qu’est nécessairement un récit, même si l’enchaînement destextes en compose un.

Page 9: De la réduction des têtes

7Ce qu’il faut donc examiner.

Certaines des conditions d’écriture d’un récit semblent bien ê t reremplies. Par exemple la constance des acteurs. Ils sont deux : il n’estpas de texte qui ne mentionne l’un d’eux et dans cinq ils apparaissentconjointement (ainsi que dans quatre images). Ils sont désignés seulementpar leurs initiales, I.L. et E.L., évidemment choisies par Carol Dallaire pourqu’associées en une seule énonciation, elles fassent comprendre que l ’undes personnages est masculin et l’autre féminin. De plus, en raison del’identité de l’initiale de leur patronyme et du dialogue qui leur est prêtéà propos d’une photographie “retrouvée …. au fond d’une boîte”, qui sembleillustrer un moment lointain de leur passé commun, l’on est poussé àcroire qu’ils sont mariés. C’est donc l’histoire d’un couple qui nous sera i tnarrée.

La seconde condition nécessaire pour qu’il y ait récit est la mentiond’événements successifs coordonnés. Plusieurs des textes isoléscomportent cette dimension temporelle, par exemple celui où E.L. déclaresa détestation des images pornographiques ou celui où I.L. raconte saplaisanterie à propos des Parques. Mais ces micro-récits, autonomes, bienloin de contribuer à diégétiser l’ensemble des textes, ont pour e f f e td’aggraver sa fragmentation en segments séparés et d’empêcher qu’ i lspuissent se relier sémantiquement les uns aux autres.

En fait l’on ne peut coordonner que quatre textes.

Trois se suivent : le cinquième où lorsque E.L. retrouve ce t te“image longtemps perdue au fond d’une boîte”, au dos de laquelle setrouvent “quelques mots griffonnés, «Perdus au milieu de nulle part»”donttout laisse supposer qu’elle est celle de sa première rencontre amoureuseavec I.L., qui constate “à son grand désespoir”, que le cliché a perdu t ou tsens précis pour lui ; le sixième où, “en voyant cette image de son passé”,E.L. “ réalis/e/ tristement qu’elle avait perdu au fil du temps le souvenirprécis de l’odeur des draps qui ont séché dehors” — d’un oubli l ’aut re — ;la septième où, en conséquence (cette expression n’est pas utilisée, ceserait contraire au principe général de fractionnement de l’œuvre), E.L.“désir/e/ tout quitter”.

Les photographies qui correspondent à ces textes ratifient ce t tehistoire et y apportent un supplément de sens : la première est celle de l arencontre amoureuse où l’on voit I.L. nu faire face à E.L. part ie l lementdévêtue (les corps ne sont vus que des genoux à un peu plus haut que l ataille, ce qui intensifie le caractère érotique de la photographie e tpermet de comprendre que I.L., constatant qu’il “ne pouvait plus dire s ’ i ls’agissait là d’un souvenir” — heureux, pense-t-on — “ou d’un mauvaisrêve”, est pris de désespoir) ; la seconde montre un lit, image redoublée

Page 10: De la réduction des têtes

8par surimpression décalée, efficace symbole du trouble et du regretéprouvés par E.L. ; la troisième révèle le visage et le buste de E.L., à demieffacés, rongés sur les bords par l’ombre, métaphore de la douleur ; e l leest tournée symboliquement vers la gauche, vers le passé, à contre-sensde l’avancée du texte, de l’histoire : elle ne partira pas.

A cette impuissance de partir se “recréer un passé” répond l edernier texte où E.L. “souhait/e/ voir le Mexique et les ruines Mayas”. I.L.,alors, “croyant lui faire p la is i r ” , lui offre “un magnifique album i n t i t u l éMexico Por Favor et un livre de recettes exotiques”. C’est subst i tuer l’ombre à la proie, reconnaître qu’il n’y a plus grand chose qui unit lesdeux amants d’autrefois (le dur désir d’amour et d’ardente intimité changéen projet d’être exotiquement nourri !). Dans la photographie finale l’on nereconnaît guère quel objet est figuré ni la disposition du lieu : le mondeperd sa cohérence.

Ainsi l’œuvre de Carol Dallaire contient bien un récit, celui d’undésenchantement, de la ruine de l’amour. Texte et photographie concourentà le faire reconnaître ; cependant c’est un récit allusif, schématique et i ln’occupe que quatre chapitres, à peine le tiers de l’œuvre.

Certes, une fois perçue cette histoire, on peut lui rattacher l aplupart des autres chapitres, considérer les premiers, où notamment I.L e tE.L. parlent, l’une de ses terreurs enfantines, l’autre de ses détestationsadolescentes, comme des caractérisations préalables des personnages, e tles quatre chapitres qui séparent le début et la fin de l’histoire de l ’amourperdu comme emblématiques du détachement d’I.L., car trois parlent devoyage et de temps passé à se divertir (médiocrement, mais l aphotographie suggère d’autres divertissements) ou à s’ennuyer avec destiers, tandis que la quatrième parle de déchirer une photographie (celle dela rencontre amoureuse, par exemple). Mais l’on sent bien, ce fa isant,s’efforçant de trouver dans la série des fragments textuels une constancethématique et une cohérence narrative, que l’on y met beaucoup du sien,que l’on force sans doute les textes et sûrement les images.

De toutes façons il reste un texte qui résiste à cette mise enperspective généralisée, celui qui propose une définition de l aphotographie comme processus de réduction de ce dont elle s’empare. Orc’est le premier, celui qui devrait en toute logique ouvrir l’histoire, l acaractériser, sinon l’orienter. Or il oriente vers tout autre chose : uneréflexion sur la photographie. On remarque alors que s’il n’y a que quatretextes qui peuvent sans ambiguïté participer au récit du détachement dedeux êtres, il en est huit qui parlent explicitement de photographie. C’estdonc que c’est d’elle que se préoccupe principalement l’œuvre mixte deCarol Dallaire. L’histoire de l’amour éperdu perdu est subordonnée à uneréflexion sur le statut de cette image à laquelle on prête le pouvoir de

Page 11: De la réduction des têtes

9garder le souvenir des événements vécus. C’est ce qu’ indiquent l’incipit e tle titre double de l’œuvre : De la réduction des têtes (ou “de l a photographie”) et autres curiosités int imes (ou “et de l’amour”). La question qui surgit alors est : quelle relation peut-il y avoir entre l’un e tl’autre propos ?

Il faut pour y répondre relire les textes à la lumière de cet in té rê tdéclaré pour la photographie.

Le premier, faisant de la photographie la version moderne de l ’ a r tdes Jivaros, rappelle que la photographie, loin d’être le double du réel,comme il a été longtemps dit, n’en est qu’une représentation restreinte,réduite (à deux dimensions, au noir et blanc ou à une gamme limitée decouleurs, en taille …) et incapable d’enregistrer tant d’autres dimensionsde l’expérience, l’odeur qu’évoque E.L., le son, le palpable, l ’émotionéprouvée…, appauvrie donc. C’est ce qu’illustrent emphatiquement lesvisages des personnes photographiées sur l’image correspondant au texte.Qui prendrait donc la photographie pour réalité comptante oureprésentation fidèle s’exposerait à être déçu. C’est le cas de E.L., dans l edernier texte qui se conclue par ce jugement en forme d’aphorisme : “uneimage ne vaudrait jamais quelque piments forts et un verre de tequila”.Par contre la photographie, en raison même de la distance qu’elle é tab l i tentre la réalité et l’image qu’elle en donne appelle à la rêveriecompensatoire où à la fabulation imaginaire . La photographie est un l ieud’attente où “quelques Amazones sensuelles” peuvent toujours surgir ou“les anges / venir/ tourne/r/ leurs robes de laine”, ainsi que dit Rimbaud.

Le second texte commence par une citation-transposition descraintes de Balzac qui, au dire de Nadar, pensait perdre à chaque prise devue partie de sa substance vitale. Ce qui d’ailleurs implique que chaquephotographie n’est qu’un témoignage partiel de ce qu’est la réa l i téphotographiée, l’équivalent donc d’une “tête réduite”.

Puis I.L. s’interroge sur l’utilité des souvenirs, c’est-à-dire aussides photographies, qui sont des souvenirs arrêtés, figés.

On pourrait, en bref, faire trois réponses à cette question :

- garder le passé présent, et par là lutter contre l’emprise du tempsdestructeur, ambition proustienne. C’est le désir, déçu, de E.L.

- vérifier la constance de sa présence au monde et par là, s’assurer l aconnaissance de son être vrai ; c’est cette faculté de révélation de l avérité des êtres que constate, ou croit constater, Amerigo Ormea dansLa journée d’un scrutateur d’Italo Calvino.

Page 12: De la réduction des têtes

1 0- Reconsidérer le passé, le mettre en perspective par rapport au présent.

C’est ce qu’ont fait les Desqueyroux modifiant leur album de fami l le ,dans Thérèse Desqueyroux de François Mauriac.

- Il va de soi que si la photographie est “réduct ion”, les deux

premiers usages sont source d’illusion.

Dans le troisième texte E.L. dit avoir “toujours détesté” les imagespornographiques. C’est évidemment parce qu’elles sont précises,objectives, cliniquement réalistes et en cela les moins “rédui tes” quisoient, tout le contraire des photos érotiques qui, elles, sont al lusives,émotivement suggestives, en appellent à l’imagination. Sur unephotographie pornographique la plus “sensuelle” des “Amazones” n’estplus qu’un objet. Toute photographie considérée comme image exacte de cequ’elle montre — ce que prétend être la photographie pornographique —devient “stupide”, affirme E.L., et rend stupides ceux qui lui prêtent foi. I lvaut donc mieux éviter de regarder des photographies pornographiques et,en conséquence, nous ne verrons pas le “cliché torride” dont parle E.L.

Dans cette perspective d’un discours tenu sur la photographie, dontil s’avère qu’il est à la fois une mise en garde contre l’illusion réaliste e tun plaidoyer pour un usage poétique du medium, le quatrième texte est àinterpréter métaphoriquement : “coffres noirs” et “chambres obscures”sont boîtiers et laboratoires d’où sortent les images photographiques. I.L.les craint pour les raisons mentionnées ci-dessus. La photographie quiillustre ce texte est suggestive de leur menace.

Le cinquième texte parle d’une photographie qui est apparemmentcelle-là même qui est montrée, qui représente, à une époque relat ivementlointaine — elle a été “longtemps perdue” — les deux personnages qui sepenchent sur elle, sur leur passé. Leur attitude est différente : E.L.voudrait, veut y trouver motif à restaurer le sentiment qui déterminai talors leur conduite ; elle voit dans la photographie sinon, “un dépôt desavoir et de technique”, comme dit Denis Roche, du moins un dépôt dedésir et de passion dans lequel on pourrait puiser à volonté ; I.L. ne v o i tdans ce cliché que, comme il le dira plus tard, “le monde photographié” e tce monde est un monde ancien qui a perdu sa capacité d’émouvoir et desusciter l’action. Il n’est plus qu’un souvenir embarrassant. Or lessouvenirs meurent aussi et l’on peut faciliter leur disparition endéchirant le support de papier qui les proroge.

La suite de l’histoire indiquera qui des deux se trompe, quelle est l ajuste conception de la photographie, l’émotionnelle ou l aphénoménologique. E.L. qui fait le projet de “se recréer un passé” quiserait reconquête des émois perdus oublie rapidement son projet. I.L., quigarde ses distances avec le passé, y trouve occasion de divert issement

Page 13: De la réduction des têtes

1 1fabulateur, et sans doute n’est-il pas symboliquement indifférent que cesoit en prêtant des fonctions ancillaires aux Parques. Leur activité nenous concerne-t-elle pas tous ? Et celle-ci n’établit-elle pas sansconteste possible qu’il n’est pas de retour possible du passé ? Mieux vauten rire que de s’en désespérer.

Dans ce texte cinquième la réflexion sur la photographie se confondavec le récit de l’histoire d’un amour dépassé qui s’y enclenche. Il es talors évident que l’une et l’autre sont liés par des thèmes communs :celui du détachement, de la perte, de la “réduct ion”, et celui de l ’ i l l us ionsubie ou recherchée, de la fabulation de l’imagination d’une Amazonieheureuse. Il apparaît que l’histoire de cet amour passé irretrouvable n’estque la métaphore du statut de la photographie. Et l’on comprend pourquoile texte est, se doit d’être fragmenté, pour s’approprier à son sujet — e taux photographies qui l’accompagnent — car la photographie est toujours,inévitablement, fragment. L’on comprend aussi pourquoi les photographiesconstitutives de cette œuvre sont, se doivent d’être, élusives et al lusives,pour s’accorder à ce texte où une histoire est suggérée, supputée, maispas réellement racontée. C’est que dans l’œuvre étonnamment cohérentede Carol Dallaire tout fait figure. Prenant l’allure d’un récit l’œuvre nesaurait cependant s’absorber dans l’histoire amorçée car celle-ci n’estqu’une allégorie de la photographie.

Jean Arrouye

Page 14: De la réduction des têtes

I.L. avait écrit: «La photographie pourrait bien ne représenter qu'une version moderne de la technique deréduction des têtes popularisée par les Jivaros». Fier de sa trouvaille, I.L. s'était couché tôt en souhaitant rêverà des�Amazones sensuelles.

Page 15: De la réduction des têtes

E.L. avait toujours détesté les images pornographiques. Un jour, elle avait écrit sur un cliché particulièrementtorride: «Toute photographie peut être stupide de temps en temps».

Page 16: De la réduction des têtes

Craignant depuis l'enfance de regarder l'objectif d'un appareil photographique de peur de perdre son âme, I.L.se demandait encore aujourd'hui à quoi pouvaient bien servir les souvenirs.

Page 17: De la réduction des têtes

En�revoyant cette image de son passé, E.L. avait réalisé tristement qu'elle avait perdu au fil du temps lesouvenir précis de l'odeur des draps qui ont séché dehors.

Page 18: De la réduction des têtes

EL. avait retrouvé cette image longtemps perdue au fond d'une boîte. E.L. avait lu en riant les quelques motsgribouillés à l'endos: «�Perdus au milieu de nulle part�». À son grand désespoir, I.L. ne pouvait plus dire s'ils'agissait là d'un souvenir ou d'un mauvais rêve.

Page 19: De la réduction des têtes

Effrayé par le passé, I.L. avait appris très jeune à craindre les coffres noirs et les chambres obscures quihantaient depuis l'enfance chacune de ses nuits.

Page 20: De la réduction des têtes

E.L. désirait tout quitter et ne partir encore une fois qu'avec un appareil photo et un carnet de notes. Elle avaitgribouillé: «Se recréer un passé ... ne pas l'oublier». Dans quelques mois E.L. retrouverait le fragment sanscomprendre ce qu'elle voulait alors dire.

Page 21: De la réduction des têtes

Sans conviction mais poliment, I.L. avait discuté d'art,�tout l'après-midi, dans le salon fraîchement repeintd'une maison d'une autre époque, avec deux intellectuels très bien qui sentaient bon, tout en songeant qu'ilaurait été bien mieux étendu à l'ombre de l'érable près du jardin.

Page 22: De la réduction des têtes

I.L. avait bien rigolé en racontant à de crédules amies d'E.L. que les Parques étaient des déesses grecquesspécialisées dans le stationnement des chars des dieux de l'Olympe. Une de celles-ci, instruite et sérieuse,s'était sentie obligée de rectifier les faits en replaçant le tout dans son contexte historique . I.L. avait bu unverre sans l'écouter. La soirée s'était terminée tôt.

Page 23: De la réduction des têtes

I.L. avait écrit au verso de l'image: Ne jamais oublier; ce n'est que le monde photographié, rien de plus.N'importe qui peut déchirer une photo...

Page 24: De la réduction des têtes

E.L. avait souhaité voir le Mexique et les ruines mayas; croyant lui faire plaisir, I.L. lui avait offert un magni-fique album intitulé: «Mexico, por favor�» et un livre de recettes exotiques. Sans un mot, E.L. avait quitté lapièce. Une image ne vaudrait jamaisquelques piments forts et un verre de téquila.