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DE L'EXPLICATION EN ÉCONOMIE POLITIQUE ET EN SOCIOLOGIE Author(s): Henri Lefebvre Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 21 (Juillet-Décembre 1956), pp. 19-36 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688967 . Accessed: 13/06/2014 06:01 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.73.17 on Fri, 13 Jun 2014 06:01:37 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

DE L'EXPLICATION EN ÉCONOMIE POLITIQUE ET EN SOCIOLOGIE

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DE L'EXPLICATION EN ÉCONOMIE POLITIQUE ET EN SOCIOLOGIEAuthor(s): Henri LefebvreSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 21 (Juillet-Décembre1956), pp. 19-36Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688967 .

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DE L'EXPLICATION EN ÉCONOMIE POLITIQUE

ET EN SOCIOLOGIE par Henri Lefebvre

Les marxistes ont été les premiers socialistes qui envisagèrent la nécessité d'étudier tous les aspects de la vie sociale et non pas simplement son aspect économique, a écrit Lénine (1).

Je place cet exposé sous le signe de cette déclaration de Lénine. Et cela pour deux raisons essentielles. La première, c'est que l'on ne peut aujourd'hui parler de marxisme, sinon par ellipse et raccourci, mais seulement de marxisme-léninisme. Il est impossible de saisir la pensée de Marx sinon à travers la pensée (et l'œuvre) de Lénine ; et la plupart des erreurs et malentendus viennent de ce que Ton saute ce maillon essentiel. La deuxième raison, c'est que la phrase de Lénine pourrait servir de conclusion à mon exposé, qui tentera de l'expliciter méthodologiquement.

Le courage philosophique, la rigueur scientifique de M. Gur- vitch nous ont permis de poser un certain nombre de problèmes dont nous sentons depuis le premier jour de ce colloque qu'ils débordent le cadre de la sociologie.

Certains disent que ces problèmes sont fictifs, et scolastique la discussion. D'autres, un peu moins sévères, disent qu'on les résout en avançant, en travaillant, en découvrant. J'estime au contraire qu'il ne s'agit pas seulement des difficultés d'un concept philosophique et méthodologique (celui d'explication) ni des ennuis d'un savant : le sociologue, et des incertitudes de sa science. Il s'agit dans le fond d'une crise générale des sciences sociales, des sciences de la réalité humaine : de leurs définitions spécifiques - de leurs objets et méthodes - de leurs rapports et connexions réciproques - et enfin de leurs rapports avec cet « objet » infiniment complexe et cependant un dans sa complexité : V homme total. J'insiste beaucoup sur ces mots. Car pour le marxisme, je crois, seul Vhomme est total. Et cette

(1) Œuvres choisies, édition en langue étrangère, Moscou, 1948, 1. 1, p. 113.

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HENRI LEFEBVRE

formule fonde aussi un humanisme. Il ne peut y avoir de fait ou phénomène social total qu'en tant que porteur ou support de l'homme total.

La crise de la sociologie n'est qu'un cas particulier de la crise des sciences de l'homme. Certains des participants à ce colloque l'ont dit, ou l'ont pressenti, ou ont laissé entendre que telle était leur pensée. Tous ont admis qu'il est impossible d'isoler les problèmes sociologiques, de les traiter séparément.

On expliquera que cette situation n'est pas nouvelle ; que les sciences de l'homme n'ont jamais pu trouver un statut défi- nitif, que c'est très bien ainsi ; que sciences et savants ne s'en portent pas plus mal ; qu'ils supportent la crise depuis longtemps ; en un mot que cette crise est féconde.

Ceci n'est peut-être pas faux, jusqu'à un certain point. Il n'en reste pas moins qu'aujourd'hui la situation des sciences de l'homme et de la sociologie en particulier nous semble plus inquiétante qu'auparavant. Je n'en veux pour preuve que les offres d'alliance qui se sont succédé ici, avec des coups de théâtre diplomatiques. Guerre froide ? prolongement de la poli- tique impérialiste par d'autres moyens ? coexistence pacifique active ? ou prélude à l'embrasement général ? Par moments on pouvait se le demander.

Devant cette situation, devant cette crise, quelle est l'attitude du marxisme ? Je vous dois d'apporter quelques « explications » préalables. En effet, bien que je ne sois en rien mandaté, je me trouve devant vous responsable de la pensée et de la recherche marxiste. J'accepte cette responsabilité, sans d'ailleurs que mes paroles engagent les autres marxistes ; car il y a parmi nous des tendances différentes, des tempéraments différents, des manières différentes d'employer la méthode. Parmi nous comme ailleurs. Le marxisme n'est pas un tout homogène, un monstre mono- lithique. Et cependant il y a une certaine unité, sans quoi la dénomination n'aurait plus de sens.

Le marxisme est-il complètement en dehors de cette crise ? ou au-dessus d'elle ? et sommes-nous simples témoins ? arrivons- nous en arbitres et en juges ?

Je crois que cette conception serait stérile, et non dépourvue de dogmatisme. Non, le marxisme n'est pas extérieur radicale- ment aux autres courants de la pensée mondiale, même à ceux qu'il combat et qu'il espère vaincre dans une compétition libre, pacifique, sur le plan intellectuel et « spirituel ». Il n'est pas hors des problèmes, car il y a des problèmes qui ne viennent pas seulement des hommes qui les posent, des déficiences ou du caractère de classe de leur réflexion, mais aussi (et parfois sinon toujours) de leur réalité objective, du devenir humain.

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n EXPLICATION EN ÉCONOMIE POLITIQUE

Je vais essayer de parler ici en marxiste, au nom du marxisme- léninisme. J'essaierai donc de parler à la fois en philosophe et en sociologue, en théoricien de la connaissance réfléchissant sur une spécialité, sur une science spécifique. On dira que cette manière de poser la question comporte déjà une réponse, ou l'impossibilité d'une réponse. A cette objection je répliquerai que tous ceux qui ont pris la parole ici, ont, volontairement ou non, consciemment ou non, pris la même position. Ils ont employé et manié des notions philosophiques, relevant de la théorie de la connaissance, notamment celles d'explication, de compréhen- sion, de déterminisme, de totalité, etc. Ils n'ont pas pu se placer à l'intérieur d'une spécificité, la sociologie, s'y installer et y rester.

Quoi qu'il en soit, en tant que marxiste, appartenant à un courant de pensée et d'action d'une importance mondiale désor- mais difficile à méconnaître, je crois pouvoir dire préalablement que je ne prétends pas apporter une décision préfabriquée, ni imposer une solution toute faite aux problèmes posés ici, qui justement me paraissent réels.

Je ne viens pas pour compter les coups et les points, ni pour ramasser les morceaux. Cette conception manœuvrière du dia- logue et de la discussion me paraît stérile et fausse. Pour moi, le dialogue a et doit avoir un sens et un contenu. Ou bien il n'y a pas -lieu de l'engager.

Je n'en veux pour preuve que mon dialogue avec M. Gur- vitch, il y a un an et demi, vers janvier 1955, paru six mois plus tard dans la revue Critique, sur le concept de classes sociales. Ce texte avait un contenu réel et profond, qui malheureusement ne fut pas alors complètement explicité. Pourquoi ? ce serait trop long d'en rechercher les raisons. Aujourd'hui cependant, ce dialogue apparaît sous un jour nouveau. De quoi s'agissait-il dans le fond, dans le contenu ? De la pluralité des voies vers le socialisme. Mais entre le capitalisme et le socialisme - c'est-à- dire la transformation des rapports sociaux par l'action de la classe ouvrière - il n'y a pas plusieurs solutions ; il n'y a pas d'autre option fondamentale (pour parler un langage qui n'est pas tout à fait marxiste !). En bref, il n'y a pas de troisième terme historique.

Le pluralisme a donc raison, dans certaines limites, jusqu'à un certain point. Il a raison, sans que nous retombions dans le relativisme intégral, sans que la notion d'une vérité, d'un sens de l'histoire et de la sociologie, perde toute valeur.

Car, notons-le aussitôt, cette pluralité des chemins vers un terme en lui-même déterminé par son concept, le socialisme, n'ouvre-t-elle pas un champ de recherches au sociologue et à la

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HENRI LE FE BV BE

sociologie ? J'avance cette idée à titre d'hypothèse, peut-être féconde. Ainsi peut-on étudier comparativement l'expérience you- goslave et celle des autres pays en marche vers le socialisme. J'ajoute qu'il résultait déjà depuis longtemps des travaux de Lénine l'existence de deux voies principales vers le socialisme : celle de l'industrie et celle de l'agriculture dans les pays à prédominance agraire. Et aussi et par conséquent d'autant de voies qu'il y a de nations et de particularités nationales. Lénine s'est expliqué avec la plus grande clarté dans les dernières pages de Le gauchisme, maladie infantile du communisme.

Je sais que tout le monde ici n'est pas d'accord avec ce que j'avance. Je ne sais même pas si M. Gurvitch sera d'accord. Je veux seulement souligner que le dialogue avait et garde un contenu.

Il peut aussi y avoir désaccords, discussions, voire polémiques entre les marxistes. C'est ainsi qu'à propos du dialogue cité ci-dessus, Roger Garaudy m'a violemment attaqué, en même temps qu'il attaquait M. Gurvitch. Garaudy nous reprochait non seulement de mal définir les classes sociales, ce qui était son droit (encore qu'il se contentât d'opposer à une recherche une définition bien connue) mais de ne pas inclure dans la définition et le concept de la classe ouvrière la théorie de la dictature du prolétariat ! Ce qui était impardonnable. Car non seulement il confondait le politique et le social et le sociologique et l'écono- mique, mais sa position était politiquement fausse. Car enfin, si l'action de la classe ouvrière en vue de la transformation en rapports socialistes des rapports de production capitalistes, si cette action peut dans certaines circonstances s'exercer par la voie parlementaire, il ne peut plus être question de dictature nécessairement violente du prolétariat ; la théorie de la dictature du prolétariat doit se limiter, se préciser, se distinguer des autres possibilités politiques. J'espère que mon ami Garaudy ne m'en voudra pas de rectifier, dans un colloque scientifique, une erreur scientifique aussi préjudiciable à la science marxiste et à la science en général, à la possibilité de dialogues et d'unité.

Je résume. Une certaine conception du dialogue me paraît dépassée, en ce sens que, engageant en apparence l'entretien, elle le réduisait à un échange verbal, à un cérémonial. Pour moi, il y a dialogue lorsqu'il y a problème réel ; le dialogue et la discussion doivent se poursuivre dans le cadre souple d'une unité qui se fait, et qui résulte du dialogue lui-même, celle de la connaissance et de la science.

Mais, dira-t-on, pourquoi maintenez-vous votre « point de vue » marxiste ? pourquoi continuez-vous à parler en marxiste et ne mettez-vous pas le marxisme en question ? d'où vient votre certitude, si elle ne vient pas d'un dogmatisme ?

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Je réponds d'abord que la méthode dialectique me paraît capable de résoudre les problèmes, et même de les poser correc- tement, ce qui déjà signifie plus que la constitution un peu trop complaisante pour les problèmes d'une « problématique » comme telle.

Je réponds aussi que les problèmes spécifiques des sciences de l'homme se résolvent dans le concret, au contact du réel et de l'objectif infiniment complexe. Et cela sans qu'aucun problème puisse poser a priori des limites, opposer un barrage à la marche de la connaissance et de la pratique. Au contraire : les problèmes ont quelque chose de fécond ; et je répète, les poser c'est déjà les résoudre parce qu'on ne les pose que lorsqu'on a commencé à les résoudre. Ceci est un aspect important de la méthode dialectique marxiste, et c'est son aspect matérialiste. C'est d'ailleurs pour ces raisons profondes que le mot « crise » n'a pas pour nous les résonances désagréables qu'il a pour beaucoup d'autres. Il a pour nous, dialecticiens marxistes, son sens ori- ginal : moment de la différence et du renouvellement où le devenir repart d'un pas nouveau.

Les difficultés viennent de ce que le marxisme (et le léninisme) envisagés comme matérialisme historique affirment et posent le développement de la société et la formation de l'homme, comme un processus complexe - beaucoup plus que ne l'a pensé l'évo- lutionnisme - , contradictoire multiplement, mais déterminé : comme une totalité (mouvante, cela va de soi).

On peut même dire que Marx a eu le premier, clairement, sur le plan scientifique (après H< gel sur le plan philosophique) cette notion d'unité et de totalité du développement social de l'homme.

Mais alors, dans l'étude de ce processus, quel est le rôle, la place, la méthode, l'objet des sciences spécifiques ?

La société, pour Marx, c'est Vhomme social (et non une entité ou une puissance extérieure ; quand elle paraît telle, ou fonc- tionne comme telle, il s'agit d'une aliénation, d'une « réification »). Mais l'homme ne peut se prendre comme pur sujet. Il est aussi le produit de la vie sociale ; il n'est pour lui-même et pour les autres hommes qu'en étant objet, être physique agissant, objet de désirs, de besoins, dont le premier est le besoin social. Il n'est sociale- ment qu'en produisant des objets, en gagnant ainsi des pouvoirs sur la nature, elle aussi objective. L'homme est objet-sujet. Mais même si l'on insiste sur la priorité et la primauté des déter- minations objectives, on no peut les séparer, et attribuer à certaines sciences Vhomme-objet, puis à d'autres l'homme-sujet.

Le Capital a passé et passe encore souvent pour un ouvrage d'économie politique. Il sert même depuis des dizaines d'années

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HENRI LEFEBVBE

d'enseigne et de drapeau à des écoles d'économistes qui se croient marxistes ou plutôt représentants authentiques du marxisme (ce qui leur vaut des polémiques avec des économistes non- marxistes, mais qui attaquent le marxisme comme un système d'économie politique). Or il y a là un ì interprétation du marxisme, un3 interprétation de droite, qui le mutile. On oublie le sous-titre du Capital : Critique de l'économie politique. Marx ne critique pas seulement l'économie politique classique ou vulgaire, il critique l'économie politique en général, comme telle. Et cependant, et en même temps, il constitue une économie politique nouvelle et scientifique.

Le Capital ? C'est une histoire du capitalisme autant qu'un traité d'économie politique. Marx lui-même a dit que les écono- mistes classiques avaient donné l'anatomie de la société capita- liste, et qu'il s'efforçait d'en donner la physiologie. Continuant la même analogie, Lénine félicite Marx d'avoir, dans son grand ouvrage revêtu de chair et de sang le squelette atteint par l'analyse et la théorie économique ; d'avoir atteint les manifesta- tions sociales concrètes, les faits de la vie quotidienne, la réalité vivante de la société bourgeoise, avec ses luttes et ses antago- nismes, ses idées et ses institutions, avec les rapports de famille bourgeois. Lénine reconnaissait ainsi dans le Capital un traité de sociologie scientifique (1). La grande œuvre de Marx a donc un caractère et un sens «total ». Et cela bien que ou parce qu'elle étudie une société, la société capitaliste.

Cependant, comme je l'ai dit, une aile du mouvement marxiste, l'aile droite, ne voyait dans le Capital qu'un traité d'éco- nomie politique ; et dans Marx le fondateur d'un? lignée d'écono- mistes. Telle fut l'attitude notamment des marxistes socialistes allemands, d'Hilferding, de Kautsky.

Lorsque l'aile droitière et opportuniste du mouvement ouvrier, en France notamment, accepta de voir dans l'œuvre de Marx et dans le marxisme une sociologie, ce fut pour n'y voir qu'une sociologie ; et pour l'opposer au marxisme comme méthodologie, comme conception du monde, comme science économique. Et pour proclamer que le marxisme, comme philosophie, et comme économie politique ou histoire, et même comme sociologie, pou- vait être dépassé, était déjà dépassé.

A l'aile gauche, à l'aile révolutionnaire, les choses n'étaient pas plus simples. L'interprétation du marxisme par Lukàcs, du moins dans ses premières œuvres, exclut la sociologie et réduit le marxisme à un historisme (l'histoire elle-même étant conçue comme « catastrophique », eschatologique).

(1) Cf. Œuvres choisies, t. I, p. 93.

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Prenons le fameux ouvrage de Georg Lukàcs sur Histoire et Conscience de classe. Il montre comment la société bourgeoise réifie, transforme en choses, les rapports humains, les hommes, les activités, les idées. Il montre aussi comment l'histoire dissout d'un mouvement incessant cette réification, la nie ou la « néan- tise ». Ce mouvement de dissolution, à la fois théorique et pra- tique, s'identifie pour Lukàcs avec la conscience de classe du prolétariat, considéré comme sujet historique absolu, porteur de la conscience, de la vision et de l'action révolutionnaire. Il y a donc historicité pure du prolétariat, de sa réalité, de sa conscience de classe. Historicité et non objet de sociologie. A l'objectivisme, à l'économisme de l'aile droite, répondait donc le subjectivisme de classe, à l'aile gauche, avec l'historisme « pur », et la théorie catastrophique de l'histoire.

La question n'est pas simple. Si nous consultons les écono- mistes marxistes actuels, ils affirment avec de bonnes raisons que leur science n'a pas pour objet la production. En effet, Marx l'avait déjà souligné, la production relève d'autres sciences : les sciences de la nature, la technologie, la géographie humaine, etc. L'économie politique a pour objet non la production ou les forces productives comme telles, mais les rapports de production (que l'analyse distingue des forces productives). Or ces rapports de production se sont constitués historiquement ; ils ont changé historiquement. Ce sont des rapports sociaux.

L'économie politique ne concerne nullement la production, mais les rapports sociaux dans la production, la structure sociale de la production (Lénine).

Mais alors les faits et les lois qu'étudie l'économie politique marxiste sont des faits et des lois historiques. Oui : L'économie politique est une science historique, nous dit le Manuel récemment publié par l'Académie des Sciences de l'U. R. S. S. (p. 13). Quel est alors son rapport exact avec l'histoire ? Le Manuel reste à peu près muet sur la question. On se demande si l'on ne se trouve pas devant un cercle vicieux : l'histoire doit se fonder sur l'éco- nomie politique, sur l'étude des rapports de production - et les rapports de production sont historiques, donc aussi les concepts et catégories de l'économie politique. De même, la sociologie doit devenir historique, ou le rester ; et l'étude de l'histoire se fonder sur celle de la société.

En réalité, nous savons qu'il n'y a pas là cercle vicieux, mais interaction, interdépendance, mais peut-être aussi problème. L'économiste et l'historien étudient des aspects de la formation économique-sociale, concept fondamental, comme l'a souligné Lénine, du marxisme. Concept qui désigne le développement de la société et de l'homme, et sa complexité, et le fait que ni

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HENRI LE FEB VUE

l'économique, ni l'historique, ni le social, pris séparément, n'épui- sent ce développement.

Reste qu'il y a difficulté et problème, s'il n'y a pas absurdité. D'où les multiples confusions, les mélanges, les divergences, les séparations aussi abusives que les mélanges. D'où, parmi les savants qui se réclament du marxisme, des « économistes » purs, des économistes à tendance historique, des historiens à tendance économiste.

D'où ces curieux mélanges de marxisme et d 'anti-marxisme, et aussi d'économisme, d'historisme et de sociologisme, un cas des plus curieux, dans le domaine qui nous intéresse, étant celui de Schumpeter, que je n'ai pas le temps d'analyser ici.

Revenons à la pensée de Lénine. Pour lui, expressément, le marxisme est une sociologie scientifique. Il est même la socio- logie scientifique.

Mais alors, si le marxisme ou matérialisme historique dans son ensemble s'identifie avec la sociologie scientifique, celle-ci cesse d'être une science particulière ou spécifique. 11 n'y a plus place pour une science spécifique à côté de l'histoire, de l'économie politique, etc. Ou bien les sciences disparaissent dans la sociologie générale ; ou bien celle-ci elle-même disparaît dans le matérialisme historique considéré comme science globale et unitaire.

Telle semble être la position du dictionnaire philosophique de Ioudine et Rosental. Nous lisons à l'article « Sociologie », que pour le marxisme :

// existe des lois économiques générales pour toutes les formations sociales. Ce sont les lois sociologiques. Elles s'appliquent à toutes les phases du développement social en reliant toutes les formations en un processus unique...

Mais il faut aussi étudier les périodes historiques, les lois historiques qui régissent l'opposition, l'existence, le dévelop- pement, le déclin et la mort de ces périodes.

Dans la pensée de Lénine, sociologie, matérialisme historique, économie politique coïncideraient donc, en se subordonnant l'his- toire comme étude des périodes, des formations particulières, par exemple le capitalisme, le mode de production féodal, etc. Ce n'est pas clair et pas satisfaisant.

D'autant plus que nous voyons Lénine sans cesse penser et agir en sociologue, mais dans un tout autre sens : au sens d'une étude de l'actuel dans sa complexité et sa nouveauté. Dès les années 1890-1900, il multiplie les enquêtes, les recherches concrètes sur les phénomènes nouveaux. Notamment dans ses travaux d'une importance historique et politique immense, sur les ques- tions paysannes. Mais aussi en ce qui concerne les questions relatives au prolétariat, aux salaires, à l'organisation du travail

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dans les usines, etc. Lénine éclaire les faits avec les concepts venus de Marx, mais il accumule les faits.

Il en est résulté beaucoup d'incertitudes et de difficultés. Je puis apporter sur ce point mon témoignage ; et si l'on veut l'appeler ainsi : mon autocritique. Qu'était la sociologie ? Tout ou rien ? Ou quelque chose ? Mais quoi ? Jai beaucoup hésité, et oscillé. Je n'étais pas seul à hésiter, à osciller.

Il y a quelques années, nous (je veux dire les marxistes) avons adopté la solution suivante. Pour nous, le mot « socio- logie » avait deux sens : l'un large et l'autre restreint. Au sens large, la sociologie comprenait l'étude du développement social tout entier. Elle se confondait ainsi avec le matérialisme historique, et se distinguait mal de l'économie politique. Elle tendait même à se réduire à l'économie politique ; donc, plus ou moins clairement, à expliquer les faits sociaux par réduction à l'économique. D'autre part, au sens restreint, la sociologie étudiait les superstructures, ou plutôt une partie des superstruc- tures (l'historien, le juriste réclamant aussi leur part).

Cette position avait de multiples inconvénients. Notamment celui-ci, paradoxal au premier abord. Elle situait les sociologues marxistes en face des sociologues de l'école américaine, mais sur le même plan qu'eux. Car les sociologues américains, délibéré- ment, au nom de leur empirisme, étudient des superstructures apparaissant à la surface pour ainsi dire de la société, et n'étu- dient qu'elles.

Les sociologues marxistes étudiaient des superstructures avec l'arrière-pensée de les réduire. Les sociologues américains les étudiaient en les détachant de toute base, donc en les hypos- tasiant, en en tirant de pseudo-concepts, des instruments d'in- vestigation superficielle (comme les pseudo-concepts de « pat- terns », de continuum social, de strates, etc.).

Une telle situation devait déchaîner les polémiques, parce qu'elle n'avait d'autre sens que polémique.

Je ne reviendrai que rapidement sur ces polémiques violentes. Nous n'avons pas été les agresseurs. L 'anti-marxisme est une constante, un invariant de la sociologie américaine.

Il est incontestable que la psychologie, la sociologie, la psycho- sociologie d'origine américaine ont été et sont encore utilisées. Et utilisées politiquement dans un sens qu'il faut critiquer, au nom de la science elle-même. Je rappellerai brièvement les « public-relations » et l'extension actuelle du « case-work », où des bonnes intentions, des bonnes volontés, et certaines connaissances empiriques sont mises au service de causes pour le moins contes- tables. Les bonnes intentions rendent encore plus dangereux l'emploi de ces instruments idéologiques qui visent la réduction

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HENRI LEFEBVRE

des « tensions » et la disparition des « agressivités ». Je rappellerai aussi certaines enquêtes poursuivies, parfois sur une grande échelle, dans les colonies, dans les peuples semi-coloniaux, etc., qu'il faut bien distinguer des recherches poursuivies par d'autres savants, d'una façon indépendante et véritablement scientifique.

Non, il n'y a pas à regretter ces polémiques, ces grandes luttes sur le plan de la science. Elles ont contribué à clarifier beaucoup de questions, d'importance primordiale, comme celle de l'empirisme descriptif ou celle de la technocratie. Les regretter, les effacer, ce serait abandonner l'esprit scientifique, le souffle créateur dans la science, le souffle et l'âme révolutionnaire du marxisme.

Ceci dit, je n'en suis que plus à l'aise pour affirmer qu'il y a eu des exagérations, des extrapolations, des condamnations globales et dogmatiques. Il y eut parfois confusion des plans, passage du politique au doctrinal et réciproquement. Une mise au point sera nécessaire. D'autant plus nécessaire qu'il nous faut à nous-mêmes, marxistes, vérifier, éprouver, réviser plusieurs de nos concepts.

Les difficultés viennent de ce qu'une certaine division du travail s'est instituée dans l'étude de la réalité sociale.

Cette division s'est instituée d'une façon pratique et invo- lontaire d'abord, donc fondée sur les faits, mais peu à peu péné- trée d'idéologie, de technicité fausse ou vraie. Et finalement elle s'est « institutionnalisée » dans les cadres de l'Université, de la recherche scientifique, de l'État. Elle a abouti à des spéciali- sations tranchées, parcellaires.

Les conditions de cette division du travail n'ont pas pu ne pas être viciées, dans la société bourgeoise, par certaines appréhen- sions, par certaines impuissances théoriques et pratiques devant les problèmes posés par le développement de la société et de l'homme. La division technique du travail dans les sciences a été et est encore parfois, sinon souvent, une division idéologique et abstraite. Donc arbitraire. L'arbitraire s'est ensuite travesti en pure technicité, dans une bonne partie de la sociologie américaine.

Il n'est pas étonnant que de tels cadres éclatent aujourd'hui de tous côtés. De cet éclatement nous avons décelé ici-même des symptômes contradictoires.

a) U impérialisme des sciences et des savants, la conception unitaire tirée d'une science, l'absolutisme au nom de l'unité de la réalité humaine, les tentatives pour envahir et réduire par la violence les autres domaines.

b) Le pur relativisme, le découpage, la théorie des « points de vue » ou des « facteurs », le partage de l'homme total par des

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spécialistes ; les déterminismes partiels. Donc enfin l'éclectisme, rémiettement, les « cloisons étanches » toujours brisées et toujours reconstituées.

En ce qui concerne l'explication, nous trouvons les mêmes tendances :

a) L'explication par réduction d'un plan à un autre, d'une science à une autre (de la sociologie à l'économie politique ou inversement - de la psychologie à la physiologie ou récipro- quement).

b) L'explication dans le cadre du découpage, des « points de vue » et du pur relativisme. De telle sorte qu'il y aurait un système de référence et d'explication interne à chaque science. Donc une explication historique juxtaposée à l'explication socio- logique, économique, psychologique, etc.

Il est clair que les deux attitudes, les deux systèmes, sont intenables. Il ne peut y avoir dans l'étude de l'homme total ni secteurs découpés - ni réduction d'un secteur à un autre. Remarquons que les deux attitudes se soutiennent, s'engendrent l'une l'autre. Et l'on passe nécessairement de la réduction à l'isolement (ou l'inverse) et de l'absolutisme au relativisme pur des « points de vue ».

Il est clair aussi que ce type d'explication appartient au type que j'appellerai logico-métaphysique. On absolutise, d'une façon ou d'une autre, un élément, un aspect, un plan ; et l'on s'occupe soit de réduire les autres, soit de l'isoler. C'est là une opération métaphysique. De l'entité ainsi créée on se propose de déduire des schémas explicatifs, et c'est une opération logique, et non dialectique.

Alors, abandonnerons-nous l'explication ? Opposerons-nous comme il est courant aujourd'hui, la compréhension et l'expli- cation, la description et la recherche de l'essentiel ? Reléguerons- nous l'explication dans les sciences de la nature ?

Non. Car connaître, c'est à la fois comprendre et expliquer. L'un en l'autre et l'un par l'autre. Renoncer à expliquer, c'est renoncer à comprendre. Et c'est bientôt laisser échapper ce qu'on veut comprendre, pour se borner à des « approches » de plus en plus lointaines et superficielles. Mieux vaut se tromper dans l'explication, et tâtonner, que renoncer. Et que rejetter à la fois l'inessentiel et l'essentiel, le phénomène et la loi, pour se contenter des apparences et de la minutieuse description de ce» apparences.

De même, rejeter la causalité sous prétexte d'insuffisance, c'est mutiler la recherche et la connaissance.

Au lieu d'enrichir le concept mécanique et simplifié de cau- salité, on s'en passe, on veut s'en passer. Suivant une formule

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célèbre d'Engels, on jette l'enfant avec l'eau du bain. Sur ce point, en philosophe, je signale que depuis longtemps les grandes conceptions philosophiques contenaient de très profondes ana- lyses de la causalité. La causalité formelle ou structurale se trouve chez Aristote, avec ses insuflisances, etc.

Il semble que nous tournions dans une situation sans issue. Il faut expliquer - et nous ne pouvons pas expliquer. L'expli- cation est à la fois nécessaire et impossible.

Mais c'est justement à cet instant que nous apercevons l'issue, que nous avons devant nous la porte et la route. Il faut reconsidérer, pour l'approfondir, pour l'enrichir, le concept d' explication. Il faut l'arracher au postulat logico-métaphysique pour le rendre dialectique.

Jusqu'ici, je ne crois pas me trouver en désaccord avec M. Gurvitch. Mais maintenant je me demande si des divergences ne vont pas naître. Ou plutôt renaître...

En effet, il me semble impossible ici - pour prendre la route ouverte, pour passer par l'issue - de ne pas faire appel à une théorie de la connaissance, à une philosophie. Car nous devons introduire des notions, des catégories, qui certes ont un rapport avec la réalité, donc peuvent se prendre dans ce rapport direct - mais qui cependant ont été élaborées, mises en forme, systé- matisées par les philosophes et la philosophie. Je veux parler d'abord des notions de phénomène et d'essence, et de leurs rapports dialectiques (c'est-à-dire de leur unité dans leurs contradictions).

Chaque phénomène ou ensemble de phénomènes enveloppe quelque chose d'essentiel. L'enveloppe, c'est-à-dire à la fois le contient, le dissimule, et le révèle, le manifeste. L'essentiel, c'est la loi, la cause et l'ensemble de causes au sens dialectique, le fondement, la base, ou encore le contenu.

L'essentiel, comme tel, doit expliquer et seul expliquer le phénomène.

Par exemple, il se pourrait que par rapport au social ou au sociologique comme tel, l'économique ou bien l'historique soit Vessentiel.

Mais attention. Formule capitale de Hegel et de Lénine, que l'on a trop souvent négligée jusqu'ici : les phénomènes ne se réduisent pas à V essence. Et si les phénomènes « reflètent » l'essence objective, ils lui ajoutent quelque chose en elle-même. L'essence est désertique, dit curieusement et profondément Hegel. La loi n'est que l'aspect calme de l'interaction des phéno- mènes, le reflet calme de l'essence dans le phénomène. Le phéno- mène est plus riche que Vessence, donc plus complexe (ne serait-ce que parce qu'à la fois il la contient, la cache et la révèle), donc plus hautement réel. Et même, en un sens, seul réel.

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Non seulement donc, une fois atteinte l'essence il faut revenir vers les phénomènes pour les saisir comme tels, dans leur richesse, en cherchant comment et pourquoi l'essence s'est manifestée en eux, à travers eux. Mais seuls les phénomènes sont vivants, peuplés et non désertiques. De telle sorte que le conditionné est plus riche et plus réel que sa condition, que sa « base » ou fonde- ment objectif.

Sans une telle détermination du rapport entre l'essentiel et le phénoménal, il n'y a pas développement, il n'y a pas dialectique, mais réduction logique de l'un à l'autre.

J'ajouterai que la complexité infinie de chaque phénomène se manifeste notamment en ce qu'il y a en lui plusieurs essences : et même une profondeur multiple d'essences (de « sphères ») se pénétrant, agissant les unes sur les autres, en conflit les unes avec les autres. Donc contradictoirement essentielles, et plus ou moins essentielles, ou si l'on veut inégalement essentielles suivant le moment et les contradictions dominantes. De plus, ce qui est essentiel par rapport à un phénomène ou ensemble de phénomènes, est aussi phénomène par rapport à une autre essence plus cachée, plus profonde, et aussi en un sens plus pauvre.

Cette implication en profondeur de a sphères » et d'essences qui s'enveloppent dans une interaction incessante, et qui consti- tuent une totalité mouvante, c'est pour moi le matérialisme dialectique. Et c'est l'expression de l'homme total, car L'homme a en lui du physique et du chimique et du physiologique, et de l'économique et du social et du psychologique, etc. Et nous ne pouvons ni détruire une de ces déterminations, ni l'étendre au détriment des autres. Il nous faut donc les penser dans leur implication comme éléments ou moments d'une totalité. Et il n'y a pas un secteur physiologique, et un secteur social, par exemple, ou un étage physiologique et un étage social. Ces images ou pseudo-concepts sont dépassés. Tout acte humain est à la fois physique, physiologique, économique, social, etc. De sorte qu'il nous faut nous représenter la totalité sans confondre et sans séparer. Au fond, nous sommes tous d'accord sur ces points. Mais il s'agit de les représenter en concepts clairs, et d'en tirer une méthodologie cohérente. . Je crois être fidèle à la pensée de Marx et de Lénine, en mettant

l'accent à la fois sur la profondeur infinie du réel - sur l'impli- cation en profondeur des essences dans la totalité - et sur la richesse infinie des phénomènes humains, en tant que contenant et manifestant toutes les essences enveloppées que distingue l'analyse.

Une telle conception doit s'expliciter dans une théorie de la connaissance, liée à la conception du monde. Et aussi et en

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même temps liée à une logique dialectique, exposant comment il faut méthodologiquement déterminer et manier les catégories et les concepts qui expriment les « essences ».

En ce qui concerne Vexplication, je dirai seulement qu'elle est nécessaire, inhérente à la connaissance ; mais qu'elle est nécessairement infinie, car elle se définit comme connaissance de la totalité ; que l'on s'en rapproche « asymptotiquement » en allant des phénomènes aux essences (et réciproquement) et d'une essence à une autre plus cachée. Et réciproquement. L'im- portant, c'est de tendre vers elle.

Je m'excuse de parler en philosophe, c'est-à-dire abstrai- tement. Du moins en apparence. Car je crois que ces abstractions sont très concrètes.

Envisageons maintenant la réalité humaine autrement que comme exemple ou illustration.

Chacun des termes : psychologique, sociologique, historique, économique, physiologique, etc., désigne une « essentialité », un degré de réalité, une sphère spécifique, dégagée par des siècles d'analyse.

Nous ne laissons pas tomber la notion de base ou de fondement objectif. Il y a une base physiologique de toute activité humaine ; mais l'activité humaine ne se réduit pas à cette base ; et même elle est en un sens plus riche, et autrement riche et complexe.

De même il y a une base économique des faits sociaux (c'est- à-dire que sous les rapports sociaux nous trouvons les rapports avec la nature) - ou une base sociologique des phénomènes psychologiques, sans que les seconds se réduisent aux premiers, encore qu'ils en soient la manifestation, l'apparition, les phéno- mènes. Ainsi, les concepts relatifs à une spécificité ne peuvent pas se passer de référence au fondement objectif, à la base ; sans quoi ils tombent au rang de pseudo-concepts (comme ceux de la socio- logie américaine). Et cependant ils ont un caractère spécifique, donc irréductible. En d'autres termes, il n'y a pas d'histoire « pure », ni d'économie « pure », ou de sociologie « pure ». Mais quand la recherche de l'explication nous renvoie d'un phénomène ou d'une « essence » à une autre « essence », il y a passage d'une sphère à une autre sphère et non point mélange.

Aucune des spécialités ou plutôt des spécificités n'est iso- lable, ni exclusive - ni extérieure aux autres, ni confondue. Par conséquent : ni réductions, ni découpages, ni antinomies, ni confusions.

Ceci dit, à un moment déterminé, les « sphères », essences ou degrés de réalité sont inégalement présents, réels, actifs, dang leur incessante interaction et dans le mouvement de la totalité. Leur place respective change. De même d'ailleurs que le rythme

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L'EXPLICATION EN ÉCONOMIE POLITIQUE

ou le « tempo » du mouvement, qui tantôt dans telle ou telle sphère se ralentit ou s'accélère, et tantôt traverse des « crises » aux cours desquelles les rapports sont bouleversés. De sorte que tel degré ou sphère fait irruption dans tel autre. Par exemple l'économique fait irruption au sein du social, dans les crises et conflits de structures - ou le physiologique (c'est le cas d'une croissance démographique, ou d'une grande épidémie, etc).

De ces considérations, nous pouvons tirer quelques consé- quences. Il y a des phénomènes spécifiques, donc des enchaî- nements, des tendances, des lois à V intérieur d'une « sphère ». Mais nous pouvons nous attendre à trouver des rapports entre telle sphère et telle autre, des transitions et des enchaînements, et des tendances dans leur interaction, et des lois. Nous pouvons nous attendre à trouver des explications spécifiquement socio- logiques, mais aussi à trouver l'explication de tel ensemble de faits sociologiques dans une autre sphère, économique, histo- rique, etc.

Je dois laisser malheureusement de côté l'analyse de caté- gories aussi importantes que celles de loi et de déterminisme. Pour le matérialisme dialectique, et déjà pour Marx, il ne pouvait être question que de loi du devenir, de loi tendancielle (exemple : la loi de formation du profit moyen dans le capitalisme de libre concurrence). Une telle loi suppose régularité et répétition relative immanentes à l'interaction et au devenir. Ce qui méri- terait une analyse. Je crois que cette notion de tendance et de loi tendancielle est assez souple pour englober les notions de déterminisme partiel, de régularité dans l'interaction, etc. Les révolutions ne sont-elles pas des phénomènes sociaux totaux, modifiant les structures ? Toute révolution a un caractère original, unique ; elle sort d'une conjoncture historique, d'une situation concrète, donc d'une causalité « singulière ». Et cepen- dant, affirmait Lénine, même les révolutions ont des lois ! (cf. Le gauchisme, maladie infantile du communisme, Œuvres choisies, t. II, p. 751).

Serrons de plus près les questions. Dans la formation écono- mique-sociale, processus infiniment complexe, l'économie poli- tique étudie un aspect. Non pas la production en général (c'est- à-dire les rapports des hommes avec la nature), non pas les forces productives comme telles, mais les rapports sociaux dans la production (y compris les masses, les classes comme éléments de la production, comme aspect de la division et de l'organi- sation du travail, c'est-à-dire les bases matérielles des luttes de classes - y compris encore les rapports de propriété comme expression des rapports de production).

Elle détermine donc des catégories économiques (travail - 33 -

CAHIERS INTERN. DE SOCIOLOGIE 3

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social, division du travail, valeur d'échange et marchandise, etc). Elle découvre ainsi les fondements, les lois les plus générales du développement social, exprimant le pouvoir croissant de l'homme sur la nature.

En bref, l'analyse distingue dans le mode de production, dans la formation économique-sociale, à une certaine étape du développement, deux aspects : forces productives et rapports sociaux. L'économie politique étudie essentiellement l'inter- action entre ces deux éléments ou aspects : en partie les forces productives - en partie les rapports sociaux. Elle n'épuise ni l'un ni l'autre. Elle ne se ferme pas sur elle-même. Elle n'est ni totale, ni « pure ». L'histoire étudie les forces sociales et leurs rapports mouvants, se traduisant en événements, en volontés et actions individuelles, en idées, et aussi en institutions. Elle étudie les superstructures en tant que réagissant sur la base économique (donc en particulier politiquement). Il n'y a donc aucune raison, comme l'a dit M. Gurvitch, de séparer l'événe- mentiel de l'institutionnel.

L'histoire étudie donc les masses, les peuples, les classes, et leurs luttes - les hommes, les idées, les institutions en tant que participant à ces luttes de classes motrices du développement humain. Elle analyse l'interaction et les contradictions des hasards et des actions conscientes, aboutissant à des résultats imprévus par les hommes agissants.

Ce qui laisse la place à l'étude des superstructures comme telles : étude du droit et histoire du droit - histoire des idées, de la connaissance, etc.

Enfin la sociologie étudie les rapports sociaux en tant qu'ils débordent la sphère des catégories économiques. Elle étudie les phénomènes sociaux en tant qu'ils sont plus complexes que leurs conditions, que leur base. En tant donc que ni l'économie, ni l'histoire, ni par ailleurs la psychologie, ne les épuisent. Mais dans des conditions économiques ou historiques déterminées, les groupes qui en sortent manifestent une vie spécifique, des rapports humains concrets. Il ne s'agit donc plus d'une simple étude des superstructures, mais aussi des rapports réels.

La sociologie se définit par l'économie plus quelque chose de nouveau et de spécifique - par l'histoire plus quelque chose de spécifique : les rapports humains comme tels.

(A cette catégorie essentielle de la sociologie, j'ajouterais volontiers des concepts plus philosophiques, comme celui de V alienation . Mais ceci nous entraînerait beaucoup trop loin.)

Cette définition d'abord négative se transforme en déter- minations positives. Notons en effet que l'homme a un rapport non-technique, non-économique, non relevant des catégories

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L'EXPLICATION EN ÉCONOMIE POLITIQUE

économiques, avec la nature, avec sa propre nature, avec lui- même. De ce rapport initialement biologique ou physiologique, mais transformé en rapports humains, résulte une série de phéno- mènes relevant spécifiquement de la sociologie : la famille, les liens de consanguinité. Et aussi le lien direct des hommes avec la terre et le territoire, donc le village, la ville ou la nationalité et la nation, etc. Dans ce rapport avec soi de l'homme (social) naissent, se forment, se formulent des besoins. Nous passons ainsi dans un domaine plus large, où nous pouvons aussi chercher à définir des types sociaux, des types d'individus, des niveaux de culture et de civilisation, etc.

Les idées et idéologies naissent de la pratique sociale et y rentrent. En tant que leurs conséquences - souvent singulières et mystificatrices - ne sont pas spécifiquement historiques, elles nous offrent des phénomènes complexes, spécifiquement sociologiques : les formes concrètes et quotidiennes de la lutte .des classes, la ou les consciences sociales, la magie et la religion, les coutumes et habitudes sociales, etc. Je note d'ailleurs que les phénomènes de magie, de religiosité, de religion - d'aliénation - se retrouvent transformés, dans les sociétés les plus modernes.

Mais faisons encore un pas pour serrer la question d'encore plus près.

Je prends un exemple très concret : le village. Nous avons là une réalité relativement simple, banale, et

pourtant infiniment complexe et infiniment diverse et variée, d'une variété insoupçonnée. La description immédiate avec ses techniques dites d'approche nous donnera des informations mêlant confusément les « sphères », et que l'analyse classera par séries, pour en éliminer momentanément certaines ; quitte à y revenir au moment de V explication.

Ce village relève d'une histoire ; plus ou moins proche et visible, plus ou moins dramatique. Il porte une date, ou plusieurs dates.

Il relève de V économie politique, qui seule peut nous permettre d'analyser la répartition des rentes foncières et des revenus, la structure de la propriété, les couches et classes dans le village, etc.

Il relève aussi de la géographie, de la physiologie (alimen- tation, maladies, etc.).

Le sociologue sélectionne les informations confuses ; il élimine par cette analyse le non-sociologique (avec un peu d'expé- rience, ce moment critique s'estompe et même disparaît ; d'ins- tinct, rationnellement formé, le sociologue va droit au socio- logique). Il reste les rapports entre les groupes ou classes, les individus, les familles qui ne peuvent se séparer des conditions, mais ne peuvent s'y réduire, qui ont une réalité propre.

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HENRI LEFEBVRE

Ces rapports spécifiques, internes au village comme tel, peuvent avoir une stabilité relative ; et dans ce cas, parcourir un développement relativement interne, croissance, équilibre ou conflits, transformations, déclin.

Dans certains cas donc, le moment concret actuel, atteint par description et par analyse, s'explique par un moment socio- logique antérieur, et par leur consecution. Ce qui permet la recherche de types, et même de lois.

Mais dans d'autres cas concrets, l'explication se trouve ailleurs, dans une autre sphère. Surtout s'il y a bouleversement (d'origine historique, économique, géographique, etc). Il faut alors restituer l'enchaînement interne dans une causalité réci- proque, dans une interaction plus large. La rupture d'une réalité, d'une structure sociologique, comme celle du village ou d'un type de villages, met en évidence, généralement, une causalité d'un autre ordre. Le conflit entre les degrés de la réalité prend alors un caractère déterminant et explicatif. On peut chercher ses lois. Il faut aussi considérer les cas où la structure attaquée résiste au bouleversement venu d'une autre sphère, s'adapte ou se réadapte au moins pendant un certain temps en se maintenant, en suscitant des fonctions » en ce sens. Ce qui donne un autre « type ».

Pour terminer cet exposé dont je sais qu'il a quelque chose d'hypothétique (mais pourquoi s'abstenir d'hypothèses ?) - et de révisible (mais il n'y a pas de vérité absolue) je me permettrai de rappeler le principe méthodologique suprême de la dialec- tique :

LA VÉRITÉ EST TOUJOURS CONCRÈTE

Plus encore qu'une solution aux problèmes multiples qui se posent, le marxisme apporte aujourd'hui cette conscience de la richesse du réel. Qu'elle nous serve, qu'elle serve à tous de barrière contre le dogmatisme. Qu'elle soit aux chercheurs marxistes un signal de prudence, de modestie, mais aussi d'audace...

Maître de Recherches, C. N. R. S.

Royaumont, lundi 21 mai 1956.

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