De l'origine de l'œuvre d'art, 1935

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  • M A R T I N H E I D E G G E R

    DE LORIGINEDE

    LUVRE DART

    (1935)

    DITION BILINGUE NUMRIQUE

  • M A R T I N H E I D E G G E R

    DE LORIGINEDE

    LUVRE DART

    CONFRENCE DE 1935

    Texte allemand ettraduction franaise

    parEmmanuel Martineau

    D I T I O N B I L I N G U E N U M R I Q U E

  • 5AVANT-PROPOS DE LDITEUR

    A la mmoire deMartin FLINKER

    Voici la premire version , indite en allemand aussi bien quen franais, deLOrigine de luvre dart de Martin Heidegger. Je me rjouis de pouvoir porter ce documentmajeur la connaissance du public, et cest de tout mon cur que je remercie Marie-JospheMory-Costes, qui a jou dans la ralisation de cet ouvrage un rle aussi dcisif, cest tout dire,que dans celle de mon dition prive dtre et Temps.

    La prsente dition procde dune source unique mais digne de confiance : unedactylographie photocopie de la confrence, que Jean Beaufret, qui la tenait de Heideggerlui-mme, nous offrit un jour de 1972. lusage, le texte sen est rvl tout fait sr, nesouffrant que dun ou deux lapsus ex machina dj corrigs par la main de Beaufret. Sonsous-titre : Confrence tenue la Socit des Sciences de lArt de Fribourg le 13 novembre1935 permet de reconnatre en elle la premire version du premier des Ho1zwege deHeidegger, puisque les Remarques finales de cet ouvrage, publi Francfort en 1950(nous abrgerons : Hw.), nomettaient pas den rappeler lexistence : La premire version, ylit-on (p. 344), forme le contenu dune confrence prononce le 13 novembre 1935 laSocit des Sciences de lArt de Fribourg-en-Brisgau, et, en janvier 1936, Zurich, linvitation des tudiants de lUniversit. Quant la version dfinitive , compose de trois confrences prononces au Freier Deutscher Hochstift de Francfort les 17 et 24novembre et le 4 dcembre 1936 , elle est depuis longtemps connue du lecteur franais, quipeut la lire tant bien que mal dans Chemins qui ne mnent nulle part, traduit de lallemand parW. Brokmeier et dit (?) par F. Fdier, Gallimard, 1962, rdit ensuite dans la collection Ides en 1980. Une remarque prliminaire propos de cette traduction : si ldition de1962 avait ses mrites, il est permis de rester perplexe devant celle de 1980, qui, vingt ansaprs, ne lui apporte aucune des amliorations relles que lon tait en droit dattendre, quandelle ne la dgrade pas un peu plus...

    Quoi quil en soit, la prsente traduction de la version de 1935 demeure tout faitindpendante de celle par Brokmeier et (?) Fdier, de la version de 1936. Sinon, elle nenourrit elle-mme aucune autre ambition que daider le lecteur soutenir le premier choc duntexte allemand dont la grammaire est limpide autant que la dmarche, mais le vocabulaireredoutable en son dpouillement mme. cette simplicit, comment devions-nous faire face ?Croyant trouver la rponse dans un passage du texte mme, o Heidegger crit que la terre,en tant quelle prodigue sa rclusion, ne peut tre soutenue quen une autre duret , nousnous sommes astreint simplifier autant quil se pouvait notre vocabulaire franais, quitte sacrifier le plus souvent la rsonance des termes allemands. Mais il faut y consentir et nul

  • 6traducteur ou traductologue ny saurait rien changer : tandis que la langue allemandenomme, la langue franaise nonce ( noncer : un verbe qui na mme point decorrespondant en allemand). Quelle nonce parfois avec profondeur, en cela rside notreunique chance de traduire honntement Martin Heidegger. Mais il ne nous semble pas quunetelle profondeur se puisse atteindre en recherchant ces mots vocateurs dont le franaisnest pas moins bien pourvu que lallemand. Si notre langue doit redevenir un jour une languede pense, cest quelle sera redevenue ce quelle tait, est et sera toujours en son essence :cette trange langue qui nnonce point selon quelle voque, mais voque seulement selonquelle nonce.

    Le lecteur comprendra que, publiant pour la premire fois ce document, nous luilaissions la fois la peine et la joie den comparer le dtail avec celui de la version des Hw. Sitant est que le verbe comparer soit ici sa place... En effet, la tche qui lattend na gurede commune mesure avec ce que les philologues appellent le collationnement de deux tatsdun texte ! Pourquoi cela ? Parce que, ainsi que suffit le rvler l observation la plusimmdiate des diffrences qui les sparent nous esprons que la rfrence des textes parallles des Hw., ajoute par nous la fin de certains alinas de la traduction, la rendraplus aise , les deux versions de lOrigine sont moins deux versions, justement, ou deuxtats dun seul et mme texte que... deux uvres parfaitement autonomes. Entre De lOrigineet LOrigine (puisquon aura not cette petite variation du titre), le rapport nest pas celui dunbrouillon ou dun premier jet une mise au net , mais celui de deux figures dunquestionnement qui, tant absolument vivant, est du mme coup absolument mobile. Ds lors,impossible de comparer, il faut confronter les deux uvres, et cela pour la bonne raisonquelles se confrontent lune lautre.

    Elles se confrontent quest-ce dire ? Comment caractriser ce fait aussidconcertant que manifeste ? Tche dautant plus ardue que, aux yeux de tout heideggrien si lon dsigne ainsi celui qui croit devoir (et pouvoir) penser dans leslimites de la pense de Heidegger au lieu de tenter de discerner ces limites, cest--dire decomprendre , le contenu des deux confrences ne peut manquer dapparatre un et lemme. En plus de nombreux parallles parfois quasi identiques, les deux textes nont-ils pasen effet mme titre, mme but, mme objet et, pour tout dire, mme doctrine ?

    A quoi nous rpondons : oui, si le mot doctrine est pris dans son sens ordinaire etcomme tel tranger au domaine de la pense densemble dnoncs transmissibles,rptables et fondamentalement dpourvus de sens phnomnologique (que lon frquente leHeideggers Philosophie der Knst, Francfort, 1980, du scholar allemand Friedrich-Wilhelmvon Herrmann1, et lon assistera sur le vif pareille transformation des nonciations duHolzweg de 1936 en noncs de manuel) ; non, si doctrine dsigne ce qui est ici et l, en1935 et en 1936, remis et confi la pense comme son enjeu, ou plutt ses enjeux auprsent.

    Or selon cette deuxime perspective, la confrontation dont nous parlons prsente desmodalits si complexes et si inattendues que lon hsite bientt en risquer une

    1 En voyant M. von Herrmann observer au sujet de la version de 1935 le mme pieux silence

    que H.G. Gadamer dans son dition spare du Holzweg, aux ditions Reclam, en 1960, je nersiste pas la tentation de soumettre au lecteur la devinette suivante : est-ce parce quilignorait la version de 1935 que notre scholar a rencontr si peu d' obstacles dans sonentreprise dmasculation phnomnologique de celle de 1936, ou bien, l' inverse, est-cepour avoir compris ou pressenti que lentreprise risquait effectivement de se heurter quelques obstacles si elle prenait en considration la version de 1935 quil sest sagement rsolu la blackouter ?

  • 7caractrisation unique et univoque, et que lon ressent au contraire le besoin de se mettre enqute, avant tout dcret sur la soi-disant philosophie de lart de Heidegger, de donnes prcises et concrtes. Non sans une part invitable darbitraire, nous en avons retenu trois,dont limportance nous parat hors de doute. On voudra bien nous excuser de nen pointproposer, ni mme prparer linterprtation. dire le vrai, ce nest pas simplement le cadretroit de la prsente publication qui nous en a empch, mais aussi et surtout certain sentimentde surprise, pour ne pas dire deffroi que nous avouons ntre point encore parvenu dominer.Deffroi, disons-nous, non de simple inquitude. Car sil est normal de prendre peur devant unpril rel, comment ne pas entrer en effroi devant ces prils irrel qui peuvent menacer lapense en tant que telle ? Mais sans doute ne serons-nous plus tout fait seuls prouver cesentiment si nous russissons au moins formuler provisoirement, cest--dire en termesngatifs, les trois prils auxquels sexpose, et cela de manire peut-tre dfinitive, la penseheideggrienne lors du virage de lune lautre de nos deux versions de LOrigine deluvre dart :

    I. Au pril du non-lieu, tout dabord, et je songe ici au problme de la vrit. Dans lapremire version, en effet, quest-ce que la vrit ? Ou plus prcisment : quel en est le lieu ?Rponse de Heidegger, qui utilise, sauf erreur, cinq fois cette expression : elle est elle alieu comme l tre-ouvert du L (die Offenheit des Da). La vrit est un lieu. Et en1936 ? Plus rien de tel, et mme plus rien. La vrit est une claircie (Lichtung), une place ouverte (offene Stelle), un milieu ouvert (offene Mitte). Mais o donc une telleclaircie souvre-t-elle ? Nouvelle rponse : inmitten des Seienden im Ganzen (Hw. 41,43), au beau milieu de ltant en son tout et voil tout. La vrit, dans les Holzwege,est devenue a-topique.

    Bien entendu, celui qui considre que le phnomne mme du lieu na pas lieu nepeut et ne doit point avoir lieu , rien ne saurait apparatre plus absurde, rien moinsheideggrien que cette requte dun lieu de la vrit de lessence de la vrit.

    II. Au pril du non-objet, ensuite, et je songe ici au problme de luvre elle-mme.Quest-ce en effet quune uvre selon la premire version ? Rponse de Heidegger, mme silnemploie videmment pas ce mot : un objet non certes un objet pour la reprsentation, ceque luvre nest que dans lhorizon de son exploitation organise , mais quelque chosequi aborde tout homme (jeden trifft), cest--dire le concerne. En ce sens, oui, luvre estun objet, ou, dit Heidegger lui-mme tautologiquement, luvre dart est une uvre dart ,et rien dautre. Mais en 1936 ? Voici que, dans la version dfinitive de la confrence, cettedtermination fondamentale du concernement a totalement disparu, faisant place la plustrange, la plus tortueuse, et, rptons-le, la plus prilleuse des prdterminations :luvre serait une chose, mme si elle ne lest quen avant plan (vordergrndig ; Hw. 32,34). L uvre, dans les Holzwege, est devenue an-objectale.

    Bien entendu, celui qui considre que le phnomne mme de lobjet n existe pas cest--dire que luvre ne peut ni ne doit concerner qui que ce soit, except ceux dont lepouvoir passe par le monopole dun tel concernement rien ne saurait apparatre plusabsurde, rien moins heideggrien que cette requte de lobjectalit de luvre. Rien pluspervers que de refuser de rpter au XXme sicle ce stupfiant anachronisme : luvre est(encore) une chose, quitte ajouter mentalement quelle nest pas seulement telle, videmment .

    III. Au pril du non-temps, enfin, et je songe ici au problme de lhistoire. En 1935, eneffet, quelle est lessence de luvre ? Rponse de Heidegger : laisser provenir (geschehen),cest--dire advenir historialement la vrit en la mettant-en-uvre. Et en 1936 ? Quoi ! Neretrouve-t-on pas, dans les Holzwege, le mme enseignement, et sur tous les tons ? Voire,mais srement pas sur le ton o cette thse centrale avait t nonce un an auparavant !

  • 8Ce ton, quon lcoute en effet un bref moment, quon en peroive la sobrit dsarmante,parce que dsarme :

    Mais ce L, comment est-il ?, demande Heidegger. Qui assume-t-il la charge dtre ceL ?

    Le monde est la jointure signifiante de ces rapports o sont ajoints toutes les dcisionsessentielles, les victoires, les sacrifices et les uvres dun peuple. Le monde nest jamais lemonde de tout le monde dune humanit en gnral, et pourtant tout monde dsignetoujours ltant en son tout. Son monde cest chaque fois pour un peuple ce qui lui estdvolu. Tandis que cette tche souvre dans le pressentiment et dans le courage du sacrifice,dans lagir et le concevoir, le peuple est captiv dans son avenir il est avenant. Et cestseulement sil devient avenant que souvre en mme temps lui ce qui lui a dj t donn etce quil a lui-mme dj t. Emport dans ce qui lui est venir et re-port dans ce quil a t,il se porte jusqu son prsent. Ce provenir (Geschehen) en soi unitaire est lessence delhistoire. Lhistoire nest pas le pass, et encore moins le prsent, mais, de manire primaireet dcisive, le sur-saut qui sempare de ce qui est dvolu. Seul ce qui est au fond avenant estvritablement t et comme tel prsent. Ltre-ouvert du L, la vrit nest que commehistoire. Et ne peut jamais tre historial, cest--dire avenant-tant t-prsent au sens indiqu,quun peuple. Celui-ci assume la charge dtre le L. Des lignes et des souches ne peuventsurgir et co-exister en lunit dun peuple que si elles se saisissent du dvolu, cest--diredeviennent historiales en tant quavenantes. Cependant, le L ne peut tre assum et soutenuque si son ouverture est proprement uvre, et cela chaque fois selon lampleur, laprofondeur et lorientation de cet acte douvrir. Or lart en tant que la mise en uvre de lavrit est une guise unique en laquelle louverture du L est uvre et la possibilit dtre ceL fonde. Lart na pas dabord une histoire en ce sens extrieur quil surviendrait, travers les vicissitudes du temps, parmi bien dautres tants galement changeants, mais il esthistoire en ce sens essentiel quil co-fonde lhistoire.

    Cette page a-t-elle donc quelque parallle dans les Holzwege ? Exception faite pourla dernire phrase, qui y figure (p. 64) non loin dune formule singulirement plus faible surl emportement et le reportement , nous est-il dit quelque part que luvre trouve dansla disputation du litige entre terre et monde sa tenue pour soi (Zusichstehen), cest--dire,plus prcisment, sa singularit absolue (cf. einzigartige Weise) ? Que cest depuis etseulement depuis une telle singularit que souvre un ouvert ? Que cet ouvert, parcequil est le L et seulement pour cela , est vraiment un monde ? Que ce monde,consquemment, est une charge qui attend dtre assume (bernehmen, bestehen) ? Quunpeuple seul peut donc sen emparer (zugreifen) ? Enfin et surtout, que, semparant ainsi dumonde qui lui est dvolu, cest son temps quil laisse tre son L - provenir ?

    Non ! Rien de tout cela ny est dit avec la mme force tranquille, quand bien mme toutcela sy retrouve sous une certaine forme, dont on va citer le principal. Lhistoire, dans lesHolzwege, est devenue a-chronique.

    Bien entendu, celui qui considre que le phnomne mme de la temporalit peut etdoit tre dpass au profit dun temps plus authentique , autrement dit que le tempsnest pas encore lui-mme tant quil provient, rien ne saurait apparatre plus absurde, rienmoins heideggrien que cette requte de la temporalit de lhistoire. Rien plus ridicule que cesouhait que le temps continue de se manifester dans la phnomnologie, quand chacun saitque, depuis tre et Temps. lhorizon du temps est acquis ...

    Eh bien ! faisons lexprience. Nous lavions ajourne sur les deux premiers points mais nous en excusait pour une grande part linexistence officielle de toute problmatiquephnomnologique de lobjet, du lieu, et de leur pertinence propre , ne lajournons plus surle troisime. Et pour cela, commenons par questionner.

  • 9La question est la suivante : lvanouissement de la temporalit et, avec elle, delhistorialit dans la deuxime version de LOrigine de luvre dart se justifie-t-il parlaccs de la pense heideggrienne une dimension temporelle plus radicale ou bienprocde-t-il du recours implicite une instance fondamentalement intemporelle ? Le dilemmene saurait tre plus clair, et il se doit de ltre.

    Or. de ce dilemme, il nous est impossible de choisir, partir de la relecture la plusattentive du Holzweg, le premier terme, tandis que nous parat imposer le deuxime ce curieuxdveloppement (Hw. 55-56) sur la prservation (Bewahrung) de luvre. Cetteprservation, dit Heidegger, est un savoir, mais ce savoir est aussi un vouloir . Or quelle estlessence de ce vouloir ? Rponse (retraduite) :

    Le savoir qui est un vouloir et le vouloir qui reste un savoir est lengagement(Sicheinlassen) ekstatique de lhomme existant dans le hors-retrait de ltre. La rsolutionpense dans tre et Temps nest pas laction dcide dun sujet, mais louverture (Erffnung)du Dasein se dgageant de sa capture par ltant pour ltre-ouvert de ltre. Dans lexistence,cependant, lhomme ne commence pas par sortir dun intrieur vers un extrieur, maislessence de lexistence est lin-sister rsistant (das ausstehende Innestehen) dans lessentiellead-versit de lclaircie de ltant.

    [] Le vouloir est la r-solution dgrise du dpassement (!) existant, qui sexpose ltre-ouvert de ltant en tant que mis en uvre. Ainsi lin-sistance devient-elle loi (So bringtsich die Instndigkeit in das Gesetz). La prservation de luvre est, comme savoir, lin-sistance dgrise dans l-normit de la vrit provenante dans luvre.

    Le savoir qui, comme vouloir, trouve sa demeure dans la vrit de luvre et nedemeure quainsi un savoir, narrache pas luvre son se-tenir-en-soi, ne lentrane pointdans la sphre du simple vivre et ne ravale pas luvre au rle de stimulus du vcu. Laprservation de luvre, loin disoler les hommes sur leurs vcus, les reporte danslappartenance la vrit provenant dans luvre, et fonde ainsi ltre-lun-pour-et-avec-lautre en tant quendurance historiale du Da-sein partir du rapport au hors-retrait.

    A partir du rapport au hors-retrait (de ltre ou de ltant ?) : nous navons point coup cet endroit par commodit ; bien au contraire ces derniers mots sont-ils les plusimportants de toute cette page, sil est vrai que cest ici partir et seulement partir durapport la vrit (de ltant) que le Da-sein (remarquer le tiret) est historialement soutenu.Mais justement, en 1935, pareille expression et t impossible, pour la bonne raison quelassomption de ltre- L et le rapport la vrit ne faisaient quun ! Maintenant, aucontraire, celle-l se borne provenir de celui-ci, tandis quune quivoque nullementfortuite se met peser dautant plus lourdement sur la vrit, dite tantt vrit de ltre, tanttvrit de ltant2.

    Comment ds lors stonner que la rsolution, dans ces conditions, revte une figurequi, quoi quen dise Heidegger lui-mme, ntait nullement la sienne dans Sein und Zeit : cellede ce vulgaire dpassement que Sein und Zeit, prcisment, avait rejet ( 10, p. 49) ? Et queHeidegger nen ait que plus de difficult dissocier rigoureusement un telUebersichhinausgehen de la simple matrise de soi dune subjectivit ?

    Et comment ne point sinquiter de voir que, par une consquence fatale, cedpassement autonome , cest--dire foncirement non concern en tant que tel parluvre, ne puisse se remettre en rapport avec elle quen commenant par faire de... soi-mmeet de ltant sa propre loi ? De voir, en dautres termes, Heidegger forc dutiliser uneexpression dlibrment quivoque sich in das Gesetz bringen pour masquer, sans y

    2 Nous scrutons cette quivoque (videmment solidaire du point I distingu ci-dessus) dans

    notre ouvrage Ainsi qu' en un tableau, en cours d' achvement. C' est alors naturellement Hw.49 qui devient le document central. Cf. aussi Hw. 59. dernires lignes.

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    parvenir vraiment lauto-nomie dune Instndigkeit qui, par le fait mme, est beaucoup moinsvritable instantialit que pure et simple insistance sur elle-mme face luvre ?

    Comment, enfin, ne point entendre dans cette dernire formule, dans ce devenir loi ,un redoutable cho de la phrase la plus contestable du Discours de rectorat prononc trois ansplus tt : Se donner soi-mme la loi, telle est la libert la plus haute , Sich selbst dasGesetz geben, ist hchste Freiheit (Breslau, 1933, p. 15) ce quil convient dinverser ainsi : Que la libert se libre, telle est la loi la plus haute ?

    Ainsi donc, tandis quhistorialit et rapport singulier (populaire) labsolue singularitde luvre, en 1935, demeurent indissociables, nous dcouvrons que, en 1936, lextnuationde ce rapport en simple exposition un tre-ouvert de ltant dont luvre ne constitueplus quun nombril privilgi frappe dindtermination le lieu-temps du Dasein. Celui-ci, dslors, ne peut plus qutre rabaiss au rang dun tant qui se dpasse . Comment la pensepourrait-elle alors ne point se dtourner de lui, sil nest plus que le pseudonyme de lui-mme ? Et que vaut ce trait vers luvre (Zug zum Werk ; Hw. 45, 50) qui, du ct deltre, en confirme pour ainsi dire linsularisation ? Or ce chass-crois qui veut que, plussouvre (soi disant) la pense le nouveau domaine (Hw. 49) de la vrit de ltre, et plus, paradoxalement , le Dasein se retrouve abandonn au vouloir , cest l ce que nousavons cru lgitime, mme sans cder aucune dramatisation, de qualifier deffrayant cequi pourtant ne veut pas dire effroyable.

    Que conclure maintenant, daprs cet exemple, du mode de confrontation de nosdeux confrences ? Ceci : bien loin dtre tournes lune vers lautre, selon une ad-versation (Gegenwendigkeit) comparable celle de la terre et du monde, les deux uvres nesaffrontent nullement, mais se dtournent se di-vertissent lune de lautre comme font,parat-il, ces corps clestes qui sloignent dautant plus vite quils sont plus distants. Delorigine et Lorigine soutiennent un litige beaucoup plus impitoyable que celui dont ellesnous parlent. Ce litige, contrairement ce que croit la paresse du commentarisme, nestnullement celui de l tre et de l tant , et la diffrence ontologique , par suite, neconstitue pas davantage le principe de son apaisement. Non : ce litige intrieur la pense deHeidegger envisage en son tout, et, simultanment, notre prsent et notre avenir, opposelutopie de la vrit de ltre et du vouloir de cette vrit la topicit, cest--dire lapertinence radicale de la question de ltre telle que souleve par tre et Temps. Il est celui dela libert du L donc aussi bien de ltre lui-mme et de la servitude de toute insistance rapporte ltre comme vrit elle-mme rapporte 1uvre.

    Le litige est plus dchirant que tout dchirement, car il scinde la phnomnologie elle-mme et la pense politique de lEurope. Son enjeu est lorigine comme provenance et sur-saut, son contre-enjeu lorigine comme vide r-sultat de laffrontement entre lhomme etltre.

    Plus originelle que lalternative sur laquelle sachvent les deux confrences est ladiversion des deux versions de Lorigine, ou plus prcisment la diversit que cettediversion atteste. Une telle diversit menace et possibilise la fois toute chance de rapport autableau, et non pas seulement la question de la pense.

    *

    * *

    Je suis ici contraint de nen pas dire plus, et de laisser ce qui a t dit son apparence debarbarie antiheideggrienne. Mais peu importe mon interprtation, puisquun nouvel objet estlivr au public. Or, ce propos, je voudrais simplement ajouter trois considrations extrieures :

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    1 Malgr sa brivet, la porte dun document comme celui-ci nchappera aucunlecteur de bonne foi. Et pourtant ce texte, bien que Heidegger lait prononc sous forme deconfrence, cest--dire publi dune certaine manire, risquait de rester indit pendant delongues annes, si ce nest jusquau sicle prochain. Pourquoi ? La raison en est bien connue,et je conviens quelle est tout fait respectable : immense est la tche des diteurs de laGesamtausgabe, qui, de plus, ont reu de Heidegger lui-mme la consigne de commencer parla publication de ses cours. Belle et efficace entreprise que cette dition, admirable rvlationque celle de ces cours indits ma manire, cest--dire en en traduisant plusieurs, je mesuis efforc de saluer lune et lautre.

    Certes, mais cette ralit demeure : les essais de Heidegger, ou tout au moins un certainnombre dentre eux, situs divers moments-charnires de son parcours, lemportent de loinsur son enseignement que lon pense cette modeste confrence quest, en apparence,Temps et tre , et il se trouve que la publication de ces essais, prononcs ou non, tarde et nepeut que tarder. Aussi, et l est lessentiel de mon propos, je tiens lancer tout possesseur detels textes lappel suivant : quil les publie, ou, comme lon dit, quil les prpublie aumoins dans des priodiques en se proccupant uniquement de la cause de la pense, cest--dire en fermant loreille aux intimidations de lhypocrisie morale, dguise pour lacirconstance en dfense de toutes les lois rendant possible un fonctionnement organis deldition travers le monde (F. Fdier, dans Le Monde, 5-7-1985). Au grief danarchisme,de piraterie ou de crimes contre lhumanit, quil oppose tranquillement le tmoignage de laconscience dmocratique, selon lequel si les marchandises appartiennent au march, la pensehumaine appartient tous.

    2 Force mest, en second lieu, dassner de nouveau cette vrit dvidence: il faut queHeidegger soit dornavant mieux traduit quil ne la t. Encore plus clairement : le public qui comprend assez vite ce genre de choses , mais aussi ceux qui la mission de traduirepourrait tre confie dans les prochaines annes et qui sont souvent plus lents raliser ! doivent prendre une conscience intellectuelle et politique aigu de lampleurdes ravages commis par la soi-disant lite qui stait jusqu maintenant appropri cettemission, confisquant ou dnaturant ipso facto les textes eux-mmes. Ne pouvant, nesouhaitant pas grener ici linterminable chapelet des traductions mdiocres, approximativesou aberrantes actuellement prsentes sur le march franais que ne faudrait-il dire duscandale du Nietzsche, de Questions IV, de la premire section de Ltre et le Temps, de Kantet le problme de la mtaphysique... , je ne reviendrai un court instant que sur les Cheminscits, et me contenterai de reproduire l avertissement (cest le cas de le dire !) leur nouvelle dition de 1980:

    Lors de la publication de la premire dition, en 1962, le traducteur tant absent deFrance (sic), le travail matriel (?) de mise au point du manuscrit a t effectu par F. Fdier,qui a en outre traduit le Supplment des p. 93 98.

    Pour la prsente rdition, la traduction a t entirement revue et corrige (sic), avec leconcours prcieux et pertinent de J. Beaufret, F. Fdier et F. Vezin.

    Que veut dire ici : travail matriel de mise au point ? Rien de discernable pourlusager. Et quel crdit peuvent revendiquer les mots : entirement revue et corrige , concours prcieux et pertinent lorsquun simple coup dil suffira au lecteur germanistepour vrifier lirralit plus haut signale de la rvision en question, et, hlas, latriste ralit de plus dune dtrioration... ? Et tout cela au prix dune recomposition totale duvolume !

    Lorsque je lis cet avertissement , la honte me monte au front. Lorsque je vois telmot-cl du Holzweg ne citons que aufstellen, herstellen - traduit tantt dune manire,tantt dune autre, au gr de nos pertinents fantaisistes, un tel mpris du lecteur mindigne.Mais quand ceux qui en usent ainsi ne trouvent rien de mieux, pour se drober toute

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    reddition de comptes, que de me taxer publiquement d inconscience par rapport auproblme gnral de la traduction , alors une certitude me vient lesprit et au cur : cestque ldition franaise se trouve la veille de la Rvolution fondamentale qui, si elle nelemporte pour toujours dans labme, peut seule lui inculquer ce que cest quun livre, quuntexte, quun penseur.

    3 Mon dernier mot sera une confidence plus personnelle. Je le confesse : comme tantdautres, jai pour ainsi dire longtemps subi le Holzweg de 1936, jen ai cru la dmarche,plus que ncessaire, invitable, et, en gnral, irrsistible le mouvement qui entranaitHeidegger en direction du concept de vrit de ltre . Tout au plus avais-je timidementmis le regret que le ou les premiers tats de De lessence de la vrit nous demeurassentinconnus (cest dailleurs toujours le cas), et, du mme coup, refuss les moyens de mettrevritablement lpreuve cet ouvrage trop achev ... Il ne maura fallu rien de moins quemon inquitude pour le tableau, tel quil succde luvre partir du XVIIme sicle plusrarement partir de la Renaissance et en balaie la prennit , pour comprendre oupour entrevoir que l art navait plus rien dessentiel voir avec la chosit, ni mme avecla vrit, mais, uniquement, avec lobjectalit et la prsentet qui est son sens temporel. Maisce que je souhaite ici confier nest point la fiert de ce petit progrs, si cen est un. Cestplutt la joie de trouver, sous la plume mme de Heidegger, de quoi mettre en question aussiradicalement quon pouvait le dsirer sa propre pense, sans devoir perptrer pour cela unquelconque parricide : tant il est vrai que toute uvre majeure abrite en elle, commelavait aperu Hlderlin, son antirythme , ou, pour dire la mme chose en sens inverse, quenous ne nous sommes point tromps, nous qui avons depuis toujours considr luvre deHeidegger comme majeure. Or cela rejoint ma premire rflexion : les objets ne font jamaisdfaut en eux-mmes et par eux-mmes sils nous manquent, cest que nous avons manqude les considrer suffisamment, ou que lappropriation abusive de tel ou tel lobby, jointe lacarence professionnelle systmatique qui tient lieu aux diteurs de politique, a mis un soinexprs nous les dissimuler. Quelle plus belle raison desprer, ou dtudier ! Car le fruit deltude nest pas seulement un incessant approfondissement du dj connu, mais aussi etsurtout, au moment convenable, la dcouverte du vierge et cest pourquoi elle ne. doitjamais nous dgoter. Mais cest condition que nous sachions tour tour ne jamais mpriserce qui est et ne jamais renoncer dsirer ce qui nest pas encore. tre un apprenti, ce nest nisimplement assimiler le savoir antrieur, ni caresser lambition de produire du jamais vu, maisse disposer saisir ce qui se prsente. Ou kairi, alla kurii, disait un Pre de lglisegrecque, saint Athanase (PG 25,525 C) ; ou kurii, alla kairi: non par les autorits humaineset divines, mais par lautorit du lieu, du temps, des objets que telle soit au contraire notredevise.

    E. M.Richelieu, 31 juillet 1985.

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    POST-SCRIPTUM (DCEMBRE 1986) :DUNE TRADUCTION BILINGUE ,

    OU HEIDEGGER CHEZ LES CINOQUES

    Au moment de mettre cette plaquette sous presse, je reois ldition franaise officielle (sic) dtre et Temps, par M. Bnito Glandu. On me dispensera dpiloguer3 surune bouffonnerie tragique que javais prvue, annonce publiquement et tent en vaindpargner Heidegger et la France : dans ce charabia existentialo-lettriste de 590 pages,qui est peu prs Sein und Zeit ce que les colonnes de M. Daniel Buren sont au Parthnonou le dernier cafouillage raliste-socialiste de Mme Marguerite Duras la Nouvelle Hlose,philosophes et germanistes nauront pas besoin de moi pour faire leur part respective au non-sens, au contresens et au faux-sens, ni les mdecins, pourvu quils soient en mme temps desamis de la langue franaise, pour relever les signes univoques de la psychose. Quant aulecteur de base, pour peu quil ait 190 F jeter par la fentre, il pourra lui aussi constater,hlas, sans laide de personne, que lon a russi une fois de plus, et soixante ans aprs laparution de loriginal, lui barrer manu militari laccs Sein und Zeit, ce qui, faut-il yinsister, tait le but unique et mme pas dguis de lopration. Bref, je ne reviendrai pas versun pass des plus malodorants sur lequel je me rserve cependant de tmoigner lorsquecela me paratra ncessaire et je prfre proposer ici au lecteur un rapide point politiquede la situation :

    1 Les tueurs. Rsolument confisqu par sa version autorise (re-sic), tre etTemps, ne loublions pas, nen est pas moins parfaitement lisible depuis un an et demi dans latraduction nouvelle (et pour la premire fois intgrale) que jen ai excute, publie etdistribue gratuitement 2 000 exemplaires. Beaucoup le savent dj, notamment grce lapresse qui, jai plaisir le dire, eut cette occasion ltrange caprice de faire son mtier jene le rappelle pas aujourdhui pour vanter un travail dont les limites ne mchappent point, etqui sera du reste perfectionn brve chance, mais uniquement pour souligner que lobjet

    3 Une seule observation factuelle, qui donnera le ton : la premire surprise du lecteur est de

    lire sur la page de titre de la chose quelle a t traduite de lallemand par B.G., daprsles travaux (?) de Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens . Or, renseignement pris, jamaisR. Boehm na donn son accord Gallimard et encore mois A. de Waelhens, dcd en1978 pour que son nom ft utilis comme caution au seuil dune traduction qui, detoute faon, ne doit rien sa tentative de 1964. Ainsi, il nest mme pas besoin de dpasser lapremire page de la chose pour en constater le caractre honteux, furtif, dlictuel. Cela dit,je remercie le Ciel que B.G. nait, de toute vidence, mme pas jet les yeux sur ma propretraduction : le plus bel hommage quil pt lui rendre tait en effet de reculer dhorreur devantelle, tel le comte Dracula devant la croix du Seigneur.

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    est sauvegard. Or l est lessentiel, si du moins je ne me trompe pas en considrant que lecamp adverse, force de surenchre, a saut le pas sparant la barbarie en gnral duvandalisme en particulier. Nous connaissions dj diverses formes diconoclastie, voici venu et, sauf erreur, pour la premire fois dans lhistoire le temps de lobjecticide,phnomne spcifiquement actuel4 quil serait donc lger de confondre sans autre forme deprocs avec des pratiques aussi vieilles que le canular, le faux, la contrefaon ou la belleinfidle, sans oublier le retard la traduction de type purement privatif ou, aurait ditLeibniz, dfectif . Car lindiffrence est une chose, lempchement en est une autre. Maislorsque lempchement ne trouve plus dautre issue, pour emporter dfinitivement lapartie, que de sattaquer lobjet mme, alors lattentisme a laiss la place lattentat. Leterrorisme idologique touffait la pense en lcrasant sous des ides , le terrorismepathologique, lui, penche plutt pour les solutions finales : si lon ne peut continuer dtoufferHeidegger, alors quon lui rgle son compte. Jusqu nouvel ordre, cest chose faite en France jy reviendrai. Pour le moment, je supplie simplement le public de prendre conscience, etde toute urgence, que le saut fatal et imperceptible qui conduit de lune lautre de ces formesde tyrannie signifie pour lui, terme, la dpossession de ses biens les plus prcieux. Lesprit,dans ce pays, est en tat de lgitime dfense civile.

    2 Les escrocs. Contre qui ? Contre la dcadence ? Nullement. Contre desfacteurs atmosphriques et anonymes de dgradation culturelle et de pollution intellectuelle ? Pas davantage, mais contre un certain nombre de sectes dment identifies, etcontre autant dofficines ditoriales toutes dvoues elles, moins que ce ne soit lecontraire, ou lun et lautre ensemble. Car les faits sont maintenant patents : dun ct, leslaisss-pour-compte de lidologie, de la littrature, des sciences humaines , du dlirereligieux, etc., jouent leur va-tout, et ils le jouent et le joueront de faon de plus en plusimpitoyable : cest la pense, ou cest nous donc pas de quartier ; on a eu le pouvoir, on namme eu que a et on nest pas capable dimaginer autre chose pas question de passer lamain ; et de lautre ct, cest--dire, comme on la dj dit, du mme ct, les maisonsddition franaises prtentions intellectuelles, outre quelles sont peu prs toutes dirigespar de francs analphabtes, ont irrversiblement opt pour largent facile et la liquidation detoute diffrence entre le livre digne de ce nom et le reste. Ce qui serait grave, mais pointdsespr si une telle tendance ne faisait tort qu la production contemporaine de qualit(cest la foi qui sauve), laquelle il ne tiendrait alors, pour dfendre sa dignit et dabord sapeau, que de crer dautres lieux dexpression et de publication : elle commence, du reste, trstimidement le faire ; mais qui est proprement dsastreux si lon songe quaux susditesofficines en tat de fascisation galopante revient encore et toujours, et quasiment sans partage,la charge dadministrer des objets historiques beaucoup trop grands pour pouvoirsaccommoder de la nullit et de lincurie de marchands de soupe qui, tandis quils mendientdune main des gains purement commerciaux (pour rester poli), nentendent pas lcher delautre image de marque oblige la proprit de ce qui dpasse leurs lumires etrpugne leurs procds. Quy faire ? Avant den dcider, ce qui appartient non moi, maisau peuple franais dans la mesure o il nest pas encore devenu une bande dabrutis et depoltrons, il peut tre opportun de prciser un peu ce rjouissant tableau densemble, ensattachant lexemple entre tous symbolique du sort rserv la philosophie heideggriennepar les margoulins de la rue Sbastien-Bottin et leurs nervis de lex-chapelle beaufrtique.

    4 Un petit symbole, qui mmeut : 88 ans, le dernier survivant des grands directors

    dHollywood, John Huston, est oblig de se battre, et sans espoir de vaincre, pour empcherquon ne transforme son Faucon Maltais en dcalcomanie.

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    Comme on va voir, cest trs simple, et limpasse, lheure quil est, est peu prs totale.Encore que...

    En effet, blesss mort dans leur orgueil hystrique de bourgeois en chute sociale parmon dition dite pirate elle tait, ne loublions pas, sans prcdent comparable , nosgibiers de potence, au lieu de tirer de la msaventure la leon qui simposait, cest--dire decapituler devant le fait accompli du passage sans encombre de Sein und Zeit de sa langue dansla ntre, nont trouv quune parade : verrouiller , et cultiv durant dix-huit mois quunetriple et dvorante obsession : sauver avant tout la face devant les Allemands qui, comme onsait, sont lents comprendre et, de surcrot, persuads que tout ce qui se passe en Francedurant les priodes o ils ne loccupent pas est an und fr sich incomprhensible (voir la prisede la Bastille ou la russite de M. Claude Simon au certificat dtudes primaires) ; rassurer,ensuite, le fantmatique cortge dintellectuels approximatifs qui continuent dattendre dulabel N.R.F. un peu de rconfort existentiel et une espce dextrme-onction avant depasser au pilon de lhistoire ; enfin, et comme de bien entendu, anesthsier ce quil peut resterdans le grand public dincurables jobards en faisant le black out sur le plus regrettable des incidents de parcours . Ce pourquoi, in parenthesi, nulle plainte en rfr na mme tdpose contre mes diteurs et moi : surtout, pas de publicit pour ces terroristes qui, sans rienfaire pour cela que se saigner aux quatre veines, nont dj t qu trop belle fte ! Orcomment mettre excution ces trois ides fixes ? Rponse : en publiant officiellement nimporte quoi, mais en publiant cote que cote, de manire se dlivrer enfin de lincessantet torturant grief videmment bien plus ancien que mon intervention de ne publierjamais rien tout en promettant toujours quelque chose. Jeter lponge, si on me passelexpression, et t trop sage, et mme dun boutiquier encore sain desprit ; on prfre lafuite en avant et la politique du pire, pour ne pas dire le suicide intellectuel et, comme lavenirse chargera de le dire bien plus durement que moi-mme, commercial. Car ce nest plus Heidegger quil sagit dditer selon les accords passs, mais un vieux rafiot quil fautrenflouer, une lgitimit totalement usurpe quil faut sauver, un trafic de camelotephilosophique quil faut protger. Et pour ce faire, de quelles ressources dispose-t-on ? Ouplutt de qui ? De ce bon M. Glandu, philosophe inexistant et germaniste malgr lui ! On napas le choix, mais faute de grives... Cest donc dit : M. Glandu, ralisant une fois de plus laprofonde parole dAndy Warhol: Nous sommes dans une poque o tout le monde a sonheure de gloire , sera le hros dune situation dsespre, le vilain mire de ce mal terrifiantquest le narcissisme en dfaite.

    Rsultat : au bout dune anne de plus aprs les cinq prcdentes qui, on lecomprend, avaient eu raison de ma patience de grand ahan glanduesque, ldition la plusubuesque, cest--dire la plus dsopilante et la plus malhonnte de lhistoire du livre ! Lacan,Barthes, Derrida coiffs sur le poteau dans la course au pataqus ! La fameuse maxime du DrGoebbels : mentez, il en restera toujours quelque chose! rige en nouvelle rgle dor dela philologie ! Heidegger somm post mortem de rcrire ltre et le Temps, pardon : ltre etle Nant dans la langue de bois de M. Dominique Fourcade, Hlderlin de pissotire et idole ce titre de M. Glandu et de son souteneur pisodique, M. Adolf Hasbeen ! On sen indigneraou on sen dilatera la rate, selon son temprament, moins quon ne soit dj mort de rire lalecture de lunique et immortelle production du mme Hasbeen, intitule sobrementInterprtations et publie par Jean-Luc Marion (pour tre catholique, on nen est pas moinsvache) dans la collection pimthe en 1984. Je crois cependant que lheure est plutt cette forme de recueillement historique et de mobilisation civique qui na pas vraiment denom dans notre langue, mais que jaimerais baptiser du noble mot de rsistance. Car si totalest le prjudice port Heidegger, la France, lAllemagne, notre langue et laphnomnologie que, si le plus naf de nos compatriotes et frres francophones ne prendramme pas le change sur cette escroquerie, on peut douter que les responsables de ldition

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    allemande de Heidegger et les ayants droit (sic) du philosophe parviennent, tant trop sages , raliser avant longtemps linvraisemblable vrit, lampleur inoue dune rcidiveaggrave jusqu lassassinat, ou que, ayant compris, ils sachent comment ragir... Cest tropgros pour tre croyable, voil la force invincible de nos tire-laine, et voici peu prs leurargumentation :

    Vous contestez, diront-ils, la valeur du produit cest votre droit ; vous niez queHeidegger ait jamais parl, ft-ce en allemand, de dsobstruction, dutil, douvertude, dediscernation, de distantialit, dentourance, de mondit, dtre-au, de conjointure et dautres notions pour asile de fous Dieu vous bnisse ; vous crachez sur la surprenance,limportunance et la rcalcitrance votre sant ; il vous parait grotesque dopposer lintratemporanit de lintratemporain une temporellit qui, elle, se tempore merveille ;cest commettre, votre avis, des contresens honts que de faire de la conscience (Gewissen)une conscience morale dont Heidegger la distingue expressment, ou de transformer, au prixdune gale infraction la lettre mme du texte, ltre-en-dette (Schuldigsein) du Dasein enun tre-en-faute votre aise ; vous prtendez que, sans laide dun glossaire, le cochon depayant ne saurait retrouver ses petits dans Sein und Zeit tout de bon ; vous tes choqu,vous qui conntes et aimtes Jean Beaufret du temps quil tait encore lui-mme, que loncouvre de son autorit posthume des aberrations contre lesquelles il navait cess de mettre engarde bonne continuation ; vous affirmez que faire dvaler le Dasein dans le monderevient, toujours contre le propre tmoignage de lauteur, le confondre avec un vlo sansfreins et le lecteur avec une dupe bonjour votre dame ; traduire Eschlossenheit parouvertude (en franais : ouverture), mais erschliessen non point par ouvrir, mais par...dcouvrir, au lieu de rserver logiquement ce dernier verbe pour entdecken, rend selon vouslensemble du livre principiellement incomprhensible, puisque la diffrence entre ouvrir deltre et dcouvrir de ltant en constitue pour ainsi dire lpine dorsale vous tespays pour penser et dire de telles choses...

    Mais nous, Monsieur, nous gagnons notre vie, nous faisons du petit commerce, nousavons un claque de plus de cent piaules entretenir, et, croyez-moi, ce nest pas tous les joursfacile. Jugez-en !

    Notre srie noire blmit et notre fameux fonds seffondre ; Sartre et Yourcenar, parexemple, mme pliadiss, ne partiront pas ternellement, car bien quils aient pour communatout de navoir rien dire, lun le dit avec trop daisance, lautre avec trop de peine (enflamand) pour quon ne sen aperoive pas ; Malraux et Sollers ont fini par amalgamer leurssublimes troupiers ; Pauwels est parti, nous jugeant trop droite ; dOrmesson aussi, que nousjugions trop gauche ; Cohen na jamais exist, ntant que le pseudonyme dun pauvre typedu mme nom ; les exercices de style de Queneau sont tous dans le mme style, le styleennuyeux ; Paulhan, Caillois, Bataille et consorts passent dsormais pour les nullardsprtentieux quils ont toujours t ; Merleau-Ponty fait figure de pisse-froid asexu et Camusde phallocrate rabcheur ; la Beauvoir dclenche le rire des jeunes filles, qui sont toutes dessalopes ; Nelson Mandela, dans sa cage, a dchir le volume dhommages consolateurs quenous lui offrions, et rclam des bananes ; Milan Kundera, en guise de dernier manuscrit,nous a refil un tchque en agglomr ; Franoise Verny nest plus l pour changer lescouches antifuite de Modiano ; Le Clzio est beau, mais con la fois ; Blanchot, force desentretenir infiniment avec son chec et sa haine, va passer larme gauche (a le changera) ;la grippe asiatique a emport les pauvres mots de Foucault en mme temps que ses choses ;Dumzil est grand et le restera, mais peu accessible qui ne manie pas couramment loubykhet le bas-breton ; les uvres compltes de Mends-France, malgr lextraordinaire courantdintrt qui les a accueillies dans les cimetires, souffrent cruellement de la concurrence decelles de Lacouture ; le Saint-John a russi sa perce, mais le Char sest enlis dans le papierbible, stoppant net celle du Deguy, qui attendait derrire ; Chantal Quignard na dcroch que

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    le prix du con un peu court ; la finkilcroute, nouveau produit surgel, passe aussi mal queltouffe-chrtien dantan ; Raymond Aron, empch, nest pas venu lmission Apostrophe programme pour le lendemain de sa mort, et ne sest mme pas excus ; lanouvelle histoire est jeune comme Hrode, ou mme comme Nora, son frre an ; le nouveauroman, dont nous avions rachet une partie (nous ne prenons jamais de risques, maisrcuprons tout ce qui est usag) est vieux comme mes robes ; la psychanalyse sur papierglac nintresse plus que les nvross, ce qui est un comble, vous me laccorderez ; lesmmoires de Pontalis devaient tre adapts au cinma, mais Vincent Price a dclar forfait ;on nous accuse de confisquer avec Grasseuil les prix littraires, ce qui est injuste, car nousnavons jamais prtendu que nous voulussions les partager ; Sagan est morte dans lacatastrophe de Colombie (on na pu la tirer de la boue), Aragon dans celle de Tchernobyl etLouis Dumont dans celle de Bhopal : seul Claude Lefort, travaillant sous terre, aurait survcu,mais il chappe nos sonar; le Temps de la Rflexion ne parat quune fois lan, cest--dire quand celui dagir a dj pass ; quant au Dbat entre chrtiens de gauche, il est deplus en plus difficile soutenir, faute de dsaccord suffisant sur les principaux pointsdaccord. Bref, il ne nous reste plus pour toute valeur sre, du ct des lettres et des scienceshumaines, que les Aventures de Jean-Foutre la Bite, manuscrit chapp aux flammes durchaud dIrne, et notre srie Jeunesse qui, le chaland tant cette fois absolument sansdfense, marche comme la blanche ou les exhibitions de Tournier la sortie des Lyces.

    Vous comprendrez donc, jeune homme, que, dans une situation aussi dfavorable,nous ayons un moment cherch une nouvelle jeunesse dans la philosophie contemporaine.Mais mal nous en prit, l aussi, et le coup de poignard de Martineau ne fut en fait que ladernire preuve dune longue srie ! Car la mort, toujours elle, a empch le clbre auteurde la dialectique du matre et de lesclave, A. Kojve, de mettre au net le tome XII de sonEsquisse dune histoire raisonne de la philosophie paenne, o il voulait tablir enfin sathse centrale : pour Anaximne, tout nest pas dans tout, car cest le contraire ; la Critique dela raison politique de Rgis Debray ne pourra, comme celle de la Raison pure, tre compriseque dans un sicle, annes de guerre et de majorits de droite non comprises ; le peu de gensqui avait lu le premier tome de la Critique de la raison dialectique a refus par le fait mmedouvrir le deuxime, les autres allguant quil tait de toute faon dpass par le troisime,non crit ; la Puissance du rationnel de Janicaud a t brocarde par Frdric Dard, qui lasurnomme lImpuissance du Rasurel; et la Caverne elle-mme, ce porno de Manuel deDiguez, na pas eu le succs escompt cause de son poids : on ne pouvait le lire dune mainsans se la casser. Mais je marrte, Monsieur, car je vous en ai dit plus quil ne faut pour quevous compreniez la ncessit o nous nous trouvons de continuer, pour redorer de temps autre notre blason, publier les grands philosophes de la modernit, cest--dire Nietzsche,Marcel Gauchet, Wittgenstein, Husserl et Heidegger. Or aprs que plusieurs traducteursavaient occis le premier, le ridicule le deuxime, Klossowski le troisime, Ricur lequatrime, que vouliez vous que nous fissions du cinquime, sinon le dessouder son tour :ctait bien le moins ! et ctait aussi le seul moyen de le vendre, les textes originaux tant,parait-il, fort rbarbatifs. Du reste, mon ami, je vous trouve bien peu humain dans vosquerelles : apprenez quil faut que tout le monde vive, les staliniens et les collabos, lessociaux-dmocrates et les dmocrates-chrtiens, les fanatiques et les pervers, en un mot toutesnos lites franaises actuelles ; et aussi bien impertinent : car o irait-on, sil vous plait, siltat faisait son devoir et si la dmocratie perscutait ceux qui la sabotent ? Ce ne serait plusde la dmocratie, nest-ce pas, mais du totalitarisme et de la pouillerie ! Dautre part, nonseulement le crime intellectuel est la condition ordinaire de notre impunit, mais je vous faisobserver que, du dernier que nous avons commis et qui na pas lheur de vous plaire, elle vasortir encore renforce : vous ne pouvez donc en bonne logique le dnoncer, ou bien vous

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    ignorez le droit : car selon nos textes, une impunit inconteste, ou, si vous mautorisez cettetournure hardie, une impunit impunie vaut autant quinnocence ; de plus, le droit de laproprit littraire ntant en ralit quun immense vide juridique, qui donne donc toujoursraison au plus nul pourvu seulement quil ait pignon sur rue et le soutien des banques, vousseriez mal venu dexiger quon fasse le plein quand la libert dentreprise peut pour une foissexercer sans avoir subir la force injuste des lois ! Nous prfrons, voyez-vous, la justice audroit, cest--dire les procs, que nous gagnons presque toujours, ce pire des maux questltatisme. Quelquun prtendait quune bonne loi tait celle qui empche les procs, et ildisait une sottise ; nous, nous pensons au contraire que les procs, lorsquils se droulent entregens de bonne compagnie, ont ceci de bon quils empchent le lgislateur de lgifrer. Ainsi,les avocats y trouvent leur compte en mme temps que nous, et la justice franaise est enmatire culturelle la complice la plus efficace de la carence de ltat en gnral et duministre de tutelle en particulier. M. Jack Lang, dailleurs, nest-il pas juriste dabord etclown ensuite ?...

    Quon me comprenne bien (et quon me pardonne de ne pas reproduire plus au long undiscours qui me lve le cur) : loin de considrer nos voisins dOutre-Rhin comme desimbciles, je les tiens au contraire pour des gens honntes et loyaux, et cest l tout mon sujetde craindre. Car eux aussi ont leur lobbies intellectuels , dont ils peuvent constater lesmfaits je pense aux gangs de la psychanalyse, de la sociologie la mode de Francfort, dela philosophie analytique, etc., qui ont russi extirper aussi compltement la philosophie delUniversit allemande que de la ntre , mais quil y a loin dun tel constat se rendrecompte que la vie de lesprit, ou de ce quon ne peut plus appeler de ce nom, est devenue enFrance purement et simplement dlinquante, quand ce nest criminelle ! Que lintelligentsiafranaise soit pourrie jusquaux mlles ; quelle ait livr la culture, comme le dit si bien Jean-Paul Aron5, aux professeurs, je veux dire aux pdagogues ; quelle considre uniquement ladmocratie comme le moyen de dtruire, et son profit, cette mme dmocratie envisage entant que fin ; que le ptainisme, le stalinisme et le racialisme entendez par l aussi bienlantiracisme que le racisme, puisque le premier admet les prsupposs du second , que lamythologie religieuse et le mensonge social-dmocrate de droite ou de gauche formentlessentiel de son inspiration ; quelle soit, en somme, la lie de la socit franaise et, surprisecomme telle, sapprte dornavant commettre les pires forfaits pour perptuer sa dictature,quel est celui de nos voisins qui pourrait de sens rassis limaginer ?

    Or je le rpte : cest par l que la Kommandantur du VIIme arrondissement gagne tous les coups, et cest par l quelle a encore gagn, provisoirement mais durablement, cecoup-ci. De deux manires : dune part, mme si chacun ralisera aussitt quil ne peut liretre et Temps dans ltat lamentable o on le lui inflige, et si quelques-uns en concevrontforcment une terrible animosit contre l diteur , celui-ci aura beau jeu de dtourner cettecolre vers M. Glandu, qui cependant on ne peut dcemment chercher querelle puisquil at manipul dun bout lautre de lopration par un cloporte bien cach sous sa plinthe jai nomm M. Hasbeen : on ne sen prend pas un impotent phnomnologique lorsquil sedouble dun incapable au sens juridique du terme ; dautre part, Gallimard a publi, cest--

    5 Qui peut tre aurait eu du mal publier la Kommandantur ses excellents Modernes, 1984,

    sil avait recul jusquau dbut du sicle et commenc par rappeler que le camp de la mortcontrl aprs 1950 par les kapos du type Lacan, Althusser, Derrida, Barthes, Lvi-Straus,Deleuze et Cie avait t entirement arpent, construit et barbel par l esprit N.R.F bienavant cette date. Mais je nadresse, ce disant, aucune critique J.-P. Aron qui a choisi detmoigner sur ce quil a vcu directement et, de plus, inscrivant lui-mme la remarque que jeviens de faire en exergue la savoureuse version tlvise de son livre, diffuse par FR 3 les4, 11 et 18 dcembre 1986.

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    dire atteint ce qui tait pour lui la fin en soi : feindre d honorer , si lon ose dire, sesengagements envers les diteurs allemands, donc justifier sa proprit exclusive de luvre deHeidegger en France, donc continuer dinterdire celle-ci aux diteurs concurrents (qui, dureste, sont les premiers cautionner le monopole), et le fait brut, matriel, obscne de cettepublication-pour-la-publication lui permettra de disposer de suffisamment de temps pourlaisser pourrir laffaire ; ou pour trouver dans la bonne presse quelque porte-plume dispos la faire passer contre espces sonnantes6 ; ou encore pour persuader aux imbciles les plusdsesprants de ce pays que Sein und Zeit, conformment la thorie linguistique de M.Hasbeen, tait de toute faon intraduisible. Comme je le disais, le compte de Heidegger estdonc juridiquement rgl pour longtemps.

    3 Les malades. Do peut venir le salut, ou au moins le sursaut ? mon grandregret, il mest impossible de lattendre du milieu philosophique franais, plus prcisment delimmense majorit de pleutres dont il se compose, et cest encore de lAllemagne que,nonobstant lpais rideau de fume dress la frontire par la propagande gallimardesque, jemobstine esprer que viendra le choc en retour propre rveiller les Franais endormis.My encouragent dailleurs, en sus de ma germanophilie et de mon optimisme ttus, quelquessignes modestes, certes, mais dassez bon augure : les diteurs de Heidegger, dabord, sanstrouver bon ou pratiquement possible (?) de sopposer de manire prventive au mauvais coupqui se prparait, nen ont pas moins parfaitement reu mes signaux de dtresse, et, sils ne mecroyaient sur parole, le sabotage prmonitoire des Problmes fondamentaux de laphnomnologie par Jean-Franois Courtine (pourquoi ? !) leur avait apport ds lan dernierune premire preuve du bien-fond de mes craintes ; ensuite M. Hermann Heidegger, fils duphilosophe, averti du pril par quelques isols lucides, tels Roger Munier et mon amiRuprecht Paqu, partage dsormais notre commune inquitude, et, tout en mabstenant dechercher avec lui un contact direct, je gage quil aura cur de se faire instruire avec soin dela valeur relle de ldition franaise officielle . ce qui lui permettra de comprendre quil at, aprs son illustre pre, la premire victime du complot ourdi par un Jean Beaufretdclinant, et resserr ensuite par un Hasbeen dvalant ; enfin ce nest quun dbut, maispeut-tre aussi un authentique commencement , R. Paqu, qui a compris que linformationdu public tait la seule arme opposer nos filous, a dj pris, de son propre chef et sans quelen priasse, une habile et dmocratique initiative : traduire dans la Frankfurter AllgemeineZeitung la plus longue des interviews o M. Glandu, affectant de justifier sa philosophiegraillonneuse de la traduction, commence en ralit dcouvrir lui-mme et ses complices, etachve en mme temps de rvler qui en doutait encore quil est fou lier. Cest pourquoi,avant de conclure ce communiqu de guerre, je voudrais mon tour laisser la parole notreahuri, non point exactement pour laccabler on a vu que ctait difficile , mais pour

    6 Cest rat ! A linstant mme o jcrit mes balivernes, Roger-Pol Droit vient pour la

    deuxime fois, de sauver 1honneur flapi du Monde des Livres (12 dcembre 1986 ; cf. sonarticle du 21 juin 1985) en disant froidement et compltement la vrit sur ldition officielle . Si ctait ma cause que je plaidais, ou quil soutenait, je devrais len remercierpubliquement ; comme tel nest pas le cas, je laisse le soin de le faire mieux que moi seslecteurs, au nombre desquels M. H. Heidegger pourrait bien se trouver. Et comme unbonheur narrive jamais seul, voici que M. Jean Lacoste, que je nai pas lhonneur deconnatre, apporte dans la Quinzaine littraire du 15 dcembre des informations et desrflexions sur cette mme dition, qui non seulement sont tout aussi pertinentes que celle deR.-P. Droit, mais encore leur sont parfaitement complmentaires. Allons, tout nest pasperdu !

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    confirmer indirectement leffarant cynisme de ceux qui ont os se servir de lui. Ajoutons quele comique, dont nulle situation franaise nest jamais tout fait exempte, aura ainsi le derniermot, ce qui compensera en quelque sorte ce discours de mort que tenait tout lheure laN.R.F. en sa prosopope, et quelle vend depuis quelle existe.

    Ainsi donc, Glandu, dit Hasbeen, vous voulez bien traduire pour nous Sein undZeit ? Oui, mon Obersturmbannfhrer, rpond notre homme, utilisant le seul mot allemandquil connaisse (il croit quil signifie : les petits oiseaux chantent dans la fort ) ; dailleursJean Beaufret la voulu, dont vous tes le reprsentant sur la terre comme il ltait lui-mmede Heidegger aprs sa mort, et ce nest pas lui qui se serait moqu de moi en men confiant lamission, foi de Glandu ! Fort bien, dit Hasbeen, et comment vous y prendrez-vous ? Cest trs simple, mon officier, je ne traduirai pas, car, comme vous le savez, tel taitgalement le souhait de notre vieux matre. Euh, dit Hasbeen, cest en effet ce que noussouhaitons tous, jen conviens, et il nest pas question que les sous-hommes mettent leursdoigts sales sur des textes dont nous fmes si longtemps les seuls interprtes, quand bienmme nous navons jamais russi les interprter ; seulement, voyez-vous, Glandu, il nestpas convenable de dire ce genre de choses aussi clairement, et je compte sur vous, lorsquevous prsenterez votre traduction, pour trouver quelques expressions qui le disent sansvraiment le dire. Et notre sapeur Camember dessayer de le dire, mais, hlas pour lui et sonbarbeau casse-crote7, en le disant ! Voici en effet quelques dclarations croustillantes deGlandu au lecteur et la presse :

    7 Cest en effet le genre fins de mois difficiles , courageux, mais pas tmraire : en juin

    1985, date exacte de mon dition, Hasbeen qui on na rien demand, se conchie dans lapresse en expliquant que, lan prochain, on va voir ce quon va voir, savoir que J. Beaufret afait le bon choix en mandatant Glandu, et que jai indment coup lherbe sous le pied dedoux agnelets tout dvous au service de Heidegger, des potes de la traduction quinavaient plus besoin que dun t, dun automne pour que mrt leur chant (cf. le Figaro du21 juin 1985, et ma rponse le 28 ; puis le Matin de Paris du 9 juillet 1985 mais l, pas derponse : nous sommes dans la presse progressiste). Et puis, fin 1986, dans ldition officielle,deuxime surprise (cf. supra, n. 1) : le nom de Hasbeen ne figure nulle part, alors quil posaitjusque-l au responsable de ldition de Heidegger en France (quil ne fut jamais, je le saisdexprience) et quon mavait rpt satit durant un an quil ne fallait pas sinquiter etque le contrle de Glandu par Hasbeen excellent traducteur, comme je lai toujours ditmoi-mme constituait le rempart idal contre tout drapage : quoi je rpondais que, siune telle collaboration tait effective, Hasbeen navait qu co-signer la traduction en cours. Que sest-il donc finalement pass ? Hasbeen a-t-il laiss faire par pure mchancet, ouaussi par paresse ? Ou bien, hypocrite, mais pas bte, a-t-il senti que la galre tait peu sre, etquil serait imprudent dy inscrire son nom aux cts de celui dun traducteur de fortune ? Oubien Glandu a-t-il voulu aller seul la mitraille, pour prouver quil tait un grand garon ? Ouencore des combinaisons obscures, ou des brouilles sont-elles intervenues dans le trio infernalGlandu-Hasbeen-Gallimard ? Toujours est-il que Hasbeen, bien quil ait quitt le navire,persiste, mais sans entrer dans les dtails on se demande mme sil a lu le rsultat final ! clbrer lentreprise pour la seule et unique raison quelle a t mene jusquau bout, et asoi-disant rfut la mienne comme le fruit rfute la fleur ! (cf. Le Matin du 18 novembre1986). Comprenne qui pourra. En attendant den savoir plus, mon hypothse est forcmentdordre psychopathologique : personnage bien dou au dpart, Hasbeen aura soudainementvir, vers 1980, du berger foltre de ltre au chef de secte paranoaque, son premier soin tantalors de prendre sous son aile la paraphrnie glandulaire, mais sans aller jusqu corriger pourautant la traduction. Erreur fatale, qui vaut notre diadoque mystique de Beaufret dtre djgrill en France il faut dire quil trouvait le moyen den rajouter avec des plaidoyers

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    Pour de simples et videntes raisons pratiques, il est apparu impossible de donner detre et Temps une dition bilingue. Dire maintenant sur un ton de regret quelle et tsouhaitable serait parfaitement drisoire. Elle ntait pas souhaitable, elle reste indispensable.Car la premire chose dire de cette version franaise dtre et Temps, cest que lide dunetraduction qui prtendrait recouvrir le texte original, qui sy substituerait en dispensant davoir y recourir, constitue le contraire mme du dessein que nous nous sommes propos.Noublions jamais le conseil que donnait ses lves M. Jean Beaufret lorsquil taitprofesseur de khgne : Si vous voulez lire Sein und Zeit, apprenez lallemand. Supplerldition bilingue nest pas difficile. En se munissant dun exemplaire du texte allemand et enle jouxtant de la prsente traduction, le lecteur se mettra mme de faire face un livre danslequel, tort ou raison (!) on a souvent voulu voir un dfi la traduction (annexe ldition officielle, p. 515).

    Il mest impossible de faire maintenant une revue dtaille de tous les termesproblmatiques du livre. Ce que je voudrais surtout dire leur sujet, cest que, telle que je lapropose, la traduction na jamais pour but de faire oublier le texte original en le recouvrant demots franais. Elle vise, au contraire, y conduire et y ramener sans cesse davantage. Elle estsi peu destine des lecteurs qui voudraient sen servir pour viter lallemand quelle partjustement du principe que le lecteur qui y recourt ne saurait tre compltement impermable lallemand. Cest ce que jai expliqu dans le texte de prsentation, o jappelle la lecturebilingue dune traduction qui nambitionne certes pas dtre dfinitive mais qui tend unecertaine transparence. Lide pour moi a toujours t de faire, si possible, apercevoir le texteallemand travers la traduction. Une phrase de dAlembert sur laquelle je suis tombseulement lanne dernire, le dit fort bien : La langue de la traduction doit porterlempreinte du gnie de loriginal et de la teinture trangre. Cela dit, il serait extravagant[ben voyons !] desprer forcer le Franais ... parler allemand, moins dy mettre lhumourde Jules Laforgue crivant en franais germanis : Ctait un trs au vent doctobrepaysage ! Ce que jattends prcisment du lecteur, cest quil ait toujours un il pour letexte et le mot allemand (Magazine littraire, nov. 1986, p. 32).

    Labsence de glossaire relve de mon initiative. Elle est logique si vous suivez ce quejai expos dans ma prsentation de la traduction. Jy explique que lesprit dans lequel jaitravaill est celui dune dition bilingue, cest--dire dune traduction destine des lecteursqui gardent toujours le texte allemand sous les yeux. Celui qui a cte cte sur sa tableoriginal et traduction peut avoir besoin dun dictionnaire, mais non dun glossaire. Un tube devaseline peut galement lui tre de bon secours (Le Matin de Paris, 18 novembre 1986,p. 22 ; la dernire phrase est ajoute, conformment au sens gnral de ce qui la prcde, parle citateur).

    *

    * *

    Non, mes chers Franais, ne soyez point tonns que jen appelle lAllemagne : carvous qui tiez hier des veaux, vous tes maintenant des moutons. Depuis longtemps, vous nepensiez plus gure, voici que vous ne sentez plus rien. Mais de ce que vous ne sentiez rien,vous auriez bien mauvaise grce conclure quon a cess de vous entuber : ce que vous feriezmieux den dduire, cest que vous navez pass que trop de temps vous largir et vous

    aveugles et systmatiques dans laffaire du nazisme de Heidegger ! et lui vaudra dtrebientt carbonis en Allemagne. Voil ce quil en cote de har Heidegger en prenant lair delaimer, et de jouer au plus fin avec la vrit philologique, qui ne supporte pas la triche. Bref,les nazillons du pseudo-heideggrianisme aboient, et la caravane de lobjet phnomno-logique passe.

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    graisser le fion. Non seulement vous avalez nimporte quoi, mais vous lavalez par odordinaire on le rejette, pardon, on le dvale.

    Avalerez-vous encore la dernire couleuvre philologique quon vient de vous servir,comme vous avaliez nagure, et toujours par le mme canal, les colonnes susnommes oumme et l, lunivers vous admire la pyramide du Louvre ? Aprs le coup de lutopiesociale, vous laisserez-vous faire celui du modernisme culturel ? Aprs celui du gauchisme,celui du nazisme new look ? Aprs celui de la coexistence, celui du consensus ? A latyrannie des professeurs, ne voyez-vous comme alternative que celle des prtres ? A celle desdmagogues, que celle des maffieux ? A celle des idologues, que celle des psychopathes ?

    Je vous laisse y rver. Pour moi, mes deux principales rsolutions sont prises depuislongtemps, et ce nest ni aujourdhui, ni demain que jen changerai.

    La premire est videmment de vous informer. Je viens de le faire, et je continuerai.Pour lheure, jespre que vous avez compris : vous tes cocus, parce que ldition officiellede Sein und Zeit en franais , quelque illisible quelle soit, suffira en interdire toute autrejusquau jour lointain o une justice digne de ce nom aura pass, et prvalu un autre droit quecelui des plus forts, une autre raison que celle des plus fous. En revanche, il est une chosequelle ne minterdira pas : cest, je mempresse de lannoncer, de rimprimer en 1988, dsque jen aurai trouv les moyens financiers, ma propre traduction un nombre levdexemplaires, et de recommencer la distribution gratuite jusqu satisfaction quasi compltede la demande. Que si mes adversaires voulaient contrecarrer ce ferme projet par les moyenslgaux, je les mets au dfi de saisir cette fois-ci la justice, car lentendre se prononcer est leplus vif de mes dsirs, comme cest leur pire hantise.

    Quant la seconde rsolution, elle nest autre ceux qui lisent mes premiers essaislauront srement compris que de relever la philosophie dans ce pays, dans la petitemesure o mes forces me le permettront. Projet difficile excuter sans vous, mes cherscompatriotes, je le reconnais, mais non pas impossible, sil est vrai qu ct de vous, quct de moi, il existe un troisime personnage de tout drame spirituel moderne, qui nousdpasse tous les objets. Quest-ce donc que cela, un objet ? Comme ce nest point le lieu,dans un divertissement en style poissard, den discourir phnomnologiquement, je mecontenterai den montrer du doigt quelques-uns : objet, hier, tre et Temps sauv du dsastrepar son dition prive de 1985 ; objet, aujourdhui, la prsente version indite de LOrigine deluvre dart, soustraite ses soustracteurs au prix dun nouvel acte de piraterie comme le lobby ne manquera pas de le nommer vertueusement ; objet, demain, le De unitateDei et pluralitate creaturarum dAchard de Saint-Victor, quil sest encore trouv de bonnesmes pour essayer, malgr ses huit cents ans dge, de cacher aux yeux de la France et dumonde, de crainte sans doute quils nen fussent blouis ! Et objets, aprs-demain, dautres uvres , comme on ne dira plus, si du moins la Fortune me sourit et si la Parque me prtevie. En vrit, je vous le dis : lobjet prvaudra parce que la modernit est l, alors que M.Hasbeen, qui ose en prononcer le nom, a failli tre. Il vivra mme si la culture meurt, et peut-tre au prix de sa disparition. Le Franais reparlera, la pense franaise repensera, le livrefranais, ft-il traduit dune autre langue, renatra, lcole franaise r-duquera, parce quille faut. Mais sera-ce par votre volont, ou seulement par celle dune infime minorit dersistants ? La France a rendez-vous avec la modernit : sera-ce malgr vous, ou avec vous,les Franais ? Comme dirait M. Glandu avant de rentrer dans sa loge Hasbeen, lui, a djregagn son trou : a y en a tre la question, dont au sujet de laquelle jai eu lhonneur devous la poser.

    15 dcembre 1986.

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    TEXTE ORIGINAL

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    TRADUCTION

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    VOM URSPRUNG DES KUNSTWERKES

    Vortrag gehalten in KunstwissenschaftlichenGesellschaft Freiburg am 13. November 1935

    Es wird die Frage nach dem Ursprung des Kunstwerkes gestellt. Zur Durchfhrungdieser Frage sind im voraus drei Dinge ntig.

    1 Wir mssen darauf halten, dass wir wirklich von dem ausgehen, dessen Ursprunggezeigt werden soll vom Kunst-werk.

    2 Wir mssen einen Vorbegriff von dem haben, wonach wir fragen vomUrsprung.

    3 Wir mssen im Klaren sein ber den Weg vom Kunstwerk zum Ursprung.Der Klrung dieser drei Dinge dient der erste vorbereitende Teil des Vortrags.

    I

    Kunstwerke sind uns bekannt. Bau- und Bildwerke sind hier und dort an- unduntergebracht. Ton- und Sprachwerke sind vorhanden. Die Werke entstammen denverschiedensten Zeitaltern ; sie gehren unserem eigenen und fremden Vlkern an. Wiediese Werke selbst so kennen wir auch meistens ihren Ursprung . Denn wo anders sollein Kunstwerk seinen Ursprung haben als in der Hervorbringung durch den Knstler ? Esgilt daher die Vorgnge zu beschreiben, die sich bei der Verfertigung vonKunsterzeugnissen abspielen. Unter diesen Vorgngen ist offenbar der ursprnglichste die Fassung des knstlerischen Gedankens ; denn von ihm her vollzieht sich dieUmsetzung ins Werk ; aus ihm geht schliesslich das Erzeugnis hervor. Eine Zergliederungdieser seelischen Erlebnisse und Hintergrnde im Knstler kann mancherlei zu Tagefrdern. Nur haben solche Nachforschungen nichts zu tun mit der Frage nach demUrsprung des Kunstwerkes ; denn sie gehen weder vom Kunstwerk aus noch in denUrsprung zurck.

    Sie gehen nicht vom Kunstwerk aus, weil dieses dann genommen wird als diegekonnte Leistung des Knstlers, als ein Ergebnis seines Tuns. Zwar ist immer daseinzelne Kunstwerk auch die Hervorbringung eines Knstlers ; aber dieses Erzeugtsein desWerkes macht nicht sein Werksein aus ; das gilt um so weniger, als ja der eigenste Willeder Hervorbringung darauf zielt, das Werk auf sich selbst beruhen zu lassen. Gerade in dergroen Kunst und von ihr allein ist hier die Rede bleibt der Knstler gegenber demWerk etwas Gleichgltiges, fast wie ein im Schaffen sich selbst vernichtender Durchgang.

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    DE LORIGINE DE LUVRE DART

    Confrence prononce la Socit des Sciences de lArtde Fribourg-en-Brisgau le 13 novembre 1935

    Est ici pose la question de lorigine de luvre dart. La traverse de cette questionrequiert au pralable trois choses :

    1 Nous devons nous astreindre partir effectivement de ce dont lorigine doit tremontre de luvre dart.

    2 Nous devons possder un prconcept de ce dont nous nous en enqurons delorigine.

    3 Nous devons tre au clair sur le chemin qui conduit de luvre dart lorigine.Cest la clarification de ces trois choses quest destine la premire partie,

    prparatoire, de cette confrence.

    I

    Des uvres dart, nous en connaissons. Ici et l-bas, des uvres architecturales etplastiques sont disposes et entreposes. Des uvres sonores, des uvres de langue noussont prsentes. Ces uvres proviennent des poques les plus diverses ; elles appartiennent notre peuple et des peuples trangers. Du reste, autant que ces uvres mmes, nousconnaissons aussi le plus souvent leur origine . Car o donc une uvre dart pourrait-elle trouver son origine, sinon dans sa production par lartiste ? Par suite, il convient dedcrire les processus qui se droulent lors de la confection de produits artistiques. Et parmices processus, le plus originaire est de toute vidence la conception de lide artistique,sil est vrai que cest partir delle que saccomplit cette transposition quest la mise enuvre, que cest delle que procde en dernire instance le produit. Une analyse de ces vcus psychiques ainsi que de leurs arrires-plans chez lartiste peut mettre aujour bien des rsultats. Oui mais de telles investigations nont rien voir avec laquestion de lorigine de luvre dart ; car pas plus quelles ne partent de luvre, pas pluselles ny reviennent (Hw. 46).

    Elles ne partent pas de luvre, car celle-ci y est envisage comme ce que le pouvoirde lartiste a produit, comme un rsultat de son faire. Certes, luvre dart singulire esttoujours aussi la production dun artiste ; toutefois, cet tre-produit de luvre ne constituepoint son tre-uvre, et cela dautant moins que la volont la plus propre de la productionvise bel et bien laisser luvre reposer sur elle-mme. Dans le grand art justement etcest de celui-ci seul quil sagit ici , lartiste demeure par rapport luvre quelquechose dindiffrent, presque comme un procs qui sannulerait lui-mme dans la cration(Hw. 29).

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    Und nicht auf den Ursprung geht jene Zergliederung der Erlebnisse des Knstlerszurck sondern auf eine Ursache . Beides ist nicht dasselbe. Schuhzeug wenn dieserVergleich hier erlaubt ist gibt es nicht, weil es Schuster gibt, sondern Schuster sindmglich, weil so etwas wie Fubekleidung mglich und notwendig ist. In einem nochwesentlicheren Sinne gilt das vom Knstler. Kunstwerke sind nicht, weil Knstler solcheerzeugt haben, sondern Knstler knnen nur als Schaffende sein, weil so etwas wieKunstwerke mglich und notwendig ist. Jener Grund, der das Wesen des Werkes und imVoraus damit das Wesen des Knstlers mglich und notwendig macht, ist der Ursprungdes Kunstwerkes.

    Um aber in diesen Ursprung vorzudringen, drfen wir offenbar nicht vom Werk alsErzeugnis ausgehen, sondern mssen das Werk selbst, so wie es an sich ist, zu fassensuchen. Auf welchem Wege gelingt das ?

    Wir finden die Kunstwerke an sich vor in Sammlungen und Ausstellungen. Hier sindsie untergebracht. Wir finden Kunstwerke vor auf ffentlichen Pltzen und in denWohnhusern Einzelner. Da sind sie angebracht. Die Werke sind verstndlich. DieKunstgeschichtsforschung bestimmt ihre Herkunft und Zugehrigkeit. Kunstkenner undKunstschriftsteller beschreiben ihren Gehalt und ihre Qualitten . Die Werke werden so,wie sie an sich sind, dem gemeinsamen und vereinzelten Kunstgenu zugnglich gemacht.Amtliche Stellen bernehmen die Pflege und Erhaltung der Werke. Der Kunsthandel sorgtfr den Markt.

    Um die so an sich vorhandenen Kunstwerke tut sich ein mannigfaltiger Umtrieb, denwir kurz und ohne jede abschtzige Bedeutung den Kunstbetrieb nennen.

    Aber begegnen uns da die Werke, wie sie in sich stehen ? Die Aegineten in derMnchner Sammlung, das Brbele im Liebighaus in Frankfurt, die Antigone desSophokles in der besten kritischen Ausgabe all die Werke sind aus ihrem eigenstenRaum herausgerissen. Ihr Rang und ihre Eindruckskraft mgen noch so gro, ihreErhaltung noch so gut, ihre Deutung noch so sicher sein, die Versetzung in dieSammlung hat sie ihrer Welt entzogen. Aber auch wenn wir uns bemhen, solcheVersetzungen der Werke aufzuheben oder zu vermeiden indem wir etwa den Tempel inPaestum an seinem Ort aufsuchen und den Bamberger Dom an seinem Platz die Weltder vorhandenen Werke ist zerfallen.

    Weltentzug und Weltzerfall sind nie mehr rckgngig zu machen. Die Werke sindnicht mehr die, die sie waren ; sie selbst sind es zwar, die uns da begegnen, aber sie selbst :die Gewesenen. Als Gewesene stehen sie uns im Bereich der berlieferung undBewahrung entgegen. Sie bleiben solche Gegenstnde. Aber dieses Entgegenstehen ist nurnoch eine Folge jenes vormaligen Zu-sich-Stehens nicht mehr dieses selbst. Das ist ausihnen geflohen. Die Werke sind zwar da, aber sie stehen lediglich als Gegenstnde. AllerKunstbetrieb, er mag aufs usserste gesteigert werden und alles um der Werke selbstwillen betreiben, er reicht immer nur bis an das Gegenstandsein der Werke. Doch das istnicht ihr Werksein.

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    Dautre part, ce nest pas lorigine que revient cette analyse des vcus de lartiste,mais une cause . Or origine et cause font deux. Sil y a une chaussure pour autantque cette comparaison soit permise , ce nest pas parce quil y a des cordonniers, lescordonniers se sont au contraire eux-mmes possibles que parce quest possible etncessaire quelque chose comme lhabillement du pied. Or cela vaut de lartiste en un sensplus essentiel encore. Les uvres dart ne sont pas parce que des artistes en ont produites,mais des artistes ne peuvent tre en tant que crateur que parce quest possible etncessaire quelque chose comme des uvres dart. Ce fondement qui rend possible etncessaire lessence de luvre et, demble et du mme coup, lessence de lartiste, cestcela lorigine de luvre dart (Hw. 7).

    Mais pour percer jusqu cette origine, ne sommes-nous pas manifestement autoriss partir de luvre comme produit ? Ou bien nous faut-il absolument tenter de saisirluvre elle-mme, comme elle est en soi ? Mais quel chemin prendre pour y russir ?

    Les uvres dart, nous les trouvons devant nous, dans des collections et desexpositions. Elles y ont t mises labri. Nous en trouvons aussi sur des places publiqueset dans des demeures prives. Elles y ont t disposes. Ces uvres sont intelligibles. Larecherche en histoire de lart dtermine leur provenance et leur appartenance. Desconnaisseurs, des critiques dart en dcrivent le contenu et les qualits . Ainsi, lesuvres telles quelles sont en soi, sont-elles rendues accessibles la jouissance collectiveet individuelle de lart. Des institutions officielles assument la charge dentretenir et deconserver les uvres, tandis que le commerce de lart soccupe de leur march (Hw. 8, 29).

    Autour des uvres dart prsentes selon cette modalit se dploie un affairementmultiple que nous appelons brivement et sans aucune nuance dprciative lexploitation organise de lart (Hw. 29).

    Mais question : est-ce que les uvres, dans ces conditions, nous font encontre tellesquelles se dressent en elles-mmes ? Les Egintes de la collection de Munich, la PetiteBarbara du Liebighaus de Francfort1, lAntigone de Sophocle dans la meilleure ditioncritique toutes ces uvres ont t arraches leur espace le plus propre. Si grande quesoit leur dignit et leur force, si bonne leur conservation, si assure leur interprtation, leseul fait de les transporter dans une collection les a soustraites leur monde. Plus encore :mme si nous faisons effort pour supprimer ou viter de tels transports duvres enallant examiner en son lieu le temple de Paestum et sur sa place la Cathdrale de Bamberg,par exemple , le monde propre ces uvres prsentes ne sen est pas moins effondr(Hw. 29-30).

    La soustraction des uvres leur monde, leffondrement du monde propre desuvres deux phnomnes irrversibles. Les uvres ne sont plus celles quelles taient ;sans doute, ce sont elles-mmes qui nous font face, mais elles-mmes veut dire alors :elles, qui furent. En tant que telles, elles sob-jettent nous lintrieur du domaine de latradition et de la conservation, et demeurent de tels objets. Mais cette ob-stance objectivenest plus quune consquence de ce se-tenir-pour-soi2 antcdent dont on a parl et nonplus celui-ci mme, qui sest enfui delles. Les uvres sont certes l, mais elles se dressentpurement et simplement en tant quob-jets. Toute exploitation organise de lart, serait-ellemme pousse lextrme saffairerait-elle mme au service des seules uvres, ne peutjamais atteindre qu ltre-objet des uvres. Mais celui-ci nest pas leur tre uvre (Hw.30)

  • 30

    Allein knnen wir denn berhaupt das reine bezugfreie Wesen des Kunstwerkesfassen ? Kommt das Werk nicht zum mindesten durch dieses Fassen wieder in einenBezug ? Gewiss nur fragt es sich, in welchen. Aber geben wir einmal zu, diese Fassungdes Werkseins des Werkes sei mglich, dann gilt es doch eben das Kunst-werk zu fassen.

    Wir mssen dessen sicher sein, dass wir es auf dergleichen wie ein Kunst-werk undnicht auf ein beliebiges Erzeugnis absehen ; wir mssen also im vorhinein wissen, worindas Wesen des Kunstwerkes besteht. Das Wesen das ist jener Grund, der das Kunstwerkin dem, was es ist, ermglicht und erntigt. Dieser Grund jedoch, den wir kennen mssen,um mit Sicherheit vom Kunst-werk auszugehen und so zu seinem Ursprung zu gelangen,ist ja eben der Ursprung selbst. Was wir suchen, mssen wir schon haben und was wirhaben, sollen wir erst suchen. Der Weg, auf den wir uns da begeben, ist eineKreisbewegung. Die Schwierigkeit, dass wir erst am Schlusse der Darlegungen vorbereitetsind zum rechten Beginn, ist unvermeidlich und sie muss als eine solche begriffen werden.

    Die Aufgabe des ersten vorbereitenden Teiles ist damit erledigt. Der Weg desFragens nach dem Ursprung des Kunstwerkes ist ein Kreisgang. Ursprung meint denGrund, der das Kunstwerk in seinem Wesen ermglicht und erntigt. Der Ansatz der Frageist zu nehmen beim Werksein des Werkes und weder beim Erzeugtsein durch den Knstlernoch beim Gegenstandsein fr den Kunstbetrieb.

    II

    Was jetzt der Hauptteil des Vortrages leisten muss, ist aus dem Vorigen klar : 1 diezureichende Kennzeichnung des Werkseins des Werkes ; 2 den Aufweis des Grundesdieses Werkseins (der Ursprung) ; 3 die Rckkehr vom Ursprung zum Werk.

    In den Mitvollzug dieser Kreisbewegung unseres Fragens kommen wir nur durcheinen Sprung. Der ist die einzige Weise des rechten Mitwissens um den Ursprung. Sohngt alles daran, dass wir fr diesen Sprung den rechten Absprung nehmen. Wirvollziehen ihn jetzt, indem wir unvermittelt und dem Anscheine nach willkrlich und ingroben Hinweisen auf dit Wesenszge im Werksein des Werkes hinzeigen.

    Der Zeustempel steht da, inmitten des zerklfteten Felsentales. Das Bauwerkumschliesst die Gestalt des Gottes und lsst sie so zugleich durch die offene Sulenhallehinausstehen in den heiligen Bezirk. Im Tempel und durch den Tempel west der Gott anund lsst so erst den Bezirk als einen heiligen sich ausbreiten und ausgrenzen. Die An-wesenheit des Gottes verschwebt nicht ins Unbestimmte, sondern umgekehrt : dasTempelwerk fgt erst und sammelt erst die Einheit jener Bezge, in die Geburt und Tode,Unheil und Segen, Sieg und Schmach, Einzigkeit und Verfall eines Volkes eingefgt sind.Die waltende Einheit dieser Bezge nennen wir eine Welt. In dieser kommt je ein Volk zusich selbst. Das Tempelwerk ist die fgende Mitte aller Fugen der jeweiligen Welt.

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    Mais alors, nous est-il en gnral possible de saisir lessence pure, absolue deluvre dart ? Ou bien luvre, du fait mme dune telle saisie, ne devient-elle pas nouveau relative quelque chose ? Assurment mais la question est de savoir dansquelle relation elle entre alors. Quoi quil en soit, supposer que cette saisie de ltre-uvre de luvre soit possible, la tche demeure justement de saisir luvre dart (Hw.30).

    Nous devons alors ncessairement tre srs dune chose : de ce que nous visons bienquelque chose comme un uvre dart, et non pas un quelconque produit ; nous devonsdonc ncessairement savoir demble en quoi consiste lessence de luvre dart.Lessence ce fondement qui rend possible et ncessaire luvre dart en ce quelle est.Seulement, ce fondement quil nous faut connatre afin de partir avec certitude de luvredart et de parvenir ainsi jusqu son origine, cest l justement lorigine elle-mme. Ceque nous cherchons, nous devons dj lavoir, et ce que nous avons, cest cela que nousdevons chercher. Le chemin o nous nous engageons alors est un mouvement circulaire.Cette difficult, qui veut que ce soit seulement la fin de nos expositions que noussommes prpars au bon commencement, est invitable et doit tre proprement conuecomme telle (Hw. 7-8).

    Ainsi la tche de notre premire partie prparatoire est-elle remplie. Le chemin duquestionnement de lorigine de luvre dart est un cours circulaire. Origine signifie lefondement qui rend possible et ncessaire luvre dart en son essence. Le point de dpartde la question doit tre pris dans ltre-uvre de luvre, non pas dans son tre-produit parlartiste ou dans son tre-objet pour lexploitation organise de lart.

    II

    Quelle tche la partie principale de cette confrence doit-elle maintenant accomplir ?Cest ce qui sera devenu clair partir de ce qui prcde : 1 caractriser suffisammentltre-uvre de luvre ; 2 mettre en lumire le fondement de cet tre-uvre (lorigine) ;3 en revenir de lorigine vers luvre.

    Dans le co-accomplissement de ce mouvement circulaire de notre questionner, nousne pouvons entrer que par un saut. Le saut est la guise unique du juste co-savoir delorigine. Ainsi, tout dpend de ceci : que nous prenions llan convenable pour ce saut.Pour ce faire, nous commencerons par faire signe de manire immdiate, apparemmentarbitraire, et mme grossire vers les traits essentiels de ltre-uvre de luvre.

    Le temple de Zeus3 se dresse l, au fond dune gorge crevasse. Ldifice embrassela figure du dieu, et, en mme temps, il la laisse ainsi merger, travers la colonnadeouverte, dans lespace consacr. Dans le temple et par le temple, le dieu manifeste saprsence, et cest ainsi seulement quil laisse le domaine stendre et se dlimiter commeun domaine sacr. Bien loin que la pr-sence du dieu se perde dans lindtermin, cest aucontraire le temple qui, pour la premire fois, joint et rassemble lunit de ces rapports osajointent la naissance et la mort, lheur et le malheur, la victoire et lhumiliation, lunicitet le dclin dun peuple. Lunit rgnante de ces rapports, nous lappelons un monde. Cestau sein de celui-ci quun peuple, chaque fois, accde lui-mme. Le temple commeuvre est le milieu ajointant de toutes les jointures de tout monde (Hw. 30-31).

  • 32

    Dastehend ruht das Bauwerk zugleich auf dem Felsgrund. Damit zeigt dieser erst dasDunkle seines ungefgen Tragens. Dastehend hlt das Bauwerk dem darber hinrasendenSturm stand und zeigt so erst diesen in seiner Gewalt. Der Glanz und das Leuchten desGesteins scheinbar selbst nur von Gnaden der Sonne zeigt doch eben erst das Lichtedes Tages, die Weite des Himmels und die Finsternis der Nacht. Das sichere Ragen desTempels steht ab gegen das Wogen der Meerflut und lsst erst aus der Ruhe das wildeToben aufscheinen. Der Baum und das Gras, der Adler und der Stier, die Schlange und dieGrille rcken erst ein in ihre abgehobene Gestalt und kommen so heraus in dem, was siesind. Dieses Herauskommen nannten die Griechen . Dies meint : das von sich herAufgehende und so ins Licht Tretende. Ihr Wort fr das Aufleuchten : , hatdieselbe Wurzel. Dieses Aufgehende trgt, umfngt und durchdringt alle Dinge. Es ist dasGanze, worauf und worinnen der Mensch sein Wohnen grndet. Wir nennen es die Erde.Von dem, was dieses Wort nennen will, ist sowohl die Vorstellung einer abgelagertenStoffinasse als auch die nur astronomische eines Planeten fernzuhalten.

    Das Tempel-werk bringt dastehend das Volk in den gefgten Bezug seiner Welt.Zugleich lsst es die Erde aufgehen als den heimatlichen Grund, dem sein Dasein aufruht.

    Nicht aber sind die Menschen und Tiere, die Pflanzen und das brige alsunvernderliche und bekannte Dinge vorhanden, um dann nur fr den eines Tages auchvorhandenen Tempel die passende Umgebung abzugeben. Alles ist da umgekehrt : derTempel gibt in seinem Dastehen den Dingen erst das Gesicht, mit dem sie knftig sichtbarwerden und auf eine Zeit sichtbar bleiben.

    Und so das Bildwerk des Gottes, das der Sieger im Kampfspiel ihm weiht. Kein Bild,damit man nur wisse, wie der Gott aussieht. Keiner wei dies ; aber ein Werk, das der Gottselbst ist , das ihn anwesen lsst und jeden trifft und den weihenden Mann herausstelltals den, der er ist.

    Und so das Sprachwerk die Tragdie ; es wird da nichts vorgefhrt und nurbekannt gemacht, sondern der Kampf der neuen Gtter gegen die alten wird erffnet.Indem das Sprachwerk aufsteht im Sagen des Volkes, redet dieses nicht ber den Kampf,sondern durch das Sprachwerk wird das Sagen dahin verwandelt, dass es in jedemwesentlichen Wort den Kampf fhrt und zur Entscheidung stellt, was gro ist und wasklein, was wacker und was feig, was dauernd und was flchtig, was Herr und was Knecht.

    Je eigentlicher Bau- und Bild- und Sprachwerke in sich dastehen, umso unmittelbarersind sie die Mitte des Daseins eines Volkes. Sie sammeln alle Dinge um sich und entlassensie zugleich in das Offenstndige ihres Wesens.

    Allein eben dieses In-sich-Dastehen des Werkes das Werksein wie soll