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DE VERSAILLES A VENISE AVEC HENRI DE RÉGNIER « Un charme étrange émanait de sa hautaine et mélancolique personne. (1) Très grand et très flexible, la démarche un peu onduleuse ou l'attitude repliée dans quelque vaste fauteuil, Henri de Régnier apparaissait comme un être de distinction pensive tel que nous aimerions à en peupler les palais d'une Florence ou d'une Venise d'autrefois. « Sa voix était très douce, un peu blanche, avec des inflexions félines au sortir de longs silences où la pensée semblait s'estomper dans les spirales de tabac dont il aimait à s'entourer. Et sa phy- sionomie s'harmonisait à cette voix, comme à cette attitude ou à cette démarche une face aristocratique toute en descente dédai- gneuse qu'accentuaient deux longues moustaches blondes tombant de chaque côté d'un menton qui n'en finissait pas, le regard très voilé, un œil mi-clos, l'autre vous regardant de haut en bas à travers un monocle oblique, le front très large découvert par une calvitie hâtive, et tout cela : front pensif, regard mélancolique, moustaches tombantes de guerrier northman, formant un ensemble étrange presque contradictoire d'un roi barbare qui se serait fait moine pour enluminer des manuscrits chantant la gloire des vieux Vikings ses ancêtres. » Ainsi nous apparaît Henri de Régnier en 1890, dans le portrait qu'en a tracé son contemporain et ami, Henri Mazel, alors direc- teur de la revue L'Ermitage. (1) Henri Mazel, Aux Beaux temps du Symbolisme, Edit. Mercure de France.

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DE VERSAILLES A VENISE AVEC

HENRI DE RÉGNIER

« Un charme étrange émanait de sa hautaine et mélancolique personne. (1) Très grand et très flexible, la démarche un peu onduleuse ou l'attitude repliée dans quelque vaste fauteuil, Henri de Régnier apparaissait comme un être de distinction pensive tel que nous aimerions à en peupler les palais d'une Florence ou d'une Venise d'autrefois.

« Sa voix était très douce, un peu blanche, avec des inflexions félines au sortir de longs silences où la pensée semblait s'estomper dans les spirales de tabac dont i l aimait à s'entourer. Et sa phy­sionomie s'harmonisait à cette voix, comme à cette attitude ou à cette démarche une face aristocratique toute en descente dédai­gneuse qu'accentuaient deux longues moustaches blondes tombant de chaque côté d'un menton qui n'en finissait pas, le regard très voilé, un œil mi-clos, l'autre vous regardant de haut en bas à travers un monocle oblique, le front très large découvert par une calvitie hâtive, et tout cela : front pensif, regard mélancolique, moustaches tombantes de guerrier northman, formant un ensemble étrange presque contradictoire d'un roi barbare qui se serait fait moine pour enluminer des manuscrits chantant la gloire des vieux Vikings ses ancêtres. »

Ainsi nous apparaît Henri de Régnier en 1890, dans le portrait qu'en a tracé son contemporain et ami, Henri Mazel, alors direc­teur de la revue L'Ermitage.

(1) Henri Mazel, Aux Beaux temps du Symbolisme, Edit. Mercure de France.

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A cette époque, Henri de Régnier venait d'entrer en poésie depuis peu d'années.

Après avoir publié en 1885 ses premier vers dans la revue Lutèce, et donné à l'éditeur Vanier une mince plaquette de poésies intitulée Les Lendemains, il avait fait paraître Apaisements, Sites, Episodes, et, en 1890, Poèmes Anciens et Romanesques.

La publication de ce dernier ouvrage fut saluée chaleureusement par les jeunes revues d'alors, particulièrement par le Mercure de France, et L'Ermitage. Dans cette dernière revue il était dit notamment, du futur auteur des Médailles d'Argile et de La Cité des Eaux : « Il suit la glorieuse trace des Baudelaire et des Ver­laine, et son nom roulera avec les leurs dans ce tourbillon d'ârnes plaintives que les Dantes futurs verront s'échapper de notre époque. » C'était encore Henri Mazel, bon prophète, qui s'exprimait ainsi. Qui était donc ce nouvel arrivant, dont la voix s'élevait en ces temps, où le destin de la poésie atteignait un point singulier et décisif de son évolution ?

Nous citerons, pour situer l'esthétique du poète en cette période de ses débuts, un somptueux, mélancolique et bref poème, inti­tulé Le Retour, publié par L'Ermitage, en janvier 1891.

Les bouquets sont fanés aux fers des lances, Les rubans sont dé te in t s à la po ignée Des glaives clairs encor de victoires sa ignées E n un val de silence Par delà les années . Et, le retour s'en vient par les soirs et les chemins E n chevaux bronchant aux cailloux, E n mors ébroués aux vieilles mains, E n cuirasses saignant par le crible des trous, E n défilés tristes par les chemins E t les sentes en lacis, Entre les blés et les semis ; Sous le vol sinistre des oiseaux de souci, E n cors où se sont tus les grands souffles hautains.

E t le soleil est noir en leurs écus ternis.

Les bouquets sont fanés à la pointe des lances, E t les pommeaux ornés de rubans de vaillance Heurtent la porte de la demeure du Silence.

E t sous le lent retour qui chevauche, un à un. L'ombre descend du vieux Palais comme quelqu'un.

On pourrait multiplier les exemples de l'art d'Henri de Régnier à cette époque. On y trouverait, comme ici, cet accent mélodique si particulier qui n'appartient qu'à lui seul, ces décors légendaires,

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ces allégories, qui donnent à ses poèmes l'aspect de tapisseries de hautes lices, dont les thèmes sont des méditations où la soli­tude humaine profile toujours son ombre hautaine et mélancolique. Que l'on se souvienne de certaines pièces des Poèmes Anciens et Romanesques, cette Scène au Crépuscule :

En allant vers la ville où l'on chante aux terrasses, Sous les arbres en fleurs comme des bouquets de fiancées.

Admirable fresque, où le poète joue du vers libre avec une vir­tuosité qui ne cessera plus de s'affirmer dans les pièces qui suivront.

Voici Tel qu'en Songe, où l'on trouve quelques unes des plus belles réussites de Régnier en vers libres, notamment cette Gar­dienne, et cette magnifique méditation qu'est Le Discour en face de la Nuit. Viendront' bientôt Les Jeux rustiques et divins, avec Aréthuse, J'ai conduit le cheval à travers les marais, Les Roseaux de la Flûte, où l'on admire ce Vase aux flancs gonflés, où le poète a sculpté le tourbillonnement des forces de la vie, en une frise symbolique : ronde où s'enlacent les boucs, les dieux, les femmes nues, les centaures cabrés et les faunes adroits.

L a souplesse de l'art de Régnier va permettre au poète toutes les variations les plus subtiles comme les plus puissantes. Il gravera d'un burin incisif et sûr des Inscriptions pour les Treize Portes de la Ville, mais, avec le même instrument, il atteindra la plus admirable simplicité dans la Corbeille des Heures, avec ses Ode­lettes, qui sont des chefs-d'œuvre de poésie pure, d'une exquise sensibilité.

Quelle douce voix nous chante à l'oreille : Un petit roseau m'a suffi Pour faire frémir l'herbe haute.

Elle nous dit, cette voix :

Je n'ai rien Que trois feuilles d'or et qu'un bâton De hêtre, je n'ai rien. •Qu'un peu de terre à mes talons.

Et voici l'aveu murmuré :

Si j'ai parlé De mon amour, c'est à l'eau lente

» Qui m'écoute quand je me penche Sur elle...

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Et enfin : Je ne dirai de toi ni chanson grave d'amour ou sourde de haine

Oui, c'est un peu l'automne, D é j à , E t rien de plus : L a terre lourde croule aux talus. Quelqu'un chantonne, E n travaillant dans l'oseraie... Le chemin passe entre deux haies... Il n'y a rien de plus que cela, Il n'y a rien d'autre que cela. U n jour passé et toi, le ciel, la terre ; l'eavi E t cette route qui va là, E t cette berge où je suis là Auprès de l'eau.

ïl n'y a rien de plus que cela, j l n'y a rien d'autre que cela, mais ceîa renferme tout : pureté du sentiment, simplicité et dis­crétion dans l'effusion venue du cœur. Et voilà découvert l'un des secrets de l'essence même de toute poésie : atteindre la vérité, toucher le cœur, par un art dépouillé de tout artifice, un art pur et simple.

Il suffirait de ce qui précède pour montrer l'importance de la contribution d'Henri de Régnier à ce Symbolisme, dont i l devait devenir le premier représentant. Prince du Symbolisme, il a décerné au vers libre ses lettre de noblesse.

Les années qui vont suivre verront se continuer l'adhésion du poète au mouvement symboliste, par les Médailles d'Argile, en 1900 et La Cité des Eaux en 1902, tout en laissant place à certains thèmes qui peuvent présager une orientation nouvelle, des moyens d'expression plus directs, et le retour à une technique plus clas­sique.

Après La Cité des Eaux, l'usage du vers libéré et du vers libre est moins fréquent dans les recueils qui suivent ; on le retrouve cependant, par intermittence, dans la Sandale ailée en 1906, et jusque dans Flamma Tenax en 1928. Mais Henri de Régnier a fait remarquer (1) aussi que, de même que le Miroir des Heures en 1911, et Vestigia Flammse en 1921, ces recueils sont d'une inspiration plus directe et que l'expression des sentiments y a plus rarement recours au symbole, à l'allégorie, à l'allusion. La technique générale en est devenue plus strictement classique. Les thèmes y sont

(1) H . de Régnier, Choix de Poèmes, Préface. Mercure de Fiance.

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plus intimement pris à la vie, et la rêverie qui s'y mêle n'est que le prolongement de leur réalité originelle.

Cette évolution du poète, environ 1902, annonce la fin de sa période symbolique.

Comme l'a fait justement observer Emile Henriot dans une excellente étude sur Henri de Régnier (1) : « Il y aura désormais deux veines chez Régnier, celle du décorateur, celle de l'élégiaque et du lyrique. La veine décorative est celle où il excelle en peintre, en ciseleur de médailles et de bas reliefs : c'est le Régnier des Médailles d'Argile et de La Cité des Eaux, le « sonnettiste » de la filiation d'Heredia, l'évocateur prestigieux « d'images antiques ».

C'est aussi le Régnier de Versailles et de Venise, que nous allons bientôt rencontrer.

Mais le poète n'a pas seulement voulu s'enchanter des décors et des sites qu'il a amoureusement peints, i l s'est aussi ému aux battements de son cœur d'homme, et c'est l'élégiaque qui nous parle à mi-voix dans les recueils de sa maturité tels que Vestigia Flammée et Flamma Tenax, recueils profondément émouvants, où i l a exprimé l'éternelle plainte des hommes et la sage résignation du poète, devant la fuite des jours et la vanité de tout ce qui n'est pas éternel.

*

L'importance d'une telle œuvre poétique, dont nous venons d'essayer d'évoquer à grands traits le panorama, eut pu, à elle seule, ennoblir une existence, et suffire à immortaliser un nom. Mais, à tous ses dons prestigieux, Henri de Régnier joignit de bonne heure un haut talent de prosateur, au service d'un esprit remarqua­blement orienté vers l'observation directe des faits, tant du présent que du passé, et qui devait le conduire vers l'art du roman où il ne tarda pas à se placer parmi les meilleurs.

« J'étais double, en quelque sorte, a-t-il expliqué à ce sujet : symboliste et réaliste, aimant à la foi les symboles et les anecdotes, un vers de Mallarmé et une pensée de Chamfort. »

Il était aussi grand liseur ; i l faisait ses délices des Mémoires de Saint-Simon, comme des écrits des petits auteurs du x v m e

siècle, et sa ferveur casanoviste et çtendhalienne était très vive.

(1) Emile Henriot, Hommage à Henri de Régnier. Poètes Français, 1 vol., 1946.

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Il s'en souviendra plus tard sous le ciel d'Italie : Dans les Jardins Farnèse, un soir d'automne, à Parme.

Et c'est dans cette disposition d'esprit qu'il publia en 1893 ces Contes à soi-même, où nous retrouvons l'auteur des Poèmes Anciens et Romanesques, avec ses décors de prédilection, son style chan­tourné et ses mots préférés. Ce n'est qu'en 1900 que le romancier apparaîtra avec La Double Maîtresse.

Tous les romans d'Henri de Régnier sont trop connus pour que l'on insiste sur leurs qualités et leur importance.

Qu'ils évoquent les temps révolus du x v n e ou du x v m e siècle, souvenons-nous du Bon Plaisir, des Rencontres de Monsieur de Bréot, de La Pécheresse, dont l'action se déroule au pays d'Aix-en-Provence, que l'écrivain aimait avec une ferveur particulière, ou qu'ils nous offrent le spectacle des mœurs contemporaines, comme Le Passé vivant, La Flambée, La Peur de l'Amour, pour n'en citer que quelques-uns, toujours nous sommes vivement captivés par ces lectures.

Le style en est admirable d'élégance et de clarté. Le ton, de bonne compagnie, spirituel et d'une indulgence amusée. Les por­traits physiques et psychologiques achevés avec une finesse d'obser­vation digne d'un La Bruyère. Les paysages et les décors harmo­nieusement dessinés et peints. Régnier est un portraitiste ; i l en a le trait et la couleur. Il excelle dans les « préparations » comme La Tour pastelliste, qui serait poète et romancier. Quant au liber­tinage souvent très vif qu'il introduit dans ses récits, i l ajoute à leur agrément.

Disons enfin qu'on trouve çà et là dans ses livres,' mêlé à l'action, un halo de rêve et de poésie, une transposition de la réalité dans le songe, un « climat » qui est celui du roman artiste, profondément séduisant.

Souvenons-nous d'un des plus délicieux récits d'Henri de Régnier, Les Vacances d'un jeune homme sage, que le poète aimait tout particulièrement. Livre plein de charme, de fraîcheur et d'esprit, d'une observation subtile. Il y a là un document précieux sur la psychologie de l'adolescence, et un témoignage non moins intéres­sant sur la vie familiale et la société noble et bourgeoise de pro­vince, à la fin du siècle dernier. Ce livre, qu'il faut avoir lu à vingt ans, ne laisse pas de charmer encore quand bien des illusions s'en sont allées.

Ce récit des jours heureux, où un adolescent verse des larmes de

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joie devant l'inconnu de la vie qui s'ouvre à son inexpérience, fait un contraste émouvant avec le livre qui termine la longue chaîne des écrits romanesques d'Henri de Régnier, ce Moi, Elle et Lui, si grave et si douloureux, si profondément humain en sa sincérité, drame du cœur d'un homme vieillissant dans la solitude et la médi­tation, et qui, se penchant sur son propre passé, en fait le compte des joies et des déceptions amoureuses.

Ne quittons pas l'œuvre en prose d'Henri de Régnier sans parler du littérateur et du mémorialiste.

Une longue vie littéraire d'un demi-siècle, parcourue par un tel écrivain, devait l'enrichir de souvenirs précieux sur les hommes et les choses de son temps.

Il avait des attaches familiales fort anciennes et se tournait volontiers vers le passé des siens, dont l'origine, du côté paternel, remonte à un gentilhomme d'armes, Crespin de Régnier qui vivait dans l'ancienne province de la Thiérache au x v e siècle. Du côté maternel, on rencontre l'érudit Bernard de Saumaise, une gloire bourguignonne.

Vieilles familles françaises de la Picardie et de la Bourgogne, c'est dans ces riches terroirs que plongent les racines profondes de l'atavisme d'Henri de Régnier. Leur influence se fait fortement sentir chez le poète, comme chez le romancier et le mémorialiste.

Henri de Régnier a laissé des souvenirs extrêmement précieux sur la vie familiale d'autrefois en province, sur les gens de l'an­cienne France, comme sur ses nombreux voyages en France, en Italie, en Orient. Il a aussi tracé des portraits d'écrivains contem­porains fort bien observés et i l y a intérêt à relire Nos rencontres, Portraits et Souvenirs, De mon temps.

Il a gravé de fort belles médailles commémoratives, notam­ment d'Alfred de Vigny, Michelet, Victor Hugo, Stéphane Mal­larmé, dont i l fut en sa jeunesse, le disciple et l'ami.

Le littérateur, le critique probe et clairvoyant qu'il fut tou­jours, a fait revivre en des études très consciencieuses, nombre de figures humbles ou illustres « de son temps ». Il y a là des docu­ments de premier ordre pour l'histoire littéraire contemporaine, et les chroniques d'Henri de Régnier sont d'un grand intérêt pour la connaissance d'une des époques les plus fécondes de la litté­rature française.

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Ainsi, Henri de Régnier fut multiple. Son œuvre poétique et romanesque, ses vers et ses proses présentent des aspects nom­breux et captivants, et parmi ces aspects, certains dominent l'ensemble et lui confèrent son originalité propre, son climat, sa résonance particulière. Il en est ainsi, par exemple, d'un thème poétique pour lequel Henri de Régnier a toujours manifesté une vive dilection : nous voulons parler de la poésie de la mer et des eaux. Ce thème est particulièrement cher au poète. C'est un des grands aspects de son esthétique que cette dilection profonde qu'il marqua toujours pour les choses de la mer et les sites où les eaux prodiguent en des nuances infinies leurs plus subtils sortilèges.

Toujours, a-t-il écrit, l 'Eau m'a paru belle. Quelle soit mer, lac, fleuve, ruisseau, source, fontaine, partout elle apporte une gran­deur, une beauté, un charme. Un paysage sans eau est comme un paysage mort ; il lui manque une âme. Un jardin dont les arbres ne se mirent pas dans quelque vasque, une ville que ne traverse pas quelque rivière, sont pour moi sans attrait. Non que j'exige, comme dans une Amsterdam, une Venise, que l'eau soit l'intime parure de la Cité, mais au moins qu'elle en reflète quelque coin,' et qu'elle l'anime de sa mouvante présente. (1)

De bonne heure, à Honfleur, où i l naquit, ses yeux d'enfant s'étaient emplis du spectacle magnifique et sans cesse mouvant de cette mer couleur d'émeraude, dont les flots viennent battre inlassablement les quais de la vieille et pittoresque cité normande.

Contraint de quitter son pays natal pour vivre à Paris, le poète y conserva toujours la nostalgie des horizons marins, dont la vision avait charmé ses heures de rêveries adolescentes. Jusqu'à la fin de sa vie, i l devait chérir celle qu'il nomma tendrement, dès ses premiers vers, « la maternelle mer aux vagues monotones ». Dans l'éloignement de ses rivages, plus tard, i l se plaira à chanter avec regret :

J'ai toujours a i m é les pins et la mer D'un amour qui dure... Odeur de rés ine et parfum amer E t m ê m e murmure.

Dès ses premières impressions, i l a été sensible à la mélancolie « des grèves où s'effacent les pas, comme la vanité de notre ombre, éphémère ». Il s'est attardé à écouter le bourdonnement de la

(1) H. de Régnier. Portraits et Souvenirs, Mercure de France.

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mer, comme à regarder « la proue impétueuse à l'horizon » et, s'il a ramassé sur la grève humide « une conque en spirales torses d'é­mail dur », c'est pour l'approcher de son oreille, afin d'entendre encore bourdonner sourdement, « comme une abeille enclose », « le flux de la marée qui efface et comble sur le sable son empreinte vide ».

De cette mer, dont i l aime toutes les douceurs, tous les sou­rires, toutes les colères, i l voudra exalter les fureurs de la houle et de l'écume, en l'orchestration rythmée sur la violence des flots, d'une chevauchée marine fantastique et échevelée :

O poitrails, de tempête et crinières d'écume, J'ai regardé longtemps debout au vent amer Cette course sans fin des chevaux de la mer.

L'univers des eaux, en l'infinie variété sans cesse renouvelée de ses aspects, s'imposa donc fortement de bonne heure à l'ima­gination d'Henri de Régnier, et devait marquer, désormais, son œuvre poétique et romanesque.

Qu'il évoque des souvenirs classiques de mythologie gréco-latine, des légendes nordiques, qu'il soit hanté par des réminiscences de l'épopée arthurienne, qu'il se souvienne de la geste de l'anti­quité ou des Croisades, des légendes anglo-normandes, dans toute cette imagerie légendaire la mer est toujours présente.

De tous ces thèmes marins il va subir la hantise, il s'en inspi­rera, i l en refondra les éléments essentiels dans un art stylisé bien à lui. Il aura ainsi créé la toile de fond devant laquelle i l va s'expri­mer.

Première manière du poète, d'inspiration surtout livresque ou indirecte qui, par la suite, transparaîtra constamment dans son œuvre, lui donnera sa résonance mélodique profonde, son cli­mat poétique, et en demeurera comme l'empreinte originale.

En sa jeunesse solitaire et méditative, son imagination construit des paysages somptueux de pierres et d'eaux, véritables décors de féeries :

Il est un port Avec des eaux d'huile, de moire et d'or. Et des quais de marbre le long des bassins calmes.

E n songe, i l assiste au spectacle magique des galères d'or, « belles comme des cygnes », suivant l'expression mallarméenne. Et voici les vieux mythes et les divinités apparaissant dans la

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douceur nuancée d'un paysage virgilien, marin et pastoral1 :

Les troupeaux ont marché longtemps le long des grèves.

il rêve au passage de l'albatros dans l'azur :

Les ailes d'un oiseau de mer qui vole et plane Font choir une ombre double aux plages de soleil.

En attendant les jours où l'observation directe lui proposera des thèmes où il déploiera toutes les séductions de son lyrisme harmo­nieux et nostalgique, i l se songera « Poète de la Mer et des Eaux ». Ce ne sera pas en vain que, dès son entrée en poésie, i l aura gravé sur le fronton de cette « Porte ouverte sur la Mer » l'inscription qui semble défier le Temps, où i l se proclame avec force et fierté :

Moi le barreur de poupe et le veilleur de proue Qui connus le soufflet des lames sur ma joue. . . . . . . . . . . . . . . . . . « • Moi qui garde toujours le bruit et la rumeur De la corne du pâtre et du chant du rameur Me voici, revenu des grands pays lointains De pierre et d'eau, et toujours seul dans mon destin.

E t dans l'enthousiasme du retour triomphal, i l ajoutera :

E t j'entrerai, brûlé de soleil et de joie Carène qui se cabre et vergue qui s'éploie Avec les grands oiseaux d'or pâle et d'argent clair J'entrerai par la porte ouverte sur la Mer.

Revenu du fond de ses songes et de ses méditations solitaires aux pays fabuleux des mirages marins, c'est par cette porte magique, en sa jeunesse, qu'Henri de Régnier entra dans le domaine enchanté de la poésie de la Mer et des Eaux. S'il en fut le captif charmé, i l en découvrit les secrets, et en récompense de son amour, i l en devint l'incomparable magicien.

Cette dilection pour la mer est donc toujours présente dans l'œuvre d'Henri de Régnier et elle s'allie naturellement à une inclination profonde, pour tous les sites où l'eau multiplie ses aspects les plus prestigieux.

Constamment, dans son œuvre, nous écoutons chanter la source et le ruisseau, murmurer la fontaine. Il nous offre pour miroir l'onde immobile des bassins pensifs, il nous invite à le suivre le long des

LA EEVOï M» 15 5

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sentiers humides au bord des fleuves, et avec lui, sous les ombrages des parcs anciens, nous rêvons devant la féerie sans cesse renou­velée de la lumière irisant la poussière du jet d'eau.

Le promeneur solitaire aime ces décors où l'élégance des jar­dins à la française, la rectitude des allées, et la belle ordonnance des parterres s'ornent de toutes les magies que dispense l'eau.

Là, i l peut songer à son destin, confronter ses doutes, évoquer ses amours défuntes, faire surgir les héros légendaires parmi un peuple de blanches statues, faunes ou déesses, riant au miroir des bassins verdissants. Et c'est ainsi qu'Henri de Régnier devait se tourner vers deux villes d'art célèbres, où i l allait trouver son climat poétique, vers les deux cités des Eaux : Versailles et Venise.

Chaque province, chaque ville a son poète. L a Bourgogne à Lamartine ; la Provence, Mistral ; le Cotentin, Barbey d'Aurevilly. Mais nul, mieux qu'Henri de Régnier, n'a su célébrer les beautés de Versailles et de Venise. De ces deux villes, i l est le poète par excellence.

De Versailles, i l a exalté toutes les séductions comme toutes les grandeurs déchues. Longuement i l a erré dans le parc royal ; i l y a médité et s'est enrichi de son opulence. Ici, i l a voulu sur­prendre l'automne quand les feuilles mortes font un tapis où se mêlent tous les ors. Il a écouté le chant mélancolique des fon­taines. Il a eu d'émouvants colloques avec les dieux et les déesses de marbre ou de bronze. Dans cette magnifique solitude, les statues se sont animées devant le poète attentif et ému, les fantômes illus­tres se sont dressés à sa voix, et tout un passé est redevenu vivant.

Ainsi qu'il l'exprime avec émotion dans son célèbre Salut à Versailles, ce n'est pas le faste royal qu'il vient chercher en ces lieux. C'est dans leur paix hautaine et leur silence propice, l'es­sence même d'une poésie qui s'accorde si profondément avec son atavisme, ses pensées les plus secrètes, avec les battements de son cœur.

Celui dont l 'âme est triste et qui porte à l'automne Son c œ u r b r û l a n t encor des cendres de l 'é té , Est le Prince sans sceptre et le Roi sans couronne De votre solitude et de votre b e a u t é .

Car çe qu'il cherche en vous, 6 jardins de silence, Sous votre ombrage grave où le bruit de ses pas Poursuit en vain l ' écho qui toujours le devance, Ce qu'il cherche en votre ombre, ô jardins, ce n'est pas

Le murmure secret de la rumeur illustre, Dont le s iècle a rempli vos bosquets toujours beaux,

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D E VERSAILLES A VENISE A V E C HENRI DE RÉGNIER 515

N i quelque vaine gloire a c c o u d é e au balustre, N i quelque jeune grâce au bord des fraîches eaux.

. . . . . . . . . . . . . . . . a

Ce qu'il veut, c'est le calme et c'est la solitude, L a perspective avec l 'allée et l'escalier, E t le rond-point, et le parterre ; et l'attitude De l'if pyramidal auprès du buis tai l lé .

Dans cette cité des Eaux, dans ce jardin des Rois, Henri de Régnier a vécu les heures les plus rares qu'un artiste puisse sou­haiter.

Il a évoqué la grandeur des siècles révolus, et l'ombre altière du Maître de ces lieux lui est apparue dans une auréole de gloire, devant la foule pressée de la cour. Bien souvent, i l a surpris au détour d'une allée, dans l'ombre d'un bosquet, des confidences amoureuses. Il a écouté la musique adoucie des violons rythmant les pas légers des danseuses, dans les soirs bleus de fêtes galantes. Et c'est ici que s'est montré au poète, le visage insaisissable, tour à tour souriant, tragique ou pensif, du dieu souverain, de l'éter­nel despote : l'Amour.

L a femme vit en souveraine dans l'œuvre d'Henri de Régnier, mais elle y vit bien plus d'absence que de présence réelle. (1) Il nous en offre, le plus souvent, des images aux tons adoucis comme des pastels. Qu'elle se nomme Albine, Cariste, Chloris ; qu'elle soit l'Athénienne, la Florentine, la Vénitienne ou la Parisienne, son attitude, son sourire, l'expression de son regard, sont imprégnés d'une grâce un peu lointaine, très douce, secrète, comme s'ef-façant dans le tain d'un miroir ancien.

Cependant, le poète voudra redonner la vie à certaines de ces ombres charmantes, et i l trouvera dans le décor de ce Versailles aimé le cadre propice à leur fugitive apparition.

Il vient de relire Ruy Blets, et l'adorable figure de Lindamire dansant dans le Ballet d'Atalante lui est apparue dans toute sa grâce exquise.

Dans la magnificence d'un décor du grand siècle, dans la dou­ceur d'une soirée d'été, i l nous offre le spectacle de ce ballet fameux où triomphe Lindamire :

J'imagine ce soir, ce ballet d'Atalante, Où vous avez dansé d'une façon galante, Lindamire...

(1) Antoine Orliac. Le Message du Héros, Mercure de France, mai 1938.

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Henri de Régnier éprouva toujours un goût très vif pour les voyages. Il comprit de bonne heure que le poète doit, pour vivifier et renouveler son inspiration, quitter sa demeure, chausser les sandales, et prendre le bâton du pèlerin sur les routes qui mènent aux pays de l'Évasion.

Il vécut, en sa première jeunesse, dans la méditation sous les ciels gris du nord. Il trouva une source d'inspiration dans l'atmosphère nuancée de sites de l'Ile-de-France. Mais bientôt, i l entendit l'appel impérieux des pays du soleil et de la lumière. E t c'est ainsi qu'il dirigea ses pas vers le sud.

Ce fut d'abord la merveilleuse révélation de la Provence.' L a Provence, avec ses cités chargées d'histoire, ses pins, ses cyprès, ses oliviers, ses ruines antiques, et la magie de ses horizons marins. Le poète connut tour à tour : Avignon, la Rome du Comtat Venais-sin, avec son palais papal monumental et dur, son Rhône tumul­tueux et batailleur.

Arles-la-Romaine, en sa tristesse grandiose. Nîmes, avec ses' arènes de pierre brûlées de áoleil. Aix-en-Provence, et ses fontaines ombragées, avec son cadre d'architectures qui rappellent, comme à Versailles, les fastes du grand siècle, et la douceur frivole du XVIIIE...

Enfin, ce fut l'éblouissante vision de Marseille, dans sa blanche couronne de montagnes, devant l'azur immuable de la mer. Mar­seille sous un ciel incandescent, grouillante de joie ; Marseille où i l découvrait, enfin, cette « Porte symbolique ouverte sur la Mer », dont i l rêvait naguère en ses studieuses méditations.

C'est en Provence que le poète-voyageur sentit son âme s'exalter pour la beauté gréco-latine, c'est dans ce pays béni des dieux qu'il pressentit l'Orient et devina l'Italie. Sur la fin de ses jours, le poète refera en pensées le beau voyage. Il s'évoquera sous les traits « du jeune voyageur » qui revient du pays où « la terre nourrit l'olivier pâle et le laurier divin ». (1)

Assieds-toi. Dans ses plis ton manteau garde encore L a vagabonde odeur du soleil et du vent ; Jusques en ton repos s ' é v o q u e un pas sonore E t ton geste toujours semble dire : en avant.

(1) H. de Régnier, Fiamma Tenax, Le Voyageur, Mercure de France.

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A h I comme toi jadis j'ai connu l 'al légresse De partir en chantant vers l'azur et l 'é té , E t j'ai v é c u des jours ; ivres de leur jeunesse, Où nous appelle au loin la jeune l iberté .

L'harmonie he l l én ique et la force latine Sont en toi gravement et lumineusement, O Provence, à la fois montagneuse et marine, Où la source est fontaine et le ruisseau torrent I

E t toi, cher voyageur, qui me rend pour une heur» Le b r û l a n t souvenir des jours qui ne sont pins, Dis-moi qu 'à ces chers lieux le m ê m e aspect demeura E t que je les voyais tels que tu les as vus.

Henri de Régnier n'était encore qu'à mi-chemin de son itiné­raire poétique. Il allait parcourir les rives de la mer latine, i l con­naîtrait Rome et la Sicile. Il irait saluer la terre d'Apollon et de Pallas Athénée, cette Hellade ou l'art et la raison furent toujours inséparables. Il connut la magie de l'Orient, Stamboul et le Bos­phore, les jardins aux cyprès enguirlandés de rose, les Eaux douces d'Asie, ces « Eaux douces du Songe » si chères à Gérard d'Houville, dont les beaux vers chantent dans toutes les mémoires :

Aux eaux douces d'Asie en un vert paysage D'arbres et d'eau, J'ai d e v i n é souvent plus d'un tendre visage Sous le réseau.

Comment demeurer insensible au charme paisible de cet Orient lumineux et parfumé? Comment ne pas souhaiter y demeu­rer désormais dans la retraite du Sage?

P e u t - ê t r e , si j'avais choisi mon temps où vivre E u s s é - j e , grave et doux, vieilli sous le turban E t ma vie e û t passé ses jours calmes à suivre L'ombre du c y p r è s noir et du minaret blanc.

Enfin, un jour vint, où Henri de Régnier aborda sur la terre de ses rêves, dans la cité qu'il aima avec une ferveur jamais démen­tie sa vie durant, Venise, la Cité des Eaux, qui devait le retenir captif, et dont i l conserva dans l'éloignement, la nostalgie, jusqu'à son dernier jour...

De Venise, Henri de Régnier nous a dit qu'il avait tout connu, et qu'il n'avait jamais pu en épuiser les charmes, malgré de longues années de fidélité. Il nous a laissé dans ses œuvres d'émouvants

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témoignage» de eet amour, et il a consacré à la ville des Doges un admirable ouvrage, oet Alterna, qui en est comme le reliquaire profane.

Le poète trouva en cette Venise l'atmosphère de songe qu'il souhaitait obscurément au fond de lui-même. La ville marine le retint aussi par son silence, le pittoresque de ses décors, le mystère de ses canaux qui sont des chemins d'eau, la magnificence de ses palais vétustés, dont la beauté mourante se reflète dans le miroir du Grand Canal. Et, dans la plus belle des lumières, le Passé ! Ce Passé, dont Régnier subit toujours la magique obsession, il est vivant ici, dans toutes ses manifestations architecturales et pic­turales, comme dans les moindres détails de la vie présente. Le Passé est là, accoudé au balcon de marbre du Palais, ou molle­ment bercé par la gondole sur les eaux irisées de la lagune...

Ah ! les belles heures vénitiennes ! Comme elles sont lentes, comme elles sont douces au cœur du poète! Pourquoi faut-il qu'elles s'écoulent, cependant, trop rapides. Comment les retenir et les fixer? (1)

C'est l'heure la plus belle et le plus beau matin Du reste de ta vie Que tu g o û t e s p e u t - ê t r e en ce petit jardin, Sous ce ciel d'Italie.

C'est un é tro i t jardin auprès d'un vieux canal Sous ce ciel d'Italie Où sonne, avec un bruit de soie et de cristal Une heure où tout s'oubKe.

Le poète aimait ces jardins vénitiens, si calmes et si secrets. Il y faisait de longues visites solitaires. L'un d'eux, à la Giudecca, le recevait souvent. Il en faisait le tour à pas lents, plongé dans ses méditations ; c'était le doux et mystérieux jardin Eden, qu'il a nommé « le jardin du souvenir ». (2)

A la Giudecca, le long de la lagune, Il est un beau jardin calme et m y s t é r i e u x . L a solitude est close à la vie importune. E t le silence y dort entre l'onde et les cieux.

U n peu de mon passé y vit, et ton image, N'est-ce pas, 6 mon c œ u r , elle que je trouve en Cette flasque cl issée où du vin est en cage Comme un oiseau de feu, de soleil et de sang?

(1) H . de Régnier, Le Miroir des Heures, Venise marine, Mercure de France. (2) H . de Régnier, Vestigia Flammae, Mercure de France.

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C'est ici, dans ce jardin du souvenir, sous le doux ciel vénitien, la dernière étape de l'itinéraire d'Henri de Régnier.

Depuis qu'il a rejoint, suivant son expression, « la nuit souter­raine », la poésie s'est engagée dans des chemins difficiles, à la recherche de nouveaux moyens d'expression, à la poursuite d'hori­zons dont les traits s'estompent dans les brumes de l'avenir.

Aujourd'hui, le poète subit l'implacable loi de silence et d'oubli que les vivants imposent aux plus grands. Il n'est, cependant, que de se pencher sur son œuvre pour entendre sa voix s'élever par delà le tombeau.

« L'Absence est une Présence silencieuse ». La présence d'Henri de Régnier s'affirmera avec le temps, et

l'avenir le grandira. Dans la longue chaîne de poètes qui, de Ronsard à Claudel, fait la grandeur de la poésie française, i l appa­raît déjà parmi

Ceux qu'en secret la gloire a t o u c h é s de son aile I

A L F R E D M A U B E R T .