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Elvira Time Dead TIME Extrait Mathieu Guibé - ÉLODIE MARZE Texte IllUSTRATIONS

Dead time - extrait

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L’existence des vampires n’est plus un secret pour personne. Alors que le tout Hollywood les décrit comme les amants du siècle, notre bon vieux gouvernement des Etats-Unis a tranché. Chaque rejeton aux dents longues se verra proposer un choix : se référencer auprès des autorités et survivre comme un animal en cage ou rester libre et se faire traquer par des chasseurs de primes rémunérés par l’état. Perso, je préfère la deuxième solution. C’est beaucoup plus lucratif pour mes finances depuis que j’ai hérité de l’entreprise familiale. Le problème, c’est qu’à 17 ans, je suis encore enchainée au lycée et je dois concilier cours de math et exécutions sommaires. D’aucuns diront que j’ai la fâcheuse tendance à ramener plus de boulot au bahut que je ne rapporte de devoirs à la maison. C'est pas faux. Alors voyez-vous, quand on doit gérer tous ces vampires attirés par le miasme hormonal émanant de mon école et qu'en plus, on s'appelle Elvira, la vie n’est pas simple. Une ado qui se plaint de

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Elvira Time

Dead TIME Extrait

Mathieu Guibé - ÉLODIE MARZE

Texte IllUSTRATIONS

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PROLOGUE

Belinda était aux anges. Davon, le nouveau canon de sa classe, l’avait conviée à le rejoindre à l’ombre des gradins du gymnase. Non content d’être beau à tomber, il s’intéressait à elle, ce qui, au regard de son entière existence, était inédit. Anxieuse et maladroite, elle avait manqué défaillir devant les portes battantes du terrain de basket. Alors qu’elle s'était trouvée à deux doigts de faire demi-tour pour aller se délester de son repas du midi, son camarade avait surgi du couloir, l’attrapant délicatement par le poignet pour l’entraîner dans la discrète tanière des amoureux. Au contact tendre de ses doigts frais, elle se rassura. Avec lui, rien ne l’empêcherait d’enfin goûter à l’extase d’un premier baiser.

Ils étaient seuls, à l’abri des regards curieux, même si le brouhaha des corridors remplis de lycéens bruyants leur parvenait encore par bribes. Néanmoins, cette pollution sonore n’était pas suffisante pour couvrir les pulsations cardiaques de Belinda, qui résonnaient directement dans ses tympans. Davon approcha délicatement sa main près de son visage afin de le dégager d’une mèche blonde qui avait échappé à sa traditionnelle queue de cheval. Dieu merci, elle avait pensé à faire un shampoing dégraissant ce matin. Les effluves de parfum qui émanaient du poignet du jeune homme firent, chez Belinda, l’ascension narines-cerveau sans détour. L’odeur était enivrante, musquée, presque irréelle. Elle donnait envie de se frotter contre sa peau en mode chaton ronronnant. Visualisant la scène, Belinda ne put s’empêcher de décocher un sourire niais qui dévoila une série de bagues en acier, agrafées directement contre l’émail de ses dents. Elle sursauta et masqua sa bouche béante d’une main gênée. Son ami, délicatement, lui ôta et sourit en retour. Un petit rictus de rien du tout – le genre qui révèle une légère fossette au creux de laquelle on voudrait déposer baiser sur baiser – qui fit pourtant fondre la jeune fille.

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Il lui frôla les lèvres du bout de son pouce, en dessinant leur contour asséché par le stress, tandis qu’il la transperçait d’un regard bleu-gris tout droit sorti d’un blizzard hivernal. Pourtant, Belinda avait chaud, trop chaud, situant le foyer ardent à mi-chemin entre son nombril et son entrejambe. Elle remonta à l'aide de son index la paire de lunettes rondes qui glissait sans cesse sur l’arête de son nez suintant de transpiration, comme si les verres pouvaient masquer ces deux yeux qui scintillaient à quelques centimètres de son visage et en atténuer leur effet troublant. Heureusement, les paupières du garçon lentement tombèrent alors qu’il s’approchait de ses lèvres. On y était. Le moment tant attendu. Depuis des années qu’elle voyait les couples se pourlécher dans les couloirs du collège, elle allait enfin pouvoir goûter au fruit défendu. Et ce n’était qu’une étape ! Le premier contact fut… douloureux ! Le front de Davon avait percuté les lunettes de Belinda, lui écrasant la monture contre le nez, non sans la faire sursauter.

― Désolée, déclara-t-elle gênée. ― Ce n’est rien, répondit-il calmement avec la plus

sincère franchise. Aux anges ! se répéta-t-elle dans son esprit. Pas le temps

de dire ouf que Davon était déjà reparti à l’assaut. Seconde tentative, on y était ! Belinda ferma les yeux, entrouvrit légèrement la bouche en avançant les lèvres. Elle ne savait pas encore quoi faire de sa langue, mais elle arriverait bien à improviser ! Seulement, il en mettait un temps fou à l’embrasser, il s’était perdu en route ou quoi ? Mais oui en plus ! Belinda rouvrit les yeux pour découvrir que Davon s’affairait au niveau de sa gorge, lui procurant une désagréable sensation de chatouilles humides. Toutefois, la lycéenne n’eut pas l'occasion de se demander ce qu’il faisait là dessous, car, par-dessus les épaules du jeune homme penché sur elle, elle surprit une jeune fille qui se tenait juste derrière lui, la fixant d’un regard noir et glacial. Dans la seconde qui suivit, son

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premier flirt explosa dans une gerbe d’hémoglobine qui éclaboussa le visage de Belinda ainsi que celui de la mystérieuse adolescente brune à la mèche blanche qui venait de faire irruption.

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ELVIRA TIME

Un pieu bien placé entre les omoplates et le type explosa façon ballon de baudruche. La binoclarde me dévisageait de ses yeux ronds que ses culs de bouteille grossissaient de manière grotesque. Heureusement, le sang sur le verre me masquait un peu le spectacle. Non, mais elle en tirait une tronche !

― Qu… Qu’est-ce que tu as fait ? ― Un truc à mi-chemin entre le refroidir et te sauver les

miches, mais y’a pas de quoi ! ― Tu… tu… tu as tué mon petit ami !! Ok, entre l’option A : évanouissement ou option B :

hurlements suraigus type cochon qu’on égorge, elle avait coché la case joker : pie bavarde ! Ma veine !

― Ton petit ami était un vampire et c’était le baiser de la mort qu’il s’apprêtait à te donner.

Je savais être poète à mes heures perdues, peut-être que ça l’aiderait à lui faire passer la pilule.

― Impossible ! Manqué… ― Je t’assure, les humains normaux ne meurent pas en

mode feu d’artifice « oh la belle rouge » quand tu les plantes avec un bout de bois. C’était définitivement un vampire… enfin « définitivement ».

Après trois simples phrases, elle avait outrepassé mon seuil de tolérance à la bêtise féminine. La plupart des filles de mon âge voulait goûter au fruit défendu : se faire empaler par un vampire dans leur pieu, alors que je ne souhaitais, moi, que d’empaler un vampire avec mon pieu. D’où l’infranchissable fossé qui me séparait des greluches hystériques.

Je tentai d’occulter cet exemplaire égaré, car j’avais encore du boulot. Je me penchai sur le squelette suintant pour fouiller les frusques du lascar. Les mains dans la mélasse, je cherchai poche après poche de quoi identifier ma prochaine cible. Dans

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le revers intérieur gauche de son manteau, je trouvai un sac d’hémoglobine subtilisé au don du sang.

― Oh, c’est mignon, il emportait son petit goûter à l’école. ― Mais… mais… Vampire ou pas, il tenait à moi ! ― Ouais, ben c’était sûrement pas pour ta capacité à capter

la radio avec ton dentier, crois-moi, et même pas pour tes nib... Un bref coup d’œil à son décolleté inexistant

m’interrompit dans mon élan. ― Il m’écoutait quand j’avais des problèmes ! ― Quand on est immortel, on apprend à être patient. ― Il tenait à moi. ― Et à se contenter de ce qu’on peut… Elle piqua un fard – pour autant que je puisse en constater,

ses joues étant couvertes de sang séché que sa grimace de colère faisait déjà craqueler.

― Il m’aimait pour ce que j’étais ! ― Pour ce que t’étais ?! répondis-je en criant aussi fort

qu’elle. Je lui arrachai sa paire de lunettes et enfonçai les branches

dans le plastique de la poche d’hémoglobine. Je pris sa main, lui ouvris paume vers le haut, et y plaquai l’objet en question.

― Voilà ! Je te présente… Bordel, je connais même pas ton nom ! Mais je te présente toi-même, aux yeux de n’importe quel vampire.

La laissant digérer la nouvelle, je poursuivis mes investigations.

― Jackpot ! Je dénichai un portable dernière génération dans la poche

droite de sa veste. Enfin un vampire qui savait vivre avec son temps !

― Tu es sûre ? ― En tout cas, les deux trous qu’il s’apprêtait à faire dans

ton cou, c’était pas pour faire des courants d’air, apparemment

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à ce niveau-là, t’es déjà bien dotée, dis-je en lui faisant une pichenette sur le front.

Je sortis une petite pince métallique de la poche arrière de mon jean et me penchai au-dessus de la dépouille. Je me saisis de la mâchoire et tournai son visage squelettique vers moi pour avoir un meilleur angle d’attaque.

― Attends, tu lui fais quoi là ? ― D’après toi ? ironisai-je alors que ma pince était déjà

refermée sur l’un de ses crocs. Je lui soigne une carie. ― Tu ne vas pas lui arracher ses canines quand même ? En guise de réponse, je tirai fortement en exerçant une

torsion du poignet, délogeant la précieuse dent. ― Mais tu vas en faire quoi ? me demanda-t-elle alors que

je décrochais la seconde. ― J’adorerais me faire un collier de trophées. ― T’es sérieuse ? ― Qui sait ? conclus-je. J’avais récupéré tout ce qu’il me fallait et le reste était du

domaine du concierge du lycée. Aussi, déguerpis-je sans attendre, laissant la jeune veuve et célibataire consternée jouer un remake de Romero et Juliette avec son cadavre de petit-ami.

Je déambulai dans le couloir d’une démarche pleine

d’assurance et légèrement chaloupée – Quoi ? On est une femme ou on ne l’est pas – lorsqu’on me héla sans discrétion aucune.

― Elvira ! Malheureusement, il ne s’agissait pas là d’un sobriquet que

l’on donnait à la fille tout de noir vêtue pour se moquer de son style vestimentaire trop dark. Mes parents m’avaient bien affublée de ce patronyme ridicule et quand je disais mes parents, je parlais de mon père, chasseur de vampires de son état – enfin ex-chasseur – ; autant vous dire que si l’humour était génétique, je savais de qui je tenais mon sens pourri de la

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répartie. Je m’appelle donc Elvira, Elvira Time. Mon géniteur de père ayant cessé toute activité professionnelle suite à son décès, j’avais repris le flambeau de l’entreprise familiale au grand dam de ma mère. Mais ce n’était pas comme si mon paternel ne m’avait pas préparée à cela, en m'enseignant toutes les ficelles du métier dès lors que j’étais en âge de me tenir debout. J’avais un peu flemmardé sur la théorie, mais j’avais bien potassé la pratique, m’entraînant quotidiennement depuis que j’étais gamine à plusieurs formes de combat, histoire d’être en mesure de leur botter leurs petits culs de cadavre, même s’ils n’étaient pas aussi extraordinaires qu’on pouvait le penser. Pourtant, il y avait beaucoup à apprendre sur les vampires, croyez-moi. D’autant plus depuis la dernière décennie au cours de laquelle leur existence avait été rendue publique. Ces créatures pouvaient dès lors se référencer auprès du gouvernement qui les affublait alors d’un joli collier, équivalent moins discret du bracelet électronique des criminels en liberté conditionnelle, et les approvisionnait en poches de sang animal. En revanche, tout vampire non répertorié par l’état était considéré comme hors-la-loi et les dirigeants de notre beau pays sous-traitaient ce problème en passant par des sociétés de chasseurs de primes comme celle que gérait mon père. Mon job étant tout ce qu’il y a de plus légal et public, voilà pourquoi ça ne choquait personne au lycée de me voir débarquer de temps à autre avec quelques traces de combat sur ma tenue pétrole. Ça ne choquait personne, mais ça ne les empêchait pas de me classifier dans la catégorie « Freaks ».

― Elvira ! Attends !! Au second son de cloche, je reconnus la voix de la fille du

gymnase. Elle connaissait mon nom… Bien sûr qu’elle connaissait mon nom, tout le monde ici connaissait la chasseuse de vampires à la mèche d’argent, à mon plus grand regret.

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― Quoi ? demandai-je en me retournant, non pas que je voulais réengager la conversation avec elle, mais ses interpellations aiguës attiraient sur moi encore plus l’attention que ne le faisait ma récente douche d’hémoglobine.

― Je…, commença-t-elle en étant subitement moins audible. Je désirais te… te remercier ! Voilà.

― Y’a pas de quoi ! dis-je en amorçant le mouvement d’une fuite discrète.

― Moi, c’est Belinda Mansionwood. Les convenances auraient voulu que je réponde un truc du

genre « enchantée », mais si j’avais une petite chance de la vexer et qu’elle parte, je devais la saisir.

― C’est que je ne sais pas ce qui m’a pris, mais, lorsque j’étais avec lui, je me sentais comme une autre, plus à l’aise, plus détendue. Je buvais ses paroles, je n’avais d’yeux que pour lui. Je…

― La vampestérone. ― Pardon ? ― La vampestérone ! Marque déposée, j’ai inventé le mot.

C’est une sorte de phéromone que les vampires dégagent et qui a tendance à rendre gagas toutes les filles un rien écervelées, sans vouloir te vexer.

― C’est rien, je crois que je l’ai bien mérité. À présent, je me sens mieux, j’ai les idées beaucoup plus claires !

― Ouais, c’est ce qu’il y a de bien avec cette substance : le vampire n’en produit plus une fois qu’il est réduit en bouillie. Maintenant, si tu veux bien m’excuser.

― Alors, tuer des vampires c’est ton… Job ? Hobby ? Raté ! Elle n’arrêtait donc jamais de parler. J’aurais dû

intervenir quelques minutes plus tard, dans le gymnase. ― Un hobby ? T’es sérieuse ? T’as déjà vu un club

d’exécuteurs de l’au-delà au lycée ? Ouais, c’est mon job. Je chasse les vampires, même si parfois j’ai plutôt l’impression de démanteler un réseau pédophile…

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― Un quoi ? ― Ben ouais, quoi ! Ils sont attirés par l’école comme des

mites par un lampadaire. Les mecs, ils ont plus de cent ans et… Tiens : toi par exemple, tu dois mettre des soutifs depuis quoi… un an maxi ?

Elle baissa les yeux sur sa poitrine émergente et plaqua aussitôt ses cahiers et livres de classe pour en cacher l’inexistence quasi totale. Cette fois, j’espérais l’avoir bien mouchée pour enfin regagner mon casier seule. Cependant, son embarras soudain l’avait éveillée au regard que porte la société sur elle, tous les lycéens du corridor ayant cessé leur activité pour la dévisager avec des yeux de chouette interloquée.

― Pourquoi tout le monde me fixe ? demanda-t-elle en resserrant la prise sur ses livres, comme si notre dernier échange pouvait être la raison d’un tel voyeurisme flagrant.

― Ben, disons que pour moi, c’est un peu devenu une habitude et puis, je m’en tape pas mal des œillades en traître, mais je pense que de te voir recouverte de sang dans ta robe de petite fille sage, ça les interpelle pas mal.

― Oh mon Dieu, c’est vrai ! Le sang !! ― Ouais, et puis c’est pas comme s’il y avait que ça. Il te

reste quelques bribes de boyaux un peu partout. Tiens regarde, t’en as même dans les cheveux.

Je glissai mes doigts derrière son oreille pour récupérer un lambeau de chair sanguinolente et le déposai sur le rebord de son cahier, c’est-à-dire juste sous son nez. À cet instant, alors que nous étions à hauteur des toilettes pour filles, Belinda bifurqua et en franchit la porte. Le temps que le battant se referme, je la surpris à se vider de ses propres tripes sur le carrelage en damier. Hémoglobine et vomi, ça allait être une sacrée journée pour le concierge. J’émis un rictus de satisfaction pour ma victoire sur la pipelette. Enfin je pouvais être seule. Ce n’était pas que je ne voulais pas d’amis, mais

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j’en avais déjà un et ça me suffisait. D’ailleurs, à l’angle du couloir, je le voyais en train de m’attendre près de mon casier.

Adossé contre le mur, la capuche de son sweat rabattue sur

sa tignasse dont des mèches brunes s’échappaient en houppette au-dessus de son front, il la jouait profil bas. C’était sans compter sur l’orange pimpant de son hoody qui avait trahi sa présence. Jericho avait mis cette horreur pour la première fois, il y a exactement un an, jour pour jour, afin de manifester, avec second degré, son irritation profonde à l’égard de la célébration d’Halloween et surtout pour éviter d’avoir à se déguiser. Le visage d’une citrouille était sérigraphié sur le buste de telle sorte qu’une paire d’yeux menaçants se tenait en lieu et place de ses tétons et qu’un sourire béat partiellement édenté lui ceignait l’estomac. La grande classe ! Je suis sûre qu’il n’avait pas prévu de le ressortir aussi souvent, le jour de son achat. Malgré l’extravagance et des contrastes à faire péter des records de saturation, Jericho était plutôt du genre lycéen fantôme. Il ne faisait pas de vagues, rasait les murs et ne pipait pas mot pendant les cours. Sa peau franchement livide, bronzée par le rayonnement de son écran de PC, et ses cernes de trois kilomètres n’aidaient sans doute pas à attirer le regard. Mais lui comme moi, on s’en fichait. Je me serais bien effacée moi aussi, mais c’était sans compter ma grande gueule et mes activités extrascolaires.

― Salut Jeri, qu’est-ce que tu fous là ? T’as pas cours ? ― Très drôle, Elvira. J’étais venu voir si t’étais toujours

ok pour ce soir ? ― Ouais, ouais bien sûr, pourquoi je ne le serais pas ?

répondis-je avec un certain flottement dans la voix, provoqué par le raz de marée de souvenirs qui embrouillait ma mémoire.

Ce soir, en plus d’être Halloween, c’était également notre jour à Jericho et moi. On célébrait chaque année notre pacte d’amitié qui remontait à nos six ans. Frères de sang, à la vie à

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la mort, où que tu sois, si tu as besoin de moi, des conneries dans le genre quoi. Sauf que pour lui et moi, c’était très important ! Néanmoins, cette année, pour la première fois, un autre anniversaire s’ajoutait au tableau, celui de notre séparation.

― Ben tu sais… ― Ouais ! Non, t’inquiètes pas, ça change rien pour moi.

On se retrouve chez moi vers 19h ? ― Ça roule ! ― Tu vas faire quoi en attendant ? ― Traîner çà et là, peut-être aller en cours, dit-il pour se

foutre de moi. Et toi ? ― Je vais profiter de la pause pour harceler quelqu’un. J’ai

besoin d’un service. ― T’es sûre de toi, tu te souviens de ce qu’il s’est passé la

dernière fois que tu as demandé de l’aide ? ― Connard, répondis-je en toute amitié alors que déjà, il

s’esquivait, disparaissant à l’angle du couloir. Peu importait, le type que je voulais voir venait d’arriver à

son casier pour récupérer des bouquins, c’était l’heure du baratin !

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THE FREAK AND THE GEEK

Le mec en question s’appelait… Mince, comment il s’appelait déjà ? Un truc en L… C’était pas faute d’avoir récolté des informations sur lui – entendez par là, questionner sauvagement les membres du club de sciences pour connaître la grosse tête du groupe. Pas facile d’interroger des egos surdimensionnés pour savoir lequel d’entre eux était le meilleur. Chacun avait sa propre façon, subtile ou non, de s’autoproclamer le cerveau de la bande, mais lorsqu’ils finissaient par comprendre que cela impliquait de me revoir régulièrement, la réponse changeait et tous m'avaient plus ou moins orientée vers ce type. Tout fraîchement sorti du collège, il venait de débarquer en seconde sauf qu’il n’était âgé que de treize ans, autant vous dire que ses neurones carburaient sec. Moi, je ne voyais qu’un nabot un peu enrobé, avec une peau de bébé légèrement rose et duveteuse, agrémentée de quelques taches de rousseur éparses et un souci de la coiffure proche du néant. Mais il était un génie, un crac en informatique et puceau jusqu’au cou. Deux raisons pour m’intéresser à lui et une pour le manipuler, à vous de faire la répartition, mais vous gourez pas, je pourrais me vexer.

― Leonard, l’interpellai-je d’une voix mielleuse. Le concerné se retourna vers moi me dévisageant comme

l’inconnue étrange que j’étais à ses yeux et, comprenant que je m’adressais bien à lui, déclara :

― C’est Ludwig. Le ton était cinglant et lourd de reproches. ― Et mer… Je savais que c’était un truc moche en L,

marmonnai-je. ― Je te demande pardon ? ― Non rien, oublie. Dis-moi Ludwig, on m’a rapporté que

tu étais un petit génie dans ton genre et j’aurais bien besoin d’aide.

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Première étape : le regard perdu, le corps dodelinant, la voix timide, j’affichais mon expression numéro trois : la fille en détresse, pour faire appel à sa chevalerie.

― Dix dollars les fiches de révision, vingt les devoirs de sciences et cinquante les rédactions et exposés. Dépêche-toi je suis pressé.

Raté ! Il m’avait énuméré ses tarifs avec la cordialité d’un distributeur automatique de glaçons.

― Non, c’est pas ça. Tu vois la technologie et moi, ça fait deux. Je me sens un peu stupide de te demander ça, mais…

Seconde étape : attiser son sentiment de supériorité pour le pousser à l’affirmer, en s’intéressant à mon problème.

― … j’ai oublié le code de déverrouillage de mon téléphone et je ne peux plus m’en servir.

― En premier lieu, tu aurais peut-être dû acheter un modèle qui s’accorde avec tes compétences mnésiques.

Calme, patience et sérénité, Elvira. Détends-toi, tu as besoin de lui.

― Certes… Mais je me suis dit que tu saurais sans doute contourner le problème. Tu vois si tu m’aides, je pourrais être reconnaissante.

Troisième étape : le charmer. Je laissai échapper un bref gémissement en concluant ma phrase et emprisonnai ma poitrine en étau entre mes bras pour la faire subtilement ressortir. Étant donné sa taille, je lui donnais quasiment la becquée, impossible qu’il ne capte pas le message.

― Si tu ressens des douleurs au niveau de tes glandes mammaires, il y a des traitements de régulation hormonale qui peuvent t’aider. Tu devrais sinon songer à consulter. Deux à cinq pour cent des femmes atteintes du cancer du sein ont moins de vingt-cinq ans, la proportion n’est pas si faible, fais attention.

On avait donné bien des noms à ma poitrine – aucun d’ailleurs n’avait été toléré et je l’avais activement notifié à

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l’intéressé –, mais jamais on ne l’avait qualifiée de glandes mammaires !

― Non, mais pourquoi tu dis ça ?! m’offusquai-je. ― Conclusion après examen superficiel de ton

comportement : contorsion, palpation, émanation sonore indiquant la douleur…

― C’est bon, c’est bon, j’ai compris. Si tu m’aides, je te file cent cinquante dollars !

― Et les bases d’un langage commun furent posées entre la belle et la tête.

― La linguistique, c’est pas mon truc, tu me ruines là. ― Oui, mais tu pourras t’en plaindre au téléphone avec tes

amies. Allez, fais voir le modèle, je dois me rendre en cours. ― Tiens. Tu en as pour combien de temps ? demandai-je

en lui tendant le cellulaire de Davon. ― Un petit moment. Retrouve-moi à dix-sept heures à la

boutique de comics sur Glennwood Avenue. Avec l’argent, cela va sans dire.

Il enfourna le téléphone dans la sacoche de son laptop et s’apprêta à me quitter lorsqu’il ajouta :

― Personne ne viendra se plaindre de la disparition de son portable au moins ?

Perspicace le petit génie. ― Pas âme qui vive, déclarai-je, le voyant partir, satisfait

de la réponse. Voilà, une bonne chose de faite. Je revins à mon casier et

fis discrètement la combinaison. Je dévissai le couvercle d’un vieux pot de confiture et farfouillai dans la poche de mon jean. J’en sortis les crocs à l’ivoire taché du sang de Davon et les jetai dans le récipient. Les deux morceaux nacrés tintèrent sur une pile d’homologues, l’ensemble de mes trophées de guerre. Une collection de canines plus ou moins acérées. Les chasseurs de primes étaient payés 1000$ la paire de dents, j’avais de quoi

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me constituer un joli pactole sauf que je n’avais pas encore 21 ans, donc officiellement je ne pouvais pas les échanger contre de l’argent. J’avais bien essayé de convaincre ma mère, mais vu qu’elle était loin d’être ravie à l’idée que je reprenne le flambeau de l’entreprise familiale, son refus de troquer ces scalps contre des billets verts était l’un des nombreux moyens de pression qu’elle avait trouvés pour me le faire comprendre. Enfin, dans quelques années, je pourrais obtenir ma vraie licence de chasseuse de primes et cesser d’utiliser celle de mon père que j’avais légèrement retouchée… Étonnamment, les gens devenaient très conciliants quand il s’agissait de ne pas être regardant sur mon âge lorsque je tuais du vampire, mais c’était une tout autre histoire dès l'instant qu’il fallait me payer pour cela. Et encore, ce n’était pas la pire partie du job, celle-ci, j’allais l’affronter maintenant : être une lycéenne.

Après les cours je me rendis à Glennwood Avenue pour

retrouver Ludwig. La boutique de comics faisait l’angle du carrefour avec Cherry Street. D’extérieur, le magasin ne payait pas de mine, une jolie vitrine remplie de bandes dessinées et une façade violette dont l’enseigne jaune fluo indiquait Single Catwomen1. Mais une fois le seuil franchi, un vif sentiment de malaise s’empara de moi. Un sixième sens me souffla à l’oreille que je n’étais pas à ma place. Les murs étaient recouverts de posters représentant des femmes en tenues ultra-moulantes et bien trop étroites pour les arguments – sans doute prothésés – qu’elles avaient à offrir. Çà et là avaient été rangées des figurines miniatures de superhéros qui avaient pour la plupart la fâcheuse tendance à mettre leurs sous-vêtements par-dessus une combinaison – tu parles d’une hygiène. Pas étonnant que les mecs qui adulent ces personnages de fiction sentent la transpiration plein pot et ont le visage parsemé

1 Catwomen célibataires

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d’acné. Bref, j’étais la fille au milieu d’une clientèle exclusivement masculine qui interrompit toute activité pour me dévisager avec convoitise. Et quand j’utilise le terme dévisager, je pense me tromper sur la région anatomique que ces types fixaient avec attention.

― Repos, soldats ! dis-je l’air mauvais, en claquant la porte.

Pas aussi téméraires que leurs idoles, les visages se baissèrent comme une rangée de dominos qui s’effondrent. Ludwig ne fut pas difficile à trouver, il était le seul à ne pas avoir posé les yeux sur moi lorsque j’étais entrée dans la boutique. Il farfouillait dans un bac rempli de comics avec une précieuse minutie.

― Tu as mon téléphone, Ludwig ? amorçai-je sans plus de préliminaires.

― Tu as mon argent, Elvira Time ? Mais tout le monde me connaît ou quoi ? ― Et qui me dit que tu as réussi à débloquer le portable ? ― Benjamin Franklin, Ulysse S. Grant, Andrew Jackson

ou autres, mathématiquement combinés entre eux, déclara-t-il sans lever les yeux de ses BD.

― Tiens voilà ton fric, tu peux recompter ! Il glissa la main à l’aveuglette dans sa sacoche et en

ressortit le téléphone qu’il me tendit. ― Le code pour le débloquer est maintenant le 0150. Tout pour me rappeler ce que le cellulaire m’avait coûté.

Quel horripilant petit bonhomme ! Au moment où je voulus me saisir de l’objet, il le retint et

me fixant pour la première fois droit dans les yeux me demanda :

― C’est vrai que tu chasses les vampires ? Une lueur d’intérêt brillait sur ses pupilles, contrastant

radicalement avec la permanente indifférence que j’y avais lue jusque-là. Je pensais qu’il avait trouvé là une brèche pour

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prendre encore mieux l’ascendant sur moi, mais j’avais tort. Aussi doué pouvait-il être en sciences et en technologies, j’oubliais qu’il n’était qu’un gosse de treize ans, plongé dans le rayon BD d’une boutique.

― Remarquable ! Tu connais Blade ? ― Hein qui ? ― Blade est un chasseur comme toi à la particularité près

qu’il est mi-homme, mi-vampire. ― Il est au moins intéressant à 50%. Hey, mais attends,

j’ai pas vu ça dans un film déjà ? ― Comme bon nombre d’adaptations cinématographiques

des héros Marvel et malgré certaines qualités, la trilogie Blade ne vaut pas le personnage initial issu de la bande dessinée, mais oui, c’est un être fictif. Toutefois, comme tu l'as énoncé, il est à moitié digne d’intérêt ! Tu imagines un allié qui possède les forces du vampire !

― Oh là, minute p’tit génie. Quand je te dis qu’il m’intéresse à 50%, ce n’est pas pour son côté humain.

― Comment ? ― Ben oui, si je l’explose, non seulement je suis payée

pour sa paire de crocs, mais en plus, je me récupère tout son arsenal !

Sans m’en rendre compte, j’échangeais avec un geek à propos d’une potentielle rencontre avec un personnage fictif. Il fallait que je sorte d’ici, et tout de suite ! Mais le débat avait attiré les petits curieux et bientôt un attroupement d’ados prépubères et d’adultes un peu étranges nous encerclait pour participer à la discussion.

― Mais ne serait-il pas plus rentable d’optimiser ton rendement en t’alliant à un expert pour justement multiplier exponentiellement tes primes ?

― Ok, alors déjà, on va établir des bases de raisonnement saines. Ici, l’experte en vampires, c’est moi et non votre planche à dessin. Ce type possède leurs forces et aucune de

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leurs faiblesses ? À la bonne heure. Qu’est-ce que vous savez de leurs faiblesses ?

― Ils ne peuvent pas rester au soleil ! déclara l’un des ados, enthousiaste et fier comme s’il venait de répondre à son professeur de collège.

― Faux, le vampire, comme tout le monde, peut sortir en pleine journée sans se mettre à brûler façon sorcières de Salem. En revanche, leur peau ne bronze plus, elle perd toute sa mélanine (je suis sûre que je t’impressionne là, mon petit Ludwig). Si jamais tu vois un vampire black, tu peux être certain que ses crocs sont factices. Mais leur bronzage type je-passe-mes-nuits-scotché-devant-WOW ne suffit pas à les identifier à coup sûr, pour autant que je sache, tu pourrais être un des leurs, toi aussi. L’es-tu ? dis-je, menaçante.

― Hein ! Nononon… J’ai cru que le gosse allait se faire dessus, il ne me restait

plus qu’à l’achever. ― Hmm, tu as définitivement quelque chose à te

reprocher ! Il ramassa son sac et s’empressa de quitter la boutique,

bousculant tous ceux qui se trouvaient sur son passage. Et un de moins ! J’aperçus Ludwig sourire, comme quoi il pouvait avoir des expressions faciales. C’est dingue comme les premières impressions peuvent être trompeuses.

― Bon, pour vous en donner pour votre argent, je vais finir l’exposé. Les vampires n’ont pas une force surhumaine, sinon je vois mal comment une ado de dix-sept ans comme moi pourrait leur botter le cul comme je le fais. Leur force est aussi variable que chez les êtres humains, selon leur condition physique. En revanche, ils ont tous une résistance phénoménale, un seuil de tolérance à la douleur très élevé et un putain de système immunitaire de folie. Non seulement il ralentit sérieusement leur vieillissement, mais en plus, il les régénère en deux temps, trois mouvements. Quelques secondes

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pour une égratignure à quelques heures pour des dégâts plus massifs, ils seraient même bien foutus de se recoller façon T-1000, mais je n’ai jamais essayé encore. Pas d’hypnose, certains adorent le Christ. En parlant de sectes, ils n’évoluent pas en communautés secrètes – enfin pas que je sache –, et il n’y a aucun mur invisible qui les empêche de rentrer chez vous si vous ne les y avez pas invités. Sérieuse connerie celle-là. Au niveau des faiblesses, ils doivent se nourrir – de sang – sinon ils meurent de faim, et bien sûr, tu leur plantes n’importe quoi dans le cœur et ils explosent. Ce qui est bien pratique pour en finir rapidement, mais beaucoup moins pour la propreté de ma garde-robe. Ne m’interrogez pas sur le phénomène biologique là-dessous, c’est vous les scientifiques, il faudra aller expérimenter par vous-même. Moi, je récolte les crocs et ça me suffit. Des questions ?

― Donc tu fais ça pour l’argent ? me demanda Ludwig, non sans une once de reproche dans la voix.

― Hey petit génie, c’est pas toi qui viens de me taper quinze sacs pour me débloquer un portable ? Désolée de ruiner tes idéaux chevaleresques, mais j’ai aucune honte à me faire payer pour exterminer un mec qui pourrait t’aspirer le sang de la cervelle en moins de deux. Si jamais t’as affaire à un vampire, t’appelleras ton héros de papier, on saura alors ce qu’il peut faire pour toi. Merci quand même pour le téléphone ! Je filai hors de la boutique, sans attendre une répartie bien sentie de la part de Ludwig. Je n’avais pas vu l'heure et j'étais à deux doigts d'être à la bourre pour mon rendez-vous avec Jeri. Je me surprenais à avoir perdu autant de temps avec ces nerds, pour leur donner autant de détails sur mon job. Peut-être que le soupçon d’admiration que j’avais lu sur leurs visages m’avait inconsciemment convaincue. D’habitude, j’étais observée comme le monstre du lycée – le comble pour qui les chasse – et je crois que j’avais besoin de savoir que ce que je faisais n’était pas vain, que j’étais efficace dans mon travail et qu’on pouvait

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me respecter pour ça. Particulièrement aujourd’hui, parce que la soirée que j’allais vivre maintenant tenterait de me persuader du contraire.

Fin de l’extrait Dead Time disponible le 1er mai 2014.

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