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Savants contre docteurs Régis Debray Le Monde, 18 mars 1997, pages 1 et 17. On a donc grugé des lecteurs postmodernes avec des idioties dûment homologuées ? Rions, mais jaune. Car qu’a prouvé ce canular perspicace et naïf sinon que, dans ces contrées heureusement indécises flottant entre les Lettres et les Sciences, qu’on appelle " sciences sociales ", ce qui compte ce n’est pas le contenu d’une idée mais son origine (pour parler comme M. Sokal) ? Un auteur habilité peut faire passer une sottise, car il suffit d’une signature réputée pour l’accréditer. Corollaire : des propositions consistantes émises par une voix non autorisée n’auront pas droit de cité ; ces énoncés de seconde zone ne feront pas critère. L’indexation sur le nom propre, c’était justement le statut des énoncés religieux et politiques, dont les " sciences humaines " ont tant fait pour conjurer le spectre. Leurs champions se veulent des chercheurs et non des doctrinaires ; leurs propositions s’y donnent pour des résultats et non pour des thèses. Ils visent à produire des effets de vérité, et non d’autorité. La mésaventure de Social Text ramène ces ambitions à des voeux pieux : si on peut leurrer aussi facilement une revue " savante ", où tracer la frontière entre " l’idéologique " et le " scientifique "? Sagaces épistémologues de l’irrémédiable, nos physiciens farceurs ont pour louable intention d’appliquer aux " sciences humaines " les critères et procédures valables dans les sciences tout court (sans adjectif), parce que " les sciences exactes et les sciences souples sont sur le même bateau ". Une différence de degré (entre " souple " et " dur ") ne servirait-elle pas d’euphémisme à une différence de nature ? Car ce qui est paresse et imposture chez un physicien (ou un mathématicien, un chimiste) ne l’est pas et ne peut l’être, chez un sociologue (ou un sémiologue, ou un psychanalyste, etc.) Un substantif commun, " science ", ferait-il une identité de substance ? Les uns et les autres s’intitulent " chercheurs " ; ils travaillent au CNRS, par exemple, dans des " laboratoires ", mais ils ne jouent pas le même jeu. Chacun ses règles. Nous qui tentons, diversement, d’expliquer les conduites humaines, nous fonctionnons à crédit. Nos redresseurs de torts ont raison de défendre l’intégrité des sciences dures contre les " social scientists " qui, lecteurs de Nietzsche et de Foucault, extrapolent d’un domaine à l’autre et disent aux savants : " L’objectivité, vous savez, c’est ce qui marche. Une affaire de rapports de force. A chacun de construire le sien. Anything goes. " Mais eux-mêmes auraient tort d’espérer que l’injonction faite aux docteurs : -

Debray - Savants Contre Docteurs. Sur Sokal Hoax

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Savants contre docteurs

Rgis Debray

Le Monde,18 mars 1997, pages 1 et 17.On a donc grug des lecteurs postmodernes avec des idioties dment homologues? Rions, mais jaune. Car qua prouv ce canular perspicace et naf sinon que, dans ces contres heureusement indcises flottant entre les Lettres et les Sciences, quon appelle "sciences sociales", ce qui compte ce nest pas le contenu dune ide mais son origine (pour parler comme M. Sokal)? Un auteur habilit peut faire passer une sottise, car il suffit dune signature rpute pour laccrditer. Corollaire: des propositions consistantes mises par une voix non autorise nauront pas droit de cit; ces noncs de seconde zone ne feront pas critre. Lindexation sur le nom propre, ctait justement le statut des noncs religieux et politiques, dont les "sciences humaines" ont tant fait pour conjurer le spectre. Leurs champions se veulent des chercheurs et non des doctrinaires; leurs propositions sy donnent pour des rsultats et non pour des thses. Ils visent produire des effets de vrit, et non dautorit. La msaventure deSocial Textramne ces ambitions des voeux pieux: si on peut leurrer aussi facilement une revue "savante", o tracer la frontire entre "lidologique" et le "scientifique"?

Sagaces pistmologues de lirrmdiable, nos physiciens farceurs ont pour louable intention dappliquer aux "sciences humaines" les critres et procdures valables dans les sciences tout court (sans adjectif), parce que "les sciences exactes et les sciences souples sont sur le mme bateau". Une diffrence de degr (entre "souple" et "dur") ne servirait-elle pas deuphmisme une diffrence de nature? Car ce qui est paresse et imposture chez un physicien (ou un mathmaticien, un chimiste) ne lest pas et ne peut ltre, chez un sociologue (ou un smiologue, ou un psychanalyste, etc.)

Un substantif commun, "science", ferait-il une identit de substance? Les uns et les autres sintitulent "chercheurs"; ils travaillent au CNRS, par exemple, dans des "laboratoires", mais ils ne jouent pas le mme jeu.

Chacun ses rgles. Nous qui tentons, diversement, dexpliquer les conduites humaines, nous fonctionnons crdit. Nos redresseurs de torts ont raison de dfendre lintgrit des sciences dures contre les "social scientists" qui, lecteurs de Nietzsche et de Foucault, extrapolent dun domaine lautre et disent aux savants: "Lobjectivit, vous savez, cest ce qui marche. Une affaire de rapports de force. A chacun de construire le sien. Anything goes." Mais eux-mmes auraient tort desprer que linjonction faite aux docteurs: - "Soyez aussi rigoureux et modestes que les savants, adaptez nos critres" - soit suivie deffet.

Dans le champ exprimental, face une hypothse insolite, disons la mmoire de leau, on sait comment identifier une fraude ou une folie: lexprience est-elle reproductible par nimporte qui, nimporte o? Sinon, on dcouvre un biais dobservation, limprudence dun protocole, lerreur de calcul. Mais comment, dans nos physiques sociales, distinguer, cent contre un, le charlatan du novateur, le cingl du culott? O est ici le trbuchet? Quy a-t-il tester sinon des mots, un appareil conceptuel, voire statistique, un certain angle dattaque? Et par quoi les invalider sinon par dautres mots, angles ou statistiques? Affaire de consensus, et donc de rapports de force entre faiseurs dorthodoxies, en un lieu et moment donns. La rptition nominative vaudra pour attestation objective. Plus un auteur sera cit par dautres, plus il aura de poids, et donc dvidence. Comme le Dieu de Frdric II, la vrit, ici, est du ct des gros bataillons. Do limportance dcisive, chez les docteurs, du recrutement des troupes - cest--dire des disciples, qui eux-mmes en feront dautres et accrotront la longue leffet dautorit. Les vritables scientifiques ne passent pas leur temps utile raisonnerad hominem, accrotre leurs rseaux, semparer des comits de rdaction, clbrer des sminaires, contrler des commissions, ventiler des crdits, faire traduire leurs oeuvres, propager leur gloire. Pour eux, le dcisif nest pas de remplir lamphithtre, ni daligner les divisions comme un vulgaire pape, mais de tester un tat de fait laide dappareils. Un rapport aux choses nobit pas aux mmes rgles quun rapport de personne personne. Do encore limportance, dans le "mou" de loccupation du terrain, via laccs aux postes de commandement - associations, collges, centres de recherche, instituts, chaires magistrales -, par o se manoeuvrent le mieux les phalanges dvanglisateurs. Titulature et conscration ne sont pas, pour un savant, sources dhgmonie symbolique - mais simples trophes daprs la bataille. Ils ne font pas la lgitimit, ils la signifient. Linstitutionnalisation, dans un cas, prcde, et dans lautre, suit.

Sur les territoires universitaires du flou, les labelliseurs labelliss se conduisent en stratges, plus quen travailleurs de la preuve. Avec les comptences, redoutables, du fondateur de religion ou de doctrine. Pour avoir raison en soi, il leur faut avoir raison de leurs adversaires et concurrents. On sait ce quest "gagner"pour un grand savant: produire un "cest ainsi" vrifiable et rptable. Pour un matre-docteur, gagner, ce nest pas prouver ses dires, cest imposer sa signature comme une rfrence-matresse. En science, la rgle est de contester, mais il y a de lincontestable (les lois de la nature et des nombres). Dans lidologie, il ny a rien dincontestable, donc la rgle est dintimider. Je dsautorise lautre pour demeurer lautorit. Diffrence du monde des choses au monde des causes, ou du savant lintellectuel. Ce qui marche, cest ce qui est cru - au temporel comme au spirituel. On crot depuis deux sicles en la science? Les docteurs se feront "scientifiques". Observons que les physiciens franais, et du monde entier, forment une communaut qui est en tat de dcider quun tel en a t mais nen fait plus partie. Sur un problme dalgbre donn, un mathmaticien marxiste aboutira la mme solution quun mathmaticien libral. On ne sache pas quun mouvement social donn inspire MM. Baudrillard, Boudon, Bourdieu, Morin ou Touraine les mmes analyses (cela se saurait). On frmit lide des dcisions que lun quelconque dentre eux serait habilit prendre sur ses confrres. Et la communaut des historiens, dans laffaire "Bartosek contre London", sest divise par le milieu. Tout se passe comme si lon avait la science sociale de ses convictions, sinon de ses intrts (le cumul nest pas interdit).

Sommaire sans appel qui ne revient pas rabattre la sociologie sur lastrologie, ni lconomie politique sur lhomopathie. Lambigut de statut est une raison de plus pour sinterdire le nimporte quoi. Mais dans les "idologies scientifiques" comme les appelait Canguilhem, demeure prioritaire, la rception, leffet de source: cest vrai parce quun tel la dit. Il clt le dbat avant de le nouer? Il ne dmontre ni ntablit rien? Quimporte. Cest un grand. Voyez ses titres, tirages, lves, adeptes. La loi du plus fort prend ici valeur juridique. Le monde des "sciences humaines" marche au plausible, non lattest; au prestige du profrateur, non limportance de sa dcouverte: sauvagerie police, mais sauvagerie encore. Et cest peut-tre un rve positiviste que de vouloir calquer lanonyme raison scientifique sur la draisonnable raison politique qui gouverne, sur ce terrain friable, nos consensus rationnels.

Pas de jour qui ne nous rappelle les drleries dun domaine de rationalitsui generis, o larrogance crot avec lindcidable. Un excellent sociologue fulmine-t-il une bulle sur la tlvision que voil un opportun mlange de reprises sans citations et de lieux communs sans nouveauts transformipso factoenmustdu forum. Signe de tout autre, cette copie dtudiant peu inform et t, section "infocom", assez mal note("Ne pas parler de la tlvision mais du journaliste en gnral. Se rappeler que la tl est dabord un fait technique. Ne pas confondre image lectronique et page imprime"). Tant mieux si le label Collge de France, ajout au prestige justifi de Pierre Bourdieu, rendent "fashionable" des thses jusquici confines dans un cercle troit. Il nest jamais mauvais dentamer lidiotie dominante.

Mais quelle rigueur y a-t-il dans lhabillage de linvective en verdict et dobsessions personnelles en constats objectifs? Comment ne pas sourire en voyant, par exemple, la mdiologie excommunie par notre matre sur un ton dencyclique, sans preuves ni arguments, sous prtexte quelle nest pas une science? Outre quelle tient honneur de ne pas se prsenter comme telle, mais comme un simple chantier critique parmi dautres, ladite mdiologie a pour objet les mdiations et les milieux techniques, non les mdias. Ses Cahiers salimentent denqutes assez pointues et ponctuelles (sur les salles de spectacle, sur ltat des routes, sur "rseaux et nations"). On y explore, bien loin de la tl, les interactions concrtes entre technique et culture. Un mandarin a donc tranch sans savoir. Pas dinformation, pas denqute. Dommage. Pour lui. Pour nous.

Ne pas se fcher. Cest le jeu. Chaque directeur de conscience doit shabiller en homme de science et dguiser son habit en nergumne (synonyme: idologue). En dlivrant un nimeTrait des prils des derniers temps, tel le matre de la Facult de thologie de Paris (la science dure dalors), censurant, vers 1255, la vulgarit profane des ordres mendiants, Pierre Bourdieu fait jouer son profit leffet dautorit. Cest de bonne guerre. Cest la guerre immmoriale des clercs dans la cit. Et la guerre, tout est permis. Y compris de se faire passer pour la Science en personne quand on a lInstitution pour soi. De convertir un ascendant en argument, et le sommet dune pyramide de dignits en sommet de lchelle des connaissances. Quel docteur ne ferait pareil la mme place? Mais comment, alors, se rclamer de valeurs dmocratiques quon ne pratique pas soi-mme dans son mtier?

Ancestrale habitude. Les clercs sont toujours exempts des tribunaux ordinaires. Feu volont, pas darbitre, et que le plus crdible gagne. Ou le mieux accrdit. Dans des socits dont tous les fiefs, y compris le mdiatique, sont dsormais soumis contrle et transparence, le pouvoir intellectuel est aujourdhui le dernier qui nait de comptes rendre personne.

Ni sanctions ni contrle de lgalit. Chaque pontife est sa propre juridiction dappel. Rien craindre. Sciences sociales - ou fodales? Luniversel besoin de droit expire aux pieds de cette Bastille, ludique, ultra-personnalise, ultra-protge. Inattaquable, comme lest lautorit sans responsabilit. Tant mieux, dira le post-moderne, si cela permet de samuser un peu. Et le pire, tout compte fait, est que ce tenant de la draison aura sans doute raison.

Le Monde, 1997.