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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 59 (2011) 33–40 Cas clinique Déficience sensorielle, utilisation de l’espace et constitution de l’espace psychique. Psychothérapie d’un enfant aveugle Sensory deficiency, use of space, and elaboration of psychical space A. Bernard a,b,a EA 2646, laboratoire de psychologie « Processus de pensée et interventions », université d’Angers, Angers, France b Hôpital de jour Salneuve, 237, avenue Jean Jaurès, 93300 Aubervilliers, France Résumé À partir du matériel apporté par des patients déficients sensoriels (aveugles ou sourds, enfants et adultes) en psychothérapie, nous nous sommes intéressée à l’utilisation de l’espace physique (moteur, tactile, visuel, sonore) dans le transfert et dans la constitution de l’espace psychique. À travers la psychothérapie de Tom, un enfant aveugle, et en référence à Winnicott, nous montrons comment cet espace, au départ inabordable, devient une « partie de la réalité partagée », d’abord plutôt temps de souffrance, puis espace transitionnel, « utilisé » de manière créative et ludique. Cette transformation passe par l’intégration de l’agressivité suscitée par la traversée ou l’occupation de cet espace, toute discontinuité y étant vécue comme une rupture abrupte des liens. Elle va de pair avec l’élaboration des séparations et l’augmentation de la capacité à se différencier de l’objet. Nous émettrons alors l’hypothèse selon laquelle se différencier de l’objet serait peut-être plus difficile quand on est déficient sensoriel. L’absence de lien visuel ou vocal accentuerait la sensibilité à la séparation et la tendance à la persistance des identifications adhésives (Bick, 1986 [6]). Un bref compte-rendu de la littérature spécifique à ce sujet chez les aveugles est proposé. Ces identifications adhésives pathologiques peuvent se revivre dans le transfert, où elles se manifestent par la nécessité d’un contact vocal, tactile ou visuel, impérieux et continu. Supportées par le thérapeute, elles peuvent être dépassées et faciliter un plein accès à un monde tridimensionnel. © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Déficience sensorielle ; Espace ; Transfert ; Séparation ; Agressivité ; Psychothérapie Abstract Based on material from psychotherapy with sensory deficient patients (blind or deaf children and adults) this paper analyses subjects’ use of physical space in transference as well as in the elaboration of psychical spaces. Through the psychotherapy of Tom, a blind child, drawing upon Winnicott’s work, we will show how this space, which is at first unapproachable, is progressively assimilated into a shared reality. This space is first experienced as suffering, before being ultimately used creatively and playfully as transitional space. This transformation occurs through the integration of aggressiveness induced by the occupation of this space. Any discontinuity is experienced by the patient as a rupture of the relationship. Furthermore, discontinuity is associated with the elaboration of separations and an increase in the patient’s capacity to distinguish the self from the object. We thus hypothesize that differentiation from the object may pose a particular challenge for sensory deficient patients. The absence of the visual or vocal bond accentuates adhesive identifications (Bick, 1986 [6]). These pathological identifications can be repeated in transference, where they take the form of the patient’s excessive need for continuous vocal tactile or visual contact. Supported by the therapist, these adhesive identifications can be overcome, and the patient’s access to a three-dimensional world can be facilitated. © 2010 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Sensory deficiency; Space; Transference; Separation; Aggressiveness; Psychotherapy 18, rue Saint-Placide, 75006 Paris, France. Adresse e-mail : [email protected]. La déficience sensorielle peut créer des accidents de déve- loppement, points de fixation liés à des accrochages primaires manquants ou atypiques dans le lien à l’autre. En effet, la constitution d’un espace sonore ou visuel est entravée, comme celle des enveloppes psychiques [1]. L’enfant est privé de la voix 0222-9617/$ – see front matter © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2010.07.002

Déficience sensorielle, utilisation de l’espace et constitution de l’espace psychique. Psychothérapie d’un enfant aveugle

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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 59 (2011) 33–40

Cas clinique

Déficience sensorielle, utilisation de l’espace et constitution de l’espacepsychique. Psychothérapie d’un enfant aveugle

Sensory deficiency, use of space, and elaboration of psychical space

A. Bernard a,b,∗a EA 2646, laboratoire de psychologie « Processus de pensée et interventions », université d’Angers, Angers, France

b Hôpital de jour Salneuve, 237, avenue Jean Jaurès, 93300 Aubervilliers, France

ésumé

À partir du matériel apporté par des patients déficients sensoriels (aveugles ou sourds, enfants et adultes) en psychothérapie, nous nous sommesntéressée à l’utilisation de l’espace physique (moteur, tactile, visuel, sonore) dans le transfert et dans la constitution de l’espace psychique. Àravers la psychothérapie de Tom, un enfant aveugle, et en référence à Winnicott, nous montrons comment cet espace, au départ inabordable,evient une « partie de la réalité partagée », d’abord plutôt temps de souffrance, puis espace transitionnel, « utilisé » de manière créative et ludique.ette transformation passe par l’intégration de l’agressivité suscitée par la traversée ou l’occupation de cet espace, toute discontinuité y étant vécueomme une rupture abrupte des liens. Elle va de pair avec l’élaboration des séparations et l’augmentation de la capacité à se différencier de l’objet.ous émettrons alors l’hypothèse selon laquelle se différencier de l’objet serait peut-être plus difficile quand on est déficient sensoriel. L’absencee lien visuel ou vocal accentuerait la sensibilité à la séparation et la tendance à la persistance des identifications adhésives (Bick, 1986 [6]). Un brefompte-rendu de la littérature spécifique à ce sujet chez les aveugles est proposé. Ces identifications adhésives pathologiques peuvent se revivreans le transfert, où elles se manifestent par la nécessité d’un contact vocal, tactile ou visuel, impérieux et continu. Supportées par le thérapeute,lles peuvent être dépassées et faciliter un plein accès à un monde tridimensionnel.

2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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Based on material from psychotherapy with sensory deficient patients (blind or deaf children and adults) this paper analyses subjects’ use ofhysical space in transference as well as in the elaboration of psychical spaces. Through the psychotherapy of Tom, a blind child, drawing uponinnicott’s work, we will show how this space, which is at first unapproachable, is progressively assimilated into a shared reality. This space

s first experienced as suffering, before being ultimately used creatively and playfully as transitional space. This transformation occurs throughhe integration of aggressiveness induced by the occupation of this space. Any discontinuity is experienced by the patient as a rupture of theelationship. Furthermore, discontinuity is associated with the elaboration of separations and an increase in the patient’s capacity to distinguishhe self from the object. We thus hypothesize that differentiation from the object may pose a particular challenge for sensory deficient patients.

he absence of the visual or vocal bond accentuates adhesive identifications (Bick, 1986 [6]). These pathological identifications can be repeated

n transference, where they take the form of the patient’s excessive need for continuous vocal tactile or visual contact. Supported by the therapist,hese adhesive identifications can be overcome, and the patient’s access to a three-dimensional world can be facilitated.

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∗ 18, rue Saint-Placide, 75006 Paris, France.Adresse e-mail : [email protected].

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La déficience sensorielle peut créer des accidents de déve-

oppement, points de fixation liés à des accrochages primaires

anquants ou atypiques dans le lien à l’autre. En effet, laonstitution d’un espace sonore ou visuel est entravée, commeelle des enveloppes psychiques [1]. L’enfant est privé de la voix

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u du regard de sa mère, qui généralement entend et voit, et neeut développer immédiatement une stratégie de compensation.n risque existe pour le parent et son bébé d’être dans une troprande proximité ou une trop grande distance. Le processus deéparation et d’individuation [2] est alors différé ou peut donner’impression d’un contenant troué. Ayant une expérience desychothérapeute auprès d’enfants et d’adolescents sourds,uis d’enfants aveugles, et maintenant également d’adultesourds, j’ai été frappée dans ce travail par la sensibilité extrêmee nombre de patients à la discontinuité du lien visuel, vocal ouactile, ainsi qu’aux changements d’espaces. Ces ruptures dansa continuité rendent alors la distance insupportable, l’espacenabordable et la pensée impossible. Vécues comme deshangements catastrophiques, elles engendrent des angoissesntenses et suscitent des défenses de type compulsionnel ou dea violence. Il m’est apparu que le travail thérapeutique était’occasion, via le transfert, de rejouer les ratés du processuse séparation–individuation. L’expérience clinique auprèses déficients sensoriels peut ainsi s’envisager comme unbservatoire privilégié pour comprendre les premières étapesu développement, et présente le même type d’intérêt que lesbservations des relations mère–nourrisson.

Je présenterai ici le cas clinique de Tom, un garcon aveugleue j’ai suivi en psychothérapie de l’âge de sept ans à l’âge de1 ans1 au sein de l’hôpital de jour où il était pris en charge.e parlerai de l’utilisation de l’espace. Dans cette étude de cas,l s’agit plus spécifiquement de l’espace sonore et de l’espaceéographique. Cette utilisation de l’espace s’inscrit dans ceu’évoque Winnicott quand il parle de l’utilisation de l’objet, enelation avec le mode de relation à l’objet [3] : manière d’utiliser’analyste et le cadre analytique, elle est ici particulière, car liéela sensibilité à la discontinuité du lien tactile ou vocal2.

. De la contrainte spatiale à l’élaboration deséparations : Tom

Les réflexions qui vont suivre ont été suscitées en par-ie par un aménagement de l’espace institutionnel, original et

ortuit3. Plutôt percu au départ comme une contrainte, cet espaceéographique s’est révélé prendre une place décisive dans cer-aines psychothérapies, obstacle devenant finalement outil. Il est

1 Cet article reprend dans sa majeure partie une communication orale, inti-ulée « Déficience sensorielle, utilisation de l’espace et constitution de l’espacesychique », présentée aux Journées nationales de la Société francaise de psy-hiatrie de l’enfant et de l’adolescent : l’espace : lieux de vie, lieux de penséeVannes, le 25 mai 2002). Cette communication portait sur la présentation cli-ique des deux premières années et demi de la thérapie de Tom. Une partie deséveloppements apportés à la fin du texte dans « Mise en perspective » a étélaborée plus récemment.2 L’utilisation de l’espace visuel, via le transfert, permettant de remettre en jeu

es ratés des processus de séparation individuation en lien avec une sensibilitéla discontinuité du lien visuel, est plus spécifiquement décrit et analysé danse handicap sensoriel, les expériences du corps, les représentations de soi [26].e texte rend compte du travail thérapeutique avec une jeune femme sourde.3 L’espace était ainsi lors des débuts de la thérapie. Après quelques années,ous avons déménagé dans des locaux neufs construits spécifiquement par’hôpital. La période évoquée ici correspond également aux débuts de monxpérience de thérapeute avec des enfants autistes.

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écessaire de le présenter rapidement. L’hôpital de jour évoquéccueille des enfants déficients sensoriels. Pour des raisons his-oriques, le bureau des psychothérapeutes est situé à l’extérieure l’établissement, dans une ancienne boutique de l’autre côtée la rue ; de plus, l’hôpital n’a pas d’accès immédiat sur cetteue. Ainsi pour aller des salles où sont accueillis les enfants auureau où ont lieu les psychothérapies, il faut descendre un esca-ier, traverser deux cours, un long couloir sombre et coudé, unestibule puis enfin la rue. Neuf portes, deux trottoirs de hauteurnégale et deux caniveaux sont franchis, des portes claquent,es bruits de la rue interfèrent brutalement. Pour des enfantsveugles, les obstacles sont multiples et le chemin à emprunter’apparente à un parcours du combattant. Au début des prises enharge, la plupart d’entre eux ont vécu ces trajets avec angoisset effroi. Certains enfants acceptaient de se déplacer, s’ils étaientncadrés par leurs éducateurs. D’autres refusaient de venir, ouncore se roulaient par terre, se frappaient, criaient, etc. Une telleétresse incitait à leur porter une attention extrême, à recherchere qui semblait les soulager et à éviter tout ce qui semblait faireffraction. Passés ces débuts chaotiques, une fois une relativedaptation et confiance réciproques instaurées, j’ai remarqué,ans d’emblée y attribuer un sens, que lors de ces temps deension partagée, des enfants se mettaient à utiliser leur corpsu le langage d’une manière spécifique, en partie agressive :ttaques dirigées vers mon corps, mots prononcés avec accen-uation exclusive des sonorités sifflantes, invectives. . . Ainsi, àne période donnée, Tom s’est mis à lancer des injures. J’ai punalement entendre ces différentes manifestations comme lesymptômes d’une difficulté particulière à quitter un lieu et àe séparer de l’autre. Cet espace de transition et ces moments’accompagnement ont pu alors être utilisés et devenir « partiee la réalité partagée », lieu et temps d’élaboration, où la souf-rance se vit à deux et la séparation se pense. La thérapie deom montre de manière exemplaire combien le développemente notre capacité à utiliser cet espace est allé de pair avec celuie sa « capacité à utiliser les objets » [3] si bien qu’outre souli-ner la valeur heuristique de cet artefact géographique pour lehérapeute, on peut se demander à quel point il a été nécessaireu processus thérapeutique.

.1. Éléments de dossier

Voici rapidement quelques éléments du dossier de Tom, quiendent compte de son histoire ou de son développement etclairent le contenu de la thérapie.

Tom est né à terme. L’accouchement s’est déroulé sansifficulté4. Des troubles de la vision ont rapidement été misn évidence car Tom présentait des mouvements oculaires sté-

éotypés et ne suivait pas la lumière du regard. Le diagnostic deécité bilatérale congénitale5 a été confirmé quelques semaineslus tard, sans autre anomalie associée. Quelques semaines aprèsa naissance, le père de Tom quitte définitivement le domicile

4 L’Apgar était à 9 à une minute, 10 à cinq minutes.5 Par dysplasie septo-optique avec absence de chiasma optique, de nerf optiquet de septum pellucidum.

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amilial, sans reprendre contact par la suite semble-t-il. Tom estssez rapidement accueilli en crèche et suivi par une structurepécialisée d’aide à l’intégration, en psychomotricité et soutiensychologique. Il s’assoit à huit mois, marche sans accompa-nement à deux ans, ce qui est relativement normal chez lesnfants aveugles6. La propreté est acquise tardivement, peu avant’âge de quatre ans, et il n’existe pas de trouble sphinctériennsuite. Le développement est marqué par un retard impor-ant à l’apparition du langage, les premiers mots isolés sontrononcés après deux ans. Le langage est presque uniquementcholalique jusqu’à l’âge de trois ans où Tom commence à pro-oncer à sa propre initiative ses premières phrases spontanéesncluant un verbe, utilisant de facon sporadique le pronom per-onnel « je », « tu » ou « il » pour parler de lui. Les onomatopéesont nombreuses lors du début de l’établissement du langagepontané. À cinq ans, il acquiert le « non ». Son langage (syn-axe, fluence, vocabulaire, modulation de la voix) se développeettement après le début de la prise en charge psychothérapeu-ique. Son sommeil est longtemps désorganisé et les alternanceseille–sommeil ne sont pas acquises avant cinq ans. Tom pré-ente de nombreuses stéréotypies : balancements, rythmies deommeil, tapotements des objets contre une surface dure. Leédopsychiatre qui a recu plusieurs fois Tom et sa mère enonsultation dans un hôpital lorsqu’il était âgé de quatre ansbserve une mère « à vif », qui ne peut évoquer ni le départ duère de l’enfant, ni la cécité de Tom, et qui face aux sollicita-ions du médecin, soit se sent agressée, soit pleure. Ce médecincrit : « Tom cherche à communiquer par le contact et par leangage, se montre très sensible aux mouvements émotionnelses personnes qui l’entourent. La relation qu’il établit est plu-ôt discontinue avec des moments d’inquiétude et d’apparitionse stéréotypies : balancements du corps, langage en écholalie,ouvements de recherche de contacts sensoriels. Si l’on prend

e temps de relancer sa pensée et sa parole, il répond à ce quiui est dit. Tom est anxieux à propos de ses dents et de sa dif-culté à manger des morceaux, à propos de l’angle du bureauui est pointu, et auquel il pourrait se heurter ». Cette anxiétéui apparaît banale, compte tenu du déficit visuel. Le diagnostic’autisme est évoqué pour être écarté : « Tom n’est pas un enfantmmuré ». Le retard de développement est cependant mani-este et empêche son admission dans un école pour déficientsisuels.

À l’âge de trois ans huit mois, Tom est alors admis à l’hôpitale jour, établissement spécialisé dans l’accueil des enfants défi-ients sensoriels. Au moment de son admission, les soignants

emarquent qu’il n’a pas de plaisir à manger, ne mâche pas, neoit pas au verre ; il manifeste l’envie de mordre (des personnes,es objets, de faux aliments) ; il n’est pas encore propre, il se

6 Fraiberg [22] relève ainsi que les enfants aveugles (sans retard neurologique)ommencent à marcher généralement à partir de 20–22 mois. À l’époque de sesecherches, 50 % des aveugles seulement avaient acquis la marche à l’âge deingt-quatre mois, l’enfant ne pouvant s’élancer seul si le monde extérieur ne luiaraît pas meublé d’objets stables. De plus, la coordination audition–préhensionst nécessaire pour pouvoir marcher, or cette coordination est également retardéevers 12–13 mois au lieu de six mois), car « le bébé n’a pas d’incitation à atteindrees objets dont il ignore perceptivement l’existence » [27].

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éplace en tenant un objet dur. Confronté à d’autres enfants,l manifeste clairement sa détresse, crie, pleure, se bouche lesreilles et a tendance à s’accrocher aux adultes. Sa mère paraîtoujours en plein désarroi et dit ne se souvenir de rien au sujetes trois premières années de Tom. Au domicile, son fils neontrerait ni joie, ni peine, ni pleurs, ni colères et serait sans

ngoisse ni tristesse lors des séparations. Les professionnelsemarquent toutefois qu’il semble désemparé lors des pleurs dea mère, à laquelle il manifeste un certain degré d’empathie.ls remarquent également que la mère peut manifester du plai-ir dans des échanges avec Tom. À l’hôpital, Tom s’adapteapidement aux lieux et aux personnes, semble repéré dans leemps et l’espace, mange peu, dort tous les après-midi. Il faitolontairement tomber des objets, attentif au bruit de leur chutet se laisse également tomber sur le sol. À cinq ans quatreois, il tient une petite cuillère pour affronter un déplace-ent seul. Un an après son admission, sa nourrice remarque

ue depuis le retour des vacances d’été, Tom est souvent fié-reux le matin, jusqu’au moment où il vomit. À cette mêmeériode, l’éducatrice qui l’accueille le matin à son arrivée à’hôpital signale qu’il vomit une ou deux fois par semaine,orsqu’elle ne peut rester collée à lui. Il a alors besoin d’uneersonne qui s’occupe de lui seul, sinon il est mal, pleure. Ilime les câlins, les étreintes. Il semble que Tom devienne plusonscient de la présence de l’objet et incertain de sa perma-ence.

.2. Les débuts de la thérapie

Alors qu’il est âgé de sept ans, nous démarrons la théra-ie, peu après mon embauche comme psychothérapeute dans’établissement. Lors de notre premier rendez-vous, Tom est trèsngoissé. Il ne tient pas debout, gesticule de manière désordon-ée, comme si ses membres n’étaient pas liés. Il s’accroche à moit pleure d’une facon particulière, ses pleurs semblent gelés. Tomit : « Pourquoi tu te tapes ? Pourquoi tu te mets dans des étatsareils ? » J’essaie de répondre à ces questions qui me semblentui avoir été adressé, auxquelles il n’aurait pu répondre et qu’il

e renvoie. Il me semble nécessaire d’adopter une telle posi-ion de « porte-parole » [4] : « tu te mets dans des états pareilsarce que tu ne me connais pas, tu as un peu peur. . . ». Dès laeuxième séance, il est plus tranquille. Commence une périodeù, dans le bureau, il joue à faire tomber une voiture, exprès, enestant debout au milieu de la pièce. Je dois la ramasser et enassembler les morceaux. S’inaugure ainsi une série de discus-ions et questionnements sur « faire tomber un objet », « laisseromber une personne ». Pendant cette première période, il vientégulièrement se blottir sur mes genoux. Il énonce de manièreécurrente des phrases, énigmes qu’il m’adresse et dont je meessaisis : « c’est bien triste », « il ne voit pas », « c’est bête d’êtreveugle », « il a peur que tu lui fasses peur ». Nous en exploronses significations possibles. De même, je lui parle des senti-

ents évoqués : être triste, avoir peur, etc. Tom est extrêmementensible à tous les bruits qui viennent de la rue ; moteurs de voi-ures, aboiements de chiens, portes qui claquent le font sursautert parfois le paniquent.

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.3. Les jurons

Au bout de deux mois et demi de prise en charge, Tom seet à dire des mots grossiers pendant le trajet pour aller de mon

ureau à l’hôpital, ce qui me met mal à l’aise car nous croisonsu monde pendant ces déplacements. Ces mots sont vraimentudes : « grosse pute », « enculé », « il est tellement con », etc. etontrastent avec l’aspect toujours soigné de Tom comme avecon allure raide. Dans un premier temps, je remarque cela sansouvoir y ajouter un sens. À la même période, environ troisois après le début de la thérapie, Tom dit, dans mon bureau :j’étais triste parce que c’était le week-end ». Il casse un mor-eau de sa voiture puis me frappe. Il semble plus fâché queriste. Nous évoquons sa colère, et la mettons en rapport avec saéception et sa tristesse de ne pas nous être rencontrés comme’habitude la semaine précédente, pour cause de jour férié. Auetour des vacances d’été, nous évoquons à plusieurs reprisesle droit de se mettre en colère » ou « d’avoir envie de se mettren colère ». Tom m’interroge sur l’acte de manger, le fait d’êtreorcé à manger, également sur le fait de faire tomber une cuillère.l chantonne souvent une chanson qui évoque « ceux qui sontoin de chez eux ». À cette même époque, il entre dans uneériode intense de mots orduriers : « putain, tu me prends pourne merde », « t’es con », « ca sert à rien de faire le con », « taueule putain », « connard putain, il pourrait mettre son cligno-ant », etc. Il semble reprendre à son compte des phrases que’imagine prononcées par sa mère ou son chauffeur de taxi, etui me semblent en fait lui faire peur. J’associe comme je peux :uand d’autres disent ces phrases, il croit peut-être qu’elles luiont destinées, c’est douloureux d’entendre des injures, les grosots sont recus comme des agressions, parfois les gens disent

es mots qui excèdent leurs sentiments. . . Plus d’un an après leébut de la thérapie, commence une période où il jure lorsqu’il’accueille dans sa salle, donc devant ses éducatrices. Je me

ens bizarre, un peu attaquée, du moins plus que dans la rueuisque je recois ces injures devant des collègues et que Tom nees prononce qu’en ma présence.

.4. Ruptures dans la continuité de la relation

Je commence à repérer davantage de choses : il m’injurie lorses trajets et également lorsque je parle à quelqu’un d’autre,ar exemple aux éducatrices quand j’arrive sur son groupe, ouux autres personnes que nous croisons lors de nos déplace-ents. Les jurons sont toujours liés aux moments de rupture

ans la continuité de la relation : changement de lieu aussi bienue relâchement de mon attention. Ils apparaissent comme uneanière d’accrocher la relation tout en évoquant frustration

t colère. Après avoir compris cela, j’ai pu entendre Tom deanière plus ludique et nous avons davantage évoqué ce que

uscitent les séparations : les injures, au lieu qu’il dise directe-ent l’impression d’être abandonné, l’agressivité ou la tristesse,

entiments d’autant plus forts qu’on a été bien ensemble : il a

e droit de se plaindre, de ne pas vouloir qu’on le laisse tom-er, de montrer ou de dire sa colère quand le rendez-vous seermine, car on peut échanger et, s’il est triste, on peut le conso-er.

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.5. Reconnaissance des émotions et de la dépendance,laboration des séparations

Tom commence à évoquer ses sentiments plus directement,’explique qu’il a pleuré, me dit qu’il a « peur d’avoir peur », me

emande de ne pas le « laisser tomber ». Suit toute une périodee jeux de langage où, répétitivement, il me demande à quie parle quand je lui parle, et où je le désigne avec toute uneamme de réponses : son prénom, son nom de famille, des pro-oms, etc. Tom finit par dire : « c’est moi, Tom ». Dorénavant,l s’adresse toujours à moi en me disant « tu » et parle de luin disant « je ». Plus de deux ans après le début de nos ren-ontres, au moment de quitter mon bureau, Tom dit qu’il estriste. Pour la première fois, ce mot semble prendre corps et’affect correspondre à ce qu’il exprime. Tom est abattu, puisl se ressaisit et recommence à jurer. Je remarque qu’il a l’airraiment triste, peut-être parce qu’on se sépare. Il ajoute quec’est mieux d’échanger », puis, qu’il est « fatigué ». Nous par-

ons ensemble ; il ne dit pas d’injures, semble en effet très fatiguét s’appuie calmement contre moi. De manière assez légère, jeontinue d’évoquer ses sentiments et notre relation. Il arriveans son groupe, affirme qu’il est triste et a l’air de plus en plusnchanté. Nous discutons avec son éducatrice, à qui j’explique ceui semble s’élaborer. Tom demande à se reposer. L’éducatriceui propose de s’allonger sur les coussins, ce qu’il accepte. De

anière inhabituelle, il se détend, occupe nonchalamment beau-oup d’espace, semble ravi, et au bout de quelque temps dit aveclaisir : « j’ai faim, j’ai faim », à notre grande surprise devant cetnfant qui avait de si fortes réticences à s’alimenter. S’inaugurene nouvelle période. Tom est triste avant de partir, ne jure plusur le chemin, il se plaint, nous parlons de sa tristesse, de saolère, ce qui l’enchante. Il se laisse aller dans son groupe, seepose, demande à se faire consoler. Au sein même du bureau,om a arrêté depuis longtemps de faire tomber des objets, ilnonce sentiments et ressentiments, nous discutons plus libre-ent. Il m’interroge sur le fait de grandir, les différences entre

oyants et aveugles, choses et êtres vivants, ou enfants et adultes.l me questionne également sur les rapports de parenté, le fait’apprendre. À cette période, il se déplace plus agilement et peutême introduire une grande distance entre lui et moi, signifiant

ar un geste qu’il veut aller seul. Progressivement, il est moinsriste quand arrive la fin du rendez-vous, et a moins besoin de seaire consoler en arrivant dans son groupe. Il a également plus’appétit. Avant une période pendant laquelle nous n’allions pasous voir pendant trois semaines, en partie à cause de vacancesais également en raison d’une absence de ma part, Tom évoque

e fait d’être laissé tomber. À la fin du rendez-vous, il pleure vrai-ent, dit être triste qu’on se sépare ; il vient vers moi tendrement

t me caresse les cheveux, manifestant un contact affectif et tac-ile, dans la relation, sans agrippement. Puis sur le trajet, il joue

se laisser tomber. Je dois faire des efforts pour le relever ete porter, presque comme un bébé. Au retour de mes vacances,l m’explique qu’il a pleuré auprès de son éducatrice le jour

u rendez-vous manqué du fait de mon absence. Il disait alors :on me quitte, on m’abandonne ». Je lui demande s’il était fâchéontre moi : « oui », s’il pensait que j’allais revenir : « oui », iln était sûr. Quelque temps plus tard, alors que je l’informais de
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on absence la semaine suivante, les choses ont franchi une nou-elle étape. Alors que je le raccompagnais à la fin de la séance,l m’a demandé pour la première fois verbalement de le laisser,e lui lâcher la main car il voulait avancer seul. Nous avons faitout le trajet à distance l’un de l’autre, échangeant ensemble. Ilvait l’air très en forme, bien droit mais pas rigide, assez fier etlutôt joyeux.

. Discussion Tom

Il est remarquable que l’investissement de l’espace par Tomvolue en même temps que sa manière d’habiter le langage.ette double évolution se fait conjointement à celle de sa capa-ité à se différencier de l’objet. On retrouve les remarques dealher [2] ou de Marty et Fain [5] sur l’investissement libidinal

e la motricité et son rôle dans la constitution de l’objet, sonmportance dans l’exploration de l’environnement et la maîtrisee l’angoisse de séparation.

Il est possible de distinguer différentes étapes dans ce déve-oppement.

.1. L’accrochage à la surface de l’objet et des mots :’agrippement et l’écho

Dans le dossier de Tom d’abord, on remarque l’attentionxtrême aux émotions de la mère, l’absence de pleurs lorses séparations ainsi que les vomissements, l’agrippement eta fièvre. On relève de même l’écholalie et la tendance à resterollé à un adulte. La souffrance lors des séparations ne sembleas symbolisée et s’exprime somatiquement. Les émotions sontelées au profit d’une hyper adaptation à celles de la mère. Saensibilité toute dirigée vers l’objet, Tom ne peut se connaî-re lui-même ni parler en son nom. Il semble évoluer dans uneelation symbiotique [2], dans un espace à deux dimensions,ù perdure une identification adhésive pathologique [6], faite’accrochage à la surface de l’objet et des mots. Grâce à cetteseconde peau » défensive [7], il tente de préserver l’illusion’une non-séparation et d’échapper à l’absorption par un conte-ant psychique défaillant [8]. Mme X. semble en effet avoir étéétrifiée lors de la petite enfance de Tom : son absence de souve-irs le laisse penser, comme le contre-investissement de l’oralitéar son fils. Lors de notre premier rendez-vous, on retrouve leême type de défenses : agrippement, pleurs gelés, rigidité cor-

orelle. La sensibilité de Tom aux bruits laisse penser que riene protège ni ne sépare sa psyché de l’environnement sonore.ntrer dans mon bureau l’entraîne dans un espace effrayant,

nconnu et sans limites, qu’il occupe de manière confuse. Leorps comme désarticulé, il répète des phrases qui lui auraientté adressées : « Pourquoi tu te mets dans des états pareils ? »,tc. Énoncées à la deuxième personne du singulier, ces questionse lui auraient renvoyé que sa propre détresse [9]. Symptômes

es défaillances du miroir sonore [9], elles soulignent la faillitees identifications projectives. Tom continue cependant de lesaire rebondir, dans l’espoir que quelqu’un les intercepte et leurffre un contenant.

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.2. De la lutte contre les angoisses de désintégration à’intégration de l’agressivité : les jurons

Puis, Tom jure. Il s’est approprié ces jurons par identifica-ion adhésive et, au départ, il lance ces mots et ces phrasesomme des signes [10], dans une tentative de parer les angoissese désintégration. Cependant, jurer apparaît comme un symp-ôme plus élaboré que l’agrippement, le silence conformisteu même l’écho. En effet, utilisés comme des projections, cesurons témoignent d’un relâchement de la soumission adaptativet d’un dégel des émotions [8]. Ils ouvrent le passage vers unonde à trois dimensions, dans lequel la parole peut circuler.ême si cette parole semble encore sortir de la bouche d’un

utre (sa mère peut-être), même si elle est adressée indirecte-ent (des phrases toutes faites sont lancées à la cantonade), elle

st lestée d’un pouvoir émotionnel [4]. En effet, elle émerge enême temps que l’agressivité de Tom, dont elle est chargée.iée aux séparations, elle permet de faire face aux momentse frustration, et de jouer sur la distance : les jurons sollicitent’accrochage de mon attention, si par mégarde celle-ci s’étaitelâchée. L’espace qui sépare le sujet de l’objet est supporté etommence à être utilisé.

.3. Vers l’indépendance : « lâche-moi »

Non « suivie de représailles » et contenue, l’agressivitéevient partie intégrante de la « tendance innée à la croissance »t peut être intégrée [11]. Les jurons ne sont plus alors syno-ymes de violence et l’enfant peut y renoncer. Tom s’ouvreu monde extérieur, occupe et explore le monde autour de lui :l a plus de liens avec les autres enfants, a moins besoin de’accrocher aux adultes, peut se déplacer seul, etc. Les émotionse désenclavent, il pleure à chaudes larmes, est triste de se sépa-er. Les affects peuvent à la fois s’éprouver et se dire. Confiant,om prend soin de lui et demande à être consolé. Il exprime gra-

itude ou reproches. L’objet semble exister objectivement [12].evenu lui aussi sujet objectif [12], Tom parle à la premièreersonne, verbalise son agressivité simplement et prend une partctive dans la relation : « lâche-moi », me dit-il, gérant à son toura distance qui nous sépare. Cet épisode a préfiguré une évolutionénérale, qui s’est poursuivie. En effet, par la suite Tom a utilisén langage de plus en plus sophistiqué, fait preuve d’humour,anifesté librement ses désaccords. Spontané, souvent joyeux,

l s’est montré curieux et désireux d’apprendre. Il a utilisé la thé-apie pour investiguer des souvenirs d’épisodes passés et leveres énigmes que ceux-ci recelaient : des événements incomprisar ses proches ont été évoqués ou rejoués, semblant prendreens. Il a pu parler aussi de l’avenir et sembler se préparer àn changement d’établissement. Cette évolution s’est accompa-née de l’émergence des différences sexuelles, différenciationui semblait absente auparavant.

.4. Séparation et introjection du bon objet : « j’ai faim »

Un des changements qui m’a le plus intriguée concerne’attitude de Tom envers la nourriture. Il s’est mis à mangeravantage, non seulement des aliments mixés comme quelques

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nnées auparavant, mais il a aussi pu faire preuve d’un solideppétit, prenant alors un plaisir manifeste à manger. Ces épi-odes jubilatoires ont eu lieu au moins à deux reprises, au retoure séances particulières, où s’était joué et élaboré quelque chosee difficile à définir, et de finalement décisif. Lors de ces séancest des moments qui les ont précédées ou suivies, Tom semblevoir vécu une sorte de « traversée de l’absence de l’autre »,endant laquelle il a éprouvé et exprimé une gamme d’étatsntenses et extrêmes : inquiétudes, effondrement, soulagement,éassurance, bonheur et projection dans l’avenir, voire mêmeratitude. Cette gamme d’émotions était explicitement mise enelation avec ses attentes quant à la continuité de nos liens, et sesraintes que ses espoirs à ce sujet soient décus. Le premier épi-ode a été évoqué précédemment (cf. « j’ai faim, j’ai faim »), et’était déroulé dans une période où nous élaborions activementes séparations, souvent à partir de mes absences (« je détestees RTT », pouvait-il dire). Le second a eu lieu par la suite, unour où il avait été prévu que je sois en retard, et où j’avaiséléphoné pour dire que mon retard était plus important queonvenu. Il avait pu patienter en partageant son inquiétude avecon éducatrice, mais s’était écroulé en pleurs dans mes brasorsque j’étais arrivée. Ces séquences se sont donc dérouléeslusieurs années après le début de nos rencontres, à un momentù, vraisemblablement, Tom était suffisamment rassuré quantma fiabilité. Il a pu alors s’appuyer sur le cadre thérapeu-

ique et en utiliser les défaillances, celles-ci lui servant de point’appui pour rejouer l’inconstance de l’environnement du passét vivre « l’effondrement qui a déjà eu lieu », « la chose qu’ilraignait » [13]. Quelque chose a pu s’organiser autour de laécurité dans la relation à l’autre, comme si le fait de vivre ainsi,ans ce contexte et de manière aussi aiguë, l’espoir, la décep-ion, puis le désespoir, lui avait permis d’arrimer solidement saonfiance, une fois celle-ci rétablie. Véritables voyages initia-iques, ces séances auraient permis un déclic, quasi-dénouementans l’aboutissement du processus de séparation–individuationt l’introjection du bon objet. Le bonheur pris à manger à la fine ces épisodes en témoigne, comme il donne également sensson anorexie passée. Le refus de se nourrir aurait longtemps

té la seule manière de garantir un espace entre lui et sa mère,orsqu’il ne pouvait se séparer d’elle, et de contrôler le vide poure protéger de celui auquel la distance l’exposait [13].

.5. L’utilisation de l’espace physique dans le transfert

La thérapie peut être envisagée comme l’occasion de passer’un monde bi- à un monde tridimensionnel. Une fois solidementtabli, le transfert a permis en effet d’investiguer les « conflitse séparation » [6]. En supportant et partageant cette tension, lehérapeute accepte de recevoir ce que le patient donne [11]. Ceernier peut vivre alors une illusion de non-séparation. L’espaceevient le lieu où se (re)vit l’omnipotence [11] et s’éprouve laépendance. Puis, il commence à pouvoir être utilisé : représen-ant de la discontinuité et de l’absence, lieu où s’expriment les

éfaillances de l’analyste [13], c’est là en effet que Tom expé-imente frustration et agressivité et met à l’épreuve la soliditéu thérapeute. Si ce dernier est à son tour capable d’utiliseret espace pour poursuivre la thérapie, c’est-à-dire s’il « survit

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la destruction par le sujet » et est capable de continuer àouer et penser, sans se laisser effrayer par l’aspect énigma-ique des messages des patients, l’espace devient transitionnel,’est-à-dire situé entre « réalité psychique interne » et « mondexterne tel qu’il est percu par deux personnes en commun »11].

. Mises en perspectives

Il est intéressant de rassembler de manière phénoménolo-ique les différentes étapes de cette construction de l’espace ete la relation à l’objet lors de la thérapie, puis de les mettren parallèle avec les observations faites par des spécialisteses déficients visuels. Nous soulignerons l’importance de laotricité et de la parole dans ces développements. Pour finir,

ous reviendrons sur l’hypothèse d’une sensibilité spécifique àa discontinuité du lien dans les situations de handicap senso-iel.

.1. Étapes dans l’investissement de l’espace physique et laonstruction de l’espace psychique

Espaces physique et psychique se sont construits parallèle-ent à la capacité à se séparer et à se différencier des objets.

’aptitude à occuper l’espace de manière autonome est alléee pair avec un travail de subjectivation. D’abord gouffre dansequel sujet et objet risquaient de disparaître, l’espace étaitource d’effroi. L’investir a supposé la capacité de s’éloigner de’objet. Pouvoir se séparer a été liée à un aménagement progressife la distance, qui lui-même a nécessité plusieurs facteurs, plusu moins superposés. Nous avons commencé par nous déplacernsemble, partageant l’angoisse liée au déplacement. Lors dees trajets, l’interrelation constante pouvait être tactile, vocaleu langagière. D’abord collés latéralement l’un à l’autre (épaulet bras en appui sur l’épaule et le bras de l’autre), nous nousommes déplacés ensuite tenus par la main, puis sans contactirect, unis uniquement par la voix. Avant de pouvoir ainsi seétacher, Tom, plus confiant, devenu à la fois agressif et plusangagier, a lancé de manière répétée des injures, tels des mots-ctes lui permettant d’éloigner l’autre tout en l’accrochant, ete faire face ainsi à l’angoisse. Dans ce changement d’attitudes,ant motrices que verbales, il est passé à une position plus active,sant mettre à l’épreuve l’objet. La continuité de mon attention,xprimée dans un feed-back postural ou verbal, lui a permis deépéter cette expérience et de s’assurer de ma solidité. Cette per-anence a favorisé à son tour l’aménagement progressif de la

istance.

.2. Spécificités dans le développement des aveugles

On retrouve dans ces observations les remarques d’un certainombre de spécialistes du développement de l’enfant déficientisuel, quant à une difficulté spécifique à se séparer, en lien avec’inhibition de la motricité et de l’agressivité.

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.2.1. Inhibition de la motricité et de l’agressivitéBurlingham7 [14] observe fréquemment chez les enfants

veugles une activité motrice restreinte, en rapport à la fois avecn manque de stimulations en provenance de l’environnement,vec la cécité, entrave au développement de la curiosité pour leonde environnant, et avec l’anxiété due aux dangers liés aux

éplacements. Selon elle, ce peu d’activités a des conséquencesur la formation du moi, l’énergie se déplacant sur le corps proprelutôt que sur des objets, à travers l’usage de la musculature oue recours à des mouvements répétitifs. Burlingham remarquegalement combien l’agressivité est généralement réprimée chez’enfant aveugle, l’enfant ayant du mal à passer à la phase oralective, en raison de son inhibition motrice et de la crainte deéplaire à sa mère [15]. Cette fixation contribue à un fréquentetrait dans la passivité et augmente la dépendance de l’enfantveugle envers la personne qui s’occupe de lui.

.2.2. Difficultés à se séparerCette dépendance prolongée s’accompagne d’une difficulté

u d’un retard à se séparer de l’objet d’attachement [14,16,17].eaucoup d’enfants aveugles, se développant par ailleurs nor-alement, souffrent d’une angoisse de séparation prolongée.raiberg [18] décrit cette angoisse chez une enfant aveugle et laet en lien avec le développement de la motricité. Ainsi Kathy,

0 mois, née aveugle, au bon développement psychomoteur etangagier grâce à une relation sensible et aidante avec la mère,e replie subitement, refusant de la laisser partir ou d’être conso-ée par son père, voulant à tout prix être portée, enroulée autoure sa mère, ou dormir le plus possible. Sa mère a le sentimentue cette attitude est en rapport avec l’acquisition de la marche.athy n’a pas encore marché seule et semblait hésiter face à

’idée de devenir plus active. La mère avait absolument raison,ommente Fraiberg. Peu après ce problème d’accrochage, Kathycommencé a marcher et ses difficultés ont disparu comme paragie. Commentant cette observation, Enckell [19] remarque

ue Kathy, sur le point de faire ses premiers pas dans un espacenconnu, demandait la plus grande surface de contact possiblevec sa mère. Ce contact concret apparaît comme un moyen à laisposition de l’enfant, nécessaire pour s’assurer de la présencehysique et psychique de sa mère.

.2.3. Rôle joué par la motricité et la voixOn percoit à travers ce qui vient d’être décrit comment le

éveloppement de la motilité est lié à celui de la relation d’objet.cquérir le sentiment d’une relation d’objet continue permetl’enfant aveugle de devenir plus actif et de faire de grands

rogrès dans d’autres domaines, tels le sens de l’espace, le

ontrôle des mouvements, la représentation des objets [20]. Laarole vocale paraît également fondamentale dans la capacité àistinguer les objets et à s’en différencier [21]. Le premier sou-ire apparaît en réponse à la voix des parents [22]. La relation

7 Dorothy Burlingham a créé dans les années 1960 une section pour enfantsveugles à Hampstead’s Clinic et animé un groupe de recherches sur les enfantsveugles. Elle s’est intéressée au développement et à l’éducation de ces enfants,ans une perspective psychanalytique.

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ociale verbale, la verbalisation des expériences sensorielles,ident l’enfant aveugle à repérer « l’autre comme différent deui, dans un espace « distancé », ce que ne lui permet pas leeul toucher » [23]. La motricité et la voix jouent égalementn rôle dans l’intégration des différentes données sensorielles,’unification de leur traitement en termes spaciaux [23]. Selon

artinez, seule la verbalisation permet d’établir la jonctiones différents espaces dans lequel évolue l’enfant (espace de’exploration tactile, espace de la capture à distance, espace duodage des données auditives), la mise en relation des différentesnformations extéroceptives [23].

.3. Importance de la motricité et de la voix avec Tom

Déplacement conjoint et interrelation parlée ont été desléments décisifs dans la thérapie. Se mettre en mouvementmobilisé une dimension active, puis agressive chez Tom,

’angoisse du déplacement paraissant la même que celle deéparation. La voix a permis l’aménagement progressif de la dis-ance, sans rupture dans la relation [9,24]. Se déplacer ensembleurait permis de dépasser l’inhibition musculaire, la passivité,’affronter l’angoisse liée à la séparation, et d’expérimenter dansa relation à l’autre agressivité et ambivalence. La motricité

joué un rôle dans la relation d’objet, précédant et appelante langage [5]. Cette expérience, motrice et verbale, a contri-ué à améliorer les « jonctions psychomotrices » et à favoriser’établissement des « jonctions intersensorielles » [25]. De plus,’ayant pas au départ d’autre but que celui de nous déplacer d’unieu à un autre (la thérapie n’étant pas supposée se dérouler là),ous avons pu marcher l’esprit vacant. Cette vacance rassurantenous étions ensemble) a peut-être permis à Tom d’éprouvera « capacité d’être seul » en ma présence [11]. Toujours est-ilue ces déplacements « en relation » ont relancé la communica-ion, le jeu d’introjections et de projections, et ont permis de les

étaboliser, les transformer.

.4. Existe-t-il une vulnérabilité spécifique chez les enfantséficients visuels ?

Pour terminer, nous revenons vers l’une des observations à’origine de ce texte. Nous avions remarqué la sensibilité à laiscontinuité du lien vocal ou visuel, chez nombre de patientséficients sensoriels, et émis l’hypothèse selon laquelle la défi-ience sensorielle peut accentuer la sensibilité à la séparation,u moins dans les situations de « non-identité perceptive » [4],’est-à-dire quand les parents et l’enfant ne sont pas identiquesensoriellement, ce qui est le cas dans 90 % des famillesoncernées. En effet, la mère ou son substitut, qui aménageénéralement la distance entre elle et le bébé en lui parlant ete regardant [1], le fait intuitivement sur la base d’une identitéerceptive [4]. Or l’absence de lien visuel (ou sonore dans leas du handicap auditif) incite à réévaluer progressivement leapport voix/regard. Cela ne peut se faire immédiatement et

end plus difficile l’adaptation de l’environnement au très jeunenfant. Lors des séparations, l’enfant risque alors de vivre unentiment abrupt de discontinuité dans le lien à l’autre et dans leentiment d’être. De même, il risque de connaître sa dépendance
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[26] Bernard A. Le handicap sensoriel, les expériences du corps, les représen-

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l’objet de manière prématurée [13], ce qui lui rendrait plusifficile de s’en différencier. Les observations de Burlingham15], Enckell [19], Fraiberg [18] ou Wills [17] vont dans le sense cette construction. Ces cliniciens remarquent que la cécitéongénitale peut engendrer une fragilité concernant la craintee perdre les objets, le jeune enfant n’étant jamais sûr de la pré-ence de sa mère ni de sa disponibilité psychique. Il lui faut alorslus de temps qu’à un voyant pour s’assurer de la permanencee sa présence, d’autant que même la mère normalement bonneencontre des difficultés pour décoder les signes et les besoinspécifiques de son enfant [17]. Ces constatations nous autorisentpousser plus avant notre hypothèse. Ce retard dans l’adaptatione l’environnement créerait alors, pour l’enfant, des zones deulnérabilité, à l’origine de points de fixation traumatiques seévélant par la suite dans le lien aux autres. Selon l’importancee ces points [8], il y aurait persistance d’identifications adhé-ives ou formation d’une seconde peau défensive [6] et entravesla constitution d’une peau mentale [7]. Dans ces défenses, laistance est niée, sujet et objet demeurent subjectifs, l’espace et’objet ne peuvent être utilisés. Ainsi, Tom a d’abord fait face àa séparation en s’enveloppant d’écho et de rigidité corporelle.e travail thérapeutique et la relation transférentielle offrent

’occasion de remettre en jeu ces zones de vulnérabilité. Du faites différences liées à chaque handicap sensoriel, de la diversitées atteintes chez les déficients visuels, de la détresse intensee la mère de Tom dans la relation précoce à son fils, nouse pouvons pas tirer des conclusions d’ordre général sur leséficients sensoriels à partir de l’étude de Tom. Il nous sembleependant qu’une partie des éléments présentés dans ce caslinique va dans le sens de cette sensibilité à la discontinuitépécifique.

onflit d’intérêt

L’auteur déclare aucun conflit d’intérêt.

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