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L 0 D 1 1 • Pitié pour la vian<k Il n'y;l; d ~ d o u t ~ , la vian<k tst r o b j ~ I ~ plus haut d ~ la pilit d ~ 82con, son seul o b i ~ t d ~ p i t i ~ , ~ p i t i ~ d'Anglo- l rbnd2i). Et sur cc point, C'esl o m m ~ pour S o u l i n ~ , avec son i m m ~ n s c pitié d ~ Juif. La viande n ~ t Jlb une chair m o r t ~ , d  ~ 2 gard é lou tes l es souffrances ~ I pris sur so i toutes l es c o u l ~ u  s d ~ la chair vive. Tant d ~ d o u l ~ u r c o n v u l s i v ~ ~ t de vu l nérabili t é, mais aussi d i r w ~ n d o n char mante, ~ couleur ~ t d · a c r o b a t  ~ . &.con ne dit pas • pitié pour les bêtes_ mal) plutôt tOUI h o m m ~ qui souffre est d ~ 1 1 v i a n d ~ . La v i a n d ~ St la zone c o m m u n ~ d ~ l h o m m ~ ~ de la b ê t ~ , leur z o n ~ d i n d i . s c ~ r n a b i l i [ é , d l ~ est C ~ • fait", C ~ élat m ~ m ~ ou l ~ pcintre s ï d ~ n t i f i e aux o b j ~ l S de son horreur ou d ~ 52 compassion. u pcintre es l b o u c h ~ r C ~ r t C S , mais il est dans C ~ t t ~ b o u c h ~ r i e c o m m ~ dans u n ~ église, avec la v i a n d ~ pour Cruc i fié (. c i n t u r ~ . d ~ 1946). C'es t c u l e m ~ n t dans b b o u c h ~ r i e s q u ~ Bacon est un peintre rd i gieux G O Gilles eleuze FRANCIS BACON LOGIQUE D E LA SENSATION 1  l -  I HIlOSOI HIQUE S  U I L

Deleuze - Bacon Logique de La Sensation

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    Piti pour la vian

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    GILLES ELEUZE

    Francis aconLogique de la sensation

    ITIONS U SEUIL27 rue Jacob Paris t

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    Ce texte a t publi initial ement en 198 1aux ditions de la Diffrence, accompagn d'un volumed ' illustrations dont les pri nc ipales sont reproduitesdans le prsent ouvrage.

    IS8N 2-02-0500 t4-0C &li lions du Seuil. mai 2002

    le coo. do p

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    Avant propos

    Chacune des rubriques suivantes considre un aspect des tableauxde Bacon, dans un ordre qui va du plus simple au plus complexe.Mais cet ordre est relatif, et ne vaut que du point de vue d unelogique gnrale e la sensation.Il v de soi que tous les aspects coexistent en ralit. Ils convergent d ns l cou leur d ns la sensation colorante , qui est lesommet de cette logique. Chacun des aspects peut serv ir de thme une squence particulire dans l histoire de la peinture.Les tableaux cits apparaissent progressivemenl. Ils sont tousdsigns par un numro qui renvoie, pour certains (numrots engras) leur reproduction, et pour tous leurs rfrences compltes,dom on trouvera la ste en fin de volume.

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    Le rond, la piste

    Un rond dlimite souvent le lieu cil est assis le personnage,c est--dire la Figure. Assis. couch. pench ou autre chose. Cerond, ou cel ovale, tient plus ou moins de place: il peut dborderles cts du tableau, tre au centre d un triptyque, etc. Souvent il [22,30Jest redoubl, ou bien remplac, par le rond de la chaise o le Il]personnage est assis. par l ovale du Lit o le personnage est couch. 121essaime dans les pastilles qui cement une partie du corps dupersonnage, ou dans les cercles giratoires qui entourent les corps.Mais mme les deux paysans ne fomlcnt une Figure que par rapport [53J une terre empote, troitement contenue dans l ovale d un pot.Bref le tableau comporte une piste, une sorte de cirque comme lieu.C est un procd trs simple qui consiste isoler la Figure. J y ad autres procds d isolation: mettre la Figure dans un cube, ou [29.191plutt dans un paraJllpipde de verre ou de glace; la coller surun rail, sur une barre tire, comme sur l arc magntique d un cercle 13Jinfini; combiner tous ces moyens, le rond, le cube et la barre,comme dans ces tranges fauteuils vass et arqus de Bacon. Ce 251soni des lieux. De toute manire Bacon ne cache pas que ces procds sont presque rudimentaires, malgr les subtilits de leurscombinaisons. L important est qu ils ne contraignent pa ) la Figure l immobilit; au contraire ils doivent rendre sensible une sortede cheminement. d exploration de la Figure dans le lieu, ou surellemme. C est un champ opratoire. Le rapport de la Figure avecson lieu isolant dfinit un fail: le fait est.... ce qui a lieu .. Et laFigure ainsi isole devient une Image, une Icne.

    l

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    FRANCIS BACONNon seulement le tableau est une ralit isole (un fait), nonseulement le triptyque a trois panneaux isols qu on ne doit sunouipas runir dans un mme cadre, mais la Figure elle-mme est isoledans le lableau, par le rond ou par Je paralllpipde. Pourquoi?Bacon le dit souvent: pour conjurer le caractre figuratif, illustratif, narratif, que la Figure aurait ncessairement si elle nla it pas

    isole. La peinture n a ni modle reprsenter, ni histoire raconter.Ds lors elle a comme deux voies possibles pour chapper au figuratif: vers la fonne pure, par abstraction; ou bien vers le pur figurai,par extraction ou isolation. Si le peintre tient la Figure, s il prendla seconde voie, ce sera donc pour opposer le figurai,. au figuratifl. Isoler la Figure sera la condition premire. Le figuratif (lareprsentation) implique en effet le rapport d une image un objetqu ell e est cense illus trer; mais elle implique aussi le rapport d uneimage avec d autres images dans un ensemble compos qui donneprcisment chacune son objet. La narration est le corrlat del illustration. Entre deux figures, toujours une histoire se glisse outend se glisser, pour animer l ensemble illustr 2 Isoler est doncle moyen le plus simple, ncessaire quoique non suffisant, pourrompre avec la reprsentation, casser la narration, empcher l illustration, librer la Figure: s en tenir au fait.videmment le problme est plus compliqu: n y a-t-il pas unautre type de rapports entre Figures, qui ne serait pas narratif, etdont ne dcoulerait nulle figurat ion? Des Figures diverses qui poo5.seraient-sur le mme fait, qui appartiendraient un seul et mmeFait unique, au lieu de rapporter une histoire et de renvoyer desobjets diffrents dans un ensemble de figura tion? Des rapports nonnarratifs entre Figures, et des rapports non iIIustratifs entre lesFigures et le fait? Bacon n a pas cess de faire des Figures accou-

    Il,2 ) ples, qui ne racontent aucune histoire. Bien plus les panneaux_53, 191 spars d un triptyque ont un rapport intense entre eux, quoique ce1. J.-F. Ly ) ard emploie le m ) .. figurai,. comme substanlif, et pour l o p ~ r .. figurai f ., d . Discours. Figu . d. Klincksied:2. Cf. Bacon, L art e { impossible. Entretiens av Dol id Sylves/er. d. Skira.La critique du .. figuratif,. la fois .. illustralif,. el .. narratif . ) est COnSlanledans les deux lames de ce livre, que nous citerons dornavanl sous l abrv:atian E.

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    LOGIQUE DE LA SENSATIONrapport n ait rien de narratif. Avec modestie, Bacon reconnat que [3,25la peinture classique a souvent russi tracer cet autre type derapports entre Figures, et que c est encore la tche de la peinture venir: videmment beaucoup des plus grands chefs--d uvre ontt Faits avec un certain nombre de figures sur une mme toile, etil va de soi que tout peintre a grande envie de faire a .. MaisJ histoire qui se raconte dj d une figure une autre annule dsl abord les possibilits que la peinture a d agir par elle-mme. Et ily a l une difficult trs grande. Mais un jour ou l autre quelqu unviendra, qui sera capable de mettre plusieurs figures sur une mmetoile . Quel serait donc cet autre type de rapports, entre Figuresaccouples ou distinctes? Appelons ces nouveaux rapports mat-ters of act, par opposition aux relations intelligibles (d objets oud ides). Mme si [ on reconnait que Bacon a dj largementconquis ce domaine, c est sous des aspects plus complexes que ceuxque nous considrons actuellement.Nous en sommes encore au simple aspect de l isolat ion. Unefigure est isole sur la piste, sur la chaise, le lit ou le fauteuil, dansle rond ou le paralllpipde. Elle n occup e qu une partie dutableau. Ds lors, de quoi le reste du tableau se trouve-t-il rempli ?Un certain nombre de possibilits sont dj annules, ou sans int-rt, pour Bacon. Ce qui remplit le reste du tableau, ce ne sera pasun paysage comme corrlat de la figure. ni un fond dont surgiraitla forme, ni un infonnel, clair-obscur, paic;seur de la couleur o sejoueraient les ombres, textureo scjouemitla variation. Nous allonstrop vite pourtant. II y a bien. au dbut de l uvre, des Figurespaysages comme le Van Gogh de 1957; il Y a des textures extr- {141mement nuances, comme Figure dans Paysage ou Figure {5SIl de , de 1945; il Y a des paic;seurs et densits comme la {STte 1/ de 1949; et surtout, il y a cette priode suppose de dix [II)ans, dont Sylvester dit qu elle est domine par le sombre,l obscuret la nuance, avant de revenir au prcis_ Mais il n est pas exclu quece qui est destin passe par des dtours qui semblent le contredire. Carles paysages de Bacon sont la prparation de ce qui apparatra plus

    3. E. l, p. 54-55.4 E. 1 p. 34-35.13

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    FRANCIS BACONtard comme un ensemble de courtes marques libres involontaires)J rayant la toile, traits asignifiants dnus de fonction iIIuSh a-tive ou narrative: d o limportance de l herbe. le caractre irrmdiablement herbu de ces paysages (_ Paysage 1952, If tudede figure dans un paysage 1952, If I/Jde de babouin 195 3, uft: Deuxfigures dans l herbe 1954). Quant aux texlures, l pais,au sombre ct au flou, ils prparent dj le grand procd de nettoyage local, avec chiffon, balayette ou brosse, o J paisseur esttale sur une zone non figurative. Or prcisment, les deux procds du nettoyage local et du trait asignifiant appartiennent unsystme original qui n est ni celui du paysage, ni ce lui de ( informel ou du fond (bien qu ils soient aptes, en vertu de leur autonomie, of( faire paysage ou faire. fond, et mme faire sombre).En effet, ce qui occupe systmatiquement le reste du tableau, cesont de grands aplats de couleu r vive, unifonneet immobile. Minceset durs, ils ont une fonction structurante, spatialisante. Mais ils nesont pas sous la Figure, derrire elle ou au-del. Ils sont strictement ct, ou plutt tout autour, et sont saisis par et dans une vueproche, tactile ou haptique ,., autant que la Figure elle-mme. ce stade, nul rapport de profondeur ou d loignement, nulle incertitude des lumires et des ombres, quand on passe de la Figure auxaplats. Mme l ombre, mme le noir n est pas sombre

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    qui s oppose leur lisibilit 1 . Dans l autre cas, le nou est obtenupar les procds de marques libres, ou de nettoyage, qui eux aussiappartiennent aux lmenlS prcis du systme (il y aura encored autres cas).

    7. Leiris, Au verso des images d. Fala Mocgana, p. 26.

    2Note sur les rapports de la peintureancienne avec la figuration

    a peinture doit arracher la Figure au figuratif. Mais Bacon inv

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    FRANCIS BACONSoit un exemple extrme, If L Enterrement u comle d Orgaz ',du Greco, Une horizontale divise le tableau en deux parties, infrieure et suprieure, terrestre et cleste. Et dans la partie basse, il ya bien une figuration ou narration qui reprsente l'enterrement ducomle, bien que dj tous les coefficients de dfonnation des corps,et notamment d'allongement, soient l'uvre, Mais en haut, l o

    le comte est reu par le Christ. c'est une libration folle, un totalaffranchissement: les Figures se dressent et s'allongent, s'affinentsans mesure, hors de toute contrainte. Malgr les apparences, il n ya plus d'histoire raconter, les Figures sont dlivres de leur rlereprsentatif, elles entrent directement en rapport avec un ordre desensations clestes. Et c'est dj cela que la peinture chrtienne atrouv dans le sentiment religieux: un athisme proprement pictural, o J'on pouvait prendre la lettre l'ide que Dieu ne devait pastre reprsent. El en effet, avec Dieu, mais aussi avec le Christ,avec la Vierge, avec l'Enfer aussi,les lignes, les couleurs, les mouvements s'arrachent aux exigences de la reprsentation. Les Figuresse dressent ou se ploient, ou se contorsionnent. Jjbres de toutefiguration. Elles n'ont plus rien reprsenter ou narrer, puisqu'elles se contentent de renvoyer dans ce domaine au code existantde l'glise. Alors, pour leur compte, elles n'ont plus faire qu'avecdes .: sensations,. clestes, infernales ou terrestres. On fera toutpasser sous le code, on peindra le sentiment religieux de toutes lescouleurs du monde. Il ne faut pas dire .: si Dieu n'est pas, tout estpennis.". C'est juste le contraire. Car avec Dieu, tout est pennis.C'est avec Dieu que tout est pennis. Non seulement moralement,puisque les violences et les infamies trouvent toujours une saintejustification. Mais esthtiquement, de manire beaucoup plus importante, parce que les Figures divines sont animes d un libretravai l crateur, d'un e fantaisie qui se pennet toute chose. Le corpsdu Christ est vraiment travaill d'une inspiration diabolique quile fait passer par tous les "domaines sensibles , par tous les niveaux de sensation diffrents . Soit encore deux exemples: leChrist de Giotto, transform en cerf-volant dans le ciel, vritableavion, qui envoie les stigmates saint Franois, tandis que leslignes hachures du cheminement de ces stigmates sont comme desmarques libres d'aprs lesquelles le saint manie les ftls de l'avion

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    LOGIQUE DE LA SENSATIONcerf-volant. Ou bien la cration des animaux du Tintoret: Dieu estcomme un starter qui donne le dpart d'une course handicap, lesoiseaux et les poissons partant les premiers, tandis que le chien, leslapins, le cerf, la vache et la licorne attendent leur tour.On ne peut pas dire que le sentiment religieux soutenait la figuration dans la peinture ancienne: au contraire il rendait possibleune libration des Figures, un surgissement des Figures hors detoute figuration. On ne peut pas dire non plus que le renoncement la figuration soit plus facile pour la peinture moderne en tant quejeu. Au contraire, la peinture moderne est envahie, assige par lesphotos et les clichs qui s'installent dj sur la toile avant mmeque le peintre ait commenc son travail. En effet, ce serait une erreurde croire que le peintre travaille sur une surface blanche et vierge.a surface est dj tout entire investie virtuellement par toutessortes de clichs avec lesquels il faudra rompre. Et c'est bien ceque dil Bacon quand il parle de la photo: elle n'est pas une figuration de ce qu 'on voit, elle est ce que l'homme moderne voit 9. Ellen'est pas simplement dangereuse parce que figurative, mais parcequ'elle prtend rgner sur la vue, donc sur la peinture. Ainsi, ayantrenonc au sentiment religieux, mais assige par la photo, lapeinture moderne est dans une situation beaucoup plus difficile,quoi qu'on dise, pour rompre avec la figuration qui semblerait sonmisrable domaine rserv. Cette difficult, la peinture abstraitel'atteste: l a fallu l'extraordinaire travail de la peinture abstraitepour arracher l'art moderne la figuration. Mais n y a-t-il pas uneautre voie, plus directe et plus sensible?

    9. E J, p. 67. o u ~ aurons il revenir sur ce point. qui explique l'attitude deBacon par rapport il la photographie, la fois fascination el mpris. En tout cas,ee qu'il reproche la photo. c'esl OUI autre chose que d'etre figurative.

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    3Athltisme

    Revenons aux trois lments picturaux de Bacon: les grandsaplats comme structure matrielle spatialisante-Ia Figure, les Figures et leur fait le lieu, c est--dire le rond, la piste ou le contour,qui est la limite commune de la Figure el de J aplat. Le contoursemble trs simple, rond ou ovale; c est plutt sa couleur qui posedes problmes, dans le double rapport dynamique o elle est prise.En effet, Je contour comme lieu est le lieu d un change dans lesdeux sens, entre la structure matrielle et la Figure, entre la Figureet aplat. Le contour est comme une membrane parcourue par undouble change. Quelque chose passe, dans un sens et dans , autre.Si la peinture n'a rien narrer, pas d histoire raconter, il se passequand mme quelque chose, qui dfinit le fonctionnement de lapeinture.Dans le rond, la Figure est assise sur la chaise, couche sur lelit : parfois eUe semble mme en attente de ce qui va se passer. Maisce qui se passe, ou va se passer, ou s'est dj pass, n'est pas unspectacle. une reprsentation. Les attendants ,. de Bacon ne sontpas des spectateurs. On surprend mme dans les tableaux de Baconleffort pour liminer tout spectateur, et par l tout spectacle. Ainsila tauromachie de 1969 prsente deux versions: dans la premire,le grand aplat comporte encore un panneau ouvert o l'on aperoitune foule. comme une lgion romaine qui serait venue au cirque, [10tandis que la seconde version a ferm le panneau, et ne se contente 18)plus d entrelacer les deux Figures du torador et du taureau, maisatteint vraiment leur fail unique ou commun, en mme temps que

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    disparat le ruban mauve qui reliait les spectateurs ce qui tait120) encore spectacle. Les Trois ludes d'Isabel Rawsthorne (1967)montrent la Figure en train de fermer la porte sur l'intruse ou la

    visiteuse, mme si c'est son propre double. On dira que dans beaucoup de cas, subsiste une sorte de spectateur, un voyeur, un photographe, un passant. un 4( attendant ,., distinct de la Figure: notamment dans les triptyques, dont c'est presque une loi, mais pas121J seulement l. Nous verrons pourtant que Bacon a besoin, dans sestableaux et surtout dans les triptyques, d 'une fonction de tmoi ,qui fait partie de la Figure et n'a rien voir avec un spectateur. De

    127) mme des simulacres de photos, accrochs au mur ou sur rail,peuvent jouer ce rle de tmoin. Ce sont des tmoins, non pas ausens de spectateurs, mais d'lment-repre ou de constante parrapport quoi s'estime une variation. En vrit, le seul spectacleest celui de l'attente ou de l'effort, mais ceux-ci ne se produisentque quand il n'y a plus de spectateurs. C'est la ressemblance deBacon avec Kafka: la Figure de Bacon, c'est Je grand Honteux, oubien le grand Nageurqui ne savait pas nager, le champion de jene;et la piste, Je cirque, la plate-forme, c'est le thtre d'Oklahoma.

    123J cet gard, tout culmine chez Bacon avec Peinture de 1978:colle un panneau, la Figure tend tout son corps, el une jambe,pour faire tourner la cl de la porte avec son pied, de l'aulre ctdu tableau. On remarque que le contour, le rond, d'un trs bel oranged'or, n'est plus par tcrre, mais a migr, situ sur la porte mme, sibien u ~ la Figure, l'extrme pointe du pied, semble se dresserdebout sur la porte verticale, dans une rorganisation du tableau.Dans cet effort pour liminer le spectateur, la Figure fait djmontre d'un singulier athltisme. D'aulant plus singulier que lasource du mouvement n'est pas en elle. Le mouvement va pluttde la structure matrielle, de J'aplat, la Figure. Dans beaucoup detableaux, l'aplat est prcisment pris dans un mouvement par lequell forme un cyhndre: il s'enroule autour du contour, du lieu; et ilenveloppe, l emprisonne la Figure. La structure matrielle s'en-roule autour du contour pour emprisonner la Figure qui accompagn ele mouvement de toutes ses forces. Extrme solitude des Figures,extrme enfermement des corps excluant tout spectateur: la Figurene devient telle que par ce mouvement o elle s'cnfenne et qui

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    l'en renne. Sjour o des corps vont cherchant chacun son dpeupleur .. C'est l'intrieur d'un cylindre surbaiss ayant cinquantemtres de pourtour et sei7.e de haut pour l'hamlonie. Lumire. Safaiblesse. Son jaune. t 10 Ou bien chute suspendue dans le trou noirdu cylindre: c'est la premire fomlule d'un athltisme drisoire, 24Jau violent comique, o les organes du corps sont des prothses. Oubien le lieu, le contour deviennent agrs pour la gymnaslique de laFigure au sein des aplats. [1)Mais l'autre mouvement, qui coexiste videmment avec le premier, c'est au contraire celui de la Figure vers la structure matrielle,vers l'aplat. Depuis le dbut, la Figure est le corps. et le corps alieu dans l'enceinte du rond. Mais le corps n'attend pas seulementquelque chose de la structure, l attend quelque chose en soi-mme,l fait effort sur soi-mme pour devenir Figure. Maintenant c'estdans le corps que quelque chose se passe: il est source du mouvement. Ce n'est plu s le problme du lieu, mais plutt de l'vnement.

    S'il y a effort. et effort intense. ce n'est pas du tout un effortextraordinaire, comme s'il s'agissait d'une entreprise au-dessus desforces du corps et portant sur un objet distinct. Le corps s'efforceprcisment, ou auend prcisment de s'chapper. Ce n'est pas moiqui tente d'chapper mon corps, c'cstlecorps qui tente de s'chap-per lui-mme par .. Bref un spasme: le corps comme plexus, et soneffort ou son attente d'un spasme. Peut-tre est-ce une approximation de l'horreur ou de l'abjection selon Bacon. Un tableau peutnous guider, igure il lavabo , de 1976: accroch l'ovale du 26]lavabo, coll par les mains aux robinets, le corps-figure fait sursoi-mme un effort intense immobile, pour s'chapper tout entierpar le trou de vidange. Joseph Conrad dcrit une scne semblableo l voyait, lui aussi, l'image de l' abjection: dans une cabinehenntique du navire, en pleine tempte, le ngre du Narcisseentend les autres matelots qui ont russi creuser un trou minusculedans la cloison qui l'emprisonne. C'est un tableau de Bacon. Etce ngre infme, se jetant vers l'ouverture, y colla ses lvres etgmit au secours d'une voix teinte, pressant sa tte contr e le bois,dans un effort dment, pour sortir par ce trou d'un pouce de large

    10. Becket . L l f M U P I ~ u r 1.. de Minuit p. 723

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    FRANCIS BACONsur trois de long. Dmonts comme nous ) tions. celte actionincroyable nous paralysa totalement. l semblait impossible dele chasser de l. )t Il La fonnule courante, passer par un trou desouris , rend banale l abomination mme ou le Destin. Scne y s ~(rique. Toute la srie des spasmes chez Bacon est de ce type, amour,

    [6J vomissement, excrment, toujours le corps qui lente de s chapperpar un de ses organes, pour rejoindre l aplat, la structure matrielle.Bacon a souvent dit que. dans le domaine des Figures, l ombre avait

    (41] autant de prsence que le corps; mais l ombre n acquiert cetteprsence que parce qu elle s chappe du corps, elle est le corps quis esl chapp par tel ou tel point localis dans le contour. Et le cri,

    29 le cri de Bacon, c est l opration par laquelle le corps tout entiers chappe par la bouche. Toutes les pousses du corps.La cuvette du lavabo est un lieu, un contour, c est une reprise durond. Mais ici, la nouvelle position du corps par rapport au contourmontre que nous sommes arrivs un aspeci plus complexe (mmesi cet aspect est l ds le dbut). Ce n est plus la structure matriellequi s enroule autour du contQur pour envelopper la Figure, c est laFigure qui prtend passer par un point de fuite dans le contour pourse dissiper dans la structure matrielle. C est la seconde directionde l change, et la seconde forme de l athltisme drisoire. Lecontour prend donc une nouvelle fonclon, puisqu il n est plus plat, mais dessine un volume creux. et comporte un point de fuite.Les parapluies de Bacon, cet gard, sont l analogue du lavabo.

    14.281 Dans le.s deux. versions de II' Peinture II 1946 et 1971, la Figure estbien installe dans le rond d une balustrade, mais en mme tempselle se laisse happer par le parapluie misphrique, et semble anendre de s chapper tout entire par la pointe de l instrument: on nevoit dj plus que son sourire abject. Dans les ludes du corps

    J,SOI humain J de 1970 et dans le II' Triptyque maijuin J974 J le parapluie vert bouteille est trait beaucoup plus en surface, mais laFigure accroupie s e n sert la fois comme d un balancier, d unparachute, d un aspirateur, d une ventouse, dans laquelle tout lecorps contract veut passer, et la tte dj happe: splendeur de cesparapluies comme contours, avec une pointe tire vers le bas. Dans

    II . Conrad. e nig du Narcisse d. Gallimard, p 103 .24

    LOGIQUE DE LA SENSATIONla littrature, Burroughs a le mieux suggr cet effort du corps pours chapper par une pointe ou par un trou qui fonl partie de lui-mmeou de son entourage : le corps de Johnny se contracte vers sonmen Ion, les contractions sont de plus en plus longues, Aiiiiiiecrie+illes muscles bands, et son corps tout entier tenle de s chap-per par la queue 12. De mme, chez Bacon, la II' Figure coucheavec seringue hypodermique (1963) est moins un corps clou, 1371quoi qu en dise Bacon, qu un corps qui tente de passer par laseringue, et de s chapper par ce trou ou cette pointe de fuitefonclonnant comme organeprothse.Si la piste ou le rond se prolongent dans le lavabo, dans leparapluie, le cube ou le paralllpipde se prolongent aussi dans lemiroir. Les miroirs de Bacon sont tout ce qu on veut sauf unesurface qui rnchil. Le miroir est une paisseur opaque panaisnoire. Bacon ne vit pas du tout le miroir la manire de Lewis [31)Carroll. Le corps passe dans le miroir, il s y loge, luimme et sonombre. D o la fascination: il n y a rien derrire le miroir, maisdedans. Le corps semble s allonger, s aplatir, s tirer dans le miroir, [47.321toui comme il se contractait pour passer par le trou. Au besoin latte se fend d une grande crevasse triangulaire, qui va se reproduire [35)des deux cts, et la disperser dans tout le miroir, comme un blocde graisse dans une soupe. Mais dans les deux cas, aussi bien leparapluie ou le lavabo que le miroir, la Figure n est plus seulementisole, elle est dforme, tantt contracte et aspire, tantt tireet dilate. C est que le mouvement n est plus celui de la structurematrielle qui s enroule autour de la Figure, c est celui de la Figurequi va vers la structure, et tend la limite se dissiper dans lesaplats. La Figure n est pas seulement le corps isol, mais le corpsdform qui s chappe. Ce qui fait de la dformation un destin,c est que le corps a un rapport ncessaire avec la structure matrielle : non seulement celle-ci s enroule autour de lui, mais il doitla rejoindre et s y dissiper, et pour cela passer par ou dans cesinstrumentsprothses, qui constituent des passages et des tatsrels, physiques, effectifs, des sensations et pas du tout des imaginations. Si bien que le miroir ou le lavabo peuvent tre localiss

    12. Burroughs. Le/uliTiTIu d. Gallimard. p. t02.25

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    dans beaucoup de cas; mais mme alors ce qui se passe dans lemiroir, ce qui va se passer dans le lavabo ou sous le parapluie, estimmdiatement rapportable la Figure elle-mme. Arrive exactement la Figure ce que montre le miroir, ce qu annonce le lavabo.Les ttes sont toutes prpares pour recevoir les dformations (d oces zones nettoyes, brosses, chiffonnes dans les portraits dettes). Et dans la mesure o les instruments tendent vers l ensemblede la structure matrielle, ils n ont mme plus besoin d tre spcifis: c est toute la structure qui joue le rle de miroir virtuel, deparapluie ou lavabo virtuels, au point que les dformations instrumentales se trouvent immdiatement reportes sur la Figure. Ainsi

    9J L Autoportrait de 1973, J homme tte de porc: c est sur placeque la dformation se fait. e mme que l effort du corps est surlui-mme. la dformation est statique. Tout le corps est parcourupar un mouvement intense. Mouvement difformment difforme, quireporte chaque instant J image relle sur le corps pour constituerla Figure.

    4Le corps, la viande et l esprit,

    le devenir-animal

    Le corps, c est la Figure, ou plutt le matriau de la Figure. Onne confondra surtout pas le matriau de la figure avec la structurematrielle spatialisante, qui se tient de l autre ct. Le corps estFigure, non structure. Inversement la Figure, tant corps, n est pasvisage et n a mme pas de visage. Elle a une tte, parce que latte est partie intgrante du corps. Elle peut mme se rduire latte. Portraitiste, Bacon est peintre de ttes el non de visages.y a une grande diffrence entre les deux. Car le visage est uneorganisation spatiale structure qui recouvre la tte, tandis que latte est une dpendance du corps, mme si elle en est la pointe.Ce n est pas qu elle manque d esprit, mais c est un esprit qui estcorps, souffle corporel et vital, un esprit animal, c est l espritanimal de l homme: un esprit-porc, un esprit-burne, un espritChien, un esprit-chauve-souris C est donc un projet trs spcialque Bacon poursuit en tant que portraitiste: dfaire le visage,retrouver ou faire surgir la tte sous le visage.Les dformations par lesquelles le corps passe sont aussi lestraits animaux de la tte. n ne s agit nullement d une correspondance entre formes animales et formes de visage. En effet. le visagea perdu sa forme en subissant les oprations de nettoyage el debrossage qui le dsorganisent el font surgir sa place une tte.Et les marques ou traits d animalit ne sont pas davanlage desformes animales, mais plutt des esprits qui hantent les partiesnettoyes, qui tirent la tte, individualisent et qualifient la tte sans27

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    FRANCIS BACONvisage Il Nettoyage et traits. comme procds de Bacon, trouventici un sens particulier. Il arrive que la tte d'homme soit remplacepar un animal; mais ce n'est pas l animal comme fonne, c'est

    27) l animal comme Irail, par exemple un trait frmissant d'oiseau quise vrille sur la partie nettoye, tandis que les simulacres de portraits-visages, ct, servent seulement de tmoin (ainsi dans361 le triptyque de 1976). Il arrive qu'un animal, par exemplc un chien[6 rel, soit trait comme l'ombre de son matre; ou inversement que

    l'ombre de l'homme prenne une existence animale autonome etindtermine. L'ombre s'chappe du corps comme un animal quenous abritions. Au lieu de correspondances fonnelles, ce que lapeinture de Bacon constitue, c'est une zone d indiscemabilit,d jndcidabilit, cntre l'homme et lammal. L'homme devient animai, mais il ne le devient pas sans que l animal en mme temps ne39 devienne esprit, esprit dc l'homme, esprit physique de l'hommcprsent dans le miroir comme Eumnid e ou Destin. Ce n'cstjamaiscombinaison de fonnes, c'cst plutt le fait commun: le fait communde l'homme et de l animal. Au point que la Figure la plus isolede Bacon est dj une Figure accouple, l'homme accoupl de sonanimal dans une tauromachie latente.Cette zon e objecti\o e d indiscemabilit, c tait dj tout le corps,mais le corps en tant que chair ou viande. Sans doute le corps a-t-ilaussi des os, mais les os sont seu lement structure spatiale. On asouvent distingu la chair el les os, et mme des t parents de la

    chair et des parents de l os . Le corps ne se rvle que lorsqu ilcesse d'tre sous-tendu par les os, lorsque la chair cesse de recouvrirles os, lorsqu ils existenll'un pour l autre, mais chacun de son ct,les os comme structure matrielle du corps, la chair comme matriau corporel de la Figure. Bacon admire la jeune femme de Degas,ft Aprs le bain _, dont la colonne vertbrale interrompue semblesortir de la chair, tandis que la chair en est d autant plus vulnrable

    401 et ingnieuse, acrobatique . Dans un tout autre ensemble, Bacona peint une telle colonne vertbrale pour une Figure contorsionne13. Flix Guattari a analys ces phnomnes de dsorganisation du visage: les.. traHS de visagil,.:>e librent, et deviennent aussi bien des t"nts d'ammalit dela tte. Cf. L jnconscient nllIchinique, M. Recherches. p. 75 sq.14. E. 1, p. 92-94.

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    LOGIQUE DE LA SENSATIONtte en bas. II faut atteindre cette tension picturale de la chair etdes os. Or c'est prcisment la viande qui ralise cette tension dansla peinture, y compris par la splendeur des couleurs. La viande estcet tat du corps o la chair et les os se confrontent localement, aulieu de se composer structuralement. De mme la bouche et lesdents, qui sont de petits os. Dans la viande, on dirait que la chairdescend des os, tandis que les os s lvent de la chair. C'est lepropre de Bacon, par diffrence avec Rembrandt, avec SouLne. S'ily a une interprtation,. du corps chez Bacon, on la trouve dansson got de peindre des Figures couches, dont le bras ou la cuissedresss valent pour un os, tel que la chair assoupie semble endescendre. Ainsi dans le panneau central du triptyque de 1968, les 5deux jumeaux endormis, flanqus de tmoins aux esprits animaux; 14]1mais aussi la srie du dormeur bras dresss. de la dormeuse jambe 44,461verticale, et de la dormeuse ou de la drogue cuisses leves. Bien 137]au-del du sad isme apparent, les os sont comme les agrs (carcasse)dont la chair est l acrobate. L ath ltisme du corps se prolonge naturellement dans cette acrobaLe de la chair. Nous verrons "impor-tance de la chute dans J uvre de Bacon. Mais dj dans les crucifixions, ce qui J intresse, c'est la descente, el la tte en bas qui [561rvle la chair. Et dans celles de 1962 et de 1965, on voit linrale- 7ment la chair dcscendre des os, dans le cadre d'une croix-fauteuilet d'une piste osseuse. Pour Bacon comme pour Kafka, la colonnevertbrale n est plus que l'pe sous la peau qu'un bourreau aglisse n ~ le corps d'un innocent dormeur 15. Il arrive mme qu'unos soit seulement surajout, dans un jet de peinture au hasard etaprs coup.Piti pour la viande Il n'y a pas de doute, la viande est l objetIc plus haut de la piti de Bacon, son seul objet de piti, sa pitid Anglo-lrlandais. Et sur ce point, c'est comme pour Soutine, avecson immense piti de Juif. La viande n est pas une chair morte, ellea gard toules les souffrances et pris sur soi toutes les couleurs dela chair vive. Tant de doule ur convulsive et de vulnrabilit, maisaussi d invention charmante, de couleur et d acrobatie. Bacon nedit pas piti pour les btes , mais plutt toul homme qui souffre

    15. Kafka, Llple29

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    FRANCIS BACONest de la viande. a viande est la zone commune de l homme et dela bte, leur zone d indiscernabilit, elle est ce fait , cet tatmme o le peintre s identifie aux objets de son horreur ou de sacompassion. e peintre est boucher certes, mais il est dans cetteboucherie comme dans une glise, avec la viande pour Crucifi

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    FRANCIS BACON

    n'aime pas ce tableau, c est la simplicit du procd a p p a ~ n t : . ilsuffisait de creuser une bouche en pleine viande. Encore faut-II fairevoir l'affinit de la bouche, et de J'intrieur de la bouche. avec laviande, et atteindre ce point o la bouche ouverte, est devenuestrictement la section d'une artre coupe, ou mme d une manchede veste qui vaut pour l'artre, comme dans le paquet s n ~ g l a n t dutriptyque w rl y A g o n i s l t s ~ . Alors la o ~ c h e acqUiert celtepuissance d'illocalisation qui fmt de toute la Viande une tte sansvisnge. Elle nes t plus un organe particulier, mais le trou par.le

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    FRANCLS BACONseul point, le sourire du chat 11. n y a dj un sourire tombant,

    4 inquitant, dans la tte de l'homme au parapluie, et c'est a ~ p r o f i ~de ce sourire que le visage se dfait comme sous un aCide qUi28 consume le corps; et la seconde version du mme homme accuse

    et redresse le sourire. Plus encore le sourire goguenard. presque(57,59J intenable, insupportable, du Pape de 1954 ou de l'homme assis surle lit: on sent qu'il doit survivre l'effacement du corps. Les yeuxet la bouche sont si bien pris sur les lignes horizontales du tableauque le visage se dissipe, au profit des coordonnes s p a t i ~ l e s o seulsubsiste le sourire insistant. Comment nommer pareille chose?Bacon suggre que ce sourire est hystrique 12.Abominable sourire,abjection du sourire. Et si l'on rve d'introdUire un ordre dans un

    1601 triptyque, nous croyons que celui de 1953 impose cet ordre q ~ i ~ ese confond pas avec la succession des panneaux: la bouche qUI cneau centre, le sourire hystrique gauche, et droite enfin la ttequi s'incline ct se dissipelJ. . ce point extrme de la dissipation c o s m l q u ~ , dans un cosmosfenu mais illimit, c'est bien vident que la Figure ne peut plustre isole, prise dans une limite, piste ou paralllpipde : ~ n ~ e1541 trouve devant d'autres coordonnes. Dj la Figure du pape qUI cnese tient derrire les lames paisses, presque les lattes d un rideaude sombre transparence: tout le haut du corps s'estompe, et nesubsiste que comme une marque sur un suaire ray, tandis que lebas du corps reste encore hors du rideau qui s . v ~ s e . D o ~ l'effetd'loignement progressif comme si le corps tait tl.r en amre parla moiti suprieure. Et sur une assez longue pnode, le procdest frquent chez Bacon. Les mmes I ~ m e s v e r t i c ~ e s de rideauentourent et raient partiellement l'abonunable sounre de I ~ l d ~

    59 pour UII portrait of, tandis que la tte et le corps semblent aspirs21. Lewis Carroll, Afic t au pays des mt n>t iIlt s, ch. 6: ... l s'effaa Irts lenle-ment .. en finissanl par le sourire, qui persista quelque temps aprs que le reste del'animal eut disparu,..22. E. 1. p 95. . ' _. d "23. Nous ne pouvons pas suivre ici John Russell, qUI ~ n f n d .o,ure u tnp-tyque avec la succession des pMneaux de. gauche d 'O"e: Il ~ O l l 1 gauche unsigne de sociabilit,., et au centre, un d l ~ r s l : b.hc ( F r a n c l ~ Baco . d. duChne, p. 92). Mme si le modle fut u ~ PremIer m ~ m s t r e , on Olt mal c ~ l l l m e n tJ'inquitant sourire peut passer pour SOCiable, et le cn du centre, pour un diSCOUrs.

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    LOO IQUE DE LA SENSATIONvers le fond, vers les lattes horizontaJes de la persienne. On diradonc que, durant toute une priode, s'imposent des conventionsopposes celles que nous dfinissions au dbut. Partout le rgnedu flou et de l'indtermin, l'action d un fond qui attire la forme,une paisseur o se jouent les ombres, une sombre texture nuance,des effets de rapprochement et d'loignement: bref un traitementmalerisch, comme dit Sylvester u Et c'est ce qui Fonde Sylvester distinguer trois priodes dans la peinture de Bacon: la premirequi confronte la Figure prcise el l'aplat vif et dur; la seconde quitraite la forme te maJerisch JO sur un fond tonal rideaux; la troi-sime enfin qui runit te les deux conventions opposes lt et quirevient au fond vif plat, tout en rinventant localement les effetsde flou par rayage et brossage lS.Toutefois, ce n'est pas seulement la troisime priode qui inventela synthse des deux. La seconde priode dj contredit moins lapremire qu'elle ne se surajoute elle, dans l'unit d'un sty le etd'une cration: une nouvelle position de la Figure apparat, maisqui coexiste avec les autres. Au plus simple, la position derrire lesrideaux seconjugue parfaitement avec la position sur piste, sur barreou paralllpipde, pour une Figure isole, colle, contracte, maisgaJement abandonne, chappe, vanescente, confondue: ainsi1 tude pour U nu accroupi of de 1952. Et L'Homme au chien 162, 16)de 1953 reprenait les lments fondamentaux de la peinture, maisdans un ensemble brouill o la Figure n'tait plus qu'une ombre,la flaque, un contour incertain, le trottoir, une surface assombrie.El c'cst bien cela l'essentiel: il y a certainement succession depriodes, mais aussi aspects coexistants, en vertu des trois lmentssimultans de la peinture qui sont perptuellement prsents.L'armature ou la structure matrielle, la Figure en position, lecontour comme limite des deux, ne cesseront pas de constituer lesystme de la plus haute prcision; et c'est dans ce systme que seproduisent les oprations de brouillage, les phnomnes de flou, les

    24. Mal drive de macula,., la tache (d'o molen, peindre. Malt'r. peintre).Wmmin se sert du mOi Malerisch pour dsigner le pictural par opposition aulinaire, ou plus prcisment la masse par opposilion au COntour. Cf. Principesjondamemau x de l'histQire dt l'art, d. Gallimard, p. 25.25. E. Il, p. 96: les trois priodes distingues par David Sylvester.35

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    183.8411871

    FR NCIS B CONeffets d'loignement ou d'vanouissement, d'au lant plus forts qu ilsconstituent un mouvement lui-mme prcis dans cet ensemble.

    Il y aura ou il y aurait peut-tre lieu de distinguer une quatrimepriode trs rcente. Supposons en effet que la Figure n ait plusSl ulement des composantes de dissipation, et mme qu elle ne secontente plus de privilgier ou d'enfourcher celte compo'iantc.Supposons que la Figure ail effectivement disparu, ne laissantqu une trace vague de son ancienne prsence. L'aplat s'ouvriracomme un ciel vertical. en mme temps qu'il se chargera de plusen plus de fonctions structurantes: les lments de contour dtermineront de plus en plus en lui des divisions, des sections planeset des rgions dans l'espace qui fonnent une armature libre. Maisen mme temps la zon de brouillage ou de nettoyage, qui faisaitsurgir la Figure, va maintenant valoir pour elle-mme, indpendamment de taule forme dfinie, apparatre comme pure Forcesans objet, vague de tempte, jet d'eau ou de vapeur, il decyclone, qui rappelle Turner dans un monde devenu paquebot.Par exemple, tout s'organise (notamment la section noire) pourla confrontation de deux bleus voisins, celui du jet el celui del'aplat. Que nous ne connaissions encore que quelques cas d uneorganisation si nouvelle dans l'uvre de Bacon, ne doit pas raireexclure qu' il s'agisse d une priode naissante: une abstraction.qui lui serait propre, et n'aurait plus besoin de Figure. a Figures est dissipe en ralisant la prophtie: tu ne seras plus que sable,herbe, poussire ou goutte d eau .. I> Le paysage coule pour luimme hors du polygone de prsentation, gardant les lmentsdfigurs d un sphinJ; qui semblait dj fait de sable. Mais maintenant l sable ne retient plus aucune Figure, pas plus que l'herbe,la terre ou l'eau. la charnire des Figures et de ces nouveauxespaces vide. >, un usage rayonnant du pastel. Le sable pourra mmerecomposer un sphinx, mais si friable et pastellis qu on sent .Iemonde des Figures profondment menac par la nouvelle pUIS-sance.

    26. Noos connaissons actuellement six tableauill de cette noo\'elle abstracllon ;outre les quatre prcdemment cits, un .. paysage,. de 1978 CI, en 1982, .. Eaucoulant d un robmel ...36

    UXilQUE DE LA SENSATION

    Si l on s en tient aux priodes attestes, ce qui est difficile penser, c est la coexistence de tous les mouvements. Et pourtant letableau est cette coexistence. Les trois lments de base tant donns, Structure, Figure et Contour, un premier mouvement

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    FR NCIS B CON

    qui l tend et le dissipe, de la Figure la structure. Mais dj il Ya une diastole dans le premier mouvement, quand le corps s allongepour mieux s enfenner; et l y a une systole dans le second mouvement, quand le corps se contracte pour s chapper; et mmequand le corps se dissipe, il reste encore contract par les forcesqui le happent pour le rendre l entour. La coexistence de tous lesmouvements dans le tableau, c est le rythme.

    6Peinture et sensation

    n y a deux manires de dpasser la figuration (c est--dire lafois ) iIIustratif et le narratif) : ou bien vers la fonne abstraite, oubien vers la Figure. Cette voie de la Figure, Czanne lui donne unnom simple: la sensation. La Figure, c est la fornle sensible rapporte la sensation; elle agit immdiatemenl sur le systme nerveux, qui est de la chair. Tandis que la Fonne abstraite s adresse aucerveau, agit par l intermdiaire du cerveau, plus proche de os.Certes Czanne n a pas invent cette voie de la sensation dans lapeinture. Mais l lui a donn un statut sans prdent. La sensation,c est le contraire du facile et du tout fait, du clich, mais aussi dusensationnel ,., du sponlan, etc. La sensation a une face tournevers le sujet (le systme nerveux, le mouvement vital, l instinct ,.,le temprament , tout un vocabulaire commun au Naturalismeet Czanne), et une face tourne vers l objet

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    reoit, qui est la fois objet et sujet. Moi spectateur, je n prouvela sensation qu en enlrant dans le tableau, en accdant l unit dusentant et du senti. La leon de Czanne au-del des impressionnistes : ce n est pas dans le jeu..: libre ou dsincarn de la lumireet de la couleur (impressions) que la Sensation est, au contrairec est dans le corps, ft-ce le corps d une pomme. La couleur estdans le corps, la sensation est dans le corps, et non dans les airs.a sensation, c est ce qui est peint. Ce qui est peint dans le tableau,c est le corps, non pas en tant qu il est reprsent comme objet.mais en tant qu il est vcu comme prouvant telle sensation (ce queLawrence, parlant de Czanne, appelait..: l tre pommesque de lapomme 28 .C est le il trs gnral qui relie Bacon Czanne: peindre laJellsalion ou, comme dit Bacon avec des mots trs proches de ceuxde Czanne, enregistrer le fait. C est une question trs serre etdifficile que de savoir pourquoi une peinture touche directement lesystme nerveux. 29 On dira qu il n y a que des diffrences videntes entre les deux peintres: le monde de Czanne comme pay

    sage et nature morte, avant mme les portraits qui sont traitscomme des paysages; et la hirarchie inverse chez Bacon qui eJes-titue natures mortes et paysages JO. le monde comme Nature deCzanne et le monde comme artefact de Bacon. Mais justement,ces diffrences trop videntes ne sont-elles pas mettre au comptede la..: sensation lt et du : temprament lt c est--dire ne s inscrivent-elles.pas dans ce qui relie Bacon Czanne. dans ce qui leurest commun? Quand Bacon parle de la sensation, il veut dire deuxchoses, trs proches de Czanne. Ngativement, il dit que la fonnerapporte la sensation (Figure), c est le contraire dc la fonnerapporte un objet qu elle est ccnsc reprsenter (figuration).Suivant un mot de Valry, la sensation, c cst ce qui se transmetde la sensation que la phnomnologie de Hegel court-circuite. et qui est potlRanlla base de IOUle esthtique possible. Cr. Maurice Merleau-Pollly, P h l n o m l n o t o g j ~

    d ~ la ~ r c ~ p t j o n d. Gallimard, p. 240-281 ; Henri Maldiney, op il p. 124-208.28. D.lt Lawrence, Eros ~ t f ~ i c h j ~ n s introduction ces peintures _, d.Bourgois.29. E. 1 p. 44.30. E 1. p. 122-123.40

    LOGIQUE DE LA SENSATION

    d i r e c t e m e n ~ en vitant le dtour ou l ennui d une histoire raconter 31 . Et positivement, Bacon ne cesse pas de dire que la sensation,c est ce qui passe d un ordre lt un autre, d un..:: niveau unautre, d un..: domaine un autre. C est pourquoi la sensation estmatresse de dfonnations, agent de dfomlations du corps. Et cet gard, on peut faire le mme reproche la peinture figurativeet la peinture abstraite: elles passent par le cerveau, elles n agissent pas directement sur le systme nerveux, elles n accdent pas la sensation, elles ne dgagent pas la Figure, et cela parce qu ellesen restent un seul el mme nil tau n . Elles peuvent oprer destransfonnaLions de la fomle, elles n atteignent pas des dfonnations du corps. En quoi Bacon est czanien, beaucoup plus que s iltait disciple de Czanne, nous aurons l occasion de le voir.Quc veut dire Bacon, partout dans ses entretiens, chaque foisqu il parle des..: ordres de sensation , des niveaux sensitifs ,des domaines sensibles ou des squences mouvantes ? Onpourrait croire d abord qu chaque ordre, niveau ou domaine, correspond une sensation spcifie: chaque sensation serait donc untenne dans une squence ou une srie. Par exemple la srie desautoportraits de Rembrandt nous entrane dans des domaines sensibles difTrents 33 Et c est vrai que la peinture, et singulirementcelle de Bacon, procde par sries. Srie de crucifixions, srie dupape, srie de portraits, d autoportraits, srie de la bouche, de labouche qui crie, de la bouche qui sourit... Bien plus la srie peuttre de simultanit, comme dans les triptyques, qui font coexistertrois ordres ou trois niveaux au moins. Et la srie peut tre fenne,quand clic a une composition contrastante, mais elle peut treouverte, quand elle est continue ou continuable au-del de trois l4.Tout cela est vrai. Mais justement, ce ne serait pas vrai s il n y avaitautre chose aussi, qui vaut dj pour chaque tableau, chaque Figure,chaque sensation. C est chaque tableau, chaque Figure, qui est unesquence mouvante ou une srie (et pas seulement un tenne dansune srie). C est chaque sensation qui est divers niveaux, de

    31. E 1 p 127.32. Tous ces thmes sont constants dans les E n l r e l i ~ n s .33. E. l, p. 62.34. E. Il, p. 38-40.41

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    FR NCIS B CONdiffrents ordres ou dans plusieurs domaines. Si bien qu il n'y apas des sensations de diffrents ordres, mais diffrents ordres d uneseule et mme sensation. l appartient la sensation d envelopperune diffrence de niveau constitutive, une pluralit de domainesconstituants. Toute sensation, et toute Figure, est dj de la sensation accumule , coagule , comme dans une figure de calcaire n. D o le caractre irrductiblement synthtique de la sensation. On demandera ds lors d'o vient ce caractre synthtique parlequel chaque sensation matrielle a plusieurs niveaux, plusieursordres ou domaines. Qu est-ce que ces niveaux, et qu est-ce qui faitleur unit sentante et sentie?Une premire rponse est videmment rejeter. Ce qui feraitl uni t matrielle synthtique d une sensation, ce serait l objet reprsent, la chose figure. C est thoriquement impossible, puisque laFigure s oppose la figuration. Mais mme si l on remarque pratiquement, comme Bacon le fait, que quelque chose est quand mmefigur (par exemple un papequi crie), cette figuration seconde reposesur la neutralisation de toute figuration primaire. Bacon se pose luimme des problmes concernant le maintien invitable d une figuration pratique, au moment o la Figure affinne son intention derompre avec le figuratif. Nous verrons comment il rsout le problme. En tout cas Bacon n'a pas cess de vouloir liminer le sensationnel , c est--dire la figuration primaire de ce qui provoque unesensation violente. Tel est le sens de la fonnule : j'ai voulu peindrele cri plutt que l horreur . Quand il peint le pape qui crie, il n'y arien qui fasse horreur, et le rideau devant le pape n est pas seulementune manire de l isoler, de le soustraire aux regards, c est beaucoupplus la manire dont il ne voit rien lui-mme, et crie devant l invi-sible : neutralise, l horreur est multiplie parce qu elle est concluedu cri, et non l inverse. Et certes, ce n est pas facile de renoncer l horreur, ou la figuration primaire. Il faut parfois se retournercontre ses propres instincts, renoncer son exprience, Baconemporte avec soi toute la violence d Irlande, et la violence dunazisme, la violence de la guerre. U passe par l horreur des Crucifixions, et surtout du fragment de Crucifixion, ou de la tte-viande,

    35. E. l, p. 114

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    spectateur qui regarde le tableau. Mais mme si l on suppose uneambivalence de la Figure en elle-mme, il s agirait de sentimentsque la Figure prouverait par rapport des choses reprsentes, parrapport une histoire conte. Or il n y a pas de sentiments chezBacon: rien que des affects, c est--dire des sensations et des instincts , suivant la fomlUle du Naturalisme. Et la sensation,c est ce qui dtermine l instinct tel moment, tout comme l instinct,c est le passage d une sensation une autre, la recherche de la.: meilleure sensation (non pas la plus agrable, mais celle quiremplit la chair tel moment de sa descente, de sa contraction oude sa dilatation).Il y aurait une troisime hypothse, plus intressante. Ce seraitl hypothse motrice. Les niveaux de sensation seraient comme desarrts ou des instantans de mouvement, qui recomposeraient lemouvement synthtiquement, dans sa continuit, sa vitesse et saviolence: ainsi le cubisme synthtique, ou le futurisme, ou le Nu ,.de Duchamp. Et c est vrai que Bacon est fascin par les dcompositions de mouvement de Muybridge, et s en sert comme d unmatriau. C est vrai aussi qu il obtient pour son compte des mou-163,33) vements violents d une grande intensit, comme le virement de tte

    164, J01 180" de George Dyer se tournant vers Lucian Freud. Et plusgnralement, les Figures de Bacon sont souvent saisies dans le vif1651 d une trange promenade: ft L Homme portant enfant 11> ou leVan Gogh. L isolant de la Figure, le rond ou le pamlllpipde,deviennnt eux-mmes moteurs, et Bacon ne renonce pas au projetqu une sculpture mobile raliserait plus facilement: que le contourou le socle puissent se dplacer le long de l anlluture, de tellemanire que la Figure fasse un t petit tour quotidien l8, Maisjustement, c est le caractre de ce petit lourqui peut nous renseignersur le statut du mouvement selon Bacon. Jamais Beckett et Baconn ont t plus proches, et c est un petit tour la manire des promenades des personnages de Beckett, qui eux aussi, se dplacenten cahotant sans quitter leur rond ou leur paralllpipde. C est la{341 promenade de l enfant paralytique et de sa mre, crochets sur lebord de la balustrade, dans une curieuse course handicap. C est

    38. E. Il, p. 34 et p. 83.

    LOOIQUE E L SENSATION

    la virevolte de la ft Figure toumallte . C est la promenade vlo 166. 61}de George DyeT qui ressemblc beaucoup celle du hros deMoritz: la vision tait limite au petit morceau de terre que l onvoyait autour de soi .. la fin de toutes choses lui semblait dboucher l extrmit de sa course sur ull telle pointe .. Si bien que, mmequand le contour se dplace, le mouvement consiste moins dans cedplacement que dans l exploralion amibienne laquelle la Figurese livre dans le conlour. Le mouvement n explique pas la sensation,il s explique au contraire par J lasticit de la sensation, sa viselastica. Suivant la loi de Beckett ou de Kafka, il y a J immobilitau-del du mouvement; au-del d tre debout. il y a tre assis, etau-del d tre assis, tre couch, pour se dissiper enfin. Le vritableacrobate est celui de l immobilit dans le rond. Les gros pieds desFigures, souvent, ne favorisent pas la marche: presque des piedsbots (ct les fauteuils parfois ont l air de chaussures pour pieds bots).Bref, ce n est pas le mouvemcnt qui explique les niveaux de sen-sation, ce sont les niveaux. de sensation qui expliquent ce qui sub-siste de mouvement. Et en effet, ce qui intresse Bacon n est pasexactement le mouvement, bien que sa peimure rende le mouvementtrs intense et violent. Mais la limite, c est un mouvement surplace, un spasme, qui tmoigne d un tOUl autre problme propre Bacon: l ac/ioll sllr le corps de forr:es invibles (d o les dfor-mations du corps qui sont dues cette cau"C plus profonde). Dansle triptyque de 1973, le mouvement de translation est entre deux [61spasmes, entre deux mouvements de contraction sur place.Alors il y aurait encore une autre hypothse, plus phnomnologique . Les niveaux de sensation seraient vraiment des domainessensibles renvoyant aux diffrents organes des >ens ; mais justcmentchaque niveau, chaque domaine auraient une manirc de renvoyeraux autres, indpendamment de l objet commun r e p ~ s e n t . Entreune couleur, un goOt, un toucher, une

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    FRANCIS BACON681 chez Soutine; et le portrait d'Isabel Rawsthome fait surgir une tte laquelle des ovales et des traits sont ajouts pour carquiller lesyeux, gonfler les narines, prolonger la bouche, mobiliser la peau,dans un exercice commun de tous les organes la fois. Il appartiendrait donc au peintre de faire voir une sorte d'unit originelledes sens, et de faire apparatre visuellement une Figure multisensi

    ble. Mais cette opration n'est possible que si la sensation de tel outel domaine (ici la sensation visuelle) est directement en prise surune puissance vitale qui dborde tous les domaines et les traverse.Cette puissance, c eslle Rythme, plus profond que la vision,l'audition, etc. Et le rythme apparat comme musique quand il investit leniveau auditif, comme peinture quand l investit le niveau visuel.Une logique des sens , disait Czanne, non rationnelle, non crbrale. L'ultime, c'est donc le rapport du rythme avec la sensation,qui met dans chaque sensation les niveaux et les domaines parlesquels elle passe. Et ce rythme parcourt un tableau comme lparcourt une musique. C'est diastole-systole: le monde qui meprend moi-mme en se fermant sur moi, le moi qui s'ouvre aumonde, et l'ouvre lui-mme 9 Czanne, dit-on, est prcismentcelui qui a mis un rythme vital dans la sensation visuelle. Faut-ildire la mme chose de Bacon, avec sa coexistence de mouvements,quand l'aplat se referme sur la Figure, et quand la Figure secontracte ou au contraire s'tale pour rejoindre l'aplat, jusqu's y fondre? Se peut-il que le monde artificiel et ferm de Bacontmoigne du mme mouvement vitaJ que la Nature de Czanne ?Ce n'est pas un mot, quand Bacon dclare qu'il est crbralementpessimiste, mais nerveusement optimiste, d'un optimisme qui necroit qu la vie

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    FRANCIS BACONel des tendances dynamiques par rapport auxquels les formes sonlcontingentes ou accessoires. Pas de bouche. Pas de langue. Pasde dents. Pas de larynx. Pas d sophage. Pas d estomac. Pas deventre. Pas d anus. ,. Toute une vit non organique. car l organismen est pas la vie, l l emprisonne. Le corps est entirement vivant,et pourtant non organique. Aussi la sensation, quand elle atteint lecorps travers ( organisme, prend-elle une allure excessive et spasmodique, elle rompt les bornes de ( activit organique. En pleinechair, elle est directement porte sur l onde nerveuse ou l motionvitale. On peut croire que Bacon rencontre Artaud sur beaucoup depoints: la Figure, c est prcisment le corps sans organes (dfairel organisme au profil du corps, le visage au profit de la tte); lecorps sans organes est chair e l nerf; une onde le parcoun. qui traceen lui des niveaux; la sensation est comme la rencontre de l ondeavec des Forces agissant sur le corps, athltisme affectif -, crisouffle; quand elle est ainsi rappon.e au corps, la sensation cessed tre reprsentative, elle devient relle; et la cruaut sera de moinsen moins lie la reprsentation de quelque chose d horrible, ellesera seulement l action des forces sur le corps, ou la sensation (lecontraire du sensationnel). Contrairement une peinture misrabiliste qui peint des bouts d organes, Bacon n a pas cess de peindredes corps sans organes, le fait intensif du corps. Les parties nettoyes ou brosses, chez Bacon, sont des parties d organisme neutralises, rendues leur tat de zones ou de niveaux: le visage

    humain n a pas encore trouv sa face .. )tUne puissante vie non organique: c est ainsi que Worringer dfinissnit l an. gothique, la ligne gothique septentrionale - 42. Elles oppose en principe la reprsentation organique de l an. classique.L an. classique peut tre figuratif, dans la mesure o il renvoie quelque chose de reprsent, mais l peut tre abstrait, quand ldgage une fonne gomtrique de la reprsentation. Tout autre estla ligne picturale gothique, sa gomtrie et sa figure. Cette ligne estd abord dcorative, en surface, mais c est une dcoration matrielle,qui ne trace aucune fonne, c est une gomtrie qui n est plus auservice de l essentiel el de l ternel, c est une gomtrie mise au

    42. Woninger, L'art golhiqut , &1. Gallimard, p. 6 1-1 15.48

    LOOIQUE DE LA SENSATIONservice des problmes _ ou des .de .tion, projection, intersection. C e acel nts t, a b l a ~ l o n , ad oncchanger de direction brise seS c une hgne qUi ne cesse de

    le cas , tourne retourne s .enrou , ou bien prolonge hors de ses r ur SO I,en convulsion dsordonne . 1 Imites n a t u ~ J J e s , mourantlongent ou arrtent la ligne, a ~ i s ~ a ~ t a ~ ~ ~ 7 ~ a r q u : : I l b r e ~ qui prodehors d elle. C est donc une om rep s e n ~ a l J o n ou envitale et profonde . . g tne. une dcoration devenue l intuition sensible ~ d ~ ~ ~ ~ s d e ~ e pl.us tre organique: elle lve

    ~ ~ ; . ~ ~ ~ V ~ ? ~ ~ ; ~ a ; ~ ~ : : : : ~ a ~ t n c o n ~ r e C ~ : ~ ~ ~ : i , e : i l ~ I ~ ~ ~ : ~ a ~ n 7 n ~ ~ :sant par sa nellel ar sa ~ ~ . e . orme, maiS a.u contraire en impozone d ' i n d i s c e m a b ~ i t d:S f ~ : n non o r ~ a m q u ~ elle-mme, unehaute spiritualit. puisque c est u n e : v ~ ~ s ~ ~ t ~ . O I g ~ ~ - t - e ~ l e d unehors de lorganiq ue, la recherche de n splf1tue e ~ U I la mnem ~ n :=eue spiritualit, c est celle du : o ~ ~ C ~ ~ , ~ ~ e n t ? , r e s . SeuleIUI -meme le co s sans pnt, c est le corpsce serail ~ e l l e d ; d c o r a t ~ ~ ~ a ~ ~ ~ h ; q ~ ~ premire Figure de Bacon,

    Il y a dans la vie beaucoup d a horganes (.l alcool, la drogue, la s ~ ~ ~ h ~ n ~ ~ ~ l g u e ~ du corps. sansetc.). Mrus la ralit vivante de ce corps l e Isa omasochlsme,trie _ etel peu -on a nommer hys n que sens. Une onde d amplitude variable parco Tt 1-corps sans organes; elle y trace d . u eles variations de son amplitude 1es zones et des niveaux sUvan t~ ~ 1 : i ~ : s ; ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ : , ; s a t i ~ : : ; ; . ' 7 t d ~ ~ ' ~ ~ : . ' : , ~ ~ i ; ~ ~ ~dure maiS un organe provisoire quj ne~ u e ce que durent le passage de l onde el l action de iaet qUI se dplacera pour se poser a II oree,toute collstance qu il s agisse de leu 1 e u ~ . Les organes perdent~ ~ n : .. des o r g a ~ e s sexuels a p p a r a i s : e ~ ~ ~ n a c e ~ e n t ou de leur foncJallhssent s ouvrent pourdf . pc partout... des anustout enlie; chan e de t quer pUIS se refennent...l organ ismergles au d i x i ~ e de ~ : ~ ~ ~ ~ ~ t de ; o ~ l e u ~ v ~ i a t i o n s allotropiquesne manq e d .... . n e ct, e corps sans organes-dire dupas o r g ~ n e ~ Il manque seulement d organisme c est-e cette organisatIOn des organes. Le corps sans o r g ~ n e s se

    43. Burroughs, uj slin nu &1. Gallimard. p. 21.49

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    FRANCiS BACONd n tandis que l'organisme sedfinit donc par lin organe n ~ ~ a ~ lieu d une bouche et d undfinit par des organes dtenmn s d ~ t r a uer pourquoi n'auraitonanuS qui risquent touS d e t ~ de se r a l i ~ e n t ; t 1 0 n et la dfcation 'pas un seul orifice polyva ent Pfur ombler l'estomac et creuserOn pourrait murer la bouche et e nez, C umons _ ce qui aurait dOun trou d'aration directement. dans les ut-on dire qu'il s ag ittre fail ds l'origine )10 ~ a s C O ~ = ~ ~ d : n n i n ? N y a-t-il pasd un orifice polyvalent ou d un org te t d"un passage d tiRets avec n esslune bouche et un anus Ir dS ~ S I,'autre ' Mme dans la viande.ou d un temps pour aller e ~ n . u on reconnat ses dents,

    n y a-t-il pas une bouche trs ~ ~ t m c t e , drganes? Voil ce qU'Il fautet qui ne se confond pas avec 1autress . tel n'iveau un organe sed . r onde parcourt e corp , .compren re. e . et cet organe changera, SIdterminera, suivant la force r e ~ c ~ n t r a ~ s e un autre niveau. Bref,la force elle-mi me change, o ~ ~ 1 n : par l'absence d'organes, ille corps sans organes ne se P d un or ane indtermine se dfinit pas seulement par 1 eXistence raire e ~ provisoire desn, il se dfinit .enfin ~ a r la r s e a : ~ ~ : ~ ' . r : t r o d u i r e le temps dansorganes dlemuns. C est. une m rande force du temps, le tempsle tableau; et h e ~ ~ a c o n ,1 y a u n e e ~ de couleur, sur un corps, surest peint. La vanatlon de texture dans les Trois ludes de dosune tte ou sur un dos c o n u n ~ . t mporelle rgle au dixime141} d'homme ) est vraiment une vanatlon du corrw trs diffrentd D" le traitement chromatlque ' l ' ~ 'de secon e. ou un chronochromatisme du corps, parde celui des aplats: Il y a u ~ d l' plat. Mettre le temps dansopposition au monochromallsme h e B ~ c o n Ie large dos d hommela Figure, c est la force des corps c ez .comme variation. . nsation implique une diffrenceOn voit ds lors en quOi t o ~ t e se t asse d un niveau un autre.de niveau (d'ordre, de d o ~ a ~ n e ) , e ' e ~ rendait pas compte. Mais leMme l'unit phnomno oglque n . , on observe la srie comcorps sans organes en rend c O ~ P ~ ~ ; e ~ n polyvalent- organespIte: sans organes :- o r g ~ e III i est bouche lei niveau devienttemporaires et t r a ~ s l ~ O I r e s . e q ~ m e niveau sous l'action d'autresanus tel autre mveau, ou au m

    44. P. 146.50

    LOGIQUE DE LA SENSATIONforces. Or cette srie complte, c est la ralit hystrique du corpsSi lon se reporte au t ableau ,. de l hystrie tel qu'il se fonne auXIX sicle, dans la psychiatrie el ailleurs, on trouve un certainnombre de caractres qui ne cessent pas d animer les corps deBacon. Et d'abord les clbres contractures et paralysies, les hyperesthses ou les anesthsies, associes ou alternantes, tantt fixes ettantt migrantes. suivant le passage de l'onde nerveuse, suivant leszones qu'elle investit ou dont elle se relire. Ensuite les phnomnesde prcipitation et de devancement, et au conLraire de retard (hystrsis), d'aprscoup, su ivant les oscillations de l onde devananteon retarde. Ensuite, le caractre transitoire de la dtenninationd'organe suivant les forces qui s'exercent. Ensuite encore, l'actiondirecte de ces forces sur le systme nerveux, comme si l'hystriquetait un somnambule l'ta t de veille, un II( Vigilambule:.. Enfinun sentiment trs spcial de l'intrieur du corps, puisque le corpsest prcisment senti SOIIS lo rganisme, des organes transitoires sontprcisment sentis sous l'organisation des organes fixes . Bien plus,ce corps sans organes et ces organes transitoires seront eux-mmesVilS dans des phnomnes d au toscopie interne ou externe: cen'est plus ma tte, mais je me sens dans une tte, je vois et je mevois dans une tte; ou bien je ne me vois pas dans le miroir, maisje me sens dans le corps que je vois et je me vois dans ce corps nuquand j suis habill .. etc Y a-til une psychose au monde quine comporte cette station hystrique 1 te Une sorte destalion incomprhensible et toute droite au milieu de tout dans l esprit...,.0t6Le tableau commun des Personnes de Beckett et des Figures deBacon, une mme Irlande : le rond, l isolant, le Dpeupleur; lasrie des contractures et paralysies dans le rond; la petite promenade du Vigilambule ; la prsence du Tmoin, qui sent, qui voit etqui parle encore; la manire dont le corpo; s'chappe, c es t--direchappe lo rganisme .. Il s'chappe par la bouche ouverte en 0,par l'anus ou par le ventre, ou par la gorge, ou par le rond du lavabo,

    45. On se reportera Il n impone quel manuel du XIX sicle sur l'hystrie. Maissurtout li une tude de Paul Sollier. u M n o m ~ n u d a u t o . s c O I J j e , d. Alean, 1903(qui cre le iemle de vigilarnbule ).46. Artaud, u pselU rfs.SI

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    (70,731

    FRANCIS BACONou par la pointe du parapluie . Prsence d u? ~ o r p s sans organessous l'organisme, prsence des o ~ a n e s transitOireS s o ~ la reprsentation organique. Habille. la Figure de Bacon se volt n ~ e dansle miroir ou sur la toile. Les contractures et les hyperesthsies sontsouvent marques de zones nettoyes, chiffonnes, et les a n ~ s thsies, les paralysies. de lones manquantes (comme dans un tnplyque trs dtaill de 1972). Et surtout, nous verrons que toute la4( manire de Bacon se passe eo un avant-coup et un a p ~ - c o u p :ce qui se passe avant que le tableau ne soit commenc, mais aussIee qui se passe aprs-coup, h y s t r s i ~ qui va chaque fois rompre letrovail, interrompre le cours figuratif, et pourtant redonner par-aprs... . .Prsence. prsence, c'est le premier mot qUI v l ~ n t d e v ~ t u ~tableau de Bacon '. Se peut-il que celte prsence SOit hyst.nque :L'hystrique. c'est la fois celui qui impose sa prsence, malS a u s s ~celui pourqui les choses et les tres sont prsents, trop prsents, et qUIdonne toute chose et communique tout tre cet excs. de r s e n ~ .li y aalors peu de diffrence entre l'hystrique, ~ y s t r i s , . I h y s t ~ sant. Bacon peut dire avec humour que le sounre hystnque qu ilpeint sur le portrait de 1953, sur la tte humaine de 1953. sur le papede 1955, vient du modle qui tait. trs n e r v ~ u ~ presque y s ~rique . Mais c'est tout le tableau qm est h y s t ~ ~ . Et Bacon IUl-mme bystrisant, quand, dans un avant-cOup, Il s abandonne toutentier l'image, abandonne toute sa tte r appareil p h o l o m a t ~ n o ~plutt se voit lui-mme dans une tte qui appartien.t l'appa.rell, qUIest passe dans l'appareil. Et qu'est-ce que le sounre hystnque, o

    47. Ludovic Janvier, danli son Beckett p r f u j - m l m ~ (M. du Seuil) a eu ld6ede faire un lexique des principale notions de Ikd.ctt. Ce sonl des conceptsoptratoircs. On se lTJlOftera notamment a u ~ articles Corps -, .. E . ~ p a c e - t e m p s .... Immobilit .. .. ~ m o i n _, .. Tte .. .. Vou ... Chacun de ces Mldes Impose desrapprocbemenls avec Bacon. Et il esl vrai que Bcckeu el Bacon sont. trop procbespour se connru tre. Mais on se reportera au IC1.te de 8ec;:k.eU sur la pemture deVelde (d. Muse de Poche). Beaucoup de choses y com Ic.r\draJent avec Bacon .il Yest question nOlammenl de t'absence de rapports, figunltlfs et narratIfs, commed'une limite de la peinture.48. Michel Leins a consacr un beau lexie li cene acti?fl de la .. prsence - chezBacon: cf Ce que m'ont dit les peintures de FrancIS Bacon., Au W TSO desmtlges, d. fata Morgana.49. E. l, p. 95.

    52

    LOGIQUE DE LA SENSATIONest l'abomination. l'abjection de ce sourire? La prsence ou l'insistance. Prsence intenninable. Insistance du sourire au-del du visageet sous le visage. Insistance d'un cri qui subsiste la bouche, insist a n c ~ d'.un c o ~ s qui. subsiste l'organisme, insistance des organestransitoires qUI subSistent aux organes qualifis. Et l'identit d'undj-l et d'un toujours en retard, dans la prsence excessive. Partoutu.ne prse?ce agit directement sur le systme nerveux, et rend impossiblela miseen place ou distanced'une reprsentation. C'est ce queSartre voulait dire aussi quand il se disait hystrique, et parlait del'hystrie de Flaubert so.quelle h y s t ~ e s'agit-il? De Bacon lui-mme, ou bien dupeintre, ou de la pemture elle-mme, et de la peinture en gnral ?Il est vrai qu'il y a tant de dangers faire une clinique esthtique(avec toutefois l'avantage que ce ne soit pas une psychanalyse). Etpourquoi le d i ~ s p ~ i a l e m e n t de la peinture, alors qu'on peutInvoquer tant d cnvalns ou mme de musiciens (Schumann et lacontracture du doigt, l'audition de voix ...)? Nous voulons dire enefTet qu'il y a un rappon spcial de la peinture avec l'hystrie. C'es ttrs simple. La peinture se propose directement de dgager lesprsences sous la r e p ~ s e n t a t i o n par-del la reprsentation. Le systme des couleurs lUI-mme esl un systme d'action directe sur lesystme nerveux. Ce n'est pas une hystrie du peintre, c'est unehystrie de la peinture. Avec la peinture, l'hystrie devient art. Ouplutt avec le peintre, l'hystrie devient peinture. Ce que l'hystrique est tellement incapable de faire, un peu d an, la peinture le fait.Aussi. faut-il dire du peintre qu'il n' eSl p s hystrique, au sens d'unen,gatlOn dans la ~ o l o ~ i e ngative. L'abjection devient splendeur,1 horreur de la vie deVient vie trs pure et trs intense. C esteffrayant. I ~ ~ i e , disai.t Czanne, mais dans ce cri, se levaient djtoutes les JOies de la ltgne eL de la couleur. C'est le pessimismecrbral que la peinture transmue en optimisme nerveux. La peinture est hystrie, ou convertit l'hystrie, parce qu'ell e donne voirla prsence, directement. Par les couleurs et par les lignes, elle

    50. Des thmes sar1riens comme l'excs d'exislence (la racine d'arbre dans LaN?J1sle ou la fuite du ~ ct d,u monde (comme par un .. trou de vidange dansL t ../re et fe nam panlclpenl d un tableau hystrique.53

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    investit l'il. Mais l il, elle ne le traite pas comme ut organefu:e.Librant les lignes et les couleurs de la reprsentation, elle libreen mme temps l'il de son appartenance tI l'organisme, elle lelibre de son carnctre d'orga ne fixe et qualifi: l'il devient virtuellement l'organe indtermin polyvalent, qui voit le corps sansorganes, c'est--dire la Figure, comme pure prsence. L 1 peinturenous met des yeux partout: dans lore ille, dans le ventre, dans lespoumons (le tableau respire .. . C est la double dfinition de lapeinture: subjectivement elle investit notre il, qui cesse d treorganique pour devenir organe polyvalent et transitoire; objectivement, elle dresse devant nous la ralit d un corps, lignes et couleurslibres de la reprsentation organique. Et l'un se fail par l autre:la pure prsence du corps sera visible, en mme temps que l ilsera J'organe destin de celte prsence.Pour conjurer celte hystrie fondamentale, la peinture a deuxmoyens: ou bien conserver les coordonnes figuratives de la reprsentation organique, quitte en jouer trs subtilement, quitte fairepasser sous ces coordonnes ou entre elles les prsences libres etles corps dsorganiss. C est la voie de J'art dit classique. Ou biense tourner vers la forme abstraite, et inventer une crbra1it proprement picturale (c rveiller lt la peinture e n ce sens). De tous lesclassiques, Vlasquez a sans doute t le plus sage, d une immensesagesse: ses audaces extraordinaires, il les faisait passer en tenantfermement les coordonnes de la reprsentation, en assumant pleinement le rle d un documentaliste .. S1 Qu'est-ce que fait Baconpar rapport tI Vlasquez pris comme matre? Pourquoi dclare-t-ilson doute et son mcontentement, quand l pense sa reprise duportrait d lnnocent X? D une certaine manire, Bacon a hystristous les lments de Vlasquez. Il ne faut pas seulement comparerles deux Innocent X, celui de Vlasquez et celui de Bacon qui letransforme en pape qui crie. faut comparer celui de Vlasquezavec l'ensemble des tableaux de Bacon (chez Vlasquez, le fauteuildessine dj la prison du paralllpipde; le lourd rideau derriretend dj passer devant, et le mantelet a des aspects de quartierde viande; un parchemin illisible et pourtant net est dans la main,

    51. E. 1, p. 62-63.54

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    et l'il fixe attentif du pape voit dj se dresser quelque chosed'invisible. Mais tout cela est trangement contenu, c ela va se faire,et n a pas encore acquis la prsence inluctable, irrpressible, desjournaux de Bacon, des fauteuils presque animaux, du rideaudevant, de la viande brute et de la bouche qui crie. Fallait-il dchaner ces prsences. demande Bacon? N'tait-ce pas mieux, infiniment mieux chez Vlasquez? Fallait-il porter en plein jour ce rapport de la peinture avec l' hystrie, en refusant la fois la voiefigurative el la voie abstraite? Tandis que notre il s'enchante desdeux Innocent X, Bacon s'interroge12Mais enfin, pourquoi serait-ce spcial la peinture? Peut-onparler d une essence hystrique de la peinture, au nom d une clinique purement esthtique, et indpendamment de toute psychiatrie,de toute psychanalyse? Pourquoi la musique ne dgagerait-elle pas,elle aussi, de pures prsences, mais en fonction d une oreille devenue l'organe polyvalent pour des corps sonores? Et pourquoi pasla posie ou le thtre, quand c est ceux d'Artaud ou de Beckett?C est un problme moins difficile qu on ne dit, celui de l'essencede chaque art, ct ventuellement de leur essence clinique. J estcertain que la musique traverse profondment nos corps, et nousmet une oreille dans le ventre, dans les poumons, etc. Elle s yconnat en onde et nervosit. Mais justement elle entr.ne notrecorps, et les corps, dans un autre lment. Elle dbarrasse les corpsde leur inertie, de la matrialit de leur prsence. Elle dsitI ameles corps. Si bien qu on peut parler avec exactitude de corps sonore,et mme de corps corps dans la musique, par exemple dans unmotif, mais c'est, comme disait Proust, un corps corps immatrielet dsincarn, o ne subsiste plus un seul dchet de matire inerteet rfractaire l'esprit lt D une certaine faon la musique commence l o la peinture finit, et c est ce qu on veut dire quand onparle d une supriorit de la musique. Elle s'installe sur des lignesde fuite qui traversent les corps, mais qui trouvent leur consistanceailleurs. Tandis que la peinture s'installe en amont, l o le corpss'chappe, mais, s'chappant, dcouvre la matrialit qui le compose, la pure prsence dont il est fait, et qu'il ne dcouvrirait pas

    52. E 1 p. 77.55

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    sinon. Bref, c est la peinture qui dcouvre la ralit matrielle ducorps, avec son systme lignes-couleurs, et son organe polyvalent..l il. .. Notre il insatiable el en rullt disait Gauguin. L aventurede la peinture, c est que ce soit l il seulement qui ait pu se chargerde l existence matrielle, de la prsence matrielle: mme )X)ur unepomme. Quand la musique dresse son systme sonore et son organepolyvalent, l oreille. elle s adresse tout aUlre chose qu la ralit matrielle du corps, et donne aux entits les plus spirituellesun corps dsincarn, dmatrialis: .. les coups de timbales duRequiem sont ails, majestueux, divins et ne peuvent annoncer nos oreilles surprises que la venue d un tre qui, pour reprendre lesmots mmes de Stendhal, a srement des relations avec l aulremonde .. ~ l C est pourquoi la musique n a pas pour essence clinique l hystrie, el se confronte davantage une schizophrnie galopante. Pour hystriser la musique, il faudrait y rintroduire lescouleurs, passer par un systme rudimentaire ou raffin de correspondance entre les sons et les couleurs.

    .53. Marcet Mon , U dieu own et le monde des oiseaux d. GallImard, p. 47.

    8Peindre les forces

    D un autre point de vue, la question de la sparation des arts, deleur autonomie respective, de leur hirarchie ventuelle, perd touteimportance. Car il y a une communaut des arts, un problme commun. En art, et en peimure comme en musique, il ne s agit pas dereproduire ou d inventer des fonnes, mais de capter des forces. C estmme par l qu aucun art n est figuratif. La clbre fannule de Klee

    non pas rendre le visible, mais rendre visible t ne signifie pas autrechose. La tche de la peinture est dfinie comme la tentative de rendrevisibles des forces qui ne le sont pas. De mme la musique s efforcede rendre sonores des forces qui ne le sont pas. C est une vidence. Laforce est en rappon troit avec la sensation: il faut qu une forces exerce sur un corps, c est--dire sur un endroit de l onde, pour qu ily ait sensation. Mais si la force est la condition de la sensation, cenest pourtant pas elle qui est sentie, puisque la sensation .. donnetout autre chose parur des forces qui la conditionnent. Comment lasensation pourra-t-elle suffisamment se retourner sur eLie-mme, sedtendre ou se contracter, pour capter dans ce qu elle nous donne lesforces non donnes, pour faire sentir des forces insensibles et s leverjusqu ses propres conditions? C est ainsi que la musique doit rendre sonores des forces insonores, et la peinture, visibles, des forcesinvisibles. Parfois ce sont les mmes: le Temps, qui est insonore etinvisible, comment peindre ou faire entendr e le temps? Et des forceslmentaires comme la pression, l inertie, la pesanteur, l attraction,gravitation, la gennination ? Parfois au contraire, la force insensible de tel art semble plutt faire partie des donnes II de tel autre

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    art : par exemple le son, ou mme le cri, comment les peindre ' (Etinversement faire entendre des couleurs ' )C est un problme trs conscient chez les peintres. Dj quanddes critiques trop pieux reprochaient Millet de peindre des p y ~ n squi portaient un offertoire comme un sac de pommes de t e l T ~ M I I ~ trpondait en effet que la pesanteur commune aux deux objets taitplus profonde que leur distinction figurative. Lui, peintre, l s efforait de peindre la force de pesanteur, et non l offertoire ou le s ~ cde pommes de terre. Et n est-ce pas le gnie de Czanne, aVOIrsubordonn tous les moyens de la peinture cette tche: rendrevisibles la force de plissement des montagnes, la force de gennination de la pomme, la force thennique d un paysage, etc. ' Et VanGogh, Van Gogh a mme invent des forces inconnues, la forceinoue d une gmine de tournesol. TouteFois, chez un gmnd nombrede peintres, le problme de la capture desforees, si .conscient qu'.i1fOt, s est trouv mlang avec un autre, galement Important m3JSmoins pur. Cet autre problme, c tai t celui de la d c o m p ~ ~ i l i o n etde o recompositiOlI des effets: par exemple la dcompoSItIon et larecomposition de la profondeur dans la peinture de la Renaissance,la dcomposition et la recomposition des couleurs dans l impressionnisme, la dcomposition et la recomposition du mouvementdans le cubisme. On voit comment on passe d un problme l autre,puisque le mouvement par exemple est un effet qui renvoie la fois une Force unique qui le produit, et une multiplicit d lmentsdcomposables et recomposables sous cette force.Il semble que, dans l histoire de la peinture, les Figures de Baconsoient une des rponses les plus merveilleuses la question: comment rendre visibles des forces invisibles? C est mme la fonctionprimordiale des Figures. On remarquera cet gard que Bacon resterelativement indiffrent aux problmes des effets. Non pas qu il lesmprise, mais il peut penser que, dans toute une histoire qui estcelle de la peinture, des peintres qu il admire les ont suffisammentmatriss: notamment le problme du mouvement, rendre lemouvement. 4. Mais s il en est ainsi, c est une raison pour affronter

    .54. Cf. John Russell. p. 123: Duchamp .. considra la progression c:omme unsujet pictural. et s intressa la manire selon laquelle un corps humam en des-58

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    encore plus directement le problme de rendre ,. visibles des forces qui ne le sont pas. Et c est vrai de toutes les sries de ttes deBacon, et des sries d autoportraits, c est mme pourquoi il fait de f7I,121telles sries: l extraordinaire agitalion de ces ttes ne vient pas d un (74.75)mouvement que la srie serait cense recomposer, mais bien pluttde f?rces de pression, de dilatation, de contraction, d aplatissement,d tirement, qui s exercent sur la tte immobile. C est comme desforces affrontes dans le cosmos par un voyageur trans-spatialimmobile dans sa capsule. C est comme si des forces invisiblesgiflaient la tte sous les angles les plus diffrents. Et ici les par-ties nettoyes, balayes, du visage prennent un nouveau sens,puisqu elles marquent la zone mme o la force est en train defrapper. C est en ce sens que les problmes de Bacon sont bien dedfonnation, et non de transfonnation. Ce sont deux catgories trsdiffrentes. a transformation de la fonne peut tre abstraite oudynamique. Mais la dfonnntion est toujours celle du corps, et elleest statique, elle se fait sur place; elle subordonne le mouvement la force, mais aussi l abstrait la Figure. Quand une force s exercesur une partie nettoye, elle ne fait pas natre une fonne abstraite,pas plus qu elle ne combine dynamiquement des formes sensibles:au contraire, elle fait de cette zone une zone d indiscemabilitcommune plusieurs fonnes, irrductible aux unes comme auxautres, et les lignes de force qu elle fait passer chappent toutefonne par leur nettet mme, par leur prcision dFormante (on levoyait dans le devenir-animal des Figures). Czanne est peut-trele premier avoir fait des dformations sans transFonnation, forcede rabattre la vrit sur le corps. C est par l encore que Bacon estczanien: c est sur la fonne au repos, chez Bacon comme chezCzanne, qu on obtient la dformation; et en mme temps toutl entourage matriel, la structure, se met d autant plus bouger,les murs se contractent et glissent, les chaises se penchent ouse redressent un peu, les vtements se recroquevillent comme uncendant un escalier. se constitue en une structure cohrente. mme si cette structurene sc rvle jamais dans un instanl dtennin. e but de Bacon n eSI pas de montrerapparences successives. mais de superposer ces apparences dans des formesqu on ne rencontre pas dans la vie. Il n y a pas de mouvement horizonlal de droiteil gauche, ou de gauche il droite. dans les Trois tudes d'lIe rietta Morues .....

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    FRANCIS BACONpapier en flammes ... )1> . Tout alors est en rapport avec des forces,tout est force. C'est cela qui constitue la dformation comme actede peinture: elle ne se laisse ramener ni une transformation de lafonne, ni une dcomposition des lments. Et les dfonnationsde Bacon sont rarement contraintes ou forces, ce ne sont pas destortures, quoi qu'on dise: au contraire, ce sont les postures les plusnaturelles d un corps qui se regroupe en fonction de la force simplequi s'exerce sur lui, envie de dormir, de vomir, de se retourner, detenir assis le plus longtemps possible, etc.Il faut considrer le cas spcial du cri. Pourquoi Bacon peUl-ilvoir dans le cri J'un des plus hauts objets de la peinture? 4( Peindrele cri .. J Il ne s'agit pas du tout de donner des couleurs un sonparticulirement intense. La musique, pour son compte, se trouvedevant la mme tche, qui n' est certes pas de rendre le cri hannonieux, mais de mettre le cri sonore en rapport avec les forces qui lesuscitent. De mme, la peinture mettra le cri visible, la bouche quicrie, en rapport avec les forces. Or les forces qui font le cri, et quiconvulsent le corps pour arriver jusqu' la bouche comme zonenettoye, ne se confondent pas du tout avec le spectacle visibledevant lequel on crie, ni mme avec les objets sensibles assignablesdont l'action dcompose et recompose notre douleur. Si l'on crie,c'est toujours en proie des forces invisibles et insensibles quibrouillent tout spectacle, et qui dbordent mme la douleur et la sensation. Ce que Bacon exprime en disant: 4( peindre le cri plutt quel'hcJrreur . Si l'on pouvait l'exprimer dans un dilemme. on dirait:ou bien je peins l'horreur et je ne peins pas le cri. puisque je figure)'horrible ; ou bien je peins le cri. et je ne peins pas l'horreur visible.je peindrai de moins en moins l'horreur visible. puisque le cri estcomme la capture ou la dtection d'une force invisible Xt Berg a sufaire la musique du cri, dans le cri de Marie, puis dans le cri trsdiffrent de Lulu; mais chaque fois, ce fut en mettant la sonorit

    55. O.H. Lawrence, Eros et les chiens .. introduction ces peintures,., d.Boorgois, p. 26156. Cf. les d : lorations de Bacon sur le cri, E. l, p. 74-76 el 9798 il est vraIque, dans ce dernier texte, Bacon regrelle que ses cris reslent encore trop abstraits,parce qu'il pense avoir rat ce qUL fait que que lqu un crie IO. Mais il s'agit alorsdes forces et non du speclacle).60

    LOGIQUE DE LA SENSATIONdu cri en rapport avec des forces insonores, celles de la Terre dansle cri horizontal de Marie, celles du Ciel dans le cri vertical de Lulu.Bacon fait la peinture du cri, parce qu'il met la visibilit du cri. labouche ouverte comme gouffre d'ombre. en rapport avec des forces

    i n v i s ~ b l e s qui ne sont plus que celles de l'avenir. C'est Kafka quiparl31t de dtecter les puissances diaboliques de l'avenir qui frapIX:nt la porte s7. Chaque cri les contient en puissance. lnnocent Xcne, mais justement il crie derrire le rideau, non seulement commeq u ~ l q u u n qui ne peut plus tre vu. mais comme quelqu'un qui neVOit pas, qui n a plus rien voir, qui n'a plus pour fonction que derendre visibles ces forces de l'invisible qui le font crier. ces puissances de l'avenir. On l'exprime dans la formule 4( crier .. )I>. Nonpas crier emnl ni de ... mais crier () la mort, etc pour suggrercet accouplement de forces, la force sensible du cri et la forceinsensible de ce qui fait crier.C'est trs curieux, mais c'est un point de vitalit extraordinaire.Quand Bacon distingue deux violences. celle du spectacle et cellede la sensation, et dit qu'il faut renoncer l'une pour atteindrel'autre. c'est une espce de dclaration de foi dans la vie. LesEntretiens contiennent beaucoup de dclarations de ce genre: crbralement pessimiste. dit Bacon de lui-mme, c'est--dire qu'il nevoit gure peindre que de s horreurs. les horreurs du monde. Maisnerveusement optimiste, parce que la figuration visible est secondaire en peinture, ct qu'elle aura de moins en moins d'importance:Bacon se reprochera de trop peindre horreur. comme si elle suffisait nous sortir du figuratif; il va de plus en plus vers une Figure

    ~ horreur. Mais en quoi choisir 4( le cri plutl que l' horreur :t,laVIOlence de la sensation plutt que celle du spectacle, est-il un actede foi vital? Les forces invisibles, les puissances de l'avenir, neSont-elles pas dj l, el beaucoup plus insurmontables que le pirespectacle et mme la pire douleur? Oui. d'une certaine manireComme en tmoigne toute viande. Mais d'une autre manire. non:

    9 u a ~ d le ,:orps visible affronte tel un lutteur les puissances de1 mVlslble, Il ne leur donne pas d'autre visibilit que la sienne. Etc est dans ceUe visibilit-l que le corps lutte activement. affirme

    57. Kafka, cit par Wagenbach, Fran Ka/w d. Mercure, p. 156.61

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    FRANCIS BACONune possibilit de triompher, qu il n avait pas tant qu elles restaientinvisibles au sein d un spectacle qui nous tait nos forces et nousdtournait. C est comme si un combat devenait possible maintenant.La lutte avec l ombre est la seule lutte relle. Lorsque la sensationvisuelle affronte la force invisible qui la conditionne, alors elledgage une force qui peut vaincre celle-ci, ou bien s en faire uneamie. La vie crie () la mort, mais justement la Il)ort n est plus cetrop-visible qui nous fait dfaillir, elle est cette force invisible quela vie dtecte, dbusque et fail voir en criant. C est du point de vuede la vie que la mort es t juge, et non l inverse Oll nous nouscomplaisions sa Bacon non moins que Beckett fait partie de cesauteurs qui peuvent parler au nom d une vie trs intense, pour unevie plus intense. Ce n est pas un peintre qui croit:. la mort. Toutun misrabilisme figuratif, mais au service d une Figure e la viede plus en plus forte. OtY doit rendre Bacon autant q