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1 Demain, aura-t-on faim… de phosphore Par Bruno Parmentier, auteur de « Faim zéro », et « Nourrir l’humanité » (éditions La Découverte) et de « Manger tous et bien » (éditions du Seuil) Blog : http://nourrir-manger.fr/ Pour pouvoir pousser, les plantes que nous mangeons, ou que mangent les animaux que nous mangeons, ont besoin d'un certain nombre d'éléments nutritifs. Du point de vue chimique, il leur faut de l'hydrogène et de l'oxygène (fournis par l’eau), du carbone (puisé dans le sol ou dans le gaz carbonique atmosphérique grâce à la photosynthèse), de l'azote (lui aussi, suivant les plantes, puisé dans le sol ou bien prélevé dans l'air) et également, bien qu'en quantité moindre, d'autres nutriments, à commencer par le phosphore et le potassium. Comme c'est logiquement l'élément qui manque le plus fortement qui ralentit l'ensemble de la croissance de la plante, une bonne agriculture doit veiller à ne jamais manquer de rien. L'agriculture très ancienne, nomade, laissait les forêts régénérer les sols en déménageant en permanence, grâce aux systèmes d'abattis-brûlis (on brûlait la forêt, on exploitait la fertilité de parcelle pendant une à trois années, puis on allait plus loin, en évitant de revenir avant 10 ou 20 ans). Puis les agriculteurs se sont sédentarisés avec un système de polyculture-élevage, dans lequel on effectuait des rotations de culture (chacune prélevant et délaissant des éléments différents), on pratiquait la jachère (pour laisser reposer le sol) et on employait les excréments des animaux, (excellents éléments nutritifs). L'agriculture moderne, elle, a préféré spécialiser chaque région : les céréales dans le Bassin parisien, les pommes de terre en Picardie, les vaches en Normandie, les cochons et les poulets en Bretagne, etc. Il en a résulté des pollutions massives des sols des terres d’élevage et un appauvrissement chronique en terres céréalières. Pour compenser, et continuer à augmenter les rendements, on est passé à une utilisation considérable d'engrais minéraux. Les trois principaux apports que font les agriculteurs, chaque année, sont l’azote, le phosphore et le potassium (N P K), pour lesquels ils sont désormais devenus totalement dépendants d’un approvisionnement régulier et bon marché. Si ces éléments venaient à manquer, ou à atteindre des prix prohibitifs, notre agriculture si fièrement industrialisée s’arrêterait purement et simplement : il est donc particulièrement vital de s'interroger sur la réalité de cette menace. L’agriculture mondiale est devenue très dépendante aux engrais ! (Source : FAOstat) Base 100 en 1950 Sans augmentation des surfaces consacrées aux céréales La production de céréales a triplé En 50 ans dans le monde, la consommation d’engrais azotés a été multipliée par 9

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L'agriculture mondiale est-elle menacée par l'épuisement des gisements de phosphore. Quelles solutions peut-on imaginer ?

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Demain, aura-t-on faim… de phosphore Par Bruno Parmentier, auteur de « Faim zéro », et « Nourrir l’humanité » (éditions La Découverte) et

de « Manger tous et bien » (éditions du Seuil)

Blog : http://nourrir-manger.fr/

Pour pouvoir pousser, les plantes que nous mangeons, ou que mangent les animaux que nous mangeons, ont besoin d'un certain nombre d'éléments nutritifs. Du point de vue chimique, il leur faut de l'hydrogène et de l'oxygène (fournis par l’eau), du carbone (puisé dans le sol ou dans le gaz carbonique atmosphérique grâce à la photosynthèse), de l'azote (lui aussi, suivant les plantes, puisé dans le sol ou bien prélevé dans l'air) et également, bien qu'en quantité moindre, d'autres nutriments, à commencer par le phosphore et le potassium.

Comme c'est logiquement l'élément qui manque le plus fortement qui ralentit l'ensemble de la croissance de la plante, une bonne agriculture doit veiller à ne jamais manquer de rien.

L'agriculture très ancienne, nomade, laissait les forêts régénérer les sols en déménageant en permanence, grâce aux systèmes d'abattis-brûlis (on brûlait la forêt, on exploitait la fertilité de parcelle pendant une à trois années, puis on allait plus loin, en évitant de revenir avant 10 ou 20 ans). Puis les agriculteurs se sont sédentarisés avec un système de polyculture-élevage, dans lequel on effectuait des rotations de culture (chacune prélevant et délaissant des éléments différents), on pratiquait la jachère (pour laisser reposer le sol) et on employait les excréments des animaux, (excellents éléments nutritifs).

L'agriculture moderne, elle, a préféré spécialiser chaque région : les céréales dans le Bassin parisien, les pommes de terre en Picardie, les vaches en Normandie, les cochons et les poulets en Bretagne, etc. Il en a résulté des pollutions massives des sols des terres d’élevage et un appauvrissement chronique en terres céréalières. Pour compenser, et continuer à augmenter les rendements, on est passé à une utilisation considérable d'engrais minéraux. Les trois principaux apports que font les agriculteurs, chaque année, sont l’azote, le phosphore et le potassium (N P K), pour lesquels ils sont désormais devenus totalement dépendants d’un approvisionnement régulier et bon marché. Si ces éléments venaient à manquer, ou à atteindre des prix prohibitifs, notre agriculture si fièrement industrialisée s’arrêterait purement et simplement : il est donc particulièrement vital de s'interroger sur la réalité de cette menace.

L’agriculture mondiale est devenue très dépendante aux engrais ! (Source : FAOstat)

Base 100 en 1950

Sans augmentation des surfaces consacrées aux céréales

La production de céréales a triplé

En 50 ans dans le monde, la consommation d’engrais azotés a été multipliée par 9

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D’après le service statistique de la FAO1, entre la fin des années 1940 et la fin des années 1990 le rendement moyen du blé est passé, en France, de 1,8 à 7,1 tonnes/ha, et l’apport d’engrais de 45 à 250 kg/ha. Dans les limons fertiles d’Europe du nord-ouest, les rendements du blé, du maïs ou de la pomme de terre dépassent respectivement les 8, 10 et 50 tonnes par hectare, pour des doses d’engrais de l’ordre de 200 kg d’azote, 50 kg de phosphate et 50 kg de potasse à l’hectare. Ces doses ont tendance à baisser d’une part à cause de leur prix, et d’autre part grâce à la diffusion de pratiques plus économes et plus respectueuses du cycle naturel des plantes. D’après les statistiques françaises Agreste2, l’ensemble des dépenses en engrais, c’est-à-dire en azote, phosphore et potasse, représentait en moyenne 19 260 euros en 2010, soit 15 % des charges d’exploitation dans les exploitations de céréales, oléagineux et protéagineux (contre 13 % pour les phytosanitaires et 6 % pour les semences).

Mais ces progrès spectaculaires de l’agriculture française dans les dernières décennies pourraient aussi bien se révéler… réversibles en cas de pénurie d’engrais.

Pour l’azote, changer de techniques culturales pour ne plus en perdre

L'azote minéral est issu d'une réaction chimique (dite Haber-Bosch) qui utilise certes l’azote atmosphérique (ressource inépuisable à notre échelle), mais en consommant énormément de gaz naturel (en fait, la matière première de départ est le méthane, à qui on impose une série de réactions à haute température et pression). Son point faible est par conséquent le cours du gaz (et donc du pétrole), et son prix suit fidèlement celui de ces ressources fossiles. Malgré l'apparition de nouveaux gisements du type schistes et sables bitumineux, dont l'exploitation est fort dangereuse pour l'environnement bien qu’elle offre une détente sur les prix à court terme, le plus probable est que le pétrole et le gaz seront particulièrement onéreux dans les décennies qui viennent et que donc les engrais azotés risquent d'être hors de prix.

D’après l’IFA (International Fertilizer Industry Association), on en a consommé 112 millions de tonnes en 2014/153.

Heureusement, les agriculteurs ont d’autres voies à leur disposition. Tout d’abord les successions (ou les mélanges) de céréales et de légumineuses, car ces dernières ont la propriété non seulement de fixer naturellement l'azote de l'air, mais en plus d'en laisser dans le sol à travers les nodules qui croissent sur leurs racines. On a cru un moment pouvoir s’affranchir des rotations systématiques de cultures pour faire de la monoculture intensive des plantes qui rapportent le plus, mais cela n’a qu’un temps et il faudra bien y revenir. Le retour à un rapprochement physique entre élevage et production céréalière, pour utiliser au mieux les engrais animaux, semble également inévitable, d’autant plus que cela permettra de résoudre les trois pénuries d’azote, de potassium et de phosphore. Une polyculture-élevage écologiquement intensive, qui couvre le sol en permanence avec des mélanges de plantes, dont celles qui sont fixatrices d’azote, et des fumiers, redevient une vraie solution d’avenir.

Les cas du phosphore et du potassium sont très différents de celui de l’azote : il n'y en a pas dans l'air, et donc les plantes ne peuvent pas les fixer naturellement, il faut les apporter artificiellement, surtout depuis que les engrais d’origine animales se sont raréfiés.

On passe là dans le domaine minier. Comme pour les autres produits extractifs, il est opportun de se demander de combien de temps on dispose avec un approvisionnement régulier. Bien entendu, la quantité totale présente sur la planète reste stable, mais la situation est très différente lorsqu’on dispose de gisements à forte concentration ou bien lorsque l’on a déjà tout dispersé sur la planète.

1 http://faostat3.fao.org/home/F

2 www.agreste.agriculture.gouv.fr/

3 2015_AC_IFA_istanbul_summary (www.fertilizer.org )

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Pour le potassium, l’offre abonde mais est concentrée géographiquement

Le potassium permet à la fois d'améliorer la capacité de rétention d’eau du sol et de diminuer la transpiration de la plante, qui consomme ainsi moins d’eau, résiste mieux à la sécheresse et améliore à la fois son rendement et sa qualité (valeur nutritive, goût, couleur, texture) et sa résistance aux maladies. Il n’y a pas d’inquiétudes excessives sur l’avenir de l’approvisionnement de ce produit miracle : on en consomme environ 30 millions de tonnes par an (31,5 en 2014/15 d’après l’IFA4) alors que les stocks actuels sont estimés à plusieurs dizaines de milliards de tonnes, sans compter les gisements que l’on n’a pas encore découverts.

La potasse est principalement utilisée dans la culture des fruits et légumes (17%), le maïs (15%), le blé (15%), le riz (14%), la production de sucre (4%), le coton (4%), le soja (4%) et l’huile de palme (2%)5.

De plus l’agriculture n’a que peu de concurrents sur ce produit, ce qui lui permet de s’adjuger 95 % de la production mondiale. Le seul problème réside dans la très grande concentration géographique des gisements et le pouvoir phénoménal que cela donne à 3 pays : le Canada (10 milliards de tonnes), la Russie et la Biélorussie, qui contrôlent 90% des réserves mondiales et 70% de la production, via une poignée de firmes oligopolistiques, en particulier le canadien Canpotex et le russe-biélorusse « Compagnie des Potasses de Biélorussie ». Leur intérêt est bien évidemment de renchérir au maximum le prix de ce produit stratégique.

Des pays importateurs comme la Chine, les États-Unis, le Brésil et l’Inde, se retrouvent ainsi fortement dépendants, sachant qu’après deux années sans apports de potasse dans un champ, les rendements agricoles baissent très vite. L’issue de cette confrontation dépend entre autres de la capacité des producteurs à augmenter leur extractions pour répondre à la demande, mais au global, on est loin de la pénurie.

La production mondiale a considérablement

augmenté depuis les années 1950, en même

temps que la modernisation de l’agriculture et

l’augmentation de sa productivité, mais nous

sommes entrés dans une période instable. On

prévoit une demande autour de 40 millions de

tonnes à la fin de la décennie6.

Le prix de la potasse, qui stagnait entre 130 et

160 dollars de 1991 à 2003 dollars, est monté à

plus de 1 000 dollars en 2008 avant de retomber à

350 dollars. Les ajustements mondiaux deviennent

difficiles.

La France, qui extrayait autrefois ses potasses d’Alsace (en se les disputant avec l’Allemagne) les importe désormais, car ces gisements, qui auront produit 567 millions de tonnes de sel brut entre 1910 et 2002, sont épuisés (preuve qu’en matière minière, le provisoire est de règle).

4 2015_AC_IFA_istanbul_summary (www.fertilizer.org )

5 Dr. Thomas Chaize energy and mining newsletter http://www.dani2989.com/gold/potashfr.htm

6 Dr. Thomas Chaize, ibid.

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Pour le phosphore, le manque se profile dangereusement, il faut recycler

Le phosphore est potentiellement beaucoup plus problématique.

C'est un composant essentiel de l'ADN et de diverses molécules organiques. Il joue un rôle primordial dans le transport et la mise en réserve de l'énergie et active de nombreuses enzymes. Il est donc indispensable à tous les tissus de la plante, et en particulier au développement de son système racinaire.

Le phosphore est absorbé principalement pendant la croissance végétative, avant que la majeure partie soit transférée dans les fruits et les graines pendant les étapes de reproduction. Des plantes déficientes en phosphore montrent un retard de croissance des cellules et des feuilles, de la respiration et de la photosynthèse, couplé souvent une coloration vert foncé (concentration plus élevée en chlorophylle) ou rougeâtre (augmentation de la production d'anthocyanes).

Des animaux et des êtres humains en bonne santé nécessitent également des quantités adéquates de phosphore dans leur nourriture, pour que leurs processus métaboliques soient normaux.

Aujourd’hui, on apporte en moyenne entre 20 et 25 kg de phosphore par hectare et par an dans les systèmes agricoles d’Europe occidentale, incluant l’agriculture biologique qui utilise couramment cet intrant baptisé « naturel »7.

On le rencontre spontanément sous forme de phosphate (PO43-) dans certaines roches

sédimentaires comme l’apatite. Ces dépôts placés anciennement au fond de la mer se solidifient (à raison de quelques millimètres par millénaire), puis remontent, encore plus lentement, à la surface grâce aux mouvements des plaques tectoniques, avant d’être libérés par l’érosion des roches. Il est alors puisé par les plantes et passe dans la chaîne alimentaire. Environ 80% de la production mondiale proviennent de ces dépôts d'origine sédimentaire marine, et 17% sont dérivés des roches magmatiques issues du volcanisme8.

Les phosphates naturels minéraux sont très utilisés, notamment dans les sols acides où le phosphore est un des nutriments qui peuvent limiter la croissance des plantes. On les utilise seuls ou, le plus souvent, associés à de l'azote et du potassium (NPK) ; en tant que super phosphate triple (TSP), superphosphate simple (SSP), phosphate diammonique (DAP) ou phosphate monoammonique (MAP), sous forme sèche ou liquide.

La consommation mondiale annuelle de phosphates s’élève actuellement autour de 200 millions de tonnes de roches, représentant autour de 22 millions de tonnes de phosphore.

Depuis les années 1960, la

consommation de phosphore a

considérablement augmenté ;

auparavant on utilisait, outre les

excréments humains, le fumier et le

purin, augmenté du guano (excrément

des oiseaux des îles). Actuellement 90 %

provient de l’extraction minière9

7 Wikiagri

8 F. Zapata et RN. Roy, Utilisation des phosphates naturels pour une agriculture durable, FAO, Rome 2004

9 Cordell, D., Drangert, J.-O., and White, S., (2009) The Story of Phosphorus: Global food security and food for

thought. Global Environmental Change, 2009. 19(2009): p. 292-305

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L’IFA (International Fertilizer Industry Association) estime la consommation à 41,5 millions de tonnes en 2014/15 et affirme que le marché devrait encore augmenter de 16 % entre 2014 et 201910, soit à peu près la même quantité (s’agissant de produits contenant de 46 à 52 % de pentoxyde de phosphore assimilable, P2O5).

Or les réserves actuellement découvertes n’excèdent pas les 163 milliards de tonnes de roches à phosphates, représentant 13 à 16 milliards de tonnes de phosphore, soit un peu moins d’un siècle au rythme actuel. Mais comme la consommation augmente chaque année de 2 à 3 %, si ces tendances persistent et qu’aucun fait nouveau n’arrive (par exemple la découverte de nouveaux gisements, ou de méthodes agricoles moins consommatrices de phosphore), on n’aura plus rien à extraire dans 50 ans !

Nombre d’experts estiment qu’un pic de production sera atteint dans les années 2030-2040, marquant l’entrée dans une période de carence, où la demande en phosphore dépassera l’offre.

S’il n’y a plus de gisements, ça ne veut pas dire qu’il n’y aura plus de phosphore : la quantité présente sur la planète reste évidemment stable, mais cet élément sera alors largement dispersé, ce qui le rendra beaucoup plus coûteux à concentrer.

De plus, tout comme les gisements de potasse, ceux de phosphates sont très localisés : on dénombre une trentaine de pays producteurs, dont la plupart tentent d’augmenter leur production. Mais trois d’entre eux (principalement le Maroc, mais aussi les Etats-Unis et la Chine) concentrent les deux tiers de la production mondiale, et une proportion similaire des réserves. Le seul gisement d’importance que possèdent les Etats-Unis sera épuisé en 2050. L’Europe occidentale et l’Inde, entre autres, sont déjà entièrement dépendantes des importations. Le phosphate est ainsi au second rang (charbon et hydrocarbures exceptés) des produits commercialisés internationalement en termes de tonnage et de volume bruts.

Le plus probable est donc que cet élément devienne cher, voire très cher, dans les décennies qui viennent, ce qui ferait de cet engrais un produit de luxe et creuserait encore les inégalités socioéconomiques entre pays développés et pays en voie de développement. Il serait alors préempté par les exploitations les plus rentables et les agriculteurs les plus riches, des pays eux-mêmes les plus riches. Or ce n’est pas là que l’on doit impérativement augmenter la production agricole à venir, c’est en Afrique et en Asie, et prioritairement chez des paysans pauvres ! Une diminution de la biomasse mondiale produite serait à craindre et dans le pire des cas, une famine planétaire.

De grandes étendues de terres dans les régions tropicales et subtropicales sont couvertes de sols fortement lessivés et naturellement acides et infertiles, souvent extrêmement déficients en phosphore, mais avec des capacités élevées de fixation de ce dernier. Par conséquent, des apports substantiels y sont nécessaires pour une croissance optimale et une production adéquate de nourriture et de fibre. En l’absence, ces secteurs donnent de faibles productions et sont sujets à la dégradation des terres liée au déboisement, au surpâturage et aux pratiques agricoles inadéquates.

De plus, dans ces pays, souvent les agriculteurs ne possèdent pas la terre qu'ils travaillent et n’ont guère accès au crédit, ce qui fait qu’ils sont souvent peu disposés à investir dans l'amélioration foncière à long terme. D’autant que l'application de phosphates naturels, qui représente un investissement en capital pour le sol, affiche un coût élevé au départ (surtout dans les régions éloignées des ports ou des lignes de chemin de fer, car ce produit est particulièrement volumineux et pondéreux, donc couteux à transporter par voie terrestre) ainsi que des retours sur investissements tardifs (les effets observables sur les cultures peuvent se produire trois ans ou plus après l’application).

Faisons un tour d’horizon de phénomène potentiellement risqué en se posant quelques questions de base.

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Peut-on trouver de nouveaux gisements de phosphore ? A quel prix ?

La notion de réserves mondiales est par essence relative, pour le phosphore comme pour le pétrole. Tout d’abord, à qui s’adresse-t-on pour les définir ? Les géologues raisonnent en termes de stock absolu (cette ressource existe-t-elle dans un endroit donné, et si oui en quelle quantité ?), tandis que les économistes le font en termes de stock relatif, à partir de la différence entre prix de vente et prix de production. C’est ainsi que le US Bureau of mines & US Geological Survey définit les réserves comme « ressources identifiées en minerai qui peut être extrait de manière profitable au moyen de la technologie existante et dans les conditions économiques actuelles ». Ce qui signifie que si les cours mondiaux du phosphate doublent, des gisements difficiles à exploiter deviennent rentables et les réserves augmentent (on l’a vu pour le gaz et le pétrole avec l’apparition de la production des sables bitumineux et autres gaz de schistes). Il est donc logique que ces deux catégories d’experts divergent, ne serait-ce que partiellement, sur leurs comptes. A l’extrême, on peut considérer que les gisements sont infinis, puisqu’il s’agit d’une économie circulaire et que le système production-consommation rejette dans la nature autant de phosphore qu’il en consomme : si on est prêt à le payer très cher, il n’y aura jamais de pénurie.

Mais il existe d’autres biais ; par exemple la nécessité de soutenir le cours de leurs actions conduit les sociétés minières à gérer l’information au mieux de leurs intérêts, et en particulier à sous-évaluer les réserves réelles pour avoir de la marge et soutenir les cours lorsqu’ils sont déprimés. Dans ce cas, l’annonce d’une réappréciation à la hausse de l’état des réserves est toujours bien accueillie. De même pour les pays producteurs qui veulent, logiquement, maximiser les revenus qu’ils tirent de leurs mines. A l’inverse, les pays consommateurs sont avant tout désireux de protéger leur agriculture… En la matière les données réelles valent de l’or.

Certains experts français, qui se sont risqués dans le passé à alerter l’opinion publique sur l’importance de ce défi, se sont ainsi rapidement vus approchés par le gouvernement américain désireux de ne pas affoler le marché (et de ne pas provoquer une hausse des prix défavorable à leurs agriculteurs), mais également par le gouvernement marocain désireux de contrôler lui-même l’ensemble de l’information sur les réserves mondiales.

C’est ainsi que, selon l'Institut de géophysique américain (USGS) 11, dont les données sont le plus souvent utilisées, les réserves mondiales « économiquement exploitables » (dans les conditions économiques actuelles, soit à un coût de production inférieur à 40$ la tonne) s'élèveraient à environ 15 milliards de tonnes. Mais les « vraies » réserves potentielles, selon le même Institut, pourraient se monter à 47 milliards de tonnes.12

Il semble par exemple que beaucoup de gisements situés dans les zones tropicales et subtropicales n'ont toujours pas été mis en valeur. Leurs caractéristiques ne répondent pas aux standards de qualité exigés pour produire des engrais phosphatés hydrosolubles en utilisant la technologie conventionnelle de traitement industriel, et ils sont trop petits pour justifier l'investissement actuellement requis pour l'exploitation minière et le traitement. Mais si les prix augmentent, les investisseurs considèreront ces inconvénients d’un autre œil, dans des pays comme le Mali, Madagascar et l'Indonésie13, qui ont des réserves utilisables directement et, dans une moindre mesure le Venezuela et le Brésil, dont les minerais nécessiteraient des traitements spécifiques pour améliorer leurs performances (par exemple le phospho-compostage, l'inoculation avec des endomycorhizes, l'utilisation de micro-organismes solubilisant les phosphates et l'utilisation de génotypes de plantes efficaces pour l'absorption du phosphore).

11

Cité dans l’article Roche phosphatée de Wikipedia 12

Bertrand d'Armagnac, Des experts redoutent une pénurie de phosphates d'ici à la fin du siècle, in Le Monde du 11/01/2010 13

F. Zapata et RN. Roy pour la FAO, op.cit.

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La « teneur » en phosphate assimilable contenue dans le phosphate naturel est par convention exprimée en pentoxyde de phosphore (P2O5). Or, dans certains gisements commerciaux de qualité inférieure, cette teneur peut n'être que de 4 %, ce qui affecte grandement leur rentabilité14.

Compte tenu de ces perspectives, il est probable qu’on recherchera activement de nouveaux gisements un peu partout dans le monde, et on n’est pas à l’abri d’une bonne surprise ! D’ailleurs, au cours des 100 dernières années, les découvertes de phosphates ont été supérieures à l’augmentation de la consommation. En particulier des espoirs se font jour concernant certains gisements en mer, le long de la côte sud-est des Etats-Unis, sur le plateau continental du Pérou-Chili, au large de la côte de Namibie, sur le Chatham Rise au large de la Nouvelle-Zélande, au large de la côte de Baja California au Mexique, et au large du delta du fleuve Congo15. Mais aucun n'est encore exploité, et ils ne seront probablement pas mis en exploitation tant que des réserves suffisantes existent sur terre.

Une autre difficulté concerne les éléments associés au phosphore dans les mines. La plupart des roches phosphatées contiennent également des métaux lourds (cadmium, chrome, mercure, plomb, etc.) et des éléments radioactifs comme l’uranium et le thorium. Ceci pose en premier lieu des problèmes toxicologiques et sanitaires pour les ouvriers des mines, pas simples à résoudre, même dans des pays producteurs peu regardant sur les droits de l’homme et des travailleurs… Sans compter sur les comportements arrogants et prédateurs des grandes sociétés minières, qui ont fort peu de respect pour leur environnement dans ces pays où le développement économique compte en général davantage que l’écologie16…

Mais ce n’est pas tout : que faire de ces éléments indésirables ? Si on les entasse dans les terrils de déchets à l’air libre, ceux-ci deviennent dangereux car radioactifs ou toxiques, et les pluies ne cesseront de les lessiver, polluant ainsi les nappes phréatiques. S’ils restent présents dans les engrais vendus, on les épand sur les sols agricoles et on pollue potentiellement la nourriture produite et/ou les nappes phréatiques. Par exemple, le cadmium, dont la première source dans un champ est souvent l'engrais phosphaté, peut induire de graves préjudices, car il est particulièrement bioassimilable dans le cas d'engrais phosphatés hydrosolubles, surtout dans les sols acides et/ou en présence d'une carence en certains autres oligo-éléments. La radioactivité du phosphate peut pénétrer certaines membranes (par exemple celles des œufs d’organismes aquatiques). Le fluor (dont la concentration dépasse parfois les 3 %) peut causer des fluoroses aux animaux qui pâturent les sols traités, probablement pas parce qu'ils absorbent ce fluor via les plantes (qui le bioconcentrent peu), mais parce qu'ils ingèrent de la terre ainsi enrichie, avec leur nourriture ou en se léchant17.

La solution élégante consiste naturellement à épurer les minerais de phosphates de façon beaucoup plus fine qu’on ne le fait actuellement. Ceci coûtera cher, beaucoup plus que le prix de vente des éléments récupérés, dont il n’est pas sûr de toute façon qu’on en trouve une utilité, et donc un débouché.

Tablons donc sur un phosphore cher au XXIe siècle ; cher, très cher ou extrêmement cher !

14

Ibid. 15

Ibid. 16

Voir par exemple ce tableau particulièrement déprimant de l’action du Groupe chimique tunisien (GCT) à Gabès : http://www.bastamag.net/La-malediction-des-phosphates-dans-les-coulisses-polluees-et-desertifiees-de-l 17

Article Roche phosphatée de Wikipédia

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Peut-on moins gâcher le phosphore ?

Comme souvent, le principal gisement existant sur terre n’est pas du tout celui que l’on croit, il est dans nos déchets et notre culture du gâchis. Ceci semble particulièrement vrai dans le cas du phosphore.

Ainsi, pour 17,5 tonnes de roches phosphatées extraites, seules 3 arrivent dans nos assiettes. Et l’essentiel de ces fuites considérables atterrit dans les écosystèmes aquatiques terrestres et côtiers et contribue à leur eutrophisation. Le phosphore, si rare et précieux pour l’agriculture, est tellement gaspillé qu’il a fini par devenir un des principaux polluants d’origine agricole, provoquant en particulier les célèbres marées vertes des côtes bretonnes.

Les pertes principales se situent au champ : plus de la moitié de ce qu’on épand (soit 8 millions de tonnes) ne sert à rien d’autre qu’à polluer les nappes phréatiques. Mais on en perd à tous les stades : à la production, à la récolte, en jetant la nourriture, etc. comme le montre le schéma ci-dessous. Les marges de progrès sont donc immenses, si on a réellement la volonté de sortir de notre culture du gâchis, soit sous la pression en aval des écologistes gardiens des eaux, soit sous celle, en amont, de la flambée des cours de l’engrais.

Schéma fonctionnel retraçant le chemin du phosphore dans la chaîne de production alimentaire. Les flèches se dirigeant vers le cadre vert sont des pertes et donc de la ressource gaspillée et de la

pollution (Source : Cordell et al. 200918)

Les mesures qui ont été prises, comme d’interdire les lessives domestiques au phosphate (en France, depuis juillet 2007) restent encore très insuffisantes, et d’ailleurs sur ce secteur on a trouvé d’autres molécules actives, ce qui n’est pas le cas pour l’agriculture. Et, de toute façon, en bout de chaine, presque 100 % du phosphore que nous ingérons dans la nourriture finit dans nos toilettes, puis directement dans les eaux d’effluents en direction des milieux aquatiques.

18

Cordell, D., Drangert, J.-O., and White, S., (2009) The Story of Phosphorus: Global food security and food for thought. Global Environmental Change, 2009.

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On estime ainsi qu’en France, ce sont les engrais minéraux qui restent la première source de phosphore perdu dans les eaux (50 %), devant les déjections animales (directement, ou plus souvent via les fumiers et épandages de lisiers - 40 %). Viennent ensuite les effluents urbains domestiques (environ 5 %) et industriels (2 %) ainsi que les boues de stations d’épuration (2 %).19

Le phosphore n’est pas dangereux en soi, mais il stimule la croissance d’algues et de végétaux aquatiques qui peuvent contenir des cyanobacteries, lesquelles sont toxiques et représentent un grave danger pour la santé publique. On a estimé en 2009 que le coût de la pollution de l’eau douce par le phosphore aux États-Unis était de 1,6 milliard d’euros.20

Il est évident que les techniques d’agriculture écologiquement intensives, et en particulier celles de couverture permanente du sol et de relocalisation de l’élevage dans des zones qui étaient devenues exclusivement céréalières, devraient limiter sensiblement les pertes au champ. De même le développement à venir des instruments de mesure (par drones ou directement dans le sol) couplé à des tracteurs guidés par GPS et des outils d’épandage intelligents, permettront de moins gâcher la ressource, en n’épandant que le phosphore vraiment utile, sans qu’on sache exactement dans quelle proportion.

Mais la dure réalité est que, si la teneur des sols en phosphore diminue dans les zones de déprise agricole, elle croît encore de façon parfaitement anormale dans nombre de zones d’agriculture intensive, en particulier en Bretagne, Pays-de-la Loire, Champagne-Ardenne ou Aquitaine. Il faut dire qu’avec le développement des stations d'épuration et de l'élevage hors-sol, les quantités de boues, fumiers ou lisiers épandus ont fortement augmenté dans ces régions, compensant largement les efforts individuels des agriculteurs.

Peut-on produire efficacement de la nourriture avec moins de phosphore ?

Sachant que le phosphore ne circule pratiquement pas dans le sol (à part être entrainé par les eaux de pluie pour atterrir dans les cours d’eau et sur les plages), il reste à examiner les conditions suivant lesquelles les plantes s’en emparent. Certaines développent des stratégies plus efficaces pour mieux extraire ce qui est déjà accumulé dans les sols, tandis que d’autres arrivent à pousser avec moins. Ce « faible besoin » peut à son tour engendrer un faible rendement, ce qui n’est pas très intéressant, ou bien d’une plus faible concentration en phosphore de grains, mais sans modification des quantités. Cette dernière voie est prometteuse, même si elle soulève des questions quant à la capacité germinative et la vigueur de telles semences ; toutefois, les premiers résultats semblent montrer que la vigueur des jeunes plantes ne serait pas trop réduite. On pourrait donc sélectionner des variétés à plus faible teneur en phosphore des grains, donc globalement à plus faibles besoins en engrais phosphatés.

On peut donc imaginer de réorienter la recherche variétale pour tenter de dénicher des plantes capables de croître avec des apports plus limités de phosphore, une pratique qui irait à l'encontre de la façon dont les plantes agricoles ont été sélectionnées jusqu'à présent. Au siècle dernier, on a, par exemple, introduit dans le blé des gènes permettant de réduire sa hauteur pour limiter le risque de casse des tiges sous l'effet du vent. Mais ces gènes ont aussi réduit la taille des racines et leur efficacité à puiser des nutriments dans le sol… ce qui a conduit à une intensification de l'épandage d'engrais.

Ceci pourrait peut-être être accéléré si on s’autorise le recours aux OGM ! C’est ainsi que quelques essais ont déjà porté sur des variétés transgéniques d’orge, de riz, de soja ou encore de pomme de terre, porteuses de gènes d'origine bactérienne, végétale ou fongique21. Dans une variété de pomme de terre, des chercheurs de l'Institut fédéral suisse de technologie ont par exemple inséré un gène codant une enzyme capable de rendre le phosphore plus facilement assimilable. Les plants

19

Article Roche phosphatée de Wikipédia 20

Ibid. 21

Jean-Philippe Braly, L'agriculture face à la pénurie de phosphore La Recherche N° 445, octobre 2000

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ainsi modifiés ont accumulé 40 % de cet élément supplémentaire dans leurs feuilles. Mais, à ce jour, il semble qu’aucune de ces recherches n’ait débouché concrètement.

Pour ceux que le recours aux OGM rebute, il reste néanmoins un énorme champ d’expérimentation par des procédés de sélection classiques, si l’on décide de considérer que la prochaine pénurie de phosphore mérite de gros investissements dans la recherche en économie.

Une étude menée sur le blé et l'orge par des chercheurs danois et néo-zélandais révèle que le nombre et la taille des poils racinaires de certaines variétés augmentent sur des sols pauvres en phosphore. Dans leur expérimentation, la variété qui s'adaptait le mieux à ces conditions difficiles absorbait 33 % de phosphore en plus. Des travaux conduits à l'université chinoise de Guangzhou ont également montré qu'après sept jours de privation du nutriment, certaines variétés de haricot libèrent deux ou trois fois plus de composés modifiant l'acidité du sol pour rendre le phosphore plus soluble.

On peut aussi s'intéresser aux micro-organismes qui solubilisent l'élément fertilisant, favorisant son assimilation par les racines : cela semble être le cas de certaines bactéries des genres Bacillus et Pseudomonas, mais aussi de champignons des genres Penicillium et Aspergillus22.

D’une manière générale, les pratiques qui préservent et multiplient certains micro-organismes du sol, et en particulier les mycorhizes, pourraient réduire les besoins en engrais phosphatés, dans une proportion qui reste à déterminer. La réduction ou l'élimination de certains pesticides, la suppression du labour et une diversification des espèces cultivées pourraient donc probablement y contribuer, ainsi que les associations de plantes, en particulier les associations graminées/légumineuses susceptibles de modifier la rhizosphère et de rendre le phosphore plus disponible pour les plantes. Comme ce sont les mêmes associations qui permettent de diminuer les engrais azotés, on ferait d’une pierre deux coups.

Que pourra-t-on faire si les gisements sont épuisés ?

Si les gisements à haute teneur en phosphore sont épuisés, et que l’on n’a pas trouvé de substitut, on n’aura pas d’autre choix que d’aller vers de nouveaux gisements beaucoup moins concentrés.

Ira-t-on jusqu’à l’extraire des eaux de nos rivières, voire des eaux côtières ? Cela ressemble un peu à de la science-fiction, ou à la recherche d’aiguilles dans des bottes de foin. Il faudra évidemment aller au plus près de la source, là où les concentrations n’ont pas été complètement diluées. En tout premier lieu dans les excréments solides et liquides de nos animaux… et des 7 milliards d’humains. Citons quelques pistes.

Comme présenté dans le schéma des pertes ci-dessus, les sols cultivés ne reçoivent que la moitié des déjections des animaux d’élevage. On peut certainement améliorer ce taux, là encore en rapprochant les élevages des champs. La spécialisation de nombre de régions françaises, soit en productions animales, soit en productions végétales, conduit à des impasses telles qu’il faudra bien la remettre en question bientôt. Les enjeux sont énormes ; songeons par exemple que le poids cumulé des 1,4 milliards de bovins de la planète pèse plus lourd que celui des humains.

Mais les excréments humains ne sont aucunement négligeables à l’heure où l’on passe de façon accélérée de 7 à 9 milliards d’humains, dont une large majorité vivra concentrée en ville. Contrairement à celui des déjections animales, le phosphore contenu dans les excréments humains ne retourne pratiquement jamais au sol mais est irréversiblement perdu au fond des mers. Nos urines contribuent pour 50 % à la teneur en phosphore des eaux usées. Nous en produisons 1,5 à 2 litres par jour, 38 000 litres au cours d’une vie, soit la contenance un camion-citerne. À raison de 1,5 gramme excrété en moyenne par individu et par jour, cela correspond à 180 000 tonnes d'équivalent

22

Ibid.

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de phosphate bicalcique par an en France.23 Et à l’échelle du globe, on parle bien de 10 milliards de litres par jour !

Les stations d’épuration de nos villes peuvent donc être considérées comme de bons gisements, mais nos excréments et urines y sont déjà largement dilués dans les eaux de vaisselle, de douches et de lessives (en fait, l’urine ne représente que moins de 1 % du volume total des eaux usées des ménages). On a d’autant plus de chance d’aboutir que l’on remonte vers les lieux de collecte, comme le faisaient anciennement les Chinois, qui installaient des latrines communes à chaque porte de sortie des villages, pour y stocker les engrais les plus concentrés possibles, et au plus près des champs. Peut-on imaginer, au moins dans les immeubles collectifs, mais aussi les lieux de concentration comme les stades, cinémas, salles de concert, aires d’autoroute, etc. de séparer les tuyauteries d’évacuation des toilettes, avec une distinction physique des urines et des fèces le plus possible (y compris pour les femmes, avec des urinoirs utilisés debout avec des entonnoirs en carton !) ? Cela ne semblera incroyable qu’à ceux qui n’ont pas encore réalisés la menace que fera courir la pénurie de phosphates au système alimentaire mondial.

Certaines expérimentations ont déjà eu lieu, comme en juillet 2015 au festival de Roskilde au Danemark (le plus grand du nord d’Europe), qui a décidé de prélever à l’aide d’urinoirs spéciaux l'urine de ses 100 000 festivaliers pour la recycler en... bière, avec le slogan « From piss to Pilsner» (de la pisse à Pilsner, une bière bien connue). Les 25000 litres récupérés ont été transformées en engrais destiné aux champs d'orge qui servent à fabriquer la bière. Un engrais bivalent : azote et phosphore. Aux Pays-Bas, en décembre 2013, une expérimentation de ce genre a été également menée en plein centre d’Amsterdam. 24

En effet, grâce à l’action d’une enzyme, l’uréase (produite naturellement dans l'urine par des bactéries comme en cas de cystites), l’azote contenu dans l’urée se transforme spontanément en ammoniaque, puis en quelques heures en nitrites, une source d’azote bio-assimilable, pour les plantes et un excellent accélérateur pour le compost. Certains jardiniers utilisent l'urine comme fertilisant avec une concentration d'un volume pour 10 à 20 volumes d'eau d'arrosage sur les plantes et les fleurs pendant la période de croissance ; non diluée, elle brûlerait les racines de nombreuses espèces.25

Plusieurs études confirment la possibilité d'utiliser l'urine comme engrais26 et des expériences sont actuellement en cours, en particulier en Afrique.

Diverses pistes sont donc explorées pour isoler l’urine, puis la transformer en substance fertilisante après traitement. Quant aux fèces, ils peuvent être compostés. La société canadienne Ostara a mis au point une technique qui permet de récupérer le phosphore dans les eaux usées et polluées pour le transformer en un composé solide appelé struvite, ensuite converti en engrais. Ce procédé fonctionne actuellement dans une station canadienne et dans deux autres aux États-Unis. Il a été estimé que si toutes les stations du Canada étaient adaptées pour l’intégrer de manière efficace, cela permettrait de satisfaire 30 % des besoins du pays.

Au Burkina Faso par exemple, les résultats de trois années d’essais au champ ont eu raison des sceptiques. Le rendement de parcelles d’aubergines a été multiplié par six par rapport aux parcelles non amendées d’engrais à base d’urine, celui des parcelles de tomates par deux et demi et celui des parcelles de gombos par un et demi. Non seulement cet engrais tient la corde en comparaison du même apport en engrais minéral mais il ne coute rien. L’urine d’un villageois peut suffire à fertiliser près de 400 mètres carrés de cultures grâce aux 500 litres annuels récoltés. Chaque année, il a été

23

Ibid. 24

Voir : www.fastcoexist.com/3022496/these-urinals-turn-pee-into-fertilizer-for-local-food 25

Wikipedia, article Urine 26

Voir par exemple : Surendra K. Pradhan, Jarmo K. Holopainen and Helvi Heinonen-Tanski : Stored Human

Urine Supplemented with Wood Ash as Fertilizer in Tomato (Solanum lycopersicum) Cultivation and Its Impacts

on Fruit Yield and Quality, Agricultural and Food Chemistry, août 2009

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estimé une économie de 7 euros de fertilisant et une plus-value de 36 euros correspondant à l’accroissement des rendements. Le tout, quasiment gratuitement !27

En Afrique de l’Ouest, l’Agence intergouvernementale panafricaine eau et assainissement mène des expérimentations d’« ecological sanitation » auprès des petits agriculteurs d’une dizaine de pays28. Aux USA, le Rich Earth Institute29 mène des expérimentations dans ce sens depuis 2012.

Les farines animales constituent un autre gisement de phosphore : rien qu’en France, leur recyclage permettrait d’en récupérer 60 à 70 000 tonnes chaque année.

Autre piste, la limitation des pertes par érosion, en adoptant des pratiques de conservation des sols : une fuite de terre est synonyme de fuite de phosphore. Emporté par l’eau, il risque de provoquer, au niveau d’un exutoire de bassin versant par exemple, le phénomène d’eutrophisation, à l’origine des proliférations d’algues vertes. Les techniques sans labour et de couverture permanente des sols prennent alors un sens encore plus important.

Une autre solution, qui ne dépend plus de l’agriculteur : limiter le gaspillage alimentaire. Quand on sait que plus du tiers de la nourriture produite dans le monde est jetée, c’est autant de phosphore utilisé pour la production qui n’a finalement servi à rien… A noter que le gaspillage peut être cependant limité si les déchets sont compostés et réutilisés sur les sols agricoles.

Tout ceci devrait donc constituer un champ de réflexion prioritaire de l’Agriculture écologiquement intensive.

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Voir : www.terraeco.net/Mines-episode-2-mieux-vaut-pisser,53965.html 28

Voir : www.ecosanres.org 29

Voir : http://richearthinstitute.org/