Dépendance Nationale, Déplacement d'Idéologies, Littérature

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  • 7/24/2019 Dpendance Nationale, Dplacement d'Idologies, Littrature

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    L'Homme et la socit

    Dpendance nationale, dplacement d'idologies, littrature : sur laculture brsilienne au XIXme sicle

    Roberto Schwarz,Anne-Marie Mtaili

    Citer ce document / Cite this document :

    Schwarz Roberto, Mtaili Anne-Marie. Dpendance nationale, dplacement d'idologies, littrature : sur la culture brsilienne

    au XIXme sicle. In: L'Homme et la socit, N. 26, 1972. Art littrature crativit. pp. 99-110.

    doi : 10.3406/homso.1972.1723

    http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1972_num_26_1_1723

    Document gnr le 25/09/2015

    Creativecommons

    http://www.persee.fr/collection/homsohttp://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1972_num_26_1_1723http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1972_num_26_1_1723http://www.persee.fr/author/auteur_homso_355http://www.persee.fr/author/auteur_homso_356http://dx.doi.org/10.3406/homso.1972.1723http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1972_num_26_1_1723http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1972_num_26_1_1723http://dx.doi.org/10.3406/homso.1972.1723http://www.persee.fr/author/auteur_homso_356http://www.persee.fr/author/auteur_homso_355http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1972_num_26_1_1723http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1972_num_26_1_1723http://www.persee.fr/collection/homso
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    dpendance nationale

    dplacement didologies

    littrature*

    snr.la culture brsilienne au XIX me sicle

    ROBERTO SCHWARZ

    Toute science a des principes dont drive son systme. Le travail libre

    est un des principes de lEconomie Politique. Au Brsil domine le fait

    impolitique et abominable de lesclavage.

    Cette argumentation - rsume partir dun pamphlet libral contem

    porain de Machado de Assis (1) - place le Brsil en dehors du systme de la

    science : fait impolitique et abominable , il se situe en-de de la ralit

    laquelle la science se rfre. Brutale dchance si on considre que la science

    ctaient les Lumires, le progrs, lhumanit, etc. Quant lArt, Nabucoexprime un sentiment semblable quand il proteste contre lutilisation du

    thme de lesclavage dans le thtre dAlencar : Sil offense ltranger, il

    humilie le Brsilien ! (2). Dautres auteurs ont naturellement fait le raison

    nement inverse : dans la mesure o elles ne se rfrent pas notre ralit, la

    science conomique et les autres idologies librales sont, elles, abominables,

    impolitiques, trangres et, de plus,vulnrables : Vive les bons noirs de la

    cte africaine, pour leur bonheur et le ntre, quoi quen dise la morbide

    philanthropie britannique qui, oublieuse de sa propre maison, y laisse mourir

    de faim le pauvre frre blanc, esclave sans matre qui ait piti de lui, mais,

    hypocrite ou stupide, pleure le sort de notre esclave heureux, sexposant ainsiau sarcasme de la vritable philanthropie (3).

    (*)Cet essai est le premier chapitre dun livre sur Machado de Assis, un des grands crivains

    brsiliens.

    (1) A. R. Torre Bandeira, La libert du travail et la concurrence, leur effet sont-elles prjudiciables la classe ouvrire ? , in O Futuro, N. IX, 15-1-1863. Machado tait un collaborateur permanent de cette revue.

    (2) A Polemica Alencar-Nabuco, dition et introduction de Afranio Coutinho, Ed. Tempo Brasi-leiro, R. J., 1965, p. 106.

    O) Rapport d'une firme commerciale, M. Wright &Cie, sur la crise financire des annes 50,

    J. Nabuco, Um Estadista do mperio, S. P., 1936, Vol. 1, p. 188, repris par S. B. de Holanda, Raizes doBrasil, J. Olympio R. J., 1956 p. 96.

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    Chacun sa manire, ces auteurs refltent la disparit entre la socitbrsilienne, esclavagiste, et les ides du libralisme europen qui, faisant honte

    aux uns, irritant les autres qui insistent sur leur hypocrisie, font rfrence

    pour tous, mme si ni les uns ni les autres ny reconnaisent le Brsil. Bref,

    voil une comdie idologique diffrente de celle de VEurope. Il est videntque la libert du travail, lgalit devant la loi et, dune faon gnrale,

    luniversalisme, n taient quidologie en Europe aussi ; mais, en Europe,

    voilant lessentiel - lexploitation du travail - elles correspondaient aux appa

    rences. Au Brsil, les mmes ides taient fausses dans un sens diffrent, pour

    ainsi dire original. Ainsi, la Dclaration des Droits de lHomme, partiellement

    retranscrite dans la Constitution brsilienne de 1824, non seulement ne voilait

    rien mais rendait plus abjecte linstitution de lesclavage (4). De mme pour

    ce qui est de la profession de luniversalit des principes qui transformait en

    scandale la pratique gnralise de la faveur . Dans ces conditions, quelle

    tait la valeur des grandes abstractions bourgeoises dont nous nous servionstant ? Elles ne dcrivaient pas lexistence - mais les ides ne vivent pas de

    cela. Orientant sa rflexion dans une perspective analogue, Sergio Buarque

    observera quen ramenant de pays lointains nos modes de vie, nos institu

    tions et notre vision du monde, et nous piquant de conserver le tout dans

    une ambiance souvent dfavorable et hostile, nous vivons en exils dans notre

    propre pays (5). Cette improprit de notre pense, qui nest pas un hasard,

    comme on le verra, a t constamment prsente, traversant et dsquilibrant

    jusque dans ses dtails la vie idologique du Second Empire. Enfle ou raz

    de terre, ridicule ou crue, mais dun ton rarement juste, la prose littraire delpoque en est un des nombreux tmoignages.

    Lieu commun de notre historiographie, les raisons de cet tat de fait ont

    t peu tudies dans leurs consquences. Comme chacun sait, le Brsil tait

    un pays agraire et indpendant, divis en latifundias dont la production

    dpendait, dune part, du travail esclave, et dautre part, du march extrieur.

    De l viennent plus ou moins directement les particularits que nous allons

    exposer. La prsence au Brsil de la pense conomique bourgeoise la

    priorit du profit avec ses corollaires sociaux - tait invitable dans la mesure

    o elle dominait le commerce international vers lequel notre conomie tait

    tourne, et la pratique permanente des transactions commerciales duquaitdans ce sens au moins une masse peu nombreuse mais non-ngligeable. De

    plus, peu dannes auparavant, nous avions acquis notre indpendance au nom

    dides franaises, anglaises et amricaines, ides librales des degrs divers

    qui entrrent ainsi dans notre identit nationale. Dautre part, et avec une

    fatalit identique, cet ensemble idologique allait se heurter lesclavage et

    ses dfenseurs et, ce qui est pire, coexister avec eux (6). Pour ce qui est des

    convictions, lincompatibilit est claire, et nous en avons dj vu quelques

    (4) E. Viotti da Costa, Introduao ao estudo da emancipaao politica , in C. G. Motta Ed., Brasil

    em Perspectiva,Difusao Europeia do Livro, S. P., 1968.(5) S. B. de Holanda, op. cit., p. 15.

    (6) E. Viotti da Costa, op. cit.

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    DEPENDANCE NATIONALE, DEPLACEMENT D IDEOLOGIES, LITT ER AT URE 101

    exemples. Mais cette incompatibilit se faisait sentir galement dans la

    pratique. Etant une proprit, lesclave peut tre vendu mais non licenci ; sur

    ce point, le travailleur libre donne plus de libert son patron et immobilise

    moins de capital. Cet aspect - parmi beaucoup dautres - indique la limite

    que lesclavage opposait la rationalisation de la production. Commentant ce

    quil avait vu dans une fazenda, un voyageur crivait : Il ny pas despcialisation du travail parce quon essaye dconomiser la main-duvre .

    En citant ce passage, Cardoso remarque que conomie ne signifie pas clans

    ce contexte faire le travail dans un minimum mais dans un maximum de

    temps, car il fallait que ce travail durt et remplt la journe de lesclave, soit

    exactement le contraire de ce quil et t moderne de faire ; ainsi fonde sur

    la violence et la discipline militaire, la production esclavagiste dpendait de

    lautorit plus que de lefficacit (7). Ltude rationnelle du processus de

    production et sa modernisation, avec tout le prestige qui leur venait de larvolution qu ils provoquaient en Europe, taient sans objet au Brsil. Par

    ailleurs, lorigine du latifundia esclavagiste compliquait encore le tab leau :

    entreprise du capital commercial, son axe avait toujours t le profit. Or, le

    profit comme priorit subjective est commun aux formes anciennes de capital

    et ses formes les plus modernes. De sorte que les esclavagistes incultes et

    abominables ont t jusqu une certaine poque - celle o cette forme de

    production est devenue moins rentable que le travail salari - essentiellement

    des capitalistes plus consquents que nos dfenseurs dAdam Smith, qui, dans

    le capitalisme, trouvaient avant toute chose la libert. On voit donc les

    complexits inextricables dans lesquelles allait senchevtrer la vie intellec

    tuelle. En matire de rationalit, les rles se brouillaient et changeaientconstamment : la science tait imagination et morale, lobscurantisme tait

    ralisme, la technique ntait pas efficacit, laltruisme implantait la plus-

    value, etc. De faon gnrale, devant labsence de lintrt organis des

    esclaves, la confrontation entre humanit et inhumanit, si juste ft-elle,

    finissait par trouver une traduction terre terre dans le conflit entre deux

    faons diffrentes demployer les capitaux - traduction qui convenait lune

    des parties.

    A chaque instant contredite par lesclavage, lidologie librale, qui tait

    lidologie des jeunes nations mancipes de lAmrique, draillait. Il serait

    facile den dduire le systme de ses contresens, tous rels, dont beaucoupont agit la conscience thorique et morale de notre XIXme sicle. Pourtant,

    ces difficults restaient curieusement inessentielles. Le test de la ralit

    paraissait sans importance, et tout se passait comme si cohrence et gnralit

    avaient peu de poids, ou si le domaine de la culture occupait une position

    altre dont les critres taient autres - mais autres par rapport quoi ? Par

    sa seule existence, lesclavage indiquait limproprit des ides librales ; ce

    qui est cependant insuffisant pour expliquer leur mouvement. Bien que

    (7) F. H. Cardoso, Capitalismo e Escravidao, Difusao Europeia do Livra, S. P., 1962, pp. 189-191,

    198.

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    relation de production fondamentale, lesclavage n& constituait pas le lien

    effectif de la vie idologique. La cl de celle-ci tait ailleurs. Pour la dcrire,

    il faut reprendre le pays comme un tout. Et schmatisant, on pourrait dire

    que la colonisation a produit, sur la base du monopole de la terre, trois

    classes de population : la latifundiaire, lesclavage et lhomme libre , enralit, dpendant. Le rapport entre les deux premiers est clair, considrons

    seulement la foule de ces derniers. Ni propritaires ni proltaires, leur accs

    la vie sociale et ses biens dpend matriellement de la faveur, directe ou

    indirecte, dun grand (8). Vagregado (9) en est la caricature. La faveur est

    donc le mcanisme par lintermdiaire duquel se reproduit lune des grandes

    classes de la socit, et elle en concerne aussi une autre, celle des possdants.

    Il faut encore noter que cest dans ces deux classes que va se drouler la vie

    idologique, laquelle sera donc rgie par ce mme mcanisme (10). Et cest

    ainsi que, sous mille formes et sous mille noms, la faveur traverse et affecte

    lexistence nationale dans son ensemble, lexception videmment du rapport

    de production assur par la force. Elle a t prsente partout, se combinant

    aux activits les plus varies, plus ou moins compatibles avec elle : ladminis

    tration, la politique, lindustrie, le commerce, la vie urbaine, la cour. Mme

    les professions librales comme la mdecine, ou les qualifications ouvrires

    comme la typographie, qui dans leur acception europenne ne devaient rien

    personne, taient gouvernes par elle. Le professionnel dpendait de la faveur

    pour lexercice de sa profession, le petit propritaire dpendait delle pour la

    scurit de sa proprit, le fonctionnaire pour son poste. La faveur est notre

    mdiation quasi-universelle - et comme elle est plus aimable que la relationesclavagiste, lautre rapport lgu par la colonisation, on comprend que les

    crivains aient fond sur elle leur interprtation du Brsil, en masquant

    involontairement la violence qui a toujours rgn dans le domaine de la

    production.

    Si lesclavage dment les ides librales, la faveur, aussi incompatible

    avec elles que le premier, plus insidieusement les absorbe et les disloque,

    crant un modle particulier. Llment darbitraire, le jeu fluide destime et

    dauto-estime auquel la faveur soumet lintrt matriel, ne peuvent pas tre

    intgralement rationaliss. En Europe, luniversalisme visait le privilge fodal

    en les a ttaquant : dans le processus de son affirmation historique, lacivilisation bourgeoise avait postul lautonomie de la personne, luniversalit

    de la loi, la culture dsintresse, la rmunration objective, lthique du

    travail contre les prrogatives de lAncien Rgime. La faveur pratique, point

    par point, la dpendance de la personne, lexception la rgle, la culture

    intresse, la rmunration et le service personnel. Cependant, le Brsil ne se

    plaait pas face lEurope comme le fodalisme face au capitalisme mais, au

    (8) Pour un expos plus complet sur ce sujet voir Maria Sylvia Carvalho Franco, O Homem Livre

    na Ordeur Escravocrata, Instituto de Estudos Brasileiros, S. P., 1969.

    (9) Client , au sens latin du terme.(10) Sur les effets idologiques du latifundia, voir chap. III de Raizes do Brasil, A Herana ru

    ral .

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    contraire, tait son tributaire sur toute la ligne, dautant plus quil navait pas

    t proprement parler fodal, la colonisation tant le fait du capital

    commercial. Face la cime o se tenait lEurope, personne au Brsil, dans la

    position relative de celui-ci, personne naurait eu lide, ni surtout la force,

    dtre, disons, un Kant de la Faveur pour combattre celui de lImpratif (11).

    De sorte que la confrontation entre ces principes si antagonistes taitingale : tandis que, dans le domaine des arguments, ceux qui prvalaient avec

    facilit ou, mieux, ceux que nous adoptions avec avidit, taient ceux que la

    bourgeoisie europenne avait labors contre larbitraire et lesclavage,* dans la

    pratique, souvent de ceux-l mmes qui menaient le dbat, la faveur soutenue

    par le latifundia raffirmait sans relche les sentiments et les notions quelle

    implique. Il en allait de mme des institutions telles la bureaucratie et la

    justice qui, bien que rgies par le clientlisme, proclamaient les formes et les

    thories de ltat bourgeois moderne. Au-del des disputes invitables, cet

    antagonisme a donc produit une coexistence stable quil est intressant

    dtudier, car ici rside la nouveaut : les ides et les raisons europennes, unefo is adoptes, pouvaient servir, et souvent serviront, de justification, nomina

    lement objectives , au m oment d'arbitraire qui est dans la nature de lafaveur. Bien que rel, lantagonisme inconciliable svanouit et les incompa

    tibles se promnent la main dans la main. Cette recomposition est capitale.

    Ses effets sont nombreux et profonds dans notre littrature. Idologie,

    lorigine - cest--dire erreur involontaire et bien fonde dans les apparen

    ces - le libralisme devient au Brsil, en labsence dun meilleur terme, le gage

    intentionnel dune srie de prestiges avec lesquels il na rien voir. En

    lgitimant larbitraire au moyen de quelque raison rationnelle , le favoris

    se grandit consciemment et grandit son bienfaiteur qui, son tour, ne voit

    aucun motif de le dmentir, dans cette re dhgmonie des raisons. Dans ces

    conditions, qui croyait la justification ? A quelle apparence correspondait-

    elle ? Prcisment, telle ntait pas la question, car tous reconnaissaient et

    ctait l limportant - lintention louable soit du remerciement soit de la faveur.

    La compensation symbolique pouvait paratre un peu dplace mais elle

    ntait pas dpourvue de gratitude. Ou bien elle pouvait dtonner par rapport

    au libralisme, qui tait second, et tre juste par rapport la faveur qui tait

    premire. Et quoi de mieux que les ides les plus illustres du temps, les ides

    europennes, pour donner de lclat aux personnes et la socit quellesforment ? Dans un tel contexte, les idologies ne dcrivent pas, mme

    faussement, la ralit et elles ne gravitent pas selon une loi qui leur serait

    propre - et cest pourquoi nous les appellerons idologies du second degr.

    Leur rgle est autre, diffrente de ce quelles nomment : elle est de lordre du

    prestige social, au dtriment de leur intention cognitive et de systme. Elle

    dcoule tranquillement de lvident, de ce que tout le monde sait linvi-

    DEPENDANCE NA TIONALE, DEPLACEMENT DIDEOLOGIES, LTTTERATURE 103

    (11) Comme lobserve Machado de Assis en 1879 : cest linflux externe qui dtermine la direction du mouvement ; il ny a pas pour le moment chez nous la force ncessaire linvention de nou

    velles doctrines . Cf. A Nova Geraao , Obras Compltas, Aguilar, R. J., 1959, Vol. 3, pp. 826-827.

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    table supriorit de lEurope - et elle est lie au moment expressifdauto-estime et dimagination qui existe dans la faveur. Cest en ce sens que

    nous disions que le test de la ralit et de la cohrence ne paraissait pas ici

    dcisif bien quil soit toujours prsent, comme exigence reconnue, voque ou

    suspendue, selon la circonstance. Ainsi, avec mthode, on attribue lindpendance la dpendance, lutilit au caprice, luniversalit aux exceptions, le

    mrite la parent, lgalit au privilge. En se combinant avec la pratique

    dont il devrait tre, en principe, la critique, le libralisme faisait perdre pied

    la pense. Devenues extravagances, ces ides cessent de tromper : nous

    reviendrons sur la complexit de ce passage.

    Il est clair que cette combinaison nen est quune parmi dautres, mais

    elle est dcisive pour notre climat idologique et, de plus, cest en elle que les

    problmes se dessinent de la faon la plus complte et la plus caractristique.

    Considrons-en quelques aspects. Nous avons vu que les ides de la bour

    geoisie, dont la sobre grandeur remonte lesprit public et rationaliste del 'Illustration, y prennent la fonction... dornement et marque de noblesse : elles

    attestent et clbrent lappartenance une sphre auguste, celle de lEurope...

    qui sindustrialise. Le quiproquo des ides ne pouvait tre plus grand. La

    nouveaut dans ce cas ne se trouve pas dans le caractre ornemental du savoir

    et de la culture, qui est celui de la tradition coloniale et ibrique, mais dans

    la dissonance proprement incroyable que provoquent le savoir et la culture de

    type moderne quand ils sont placs dans ce contexte. Sont-ils inutiles

    comme une breloque ? Brillants comme une mdaille ? Seront-ils notre

    panace ? Nous font-ils honte aux yeux du monde ? Ce qui est certain, cest

    que dans les changes darguments et dintrts, tous ces aspects eurent

    loccasion de se manifester, de sorte quils devaient tre lis et mls dans la

    conscience des plus attentifs. De faon inextricable, la vie idologique

    dcorait et dgradait ceux qui y prenaient part, lesquels, souvent, sen

    rendaient clairement compte. Il sagissait donc dune combinaison labile qui

    se dcomposait facilement en hostilit et critique acerbes. Pour se maintenir,

    elle avait besoin dune complicit permanente, complicit que la pratique de

    la faveur tendait garantir. Au moment de la prestation et de la contre-pres

    tation, et en particulier au moment de la reconnaissance rciproque, aucune

    des deux parties n avait intrt dnoncer lautre, bien que toutes deux

    eussent tout instant les lments ncessaires pour le faire. Cette complicit

    toujours renouvele avait des continuits sociales profondes qui lui donnaient

    une dimension de classe : dans le contexte brsilien, la faveur assurait aux

    deux parties, surtout la plus faible, quaucune ntait esclave. Mme le plus

    misrable des favoriss voyait sa libre personne reconnue dans la faveur, ce

    qui transformait prestation et contre-prestation si modestes fussent-elles, en

    une crmonie de supriorit sociale, qui en elle-mme avait du prix. Leste

    de linfini de duret et de dgradation de lesclavage quelle conjurait,

    esclavage dont toutes deux bnficiaient et dont elles se glorifiaient de se

    diffrencier, cette reconnaissance impliquait une connivence encore multipliepar ladoption du vocabulaire bourgeois de lgalit, du mrite, du travail, de

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    la raison. Machado de Assis sera le matre de ces mandres. Pourtant, il faut

    aussi voir lautre face de cette combinaison. Plongs comme nous le sommes

    encore aujourdhui dans lunivers du Capital, qui na pas russi prendre une

    forme classique au Brsil, nous avons tendance considrer cette combi

    naison comme entirement dsavantageuse. Des avantages, elle en prsenta

    certes peu, mais pour apprcier sa complexit comme il convient, il faudraitgarder lesprit que les ides de la bourgeoisie, au dbut tournes contre le

    privilge, taien t devenues apologtiques aprs 1848 : la vague de lu ttes

    sociales en Europe avait montr que leur universalit masquait des antago

    nismes de classe (12). Donc, pour bien retenir sa rsonance idologique, il

    faut voir que ce discours impropre, mme utilis propos, tait dj vide de

    toute faon. Notons au passage que ce schma se rptera au XXme sicle

    quand, plusieurs reprises, croyant notre modernit, nous jurmes selon les

    idologies les plus uses de la scne mondiale. Quoi quil en soit, il en rsulte

    pour la littratu re un labyrinthe singulier, sorte de vide lintrieur du vide,

    sur lequel rgnera galement Machado de Assis.

    Si nous avons insist sur lexcentration que lesclavage et la faveur ont

    introduit dans les ides du temps, ce nest pas pour carter ces dernires mais

    pour les dcrire comme obliques - dcentres par rapport lexigence

    quelles-mmes proposaient et, en cette qualit, reconnaissables comme

    ntres. De sorte que, si nous laissons de ct le raisonnement sur les causes,

    nanmoins reste prsent dans lexprience ce dsaccord qui a t notre

    point de dpart : la sensation de dualisme et de factice que donne le

    Brsil - contrastes rbarbatifs, disproportions, absurdits, anachronismes,

    contradictions, conciliations - combinaisons dont le Modernisme, le Tropicalisme et lEconomie Poli tique nous ont appris voir limportance (13). Les

    exemples ne manqueraient pas. Voyons-en quelques-uns, moins pour les

    analyser que pour indiquer lubiquit du cadre et les variations dont il est

    capable. Dans les revues de cette poque, quelles soient srieuses ou lgres,

    la prsentation du premier numro allie la gravit la complaisance : la

    premire partie affirme le propos rdempteur de la presse, dans la tradition

    de lutte de lIllustration ; la grande secte fonde par Gutenberg affronte

    lindiffrence gnrale ; dans les hauteurs, le condor et la jeunesse entrevoient

    le futur tout en repoussant le pass et les prjugs, tandis que le flambeau

    gnrateur du Journal dissipe les tnbres de la corruption. Puis, se pliant auxcirconstances, ces introductions dclarent dans leur deuxime partie leurs

    dispositions conciliantes, leur volont de donner toutes les classes en

    gnral, et lhonntet des familles en particulier, un moyen dinstruction

    DEPENDANCE NA TIONALE, DEPLA CEMENT D'IDEOLOGIES, LITTER A TURE 105

    (12) G. Lukacs, Marx und das Problem des ideologischen Verfalls , in Problme des Realismus,

    Werke, Vol. 4, Luchterhand, Neuwied.(13) On trouve chez Sergio Buarque la mme observation, explore dans un autre sens : Nous

    pouvons construire des uvres excellentes, enrichir notre humanit daspects nouveaux et imprvus,porte r la perfection le type de civilisation que nous reprsentons : il est certain que tout le frui t de

    notre travail et de notre paresse semble participer un systme ayant une volution propre dans un

    autre climat et dans un autre paysage . Op. cit., p. 15.

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    106 ROBERTO SCHWARZ

    agrable et de divertissement amne. Lintention mancipatrice se marie aux

    charades, lunion nationale, aux figurines de mode, aux connaissances

    gnrales et aux feuilletons (14). Les vers qui servent dpigraphe la

    Marmotte la Cour en sont une bonne caricature : Voici la marmotteIbizn

    varie/pour tre par tous/toujours estime// Elle dit la vrit/Elle dit cequelle sent/Elle aime et respecte/Tous les hommes . Dans un autre domaine,

    si nous grattons un peu nos murs, nous retrouvons le mme effet composite :

    La transformation architectonique tait superficielle. Sur les murs de terre

    dresss par les esclaves, on collait des papiers peints europens ou bien on

    mettait des peintures pour crer lillusion dune atmosphre nouvelle, celle

    qui rgnait dans les intrieurs rsidentiels des pays industrialiss. Dans certains

    cas, la copie touchait labsurde : on peignait des motifs architectoniques

    grco-romains pilastres, architraves, colonnes, frises avec une perspective

    et des ombres parfaites, qui voulaient crer une ambiance no-classique

    irralisable avec les techniques et les matriaux disponibles sur place. Ailleurs,on peignait sur les murs des fentres agrmentes de vues de Rio de Janeiro

    ou de lEurope suggrant un paysage lointain, diffrent du rel, de celui des

    esclaves, de leurs maisons et des cours de service (15). Cela, propos de

    maisons rurales de la province de Sao Paulo, dans la premire moiti du

    XIXme sicle. Pour ce qui est de la capitale, la transformation rpondait

    au changement de murs qui exigeait maintenant lusage dobjets raffins, de

    cristaux, de faences et de porcelaines, et dattitudes crmonieuses dans les

    manires de table. En mme temps, elle confrait lensemble, qui essayait

    de reproduire la vie des rsidences europennes, une apparence de vracit.

    Ainsi, les strates sociales qui tiraient le plus de bnfices dun systme

    conomique fond sur lesclavage et orient exclusivement vers la production

    agricole, essayaient de se crer artificiellement des atmosphres typiquement

    urbaines et europennes, ce qui exigeait lloignement des esclaves et aussi

    que tout, ou presque tout, ft produit dimportation (16).

    Les remarquables chapitres du dbut de Quincas Borda clbrent cette

    comdie de faon vivante : Rubiao, qui vient de faire un hritage, est

    contraint dchanger son esclave crole contre un cuisiner franais, et un valet

    de chambre espagnol, auprs desquels il est mal laise. Outre lor et largent,

    mtaux selon son cur, il aime dornavant les statuettes de bronze qui sonten vogue. Sujet plus grave mais galement marqu par le temps : lhymne la

    Rpublique, crit en 1890, o le climat est comparable par ses motions

    progressistes : Comment croire quil existt jadis. Des esclaves dans un pays

    si noble ! ( Jadis , cest--dire deux ans auparavant puisque lAbolition

    (14) Voir le prospectus de O Espelho, revue hebdomadaire de littrature, mode, arts et industries, atelier de typographie F. de Paula Brito, R. J., 1859, N. 1, p. 1 ; Introduction de la Revista

    Fluminense, hebdomadaire de nouvelles, de littrature, de science, de jeux, etc., 1re anne, N. 1, no

    vembre 1868, pp. 1-2 ; A Marmota na Corta, Typ. de Paula Brito, N. 1, 7 septembre 1849, p. 1 ;Revista Illustrada, publie par Angelo Agostini, R. J., 1er janvier 1876.

    (15) Nestor Goulart Reis Filho, Arquitectura Residencial Brasileira, no secula XIX, Ed. Perspectiva.(16)Ibid.

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    date de 1888). En 1817, une dclaration du gouvernement rvolutionnaire de

    Pernambouc stait exprime dans des accents inverses, mais la sonorit tait

    dj la mme : Patriotes, vos proprits, mme les plus opposes lidal de

    justice, seront sacres ! (1 7). (Il fallait alors dissiper les rumeurs dmanci

    pation pour calmer les propritaires). Cest contre ce cirque que slvera

    Sylvio Romero : Il faut fonder une nationalit consciente de ses mrites et

    de ses dfauts, de sa force et de ses dfaillances, et ne pas produire un

    pastiche, une contrefaon drisoire qui ne servirait qu nous remplir de

    honte aux yeux de ltranger (...) Il nexiste quune rponse un tel

    desideratum : nous plonger dans le courant vivifiant des ides naturalistes et

    monistes qui sont en train de transformer le vieux monde ( 18). Avec le

    recul, le remplacement dune contrefaon par lautre peut faire sourire, mais

    il est aussi dramatique, car il montre combien notre dsir dauthenticit tait

    invitablement tranger au langage dans lequel il sexprimait : le pastiche

    naturaliste allait succder au pastiche romantique. Bref, dans les revues, lesmurs, les maisons, les symboles nationaux, les dclarations rvolutionnaires,

    la thorie, partout et toujours, le mme habit darlequin : le dsaccord entre

    la reprsentation et ce que, en y rflchissant, nous savons tre son contexte.

    Renforc par limportance de son rle sur le march international et,

    plus tard, dans la politique intrieure, la combinaison latifundia-travail

    obligatoire, impavide, traverse Colonie, Rgnes et Rgences, Abolition, Pre

    mire Rpublique, et continue tre aujourdhui encore matire contro

    verses et coups de feu (19). Cependant, le rythme de notre vie idologique a

    t diffrent, mais lui aussi fut dtermin par la dpendance du pays :

    distance, il suivait les pas de lEurope. Il faut noter au passage que cestlidologie et lindpendance qui transformera en dfaut cette combinaison ;

    btement, quand elle insiste sur limpossible autonomie culturelle, et profon

    dment quand elle rflchit sur le problme. Linertie des relations sociales de

    base, tout comme la lgret idologique des lites faisaient partie la

    partie qui nous revient - de lvolution de ce systme pour ainsi dire solaire,

    et assurment international, quest le capitalisme. Cest ainsi quun latifundia

    peu modifi regarda dfiler les manires baroque, no-classique, romantique,

    naturaliste, moderniste et autres, qui, en Europe, accompagnaient et refl

    taient dimmenses transformations de lordre social. Comme on pouvait sy

    attendre, elles perdaient de leur justesse, mais nous avons vu que ce dcalagetait invitable puisque nous y tions condamns par lengrenage colonial,

    auquel tait dailleurs et aussi bien condamne cette mme machine au

    moment mme o elle nous produisait. Il sagit finalement dun secret que

    tout le monde connat, bien quil ne soit thoris que de faon prcaire. Pour

    les arts, dans ce cas-l, la solution semble plus facile, car il y a toujours des

    DEPENDANCE NA TIONALE, DEPLA CEMENT D 'IDEOLOGIES, LITT ER AT URE 107

    (17) Viotti da Costa, op. cit., p. 104.(18) S. Romero, Ensaios de Critica Parlamentar,Moreira, Maximo & Cia, R. J., 1883, p. 15.

    (19) Pour les raisons de ce tte inertie, voir Celso Furtado, Formaao Economica do Brasil, Com-

    panhia Editora National, S. P., 1971.

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    108 ROBERTO SCHWARZ

    faons dadorer, de citer, de singer, de piller, dadapter ou de dvorer toutes

    ces manires et toutes ces modes pour quelles refltent, dans leur chec,

    lespce de torticolis culturel dans lequel nous nous reconnaissons. En somme,

    les ides librales ne pouvaient tre ni mises en pratique ni cartes. Elles

    furent alors places dans une constellation spciale, une constellation pratique, laquelle forma un systme qui ne laissa pas de les affecter. Cest

    pourquoi il importe moins dinsister sur lvidence de leur fausset que

    daccompagner leur mouvement, dont cette fausset est une partie vraie.

    Nous avons vu le Brsil, bastion de lesclavage, honteux devant ces ides,

    les plus avances de la plante ou presque, puisque le socialisme tait dj

    lordre du jour - et plein de rancur car elles ne lui servaient rien.

    Nanmoins, il les adopta avec orgueil, pour sen parer, et comme au tant de

    preuves de modernit et de distinction ; et rvolutionnaires, elles le furent,

    quand leur pesanteur sexera dans lAbolitionisme. Soumises linfluence

    locale tout en ne perdant aucune de leurs prtentions originelles, elles

    gravitaient suivant une loi nouvelle avec des grces, des disgrces, des

    ambiguts et des illusions singulires.

    Connatre le Brsil, ctait connatre ces dplacements vcus et pratiqus

    par tous comme quelque fatalit, et pour lesquels, cependant, il ny avait pas

    de nom puisque lutilisation nominale impropre tait leur nature mme.

    Largement ressenti comme un dfaut, bien connu mais peu pens, ce systme

    dimproprits rabaissait assurment le quotidien de la vie idologique et

    diminuait les chances de la rflexion, mais facilitait le scepticisme en face des

    idologies, scepticisme qui pouvait tre assez total et dsabus et saccorder,en mme temps, avec un grand verbalisme. Exacerb, il donnera sa force la

    vision de Machado de Assis. Or, le fondement de ce scepticisme ne se trouve

    certainement pas dans lexploration rflchie des limites de la pense librale,

    mais, si nous pouvons nous exprimer ainsi, dans un point de dpart intui tif

    qui dispensait de leffort. Sinscrivant dans un systme dont elles ne

    dcrivaient pas mme les apparences, les ides bourgeoises voyaient amoindrie

    par lvidence quotidienne, ds le dbut, leur prtention dembrasser la nature

    humaine. Acceptes, elles ltaient pour des raisons quelles-mmes ne pou

    vaient reconnatre. Loin de constituer un horizon, elles apparaissaient sur un

    fond plus vaste qui les relativisait : le va et vient de larbitraire et de lafaveur. Leur intention universelle chancelait la base. Ainsi, ce qui, en

    Europe, aurait t un vritable exploit de la critique pouvait, au Brsil, ntre

    que le simple fait dune incrdulit quelconque, pour qui lutilitarisme,

    lgosme, le formalisme taient des vtements parmi dautres, trs la mode

    mais inutilement troits. On voit limportance de ce sol social pour lhistoire

    de la culture : une gravitation complexe dans laquelle se rpte priodique

    ment une constellation o lidologie hgmonique de lOccident prend

    laspect drisoire dune manie parmi dautres. Ce qui, dune certaine faon,

    indique la porte mondiale que peuvent avoir et quont nos bizarreries

    nationales. Il se pourrait que la littrature russe ait t le lieu dunphnomne comparable. Face elle, mme les plus grands romans du

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    ralisme franais paraissent ingnus. Pourquoi ? Par le fait quen dpit de leur

    intention universelle, la psychologie de lgosme rationnel comme la morale

    formaliste faisaient, dans lEmpire russe, leffet dune idologie trangre ,

    et par l localise et relative. Du fond de son retard historique, le pays

    imposait au roman bourgeois un cadre plus complexe. La caricature de

    loccidentalis, francophile ou germanophile, au nom souvent allgorique ou

    ridicule, idologue du progrs, du libralisme, de la raison tait un moyen de

    faire la satire de la modernisation qui accompagne le Capital. Ces hommes

    clairs se montrent alternativement lunatiques, voleurs, opportunistes, cruels,

    vaniteux, parasites. Le systme dambiguts h lusage local des ides

    bourgeoises - une des clefs du roman russe - se compare celui que nous

    dcrivons. Les raisons sociales de cette ressemblance sont videntes : en

    Russie, galement, la modernisation se perdait dans limmensit du territoire

    et lpaisseur de l inertie sociale ; elle se heurtait au servage et ses squel

    les choc ressenti comme une infriorit et une honte nationale par beaucoup, mais qui donnait dautres un critre pour mesurer labsurdit du

    progressisme et de lindividualisme que lOccident imposait et impose au

    monde. Cest dans lexaspration de cette confrontation, o le progrs est un

    malheur et le retard une honte que se trouve lune des racines profondes de

    la littrature russe. Sans vouloir forcer une comparaison ingale, Machado

    prsente effectivement un air de parent avec Gogol, Dostoievski,

    Gontcharov, Tchekchov. Ainsi la disqualification mme de la pense au Brsil,

    disqualification que nous ressentions si amrement et qui asphyxie au

    jourdhui encore celui qui tudie notre XIXme sicle, est un pont, un point

    nvralgique par lequel passe et se rvle lhistoire mondiale.

    *

    * *

    Tout au long de sa reproduction sociale, inlassablement, le Brsil place

    et replace les ides europennes, toujours dans un sens impropre. Cest en

    cette quat quelles seront matire et problme pour la littrature. Lcrivain

    peut nen rien savoir : il nen a pas besoin pour les utiliser ; mais il nattein t

    une rsonance profonde et juste que lorsquil sent, enregistre et dveloppe, ou

    bien vite, leur dcentrement et leur dissonance. Il est une infinit de faonspour le faire, mais les erreurs en sont palpables et dfinissables : lingnuit, le

    bavardage, ltroitesse, la servilit, la grossiret formalisent lefficacit spci

    fique et locale dune alination puissante - le manque de transparence sociale

    impos par le lien colonial puis par la dpendance qui lui a fait suite.

    Ceci dit, le lecteur na rien appris de lhistoire littraire ou gnrale du

    Brsil. A quoi lui servent donc ces pages ? Au heu du panorama et de lide

    corollaire dimprgnation par lambiance, toujours suggestive et vritable mais

    toujours vague et extrieure, jai tent une approche diffrente : spcifier un

    mcanisme social, dans la forme par laquelle il devient lment interne et

    actif de la culture ; soit une difficult laquelle nul nchappait, telle que le

    DEPENDANCE NATIO NALE, DEPLACEMENT D IDEOLOGIES, LITTER ATURE 109

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    110 ROBERTO SCHWARZ

    Brsil la posait et reposait ses hommes dits cultivs, dans le processus de sa

    reproduction sociale. En dautres termes, un sol historique, analys, de

    lexprience intellectuelle. Jai essay de voir dans la gravitation des ides un

    mouvement qui nous singularist. Parti de lobservation commune, presque

    une sensation, quau Brsil les ides taient dcentres par rapport leurusage europen, nous prsentons une explication historique de ce dcentre-

    ment, qui mettait en cause les relations de production et de parasitisme dans

    le pays, sa dpendance conomique et, contrepartie de celle-ci, lhgmonie

    intellectuelle de lEurope, rvolutionne par le Capital. En somme, pour

    analyser une originalit nationale, sensible dans le quotidien, nous avons t

    amen rflchir sur le processus de colonisation dans son ensemble, lequel

    est international. Le tic-tac des conversions et reconversions du libralisme et

    de la faveur est leffet local et opaque dun mcanisme plantaire. Or, partir

    du moment o les formes fixes ont perdu leur valeur pour les arts, la

    gravitation quotidienne des ides et des perspectives pratiques fournit lamatire immdiate et naturelle de la littrature. Tel sera donc galement le

    point de dpart du roman, et plus particulirement du roman raliste. Ainsi,

    ce que nous avons dcrit, cest la manire exacte dont lHistoire mondiale,

    dans la forme chiffre et structure de ses rsultats locaux, toujours reposs,

    passe dans lcriture, sur laquelle elle exerce une influence de lintrieur - que

    lcrivain le sache ou non, quil le veuille ou non. Autrement dit, nous avons

    dfini un champ vaste et htrogne, mais structur, qui est rsultat

    historique, et peut tre origine artistique. Ltudiant, nous avons vu quil

    diffre du champ europen, bien quil utilise le vocabulaire de celui-ci. Donc,

    la diffrence, la comparaison et la distance font partie de sa dfinition. 11sagit dune diffrence interne - notre dcentrement - dans laquelle les rai

    sons apparaissent tan tt ntres, tantt trangres, dote d une lumire ambi

    gu, deffet incertain. Il en rsulte une chimie singulire dont nous avons suivi

    les affinits comme les rpugnances et dont nous avons donn quelques

    exemples. Naturellement, ce matriel pose des problmes originaux la

    littrature qui lutilise. On pourrait dire que, contrairement ce que lon

    pense, la matire de lartiste montre ainsi quelle nest pas informe : histori

    quement forme, elle enregistre dune faon ou dune autre le processus social

    auquel elle doit son existence. Lui donnant forme, son tour, lcrivainsuperpose une forme une autre, et cest du bonheur de cette opration, de

    cette relation avec la matire pr-forme - o somnole, imprvisible, lhis

    toire - que vont dpendre la profondeur, la force, la complexit des rsultats.

    Ces rapports nont rien dautomatique, et il serait possible de dterminer

    combien, au Brsil, il en a cot au roman de les ajuster : nous voyons donc,

    en variant une dernire fois le mme motif, que, bien quil travaille sur le

    modeste tic-tac quotidien, assis sa table dans un lieu quelconque du pays,

    notre romancier a toujours comme matire, quil ordonne comme il peut, des

    questions de lhistoire mondiale. Et quil ne les traite que sil ne les traite pas

    directement.

    Traduit du brsilien par Anne-Marie Mtaili