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1 DE LA MÉMOIRE DES CHOSES Alissa Maestracci

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DE LA MÉMOIRE DES CHOSESAlissa Maestracci

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DE LA MÉMOIRE DES CHOSES

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Alissa Maestracci

DE LA MÉMOIRE DES CHOSES

Mémoire écrit sous la direction de Thomas Soriano professeur de Sémiologie

2012

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Introduction

Faire parler l’ombre “ La lumière est espace vide, l’obscurité est volume plein. ”

La force de suggestion de l’empreinte “Il faut que le marcheur s’en aille pour que ses traces nous soient rendues visibles. ”

L’empreinte visible ou invisible “ La superposition des pas produits le sentier (...) le sentier est la mémoire de la sculpture. ”

Impalpables marques du corps “Et nous ne voulons pas savoir si un geste accompli vit un instant ou mille ans, car nous sommes totalement convaincus qu’une fois qu’il est accompli, le geste devient eternel. ”

La trace éphémère du souvenir “ Il ne suffit pas d’avoir des souvenirs, il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. ”

Poésie de la poussière “ Car la poussière parle de l’humain, du vivant, du mal, du secret, de l’abandon et du temps. ”

Conclusion

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sommaire

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             Dans la plus infime des traces de pas sur un sol mouillé, derrière chaque ombre portée, à l’origine de toute poussière, chacun pourra reconnaître le passage d’un corps et se l’imaginer à sa façon. La terre change de forme avec le temps, la poussière disparaît avec le vent et les traces qu’elle porte disparaissent avec elle.

Les choses, témoins du passage des corps, en subissent l’emprise et ont imprimé à leur surface une succession d’instants qui se remplacent au fur et à mesure ; instants qui se superposent comme une série de temporalités, le plus souvent imperceptibles.

L’ombre est impalpable mais elle porte en elle les mouvements qui trahissent le vivant sans qu’elle en soit l’origine. L’empreinte est le point de contact entre un corps et les corps extérieurs. Elle lui appartient sans que jamais celui-ci ne soit présent.

Il y a aussi toutes les traces invisibles que nous ne saurions voir, qui apparaissent avec le temps et les mou-vements alentours. Ephémères, à peine visibles, elles appartiennent au corps car il les a lui même crées.

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C’est parler du corps sans jamais le montrer qu’user de ces traces dans l’art, parler de son mouve-ment, parler de temporalité parce que c’est parler d’instant. C’est la poésie du corps sans visage, du corps dans son ensemble, que chacun perçoit à sa manière. C’est tout ce qui l’évoque sans que jamais on ne le voit.

Mettre ces traces en lumière c’est parler du corps et de sa temporalité. Le corps et les nombreux ques-tionnements qu’il génère, occupe une place centrale dans l’art. En abordant cette vaste thématique, l’artiste traite du vivant, du mouvement, de l’enveloppe que l’homme habite le temps de son passage sur terre. Après l’avoir moi-même dessiné, mis en scène, j’en suis venue à me demander si le suggérer, au lieu d’essayer d’atteindre une reproduction fidèle, ne le sublimerait pas davantage.

Ces traces, ces formes qu’il laisse partout et tou-jours sont un magnifique matériel de suggestion, une représentation implicite qui laisse place à l’imagination de chacun. Et c’est par ces traces que je veux , dans ma pratique, aborder la question du corps.

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“La lumière est espace vide, l’obscurité est volume

plein”

Guisepe Penone, Respirer l’ombre

“ L’ombre portée, celle que l’on jette à ses pieds au soleil ? ” C’est la question que pose le peintre à Peter Schlemihl, le hèros du roman de Adelbert Von Chamisso, lorsque celui-ci lui demande de lui peindre une ombre après avoir perdu la sienne.

Schlemihl n’a plus d’ombre, il l’a vendue au diable en échange de la bourse inépuisable de Fortunatus ; et lorsqu’il la perd, c’est sa place dans la société des hom-mes, c’est son humanité qu’il perd avec elle. Il l’a vendue sans jamais en estimer la valeur, parce que, la croyant acquise, il n’a jamais eu à se battre pour elle.

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Un jour, étant enfant on découvre cette masse noire, cette forme faite de rien qui longe les murs et le sol à nos pieds, qui suit nos mouvements de manière déformée. On la regarde des heures, on s’en amuse ou on s’en ef-fraie, puis on s’y habitue et elle devient une part de nous malgré son ambiguité certaine.

L’ombre a ceci de particulier, elle n’est pas palpable.

Elle est un morceau d’obscurité qui nous suit sans relâche, une forme qui nous ressemble et qui nous imite, mais qui n’a pas de visage. Elle a forme humaine, elle en a la gestuelle mais elle n’est pas matière.

Elle est ce double, cette part de nous, incontrôlable qui a alimenté les croyances, les légendes et la littérature, en particulier par rapport à la mort.

Max Milner cite dans son livre L’envers du visible, une croyance des Tolindoos, du centre des Célèbes où marcher sur l’ombre de quelqu’un d’autre est considéré comme un délit car ce coup porté atteindra l’homme lui- même. Il cite aussi plusieurs légendes dans lesquelles c’est toujours à l’ombre que l’on s’attaque pour atteindre l’homme car par sa taille, elle représente sa force. C’est ainsi que Tukaitaya, guerrier mangaien, se fait tuer par ses ennemis à midi car, son ombre étant presque in-existante, il a, en la perdant, perdu sa force.

Peter Schlemihl, gravure de Georges Cruikshank, 1827

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Si elle est notre double, elle ne peut qu’être la part maléfique de nous-mêmes, elle ne peut qu’être  liée à la mort. C’est une partie de notre être destinée à lui survivre. C’est justement après la mort que s’opère la métamorphose, on devient ombre lorsque l’âme quitte le corps, comme si ayant besoin de représenter l’âme sans le corps on avait choisi l’ombre parce qu’elle est la seule à avoir autant de particularités humaines, sans pour au-tant être périssable. Elle semble être la matérialisation de notre âme. Et c’est aussi comme des ombres que nous apparaissent les morts et les fantômes.

Elle est symbole d’humanité. Lorsque l’impératrice de La femme sans ombre, parvient à en acquérir une, elle comprend que ce jour-là, elle devient palpable, et quitte à jamais le monde des esprits. Seuls les vivants ont droit à une ombre.

Sans ombre, on n’est pas homme. Peter Schlemihl, au moment de son marché avec le diable, n’a pas mesuré la valeur de ce qu’il perdait: C’est le mépris de ses sem-blables qui lui a fait comprendre sa faute. Ce qui est intéressant dans L’étrange histoire de Peter Schlemihl c’est la manière dont Chamisso parle de l’ombre. Elle est hu-manisée sans l’être vraiment, elle n’est pas si vivante, elle est davantage un outil qu’une menace ou qu’un être à part entière. Mais tout son rôle est dans l’apparence, c’est la dimension sociale de l’ombre qui intéresse Chamisso car pour lui, l’ombre n’existe pas en dehors du regard

que l’on porte sur elle. Dans L’art du visible, Milner rap-porte des propos de Chamisso ultérieurs à l’écriture du livre. Il évoque l’ombre sous ces mots : “L’ombre ne provient pas du corps qui la projette mais de l’éclairage que celui ci reçoit de l’extérieur”. C’est une formidable métaphore de l’homme et de son statut social. Il fait, par le biais d’une histoire fantastique une critique de la société de son temps.

L’ombre, comme les choses matérielles, est considérée d’abord par les autres et c’est par elles que l’on a sa place, ou non dans une société. La place de l’ombre est dans le rapport aux autres. Car lorsqu’on lit son histoire, on a du mal à mesurer en quoi un homme sans ombre serait banni, serait tant rejeté par ses semblables; on a même du mal à croire que si on l’avait croisé, on aurait pu nous-mêmes s’apercevoir de cette absence.

S’attaquer à l’ombre c’est aussi une manière de s’attaquer à l’homme sans passer par le corps, c’est une manière de parler du corps sans jamais le montrer.

L’ombre a indéniablement une vertu esthétique qui permet de parler de l’homme et du corps dans son en-semble. Elle semble anonyme et universelle, elle semble être le symbole même du vivant.

Alors pour traiter du corps dans son ensemble, il faut faire parler l’ombre.

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C’est par l’ombre que Krzysztof Wodiczko fait parler la foule dans Guests, à la Biennale de Venise.

On entre dans une immense salle complètement vide : pas de fenêtre, la salle est plongée dans l’obscurité. Aux murs et au plafond, des projections : aux murs des immenses voûtes grandeur nature et au plafond ce qui semble être des bouches d’aération comme on en trouve parfois dans les villes, à ce détail près que le spectateur n’est cette fois pas au dessus mais en dessous. Sous ces voûtes gigantesques des ombres humaines, des silhou-ettes grandeur nature bougent et se déplacent. on les entend parler mais de manière indistincte, on ne peut les comprendre.

Ces ombres ont l’air quelconque, pouvant être n’importe qui. Mais à mieux y regarder, il nous semble reconnaitre leurs mouvements et leurs gestes car ils nous sont familiers.

Ces ombres ce sont les travailleurs des rues, les ouvri-ers, les femmes de ménages, les vendeurs de parapluies : ce sont les sans-papiers, les immigrés et les réfugiés. Tous parlent entre eux mais leur langage nous est inaccessible, tout comme leur espace. Ils sont périphérie et pourtant ici c’est nous qui les regardons, et qui ne pouvons les atteindre car une vitre brumeuse sépare notre espace du leur; ce sont deux mondes mis face à face. Et cette vitre est la métaphore de la distance, de la barrière in-franchissable qui existe entre eux et nous dans la vie de tous les jours, dans nos villes et dans nos rues.

Guest, Krysztof Wodiczko, 2009

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L’artiste ici ne montre pas certaines personnes en par-ticulier, il ne montre aucun visage, juste des silhouettes, juste des ombres symboles de toute une population, une universalité. Par les ombres, il les met en lumière. Pourtant nous sommes les spectateurs, et nous les regar-dons vivre sans pouvoir les atteindre.

Il nous pousse à nous demander de quel étranger parle le titre.

Au pavillon polonais le titre était d’ailleurs suivi de cette phrase de Hannah Arendt, “ Les personnes dé-placées sont les avant-gardes de leur peuple.” C’est dire l’importance qu’il accorde ici à ces travailleurs immi-grés. Et ce n’est pas anodin d’utiliser l’ombre, elle semble ici illustrer l’homme universel, elle parle de tous et de chacun car elle est sans visage.

Ici l’ombre n’est pas effrayante, elle est davantage apaisante. Elle est quelque chose que l’on n’arrive pas à saisir car elle ne nous regarde même pas, elle vit sous notre regard sans se préoccuper de nous.

Mon ombre est mon double à en croire l’imaginaire collectif. Mon ombre est mon double et la forme qui me suit sans cesse est vivante.

On pourrait dire qu’elle a une âme, mais justement elle n’en a pas, toute la différence est là, car elle n’est pas humaine.

Je m’imagine pouvant la voir comme un être à part entière, la regarder vraiment et me mettre à penser à elle comme une forme indépendante qui se détache de moi. Je me dis aussi que je vais faire attention à celle des autres, pour trouver celui qui n’en a pas, et que cela me fera entrer dans un imaginaire que je ne maîtrise pas.

Alors la nuit venue, dans la rue, je la cherche des yeux, au milieu des ombres immobiles des bâtiments. Mais ce n’est pas une ombre que je vois, ce n’est pas une forme unique de moi sur le sol. Mon double n’est pas un, il est plusieurs. Alors je vois mes ombres graviter autour de moi au gré des lumières alentours.

Je m’interroge : est-ce chaque part de mon incon-scient qui prend forme à mes pieds ? Est-ce chacun de mes souvenirs chacune de mes pensées ?

Laquelle de ses ombres a vendu Peter schlemihl pour se faire bannir de la société des hommes ? (pour ne plus absorber la lumière), Lequel de ses doubles ?

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Parfois, parmi toutes mes ombres, l’une d’elles domine les autres, une lumière est juste derrière moi. Je vois mon double s’étendre à mes pieds, démesuré-ment grand. Puis je regarde à gauche et à droite : deux ombres sont immobiles de chaque côté de moi ; et elles fixent la première, la plus grande. Elles la regardent im-mobile, ma grande ombre, celle qui semble par ailleurs me regarder moi.

Je me tourne dans tous les sens, et je m’aperçois que jamais mes ombres ne se quittent du regard, quoi que je fasse, elles, elles se regardent entre elles.

Je me sens exclue de ce cercle sans visage et sans pa-role. Je suis substance, je suis solide, je suis visible dans l’obscurité mais je ne peux pas les atteindre, elles glissent entre mes mains, elles s’échappent sous mes pieds.

Je me sens encerclée, j’ai peur. Je cherche une place sous la lumière pour que seule une minuscule ombre coincée sous mes pieds, celle que je maîtrise et crois contrôler, puisse me rappeler que je n’absorbe pas la lumière.

C’est alors que je prends conscience de son énorme pouvoir de déformation, de ses possibilités sans limite qui m’échappent complètement.

    On ne pourra jamais atteindre la fluidité avec laquelle elle se glisse du mur au sol sans aucune pesanteur. Justement parce que cette pesanteur lui est étrangère.

Afternoon light II, Nan Hoover“…Nos ombres disparaissent et réapparaissent de façon inatten-due- elles se déplacent dans toutes les direction possibles, changent notre sens des proportions et de notre perception; peut être pour nous rappeler le caractère éphémère de notre réalité.” Nan Hoover Catalogue La trace de la lumière

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Elle ne pourra se lever d’elle-même pour être à la verti-cale contre un mur, il faudra que nous même nous nous collions à lui; et si nous nous éloignions du sol, elle ne nous suivra pas.

Lorsque l’on joue avec la lumière, logiquement l’ombre se déforme suivant nos gestes. De cette défor-mation naissent des possibilités infinies de figures et de formes. Selon nos mouvements ou la position de la lu-mière, l’ombre change et s’éloigne peu à peu du dessin de sa forme originelle. En plus de nos propres mouve-ments, d’autres phénomènes sont pris en compte, et au bout d’un moment, la forme nous échappe totalement et l’ombre se déforme d’elle même.

On pourrait croire que je personnalise l’ombre, que je lui donne une âme mais il n’en est rien. Elle ne se dé-forme pas d’elle-même. Il eut fallu un hasard incroyable pour que le corps éclairé se soit placé à cette distance précise de la lumière qu’il regarde précisément vers cet endroit pour que de son ombre naisse une forme qui ne lui ressemble même pas, qui soit bien plus grande et bien plus impressionnante que l’objet réel. Il est difficile de comprendre le lien entre les choses, le lien entre la forme dessinée au sol et l’objet vertical. On ne comprend pas quelles sont les distances exactes et pourtant la forme est là à nos pieds, tout à fait différente de ce que l’on aurait pu imaginer.

Vous est-il déjà arrivé de voir dans votre propre ombre un autre visage. Vous avez regardé longtemps autour de vous pour comprendre ce qui lui donnait cet aspect, puis vous vous êtes attardé sur le manteau posé négligemment sur une chaise juste derrière vous et vous avez compris qu’il participait lui aussi à l’ombre que vous croyiez être vôtre.

Vous vous rendez compte à quel point les corps autour sont déterminants lorsqu’il s’agit de votre ombre. Alors vous vous attardez sur cette ombre, de vous et de la chaise derrière et vous n’en voyez pas les limites, vous ne comprenez plus ce qui vous appartient et ce qui n’est pas à vous. Vous vous rendez compte que votre ombre vous échappe totalement car elle a rejoint les autres ombres, là où vous n’avez aucun pouvoir. Elle a rejoint la surface, vous, vous restez dans le volume. D’habitude pour la faire disparaître vous auriez éteint la lumière, sachant bien que toute source lumineuse aussi petite soit-elle, la fera apparaître. Là vous hésitez car vous commencez à voir l’ampleur de l’obscurité comme volume plein, vous voyez que cette surface d’ombre de toutes les choses qui vous entourent est contrôlée par le fait que la lumière est là aussi et que s’il vous vient à l’idée de la faire dis-paraître, l’obscurité va vous entourer de toute part et la question de l’ombre comme surface n’aura plus lieu d’être car l’obscurité deviendra volume, elle emplira le vide autour de vous, elle prendra place sur votre corps, sur vos genoux, alors le volume de l’ombre vous aura envahi de toute part.

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Le vide rassure lorsque la lumière est là. Je l’appelle vide car je le ressens comme tel, cet espace de rien entre moi et les choses. Mais lorsque l’obscurité nous envahit, tout devient plein tout devient volume et au milieu de cette masse, on a l’impression de suffoquer. Ce n’était pas la peur du plein, ni la peur du vide qui nous effrayait étant enfant quand la pièce devenait noire, c’était la peur des êtres de la nuit, les fantômes et les monstres, et dans notre imagination, ils étaient volumes, et ils avaient toujours forme d’ombre.

White Painting, Robert Rauschenberg, 1951

Rauschenberg ne parle pas de corps, pas même d’ombre dans son travail et pourtant, dans White Painting (1951), c’est entre autre le passage de l’ombre qu’il attend sur ses toiles. Ce sont de grandes peintures blanches, d’un blanc uniforme, peint au rouleau. Ce qu’il attend c’est le hasard de ce qui viendra se poser dessus, ombre et poussière appartenant à un espace, à un instant précis.

C’est le passage du hasard et de l’inattendu, c’est aussi une toile fugitive parce que rien ne reste. Une mat-ière éphémère qui témoigne de l’espace autour prend place sur la toile qui garde pourtant l’apparence d’une toile vide. Comme si Rauschenberg cherchait non pas à montrer une œuvre qu’il a crée mais à mettre en lu-mière l’imperceptible. Il appelle ici à la contemplation du rien ou du presque rien, du vide rempli de matière invisible.

L’ombre adhère à la toile comme une peinture, la toile encadre un mouvement qui sans elle se serait perdu dans l’obscurité alentour au milieu des autres ombres. Et que dire de la lumière reflétée par le blanc de la toile, que dire des particules de poussières qui s’y déposent délicatement, comme si elles étaient la mémoire du lieu. C’est contempler le rien pour percevoir quelque chose.

John Cage en parlera dans ces termes en com-parant les White Painting à sa pièce 4’33 “ Les peintures de Rauschenberg selon moi deviennent des terrains d’atterissage pour les particules de poussières et d’ombres

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du lieu alentour. Mon morceau 4,33 devient quand on l’interprète, les sons du lieu environnant.”

Il donne sa place aux sons venus du hasard, considérés comme du bruit, parce que non crées pour un concert. Rauschenberg réalise la même chose. On n’expose pas la poussière, la poussière est partout, envahissante. Mais si on la regarde délicatement se poser sur une toile blanche de manière absolument incontrôlée, alors elle devient poésie.

Mais surtout ce n’est pas n’importe quelle poussière, n’importe quelle ombre qui passe furtivement sur la toile immaculée, c’est le témoin d’un instant. Et déjà l’ombre change, la poussière s’envole de nouveau et le tableau est différent, il décrit un autre instant.

C’est cette fugitivité du tableau qui est si poétique, c’est aussi un tableau fait sans bruit, sans mouvement de l’artiste, le hasard seul est maître. L’intention n’a pas sa place, même une photographie ne révélerait en rien ce qui se passe sur la toile, elle ne pourrait figer aucun de ces instants d’éternité. On photographierait une toile immaculée, un espace sans relief et sans mouvement. Alors il ne reste qu’à le voir, à s’arrêter sur cette toile ou une autre sur un espace de silence et de lumière ou au-cun solide, aucune image palpable ne pourrait perturber le chemin vers la visibilité du rien. Un seul passage aussi fugitif soit-il d’une ombre et le corps est présent dans son ensemble, sans même avoir besoin d’en parler, de

le montrer; il est là tout entier, ou bien il brille par son absence.

Et c’est le passage des corps qui remue la poussière par leurs mouvements infinis autour des choses et des espaces vides. C’est le passage des corps qui fait naitre les courants d’air qui font s’envoler les particules de rien qu’est la poussière. Tellement envahissante, telle-ment angoissante car tellement immaîtrisable, elle est ici au milieu d’une esthétique bien particulière celle de l’instant et du vide.

Rauschenberg crée des tableaux de vide, et comme une évidence on comprend que le vide n’existe pas. Il n’y a de néant nulle part, tout est un plein continuel. Tout ne cesse de bouger sous nos yeux sans que l’on s’en aperçoive, sans qu’on le contrôle et surtout sans qu’on se rende compte de l’influence que nos mouvements ont sur les choses insaisissables. Comment notre souffle s’échappe de nous de manière naturelle et comment il change l’espace et l’air.

Ce sont les peintures d’un espace au seuil du percep-tible, qui nous échappe à chaque instant.

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“Il faut que le marcheur s’en aille pour que ses

traces nous soient rendues visibles.”

Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu

Les empreintes des corps sont visibles partout, dans tous les lieux publics, sur tous les meubles, sur toutes les choses qui nous entourent. Elles n’attirent pourtant que rarement notre attention et plutôt que de l’intérêt, elle nous inspire du dégoût. On ne regarde jamais avec bien-veillance les traces de mains sur une vitre, sur une table en verre; on cherche à les effacer, pour que la surface redevienne propre.

L’empreinte est bien plus qu’une simple trace, c’est aussi par elle que l’on connaît et que l’on creuse l’histoire.

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C’est par elle que nous est apparu notre passé le plus lointain, et certaines des notres feront de même pour les générations futures; toutes nous survivrons. Des fos-siles aux premiers dessins préhistoriques, gravés dans la roche, l’empreinte semble être la trace ultime de ce qui est et qui n’est plus après des millénaires de temps passés à recouvrir sans cesse toute trace de vie antérieure.

Partout autour de nous les empreintes de nos corps se posent sur les choses, comme les marques des os fossilisés sur une pierre. Elles s’impriment un peu partout sur les corps que nous avons touché puis disparaissent à nou-veau pour laisser la place à d’autres. Elles jonchent les surfaces. Souvent elles n’inspirent rien parce que même si elles sont la trace d’un individu en particulier, elles ne représentent, après son passage, que la masse dont nous faisons partie et elles sont synonymes d’impureté dans les lieux que l’on aimerait voir demeurer propres.

Mais si nous pouvions, dès lors que nous voyons une empreinte déposée sur une vitre de train, savoir à qui elle appartient, y reconnaitre une personne par le dessin qu’elle représente, alors elle perdrait son côté impur, elle entrerait dans l’esthétique du souvenir. Elle suggèrerait l’absence d’une personne mais elle suggèrerait surtout son passage. Et nous serions peut être heureux de mêler à cette empreinte reconnue, notre propre empreinte.Confondre ces deux empreintes lierait cet instant au pré-cédent dans un même espace, malgré le temps qui passe nous serions ensemble. Malgré l’absence la trace opère un rapprochement subjectif, fait naitre une présence;

Bien que nous ne pourrions cependant pas parler de présence car l’empreinte n’est jamais une présence, c’est une présence perdue.

Penone parle sans cesse de l’empreinte visible ou invisible car pour lui elle est partout, et selon lui, par elle nous avons le pouvoir de modifier les choses qui nous entourent, de redessiner leur surface. De même que nous laissons des traces sur les murs, la trace de nos pas sur le sol le modifie sans cesse, la terre change, après  notre  passage,  nous  modifions  les  ombres  et les reliefs du lieu. nous sculptons le sol de nos pieds. Nous altérons les choses par notre contact avec elles. Penone disait “Chaque empreinte est une nouvelle his-toire” et c’est justement là sa force: elle est toujours un nouveau dessin, elle est toujours un nouveau souvenir.

Pourquoi l’empreinte a-t-elle tant d’importance ?

Peut-être parce qu’elle a un pouvoir de suggestion tel-lement immense qu’elle suffirait à parler du monde dans son ensemble.

Proust se souvient de toute son enfance grâce à un goût particulier, cela aurait peut-être pu être une empreinte.

Si revenant dans une maison d’enfance, après quinze ans d’absence, j’entre dans une pièce que je connaissais très bien; J’en ai toujours mes souvenirs mais ils ont été salis par le temps, je les ai partiellement effacés. J’entre et je m’aperçois que tout à changé, les meubles ne sont

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plus à la même place, les rideaux n’ont plus la même couleur, l’odeur n’est plus la même, et pourtant dans un coin de chambre, face à la fenêtre je crois reconnaître la forme d’un tableau qui m’était familier, un tableau que j’avais oublié. Il n’est plus là mais les murs jaunis en ont conservé l’empreinte, je vois clairement la trace du cadre et des clous qui servaient à l’accrocher. L’image du tableau me revient avec les sensations qu’elle entraîne. Le mur a conservé la mémoire du lieu. Il a gardé la trace d’une époque et face à cette empreinte mes souvenirs reviennent.

Comment faire quand c’est l’homme en général que l’on a envie de représenter, pas un visage, pas une ex-pression mais l’homme en général. Non pas parce qu’un sourire ne serait pas beau à voir mais parce que par sa forme il fermerait la porte à une grande partie de notre imaginaire. Un visage ne serait pas suffisant, il rappel-lerait trop une partie du monde, ou pire il ne rappellerait personne, alors que l’empreinte c’est l’abstraction même du figuratif. C’est une forme pas toujours compréhen-sible, c’est une forme infiniment variée et pourtant elle parle toujours de corps, elle parle toujours d’humanité. L’empreinte passe au dessus de toute notion d’âge, de sexe, de couleur, elle passe au dessus du caractère et des signes distinctifs. C’est une masse de poussière ou de graisse, une forme gravée sur une surface qui donne bien plus d’information que n’importe quelle photo, c’est en un sens l’anonymat le plus complet mais c’est aussi la personnification même de ce qu’on a envie d’imaginer, 

et cela s’étend sans limite, l’empreinte parle de tout sans jamais rien montrer.

Longtemps j’ai dessiné des visages, puis je m’en suis lassée. Non pas parce que les gens autour de moi ne m’intéressaient plus, mais parce que ces dessins n’étaient plus suffisants. Toujours, lorsque je dessinais, je cherchais à reproduire, jamais d’après nature mais d’après des souvenirs, les moments que j’avais déjà vécu avant de les oublier complètement. Comme pour prolonger quelque chose dont il ne resterait bientôt que des bribes.

Les traits sur le papier n’étaient jamais assez pré-cis pour que le dessin ressemble au souvenir que j’en avais. Je ne faisais que réinventer une autre histoire en m’éloignant de celle que je cherchais.

Alors insatisfaite, je n’ai plus dessiné que des parcelles de corps. Il me semblait qu’une main mal exécutée trahissait moins le souvenir qu’un visage peu ressemblant. Mes croquis sont alors restés inach-evés, par peur d’en dire trop, par peur d’écrire une autre histoire je n’osais plus rien finir, plus rien dire. Je m’acharne à voir sans cesse les plus petits détails, et une fois qu’ils me sont apparus, je ne peux pas en faire abstraction. Ils prennent de plus en plus de place et le dessin sous mes yeux s’éloigne de mon imaginaire pour coller à une réalité très précise qui n’est pas toujours la mienne.

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Il a fallu que je m’éloigne de cette représentation trop fidèle. Le plaisir de dessiner une ombre m’a alors paru évident. Pouvant à mon gré imaginer autour d’elle ce que je voulais, la privant de tout décor et de tout con-texte, je me suis mise à la dessiner de toutes les tailles sur toutes les surfaces. Je pouvais enfin jouir d’une impres-sion certaine que je dessinais exactement ce que j’avais en tête. La forme générale était là, et mon imagination finissait de rendre parfaite la ressemblance. Plus agréable encore: rien dans ces formes n’etait immuable et chaque souvenir pouvait s’y intégrer selon mes humeurs.

Ces silhouettes étaient toujours noires. J’utilisais la suie dense sortie du chalumeau pour les dessiner à taille humaine. Mais la suie ne se fixe pas, elle est extrême-ment volatile et extrêmement fragile.

Mes silhouettes étaient donc faites d’un noir qui ne resterait pas; elles disparaîtraient dans les minutes qui suivraient celles où je les aurais achevées.

J’ai trouvé un intérêt à cette fragilité éphémère, me disant que pour aller plus loin encore dans l’urgence, je pourrais les faire bouger. Si je les animais, seul resterait de ce mouvement, la trace qu’il avait laissé. Je les ai alors dessinées à la manière d’une animation, dessinant, prenant une photo puis effaçant ensuite pour redessiner à nouveau. Sur du métal d’abord, puis sur des surfaces transparentes car les reflets donnaient encore plus de vie au mouvement des ombres.

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Evoluant ainsi en transparence elles semblaient presque vivantes, enfermées dans un espace, de l’autre côté d’une vitre fumée, cela expliquait presque leur noirceur.

Je les ai dotées d’empreintes, de mes empreintes. Par ironie, peut-être parce que l’empreinte est la chose qui identifie par excellence l’individu, bien plus précise en-core que le visage, que la démarche. J’avais l’impression de dessiner autour de moi toutes les actions que j’aurais été susceptible de faire dans cet espace.

Comme le visage, l’action est trop précise pour donner libre cours à l’imagination mais pas le mouvement. Le mouvement sans but; celui des corps, la marche des gens qui ne vont nulle part, qui se touchent qui s’effleurent et qui disparaissent.

J’ai fait de ce mouvement des scènes entières; mouve-ment fait par des ombres, essayant sans cesse de passer la frontière de la réalité en posant leurs mains pleines d’empreintes sur la vitre pleine de suie. Et quand je les regarde, je peux à mon aise leur donner à chacune une histoire et donner un but à cette marche vers nulle part. Mais je peux aussi simplement apprécier leur mouve-ment lent. Regardant la plaque se vider de sa suie en sachant que seules les photos que j’ai prises pourront témoigner du mouvement qui s’est crée et a disparu.

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“ La superposition des pas produit le sentier (…) le

sentier est la mémoire de la sculpture. ”

Guisepe Penone, Respirer L’ombre

Peut on considérer l’empreinte comme sculpture ?

La question se posait déjà pour l’ombre. L’ombre s’adapte à la surface sur laquelle elle se pose et elle n’est pas palpable, alors elle ne saurait entrer dans la “tridimensionnalité”, pourtant si l’on considère que l’obscurité est volume plein, alors la question se pose car ici l’ombre ne s’arrête plus aux murs, elle prend place dans tout l’espace autour de nous.

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Concernant l’empreinte, cela semble plus facile encore de la voir comme sculpture. On pourrait la voir comme simple dessin lorsqu’elle n’est qu’une tâche de graisse posée sur une vitre, mais l’empreinte va plus loin, elle est le relief qu’ont les choses, elles est la représentation de tous les changements faits aux corps dès qu’un autre corps l’a touché, elle est la déformation du sable après le passage de nos pas et la déformation lente des pierres après le passage de l’eau.

On parle d’empreinte du temps, et c’est exactement cette empreinte qui modèle notre visage avec les rides de la vieillesse. L’empreinte est vaste et extrêmement variée, elle modèle le monde par son passage, grâce au mouve-ment perpétuel des choses. On peut donc la considérer comme sculpture. Plus encore, elle est la marque d’un changement des choses à travers le temps puisque qu’elle modifie, qu’elle que soit sa visibilité ou qu’elle que soit sa profondeur, les corps qui l’ont fait naître.

Richard Long marche dans l’espace et laisse comme seule œuvre d’art la trace de ses pas sur le sol. Ce n’est pas une performance, ce n’est pas non plus la photo-graphie qui fait  l’œuvre finale. Lui, parle de sculpture plate, et plus qu’une sculpture plate c’est une sculpture de mouvement. C’est la marque d’un déplacement, c’est la trace d’un corps. L’ œuvre est la trace, désormais invisible que cette marche a laissée sur le sol vierge. Ici il étend la sculpture jusqu’à la dématérialisa-tion, jusqu’à l’invisible même. Il met en lumière quelque chose que l’on voit chaque jour.

A line made by walking, Richard Long, 1967

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La marche et ses conséquences sont l’œuvre d’art. Il marche sans but, ou plutôtavec pour seul but de laisser des traces une fois que le temps aura passé et que le vide sera revenu.

Il dit que “ L’eau donne à la boue sa ductilité, et la terre donne à l’eau une certaine consistance et une visibilité ”. Il cherche lui aussi à travailler avec ces ma-tériaux invisibles. En les confondant, il les rend visibles. la boue n’a aucune forme à moins qu’elle soit mélangée avec l’eau, et l’eau à l’inverse, laisse des traces éphémères mais ces traces ne sont pas toujours visibles et la terre leur donne une couleur. Il joue sur ce mélange naturel de deux matériaux déjà existants, là où il marche pour que soit rendu visible ce qu’il veut montrer.

Il va même au delà car dans A line made by walking (1967), c’est uniquement l’usure du sol provoquée par la marche qui rend visible les mouvements déjà passés.

L’œuvre est un corps qui évolue et qui laisse son empreinte dans un milieu d’où il est désormais absent.

Mais de quoi parle-t-on lorsque l’empreinte est à peine visible, voir complètement invisible. Chez Hamish Fulton ce n’est même pas la trace mais le simple fait de marcher, c’est l’empreinte invisible qui fait œuvre d’art. Il n’est plus non plus question de sculpture, il est question de performance: marcher dans le seul but de marcher. Ce sont de ces empreintes dont parle à mon sens Hamish Fulton.

Dans son dispositif, les gens marchent pour un temps donné, ils prennent conscience du mouvement et de l’espace autour d’eux. Ils prennent conscience du temps car ils ne marchent pas comme ils ont l’habitude de le faire, mais dans un cadre et pour un temps donné. Ils marchent par exemple extrêmement lentement car le rapport entre le temps et l’espace, les y obligent. Le jour ou il a choisi l’ancienne gare de Boulogne-sur-Mer pour faire traverser un espace à une centaine de personnes, Fulton avait-il prévu qu’il pleuve, et que chaque trace de pas reste un peu plus longtemps sur le sol ? Peu importe, le fait est là. Des centaines de passants ont piétiné, une heure durant un rectangle au sol. Et il en est resté quelque chose, des centaines de couches d’instants répétés et peu importe que cela soit visible.

Chez Fulton comme chez Long c’est par l’éphémère que tout prend sens. Le temps fera de toute façon tout disparaitre.

Walk, Hamish Fulton, 2010

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“ En “soufflant” un espace, on ne crée pas seulement un lieu, on lui insuffle le temps. ”

Georges Didi Huberman, Génie du non-lieu

Dans ses œuvres faites de suie, Parmiggiani crée des espaces qui, par l’empreinte, parlent de mémoire. Il travaille dans des espaces presque vides, des lieux aban-donnés, il rempli la pièce de fumée. La suie recouvre les murs et comme des pochoirs, elle dessine la forme des objets restés dans la pièce. Parmiggiani enlève ensuite ces objets et montre le lieu vide, rempli de ces formes que la fumée noire qui a dessiné sur les murs. Tout est immobile et silencieux.

Dans Génie du non lieu, lorsqu’il parle des Delocazione, Georges Didi-Huberman, fait la différence entre l’espace et le lieu. Pour lui, Les Delocazione sont un lieu déplacé dans un espace particulier.

Il utilise comme médium l’air, le feu et la cendre. Les objets qu’il fige  sont  comme  immobiles,  en  sus-pend, sans temporalité. Et ce n’est pas tant l’objet en soi qui donne cette sensation de hantise dont parle Didi-Huberman, c’est tout ce à quoi il se rattache c’est-à-dire aux instants auxquels il a appartenu. C’est la trace, le rien que laissent les choses une fois que tout est mort. Ce sont des formes faites de cendres. La cendre signifie bien plus encore que la forme elle même.

Polvere, Claudio Parmiggiani, 1998

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La cendre est apparentée au feu, elle est issue d’une décomposition, elle est une forme détruite. C’est la mat-ière, toujours présente, disloquée en des milliards de particules que l’air et le vent séparent. La cendre, porte à elle seule des milliers d’instants, des milliers de tempo-ralité qu’elle emmène avec elle. Elle est le témoin de ce qui a disparu et Didi-Huberman parle de hantise car la cendre, venant du feu, évoque toujours une destruction violente et elle est la dernière chose qui témoigne de cette catastrophe.

Didi-Huberman voit Hiroshima dans l’échelle dessi-née au mur de la première Delocazione, mais c’est aussi Pompeï, ces corps immobiles stoppés par le feu dans une action incroyable. tous figés et à jamais recouverts de cendres.

Dans Polvere, Parmiggiani n’y représente pas de corps, pourtant c’est de l’absence de ces corps dont il s’agit. C’est l’absence de la vie elle même, disparue après une destruction ou un abandon. C’est comme donner à voir l’absence d’une vie dans un lieu où règnent la mort et l’oubli. Mais tout en sachant que le principe même est voué à disparaître. C’est aussi la fragilité de l’installation qui donne cette impression de hantise.

On attend le tremblement du mur qui fera tout dis-paraître, le coup de vent qui fera tout s’envoler. Et alors

plus rien ne sera visible. La cendre redeviendra cadavre et continuera son cycle. Construire avec la cendre c’est reconstruire, c’est réutiliser l’histoire du lieu, de l’objet ou du corps pour en reconstruire les vestiges.

Didi-Huberman parle de l’image comme cendre vi-vante, comme quelque chose entre la vie et la mort, dans la survivance qui s’apparenterait aux spectres. Image qui met sans cesse notre mémoire en mouvement. Et pour les images que crée Parmiggiani, c’est d’autant plus vrai car qui parle d’absence, parle toujours de mémoire.

La mémoire dans certains de ses travaux c’est aussi la mémoire du bruit. Quand il expose comme des gravats, des dizaines d’énormes cloches d’église au collège des Bernardins, c’est bien du bruit dont il est question, ou de son absence. Par ce simple objet il résume toute la vie du lieu et sa destruction par les flammes. L’exposition       d’ objets créés pour faire du bruit, entassés dans un coin, trop lourds pour être déplacés, figés encore une fois. Objets souvenirs devenus inutiles si ce n’est pour forcer notre propre mémoire à se souvenir.

C’est la différence entre l’ombre et l’empreinte. L’ombre suggère la présence, l’empreinte suggère l’absence.

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De tous ces lieux qui parlent de mémoire, les ruines en sont le magnifique symbole. Parce que ce qui parle de ruine parle de destruction.

Pas besoin de poussière ni de feu pour comprendre à quel point le temps fut seul destructeur de ces lieux jadis pleins de vie.

Le bruit disparu, a alors laissé place à un silence im-mense. On peut se demander d’où vient la destruction, mais qu’il y en ait eu une violente ou qu’il n’y ait eu qu’abandon, la mémoire se met en place. Les pierres sont solides, c’est ce en quoi les hommes ont construit les plus grands édifices, ceux qu’ils voulaient voir rester debout pour l’éternité. La vision de ces ruines est en-core plus pénible, plus violente car il a fallu des années pour que les choses disparaissent petit à petit, il fallu des strates de temps les unes sur les autres.

Les ruines sont un symbole, elles sont un espace de transformation infini. À leur vision, le passage du temps sur les choses et les hommes devient une évidence.

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“ Et nous ne voulons pas savoir si un geste accompli vit un instant ou mille ans, car nous sommes totalement convaincus qu’une fois qu’il est accompli, le geste devient éternel.”

Lucio Fontana

Que ces traces, ou ces empreintes soient visibles ou invisibles, peu importe, ce qu’elles ont en commun mal-gré leur forme et malgré leur profondeur c’est qu’elles renvoient toujours à une temporalité.

Une empreinte vient toujours d’un temps passé. Leur intérêt réside dans le fait que le corps est absent.

Penone imagine le poids que pourraient avoir les em-preintes de toute une vie. Si l’on s’imaginait leur volume, il serait lui aussi immense.

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Il nous fait comprendre que l’invisible n’est pas l’immatériel et que les volumes des choses vont bien plus loin que ce que nous pouvons percevoir. Mais l’œuvre du temps fait tout disparaître.

Il porte par exemple un grand interêt aux objets com-muns comme la rampe d’un escalier poli qu’il trouve infiniment précieuse car dans l’absence de l’homme et dans le passé elle est une source d’information énorme et une source de souvenir. Et dans cette idée d’instant figé, en dehors de sa propre temporalité, le mouvement est roi car de lui naît l’empreinte. Il est toujours question de mouvement.

Dans Polvere ou les Delocazione, malgré le  lieu figé, immobile et enfoui sous les cendres, il y a pourtant une place pour le mouvement et c’est peut être en partie de lui que vient cette hantise dont parle Didi-Huberman. Car l’œuvre est d’une incroyable fragilité. Tout à l’air sus-pendu mais tout ne tient qu’à un fil, rien n’est fixé pour mettre encore plus en valeur l’éphémérité de l’œuvre, la temporalité, l’absence qui pousse au souvenir.

Et un seul mouvement extérieur suffirait à ce que les formes se perdent et que tout redevienne un tas de cendre.

L’empreinte est l’exacte frontière entre deux états des choses, entre le temps présent où elles nous sont données à voir et le temps passé ou elles sont apparues, elle parle toujours de temporalité.

Penone l’illustre à nouveau parfaitement dans haleine de feuille. C’est une forme au sol faite de feuilles mortes. Cela pourrait être une silhouette humaine. Ici il donne à voir le contact entre deux corps. Il y a présence humaine sans pour autant qu’il y ait de corps. Il montre quelque chose qui aurait dû être invisible, l’haleine comme le souffle dont elle fait partie est toujours  invisible si ce n’est dans l’imaginaire. Ce sont les traces d’un mouve-ment passé dans un présent figé et dans une partie du futur sans doute.

Haleine de feuille, Guiseppe Penone, 1979

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Il donne à voir l’invisible dans un espace où l’action a ex-isté mais où elle n’est plus. Pourtant l’espace demeure.

Il crée un mouvement, figé dans l’éternité. Il compare cela à la vie des végétaux qui selon lui sont contraints à vivre éternellement en supportant le poids de tous les gestes accomplis. “ À l’arbre,  il n’est  jamais permis d’oublier.”

Il fait comme si la matière pouvait se souvenir de tous les gestes et de toutes les choses. Comme si son unique geste était de les aider à devenir visibles, comme si pour voir le monde tel qu’il est vraiment, il fallait pouvoir tout voir et justement voir l’invisible.

Tout comme il parle de la mémoire de l’eau. L’eau, cette chose par nature impalpable qui glisse entre nos doigts et que l’on ne saurait retenir. Pour lui, l’eau con-serve en elle toutes les empreintes de ceux qui l’ont tou-chée. Toutes les marques des pierres sur lesquelles elle a glissé. Elle serait alors couverte de milliers d’empreintes que l’ont ne saurait voir mais qui pourtant la façonne sans cesse. Et en en parlant, peut-être que d’une certaine manière, il nous les fait voir.

Maurizio Nanucci expérimente l’immatérialité de l’eau dans Écrire sur l’eau (1973). Il touche l’eau de ses mains à plusieurs reprises, en essayant de lui donner une forme mais rien ne reste sur cet élément fluide, seules les ondes du point de contact restent quelques instants puis disparaissent à leur tour. Il les photographie pourtant car dans cette tentative d’impression impossible, peu

importe que la forme reste, l’idée seule règne en maître et fait naitre la poésie.

C’est une tentative de rester présent même après l’action sur les éléments extérieurs. cela serait possible presque partout mais Nanucci choisit l’eau, sachant très bien que rien ne restera.

Peu importe, il parle toujours de temporalité.

Si ce n’est pas l’air, c’est l’eau tout aussi impalpable qui ici est mise à l’épreuve du contact et du temps. Il serait vain d’essayer de les représenter vraiment mais jouer sur cette immatérialité c’est jouer avec le temps et la mémoire.

Scrivere sull’acqua, Maurizio Nannucci, 1973

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“ L’empreinte semble ne se dire qu’au pluriel, justement parce qu’elle semble n’exister qu’en particules. ”

Georges Didi-Huberman, L’empreinte

Que penser alors des gestes visibles qui eux non plus ne laissent aucune trace, ou plutôt qui en laissent une uniquement par la répétition d’un mouvement, toujours le même. Sur des semaines ou des mois, sur des années même, des gestes anodins mais routiniers, ces gestes ré-pétés chaque jours creusent les surfaces dures et en font naître des formes. C’est ce que Penone met en lumière dans Contours lines en 1989.

A Halifax, dans une ancienne usine nommée Dean Clough, Penone parle de milliers d’ouvriers qui sont passés chaque jour au même endroit, ils ont poli le sol de leurs pieds. La pierre jadis plate est devenue concave. Ce mouvement permanent au fil du temps a usé la pierre année après année. Penone compare cette usure à celle que fait l’eau de la rivière lorsqu’elle poli les pierres au fil des années. 

Cette empreinte invisible ne saurait prendre forme qu’à travers le temps. Penone fait un moulage de cette pierre polie. Le moulage est plat à son sommet. Et de là naît une sculpture, une sculpture de la temporalité. Il ressort une forme qui est le temps, il le dit lui-même: “ la forme obtenue est temps, mémoire, sculpture. ”

C’est la différence entre un avant et un après mouve-ment. Il donne à voir l’impalpable, ce qui a disparu, ce qui n’est pas fait pour être vu.

Ces empreintes sont l’exacte frontière entre la forme et l’informe. Rien n’est visible littéralement mais la visi-bilité naît de la manière dont elles agissent sur les corps extérieurs. Et ce changement sur les choses est le reste de quelque chose, le reste d’un mouvement passé. Elles donnent aux choses une forme particulière qui fait appel à notre souvenir.

Elles sont entre ce qui est réellement, et ce qui dis-paraît, tout comme les empreintes des Delocazione de Parmiggiani. “ Ces empreintes cendres sont entre deux états des choses. Elles parlent à la fois d’une fausse ap-parence d’éternité, œuvre lente de la poussière, déposée là comme un objet sans vie, et pur présent car elles mi-ment l’œuvre d’une bombe incendiaire où la suie sur les murs se serait répandue en un instant sur toutes les parois de la pièce. ”

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“ Un souffle propage dans l’air notre existence, il s’insinue et ramifie dans le vent le dessin de nos

poumons. ”

Guiseppe Penone, Respirer L’ombre

Qu’en est-il de toutes ces matières invisibles, que nous ne pouvons voir mais qui sont partout autour de nous. Si nous pouvions les voir, partout elles laisseraient des traces, partout elles modifieraient le monde autour de nous.

La fumée est impalpable, pourtant nous pouvons la voir; sans pour autant la contrôler, On voit les mouve-ments qu’elle peut faire dans l’air, on peut voir à quel point son mouvement dépend des choses qui l’entourent, et à quel point, si l’on est proche d’elle, elle dépend de notre propre souffle qui,  lui, est  invisible. On pourrait penser que  la  fumée donne chair à notre souffle, ou bien qu’elle le rend visible, en réalité elle suit juste son mouvement.

Comme lorsqu’il fait froid l’hiver et que nous re-spirons dehors, imaginons qu’à chaque instant on puisse voir notre souffle. Que chaque individu ait un souffle de couleur différente par exemple. Et qu’on puisse voir alors chaque respiration se mélanger les unes aux autres

au gré des mouvements de chacun. Nous pourrions voir quelle est la part de nous dans l’air qui nous entoure, nous pourrions voir quand notre propre souffle se mêle à celui des autres, et comment il se mêle au vent, et à quel point il subit nos propres mouvements. Nous pourrions réaliser alors à quel point ce que l’on voit n’est qu’une partie minime des conséquences que nos mouvement impliquent dans l’espace où nous évoluons.

Souffio d’artista, Piero Manzoni, 1961

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Penone dit aussi que l’air que nous respirons, d’autres l’ont respiré avant nous, beaucoup de morts beaucoup de vivants, et que la seule manière de voir le souffle, de le rendre presque matériel, c’est de souffler dans l’eau, alors il prend la forme du monde.

Manzoni lui donne aussi, d’une certaine manière, la forme du monde. Il utilise un ballon de baudruche, non pas pour le garder parce que même enfermé il s’estomperait, mais pour le rendre visible. Il nomme ces ballons de différentes couleurs, “ souffle de l’artiste ”.

      Le souffle en lui-même n’est même pas visible car il est dans un ballon qui n’est même pas transparent, mais c’est assez pour imaginer qu’il est à l’intérieur. L’air n’est plus un vide, il n’est plus néant, il est quelque chose d’autre.

Le néant n’existe plus mais ce que l’on ne voit pas existe, et pire, il vient entre autre de notre propre corps et bouge en fonction de nos propres mouvements.

       Parler du souffle serait entrer dans une poésie du vivant, imaginaire et impalpable car c’est toujours du vivant dont on parle lorsque l’on parle de souffle.

         Dans la Bible,  le souffle divin est celui qui donne la vie. Chez les Hébreux,  le souffle regroupe à la fois l’esprit, l’atmosphère, le vent et l’haleine. C’est une éner-gie qui produit le mouvement. Et pour les grecs, souffle et âme, viennent du même mot, anima. C’est dire quelle place prend le souffle dans toutes les croyances, comme 

symbole du vivant, comme ce par quoi nous serions tous nés. De plus, lorsque l’on parle d’inspiration dans la création c’est encore lié au vocabulaire du souffle. Comme l’ombre est le symbole du corps, le souffle serait celui du vivant, alors rien de plus tentant que d’essayer de le donner à voir. Parce qu’il est invisible, impalpable, mais est pourtant réel et toujours en mouvement.

Didi-Huberman va encore plus loin. Il dit que dans l’acte d’amour deux haleines se mêlent mais que dans le deuil et la hantise, notre haleine tout à coup rencontre un courant d’air, le souffle de l’absence, la respiration du lieu lui-même, le fantôme.

    Comme si nous n’étions pas les seuls à avoir un souffle, et que le notre se mêlait à celui du lieu, d’autant plus si celui-ci est vide, et c’est entre autre par lui que nous prenons conscience de ce lieu.

L’empreinte est image, mais une image tellement subjective qu’elle nous force à penser, à imaginer bien plus qu’une représentation qui nous serait donnée d’avance.

Mais cette forme, subjective a la force d’envahir notre espace mental, de nous faire entrer dans nos souvenirs et dans notre mémoire. Elle envahit notre propre histoire personnelle pour se donner chair. Car sans mémoire, l’empreinte, vide de sens, n’est rien. Et plus encore,

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l’empreinte n’est rien si on ne lui donne pas nous-mêmes quelque intérêt.

Plus qu’une forme elle serait alors un déclencheur de souvenir, un outil de mémoire. Elle ne serait alors plus dessin, plus sculpture, elle serait au dessus de ça, elle serait une sorte de machine à mémoire, mais qui exis-terait uniquement par nous. Nous la faisons exister, nous lui donnons corps en lui portant notre intérêt. Forme vide de sens, en l’appréhendant d’une manière ou d’une autre, nous lui donnons vie et mémoire.

Et par cet envahissement mental qui lui donne une contenance et une mémoire, elle se donne aussi une sorte de “ pluridimensionnalité ”. Elle n’est pas que dessin, elle n’est pas que sculpture, par la mémoire elle envahit tout l’espace autour d’elle. Elle nous fait ressentir une certaine sensation et par cette sensation elle prend corps dans l’espace selon la manière dont on l’appréhende. Elle prend corps dans l’espace où elle est mais aussi dans un temps qui n’est pas le sien. Le temps du présent, ce temps où nous sommes nous-mêmes, semble se faire emmener vers un passé plus ou moins lointain.

C’est toute cette dualité de temps et d’espace, de souvenir et de sensation qui donne corps à l’empreinte et qui la rend si singulière.

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“ Il ne suffit pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir

les oublier quand ils sont nombreux et il faut avoir la grande patience d’attendre

qu’ils reviennent.”Rainer Maria Rilke, Les carnets de Malte Laurids Brigge

De ces traces de mémoire, Christian Boltanski en parle sans cesse, il les met en scène, il les crée et il les donne à voir pour faire appel au souvenir.

Même s’il n’utilise pas les empreintes vouées à dis-paraître, son œuvre parle, elle aussi, d’ éphémèrité. Non pas parce qu’il utilise des matériaux périssables, mais parce que ce qu’il expose est déjà le souvenir de quelque chose de perdu. C’est le sujet même de son travail: le souvenir individuel qui disparait avec la mort. Il parle de l’absence en utilisant le flou des photos et des objets abandonnés comme derniers témoins des corps morts.

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Mona Bessaa, dans Le feu et la flamme dans l’art contempo-rain, parle de la flamme du souvenir, et c’est aussi là que ce fait le lien avec l’éphémère dans les œuvres de Boltanski. car il utilise la flamme pour parler d’absence.

Il parle de deux mémoires différentes: il y a la mé-moire collective, celle de la grande histoire et la “petite mémoire” la mémoire individuelle noyée dans les évé-nements de la grande. C’est à cette mémoire-là qu’il s’intéresse.

C’est le double absence/présence comme celui de l’individuel et du collectif. Les visages flous exposés sur les murs ne sont plus personne, ce sont des visages que tout le monde a oublié, que personne ne pourrait re-connaître. Les regards sont devenus des ombres, on ne distingue plus rien.

   Mais le fait de les exposer ici signifie deux choses : ces visages n’ont pas de nom, hommes, femmes, enfants de tous les pays et de tous les statuts sociaux, peu importe, ici, ils sont tous égaux, tous oubliés et tous exposés de la même manière. Leur seul lien étant d’avoir participé malgré eux à la même grande histoire. La seconde c’est que les exposer ainsi les fait revivre une nouvelle fois pour un court instant.

Pour Boltanski, on meurt deux fois. “ On meurt quand on meurt et on meurt une deuxième fois quand on trouve votre photo et que plus personne ne sait de qui il s’agit ”.

Les exposer ainsi, même si leur nom est inconnu les empêche de sombrer dans l’oubli. Comme un moyen de sauvegarder les mémoires individuelles.

           La photo reste, mais  la photo est un instant figé dans le passé, il n’existe plus, c’est un instant mort.Il en utilise la forme globale du coprs, il fait disparaitre les expressions particulières, il en parle par des objets, il les met au milieu de milliers d’autres. Ce n’est plus le corps, c’est la masse de l’anonymat. Face à ces visages, ou à ces vêtement entassés au sol, on n’a pas d’autre choix que d’essayer de se souvenir, de leur inventer un passé et une histoire, pas a leur puisqu’on ne pourrait la connaitre, mais une autre, une liée à nos propres souvenirs.

C’est une lutte permanente contre l’oubli et l’absence qui cherche à montrer au monde que d’autres ici ont vécu et sont morts. Les oublier serait alors les tuer une seconde fois.

Par ce biais, il nous met en face de notre propre mort et de notre propre mémoire individuelle. Mona Bessaa parle de vanités à visage humain.

Il expose toute l’humanité sur le même plan, bourreau et victimes deviennent indissociables. Lorsque l’on s’approche d’une de ses installations, on reste dans un état contemplatif, c’est ce qu’il cherche et c’est là que commence le travail de mémoire. On se souvient (on invente) en silence.

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Dans certaines de ses installations, c’est même une forme d’anxiété qu’il cherche à nous faire ressentir.

Dans Monumenta, c’est en forme d’allées et de couloirs de camps de concentration, que des tas de vêtements sont amassés au sol. Un climat de gêne s’instaure. Il ajoute le son de coeurs inconnus qui battent tout le long des barbelés. Il fait revivre le souvenir et c’est justement ce souvenir qui est éphémère. Il fait naître autour de nous des spectres que notre mémoire oublie, une fois sortis de la salle. Ce sont des corps qu’il fait apparaître au gré des souvenirs de chacun. Tout se joue entre le collectif et l’individuel. C’est par la masse que tout devient visible et que le souvenir se met en place, c’est par la masse des corps qu’il fait revivre les âmes. Boltanski crée ces traces pour provoquer des souve-nirs comme si ces traces qui existent vraiment n’étaient pas perceptibles à nos yeux. Comme pour nous montrer que les traces de chaque geste demeure.

C’est ce dont parle Penone lorsqu’il parle de la mémoire de l’eau. Il parle de ces traces présentes dans une cer-taine réalité.

Monumenta, Christian Boltanski, 2010

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C’est par elles que l’on pourrait s’imagnier visuelle-ment le temps qui passe et le poids que celui-ci a sur les choses.

Rilke parle de la mémoire des murs, il y voit la poussière et les couleurs changées, le souvenir des gens qui ont été, il parle de l’haleine de cette vie que le temps n’avait pas encore réussi à disperser. Comme si la vie passée, dans chaque lieu restait inéluctablement présente.

Les objets autour de nous ont une mémoire, peu importe que celle-ci soit visible, il suffit de l’appréhender comme telle.

Lorsque Penone dessine avec des clous sa silhouette d’après son ombre sur un arbre et qu’il attend que celui ci grandisse avec en lui cette silhouette toujours présente, c’est cette mémoire invisible de la trace des choses qu’il cherche à illustrer. C’est de tous ces gestes tombés dans l’oubli dont il veut parler.

C’est tenter de laisser une trace de quelque chose qui justement n’en laisse aucune.

Considérer les gestes et les traces invisibles c’est changer sa vision du monde. C’est penser que tout a une conséquence, ne serait-ce qu’esthétique, c’est admettre qu’aucun geste n’est vain puisqu’il influence les choses qui nous entourent,  aucun souffle est n’inutile puisqu’il a des conséquences irrémédiables sur le dessin de l’air.

     Lorsqu’il regarde son reflet dans la vitre d’un train, Penone voit tous les reflets qui l’on précédé. Il parle de 

dynastie, comme si tous les gens qui, par hasard s’étaient vu à cette place exacte dans le reflet de la vitre, seraient liés par la mémoire des objets.

        Malgré le temps qui passe, ces reflets, à travers les instants différents qui se succèdent, se seraient mêlés les uns aux autres pour ne faire qu’une image. On ne peut, bien sûr, pas les voir, mais en voyant notre propre reflet, en espérant qu’il reste même après notre départ, on peut s’imaginer la vitre comme second monde, comme miroir de notre propre monde où une temporalité nou-velle pourrait réunir dans un temps figé une multitude d’instants, et par ces instants présents en même temps dans le même espace, ce second monde nous lierait à d’autres corps que nous n’aurions pas même croisés. Ce sont ces sensations d’éternité et de mémoire qui nous lient à ces corps absents.

Apollinaire le rejoint dans un de ses poèmes, il va encore plus loin, il dit : “ Je comprend combien vaine est la mort et qu’elle atténue à peine la présence. Ceux qui meurent ne sont pas des absents. ” Il parle ici de l’ombre des morts, bien sûr n’étant pas visibles littérale-ment mais restant en nous sans cesse, comme cherche à nous le montrer Boltanski. Sauf qu’Apollinaire utilise les ombres pour leur donner une forme et par cette forme il nous les rend encore plus accessible car nul besoin d’être dans un lieu précis d’installation pour les appréhender. Les ombres sont partout, certains y voient les morts, d’autres la poésie des vivants en mouvement, mais chacun y voit le corps.

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“Car la poussière parle de l’humain, du vivant, du mal, du secret, des humeurs, de

l’abandon et du temps.”Jean-Luc Hennig, La beauté de la poussière

Si tout dans l’empreinte est histoire de mémoire, dans l’ombre c’est moins évident, et pourtant, c’est de l’ombre que vient le mythe de l’invention de la peinture.

   La fille de Butades, le potier de Corinthe, amoureuse d’un homme qui devait partir pour un long voyage, des-sina sur le mur, à l’aide d’un charbon, l’ombre de celui-ci née de la lumière d’une chandelle. Elle dessina au mur sa silhouette, souvenir visuel de celui qui devait partir. Cette forme ombre fut, d’après la légende, la premier représentation que l’on fit de l’homme, pour le garder en mémoire.

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Alors l’ombre aussi appartient à la mémoire parce qu’elle aussi est éphémère et on tente en vain de la fixer, de la redessiner, de la garder comme telle mais toujours, elle disparaît. Et c’est justement ce qui fait la beauté de ces formes-là, de ces formes immatérielles. Il est compliqué de déterminer où commence et où finit la matière. Si je dis que l’ombre est matière, on me prou-vera scientifiquement le contraire, pourtant l’obscurité n’est pas néant. Elle est peut-être comme la poussière, un presque rien.

La poussière, bien plus encore que n’importe quoi d’autre, parce qu’elle appartient au temps, et par son essence même, parle de mémoire.

Pourtant la poussière est par excellence, ce que l’on aimerait voir disparaître car considérée comme sale, trop envahissante et trop incontrôlable.

Didi-Huberman écrit : “ La poussière réfute le néant, elle est là, tenace et aérienne, impossible à supprimer complètement, envahissante jusqu’à l’angoisse, jusqu’à l’étouffement, elle forme l’écume indestructible de la destruction, comme si le temps en pulvérisant (en dé-composant), pulvérisait sur toute chose, son pigment favori.”

Tout est dit sur la poussière, on comprend à quel point elle est présente dans ce que l’on appelle le vide. À quel point elle est informe tout en étant matière et surtout à quel point elle est indéniablement liée au temps. Una ragazza senza un gioiello, Eva Marisaldi, 1998

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Elle est liée au temps comme elle est liée au lieu d’où elle vient. Une poussière ramassée puis stockée autre part perdrait son sens, d’ailleurs, on ne stocke la poussière nulle part, on ne la contrôle pas non plus, on la laisse évoluer dans son propre milieu, là où elle est née. Quoique la poussière justement ne naît pas. Elle était là déjà bien avant nous et elle nous survivra. Elle bouge et se transforme au gré du vent, du temps et du mouvement perpétuel des choses. Elle vient sans doute de quelque part mais personne ne saurait dire d’où, personne ne saurait dire de quel feu, de quelle destruction elle est née, ou de quelle absence de vie, de quel abandon.

Jean-Luc Hennig dans La beauté de la poussière, la compare au sable pour en montrer les différences. Il dit que le sable est stérile, que le sable est paysage alors que la poussière est toujours une affaire de moeurs car elle appartient à un lieu, à un espace et aux actions révolues dont elle est l’unique témoin qui survit au passé et qui hante le présent. Pour lui aucune poussière ne ressemble à une autre, chacune a son histoire différente, chacune a sa couleur et son mystère. Alors la poussière, elle aussi est liée au corps.

Toute sa beauté réside dans l’urgence, car elle n’est là que pour disparaître et elle suggère une absence qui n’est jamais la sienne. Elle ne peut être fixée, elle se dépose juste sur les choses et elle va irrémédiablement s’envoler car un coup de vent viendra, elle le suivra et ira hanter d’autres lieux plus vides encore.

Elevage de poussière, Man Ray 1920

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Elle est témoin du passé mais, éphémère car si volatile; elle ne sera bientôt plus. C’est “ une substance illusoire ”. Sa forme, c’est le hasard et rien d’autre qui la lui donne. Et cette substance illusoire est un incroyable réceptacle d’imaginaire. Car on peut lui trouver toutes les couleurs du monde, toutes les histoires de la vie.

L’idée de donner une grande importance à la poussière est poétique car elle représente le rien par excellence. Lorsque la Bible dit “ Tu es poussière et à la pousiière tu retourneras ”, c’est bien pour signifier le rien que le mot poussière est employé. Le rien informe d’abord, le rien inutile, et surtout le rien fondu dans la masse, une fois morts, nous ressemblerons à toutes les choses mortes, nous ferons partie de la masse et rien ne restera de nous.

Considérer la poussière en tant que telle c’est donner une importance au presque rien, c’est trouver un intérêt dans l’inutile.

C’est aussi trouver de la beauté dans l’indétermination même de la matière, la poussière n’est rien de précis, on ne pourrait la décrire véritablement puisqu’elle est changeante, puisqu’elle n’a pas de forme déterminée puisqu’elle n’a pas de couleur.

Elle est matière, et comme les corps qui l’entourent, elle est matière en perpétuel mouvement.

Dans le catalogue de l’exposition Poussière, ( Dust mem-ories), Emmanuel Latreille, Commissaire de l’exposition dit que les œuvres d’art mettant en jeu la poussière entraînent un rapport d’immédiateté sensible avec les choses. Parce que la poussière ne se voit que d’une cer-taine manière, elle s’imagine encore davantage.

    Et par ce qu’elle est, et c’est là sa spécificité, elle refuse la mise en forme, alors l’artiste doit la penser différem-ment de toute autre matière qu’il pourrait modeler ou assembler. Même si Tom Fridman l’a modelée en une boule parfaite, c’est pourtant l’exception.

Aero Air #2, Jean Dupuy, 1972

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    Car c’est la difficulté de travailler avec un tel matériau. Comment mettre en lumière un matériau qui ne saurait être mis en forme, qui est à peine visible et qui ne se crèe pas.

Certains artistes ont donc cherché à la rendre percep-tible pour les spectateurs. C’est ce qu’Hugues Reip ex-pose dans Blank (1998). Il montre une vidéo où rien ne se passe mais le spectateur peut voir, à travers le faisceau lumineux du vidéoprojecteur, les particules de poussières qui volent dans l’air.

Jean Dupuy, de son côté ne la donne pas à voir, il cherche à nous la faire entendre. Il met sur des platines, des disques vinyles muets. Et il fait entendre le bruit de la poussière que l’air a attiré dans le mecanisme. Cette œu-vre est d’autant plus interessante que toujours et partout la poussière est liée au silence. C’est en silence qu’elle se pose sur les choses, c’est en silence qu’elle s’envole de nouveau. Elle n’a pas de réalité sonore à elle. Le bruit apparaît car le mécanisme est encrassé et là poussière devient résidu pour faire naître une poésie nouvelle.

L’œuvre de Erwin Wurm est, elle aussi, singulière car elle fait appel au pouvoir de suggestion de la poussière. Elle n’est pas ici exposée en soi, elle est là pour mon-trer l’absence, ou plutôt la présence. Il y a trois socles et trois marques de bustes. Celui de Montaigne, celui de Descartes et celui de Kant. les bustes ne sont plus là, seule la marque laissée par le temps est encore visible. Le spectateur assiste à un débat imaginaire entre les

trois philosophes. Par leur marque restée sur le socle, la simple trace crèe l’action et l’espace autour. Ils sont tous les trois présents dans cet instant d’exposition malgré l’anachronisme certain, et plus encore, le spectateur par négligence, peut lui-même laisser sa trace dans cet espace imaginaire.

Montaigne, Descartes, Kant, Erwim Wurm, 1998

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On se rend compte alors que la poussière est si im-matérielle, si impossible à mettre en forme, que la seule chose à faire pour la sublimer serait de simplement la donner à voir, la mettre en lumière aux yeux du monde, la rendre perceptible.

Mais puisqu’elle ne prend son importance que par rapport au lieu d’où elle vient et où elle doit rester, qu’advient-il alors une fois ce lieu effacé ?

Puisque sa beauté réside dans sa fragilité et dans son urgence, elle disparaîtra sans doute avec le lieu d’ou elle est née. Elle redeviendra rebut, envahissante comme elle sait l’être.

Comme si l’on avait daigné pour un instant lui donner une importance mais que sa beauté était ailleurs, non pas dans sa consistance, mais dans l’idée même qu’elle fait naître, que toutes les choses ont une importance égale si l’on sait l’appréhender comme telles, si l’on sait comment le percevoir; que toute chose peut être consi-dérée comme œuvre et qu’elle fait partie des formes qui peuvent nous faire voir le temps en lui-même. Elle fait partie des formes tout comme l’ombre et l’empreinte qui

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nous permettent de voir les choses qui n’existent pas, qui n’existent plus, que le temps à fait disparaître ou bien que nos yeux ne sont pas capables de percevoir.

On comprend alors que leur place n’est pas forcé-ment là où on nous les montre, pas forcement unique-ment dans ces œuvres d’art qui forcent notre percep-tion. Leur place est dans les lieux réels, dans les lieux communs, partout où la vie est ou a été présente. Alors peu importe de les mettre en lumière, en parler lui don-ne déjà toute sa valeur. Tout comme l’ombre existe sans notre présence, comme l’empreinte traverse le temps, la poussière ne se fabrique pas. La poussière naît d’un abandon, les empreintes rest-ent sur les murs car les doigts sont gras et les vitres sales. L’ombre naît au hasard d’un rayon de lumière.

 Toutes ces traces, ces formes indéfinies et mouvantes sont toutes dans la liminalité, au seuil de notre percep-tion.. C’est ce qui les relient entre elles et c’est de là qu’elles tirent leur beauté si particulière. Plus encore, elles sont nées du corps mais celui ci les a laissé évoluer sans lui. Elles restent dans l’espace que nous occupons sans que nous puissions les relier à rien. Elles envahis-sent, toujours en silence, l’espace autour de nous.

Elles font partie de ces “ apparitions disparaissantes ” dont  parle Vladimir  Jankelevitch,  comme  figées  dans un instant qui n’est pas le leur, dans une eternité sus-pendue évoluant hors du temps que nous mêmes nous percevons; toujours prêtes à disparaitre car le temps continue son cours et les actions qui lui appartiennent vont recouvrir ces traces pour en laisser d’autres.

Elles sont des choses de notre monde qui existent ainsi, nous en sommes les créateurs sans même nous en apercevoir. Elles sont la beauté du mouvement des corps, de tous les corps et elles remplissent sans cesse l’espace de leur poésie à peine perceptible.

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