Derrida, Jacques - D'Abord

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    Jacques Derrida

    D'abord, je ne savais pas...In: Les Cahiers du GRIF, Hors-Srie N. 3, 1997. Sarah Kofman. pp. 131-166.

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    Derrida Jacques. D'abord, je ne savais pas.. In: Les Cahiers du GRIF, Hors-Srie N. 3, 1997. Sarah Kofman. pp. 131-166.

    doi : 10.3406/grif.1997.1924

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/grif_0770-6081_1997_hos_3_1_1924

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_grif_261http://dx.doi.org/10.3406/grif.1997.1924http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/grif_0770-6081_1997_hos_3_1_1924http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/grif_0770-6081_1997_hos_3_1_1924http://dx.doi.org/10.3406/grif.1997.1924http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_grif_261
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    Jacques Derrida

    D'abord, je ne savais pas, et toujours je ne sais pas quel titre donner cesmots.Qu'est-ce que le don d'un titre ?

    J'ai mme t effleur par le soupon que le don d'un titre tait un peuindcent : slection violente d'une perspective, cadrage interprtatif abusif ourappropriation narcissique, une signature voyante l o c'est de SarahKofman, de Sarah Kofman toute seule, de Sarah Kofman elle-mme, l-bas, au-del d'ici, bien au-del de moi ou de nous ici maintenant de Sarah Kofmanqu'il convient de parler et que j'entends parler.

    Sarah Kofmanserait alors le meilleur titre si je n'avais encore peur de ne pas tre capable dem'y mesurer.Finalement la question restant celle du don et de ce qu'on fait donnerun titre, il m'a sembl plus juste de parler justement du don chez SarahKofman, de ses dons : ceux qu'elle nous a faits, ceux qu'elle nous a laisss, lesdons aussi qu'elle a peut-tre reus.

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    Le titre serait alorsLes dons de Sarah Kofman

    Et je garde en sous-titres d'autres possibles, ils vous donneraient entendre quelque chose de ce que je voudrais dire :Ici l

    Livre ferm, livre ouvertProtestations

    Ici et l, il y a le corps et il y a le livre, il y a le livre ouvert et il y a le livreferm. Et des protestations. Entre les deux, entre ici et l, entre le corps et lelivre, entre le livre ouvert et le livre ferm, il y aurait, ici et l, le tiers, letmoin, le terstis, le tmoignage, l'attestation, le testament mais en forme deprotestation.

    IOn se demande ce qui a lieu. On se demande ce que c'est qu'une place, la

    juste place, et l'emplacement, et le dplacement et le remplacement on se ledemande ds lors que toujours un livre vient prendre la place du corps, dslors que toujours il a tendu remplacer le corps propre, et le corps sexu, devenir mme le nom, occuper le lieu, tenir lieu de cet occupant ; et dslors que nous y collaborons, nous prtant ou nous donnant cette substitution,ar nous ne faisons mme que cela, nous sommes cela, nous aimonscela, et chaque parole devient livresque de se prter ds le premier instant cet escamotage du corps propre, et de le faire dj comme la demandedudit corps propre, suivant son dsir paradoxal, son dsir impossible, le dsirde s'interrompre soi-mme, et de s'interrompre dans la diffrence sexuelle,de s'interrompre comme diffrence sexuelle.

    Qu'est-ce qu'une place, alors, une juste place ds lors que tout semblecommand, et commencer, par le deuil de ce remplacement ?

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    Qu'est-ce qu'une juste place ds tors que tout se passe, et se place,comme si b dernire volont du corps propre dit vivant, car quand je discorps, j'entends te corps vivant, et le corps sexu, comme si faffirmatiionsuprme du vivant ttu, c'tait ce testament, le plus anden et le plus nouveau,tel ceci est mon corps , gardez-le en mmoire de moi et pour celaremplacez-le en mmoire de moi par un livre ou par un discours destin tre reli en peau de livre ou mis en mmoire digitalise. Transfigurez-moi encorpus. Qui n'y ait ptus de diffrence entre le Beu de b prsence relle ou dl'Eucharistie et b grande bibliothque informatise du savoir .Ce grand paradigme eucharistique fut d'abord et peut-tre demeure-t-iltoujours le propre de l'homme, je veux dire du fils ou du pre. Nfest-ce pasune scne d'hommes ? Sans doute, si du moins Ton s'en tient b visibilit deb scne.Nous parlerons peut-tre plus tard du voile que dispose une Cnev jeveux dire b Cne de b Sainte Table. Nous toucherons au voile die pudeurqu'elle dispose ou lve peine sur b diffrence sexuefle, depuis b promesseet le don du corps, le ceci est mon corps et gardez (e en mmoire de moi jusqu' b mise au tombeau et b Rsurrection.Sarah Kofman savait cela, elle le pensait, je crocs, elfe fanalysait mais elleprotesta, oui, elle protesta sans doute de toutes ses forces de vivante irrdentisteontre ce mouvement auquel, comme nous tous, ds te premier jour,elle aura d cder.C'est de cette protestation que je dsire parler, b protestation de SarahKofman, telle que je l'entends et telle que je cros, ma faon, b partager:je ne sais pas si fai te droit de supposer b chose connue de vous* maissachez en tout cas que Sarah Kofman fut pour moi sa manire, et pendantplus de vingt ans, une grande amie. sa manire, oui mais i b mienne je fusaussi son ami. De notre manire, qui fut certes diffrente, et de nosmanires, fun envers l'autre, bien sr, qu'elles fessent bonnes ou mauvaises,je ne saurai parler. Mais ne fmes-nous pas seuls, elle et moi et ne suis-je passeul aujourd'hui en savoir, sinon en comprendre quelque chose ?Ce que nous avons partag dans l'espace public, voire dans tes Reux de bpublication, cela tint d'abord aux jeux, aux enjeux ou aux preuves de bphilosophie, de la pense, de l'enseignement, de b lecture et de rcriture.Ces jeux et enjeux dbordent si brgement les limites efun rcit bref, voired'une analyse terminable, que je renonce d'avance en parler: Ceux que b

    Lts Carriers (fa Gnf IB

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    chose intresse en trouveront mille et mille petits signes dans nos publicationsespectives. Ces restes ne sont que des saluts elliptiques, des clins d'ceilparfois, ils restent interprter par chacun, y compris par moi-mme qui, lo je me trouve, ne suis pas toujours sr d'tre mme encore de lesdchiffrer aujourd'hui.

    J'ai pass les dernires semaines relire certains textes de Sarah avec lesentiment, la certitude mme que tout restait encore venir et comprendre pour moi.

    Mais n'en plus douter, tels tmoignages nous survivent, incalculablesdans leur nombre et dans leur sens.

    Ils nous survivent Dj ils nous survivent, gardant la fois le derniermot - et le silence.Or la place d'un survivant est introuvable. Si jamais on la trouvait, cetteplace, elle resterait intenable, je dirais presque mortelle. Et si elle paraissait

    tenable, cette place, la parole tenir depuis ce lieu resterait impossible. Elleest donc aussi intenable, cette parole.

    Parole d-tenue intenable^Dans un texte que je citerai tout l'heure, Sarah parle d'un secret dtenu, ce sont ses mots ( ils dtiendraient le secret , dit-elle : ils cesont des docteurs , des hommes savants, des mdecins attitrs) et c'est lesecret d'une vie, de la vie, de ce qu'elle nomme alors une ouverture sur lavie .

    Comment tenir le compte du secret de ce qui se dtient et refuse ainsi ?Question d'autant plus redoutable que ce double introuvable, la place teniret la parole tenir, l'exprience de ce qui est deux fois d-tenu intenable, c'esten mme temps l'exprience la plus commune de l'amiti.

    Rien d'exceptionnel cela.Ds le premier moment les amis deviennent par situation, des survivantsvirtuels, actuellement virtuels ou virtuellement actuels, ce qu i revientpresque au mme. Ils le savent, les amis, l'amiti respire ce savoir, elle lerespire jusqu' l'expiration, jusqu'au dernier soupir. Ces survivants possiblesse voient donc tenus l'intenable. Tenus l'impossible, survivants possiblesimpossibles, certains seraient tents d'en conclure que les amis sont des gensimpossibles.Nous le sommes, nous le fmes, je parlerai beaucoup, aujourd'hui encore,de l'impossible. Et de l'impossible entre Sarah et moi.

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    Impossibles, nous le fmes sans doute, l'un pour l'autre, Sarah et moi.Peut-tre plus que d'autres ou autrement de mille manires que je ne sauraipas dire. A travers tant de scnes o nous nous sommes trouvs ensemble, travers tant de scnes que nous nous sommes faites l'un l'autre. Je mesurprends parfois lui en faire encore, pour rattraper son avance, et je souris ce signe de vie, de la vie dans laquelle j'essaie sans doute encore obscurmentn moi, de la garder, je veux dire en vie. De conjurer la mort ,comme elle dit aussi dans son dernier texte - et conjurer la mort c'est aussibien faire venir que chasser les revenants, toujours au nom de la vie, faire revenir et chasser, donc poursuivre l'autre comme autre mort Comme si je luifaisais encore une scne pour rpondre la sienne, juste pour faire durer leschoses le temps de lui dire : tu vois, la vie continue, encore des histoires-Mais puisque tre impossible , tel est ici le cas, peut-tre faut-il enprendre son parti. Si du moins on le peut On ne peut pas tout dire, c'estimpossible, tout dire de Sarah, de ce qu'elle fut pensa, crivit, d'une uvredont l'avenir n'en finira pas de dire la richesse, la force et la ncessit. On nepeut qu'en prendre son parti et prendre parti.

    J'en prends donc mon parti et je le fais en prenant parti - le parti deSarah.Voil un autre titre :

    Le parti de SarahParti pris dans le parti pris, j'ai finalement choisi de parler de l'art de

    Sarah. Son art, voil mon pari, m'aura donn la grce du parti pris.Je parlerai donc de son art mais aussi de son rire, indissociablement Oncompterait ainsi deux sous-titres de plus.Depuis la mort de Sarah, et je le lui dois, comme je dois la vrit de ledire, supposer que je puisse enfin en dire quelque chose, depuis la mort deSarah, et quelle mort, il me fu t impossible de parler comme je savais vouloir

    le faire, impossible de lui parler, d elle, comme on le fait sans feindre aux amisdisparus, impossible aussi de parler d'elle, comme d'autres amis, qui sont aussites miens, ont su le faire - et bien, et bien bit de le faire.

    Il m'a fallu donc essayer de r-apprendre, et j'y suis encore.Qu'on ne se hte pas de penser au deuil, ou au deuil impossible. Onrisquerait alors, sous une catgorie clinique, sous la gnralit typique dedeuil, laquelle on associe toujours quelque culpabilit, on ne manquerait pas

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    en vrit de manquer cette incisive et singulire et inapaisable souffrance queje ne supporterai pas, par amiti, justement de reporter vers qui que ce soitd'autre, encore moins vers quelque gnralit conceptuelle qui ne serait pasSarah, Sarah Kofman elle-mme.Pour moi aussi, Sarah fut unique, bien sr.

    Et mme si je devais l'accuser encore, elle, de ma souffrance, du moinsserait-ce elle, et elle seule, qui serait en cause, or voil mon premier souci.Rien de si nouveau cela, car au long de plus de vingt ans d'amiti tendre,tendue et orageuse, d'amiti impossible, j'ose le dire, impossible jusqu' la fin,nous nous sommes beaucoup et souvent accuss. Elle se moquerait de moi,elle s'en prendrait encore moi en moi si je cherchais dnier, transfigurer, sublimer, idaliser cette longue histoire.Contre ce mensonge elle aurait encore raison.

    Parmi toutes les choses que nous avons partages (j'ai dj dit que je nepourrais pas les compter et les textes en tmoignent au moins jusqu' uncertain point), il y eut cette protestation (je prfre ce mot celui d'accusation),ette protestation dont je voudrais laisser entendre quelque chose travers son rire et son art

    J'aventure donc quelques mots pour tenter de dire ce qu' travers son artet son rire je crois entendre, travers Yinterprtation aussi et de l'art et durire, qui, me semble-t-il, traverse tout son uvre, et transite, depuis soncorps, tous les livres du grand corpus qu'elle nous laisse.

    Selon l'hypothse que je m'en vais vous soumettre, Sarah aurait interprt le rire en artiste, elle aurait ri en artiste mais aussi ri de l'art, en artisteet au nom de b vie, non sans savoir que ni l'art ni le rire ne sauvent de lasouffrance, de l'angoisse, de b maladie et de la mort Car elle savait ce quec'est mieux que quiconque, b souffrance, l'angoisse, la maladie la mortL'art et le rire, l o ils vont ensemble, ils ne s'opposent pas au mal, ils ne lerachtent pas, ils ne ie rdiment pas, ils en vivent ; quant au salut, lardemption et b rsurrection, cette absence d'illusion traverse comme untrait de lumire vivante toute b vie et tout le travail de Sarah. Nous entendrons tout l'heure quelques textes d'elle, ils le disent mieux que je ne puisle faire l'instant Ce irait de lumire vivante regarde l'absence de salut travers un art et un rire qui, pour ne promettre ni rsurrection ni rdemption,estent nanmoins ncessaires. D'une ncessit laquelle nous devons136 Les Cahiers du Grif

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    nous rendre. Ce trait de lumire vivante fu t sa lucidit et ce que j'ai t tentd'appeler il y a un instant par analogie, son irrdentisme, jusqu' la fin, travers la fin mme.Indissociables, son art et son rire furent aussi indissociablement des interprtat ions de l'art et du rire. Ses interprtations ne furent pas seulement deslectures ou des actes thoriques mais des affirmations, art et rire eux-mmes,justement et toujours des affirmations de la vie. Quand j'insiste pour dire quece ne furent pas seulement des lectures mais aussi des actes et l'expriencemme, je n'entends pas en exclure la lecture. Lire fut toujours de la part deSarah une exigence tendue, inconditionnelle, intraitable, inlassable, implacableaussi.Implacables interprtations, implacables comme Nietzsche et Freud parexemple, et tous ces impitoyables docteurs es arts et es rires qu'elle a cits comparatre et fait parler, intarissablement parfois contre eux-mmes, envrit protestant toujours contre eux-mmes, la fin, et l'un contre l'autre ense marrantCar elle fut aussi sans piti, sinon sans merci, en fin de compte, et pourNietzsche, et pour Freud, qu'elle connaissait et qu'elle avait lus dans tous lesplis de leur corpus. Comme personne en ce sicle, j'ose le dire. Elle les aimaimpitoyablement elle fut implacable pour eux (sans compter quelques autres)au moment mme o, leur donnant sans merci tout ce qu'elle pouvait et toutce qu'elle avait elle hritait d'eux et veillait sur ce qu'ils eurent ce qu'ils ontencore nous dire, notamment quant l'art et au rire.L'art et le rire furent aussi de sa part, certes, des lectures de l'art et durire, mais ces lectures furent des oprations, des expriences, des traverses.Ces lectures furent des leons au sens magistral de l'enseignement exemplaire(et Sarah fut un grand professeur, tant d'tudiants en tmoignent dans lemonde entier), ce furent des leons de leon au sens de l'enseignementexemplaire, des leons au cours desquelles, la vie ne s'interrompant jamais,l'enseignante exprimente : elle dvoile en acte, dans l'exprimentation etdans la performance, donnant l'exemple de ce qu'elle dit travers ce qu'ellefait donnant de sa personne, comme on dit dment corps et me, perdu-ment corps perdu. La vrit dans le symptme.L'une de ces leons de leon donnes par Sarah, c'est par exemple que cettre tourment riait beaucoup, ses amis le savent comme une petite fillesecoue par une irrsistible gaiet de fou-rire au bord des larmes, une petite

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    fille dont le secret dtenu ne vieillit pas et dont aucune tragdie n'aura teintla fracheur et l'clat du rire innocent.

    Une autre de ces leons de leon donnes par Sarah, c'est qu'elle neparlait pas seulement de l'art de la peinture et du dessin chez les autres - ouinterprts par les autres, Nietzsche ou Freud, par exemple -, Sarah peignaitet dessinait aussi. Et parmi toutes les choses qu'elle m'a donnes, que jegarde et regarde, il y a aussi de telles uvres.

    Et puis, ceux qui l'ont bien connue le savent Sarah riait beaucoup mmequand elle ne riait pas et mme quand, si souvent, je puis en tmoignercomme d'autres, elle ne riait pas du tout. Car elle ne riait pas tous les jours,vous le savez, c'tait mme souvent le contraire, mais mme alors elle riaitencore - et aussitt pendant et aprs. Je veux croire qu'elle l'a fait jusqu' lafin, jusqu' la dernire seconde.

    Elle pleurait pour rire, voil ma thse ou mon hypothse.J'imagine que toute la mditation mise en uvre dans son uvre pourraitaussi ressembler une grande songerie sur tout ce peut vouloir dire en fran

    ais l'expression pour rire , et pleurer pour rire, depuis l'interprtationnietzscho-freudienne du rire, au bord de l'angoisse, au bord des finalitsconscientes et inconscientes du rire, de ce qui se fait pour rire, en vue durire, en vertu du rire, en vertu de l'conomie pulsionnelle ou apotropaquedu rire (j'y reviendrai propos du Mot d'esprit de Freud et du livre Pourquoirit-on ? de Sarah, oui, pourquoi rit-on, et pleure-t-on ?), jusqu' la structurepost-platonicienne ou non mtaphysique de la fiction ou du simulacre, savoir de ce qui ne vaut que pour rire , par exemple le simulacre dans l'artet dans la littrature.

    Que pour Sarah ces grandes leons d'art et de rire aient valu affirmationde la vie, qu'est-ce que cela voudrait dire ?

    L'affirmation de la vie n'est pas autre chose qu'une certaine pense de lamort ; elle n'est ni opposition ni indiffrence la mort. Ni opposition ni indiffrence la mort, on dirait presque le contraire si ce n'tait encore cder l'opposition.J'en prends tmoin, et pour signe, avant mme de commencer, le

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    dernier texte de Sarah, publi aprs sa mort par Alexandre Kyritsos dans Lapart de l'il. Comme d'autres, peut-tre, je suis tent de m'approcher aujourd'hui u dernier texte de Sarah, comme pour y surprendre mais aussi fairedurer ses derniers mots au bord de ses lvres, les faire rsonner, comme je leferai plus tard, avec ses premiers mots, et y entendre une confidence ultime nous confie, je ne dis pas une dernire volont ni un dernier mot

    Et dont nous devons rpondre, une confiante confidence peine voile laquelle nous devrions aussi rpondre ou correspondre.Ce trs beau texte est inachev. Esquisse termine-interminable commeen signe de vie, il commence par une brve sentence en trois ou quatre mots.Uincipit tient sur une seule ligne, il est seul sur la ligne : C'est une leon. C'est une leon, dit-elle.

    Il s'agit en effet de La leon d'anatomie du docteur Nicolas Tulp, 1632, deRembrandt Sarah y interprte l'trange rapport historique entre le livre et lecorps, entre le livre et le corps propre du mortel, certes, mais aussi entre lelivre et le corps de la corporation des docteurs rassembls, corporation dontle regard est totalement requis par le livre plutt que par le corps.Il y aurait trop dire sur ce texte mais j'y fais lection de quelques motifs,trois ou quatre, pour les laisser aujourd'hui nous parler - de Sarah, depuisSarah, en mlant mes mots ceux de Sarah, je lis ce texte posthume etvivant si vivant comme une autobiographie ironique de Sarah Kofman, sonautobiogriffure, comme elle et dit mais aussi comme un tableau de sa mainre-peint et d-peintC'est en premier lieu, l'histoire d'une prfrence du livre. On y dchiffre lercit d'une fascination historique par le livre quand il vient la fois occuper laplace du mort, du corps-cadavre - je prfre dire corpse, en me servant dumot anglais parce qu'il incorpore en lui la fois le corps, le corpus, le cadavreet que, lue en franais, cette appellation, la corpse, semble mettre le corps aufminin, et devenir allusion la diffrence sexuelle, sinon la respecter.

    Une corpse, voici le sujet voil l'objetJe dis fascination historique ou histoire d'une prfrence pour le

    livre car tout cela appartient une histoire. De cette histoire, la leon surune leon nous offre son tour une lecture.Que nous dit en effet Sarah Kofman de cette sorte de corpse dans la Leond'anatomie ? Qu'elle est remplace ou dplace, cette image de corpse : sa place

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    est prise par le livre (comme cela semble nous arriver ici mme l'instant),remplace-dplace par un livre grand ouvert au pied du gisant . Ce livreouvert organise, il a une mission organisatrice, c'est un organe dtach ducorps. Ce quasi-organe dtach du corps, ce corpus organise son tour l'espace. De faon la fois centripte et centrifuge. Dcentr au regard ducorps, il centre ou recentre son tour un nouveau champ magntique ; il l'irradie mais il capitalise aussi et capte toutes les forces du tableau. Un livreouvert attire tous les regards.

    Il, ce livre, lui, il tient tte au corps et tient lieu de corps : corpseremplace par un corpus, corpse cdant sa place la chose livresque, lesdocteurs n'ayant d'yeux que pour le livre d'en face, comme s'ils voulaient lire, observer les signes sur le drap de papier tendu, oublier, refouler,dnier, conjurer la mort - et l'angoisse devant la mort

    Sarah Kofman note ce refoulement fascin, bien sr, elle y insiste fermement- et la diffrence reste peine sensible entre un refoulement fascin etle refoulement d'une fascination. Peut-tre la fascination a-t-elle d'ailleurs unrapport privilgi avec la corpse, avec la possibilit du cadavre d'une diffrencesexuelle, de la diffrence sexuelle comme cadavre. Il faudrait rinterroger dece point de vue ce que Blanchot analyse sous les mots de fascination , de dpouille , de prsence cadavrique , de ressemblance cadavrique dans Les deux versions de l'imaginaire (L'espace littraire).

    Mais loin d'y voir une simple ngativit de distraction (ngation, dngation, ensonge, occultation, dissimulation), Sarah Kofman pressent dans cerefoulement semble-t-il, de faon sans doute fort nietzschenne, une affirmationuse de la vie, son mouvement irrpressible pour sur-vivre, pour avoirraison d'elle-mme en elle-mme, pour mentir en disant sa vrit de vie,pour affirmer cette vrit de la vie travers le symptme du refoulementpour dire l'irrpressible l'preuve de la rpression, pour avoir, en un mot,raison de la vie, c'est--dire de la mort, en rendant raison de la vie : pourvaincre la mort en affirmant une prise sur la vrit de la vie , une science de la vie et sa matrise .

    Il y aurait un secret de la vie. La vie aurait le secret du secret, et tous lessecrets garderaient la vie en vie. Car la revendication d'un tel secret mme sielle n'tait pas justifie, mme si elle restait une allgation de savantsangoisss, on pourrait y lire encore une affirmation redouble de la vie.Leons donnes : ce que nous donnerait cette leon sur la Leon, cette

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    leon physiologique sur une leon d'anatomie, ce serait non seulement undiagnostic sur un refoulement et une dngation (tout l'heure, il faudraparler encore de conjuration ), non seulement une thse sur l'historicit dece refoulement et de cette dngation, mais aussi une interprtation au moinsimplicite, suggre, des concepts mmes de refoulement et de dngation, uneinterprtation de leur fonction finale, du sens ultime de leur stratgie. Sousleur apparence ngative ou oppositionnelle, travers leur ngativit grammaticaleu stratgique, refoulement rpression et dngation seraient au serviced'une affirmation de la vie. Le refoulement serait encore une ruse de l'affirmation,n trop et un trope, un excs et une figure du oui la vie, un chiffrede l'omor fati. La science de la vie serait elle-mme un art de vivre, elle seraitpartie d'un art de la vie. Le parti pris de l'artiste, l'art du peintre (comme deson interprte), consisterait interprter la vrit de cet art de la vie.

    La force invincible de cet art de la vie, force la fois irrductible, irrdentiste,on temps littralement interminable, y compris dans la mort, l'instantde la mort, l'lan de cet art la fois tout puissant et finalement impuissant misen chec devant ce qu'on appelle la mort elle-mme, cette impuissance de latoute-puissance, cette inefficacit d'une toute-puissance qui refuse de dsarmeralors mme qu'elle n'est rien, voil qui prte rire : c'est comique, n'est-ce pas,c'est risible, c'est fou, c'est loufoque et on peut en recevoir, comme une leon,l'hritage d'un art de vivre qui s'y connat alors en art de rire.

    Voil du moins ce que je crois entendre dans ce passage qui nomme troisfois la vie en ce lieu o livre et cadavre, corpus et corpse changent leursplaces. Je souligne :

    Devant eux, ils ont non un sujet mais un objet, un pur instrument techniqueque l'un d'eux manipule pour avoir prise sur la vrit de la vie. Le mort (et l'ouverturee son corps) sont vus seulement comme donnant une ouverture sur la viedont /7s dtiendraient le secret La fascination est dplace et avec ce dplacementl'angoisse refoule, l'intolrable rendu tolerable, de la vue du cadavre celui du livregrand ouvert au pied du gisant qui pourrait lui servir de lutrin.

    Cette ouverture du livre dans toute sa lumire renvoie l'ouverture du corpsqu'il permet seul de dchiffrer et invite passer de l'extrieur l'intrieur. C'est celivre (et l'ouverture qu'il donne sur la science de la vie et sa matrise) qui attire lesregards, bien plus mme que la pointe des ciseaux qui a commenc dfaire de sapeau le corps tendu l.

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    Sarah Kofman dit ainsi : dplacement d'une angoisse refoule ,donc, et l'intolrable rendu tolerable . Dans de nombreux textes, tropnombreux pour tre cits et analyss ici, Sarah Kofman a travaill au corps laquestion du rapport entre le rire, le mot d'esprit et l'conomie du refoulement a symptomatologie retorse de l'angoisse refoule. Elle l'a fait dans lesillage d'un Freud lui-mme interprt sans concession ni complaisance,notamment dans Pourquoi rit-on ? Freud et le mot d'esprit, ce magnifiqueouvrage vers lequel j'ai dit que je reviendrai dans un moment, en vrit pourconclure. Quant l'intolrable rendu tolerable , cette formule conomique, cette formule de l'conomie mme, je pourrais tre tent de la lire, sivous le permettiez, comme la description anticipe, le diagnostic-pronosticde ce que nous faisons ici : rendre tolerable l'intolrable, en regardant duct des livres, du grand livre en tant de volumes de Sarah pour nousdtourner d'elle. Mais au risque de persister dans ce dtournement coupableet pour l'accuser encore davantage, tout en cultivant la mmoire, je lis cetteformule d'un texte ultime ( l'intolrable rendu tolerable ) comme unequasi-citation de Sarah par elle-mme : dix ans auparavant dans Mlancolie del'art, elle se servait de la mme formule dans un paragraphe que je citeraiaussi, comme une citation dans la citation :

    Et si la beaut qui camoufle le caractre evanescent de toute chose tait elle-mme phmre ? Le dclin de ce qui rend tolerable l'intolrable [tels sont lesmots dont l'cho rsonne une dcennie plus tard dans la formule que j'ai lue l'instant: "l'intolrable rendu tolerable"] susciterait vertige et dsarroi. Cerefus du deuil de la beaut est rvlateur de la fonction cathartique de l'art aussimystifiante que celle du spculatif, miroir captateur d'images par trop bouleversantes, nsupportables. Briser avec ce qui dans l'art rpond notre demanded'ternit, c'est disloquer l'espace de la reprsentation et du sens, c'est inventer unespace d'indtermination et de jeu - ouvrir un tout autre espace. Aussi la beautn'est-elle jamais exempte de mlancolie : elle choue faire le deuil de la philosophie, leure la brisure du sens, la perte de la rfrence et du discours, le "sacrifice"du sujet et de l'objet (Quatrime de couverture, sign S. K.)

    La logique de cet argument est vrille. Sa spirale djoue la prise.En premier lieu, c'est donc une dmystification. Elle met cruellement nu

    une fonction cathartique, la sublimation l'uvre dans l'art ou dans l'exprience de la beaut. Elle dissque tout ce qui rend ainsi tolerable l'intolrable.14 2 Les Cahiers du Gr if

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    Cette fonction cathartique des beaux-arts est aussi mystifiante que celle duspculatif , donc de la philosophie, sinon d'un certain savoir au sujet de la philosophie. Cette insistance pour associer le spculatif l'art dans la mme mystification dmystifier, la mme fonction cathartique, la mme dngationpurifiante, la mme occultation djouer, nous la retrouvons encore dix ans plustard, dans le dernier texte de Sarah, celui dont nous sommes partis tout l'heure, La mort conjure. Remarques sur La leon d'anatomie du docteurNicolas Tulp, 1632, Mauritshuis, La Haye . On y dcouvre par exemple cettephrase, que je relirai encore plus tard, mais autrement : La leon de cetteLeon d'anatomie n'est donc pas celle d'un memento mon, elle n'est pas celle d'untriomphe de b mort mais d'un triomphe sur la mort ; et ceci non par la vie de.l'illusion, mais par celle du spculatif qui joue lui aussi une fonctiond'occultation.

    En second lieu, la mme dmystification vise la mlancolie de l'art ou de labeaut : une incapacit faire son deuil, l'chec mme du deuil que pourtantelle endure.Mais en troisime lieu, et surtout - c'est le point qui m'importe le plus, l 'argument le plus difficile -, la consquence que Sarah Kofman tire de cette doubledmystification, ce n'est pas l'injonction de faire son deuil de ce deuil impossible,ni d'abandonner l'art b beaut ou le spculatif. Tout au contraire. En brisantavec la demande d'ternit qui engendre et le deuil et l'impossibilit du deuil,et le deuil et la mlancolie, // faut, voil l'injonction ou en tout cas la ncessit, ausens le plus nigmatique, le plus fatal de ce terme, il faut inventer .

    Il faut inventer quoi ? Il faut inventer de quoi jouer et de quoi rire enartiste. Il faut inventer un espace d'indtermination et de jeu , ouvrir untout autre espace . Un // faut dit la fois le manque ou le deuil - et la joyeusencessit : inventer un espace d'indtermination et de jeu , ouvrir untout autre espace . L o la place manque, l o la place est prise, l o aremplace toujours.Un espace d'indtermination et de jeu, un tout autre espace. Voil cequ'elle nous dit voil ce qu'elle nous demande, comme ce qui reste, mais quireste inventer . Cet espace autre ne serait pas dsert par le beau, ce neserait pas un dsert d'art et de beaut. Il ouvrirait une autre affirmation,autre mais plus vieille, plus ancienne ; et comme elle reste aussi venir, cetteaffirmation est plus jeune aussi que tout ce qu'elle endure, travers, et doncpar-del, si possible, l'exprience du deuil impossible devenu possible.

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    Deuil du deuil ou deuil sans deuil, donc. Affirmation qui traverse sansdoute une dngation de la dngation, avec toute sa symptomatologie, maisune affirmation rieuse de la vie qui ne se laisse pas vaincre par la logiquengative, doublement ngative ou dialectique, de cette double dngation.

    Voil selon moi, si j'osais la formaliser sous cette forme abstraite, sche etfroide, la logique de Sarah Kofman, celle qui insiste, traverse et travaille tout sonuvre : une affirmation rieuse comme art de la vie qui ne se laisse pas gagnerpar la dngation de dngation qu'elle endure jusqu' la fin. On a beau dnieret dnier la dngation, le ngatif de la dngation ne l'emporte jamais, ni ladialectique, mais une invincible affirmation dont le dsir jamais ne se dment

    Si vous prfrez, voil ce qui arrive ce qu'on croit pouvoir appeler ledsir : le dsir dmentIl dment la ngation travers ou par-del la dngation. C'est l sa folie,

    mais la seule chance du dsir vivant. Un dmenti la ngativit, voil la signature : un ne pas se dmentir qui la fin des fins dment la ngativit.Cette nergie donne sa forme singulire la signature qui nous occupe.Il n'y va pas d'une fin de la mlancolie, pas ncessairement, pas seulement.Mais d'un autre rapport, affirmatif cette fois, la mlancolie endure,

    traverse, analyse, pense, mise en uvre, mise en chec dans la mise enuvre - et pardonnez-moi de citer la ddicace que Sarah me fit en 1985 decette Mlancolie de l'art ; je le ferai trs vite car elle tient en un mot, unadverbe joueur et doucement ironique : PourJacques, mlancoliquement .

    Avant le diagnostic, aprs le diagnostic sur le diagnostic, avant et aprs laleon sur la Leon, avant et aprs le diagnostic de Sarah Kofman sur l'attitudediagnostiquante des docteurs, sur le regard anatomique et le savoir mdical,le petit mot l revient qui signifie la fois ici et l-bas, entre ici et l-bas,entre da et fort II revient l, trois fois. Trois fois pour dire la prsence dumort ou de la corpse tendue l, de la corpse du corps d'homme, du corpsd'un homme, et non d'une femme, tendue l.Trois fois l, aussi souvent que le mot vie, trois fois.

    Et toute la leon sur la Leon interroge et enseigne cela, ce l, cet tre-ldu corps ou de la corpse dans le corpus de l'uvre d'art.

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    On di t souvent (mais nous n'avons pas le temps de rouvrir ou de dissquercette question) que ce qui risque de manquer ou de n'tre pas thmatis dansSein und Zeit, et plus largement chez Heidegger - et c'est peut-tre un signe lalumire duquel se demander pourquoi Sarah Kofman n'a jamais vraiment partagl'intrt de tant de ses proches amis pour Heidegger -, ce qui risque, en toutehypothse, de faire dfaut la surface de Sein und Zeit et dans l'analyse de l'tre-l, ce serait une attention l'tre original de la corpse, qui n'est ni un Dasein vivantni un Vorhandensein ni un Zuhandensein, et qui, outre la responsabilit originale quinous oblige devant le mort et d'abord la corpse, Ptre-l original du corps del'autre mort (cette trange responsabilit qui est peut-tre b premire et l'ultime,l'extrme responsabilit, b source de toute autre), semble donc requrir, commel'animal, et par suite comme le vivant en gnral, un autre, un quatrime concept(catgorial ou existential) - sans parler d'une autre esquive possible, chezHeidegger, et qui aurait affaire l'art justement la fictionnalit ou au simulacre,au pour rire dans l'uvre d'art singulirement dans la peinture, et en particulierans ses rapports avec l'inconscient ; ce serait l, peut-tre, une troisimeraison pour rendre compte de ce qui chez Heidegger pouvait paratre au moinspeu sduisant Sarah Kofman, pour ne pas parler de la diffrence sexuelle, tenue un certain silence, comme la corpse, dans Sein und Zeit - et surtout pour ne pasparler du reste, de plus d'un reste suffoquant le pire, et de ce qui eut lieu, l-bas,en 1942, prs de la rue Ordener. Entre la rue Ordener et la rue LabatOr ici c'est bien de l'tre-l (ici et l-bas) de la corpse qu'il s'agit Trois fois l'adverbe l vient donner la note. Trois fois il vient localiser et le corps de la mortet son avoir-lieu dans l'uvre, l'uvre d'art, la reprsentation, comme on ditdans un tableau, alors qu'il est dj, en tant que mort, mis en tableau dans l'exposition anatomique, qui est aussi uvre ou opration entre l'il et la main, regard,chirurgie, dissection.

    Voici les trois l, et voil, don de la pudeur, que seul un voile est l pour voilerle sexe, l'tre-l du sexe, c'est--dire la diffrence sexuelle :

    Et avec cette dissimulation du corps, se trouve oublie sa fragilit, sa mortalit,qu'exhibe au contraire au grand jour le cadavre blafard qui est l, purement et simplement isant et nu (le sexe seul est pudiquement voil), dans l'anonymat le plus absolu

    Remarquable insistance sur l'anonymat sur la perte du nom dans l'tre-lde la corpse ; comme si la mort dissociait l'appellation de son vivant et c'est l

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    son uvre de mort son opration propre ; comme si la mort sparait le nomet le corps, comme si elle arrachait le nom du corps, et comme si, en consquence, partout o le nom se dtache du corps, ce qui nous arrive tout letemps, surtout quand nous parlons, crivons et publions, alors nous attestions,l, la mort, comme si nous en tmoignions tout en protestant contre elle :

    - ceux qui l'entourent ne semblent mus d'aucun sentiment son gard, l'gard de celui qui, peu auparavant tait encore plein de vie, avait un nom,

    [et Sarah prend plaisir rappeler en note l'enfant le petit garon, sous lenom de cette corpse : celui-ci, note-t-elle, serait un pendu dont la chroniquea gard le nom et le sobriquet, Abrian Adriaenz, dit le gosse, Het Kind... ]

    tait tout comme eux un homme. Leurs regards ne sont ni celui de la piti, nide la terreur ou de la frayeur. Ils ne semblent pas s'identifier au cadavre tendul. Ils n'y voient pas l'image de ce qu'ils seront eux-mmes un jour, ce que, leurinsu [je souligne], ils sont en train de devenir.-

    Autrement dit ce l, qu'ils tiennent distance pour rompre une identificationont ils ont inconsciemment peur, c'est aussi, ici mme, le lieu de leurinsu, savoir de ce qu'ils sont ici maintenant en train de devenir - selon leprocessus de la vie et selon le processus de l'art deux processus auxquels detoutes les faons ils sont en tous les sens de ce mot trois fois exposs sans lesavoir : exposs sous le regard alors qu'ils croient regarder, exposs commemortels, comme vivants destins mourir, exposs en tableau comme uvred'art et par l'uvre d'art

    Ils n'y voient pas l'image de ce qu'ils seront eux-mmes un jour, ce que, leurinsu, ils sont en train de devenir. Ils ne sont pas fascins par le cadavre qu'ils nesemblent pas voir comme tel...

    Il sont ainsi vus ne voyant pas, et visibles non voyants, visibles aveugls, ilssont divertis, distraits de la fascination pour cela mme, divertis par ladistance divertissante de ce l ; et ce divertissement est leur position desavoir ou d'enseignement objectif, leur regard mme, leur optique et leurobjectivation doctorale :

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    et leur gravit n'est pas celle que peut veiller le mystre de la mortDevant eux, ils ont non un sujet mais un objet, un pur instrument technique quel'un d'eux manipule pour avoir prise sur la vrit de la vie. Le mort (et l'ouverturede son corps) sont vus seulement comme donnant une ouverture sur la vie dont ilsdtiendraient le secret La fascination est dplace [...]

    A l'instant il tait dit qu'ils n'taient pas fascins, pas fascins par lecadavre, mais cela ne signifiait pas qu'ils n'taient pas fascins du tout : simplement ls se sont dtourns d'une fascination pour une autre, la fascinations'est seulement dplace :

    et avec ce dplacement l'angoisse refoule, l'intolrable rendu tolerable, de lavue du cadavre celui du l'ivre grand ouvert au pied du gisant qui pourrait lui servirde lutrin.

    Cette ouverture du livre dans toute sa lumire renvoie l'ouverture du corpsqu'il permet seul de dchiffrer et invite passer de l'extrieur l'intrieur. C'est cel'ivre (et l'ouverture qu'il donne sur la science de la vie et sa matrise) qui attire lesregards, bien plus mme que la pointe des dseaux qui a commenc dfaire de sapeau le corps tendu l.

    La fascination est dplace . Je le suggrais tout l'heure, le ils nesont pas fascins signifie encore la fascination. Le refoulement de la fascinationst un refoulement fascin par ce qu'il refoule ; et qu'il soumet seulement une translation topique, un changement de lieu, dans un jeu entre l'ici et lel-bas. Dans le texte de Blanchot que j'voquais l'instant et qui se clt aussipar une analyse de la fascination , le lieu du cadavre n'est pas seulementsitu l-bas . Il fait de l'ici un l-bas, de telle sorte que le cadavre devient enpremier lieu cadavre de l'ici, nous rappelant ainsi un loignement aucur de la chose . L'loignement n'arrive pas la chose, comme s'il pouvaitaussi, parfois, par accident ne pas lui arriver. Non, l'loignement est id aucur de la chose (p. 268 ; je souligne). La prsence cadavrique tablit unrapport entre ici et nulle part D'abord, dans la chambre mortuaire et sur lelit funbre, le repos qu'il faut prserver montre combien est fragile la positionpar excellence. Ici est le cadavre mais ici son tour devient cadavre : ici-bas , absolument parlant sans qu'aucun l-haut ne s'exalte encore (p. 269). Il faudrait suivre ensuite la consquence de ce discours sur l' aide

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    du lointain qui n'apporte jamais l'idalisation, l'idalisme de l'art, d'autre garant qu'un cadavre - et sur la ressemblance cadavrique comme errance et hantise : non pas visitation irrelle de l'idal maisspectralit d'un dfunt son errance l-bas, hors de tout sjour, loin de toutedemeure).Autre faon de nous dire que la science de la vie, autant que le livre,autant que le corpus et la corporation, fascinent, certes, et se laissentfasciner, et dplacent l'attention, et remplacent refoulent dnient dtournent istrayant de la mort aussi bien que de la vie, sans doute, mais toujoursau nom de la vie. Ce sont la fois des symptmes et des affirmations de fa viequi au fond, comme l'inconscient qu'elle est b vie, ne connat pas et ne veutpas connatre, veut ne pas connatre la mort, le veut activement avant de levouloir ractivementVoil une leon - quant ce que nous faisons, la place de la mort quandnous crivons ou lisons des livres, quand nous parlons d'un livre, au lieu del'autre. Sarah montre, un peu pour les dnoncer, ces docteurs soudain indiffrents, tout occups par le livre, ces docteurs qu i ne semblent musd'aucun sentiment son gard, l'gard de celui qui peu auparavant taitencore plein de vie, avait un nom, tait tout comme eux un homme - etque le livre de science, autant que l'effet de corpse, rend l'anonymat

    Quand elle crit : ... avait un nom, tait tout comme eux un homme ,je ne sais pas si nommer ce lien entre nom et homme, elle nomme enl'homme homo ou vir. L'un et l'autre, l'un ou l'autre, la barre entre et et ou, et/ou entre ou ou et

    Sarah ne se contente pas de situer l'instance du livre dans cette Leond'anatomie. Elle esquisse une histoire du livre dans l'uvre d'art singulirementans le corpus pictural de Rembrandt Chaque livre a une gnalogiepicturale en quelque sorte. On ne doit pas se contenter de dchiffrer, dans lecontenu thmatique d'un tableau, le rle qu'un lment le livre grand ouvertau pied du gisant signifie l, au regard des autres regards dans le tableau( angoisse refoule , l' intolrable rendu tolerable , etc.). Il faut aussiinscrire cette puissance du livre, telle une mtonymie, dans la srie des livresqui obsdent le corpus de Rembrandt, tout l'uvre d'art de Rembrandt (j'insiste, trop brivement, bien sr, sur cette ncessit, pour nous rappeler cequi devrait tre ici notre loi : prendre en compte, chaque fois que nous

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    voquons un thme ou un motif dans l'uvre de Sarah Kofman, l'enchevtrementes fils qu i tissent et dplacent l'insistance d'un motif dans la longuesrie de livres nombreux, chacun trs diffrent mais chacun portant en lui-mme b rfrence mtonymique tous les autres dans ce qui est une sortede quasi-systme ouvert, un rseau cohrent mais sans clture, la foisconsquent et structurellement interminable, srialit inacheve-inachevable).C'est cette loi, loi du respect de l'uvre et de l'art de Rembrandt queSarah Kofman se rend quand elle fait appel de ce livre-ci tous les livrespeints de Rembrandt, puis une histoire du livre en Occident. Il s'agitd'clairer le lien entre l'analyse interne de cette uvre-ci, dans sa singularit,et ce qui, dans cette uvre, communique (c'est son mot) avec l'inter-picturalit de l'uvre de Rembrandt quant au livre, pour dire la somme deslivres peints qui sont aussi des peintures lues, crites et dchiffres :

    Le livre de cette Leon qui, lui seul, fart, quilibre tout le reste du tableau,communique avec les nombreux livres qu'on trouve dans la peinture de Rembrandt :par exemple [un seul exemple, faute de temps, comme nous ne pouvons icique citer tel ou tel exemple de toutes ses uvres et de tous ses livres] aveccelui tenu ouvert par le Bourgmestre Six lisant (1641) appuy sur l'ouvertured'une fentre laquelle il tourne le dos, indiquant par l que seul le l'ivre donne unevritable ouverture sur le monde et constitue une vois d'accs la connaissance.

    Cette bibliothque dans la pinacothque de Rembrandt, nous la voyonsencore rinscrite dans une plus grande bibliothque. Sans s'y perdre, Sarahdpeint en quelque sorte, en la donnant lire, cette bibliothque en abymequi en somme inclut le Livre (avec un grand L), la Bible, dans le livre de lascience, mais aussi le livre de la science dans la Bible, puisqu'il ne fit que lasuppler, venant sa place, occupant son lieu, tenant lieu d'une Bible dont ilest encore le substitut ou la mtonymie :

    // [le livre de Rembrandt tout le livre de Rembrandt] peut tre rapprochaussi de celui qu'on trouve dans la Minerve au muse de La Haye, ouvert l encoreet lumineux, support par un livre ferm (l'quivalent des pieds du cadavre) tandisqu'une draperie s'croule vers le bas, symbolisant l'vanouissement des tnbres parle savoir.

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    Et au moment de tirer une double leon, ce qu'elle appelle la leon decette Leon d'anatomie , sa propre leon, Sarah Kofman fait un geste que jetiens ici pour un moment de paraphe. C'est comme le trait bref, l'conomiede sa signature de toujours, la logique d'un idiome testimonial : son affirmation,a protestation au nom de la vie. Elle finit par affirmer le triomphe de lavie, comme et dit Shelley, non pas le triomphe de la mort mais le triomphesur la mort - et cela non pas selon la dngation l'endroit d'une angoissede la mort (Sarah savait ce que cela pouvait tre), non pas selon la dmissiond'un savoir de la mort niais au contraire travers une interprtation activequi ne renonce ni au savoir ni au savoir du savoir, c'est--dire au savoir de lafonction d'occultation ou de refoulement qu'un certain savoir peut encorejouer. D'o, dploiement de tant de savoirs, l'analyse impeccable d'un enchevtrement intersmiotique et intertextuel, entre la parole, l'criture et lesilence du corps, entre livre sacr et livre de science, livre et peinture, dansplus d'un corpus, et d'abord l'intrieur du corpus de Rembrandt notammententre les deux Leons d'anatomie que Rembrandt peignit vingt ansd'intervalle.

    Vingt ans d'intervalle, et il y a toujours une autre leon d'anatomie, uneleon de plus.Voici donc cette conclusion o vous pourriez admirer avec moi l'acuitd'un scalpel analytique qui ne se prive d'aucun savoir mais ne renonce pasdavantage raffirmer la vie - oprant mme en vue de raffirmer la vie,mais sans rsurrection ni rdemption, sans corps glorieux :

    Les regards des mdecins de La leon d'anatomie sont donc penchs vers lelivre de la science avec la mme ferveur attentive que dans te l autre tableau, lesevanglistes sont penchs vers les livres sacrs o ils puisent confirmation de leurmessage (on peut se reporter par exemple au tableau des Quatre Evanglistes deJordaens, cit par Claudel).Dans La leon d'anatomie, /e livre de science prend la place de la Bible ; unevrit s'est substitue une autre vrit qui n'est plus seulement livresque puisqu'elletrouve sa contre-preuve exprimentale dans l'ouverture d'un cadavre. Le cadavredu Christ (par exemple celui de Mantegna du muse de La Brera qu'voque parraccourci la seconde Leon d'anatomie, celle d'Amsterdam) a t remplac parcelui d'un pendu, pur objet passif, manipul, ne prsentant aucune motion et quine fait signe vers aucune Rsurrection, aucune Rdemption, aucune noblesse.

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    L'entame du corps corch entame aussi l'illusion religieuse d'un corps glorieux.Le leon de cette Leon d'anatomie n'est donc pas celle d'un mementomori ; e//e n'est pas celle d'un triomphe de la mort mais d'un triomphe sur lamort ; et ced non par la vie d'une illusion, mais par celle du spculatif qui joue luiaussi une fonction d'occultation.

    En analysant implacablement une spculation, cette ruse du spculatif dontl'conomie reste au service de l'occultation et du refoulement voire de lasublimation ou de b dngation, Sarah Kofman n'y dcle pas moins l'uvrede l'art Elle le fait la fois pour y souscrire et s'en amuser, pour en rire etpuis aussi pour y approuver, y aimer, y affirmer, y rpter l'affirmation de l'artElle y dchiffre, elle y voit encore l'invincible triomphe de la vie. Cela devientmanifeste quand le mot vie se trouve entran dans une trange syntaxe :non pas vie illusoire ou , comme elle dit, vie d'une illusion , P illusion religieuse d'un corps glorieux dont il venait d'tre question, mais la vie encore,la vie du spculatif, en tant que, jusque dans sa fonction d'occultation oud'illusion, elle reste vi e non illusoire d'une illusion, manifestant et affirmant etretenant encore la vie, la portant vivante jusqu' sa limite.Le sujet dment - la dngation, c'est peut-tre cela, la logique de laprotestation, d'une protestation qui dit non sans illusion, qui dit non sans illusion, non sans illusion l'illusion et la dngation de la mort, non la mortconjure ( La mort conjure , c'est le titre de ce dernier texte sur lesLeons d'anatomie qui exhibe en somme la corporation des docteurs commel'assemble d'une conjuration : le corps de la corporation est le corps d'uneconjuration, le serment l'intrigue et le complot d'un corps social qui fera toutpour conjurer la mort). Mais ce non la mort conjure ne s'nonce pas aunom de la mort, il parle encore au nom de la vie, de l'uvre d'art et du livrede vie. Il s'inscrit dans le livre de vie, dans le livre des vivants, l o a dment,au nom de la vie qui sait que le nom de la vie, toutefois, nous le disions, n'estpas la vie. Oui, non sans illusion.

    Avoir accord un tel privilge ce dernier texte, la raffirmation del'uvre de vie comme uvre d'art, voil qui pourrait tre de ma part, direz-vous peut-tre, un stratagme, une ruse pour conjurer la mort mon tour, et travers cette ruse, que je ne dnie pas, une sorte de protestation contre samort : une protestation, c'est--dire une sorte de tmoignage pour attesteraussi de ce qui en elle fu t constante protestation. Une leon de protestation.

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    De protestation non ngative. Mais aussi de ce que la protestation aura t,j'en prends conscience couter toutes les portes de ce mot protestation, le mode privilgi, la tonalit la plus constante et la plus commune denos face--face.De toute notre amiti, durant des dcennies de travail et de soucispartags, nous avons protest, parfois mme l'un contre l'autre, jusqu' la fin,et je me surprends protester encore. Je me surprends lui faire encore desscnes, je l'ai dj dit je crois, ce quoi je souris lui souriant comme unsigne de vie dans la rconciliation. Quant aux scnes, de toute faon, je ne luien ferai jamais autant qu'elle, je serai toujours en reste.

    J'ai commenc par la fin, je voudrais finir par le commencement. A vingt ans d'intervalle , ai-je soulign puis rpt tout l'heure en lacitant au sujet des deux uvres de Rembrandt qui portent ce titre, La leond'anatomie.

    Vingt ans d'intervalle.Si le temps m'en tait donn, je vous parlerais donc de la faon dont je

    relis aujourd'hui ce qui depuis plus de vingt ans faisait uvre de cette protestationde la vie voue l'art et au rire. Il y a plus de vingt ans, Sarah taitvenue pour la premire fois me voir, et dj pour me dire, entre autreschoses, qu'elle protestait de telle objection contre telle ou telle chose quej'avais risque dans La pharmacie de Platon. Tout avait donc commenc parcette scne. Quand, devenus amis, nous avions choisi ensemble, du moins lecroyais-je, le titre de son premier livre, L'enfance de l'art, je ne comprenaispas, je ne me doutais pas de ce que je comprends mieux maintenant aprsavoir lu Paroles suffoques (entre Blanchot et Antelme depuis Auschwitz) etRue Ordener rue Labat, savoir que ce premier livre - si riche, si aigu, siexemplairement lucide dans la lecture de Freud , c'tait aussi l'enfance del'art de Sarah Kofman. Une anamnse autobiographique, comme on dit uneautobiogriffure. Toutes les places - du pre, des mres, de la substitution desmres, du rire et de la vie comme uvres d'art - se trouvaient dj reconnues, rigoureusement assignes.Comme je ne veux pas vous retenir trop longtemps, et qu'il m'est impossible ci de dployer les analyses ncessaires, je me contenterai de quelquescitations. Elles vous feront au moins deviner, trs vite, dans quelle directionj'aurais pris le parti de me rendre. Je les choisis, ces citations, en soulignant15 2 Les Cahiers du Grif

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    au passage une thmatique du don, mais du don de la vie, un don qui meparat traverser tout l'uvre de Sarah, un don de la vie en vrit re-donne.Auprs de ce don redonn je voudrais m'arrter pour conclure, non loindu mot d'esprit et du Pourquoi fit-on ? publi mi-chemin, il y a dix ans.Que veut dire redonner , l o il s'agit de la vie ? En quoi le donnersupposerait-il alors le redonner, comme si redonner venait avant donner, dansb raffirmation du don qui ne revient pas rendre le don mais le donnerune fois de plus ? Peut-tre aussi accepter, en l'affirmant en le raffirmantle don donn : oui, oui au don reu. Et peut-tre au pardon. Et si cette questiontenait celle de l'art en rserve ? Qu'est-ce que l'art peut avoir voir etdonner voir, et donner vivre et donner rire avec la protestation ? Et avecle don du don ? Avec le don redonn ? Peut-tre avec le pardon ?Ds l'introduction L'enfance de l'art (p. 12-13), tout en annonant qu'elleen traitera plus longuement dans le dernier chapitre, Sarah pose la question dudon, du don pour l'art en tant que don prodigu par la vie, l o la psychanalyse b fois avoue ses limites et introduit une conception radicalement neuve :

    Non moins dclares sont les limites de la psychanalyse qui se trouvent rptesdans toutes les uvres : lui chapperaient totalement, d'une part, "l'estimationesthtique de l'uvre d'art" ou encore du travail formel de l'artiste ; celui- appartiendrait en propre aux esthticiens ; d'autre part l'explication du "don" artistique,du gnie, de la possibilit de cration [...]. L'en-dea, le don, le gnie, serait un en-dea absolu, mystrieuse nigme, chappant toute sdence : par lui, l'artiste seraitun tre inexplicable, exceptionnel, privilgi des dieux. Freud admet-il cette conceptionhologique et idologique de l'artiste ? Telle est la question. Dire que le "don"ne peut tre expliqu par la psychanalyse, est

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    Or chemin faisant levant masque aprs masque, en se servant si frquemmentu mot dmasquer , traitant de la question du masque et du voileentre Nietzsche et Freud, notamment autour de la diffrence sexuelle, de lapudeur et de ses voilements-dvoilements, le livre rveille chaque instant ledon, la raffirmation du don dans l'acte de redonner. La raffirmation du don,non moins ou plus tt que la restitution du don.

    J'en choisis un seul exemple. La scne du don y ouvre aussi celle du rireou du sourire, du sourire de la mre. Ne peut-on relire ces pages ici et l,entre ici et l, entre, si je puis dire, la rue Ordener et b rue Labat ? N'yverrait-on pas une petite fille rire et sourire travers ces dsastres auxquelson ne survit pas, ces dsastres auxquels on peut tout au plus survivre ? (Ai-jebesoin de prciser, au moment de sourire ce sourire, qu'aucun sentimentde familiarit ne vient jamais interrompre un vertige abyssal ? Les prochesnous restent absolument inconnus, inaccessibles, plus lointains encore d'tredes proches : jusqu' la fin, jusque dans la fin au-del de tout savoir.)Lorsqu' propos du sourire de hjoconde, Freud parle d'une glorificationde la maternit qui consiste redonner (Wiedergeben) la mre le sourirequ'il avait trouv chez b noble dame , Sarah enchane, et c'est pour soustraire la redonne la restitution d'une premire donne :

    Le terme de "redonner*' est videmment ici bien quivoque : il impliqueraitque la mre ait possd initialement le sourire. Mais le contexte [et toujours l'attention au contexte et l'ordre des raisons du texte est pris en compte avecun sens intraitable de la loi du texte] explique l'usage de ce mot : "redonner"signifie, ici, donner pour la seconde fois dans une uvre d'art, la Sainte Anne.Celle-d n'est, elle aussi, qu'un substitut symbolique de la mre. Le "don" est aussiinconsdent que l'est le souvenir de sa mre la vue de Mona Lisa. Ce qu'il fautcomprendre, c'est que la production de la premire uvre a t l'occasion d'uncertain retour du refoul, permettant Lonard d'exprimer d'une faon claire lesfantasmes de son histoire infantile. C'est pourquoi le deuxime tableau [l encoreil y aurait un deuxime tableau] tait ncessaire : il rpte le sourire du premierdans une diffrence symptomatique de la leve de refoulement opre grce lapremire uvre : "Quoique le sourire qui joue sur les lvres des deux femmes soitsans conteste le mme que dans la peinture de Mona Usa, il a perdu son caractred'inquitante (unheimiiche) et d'nigmatique (ratselhaften) tranget ; ce qu'ilexprime est sentiment intime et flicit tranquille...

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    Une page plus loin (p. 113), telle remarque, aux yeux de certains, pourraitressembler, avec plus de vingt ans d'avance, une sorte de note ironique enbas de page de Rue Ordener rue Labat : Le "bienheureux sourire" de la sainte Anne est le produit du foulement : il est le

    dsaveu par l'artiste de la souffrance de sa mre et 'i masque la jalousie qu'elleressentit lorsqu'elle fut contrainte de donner son fils [on dirait ici sa fille] sa rivale.

    L'analyse du don se poursuivra partout en particulier dans Don Juan ou lerefus de la dette, qui calcule justement une dette impayable quant au donde b vie (p. 104). Cette analyse s'entrelace troitement mme si ce lienn'est pas exhib, avec l'analyse du rire, du sourire, du comique. On seraitpresque tent d'en conclure, avec toute l'quivoque de ce mot d'esprit que ledon est toujours un don pour rire.J'aurais tant aim m'attarder auprs de telle page qui cite Freud sur l'ironiepotique ( Un grand pote peut se permettre d'exprimer en plaisantant entout cas, des vrits psychiques qui sont svrement proscrites ) et multiplieles exemples de traitement comique , selon Freud, en particulier du taboude la virginit. Une fois encore, la page qui suit (p. 133) semble, plus de vingtans en avance, errer dj rue Ordener rue Labat On y lit en effet ceci, proposde l'une des grandes figures de Sarah Kofman, grande lectrice de L'homme ausable, de son presqu'homonyme Hoffman i

    Lorsqu'il [Hoffmann] avait trois ans, son pre se spara de sa famille et nerevint jamais auprs d'elle [elle c'est la famille, mais...] ; fa relation du conteur son pre fut toujours fun des cts les plus douloureux de sa vie affective .

    Et l'on pourrait enchaner avec les premiers mots de Rue Ordener rue Labat : De lui il me reste seulement le stylo.. Nous ne revmes, en effet, jamais mon

    pre. Renonant multiplier les conjonctures et les conjectures de ce type, dansces pages du chapitre final de L'enfance de l'art sur le "don" artistique (c'estun sous-titre et le mot don est entre guillemets), je situe seulement ce qu iest dit abondamment de ce don de l'artiste attribu par Freud une bonne nature . Cette conomie du don compte toujours avec une figure

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    de la nature, l'une des trois figures de la femme (la mre, b compagne et lacorruptrice ou la mort). Ici la nature se nomme terre qualifie de mrenourricire (p. 205). On pourrait relire, et relier, toute cette analyse aveccelle qu'on trouve dans Sacre nourriture , Sacre nourriture ! et deuxfois sacre : la petite Sarah se trouve prise, et pour b vie, entre les excsd'un il faut manger de la mre et le il ne faut pas tout manger du pre(in Manger, 1980).

    Il faut bien manger. J'ai dj abus de votre temps. Au lieu de patienter,comme il le faudrait auprs des dernires pages de L'enfance de fart (de cequi nous y est dit du rire, de l'nigme de l'art comme vie, de la vie artiste, du rire de so i selon Nietzsche, du c'est pleurer ou en rire de l'avant-dernire page, du monde qui, pour Nietzsche comme pour Freud, joue un "jeu d'enfant" innocent dirig par le hasard et la ncessit , quand tevritable art est celui de la vie , au lieu de tout cela je me prcipite vers unescne de table et de rire, comme on le fait dans les pires moments du deuil.Son texte intitul Sacre nourriture , Sarah me l'avait ddicac en 1980en entourant le titre du volume, Manger, pour crire les mots ! dans l'espoir de Manger ensemble .

    Or six ans plus tard, au jour de l'an 1986, b ddicace de Pourquoi rit-on ?Freud et le mot d'esprit, parlait encore de table. Elle disait ceci : PourJacqueset Marguerite, en souvenir des bonnes histoires juives que nous colportionsnagure table avec l'espoir de recommencer un jour... , etc.Or de ce grand livre qui dit tout et le reste sur le rire, comme sur l'conomie apotropaque du rire selon Freud, quel est le dernier mot ? Le derniermot c'est justement dernier mot . Le livre se termine ainsi : En guise deconclusion, laissons donc au rire le dernier mot

    Mais juste avant ce dernier mot sur le dernier mot venait une histoirejuive. Une sorte de post-scriptum. Cette histoire juive, c'est une histoire quenous nous tions raconte. Voici ce post-scriptum :

    Terminant ce livre, aujourd'hui 25 septembre, le jour de Yom Kippour, je nepuis m'empcher de colporter ["colporter" tait dj, vous l'avez remarqu, unmot de la ddicace qui faisait elle-mme allusion ce qui est dit dans unchapitre du livre intitul "Le colportage", et sous-intitul "Ncessit conomique du tiers" ; et je me rappelle que ma dernire conversation avec Sarahdevait plus ou moins directement porter, au moment de son interruption,15 6 Les Cahiers du Gr if

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    sur une histoire de colportage d'histoire et la ncessit conomique du tiers],in fine, cette histoire juive que rapporte Thodore Reik [qui a beaucoup crit surle Grand Pardon et le chant du Kol Nidre] : "Deux juifs, ennemis de longue date,se rencontrent la synagogue, le jour du Grand Pardon. L'un dit l'autre [donc enguise de pardon] : "Je te souhaite ce que tu me souhaites." Et le second, de rtorquer, du tac au tac : "Tu recommences dj ?"

    Histoire insondable, histoire qui semble s'arrter au bord d'elle-mme,histoire dont le procs consiste s'interrompre, se paralyser pour serefuser tout avenir, histoire absolue de l'insolvable, vertigineuse profondeurdu sans-fond, irrsistible tourbillon qui entrane le pardon, et le don, et laredonne du pardon, jusqu' l'abme de l'impossible.Comment s'acquitter d'un pardon ? Et le pardon ne doit-il pas exclure toutacquittement, tout acquittement de soi, tout acquittement de l'autre ?Pardonner, ce n'est srement pas tenir pour quitte. Ni soi ni l'autre. Ce seraitrpter le mal, y contresigner, le consacrer, le laisser tre ce qu'il est inaltrable et identique soi. Aucune adquation n'est ici de mise ou tolerable.Alors quoi ?Cette histoire juive, je l'ai dit nous avions d nous la raconter, et sansdoute table. Et nous accorder pour la trouver non seulement drle, maismmorable, inoubliable, prcisment l o elle trate de ce traitement de lammoire qu'on appelle le pardon. Pas de pardon sans mmoire, certes, maispas de pardon qui se rduise un acte de mmoire. Et pardonner ne revientpas oublier, surtout pas. Histoire pour rire , sans doute, mais qu'est-cequi nous fait rire en elle, rire et pleurer, et rire travers les larmes ou l'angoisse ?

    Cela relve, sans doute, d'abord, de l'pargne. conomie puissammentanalyse par Freud, puis par Sarah Kofman interrogeant Freud. D'ailleurs auchapitre sur Les trois larrons , dans le sous-chapitre sur le ColportageLa ncessit conomique du tiers , une note parle aussi du pardon. Elle ditl'conomie du plaisir consentie par le surmoi, le pardon en quelque sorte qu'ilaccorde, qui rapproche l'humour de la phase maniaque, puisque grce ces"dons", te "moi" diminu se trouve sinon euphorique, du moins regonfl (p. 1 04.Je souligne).

    Sans poursuivre sur cette voie, j'en resterai pour l'instant l'analysesauvage de cette histoire juive : deux ennemis font ainsi le geste de se

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    pardonner, ils le feignent pour rire , mais en rouvrant ou en poursuivantintrieurement les hostilits. Ils s'avouent du mme coup cette guerre inexpiable, ils s'en accusent en miroir. Que l'aveu passe par un symptme pluttque par une dclaration, cela ne change rien la vrit : ils n'ont pasdsarm, ils continuent se vouloir du mal.

    Je me risquerai alors dire ceci, vous adresser ceci qui concerne encorele rire, l'art pour rire et l'art de rire, vous adresser ceci comme pour ledestiner Sarah, Sarah en moi. Allgoriquement : ce dont ces deux Juifsfont l'preuve et qui nous donne rire, c'est bien l'impossibilit radicale dupardon.

    Un Juif, un Juif de tout temps et surtout en ce sicle, Sarah le sut et levcut mieux que nous tous ici, mieux de la pire faon, c'est aussi quelqu'unqui fait l'preuve de l'impossibilit du pardon, de son impossibilit radicale.Qui d'ailleurs nous donnerait ce droit de pardonner ? Qui donnerait qui

    le droit de pardonner pour des morts, et de pardonner l'infinie violence quileur fu t faite, les privant et de spulture et de nom, partout dans le monde etnon seulement Auschwitz ? Et donc partout o l'impardonnable aurait eulieu V

    Mais l'impossibilit du pardon, ne nous le cachons pas, il faut la penserencore autrement et jusqu' la racine la plus radicale de son paradoxe, dansla formation mme d'un concept de pardon. Quel trange concept ! Commeil ne rsiste pas l'impossibilit de ce qui voudrait se concevoir en lui,comme il y explose ou implose, c'est toute une chane de concept qui sauteavec lui, et mme le concept de concept qui se trouve alors faire l'preuve desa prcarit essentielle, de sa finitude et de sa dconstructibilit.

    L'impossibilit du pardon s'y donne penser comme en vrit sa seulepossibilit. Pourquoi le pardon est-il impossible ? Non pas difficile pour milleraisons psychologiques, mais absolument impossible ? Simplement parce quece qu'il y a pardonner doit tre et rester impardonnable. Si le pardon estpossible, s'il y a du pardon, il doit pardonner l'impardonnable, voil l'aporielogique. Si on n'avait pardonner que ce qui est pardonnable, voire excusable, vniel, comme on dit ou insignifiant on ne pardonnerait pas. On excuserait on oublierait on effacerait on ne donnerait pas son pardon. Si par leprocs d'une transformation quelconque, b faute, le mal, le crime s'attnuentou s'extnuent jusqu' la vnialit, si les effets de la lsion blessent moins,voire s'accompagnent de quelque prime de jouissance, alors cela mme qui158 Les Cahiers du Gr if

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    devient pardonnable se met hors de cause et se passe de tout pardon. Lepardon du pardonnable ne pardonne rien, il n'est pas un pardon.Pour pardonner, il faut donc pardonner l'impardonnable, mais l'impardonnableemeur impardonnable, le pire du pire : l'impardonnable qui rsiste tout procs de transformation du moi ou de l'autre, toute altration, toute rconciliation historique qui viendrait changer les conditions ou lescirconstances du jugement Remords ou repentir, la purification ultrieure ducoupable n'a rien faire ici. Il n'est d'ailleurs pas question de pardonner uncoupable, un sujet sujet se transformer au-del de b faute, mais depardonner b faute elle-mme - qui doit rester impardonnable pour qu'ilsoit question d'en appeler pour elle quelque pardon. Mais pardonner l'impardonnable, n'est-ce pas impossible, en toute logique ? S'il reste ainsi impossible, e pardon doit donc faire l'impossible, il lui faut faire l'preuve de sapropre impossibilit en pardonnant l'impardonnable - et donc faire l'preuve,se confondre avec l'preuve mme de cette aporie ou de ce paradoxe : lapossibilit, si elle est possible, s'il y en a, la possibilit de l'impossible. Et l'impossible du possible.C'est peut-tre l une condition que le pardon partage avec le don. Au-del de l'analogie formelle, cela signifie peut-tre aussi que l'un fixe sa condition 'impossibilit l'autre, le don au pardon ou le pardon au don. Sanscompter qu'il faut aussi se faire pardonner le don (qui ne peut pas ne pasrisquer de faire mal, de faire le mal, par exemple en donnant la mort) et qu'undon reste peut-tre plus impardonnable que rien au monde. La question qu iun jour s'imposait moi (Qu'est-ce que donner au nom de l'autre ?, Quisait ce que nous faisons quand nous donnons au nom de l'autre ? l ) poursuggrer que c'tait peut-tre l la seule chance du don, est-ce qu'elle ne selaisse pas traduire dans le pardon ? Si je pardonne en mon nom, mon pardonexprime ce dont je suis capable, moi, et cette dcision (qui n'est donc plusune dcision) ne fait que dployer ma puissance, mon pouvoir, l'nergiepotentielle de mes aptitudes, prdicats, caractres. Pas plus que je ne peuxdcider, ce qui s'appelle dcider en mon nom, je ne peux pardonner en monnom, mais seulement au nom de l'autre, l o seul je ne suis capable ni dedcider ni de pardonner. Il faut donc que je pardonne ce que je n'ai pas pardonner, pas le pouvoir de donner ou de pardonner : que je pardonne au-del de moi. Et que cela se fasse au nom de l'autre, voil qui n'exonre enrien ma libert ni ma responsabilit, au contraire.

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    L'impossible du possible, la possibilit de l'impossible, voil une dfinitionqui ressemble celle qu'on donne souvent de la mort, depuis Heidegger enparticulier. Et il n'y a l rien de fortuit. Il nous faut donc penser cette affinitentre l'impossibilit nomme la mort et l'impossibilit nomme pardon, entrele don de la mort et le don du pardon comme possibilit de l'impossible.L'impossible pour moi, pour un moi , pour ce qui est mien ou m'estpropre en gnral.

    Car o le pardon est-il plus impossible, donc possible comme impossible,que par-del la frontire entre un vivant et un mort ? Comment un vivantpourrait-il pardonner un mort ? Quel sens et quel don y aurait-il l, dans unpardon qui ne peut plus esprer parvenir destination, sinon au-dedans desoi, vers l'autre accueilli ou recueilli comme un fantme narcissique au-dedans de soi ? Et rciproquement comment un vivant peut-il esprer trepardonn par un mort ou par un spectre en lui ? On peut suivre la consquence de cette logique l'infini.Eh bien, je gage que cette limite infranchissable - et franchie pourtantcomme infranchissable, dans l'affranchissement de l'infranchissement de l'in-franchi -, c'est bien la ligne que nos deux Juifs ont passe - avec ou dans laconfession, sans repentir, de leur accusation rciproque. S'avouer, partager, seconfier l'un l'autre cette preuve infranchissable de l'impardonnable, se direimpardonnable de ne pas pardonner, ce n'est peut-tre pas pardonner,puisque le pardon parat impossible, mme l o il a lieu, mais c'est compatiravec l'autre dans l'preuve de l'impossible.

    C'est l, nous y sommes, l'ultime compassion.C'est dire l'autre ou s'entendre dire l'autre et s'entendre dire parl'autre : tu vois, tu recommences, tu ne veux pas me pardonner, mme unjour de Grand Pardon, mais moi aussi, moi non plus, un moi non plus,nous sommes bien d'accord, nous ne nous pardonnons rien, c'est impossible,ne nous pardonnons pas, d'accord ? Et c'est alors l'clat de rire complice. Lefou rire, le rire devient fou, le rire dment. Car cet accord paradoxal, n'est-ce pas la paix ? Oui, c'est la paix, c'est la vie : c'est a au fond le grandpardon. Et quoi de plus comique que le grand pardon comme preuve del'impardonnable, quoi de plus vivant quelle meilleure rconciliation ? Quelart de vivre ! Comment faire autrement, d'ailleurs, que faire de mieux, dslors qu'on vit ou survit ? Sans l'avoir choisi ? C'est b dfinition d'aujourd'hui,d'un aujourd'hui, d'un sursis de vie, que cette rconciliation dans l'impossible.

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    Mais je veux supposer que ces deux Juifs, dans leur infinie compassion l'unpour l'autre, au moment mme o ils arrtent qu'ils ne savent pas s'arrter, l'instant mme o ils reconnaissent qu'ils ne peuvent pas dsarmer, comme lavie mme ne se dsarme jamais, ces deux Juifs se sont pardonn, mais sans sele dire. Ils se sont du moins parl, mme s'ils ne se sont pas dit le pardon. Ilsse sont dit l'un l'autre, en silence, un silence de sous-entendu o le malentendu peut toujours trouver se loger, que le pardon accord ne signifie pasb rconciliation (Hegel) ni l'uvre mme , l'uvre profonde dutemps discontinu, dlivr ou dlivrant de la continuit par l'interruption del'autre, en vue du triomphe messianique prmuni contre la revanche dumal (Levinas).

    Car voici b dernire aporie du pardon, la plus artiste peut-tre, b plusdoue pour faire rire la folie, et je vous la confie, ainsi qu' Sarah, Sarah enmoi, Sarah entre vous et moi, pour en finir aujourd'hui.D'une part, quand on pardonne quelqu'un (par exemple la pire blessurequi soit ou, plus simplement encore, ce qui peut la redoubler jusqu' laperversit, le rappel d'une blessure), eh bien, il ne faut surtout pas le lui dire ;il ne faut pas que l'autre entende, il ne faut pas dire qu'on pardonne ; nonseulement pour ne pas rappeler la (double) faute mais pour ne pas rappelerou manifester que quelque chose a t donn (pardonn, donn commepardon), redonn en retour, qui mrite quelque gratitude ou risque d'obligerla personne pardonne. Au fond rien n'est plus vulgaire et impoli, voire blessant que d'obliger quelqu'un en lui disant je te pardonne , ce qui impliqueun je te donne , et ouvre dj une scne de reconnaissance, une transactione gratitude, un commerce du remerciement qui dtruit le don. Il fautdonc se taire, il faut taire le pardon o il a lieu, s'il a lieu. C'est ce silence,cette inaudibilit qu i s'appelle ou que permet la mort Comme si on nepouvait pardonner qu'aux morts (en faisant au moins comme si l'autre taitmort [ pour rire ], en situation de ne plus tre l jamais pour entendre,au moment de recevoir le pardon), et comme si on ne pouvait pardonnerqu'au mort tout en faisant soi-mme le mort (comme si on ne pardonnait pas,comme si on ne le laissait pas savoir ou, la limite, ne le savait mme pas soi-mme). De ce point de vue, deux vivants ne peuvent se pardonner etdclarer qu'ils se pardonnent en tant que vivants. Il faudrait tre mort pourcroire le pardon possible. Les deux Juifs eurent la profondeur, la rigueur etl'honntet d'en prendre acte. Mieux, de le dclarer.

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    Mais d'autre part, et inversement, que serait un pardon silencieux, unpardon inaperu, un pardon inconnu, accord t'insu de qui le reoit ? Queserait un pardon dont la personne pardonne ne saurait rien ? Ce ne seraitplus un pardon. Un tel silence, dans le pardon, serait aussi nfaste que ce quele silence aurait voulu viter. Un pardon qui ne s'adresserait qu' l'autre mort(une fois mort, et mme si son spectre survit en moi ), ne serait-ce pasune gesticulation de comdie, un simulacre misrable, tout au plus un phantasme destin se consoler soi-mme de ne pas avoir su pardonner temps ? Une rconciliation avec soi dont l'autre n'a rien faire ? Si pardon ildevait y avoir, je devrais donc pardonner quand il est temps encore, avant lamort de l'autre. Et bien sr avant la mienne : que serait le pardon venu d'unmort ? II est vrai que ce pardon de mort mort, d'une rive de la mort l'autre, c'est en fait le recours le plus commun, notre vie en est faite, unrecours spectral et phantasmatique, un pardon de processus, un pardon historique l o le pardon doit rester irrductible l'Histoire, un pardon qui seperd dans l'oubli et se dnature dans l'excuse et la vnialit, ds lors que devivant vivant le vrai pardon, le pardon de l'impardonnable, reste interdit Apriori et donc jamais interdit

    Alors quoi ? Faire justement ce qui est toujours interdit interdit jamais ?Pardonner l o c'est interdit l o c'est possible parce qu'impossible ? Et pisencore, faire ce qui est interdit un jour de Grand Pardon ? II n'est pas de pirepch, de profanation plus dangereuse, si prs du moment o Dieu vousinscrit - ou ne vous inscrit pas dans le livre des vivants.

    Rsumons l'aporie proprement scandaleuse, celle laquelle nous nepouvons que nous arrter en tombant sur elle : impossible, possible seulement en tant qu'impossible, concept impossible de l'impossible qui se mettrait ressembler un flatus vods s'il n'tait pas ce qu'on dsire le plus au monde,aussi impossible que le pardon de l'impardonnable, le pardon le reste, impossible,de toute les faons : entre deux vivants, entre un mort et un vivantentre un vivant et un mort, entre deux morts. Il n'est possible, dans sonimpossibilit mme, qu' la frontire invisible entre vie et mort (car on l'a vu,on ne peut pardonner que l o le pardonnant et le pardonn ne sont pas lpour le savoir) mais cette frontire de scandale ne se laisse pas franchir : nipar du vivant ni par du mort

    Ni mme, bien que l soit peut-tre le lieu introuvable que toutes cesquestions veillent en somme, par une corpse. A quel moment Abraham16 2 Les Cahiers du Grif

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    rveille-t-il b mmoire de son tre-tranger l'tranger ? Car Abraham serappelle, H rappelle qu'il est destin par Dieu tre un hte (gr), un immigr,un corps tranger l'tranger ( Va-t-en de ton pays, de ta patrie et de lamaison de ton pre... [...] ... ceux de ta race seront des htes dans un paysqui n'est pas eux 2... ). Se prsentant alors comme un tranger sans chezsoi, veillant le corps de sa morte, Sarah (la femme qui rit l'annonce d'unenaissance tout en feignant de n'avoir pas ri 3) , Abraham demande un lieu pourelle. Une dernire demeure. Il veut pouvoir lui donner une spulture digned'elle, mais aussi un lieu qui le spare d'elle, comme la mort de la vie, un lieu en face de moi , dit une traduction \ hors de ma vue dit une autre 5.Et pour cela, on connat b scne, il veut payer, l'poux de Sarah, b femme quirit il y tient fermement il ne veut pas que b chose lui soit donne, aucunprix. Il avait d'ailleurs ri, Abraham, lui aussi, l'annonce de la mme nouvelle,la naissance tardive d'Isaac (Yiskhak : il rit : Isaac, b venue d'Isaac, les secouetous les deux de rire, l'un aprs l'autre ; Isaac est le nom de celui qui vient lesfaire rire, rire de sa venue, sa venue mme, comme si un rire devait saluerune naissance, la venue d'un heureux vnement un venir [du] rire : viens-rire-avec-moi). Le moment venu de rire, ce fut aussi le moment o Elohimnomma Sarah. Il b surnomma, dcidant plutt que Abraham, qui venait lui-mme de recevoir un autre nom (chang de Abram en Abraham) ne l'appelleraitlus Sara, ma princesse, mais Sarah, princesse 6. Alors quoi ? Comments'en sortir 7? A cette question en forme d'aporie, je ne connais aucunerponse apaisante. Pas mme un fou rire. Rien n'est donn d'avance pour unpardon, aucune rgle, aucun critre, aucune norme. C'est le chaos l'originedu monde. L'abme de cette non-rponse, telle serait la condition de laresponsabilit - la dcision et le pardon, la dcision de pardonner sansconcept s'il y en a jamais. Et toujours au nom de l'autre.(Dernier vertige, dernier soupir : pardonner au nom de l'autre, est-ceseulement pardonner sa place, pour l'autre, dans la substitution ? Ou bienpardonner l'autre son nom, ce qui survit de la corpse, pardonner au nom del'autre comme son premier tort ?)La rponse doit tre chaque fois invente, singulire, signe - et chaquefois une seule fois comme le don d'une uvre, une donation d'art et de vie,unique et jusqu' la fin du monde rejoue.

    Redonne. A l'impossible, je veux dire jusqu' l'impossible.

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    Voil ce que Sarah Kofman me donne aujoud'hui penser, dans le dbordement de la mmoire, l o elle reste pour moi unique, et o je veux croireque cette raffirmation de la vie fut la sienne, jusqu'au moment venu, jusqu'aumoment voulu, jusque dans la fin.

    Alors quoi ? Laisser lire, si c'est possible, si l'autre le peut., celui qui vientaprs... le laisser vivre.

    1. Mmoires pour Paul de Man, Paris, Galile, 1988, p. 1442. Gense XII, I, XV, 13, trad. E. Dhormes, Bibliothque de la Pliade.( Va pour toi, de ta terre, de ton enfantement de la maison de ton pre

    [...] oui, ta semence rsidera sur une terre non-leur , trad. A. Chouraqui.)3. Quand on lui annona la venue d'Isaac (yiskhak : il rit), Sarah rit et feintde n'avoir pas ri. Mais Dieu s'indigne qu'elle ait ainsi paru douter de sa toute-

    puissance, et II infirme la dngation. Non ! Tu as ri ! (Gense XVIII, 15).Plus tard (XXI, 3, 6), la naissance d'Isaac, Abraham crie le nom de son fils,enfant pour lui,/ que lui a enfant Sara : ls'hac-il rira ! [...] Sara dit : Elohim m'a fait un rire ! tout entendeur rira de moi ! (trad. A.Chouraqui) ou bien Elohim m'a donn occasion de rire : quiconque l'apprendra rira mon sujet (trad. E. Dhormes).

    4. Je suis moi-mme un mtque, un habitant avec vous ; /donnez-moiproprit de spulcre avec vous/ et j'ensevelirai ma morte en face de moi. (XXIII, 4 ; trad. A. Chouraqui.)5. Je suis un hte et rsidant parmi vous. Donnez-moi la proprit d'untombeau parmi vous, pour que je mette mon mort au tombeau hors de mavie. (trad. E. Dhormes.)

    6. Gense XVII, 15 , 177. Comment s'en sortir ?, Paris, Galile, 1983, court-trait de l'aporie quis'ouvre et se ferme sur une citation de La folie du jour (de Blanchot) : Les

    hommes voudraient chapper la mort, bizarre espce. Et quelques-uns16 4 Les Cahiers du Gr if

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    crient mourir, mourir, parce qu'ils voudraient chapper b vie. "Quelle vie,je me tue, je me rends". Ceb est pitoyable et trange, c'est une erreur. J'aipourtant rencontr des tres qu i n'ont jamais dit b vie tais-toi, et jamais bmort va-t-en. Presque toujours des femmes, de belles cratures.

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