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Derrière le papier à fleurs

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Derrière le papier à fleursJunie Terrier

© Éditions Rue des Promenades 2013

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PARFUM

À Mum

Le souffle chaud d’un manteau, ce parfum. Je lève la tête. Trois-quarts en cachemire, at-taché-case, cheveux argentés coupés court. De taille moyenne. Mes mains se crispent sur mon Elle. Une page se déchire. Il s’arrête de l’autre côté de l’allée, à deux sièges de moi, dans le sens contraire. J’enroule un lambeau de papier autour de mon doigt. Il pose sa mallette sur le fauteuil, enlève son manteau, le met côté doublure au-dessus du siège. Dos élancé, costume gris chatoyant, une allure de dandy. Est-ce que c’est lui ?La dernière fois que je l’ai vu, il portait un jean et une chemisette blanche. Il faisait

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chaud. Je venais de passer mon bac. J’ai oublié à quoi ressemblaient ses chaussures, mais je me souviens de sa montre. Un large bracelet argenté autour de son poignet, un cadran massif. La trotteuse bleue qui marquait les secondes m’obnubilait, il allait bientôt repar-tir. Il avait des Ray-Ban, le modèle qui revient à la mode, les Aviator de Tom Cruise dans Top Gun. Il était beau. Et ce parfum – les mains à même la terre, la joue posée contre l’écorce –, il sentait la forêt. Au premier rendez-vous, au lieu de lui dire au revoir, je lui avais demandé le nom de son eau de toilette. « Cerruti 1881 », avait-il répondu, et je m’étais jetée dans ses bras.Il sort un journal de sa mallette, puis la range en hauteur, sur la tablette en verre. Je vois ses mains, des doigts courts, carrés. J’es-saie de me rappeler les siennes. J’essaie, et je perds pied. Ses mains n’ont jamais pris les miennes. J’aurais aimé. Il me donnait ren-dez-vous au jardin du Luxembourg. Nous marchions côte à côte dans les allées. Il posait

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les questions, j’inventais des réponses. Je vou-lais être parfaite.Sa mallette, près de son manteau. Il va se retourner. Je ferme les yeux. Je ne supporte pas que ce soit lui, je ne supporte pas que ce ne le soit pas. Je me force à le regarder. Il est main-tenant assis et lit son journal. Je ne vois que le haut de son front. Ses cheveux se sont clairse-més. Il avait des boucles noires épaisses dans lesquelles je rêvais de passer la main. Parfois, il me manquait. J’entrais dans une parfume-rie, vaporisais son eau de toilette sur mes poignets. Je ressortais comme une voleuse. Me laissais tomber sur le trottoir. La tête dans mes genoux. Je respirais son odeur sur moi.La première fois qu’on s’est vus, je jouais encore à la poupée. Douze ans à peine… Je commençais à avoir de la poitrine. Quelque chose était déjà cassé. J’étais trop vieille. Ensuite, il a dû hésiter – me revoir ou pas ? Je m’étais jetée dans ses bras, j’avais murmuré son nom, j’en valais peut-être la peine. Quatre rendez-vous… Idiote-petite-conne-pas-belle…

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Quatre rendez-vous lui ont suffi. Poubelle. J’étais un fruit pourri.Le Monde diplomatique. Tout à fait son genre de lecture. Il enseignait les sciences écono-miques à la Sorbonne. Il y travaille peut-être encore. Je l’imagine au milieu de ses étudiants, un professeur qui ne passe rien et qu’on craint. Peut-être que je me trompe, qu’au contraire il est jovial. Bienveillant avec ses élèves, sa famille. Il n’oublie jamais les anniversaires ni de sa femme ni de ses enfants. Eux, il les aime.Il m’en a parlé, une fille et un garçon. Et plus tard, ils en ont eu un troisième. Offert à sa femme comme un bouquet de fleurs en guise d’excuse. Un bébé pour me faire disparaître. Sa fille aînée avait six ans de moins que moi. Au deuxième rendez-vous, il m’a montré une photo d’elle. Tout à coup, elle est devenue réelle. Nous aurions pu partager des secrets, rire ensemble. « Son prénom me fait penser au tien  », m’a-t-il dit d’un air songeur. Pen-sait-il à moi quand il s’occupait d’elle ? Elle s’appelait Ninon et moi, Nina.

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En allant aux toilettes, je vais regarder par-dessus son journal. D’abord me calmer. Envie de l’étrangler. Lui faire regretter les années que j’ai passées à l’attendre. Il m’avait promis une lettre. Tous les jours devant la boîte, tous les jours la gorge nouée. Après notre première rencontre, rien n’a plus été pareil. J’écrivais son nom dans mes cahiers. J’avais une photo de lui. Porte-bonheur. Talisman. Gardée dans mon journal intime. Caché sous l’oreiller. Ma tête dessus comme une grosse pierre.C’est moi qui tangue ou le train  ? Chaque pas me rapproche de lui. Je ralentis. Son par-fum… toxique. Maman ne disait jamais de mal de lui. Elle ne voulait pas être méchante. Il y a des lois qui protègent les enfants. Je l’ignorais, trop jeune, fleur bleue. Une seule chose comptait : je l’aimais.

L’amour que nous ne ferons jamais ensembleEst le plus beau, le plus violent

Le plus pur, le plus enivrant

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Dans ma chambre, Walkman vissé aux oreilles, je dansais à m’étourdir. Je tombais sur le lit, T-shirt et culotte blanche, jambes molles. J’étais Charlotte, lui Gainsbourg. Je lançais des plumes dans les airs. Personne ne les rat-trapait. Ma chambre était vide.Le rouge et le violet du TGV se mélangent. Les arbres, dehors, écrasés par la vitesse. Je suis folle, ce ne peut pas être lui…Je me repassais nos rendez-vous en boucle.« Tu es un secret. Un très joli secret. »Il disait cela en me montrant les photos de Ninon et du petit frère.«  Tu ne voudrais pas leur faire de la peine, n’est-ce pas ? »Je faisais non de la tête.«  Alors, tais-toi. Personne ne doit savoir que tu existes. »J’y suis, il baisse son journal. Nos yeux s’accro-chent. Noirs. Paupières lourdes, peau comme frottée au papier de verre, une multitude de rides sèches. Son visage se superpose au sou-venir. Il a vieilli. Je suis incapable de savoir si

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c’est lui. Il me sourit. Vite, les toilettes. Je file. Cours presque. Ferme le loquet derrière moi. M’appuie sur le lavabo. M’observe. Je suis en morceaux.Deuxième rendez-vous. Il avait fini par m’écrire. Tout s’était illuminé d’un coup. Il vou-lait me revoir. Cela faisait déjà trois ans, je ne savais pas comment me comporter. J’hésitais entre tutoiement et vouvoiement.« Je te retrouve », a-t-il dit alors que je rame-nais mes cheveux en chignon sur ma nuque.J’ai froncé les sourcils.« Derrière tes frisettes, je ne te voyais pas. »Il avait une voix douce. J’étais maintenant trop grande pour me jeter dans ses bras. J’ai regardé mes Converse. Elles étaient un peu sales et les lacets tout gris. Nous étions assis sur des chaises métalliques. Bancales sur les graviers, elles crissaient. Me trouvait-il jolie ? J’avais mis mon T-shirt préféré, rayé bleu et blanc, un jean neuf et des anneaux brillants à mes oreilles. Quand j’ai osé relever la tête, il sortait déjà la photo de ses enfants de

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son portefeuille. C’est après me les avoir montrés qu’il a promis qu’il ne me laisse-rait plus.Le soir, il m’a emmenée au Dôme, boulevard Montparnasse. Je n’avais pas l’habitude d’aller dans de si beaux endroits, avec des fresques au plafond comme dans les châteaux, des serveurs en costume et des serviettes ami-données. Sur le moment, j’ai cru que les verres, c’était du cristal. Je me souviens de ce que j’ai mangé  : melon de Cavaillon, sole meunière et profiteroles au chocolat. Je m’en souviens bien, parce qu’en rentrant à la mai-son j’ai vomi. Des convulsions si fortes que ma ceinture a craqué.Pendant le repas, il m’a interrogée. Sur mes études, sur ce que je voulais faire plus tard. Et sur maman.« Elle fait quoi, ta mère, maintenant ? »Il a répété ma réponse : « Serveuse... ? » J’au-rais voulu disparaître sous la table ou être la femme d’à côté, qui pliait sa feuille de salade en quatre avec sa fourchette. J’étais d’accord

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avec lui, c’était minable de travailler dans un bistrot. Quand maman rentrait à la maison, elle sentait la frite et le tabac froid. Elle avait mal partout.  Le poids des assiettes, m’expli-quait-elle, et les chaussures à talons. Il me scrutait d’un drôle d’air, me passait au microscope. J’ai découpé ma sole.« Moi, je ferai pas comme elle, ai-je affirmé en noyant un bout de poisson dans le beurre. Je serai jamais serveuse. »J’ai pensé au corps de maman qui se détra-quait, à cette odeur incrustée sur elle. J’exécrais les bistrots, ils puaient la rue.Il a arrêté les questions et a monologué. Les phrases fusaient.« Pour tes 18 ans, je t’emmènerai à Disneyland. Ça te ferait plaisir, non ? Ou à Las Vegas. C’est dingue, là-bas, on ne dort jamais, on joue, on joue… ou on bronze à la piscine. Et il y a des buffets géants pour le petit déjeuner. »Dans ces séries américaines que j’adorais, les héros s’enfuyaient souvent pour se marier à Las Vegas. L’église était en carton-pâte, les filles

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avaient des robes meringue, les garçons des sourires idiots. Mais l’amour triomphait. Après la Californie, les études à New York. Il parlait, je hochais la tête. Odeur de forêt et goût de beurre. À sa nouvelle proposition, j’ai avalé ma bouchée tout rond.« Génial ! me suis-je écriée. J’ai toujours rêvé d’aller en haut du World Trade Center. »Il fallait rentrer. Il était tard. Il m’a mise dans un taxi avec 200 francs. C’était la première fois qu’il me donnait quelque chose. Il ne m’a pas embrassée. Il a fait un signe quand la voiture a démarré. Je l’ai regardé à travers la vitre jusqu’à ce qu’il disparaisse. J’ai senti les billets dans ma main. Sur le compteur du taxi, les chiffres grimpaient, ronds et rouges. Ma vue s’est brouillée. Les chiffres et les lumières de la ville se sont allongés. Des bougies d’anni-versaire. J’ai fondu en larmes. Je n’avais pas de moyen de le joindre.Le PQ rose du train à défaut d’un mouchoir. Il m’arrache les joues. Pourquoi cette histoire me fait encore pleurer ? Je jette le papier dans

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les toilettes, remets mes cheveux en place. J’ai changé de prénom, je me suis mariée, je m’appelle Claire Leroy, j’ai 34  ans et je suis infirmière.Je me rassois. Il est tourné vers la vitre. Les champs ont disparu, laissant place à des mai-sons grises. Je le vois de profil. Un nez busqué. Le sien ne l’était pas autant. Mais son oreille, elle est toute petite. Je saisis mon sac. Extirpe mon miroir de poche. L’ouvre. Il y a mon œil. Sur le côté, mon oreille. Petite, toute petite. C’est lui !« Rendez-vous, samedi, 15 heures. Tu discutes pas, sinon je raconte tout ! »J’avais remué ciel et terre pour dénicher son numéro de téléphone.« Je dois aller à l’hôpital, a-t-il dit, mon père a eu une crise cardiaque.Il risque de mou-rir d’un moment à l’autre. Je ne peux pas le laisser. »J’avais 17 ans. Ses salades, il pouvait s’étouf-fer avec. Maintenant, c’était moi qui menais la danse.

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« Tu fais ce que je te dis ou j’appelle ta femme. »La sortie du RER B. Le café se trouvait en face. Il fallait traverser la rue. J’étais paralysée. Mon but était simple  : lui dire que c’était mal de mentir. Ses promesses, il les tiendrait. J’avais préparé mon discours devant la glace. Regard mauvais, mépris total. Oui, j’allais le vouvoyer et il verrait ce que ça fait d’être traité comme un étranger. « Vous avez dit qu’on irait en Californie, alors cet été, on y va. Vous trouverez bien une excuse. Ça vous connaît les bobards, non  ? On visitera la Vallée de la Mort. Il paraît que, lorsque le soleil se couche, le ciel est mauve. On louera une décapotable et on roulera au bord de l’océan. On ira aussi à Hollywood. Je veux voir les mains de Marilyn Monroe dans le sol. Au fait, j’ai décidé d’intégrer la terminale théâtre du lycée Molière à Paris. Il va falloir me louer une chambre de bonne, à côté. »J’aurais dû parler la première. J’étais muette.«  Qu’est-ce que tu veux  ?  » J’ai bégayé  : « Chambre de bonne… lycée Molière… »

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Il me fixait sans ciller.J’ai touillé ma paille dans ma grenadine.« Ta mère couchait avec tout le monde. C’était une salope… »J’ai levé le bras, paume en avant. Un réflexe. Il s’est arrêté net. Ma main tremblait. Elle est retombée sur la table. Mon verre s’est ren-versé, la grenadine a coulé.« Mais vous et moi, on se ressemble. »Il a cligné des yeux.Les mots tournaient. Maman couchait avec tout le monde, maman était une salope. Je serrais la mâchoire. Non, je pleure pas. Le ser-veur est venu essuyer la table.« Vous désirez autre chose ? »Il regardait par terre.« Rien. Merci », a-t-il répondu entre ses dents.Le serveur a déposé l’addition sur la table, est reparti.« Pardon. »J’aurais pu ne pas l’entendre. Sa voix n’était qu’un souffle. Il s’est tourné vers moi, m’a souri.

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« Tu veux aller manger une glace ? Berthillon, tu connais ? »J’avais envie de lui cracher à la figure. Il a rap-proché sa chaise.« C’est le meilleur glacier de Paris, a-t-il dit en sortant un billet pour régler la note. Allez, je t’emmène au Flore en l’Île. Tu vas te régaler et en plus, on a vue sur Notre-Dame. »Je finissais toujours par lui pardonner et boire ses paroles. Il était mon dieu vivant. Nos ren-dez-vous avaient lieu au début de l’été, je passais le reste de mes vacances à l’attendre. L’année scolaire recommençait, j’attendais de plus belle. Le temps se distendait. J’imitais les autres. J’avais des notes plus ou moins bonnes, j’embrassais des garçons, j’allais à des fêtes. Ma vraie vie restait secrète. Maman s’était remariée. Nous ne portions plus le même nom. Sur le livret de famille, il y avait son nom de jeune fille, et en dessous, un vide. La seule chose tangible était mon prénom. Sauf que Nina me rappelait Ninon. Et Ninon, c’était sa fille.

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Dans trente minutes, le train sera à Paris. Fina-lement, je doute que ce soit lui. J’en ai assez. Je vais oublier ce type. Quand ai-je cru l’aper-cevoir pour la dernière fois ? Il y a un an ou deux. Ce n’était pas lui. Ce n’est jamais lui. Je le confonds avec d’autres. Les traits de son visage sont troubles, ne reste que son par-fum…Après mon bac. Notre dernière rencontre. Comment l’aurais-je deviné  ? Promenade, discussion tranquille. Je me souviens d’un fou rire. Dans les rues, à Saint-Michel, nous avons fait du lèche-vitrines. Je m’extasiais sur les bijoux. J’avais envie d’un cadeau. Quelque chose de lui. Il ne m’a rien offert. Le lende-main, il partait en vacances en Bretagne. À son retour, nous irions en week-end. Deauville ou Honfleur. Il suffisait de prendre la voiture et de rouler – simple, concret –, j’y ai cru.Pas même une carte postale. Silence radio. C’était trop. Je ne mangeais plus, je pleurais souvent. Maman a cru à un chagrin d’amour. Je ne l’ai pas détrompée. Ça a duré des

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semaines. Puis un matin, je me suis réveillée, j’avais faim. J’ai acheté une baguette que j’ai coupée en deux et recouverte de beurre salé. Je l’ai dévorée accompagnée d’un chocolat chaud. Chaque bouchée me redonnait des forces. J’avais la rage. J’allais le rayer de ma vie ! J’ai changé de prénom, et sur les papiers administratifs, au lieu de laisser vide la case qui lui était réservée, j’ai écrit : m-o-r-t.Le temps a passé. Il continuait pourtant de me hanter. Dans la rue, quand je voyais un homme avec un enfant, ma poitrine se serrait. Je faisais des cauchemars. Il me maintenait la tête sous l’eau, dans une baignoire, et j’étais nue. J’avais besoin de comprendre. Je l’ai appelé, il m’a raccroché au nez. J’ai recom-mencé, même scénario. Jusque-là, je l’avais bouclée – pas faire de peine à sa femme, pas faire de peine au petit frère, pas faire de peine à Ninon – et moi  ? C’était aussi ma famille. Finis les secrets !« Qu’est-ce que tu lui ressembles », a dit Ninon.Elle me dévisageait. Nous étions assises sur

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mon canapé. Je retrouvais des parties de mon visage dans le sien. Je reconnaissais certaines de ses mimiques. Elle riait et fronçait les sour-cils comme moi. Elle paraissait plus âgée et moi plus jeune. Nous aurions pu être jumelles. Elle a sorti des photos de son sac.« Tiens. Je me suis dit que ça te ferait plaisir. »Il était là, souriant. Il y avait aussi Ninon et le petit frère. Il m’a fait un drôle d’effet. J’ai mis un moment à comprendre pourquoi. Nos yeux étaient identiques. Sur un des clichés, une fillette soufflait des bougies. J’ai inter-rogé Ninon du regard.« C’est Elsa, ma sœur, elle vient d’avoir 3 ans. »Calcul rapide. Elle avait été conçue après mon chantage raté. J’ai frissonné. Ninon m’a pris la main. Sa paume était chaude.« Quand j’étais petite, je faisais des rêves dans lesquels j’avais une grande sœur. Alors j’en réclamais une. Imagine… »Elle a eu un petit rire triste.«  Je n’avais pas l’impression d’être la pre-mière. Pourtant, je ne savais pas. Avant même

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que tu m’appelles, Nina, tu existais déjà. »Ninon et moi avons décidé de nous voir en cachette. Elle a écrit un mot dans mon agenda. À ma grande sœur. Je suis tellement heureuse de te connaître. Ninon. J’étais aux anges. J’avais une sœur, et cette sœur voulait de moi.Le soir même, le téléphone a sonné. Une voix de femme.« Cet après-midi, vous avez vu ma fille. Vous lui avez raconté des mensonges et extorqué des photos. Je vais appeler la police et vous faire arrêter pour détournement de mineure. Je vous interdis de la revoir. Ces photos ne vous appartiennent pas. Renvoyez-les-moi. »Le téléphone était posé sur le vieux secrétaire de maman. Je m’y suis agrippée.« Passez-moi mon père.– Ce n’est pas votre père. Vous vivez dans un roman. Vous fabulez. »Elle disait cela simplement, comme elle aurait dit : « Et si on achetait des fraises au marché ? »« Passez-moi mon père.

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– Vous n’aurez rien. Vous m’entendez ? Pas un centime. Essayez et on vous jettera en prison.– Passez-moi mon père.–  Ce n’est pas votre père. Vous n’êtes per-sonne. »Je me suis écroulée. Écrasée sur moi-même. Le combiné du téléphone gisait près du secrétaire. J’essayais de tendre le bras. Il ne bougeait pas. Ni ma main, ni mes doigts. J’entendais pleurer. Ma poitrine se soulevait, s’enfonçait. Ce n’était plus la mienne.Des mètres et des mètres de hauteur de pla-fond. Une multitude de marches. Du marbre blanc. Une petite pièce dans le dédale du palais de justice. J’étais assise sur une chaise en bois. Deux avocats, un homme et une femme, debout, en robe, m’écoutaient.« Maintenant, il n’a plus le choix. Je veux son nom sur mon extrait de naissance. »Ils se sont lancé un coup d’œil. L’homme a pris la parole.«  Mademoiselle, vous aviez deux ans après votre majorité pour engager une action de

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recherche en paternité. Vous avez aujourd’hui 21 ans. Le délai est dépassé. Cet homme, semble-t-il, vous a manipulée dans le but d’échapper à ses devoirs parentaux, c’est-à-dire de subvenir à vos besoins.– Je ne comprends pas.– Il vous a fait croire qu’il s’occuperait de vous jusqu’à ce que vous ayez atteint l’âge où vous ne pouvez légalement plus vous retourner contre lui. »Mon menton tremblait. La femme a posé la main sur mon épaule. L’homme a repris.«  Vous pouvez entamer un procès. Mais ce sera votre parole contre la sienne. Les gens de votre entourage devront témoigner. Idem de son côté. Vu le personnage, il calomniera votre mère. »Mon poing s’est abattu sur la table.« Pas ma mère ! »Gare Montparnasse. Les passagers s’aggluti-nent pour sortir. Je reste assise, les yeux dans le vague. Un bras me frôle. Son parfum… Je bondis avec un temps de retard. Prends mon

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sac. Saute sur le quai. Où est-il ? Foule com-pacte et lente. Trois-quarts en cachemire, cheveux argentés. Il est déjà au bout du quai. Je me mets à courir, zigzague entre les gens. Il va vers la station de taxis. Les voitures se relayent, pas d’attente. J’accélère. J’ai mal aux genoux. Je manque d’air. Un taxi s’arrête. Hors d’haleine, je hurle son prénom. Pas de réac-tion. Il claque la porte et me voit. La voiture démarre. Il me sourit à travers la vitre. Je veux lui faire un signe. Trop tard, il a disparu.J’avais 12 ans. Je venais de passer la plus belle journée de ma vie. Mon pirate, mon chercheur d’or. Il m’avait raccompagnée jusqu’à ma porte. Je me dandinais d’un pied sur l’autre. Je ne voulais pas qu’il s’en aille.« Je peux t’écrire ? avais-je demandé timide-ment.– C’est moi qui t’écrirai. »Pour être sûre, j’avais arraché une feuille d’un cahier, noté mon adresse et la lui avais donnée. Il l’avait lue longtemps, comme si elle avait fait des kilomètres. Puis il m’avait regardée.

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« Tu as une jolie écriture. Oui, tu écris beau-coup mieux que ton père. »Cette phrase m’avait submergée. Et son odeur.« Tu sens bon. C’est quoi ?– Cerruti 1881. »Je m’étais jetée dans ses bras. Si j’avais pu, je lui serais rentrée dans le ventre, je me serais accrochée à ses entrailles. Pour m’en déloger, il aurait fallu utiliser des forceps. Je le tenais, le respirais. Cette odeur de forêt, c’était mon père. Il m’avait serrée contre lui. «  Papa  », avais-je dit doucement. « Papa », pour la seule et unique fois.

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Sa mallette, près de son manteau. Il va se retourner. Je ferme les yeux. Je ne supporte pas que ce soit lui, je ne supporte pas que ce ne le soit pas. Je me force à le regarder. Il est main-tenant assis et lit son journal. Je ne vois que le haut de son front. Ses cheveux se sont clairsemés. Il avait des boucles noires épaisses dans lesquelles je rêvais de passer la main. Parfois, il me manquait. J’entrais dans une parfumerie, vaporisais son eau de toilette sur mes poignets. Je ressortais comme une voleuse. Me laissais tomber sur le trottoir. La tête dans mes genoux. Je respirais son odeur sur moi.