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DESTRUCTION DU RÉEL ET DISSOLUTION DU SUJET CHEZ BORGES Roland QUILLIOT L’oeuvre de Borges ne se réduit assurément pas à Fictions. S’il est vrai que c’est ce recueil qui lui a tout d’abord assuré la célébrité internationale, à partir de sa traduction au début des années soixante, on n’a cessé depuis cette époque de découvrir la richesse et la diversité des facettes du talent de son auteur. On a pu constater par exemple qu’à côté des contes baroques et vertigineux de sa période de maturité, il était capable aussi d’écrire des récits d’une facture plus sobre et plus classique, dans le style de Kipling, ceux qu’on trouve par exemple dans Le rapport de Brodie ou Le livre de sable. A côté du narrateur, on a découvert par ailleurs l’essayiste d’Enquêtes, le critique littéraire, le conférencier, le causeur, l’auteur même de précis d’initiation au Bouddhisme ou aux anciennes littératures germaniques. Et surtout on a progressivement compris que sa vocation artistique fondamentale était, autant et plus que celle d’un prosateur, celle d’un poète: les magnifiques recueils de la vieillesse, L’autre, le même, L’or des tigres, Eloge de l’ombre, La rose profonde, qui réinventent la poésie métaphysique avec une qualité de pathétique probablement sans équivalent à notre époque, ne font que porter à son point d’achèvement un lyrisme dont les premiers textes borgésiens, écrits quarante ou cinquante ans plus tôt, ceux par exemple de Ferveur de Buenos-Aires, avaient déjà donné de beaux exemples. Bref, on a peu à peu appris à mieux connaître un écrivain d’une grande complexité, qu’il ne faut surtout pas prendre pour un esthète cérébral et déshumanisé, alors que son originalité est au contraire de conjoindre, en un alliage absolument neuf, l’intelligence logique et la passion subjective, le goût de la discussion esthétique ou philosophique et le sens du tragique existentiel.

Destruction Du Reel Et Dissolution Du Sujet Chez Borges-Quilliot

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L'oeuvre de Borgès.

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  • DESTRUCTION DU REL ET DISSOLUTIONDU SUJET CHEZ BORGES

    Roland QUILLIOT

    Luvre de Borges ne se rduit assurment pas Fictions. Sil estvrai que cest ce recueil qui lui a tout dabord assur la clbritinternationale, partir de sa traduction au dbut des annes soixante,on na cess depuis cette poque de dcouvrir la richesse et la diversitdes facettes du talent de son auteur. On a pu constater par exemple quct des contes baroques et vertigineux de sa priode de maturit, iltait capable aussi dcrire des rcits dune facture plus sobre et plusclassique, dans le style de Kipling, ceux quon trouve par exemple dansLe rapport de Brodie ou Le livre de sable. A ct du narrateur, on adcouvert par ailleurs lessayiste dEnqutes, le critique littraire, leconfrencier, le causeur, lauteur mme de prcis dinitiation auBouddhisme ou aux anciennes littratures germaniques. Et surtout on aprogressivement compris que sa vocation artistique fondamentale tait,autant et plus que celle dun prosateur, celle dun pote: lesmagnifiques recueils de la vieillesse, Lautre, le mme, Lor des tigres,Eloge de lombre, La rose profonde, qui rinventent la posiemtaphysique avec une qualit de pathtique probablement sansquivalent notre poque, ne font que porter son point dachvementun lyrisme dont les premiers textes borgsiens, crits quarante oucinquante ans plus tt, ceux par exemple de Ferveur de Buenos-Aires,avaient dj donn de beaux exemples. Bref, on a peu peu appris mieux connatre un crivain dune grande complexit, quil ne fautsurtout pas prendre pour un esthte crbral et dshumanis, alors queson originalit est au contraire de conjoindre, en un alliage absolumentneuf, lintelligence logique et la passion subjective, le got de ladiscussion esthtique ou philosophique et le sens du tragiqueexistentiel.

  • Il reste malgr tout que la lecture de Fictions est aujourdhui encorelune des meilleures portes dentre dans lunivers borgsien. Et quecest de ce recueil si insolite quil faut partir pour comprendre lalogique qui organise cet univers. Si donc on veut essayer de caractriserleffet que produisent les textes qui le composent, les premiers mots quiviennent lesprit sont sans doute ceux dtranget, et mme plusprofondment dirralit: en les lisant, nous sommes troubls, nousavons limpression de ne plus savoir o nous sommes, ni qui noussommes, de sentir se fissurer nos certitudes concernant la ralit dumonde dans lequel nous vivons. Cet effet est bien sur entirementvoulu. Lexpression de destruction du rel qui apparat dans le titre decet expos nest ni une mtaphore ni une exagration. Le projet deBorges, du moins du Borges de Fictions, est bel et bien, non sans doutedanantir la ralit extrieure en tant que telle, mais de la rendreimpensable. Cest un projet quil ne faut pas seulement qualifierdirraliste, mais dantiraliste : cest--dire quil ne vise pas seulement rendre vraisemblable ce que nous savons impossible dans notremonde, comme le font gnralement les crivains fantastiques, mais rendre la ralit de ce monde mme invraisemblable. A la limite, ilsagit bel et bien de dmontrer par la littrature une mtaphysique detype idaliste, affirmant quil ny a pas de diffrence entre le rel et lafiction, ou, si lon veut conserver malgr tout une ralit indpendante,quelle obit des lois totalement diffrentes de celles que nous avonslhabitude daccepter. Ce projet de destruction du rel, on peut letrouver dcrit dans la premire nouvelle de Fictions, qui voqueallgoriquement le programme que se donne un certain momentBorges. Dans Tln, Uqbar, Orbis tertius, nous avons, on le sait, affaire une socit secrte qui se donne pour tche dinventer une plante, etden dcrire mthodiquement, dans une immense encyclopdie, tous lesaspects, depuis les espces vgtales et animales qui la peuplent,jusquaux langues quon y parle et aux philosophies quon y pratique.Le sens de cette entreprise est de type mtaphysique. Il sagitexplicitement, pour le fondateur mgalomane de la secte, de prouverau Dieu inexistant que les mortels sont capables de concevoir unmonde . Mais peine ralise, cette premire phase de lentrepriseapparat insuffisante. Ce que veulent dsormais les membres de laconfrrie, cest substituer le monde quils ont invent et rationnellement

  • construit celui dans lequel nous vivons. Et ce projet tend lui aussi seraliser progressivement la fin du rcit. Subjugus par ce cosmosordonn, quils ont dcouvert au moment o les volumes delencyclopdie de Tln ont t divulgus, les hommes adoptentvolontairement les langues et les coutumes. Bientt, crit le narrateur, langlais, le franais, et mme lespagnol disparatront de la plante.Le monde sera Tln . Si lon ajoute que la caractristique essentiellede la vision du monde des habitants de cette plante imaginaire estdtre strictement idaliste, dignorer la notion de matire, et de rduirele monde une srie de perceptions subjectives, on voit que la ralit at doublement dtruite. Un univers totalement fictif, et dans lequellide dun rel indpendant de lesprit na de surcrot aucun sens, laremplace. La signification de ce conte trange semble (au moins)double. Ecrit au plus fort de la tourmente des annes 40, il aincontestablement pour but de dnoncer les fantasmes dmiurgiques quisont parfois lorigine des projets de reconstruction utopiste ettotalitaire de la socit. Mais dune certaine faon, il est aussi aux yeuxde Borges une reprsentation symbolique de sa propre entrepriselittraire, qui pour tre, elle, absolument innocente, nen est pas moinsdune extrme radicalit.

    Il faut cependant ajouter ici une prcision essentielle: cest que cetteentreprise borgsienne de dissolution du rel a quelque chosedhroque et de dsespr. Quels que soient en effet les efforts pournous suggrer que la vie est un songe, pour rendre indiscernables laralit et la fiction, lcrivain argentin ne se fait aucune illusion sur lersultat effectif que peut atteindre son travail de dstabilisation du senscommun. Le texte le plus significatif sur la nature de son projet setrouve cet gard la fin de lessai intitul Nouvelle Rfutation dutemps. Aprs avoir dvelopp les arguments les plus brillants pourdmontrer, dans la tradition de Sextus Empiricus, lirralit de cetemps dont la mtaphysique a de fait toujours tendu faire une illusionet une simple image mobile de lternit, notre auteur y laisse inextremis chapper laveu suivant, combien rvlateur : and yet, andyet... Nier la succession temporelle, nier le moi, nier luniversastronomique, ce sont en apparence des sujets de dsespoir, et en secret,des consolations. Notre destin ( la diffrence de lenfer de Swedentorget de celui de la mythologie thibtaine) nest pas effrayant parce quil

  • est irrel ; il est effrayant parce quil est irrversible, parce quil est defer. Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuvequi mentrane, mais je suis le temps ; cest un tigre qui me dchire,mais je suis le tigre; cest un feu qui me consume, mais je suis le feu.Pour notre malheur, le monde est rel, et moi, pour mon malheur, jesuis Borges.

    En entendant ces phrases, on ralise que lauteur de Fictions est enfait plus quun autre conscient de lopacit dune ralit extrieure quile dborde et lcrase. Pourquoi alors semploie-t-il la rendreimpensable ? Pour deux raisons. Son premier but est sans doute derappeler que cette ralit est toujours au-del des reprsentations quenous pouvons nous en faire. Le ralisme imitatif naf tend toujours nous faire confondre les choses avec les mots par lesquels nous lesnommons, ou les images par lesquelles nous les reprsentons.Lidalisme borgsien vise au contraire marquer radicalement ladiffrence entre le rel et les symboles au travers desquels nouslatteignons. Cela dabord pour inciter la littrature prendreconscience de son caractre de fiction et dartifice et en ce sens, lescontes de notre auteur sont des contes du deuxime ordre, qui proposentla thorie de lactivit dont ils sont le rsultat . Cela ensuite aussi pourproposer du rel la dfinition la plus radicale possible: celle qui leconoit comme ce qui chappe par essence ce que nous pensons delui. Trs significatif est cet gard le pome intitul Lautre tigre.Borges sy reprsente en train dimaginer un tigre dans la jungle, cetanimal qui dans sa mythologie personnelle, symbolise le mlange degrce et de violence qui caractrise le dynamisme vital sous ses formesles plus spontanes; peine a-t-il commenc laisser son imaginationvagabonder, quil ralise que ce quil a pris pour le tigre rel nest autreque son symbole. Mais en effectuant cette distinction entre le tigrereprsent et le tigre rel, il sengage dans une rgression linfini,puisque ce quil appelle le tigre rel savre son tour ntre quuneimage, et que la ralit se drobe donc au fur et mesure quil veut senrapprocher. le texte se termine ainsi :

    Chercherons-nous un autre tigre, le troisime ? Mais il sera toujoursune forme du rve, un systme de mots humains, et non pas le tigrevertbr qui, plus vieux que les mythologies, foule la terre. ]e le sais maisquelque chose me commande cette aventure indfinie, ancienne, insense ;

  • et je mobstine encore chercher travers le temps vaste du soir lAutretigre, celui qui nest pas dans le vers.

    A un second niveau, plus profond encore, la source de lentrepriseborgsienne de dstabilisation du rel doit tre situe sur le planexistentiel. A la racine de luvre de notre auteur, on trouve en effetessentiellement linquitude et langoisse : devant le temps qui nousemporte et nous dtruit, devant le nant auquel nous sommes termeinluctablement condamns, devant labsurde qui ronge tous nosprojets. Cet effroi originaire, Borges tente de le conjurer en retiranttoute paisseur la ralit qui nous crase. Cest l la fois pour luiune attitude de dfense en mme temps quune forme dorgueilstoque : ce qui nous nie doit tre son tour ni. Et cest prcisment lla tche par excellence de la littrature, dont lexistence prouve, onvient de le dire, que lHomme vit dans lirrel de la fiction autant quedans la ralit, et qui doit mettre son point dhonneur affirmer leprimat de sur le rel qui lui chappe. En pratique, il faut bien voir quecette dngation du monde extrieur a un rsultat oppos celui quellefeint de viser : leffort pour dissoudre le sentiment tragique delexistence en affectant dadopter une philosophie idaliste ne fait querendre ce sentiment plus intense Cest ce qui explique cette particularitdes textes borgsiens, dtre parmi les plus pathtiques et les plusangoisss quait produit notre poque, mais cela en proportion de lavolont quon sent en eux de se dfendre contre toute angoisse et dennier jusqu la possibilit.

    Il faut maintenant, une fois compris le sens du projet borgsien dedissolution du rel, examiner de plus prs les procds auxquels il faitappel. Le premier et le plus vident est le systmatique du vrai et dufaux, du rel et du fictif. Les premiers contes de Fictions, commeLapproche dAlmotasim, Examen de luvre dHerbert Quain, PierreMnard auteur du Quichotte, sont des recensions mticuleuses etrudites douvrages en fait inexistants, et dailleurs y bien regarderimpossibles, mais qui sont comments laide dun grand nombre derfrences livresques qui sont elles, pour la plupart exactes. Quelquesannes auparavant, Borges avait, selon un parti pris symtrique, racontdans LHistoire de linfmie une srie de faits divers authentiques enles agrmentant de dtails imaginaires mais plausibles, qui leurdonnaient une cohrence et une force expressive plus grande. Et dans

  • les essais critiques dEnqutes, il continuera introduire de temps autre, au milieu darticles fort documents, des citations vraisemblableset riches de sens, inventes pour les besoins de la cause : lexemple leplus frappant tant celui de la classification zoologique chinoiseapocryphe, qui avait tellement frapp Michel Foucault quil la cite dansles premires lignes des Mots et les choses. Un autre procd qui vadans la mme direction est celui qui amne notre auteur se faireapparatre en personne avec ses amis, occup des discussionslittraires et des tches rudites qui sont effectivement celles quilabsorbent dans la vie, au dbut de contes, comme Tln ou Laleph,dont on constate par la suite quils sont de type fantastique, et semblentjustifier les hypothses les moins probables quait labor dans sonhistoire la spculation mtaphysique. Leffet de ce procd est double :lallusion la vie relle de lauteur cautionne les aspects les plusfantastiques de lintrigue, et ltranget du conte rejaillit en retour surtous les personnages qui apparaissent dans son droulement, donc surla personne mme de Borges, qui se trouve ainsi dsincarne. Dans lecas dun livre ordinaire, nous savons que lauteur des fictions, mme lesplus tranges, que nous lisons, leur est en fait extrieur, quil appartientau mme monde humain que nous. Mais dans le cas prsent, lauteur,reconnaissable un certain nombre de dtails que nous savonsauthentiques et tout particulirement au caractre prosaque de sa viedamateur de livres et drudit, et lallure baroque de son imagination, semble appartenir au monde voqu par sa cration. Ou plutt, lafrontire entre lunivers fictif voqu par le livre, et lunivers que nousconsidrons normalement comme rel, parat incertaine, et impossible fixer exactement. Le rsultat est finalement que cest nous-mmes quenous ne savons plus trs bien comment situer dans un monde devenufondamentalement quivoque.

    Dautres aspects de cette volont de faire systmatiquement natre laconfusion dans lesprit du lecteur peuvent encore tre mentionns.Borges dstabilise par exemple consciemment les genres littraires: ilcrit, comme on la souvent fait remarquer, des contes et des pomesqui ont lair dessais, et des essais qui ressemblent des rcitsfantastiques. Il aime aussi donner ses textes lallure de pastiches, etprend plaisir imiter tour tour largot des voyous de Buenos-Aires, laprciosit manire des esthtes, la grandeur nave des popes

  • archaques, laustrit ennuyeuse des rudits. Ses contes et ses pomesnous restituent selon les moments le ton et les particularits stylistiquesdun chroniqueur arabe, dun lgislateur chinois, dun thologienchrtien, dun critique littraire contemporain. Mais ces pastiches nesont pas, comme on pourrait sy attendre, de simples jeux : ce sont lafois des crations profondment originales, et des uvres profondmentsincres sous leur apparence factice, qui possdent une grande forcemotionnelle. Cest que le mensonge borgsien est lui-mmemensonger, quil sert de masque lauthenticit. Alors que les auteursde confessions sont toujours suspects de mentir, le pastiche auquelrecourt systmatiquement notre auteur sonne toujours juste et a desallures de confession vritable, dautant plus mouvante, comme on leverra, quelle est plus pudiquement dguise. Les signes qui nouspermettent de nous reprer dans lunivers du discours sont donc, on levoit, systmatiquement privs de valeur par un crivain qui a fait delart du brouillage une vritable spcialit, et qui a dailleurs eu dans cedomaine de nombreux disciples. On peut estimer, pour ne citer quedeux exemples, que sans Borges ni La Gloire de lEmpire de JeandOrmesson brillant pastiche de la chronique dun empire antiqueinexistant, ni le Roncerailles de Claude Bonnefay, biographie critiqueconvaincante dun pote imaginaire, nauraient t possibles.

    Une seconde source du sentiment dirralit nue suscitent les contesde Fictions tient dans leur caractre abstrait, purement gomtrique, et lindiffrence totale quils semblent manifester lgard descatgories du possible et du rel. Que les vnements raconts soient denature raliste ou dordre surnaturel, ils sont voqus exactement de lamme manire, dune faon quon peut qualifier de quasi axiomatique.Certains postulats sont poss au dpart, indpendamment de touteintuition concrte, et leurs consquences sont exploresprogressivement et systmatiquement, jusquau moment o lon atteintune consquence ultime, qui savre droutante et paradoxale. Soit parexemple, comme dans Les ruines circulaires un homme, magicien sansvisage ni signe distinctif, qui sassigne comme projet den rver unautre, et dimposer cette crature de son rve la ralit. Toutes lestapes de cette entreprise en soi peine pensable vont treminutieusement analyses, jusquau dernier moment: celui o, aprsavoir cre un tre qui, sans le savoir, est une image de son rve, et ne se

  • distingue des hommes authentiques que par son invulnrabilit au feu,le magicien dcouvre, en voyant quun incendie dans lequel il est prisne parvient pas le brler, quil nest lui-mme quune image dans lerve dun autre. Soit de mme une ville comme Babylone, dont leshabitants ont la passion de la loterie au point de confier le pouvoir une compagnie des jeux: celle-ci devient peu peu toujours pluspuissante, au point quil nest pas un vnement dans la cit qui ne soitle rsultat dun tirage au sort (ou mme dun grand nombre de tirages).Mais pouss sa limite, le pouvoir de la compagnie devient ce pointabsolu quon ne parvient plus distinguer son omniprsence de sonventuelle absence, et quil apparat mme impossible de prouver sonexistence. Dans ce type de contes, une progression rigoureuse nousconduit toujours in extremis au renversement radical de lhypothsepose au dpart, lidentification des termes initialement postulsopposs, la confusion des contraires. Et limportance accorde parBorges ce schma, appliqu des types dvnements dont la naturesemble indiffrente, semble suggrer que pour lui la structure formelledu monde prime totalement son contenu matriel et le rend inessentiel.

    Enfin, dans lanalyse des facteurs qui contribuent dstabiliser lerel et faire natre la confusion, il faut en mentionner un troisime,qui est sans doute le plus important : tant : le rle central et obsdantque joue le thme de lillusion dans les contes borgsiens. Jouant avecune extrme virtuosit du trompe-lil, les textes de Fictions et deLAleph sont en effet toujours, on le sait, des mystifications, et celadoublement : des personnages quils mettent en scne dune part, dulecteur lui-mme dautre part. Nous dcouvrons invitablement la finde notre lecture que les personnages taient pas ceux que nous croyions,que nous nous tions abuss sur leurs motivations, et queux-mmesstaient tromps sur la signification des vnements quils vivaient. Etle plus souvent, il faut le prciser, cette dcouverte est une dcouvertetragique. Derrire les leurres dont les hros de Borges et nous mmes avec eux ont t victimes, se cache toujours, tant du moins quenous restons dans une perspective raliste, la violence et la mort. Trstypique cet gard est le rcit intitul prcisment Le mort, qui racontelascension dun homme au sein dune bande de truands, dont il devientprogressivement le chef, supplantant par ses manuvres lancienpatron, et lui prenant sa matresse, jusqu ce quil dcouvre quil a t

  • manipul depuis le dbut par son rival, et quon ne la laiss jouer avecles signes du pouvoir que parce quil tait, aux yeux de ceux quilentouraient, dj un condamn mort. A ce niveau, les contesborgsiens semblent porteurs dun message mtaphysique strictementmatrialiste : au-del des erreurs que nous ne cessons de faire sur notresituation personnelle effective, cest notre croyance spontane danslexistence dun sens de la vie et dans la possible harmonie du monde,qui constitue lessence de lillusion qui ne cesse daveugler notreconscience, et laquelle il faut opposer lvidence profonde du nant etde labsurde.

    La question quon est ici tent de se poser est de savoir sil est endroit possible dviter dtre victime de ces leurres et de cesmystifications. La rponse de Borges est clairement ngative, et rcusetoute possibilit dune prise de conscience libratrice. Ceci pour uneraison simple: cest que notre intelligence et notre capacit de prendreconscience font delles-mmes partie des forces qui nous abusent,quelles contribuent aux illusions dont elles sont censes pouvoir nousdlivrer. Que notre intelligence puisse contribuer nous garer, cest ceque montre superbement un conte comme La mort et la boussole, danslequel un dtective se voit attirer dans un pige par lintermdiairedune nigme que lui seul est en mesure de dchiffrer, et qui lamne prvoir et situer exactement un meurtre dont il a tout compris lavance sauf quil sagirait du sien. Dune faon gnrale, le propredes illusions borgsiennes est dtre des illusions au second degr, quiobissent au principe suivant : chaque fois quun homme croit enabuser un autre, il est toujours lui-mme victime en fait de lillusionquil croit crer. Chaque fois quil se croit extrieur unemanipulation, et pense pouvoir lobserver du dehors, il est pris en elle.Les exemples abondent de ce schma : jai mentionn tout lheurecelui des Ruines circulaires. On pourrait citer galement Le miroirdencre : on y voit un despote arabe exiger de lun des prisonniers,magicien dont il a fait assassiner le frre, quil lui montre dans unmiroir dencre les spectacles les plus merveilleux, au sein desquelssintroduit pisodiquement un mystrieux homme masqu. Un jour, letyran exige dassister un spectacle cruel et juste : cest lhommemasqu qui apparat, et quon mne lchafaud. Lorsque le tyranfascin ordonne quon le dmasque, cest son propre visage quil

  • dcouvre, cest sa propre excution quil assiste, et ce spectacle mmele fait mourir. Ce quon voit, cest que dans un schma de ce type, dontla porte philosophique est sans doute trs grande, la conscience esttoujours par elle-mme source dillusion, puisquelle fait croire uneextriorit du sujet par rapport ce quil regarde, et quelle lui masquele fait quil est lintrieur de ce devant quoi il se croit plac. Aucunelucidit nest donc possible, lhomme est vou un aveuglementradical.

    Cela du moins chaque fois quil tente de se comprendre et de seconnatre directement. Car si lon saisit bien la structure de ce que lonpeut appeler lillusion borgsienne, on constate quen un sens nousavons toujours sous les yeux limage de la situation que nous vivons, etque cette image se situe prcisment l o nous croyons quelle ne peutpas tre. Les personnages borgsiens ont toujours sans le savoir devanteux la reprsentation de leur propre sort, et cela en un double sens.Dune faon gnrale dabord, les objets quils regardent, miroirs,sabliers, labyrinthes, ou les ides dont ils dbattent, qui appartiennent leplus souvent la tradition de la spculation idaliste, ont commecaractristique principale de suggrer la complexit du monde, etlexistence dun cart impossible combler entre les apparencesperues par la conscience humaine et la ralit ces objets et cesphilosophies qui semblent au premier abord navoir quune valeuresthtique, disent bien en fait la vrit, celle en tout cas que suggrentles vnements raconts dans les rcits borgsiens. Mais leffet demiroir peut encore tre bien plus prcis, et porter sur les priptiesexactes du rcit. Dans Guayaquil par exemple, deux universitaires sonten concurrence pour une mission de recherche concernant la fameuserencontre qui vit San Martin reconnatre la suprmatie de Bolivar, etleur propre rencontre reproduit exactement celle lvocation delaquelle elle est consacre. Dans Le jardin aux sentiers qui bifurquentde mme, un professeur anglais et son visiteur chinois discutentamicalement de la signification dun livre-labyrinthe, crit par unanctre du visiteur, dont le principe est dexplorer les possibilitsthoriques dune multiplicit de sries temporelles parallles. Dans uneperspective de ce type, dit le professeur son interlocuteur, il y a unesrie temporelle dans laquelle vous tes mon ennemi, venu ici pour metuer. Cest exactement ce qui se produit une heure plus tard, et lon

  • dcouvre alors que le visiteur chinois si passionn de mtaphysiquetait aussi un agent secret qui avait comme objectif de transmettre unmessage la puissance qui lemployait. Devant ce type de scne, lelecteur, qui voit des jeux desthte ou des spculations mtaphysiques apriori trs improbables coller avec une trange prcision la vrit, nepeut, on sen rend compte, viter de se sentir troubl, et dprouver uneprofonde perplexit.

    On comprend mme en quoi des textes comme ceux Fictionspeuvent apparatre comme la dmonstration dune mtaphysiqueidaliste, seule alternative un ralisme rationaliste que lomniprsencede I illusion disqualifie. De fait, Borges ne cache pas le lien entre sonentreprise littraire, et une mtaphysique antiraliste, quil affectedadopter, et qui se prsente chez lui sous deux formes concurrentes. Lapremire est purement ngative, et se contente daffirmer lirralit dumonde, limpossibilit de distinguer le rve de la ralit, lidentit deschoses avec de simples reprsentations subjectives. Jprouve, dclaredailleurs sans cesse lcrivain argentin, une impression dirralit, et lesentiment dtre prisonnier dun rve un rve qui en loccurrence estclairement pour lui un cauchemar . Mais trs souvent aussi, Borgesdonne son idalisme une forme positive et dogmatique, et caressealors lide quil doit exister un ordre cosmique secret mais rigoureux,qui assigne chaque vnement une fonction prcise et ncessaire, etpar rapport auquel nous jouons un rle objectif tout diffrent de celuique nous croyons spontanment jouer. La mtaphysique esquisse dansce deuxime cas est incontestablement antisubjectiviste et anti-humaniste, au sens o le point de vue que le sujet humain adopte sur sapropre existence est systmatiquement rejet comme illusoire. On peutla rapprocher de certaines tendances traditionnelles de la philosophiesotrique et gnostique. De fait, Borges cite lui-mme certains passagesdun auteur comme Lan Bloy qui lui paraissent rsumer la vision dumonde que ses propres textes essaient de suggrer : chaque hommeest sur terre pour signifier quelque chose quil ignore, et raliser ainsiune parcelle ou une montagne de matriaux invisibles dont sera btie lacit de Dieu . Lon Bloy ajoute ailleurs : Il ny a pas un tre humaincapable de dire ce quil est avec certitude. Nul ne sait ce quil est venufaire en ce monde, quoi correspondent ses actes, ses sentiments, sespenses, ni quel est son nom vritable, son imprissable nom dans le

  • registre de la lumire... LHistoire est comme un immense texteliturgique o les iotas et les points valent autant que des versets ou deschapitres entiers, mais limportance des uns et des autres estindterminable et profondment cache .

    On peut ainsi faire des rapprochements plus modernes, et remarquerlanalogie entre la mtaphysique borgsienne et certaines formes delidologie structuraliste contemporaine, notamment celles qui ontsuscit, il y a dj un certain nombre dannes, lapparition de ce quona appel la philosophie de la mort de lHomme. Quand Lacan dclare Le sujet ne sait pas ce quil dit, et pour les meilleures raisons, parcequil ne sait pas ce quil est , il rsume exactement le message decontes comme La Bibliothque de Babel ou LImmortel. Et MichelFoucault ne sy est pas tromp, qui affirmait dans un entretien : lalittrature est aujourdhui le lieu o lHomme ne cesse de disparatre auprofit du langage. O a parle, lHomme nest pas. De cette disparitionde lHomme au profit du langage, des uvres aussi diffrentes quecelles de Robbe-Grillet, de Malcolm Lowry, de Borges et de Blanchottmoignent . La diffrence dont il faut tenir compte est cependantdabord que Borges ne donne pas, lui, comme les idologues dustructuralisme, de justification pseudo-scientifique ses optionsmtaphysiques ; dautre part et surtout, quil est parfaitement conscientde leur caractre esthtique et artificiel, et les adopte moins pour leurvrit ventuelle que pour leur pouvoir de provocation. Sil nous donneune image totalement dshumanise de lunivers, ce nest pas parcequil la croit exacte, mais parce quil sent, comme beaucoup dereprsentants de culture contemporaine, que dans une civilisation qui apouss la puissance de lHomme au plus haut point, et la individualisau maximum, il est ncessaire de faire contrepoids aux tendancesdominantes, et de proposer ses contemporains une philosophie qui lessurprenne, les heurte, et les force rflchir.

    Examinons donc dun peu plus prs le cosmos borgsien. Les loisauxquelles il est soumis ne nous sont, bien sr, pas vraimentaccessibles, puisque nous ne sommes pas Dieu, mais nous pouvons toutde mme en entrevoir certains aspects: et par exemple comprendre quecertains principes formels, de nature logico-mathmatique jouent dansson fonctionnement un rle fondamental. Borges fait partie en effet onla dit plus haut, de ceux qui semblent penser que si la nature des

  • vnements qui surviennent dans lunivers est indtermine etcontingente, ces vnements sont toujours soumis des lois abstraitessans lesquelles ils ne seraient mme pas pensables. Un bel exemple decette foi dans lexistence dun a priori logico-mathmatique est fournipar La Bibliothque de Babel. Le monde, cest--dire la bibliothque, yest, on le sait, constitu de toutes les combinaisons de lettressusceptibles dtre contenues dans des livres dun nombre de caractresdtermin, dont chacune nexiste qu un seul exemplaire. Le principedexhaustivit de la combinatoire et le principe des indiscernables sontdonc, dans une perspective qui fait irrsistiblement penser Leibniz, lesprincipes premiers auxquels obit la Bibliothque, et cest ensappuyant sur eux que les habitants de celle-ci essaient de dduire sesautres lois. Dans une perspective aussi formaliste, il va de soi que lesdrames individuels dont dnus de toute importance. Quest-ce que mamort, sinon lun des maillons dune trame complexe dontlaboutissement est un vnement loign dont je nai aucune ide, ouencore, pour rester dans le cadre du conte que je viens de citer, que lundes faits auquel correspond une des innombrables combinaisons delettres contenues dans limmense bibliothque ? Ecoutons Borges : laBibliothque, dit-il, contient tout ce quil est possible dexprimer danstoutes les langues. Toute lhistoire minutieuse de lavenir, lesautobiographies des archanges, le catalogue fidle de la Bibliothque,des milliers et des milliers de catalogues mensongers, la dmonstrationde la fausset de ces catalogues, la dmonstration de la fausset ducatalogue vritable, lvangile gnostique de Basilide, le commentaire decet vangile, le commentaire du commentaire de cet vangile, le rcitvridique de ta mort, la traduction de chaque livre en toutes les langues,les interpolations de chaque livre dans tous les livres . Cette bellephrase, si typique des longues numrations par lesquelles son auteurcherche donner la sensation de linfinie diversit du monde, fait sentiren fait lambigut du formalisme borgsien : car lirruption soudaine etinattendue de ma mort au sein dun univers dencre et de papier quisemble ne connatre que les lois de la logique la plus dsincarne et laplus abstraite, nous fait brutalement ressentir son caractre tragique,irrductible et scandaleux. Faire semblant de dissoudre lexistencesubjective dans une combinatoire abstraite, et de rduire la vie un

  • ensemble de discours, cest en ralit montrer indirectementlimpossibilit dy parvenir.

    Faisons pourtant semblant un moment de croire cet ordre cach dumonde dont Borges essaie de nous faire entrevoir certains caractres.En accepter le principe, cest prendre conscience du mme coup quenous sommes en fait incapables de savoir qui nous sommes exactement.Et cela sans doute en profondeur parce que cest notre individualisationmme qui est illusoire. Dans le labyrinthe tout en vaines rptitions eten jeux de miroirs quest lunivers borgsien, les illustrations de cetteide surabondent. Dans Les Thologiens par exemple, nous assistons la lutte de deux thologiens qui, tout au long de leur existence,rivalisent dloquence dans la rfutation des diverses hrsies quimenacent le Christianisme du dbut de notre re. Cette lutte secrtetourne mal, puisque le moins brillant des deux finit par impliquer, moiti volontairement, le rival dont il est jaloux, dans une hrsienouvelle, et par lenvoyer au bcher. Lorsque lui-mme vient, un peuplus tard, mourir, il finit cependant par dcouvrir, en passant danslautre monde que pour linsondable divinit, lui et jean de Pannonie(lorthodoxe et lhrtique, celui qui hassait et celui qui tait ha,laccusateur et la victime) taient une mme personne . Cetteconclusion saisissante tait dailleurs, comme on sen aperoit aprscoup, annonce et symbolise lavance, conformment au principedautoreprsentation dcrit plus haut, puisque lune des hrsiesvictorieusement rfutes par les deux rivaux tait celle des spculaires,qui affirment prcisment que tout tre possde un double, et quelunivers obit exactement une construction en miroir. On peutajouter que Les thologiens donnent la clef de toute une srie de contesqui mettent en scne deux adversaires qui saffrontent tanttviolemment comme dans Lautre duel et La rencontre tanttpacifiquement comme dans Guayaquil ou Le duel tout au long de leurvie, et nexistent au fond que lun par lautre. Dans le monde borgsien,la dualit des contraires cache toujours une unit secrte. Inversement,dailleurs, lunit ne peut faire autrement que de se ddoubler. Danscertains cas mme, elle ne se contente pas de se ddoubler, mais sedmultiplie jusqu lclatement. Le narrateur de La loterie Babylonedclare par exemple : Comme tous les hommes de Babylone, jai tproconsul, comme eux tous, esclave ; jai connu comme eux tous

  • lomnipotence, lopprobre, les prisons [...] Pythagore, si lon en croit lercit merveill dHraclite du Pont, se souvenait davoir t Pyrrhus, etavant Pyrrhus Euphorbe, et avant Euphorbe encore quelque autremortel ; pour me remmorer danalogues vicissitudes, je puis medispenser davoir recours la mort, et mme limposture . Ce quelauteur de ces phrases doit linstitution de la loterie, le narrateur deLImmortel le doit pour sa part au fleuve qui gurit de la mort, dont il abu leau sans le savoir devenu immortel, il na cess depuis de parcourirle monde sous diffrents visages, et il dcouvre de temps autre quil at, quil est encore, un grand nombre dhommes dont il a oublijusqu lexistence et jusquau nom. Derrire lapparente unit de sonpersonnage se cachent donc une multiplicit, voire une infinit dtresdiffrents. Il prend mme finalement conscience que parmi tous sesavatars passs figure lauteur de LIliade. Il a t Homre, et la oubli.La manire dont il parvient cette conclusion, par lexamen critiqueminutieux de son propre rcit, dans lequel il dpiste dinexplicablesarchasmes grecs, et des expressions strotypes typiques du stylehomrique, montre dailleurs que si nous ne savons pas qui noussommes, nous ne savons pas non plus ce que nous disons. Notrediscours nous chappe, il a une multitude de significations dontquelques-unes seulement sont claires. Un passage de La Bibliothquede Babel illustre encore plus clairement ce principe, sur lequel on amultipli notre poque, en sappuyant le plus souvent sur lapsychanalyse, les surenchres pseudo-philosophiques : Je ne puiscombiner une srie quelconque de caractres, par exemple dhcmrlchtdj,que la divine Bibliothque nait dj prvue, et qui donc dansquelquune de ses langues ne renferme une signification terrible.Personne ne peut articuler une syllabe qui ne soit pleine de tendresse etde terreur, qui ne soit quelque part le nom puissant dun Dieu. Toi quime lis, es-tu sr de comprendre ma langue ? Il nest pas possible, onle voit, dimaginer une dpossession plus totale du sujet, auquelchappe le sens de ses actes, de ses discours, de sa vie, et de sonidentit.

    Aussi illusoire que lindividualit apparat dans le monde borgsienle temps, dans lequel notre auteur ne cache pas quil voit lnigmecentrale de la mtaphysique, et quil semploie de toutes ses forces dissoudre. Dj dans Lhistoire de lternit (au titre paradoxal), il

  • avait analys deux solutions thoriques qui le tentaient, celle delternel retour paen et celle de lternit noplatonicienne etchrtienne ; dans la Nouvelle Rfutation du temps, crite plus tard, il enavait expos une troisime, plus personnelle, en soutenant quunidalisme subjectif radical, dans le style de celui de Berkeley et deHume, devrait en toute logique renoncer lide dun temps objectif. Si nous nions ces continuits que sont lesprit et la matire, si nousnions galement lespace, crivait-il, je me demande de quel droit nousrevendiquerions cette autre continuit quest le temps . Le sensprofond de cette thorie, dapparence assez sophistique, va se dvoilerdans les contes et dans les pomes. Deux hypothses y reviennent avecune rgularit assez obsdante. La premire est quil y ait une pluralitde sries temporelles distinctes, incluant soit des vnements diffrentsqui existent tous, malgr leurs incompatibilits, au mme degr, soit lesmmes vnements dont ce sont alors les dures qui varient. Le premiercas est celui du conte Lautre mort, dans lequel semblent coexister deuxvrits contradictoires, affirmant, lune, la mort glorieuse dun gauchodans une bataille, lautre sa dfaillance au combat, et son dcs obscurquarante ans plus tard. Le second cas, celui de la relativit des dures,est illustr par Le miracle secret, qui nous montre le mme vnement linstant prcdant son excution au cours duquel un pote juifcondamn par les nazis a le sentiment quil achve son uvre durer la fois, selon la perspective o lon se place, une minute et un an. Maisplus fondamentale encore dans lunivers borgsien est la secondehypothse que tant de textes suggrent, celle selon laquelle la nouveautdu prsent est illusoire et dissimule la rptition darchtypes ternels.Lunivers borgsien, qui est lui-mme un palais de glaces, sinscritdans un temps foncirement circulaire. Dans le domaine de lalittrature, de lart, de lHistoire, dans les pripties mmes de nosdestins individuels, lcrivain argentin tend en effet voir sans cesse lechangement cacher la rptition. Rptition est dailleurs un motinsuffisant, car il faut aller jusqu parler didentit essentielle. Envertu du principe encore une fois leibnizien selon lequel il ne peut yavoir de diffrence que qualitative, deux tres qui vivent une, mmesituation ou prouvent le mme sentiment, sont ce moment-l lemme tre. Tous les hommes qui prouvent la mme souffrance sontpar exemple le mme homme, affirme lauteur dEnqutes, en cho

  • une phrase de Bernard Shaw, qui soutenait si tu meurs de faim, tuauras souffert toute la faim qui a pu ou pourra exister . Laffirmationdu caractre illusoire du temps savre dans cette perspective un moyende nier la ralit de lindividualisation, et la limite de rduire tous lestres humains un seul.

    Quel est maintenant le sens, faut-il demander, de cette destructiondes apparences et de cette dvalorisation de lexprience subjective, quenous impose la contemplation de lunivers borgsien ? En apparence,on peut les juger dsesprantes, puisquelles nous rduisentexplicitement ltat de fantmes. En fait, cest plutt, comme on lavu plus haut, une source de secrte consolation. A travers toute sonuvre, on sent en effet chez Borges une interrogation inquite sur lapossibilit de faire chapper la vie humaine labsurde, et enparticulier de justifier les existences apparemment les moinsjustifiables. Deux sortes de destins notamment le fascinent toutparticulirement. Dabord les destins mutils, broys par la fatalit,dhommes condamns par la vie mener une existence totalement videet prive de sens : prisonniers, infirmes, squestrs, abondent dansFictions et dans LAleph. Quon pense par exemple Funs, leparalytique la mmoire prodigieuse et vaine, au minotaure Asterionenferm dans la solitude de son labyrinthe, au prisonnier de LEcrituredu Dieu, bien dautres encore : labsence de sens de leur vie ne faitdailleurs que grossir, aux yeux de Borges, celle qui menacesecrtement, rptons-le, chacune des ntres. Lautre objet de safascination, ce sont les destins qui rentrent dans cette catgorie, sifondamentale dans son univers, quest la catgorie de linfmie :destins de lches, de tratres, et de tortionnaires. Car le mondeborgsien nest pas seulement un monde brutal et sombre, dans lequelrgne la violence, un monde amoral, dans lequel les seules valeurs quiparaissent, dans le meilleur des cas, prises en compte, sont celles ducourage guerrier et de la fidlit ; cest plus radicalement un mondehant par la figure du mal et de latrocit. Or, ce qui caractrise cesdeux formes extrmes de destins, qui semblent plutt de nature susciter leffroi, la piti ou lhorreur, cest le stocisme fataliste aveclequel ils sont considrs, la fois par ceux qui les subissent, et,semble-t-il, par notre auteur lui-mme. Non seulement la souffrance laplus profonde, mais, ce qui est plus difficile, lignominie la plus

  • insupportable, sont acceptes sans une plainte ou un remords, avec unesorte de courage hautain. Et cela prcisment en raison du sentimentexplicite que chaque vnement et chaque tre sont, dune faon quichappe notre comprhension, ncessaires lordre du monde, etobissent une fatalit qui rend vaine toute protestation. Cest ce quiexplique lorgueil paradoxal dont font preuve les squestrs borgsiens,Funs, Asterion, Tzinacan, fiers de leur singularit et convaincus parleur misre mme davoir un rapport spcial Dieu. Cest ce quiexplique aussi le refus de tout repentir chez les auteurs des crimes lesplus atroces, mme quand ils ont conscience de leur apparenteindignit. Quon pense Vincent Moon, le personnage central de Lamarque de lpe ; et plus encore ltonnant hros de DeutscheRequiem, Otto Dietrich zur Linde, doux intellectuel allemand devenunazi par ascse, pour tuer en lui toute trace dhumanisme et desentimentalit, et qui continue, aprs la dfaite allemande, proclamerque le nazisme tait un moment ncessaire au destin du monde, et quila permis sa rgnration : le courage avec lequel il assume devant lamort lhorreur de ses actes confre cet idaliste de la violence unesorte de paradoxale grandeur. Lattitude de Borges lgard de ceshommes semble la fois fonde et clairement rsume par lhypothsethologique quil se complat le plus souvent dvelopper dans destextes comme La secte des trente ou Trois versions de judas celleselon laquelle, dans lhistoire chrtienne de la Rdemption deshommes, le personnage principal, celui en tout cas qui a fait preuve delabngation la plus complte, nest pas le Christ mais Judas. Admettrecette inversion trange de la thologie chrtienne, faire de linfamie lesacrifice suprme, 1ascse la plus absolue , la condition du maintien delquilibre cosmique, cest videmment se donner le moyen dedissoudre le mal, et de sauver intgralement les vies les plusmanifestement condamnes.

    Bien entendu, il sagit l dune fiction, qui eh un sens ne peut treprise vritablement au srieux. Les justifications mtaphysiques que lespersonnages de Borges donnent de leurs misrables destins, en faisantpasser leurs actions les plus indfendables et leurs souffrances les plusdnues de sens pour le rsultat dun sacrifice intentionnel et pour lesigne dune lection divine, nabusent pas le lecteur elles apparaissentncessairement ses yeux comme des moyens de dfense, la

  • justification a posteriori de sorts invivables. Elles ont donc pour lui unesignification inverse de celle quelles prtendent avoir. On peut direquelque chose de semblable de lensemble de la mtaphysique queBorges feint de nous suggrer. Elle tend en apparence refuser touteimportance aux drames de notre existence subjective. Mais plus lauteurde Fictions sefforce de dissoudre, au nom dune sortedhyperleibnizianisme, la possibilit mme du tragique de lexistence,et plus il nous fait sentir ,ce tragique avec intensit. En dautres termes,son structuralisme, pour prendre des analogies contemporaines, cacheune sensibilit existentialiste, quil dissimule et exprime tout la fois.A la racine de son uvre, il y a en effet dabord, on la dit, uneangoisse extrmement profonde devant la menace du non-sens, soustoutes les formes quelle peut prendre. Seulement, cette angoisse,Borges ne veut pas lexprimer directement, il sait trop bien qu ltalerouvertement, on peut tre souponn juste titre de complaisance, etque toute philosophie tragique risque de cder la tentation dunerhtorique ampoule et vaine. Par stocisme, par pudeur, il choisit aucontraire de la nier. Tantt, dune faon radicale, en feignant de croire,comme on la vu, quelle perd toute justification ds quon adopte surlunivers le point de vue de Dieu, qui fait disparatre le mal et lacontingence. Tantt, au contraire, en acceptant de lexprimerdirectement, mais en donnant son expression une forme tellementnave quil parat sen moquer. Pour illustrer ce dernier cas, je citeraideux extraits qui sont bien typiques de cette tendance qui le pousse prsenter ses propres inquitudes, celles qui en particulier concernent lamort, de la faon la plus distancie possible, comme sil refusait de lesprendre au srieux. Dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent, lenarrateur, agent secret dorigine chinoise, sur le point dtre pris parses ennemis et excut, exprime ainsi son tonnement : Il me parutincroyable que ce jour sans prmonition ni symboles ft celui de mamort implacable. Malgr la mort de mon pre, malgr mon enfancepasse dans, un jardin symtrique de Ha Feng, allais-je maintenantmourir, moi aussi ? Le mme tonnement, tout aussi naf et tout aussipathtique, se retrouve dans ces vers attribus larabe Almoqtadir elMagrebi, que Borges insre dans son Muse personnel :

    Dautres moururent, mais ceci arriva dans le passQui est la saison (personne ne lignore) la plus favorable la mort :

  • Est-il possible que moi, sujet de Yacoub Al-Mansour,Comme durent mourir Aristote et les roses, je meure mon tour ?

    Lirralisme borgsien apparat donc un premier niveau commeune rponse, trs stocienne desprit, face une inquitude existentielle.On se tromperait cependant si on le rduisait ce seul aspect. Si lemonde ntait que tragique, il aurait au moins aux yeux de Borges lemrite de la clart. Mais la vrit est quil est aussi, peut-tre mmedabord, complexe et droutant . quil possde une structure qui semblepour une large part matrisable par lesprit, mais qui donne galementnaissance des paradoxes et des apories. Sous cet angle, cequexprime dans son tranget luvre borgsienne, cest une profondeperplexit intellectuelle devant une rationalit qui se drobe la pleinesaisie. Les questions quelle aborde ont trait par exemple la nature deslois logiques, et la diffrence entre ce qui est impossible pour desraisons a priori et ce qui lest pour des raisons tenant lorganisationcontingente de notre monde. Pour les poser, Borges invente toute unesrie dhypothses ou mme dobjets qui se situent aux limites dupensable. Plusieurs de ces objets sont inoubliables : citons le disquedOdin, qui na quun seul ct, et quon peut toucher mais quon nepeut pas voir, le livre de sable, compos dun nombre infini de pages,dont aucune ne peut tre trouve deux fois, ou encore les monnaies deTigres bleus, qui dfient les lois de larithmtique, et changent denombre chaque fois quon les lance sur la table. Plus fondamentalementencore, la question qui lobsde vraiment est celle de la possibilitdattribuer chaque tre une identit distincte. Cest son doute sur lapossibilit dune telle identification qui explique son got pour lesdgrads subtils qui amnent les contraires se confondreprogressivement, et les parties se superposer au tout. En fait, lemonde tel que Borges le peroit est un monde confus, dans lequel toutreprage est impossible : et la cause essentielle de cette absence denettet tient dans un excs de richesse. Tout au long de ma vie, crit-il dans Eloge de lombre, les choses furent trop nombreuses : ce quiexplique que le projet aristotlicien de mise en ordre de lunivers luisoit apparu irralisable. Cette prolixit crasante du rel entrane eneffet deux consquences symtriques. Tantt les choses apparaissentindiscernables, au point que nous avons limpression de vivre dans unlabyrinthe dindfinies rptitions ou dans un palais de glaces : les

  • miroirs, pour lesquels Borges avoue prouver; une phobie quasiphysique, incarnent la menace dune multiplication de simulacres tousidentiques les uns aux autres, qui nous condamne un perptuelgarement. Mais il arrive linverse aussi que le monde apparaisseconstitu de ralits tellement diverses et tellement htrognes, quonne peut plus les ranger dans aucune catgorie commune, et quelleschappent la classification. le style mme de Borges, qui jouevolontiers de loxymore, repose largement sur la recherche decontrastes frappants, et recourt souvent de longues numrationsdobjets totalement htroclites, reflte ce sentiment fondamental queles divers aspects de lexistence sont incommensurables, et ne peuventtre penss ensemble. Si lon veut caractriser dun seul concept cettesurabondance de lUnivers qui le rend impensable, cest videmment leconcept dinfini quon ne peut viter de rencontrer. Cest parce que lemonde est infini, comme dailleurs chacune de ses parties, que sarationalit est paradoxale. Si lespace est infini, nous sommes ennimporte quel point de lespace. Si le temps est infini, nous sommesdans nimporte quel point du temps fait remarquer le vendeur dumonstrueux livre de sable, qui vient dtre voqu. Et Borges, qui resteau fond un grec, dclare ailleurs encore plus catgoriquement : il y aun concept qui corrompt et drgle les autres. je ne parle pas du Mal. Jeparle de linfini . Cette perversit scandaleuse de linfini, toute sonuvre, qui se donne comme un quivalent littraire des paradoxes deZnon, vise au fond la mettre en vidence.

    Nous venons donc dvoquer successivement les deux sources de ladmarche borgsienne, linquitude existentielle et la perplexit intel-lectuelle : elles convergent tout naturellement en une interrogation surlordre sous-jacent de lunivers et sur lexistence de Dieu. On ne serapas surpris de constater que cette interrogation ne reoit pas de rponseunivoque. Borges est un de ces esprits typiquement modernes quichoisissent de sinstaller dans lambigut et tentent de faire coexisterplusieurs types de vrit apparemment incompatibles. Cest la fois unmtaphysicien tent par lidalisme le plus radical, et un rationalistesceptique, la fois un thologien et un athe. Et tout son art (dans descontes comme La rose de Paracelse, Lcriture du Dieu, LAleph) estde construire des intrigues susceptibles de recevoir deux lecturesgalement valables, lune qui affirme et lautre qui nie lexistence

  • dune dimension surnaturelle de la vie, lune qui postule la ncessitdun point de vue divin sur le monde, par rapport auquel toute chosetrouve son intelligibilit, lautre qui dnonce ce point de vue commemythique et illusoire.

    En allant plus loin cependant dans lanalyse de sa positionmtaphysique, on dira quelle constitue un exemple trs significatif dece que peut tre aujourdhui un mystique incroyant. Incroyant parce quetrop ironique et sceptique pour se laisser jamais convaincre par lesdogmes religieux traditionnels. Mais Borges est aussi sa manire unmystique, que la recherche de labsolu ne cesse dobsder, comme elleobsde tant de ses personnages, magiciens, alchimistes, kabbalistes,thologiens ou artistes, lancs, dune faon la fois grandiose etdrisoire, dans la qute de lextase suprme, du pome absolu ou dusecret ultime de lunivers. Il y a en lui le besoin profond de dpasserlinessentiel, et ce besoin le conduit une sorte dascse tout faitsingulire. Ascse nihiliste, qui ne dbouche pas sur la jouissancepositive dune plnitude, mais sur lanantissement de soi, larevendication dun non-sens radical, le renoncement lespoir.Typiques du ton si caractristique quadopte notre auteur dans sesmoments de ferveur nihiliste sont des phrases comme celle-ci, quontrouve dans Discussion : Quel plus beau don pouvons-nous esprerque dtre insignifiants ? , ou comme cette autre, quon trouve dans unpome de vieillesse, et qui lui fait cho : Est-il meilleur sort quedtre la cendre dont est ptri loubli ?

    Cest dailleurs pour une bonne part dans le cadre de cette ascsenihiliste quil faut comprendre laffirmation, si souvent rpte parBorges, de lirralit du moi. A vrai dire, le sens de cette thse est pluscomplexe quil ny parat. Hritier dune civilisation occidentalepersonnaliste quil ne renie pas, Borges ne prtend nier ni quil y aitune vidence premire de la conscience il est mme au contraire, onla vu, souvent tent par le solipsisme , ni que la question de notreidentit propre soit pour chacun de nous une question indpassable :nous sommes tous hants par le dsir de connatre notre vrai visage,mme si en pratique cette recherche de nous-mme reste toujours voue lchec. Il ne prtend pas non plus contester quil y ait une ralitfondamentale du principe dindividuation, au sens, comme on le voitdans LImmortel, o celui-ci est une consquence ncessaire de notre

  • finitude. Etre soi-mme, cest tre condamn la contingencencessaire dun ici-maintenant particulier, cest tre vou vivre undestin toujours par essence mutil puisquon ne vit jamais quune faiblepartie de ce quil peut tre donn un homme de vivre, cest tre enfincertain de devoir affronter dans la solitude la mort cette mort tragiqueet pourtant en un sens prcieuse, puisque cest sa conscience qui donne notre existence son intensit . En revanche, si Borges acceptelindividualisation comme fardeau et source dangoisse, il dnoncetoute prtention en faire un privilge et en tirer une source de fiert.Lindividualisme lui parat la fois immoral, puisquil flatte la vanit,et surtout mensonger, puisquil incite prendre au srieux, commeconstitutifs de la personne, des caractres contingents, et des masquessuperficiels et sans consistance. Celui qui veut vraiment rpondre laquestion qui suis-je, en refusant de se confondre avec son personnage,et en liminant de lui tout dtail inessentiel, ne peut que retrouver larponse place par Shakespeare dans la bouche dun de sespersonnages, limposteur Parolles qui, dmasqu, na plus pour sequalifier que ces mots : cette chose que je suis . Cest--dire : nonpas moi, mais simplement, au-del de toute diffrenciation, de ltre, dela vie, de lhumanit brute. Borges reprend dans un pome, en selappliquant, cette affirmation minimale : je suis celui qui sait quilnest rien dautre quun cho, et je suis aussi celui qui sait quil veutmourir entirement. je suis peut tre celui quen tes rves tu vois. je suisla chose que je suis, Shakespeare la dit. je suis la chose qui survit auxlches et aux vaniteux quelle a t .

    Cet apparent dpouillement de tous les privilges de 1individualitest en fait une ouverture. Ntre rien effet, ou plus exactement riendautre que de 1existence pure et indiffrencie, cest dune certainefaon tre tout lhomme en tout cas. Bernard Shaw avait crit, en unephrase, qui suscite ladmiration de notre auteur : Je comprends enmoi tout et tous, et ne suis rien, et je ne suis personne . Borges lui faitcho, et rpte de chaque homme, et mme de Dieu, quil est everythingand nothing : cest--dire, rien de spcifique, et pourtant tout ce quepeut donner la vie humaine, sil est vrai, selon Le livre de sable, qutous la vie donne tout, mais la plupart lignorent . Dans cette optique,le comble de la lucidit est peut-tre de reconnatre effectivement que lamultiplicit est illusoire, et quil ny a peut-tre jamais quun seul

  • homme sur terre, comme le suggre le pome Toi : Un seul hommeest n, un seul homme est mort sur la terre. Affirmer le contraire estpure statistique, laddition est impossible [...]. Un seul homme aregard la vaste aurore, un seul homme a senti dans sa bouche lafracheur de leau, la saveur des fruits et de la chair. je parle delunique, de lun, de celui qui est toujours seul.

    A ce niveau, Borges ne joue plus du tout. Sa volont de dpasserlillusion du moi, et de se dpouiller de ce qui en lui est inessentiel estprofondment sincre. Certaines des applications de son refus delindividualisation nen ont pas moins une allure droutante etparadoxale. Cest en particulier le cas de celles qui concernent lalittrature. Parmi les leitmotivs de lcrivain argentin figure en effetlide que les artistes sont inluctablement dpossds du sens de leursuvres, que celles-ci sont au moins en partie cres par ceux qui lesregardent ou qui les lisent, et quelles nont de toute faon de forcequen tant quelles rptent sans le savoir des archtypes ternels. Aussibien lide dauteur que celle de cration originale sont ds lors desfictions sans consistance, auxquelles il faut renoncer: seule est relle,dans son impersonnelle intemporalit, la littrature, ce qui veut dire quetoutes les uvres nont t crites que par le mme homme. Le contequi illustre le plus clairement cette esthtique provocante estincontestablement Pierre Mnard auteur du Quichotte : on y trouve la fois lillustration de lide que toute uvre est une uvre ouverte puisque le texte de Cervants est susceptible de recevoir des lecturestotalement diffrentes suivant lpoque o on situe son auteur , etlexpression de la conviction que luvre absolue (celle laquelleBorges na cess de rver) est sans doute une uvre sans auteurassignable, et la limite sans identit propre. Le projet apparemmentabsurde de Mnard rcrire une uvre dj crite , est un peu celuique Borges lui-mme na cess dimiter. En crivant systmatiquementdes commentaires critiques de livres imaginaires, et en multipliant lespastiches, ce dernier na-t-il pas en effet fait semblant de rejeter leprincipe dune cration personnelle, et simul une uvre ngative, qui,pur cho de la littrature universelle naurait pas dexistenceindpendante. Et le sens dune telle dmarche nest-il pas, chez luicomme chez Mnard, datteindre labsolu et luniversel par le refus detoute dtermination particulire ? Pour tre tout, choisir de ntre rien,

  • tel est le principe auquel obit, comme sans doute tout asctisme,lasctisme littraire dont lauteur de Fictions ne cesse de subir lattrait.La lecture de Pierre Mnard, comme celle des humoristiquesChroniques de Bustos Domecq, montre pourtant que, si convaincu quilsoit de la ncessit de renoncer lindividualisme, Borges restecependant lucide lgard des fantasmes extrmes que son mysticismenihiliste peut lui inspirer.

    Il est plus que temps de conclure cette analyse. On espre avoir icicommenc montrer qu la source des textes droutants et fascinantsde lcrivain argentin, il ne fallait pas placer seulement la virtuositbaroque dun esthte, mais bien un projet mtaphysique cohrent.Lanti-ralisme borgsien est tout la fois, rptons-le :

    1) Le moyen de dissimuler et dexprimer en mme temps uneinquitude existentielle, selon une stratgie bien typique dune poquesoucieuse de pudeur mtaphysique et mfiante lgard des modesdexpression trop directs ;

    2) Une manire de faire ressentir la complexit structurelle dunmonde dont nous avons trop tendance sous-estimer ltranget, et defaire natre ltonnement philosophique son propos ;

    3) Le moyen de satisfaire un besoin asctique et mystique, en sepassant du recours une transcendance ressentie comme improbable etinutile ;

    4) Une faon de poser littrairement la question des rapports entrela littrature et la vie, et dune faon plus gnrale de situer ltrehumain entre le rel et lirrel. Lune des raisons majeures qui fontlintrt exceptionnel de cette tentative, cest le fait que nous vivionsdans une culture qui ne sait plus dans quel langage exprimer sesproccupations mtaphysiques, et qui est devenue trop rationaliste pouraccepter les modes dexpression qui paraissaient naturels auxphilosophes des sicles prcdents : du coup, ce sont souvent les artisteset les crivains qui parviennent donner la forme la fois la plussincre et la moins nave linterrogation mtaphysiquecontemporaine. Luvre de Borges est cet gard exemplaire : la faondont elle parvient unir lintelligence logique, le sens du mystreontologique, celui de la perfection de la forme littraire et de la beautpotique, lui permet dtre incontestablement une des expressions lesplus accomplies de linquitude de notre poque.