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1 Devenir imam et le rester Extraits du livre de Solenne Jouanneau Les Imams en France. Une autorité religieuse sous contrôle éditions Agone, 2013. Ce qui au quotidien distingue un imam salarié d’un imam bénévole, ce n’est pas tellement les tâchent qu’ils remplissent. C’est plutôt le temps qu’ils y consacrent, ainsi que la plus ou moins grande dépendance qu’ils entretiennent vis-à-vis des responsables associatifs de la mosquée. Les dirigeants sont souvent plus exigeants vis-à-vis de leurs clercs dans les associations qui payent leurs imams que dans celles qui ne les rémunèrent pas, mais imams salariés et bénévoles ne sont pas soumis à des modalités d’évaluation radicalement différentes. Comme cela a été déjà évoqué, selon la doctrine islamique (ici comprise comme la codification des vérités censément partagées par les individus se réclamant de l’islam 1 ), tout musulman peut a priori prétendre à l’occupation des fonctions d’imam. En pratique, on observe cependant que certains fidèles ont plus de chance que d’autres de se voir confier ce rôle par leurs coreligionnaires, au sens où il est a priori plus facile de s’en saisir lorsque l’on dispose de certaines compétences : parler l’arabe (et si possible l’arabe classique), maîtriser un minimum le Coran et la tradition prophétique ( Sunna), disposer de certaines bases en matière d’exégèse et de jurisprudence islamique (fiqh), etc. Autrement dit, quel que soit le statut auquel on prétende (salarié ou bénévole), il est a priori nécessaire de posséder certains savoirs et savoir-faire pour se voir délivrer le titre d’imam dans une mosquée. Mais ces compétences, loin d’être évaluées de manière univoque, font d’abord l’objet de hiérarchisations qui peuvent être divergentes d’un lieu de culte à un autre en fonction du profil des responsables associatifs et de leur rapport au religieux. Ainsi lorsque la direction de la mosquée est assurée par des travailleurs immigrés maghrébins d’un certain âge, la maîtrise mémorielle du Coran et l’art de la récitation ( Tajwîd) constituent généralement des critères fondamentaux dans l’évaluation de la qualité religieuse des 1 . Jacques Lagroye, Appartenir à une institution. Catholiques en France aujourd’hui, Economica, 2009, p. 67 et sq.

Devenir imam et le rester - laurent-mucchielli.org · certaines compétences : parler l’arabe (et si possible l’arabe classique), maîtriser un minimum le Coran et la tradition

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Devenir imam et le rester

Extraits du livre de Solenne Jouanneau

Les Imams en France. Une autorité religieuse sous contrôle

éditions Agone, 2013.

Ce qui au quotidien distingue un imam salarié d’un imam bénévole, ce n’est pas

tellement les tâchent qu’ils remplissent. C’est plutôt le temps qu’ils y consacrent, ainsi

que la plus ou moins grande dépendance qu’ils entretiennent vis-à-vis des responsables

associatifs de la mosquée. Les dirigeants sont souvent plus exigeants vis-à-vis de leurs

clercs dans les associations qui payent leurs imams que dans celles qui ne les

rémunèrent pas, mais imams salariés et bénévoles ne sont pas soumis à des modalités

d’évaluation radicalement différentes. Comme cela a été déjà évoqué, selon la doctrine

islamique (ici comprise comme la codification des vérités censément partagées par les

individus se réclamant de l’islam 1), tout musulman peut a priori prétendre à

l’occupation des fonctions d’imam. En pratique, on observe cependant que certains

fidèles ont plus de chance que d’autres de se voir confier ce rôle par leurs

coreligionnaires, au sens où il est a priori plus facile de s’en saisir lorsque l’on dispose de

certaines compétences : parler l’arabe (et si possible l’arabe classique), maîtriser un

minimum le Coran et la tradition prophétique (Sunna), disposer de certaines bases en

matière d’exégèse et de jurisprudence islamique (fiqh), etc. Autrement dit, quel que soit

le statut auquel on prétende (salarié ou bénévole), il est a priori nécessaire de posséder

certains savoirs et savoir-faire pour se voir délivrer le titre d’imam dans une mosquée.

Mais ces compétences, loin d’être évaluées de manière univoque, font d’abord l’objet de

hiérarchisations qui peuvent être divergentes d’un lieu de culte à un autre en fonction

du profil des responsables associatifs et de leur rapport au religieux. Ainsi lorsque la

direction de la mosquée est assurée par des travailleurs immigrés maghrébins d’un

certain âge, la maîtrise mémorielle du Coran et l’art de la récitation (Tajwîd) constituent

généralement des critères fondamentaux dans l’évaluation de la qualité religieuse des

1. Jacques Lagroye, Appartenir à une institution. Catholiques en France aujourd’hui, Economica,

2009, p. 67 et sq.

2

candidats. Sans disparaître, ces critères perdent de leur prépondérance dans les

mosquées dirigées par des individus nés ou socialisés en France ou disposant d’un

capital culturel plus élevé. Ces derniers se focalisent, en effet, plus strictement sur les

connaissances théologiques et jurisprudentielles du candidat (exégèse du Coran et des

hadiths, ‘usûl al-fiqh, maqâsid al-sharî’a, etc.). L’échange suivant, avec l’imam et le

président d’une minuscule mosquée fondée au début des années 1990 et située au pied

d’une cité HLM, elle-même située en périphérie d’une grande ville de Midi-Pyrénées, est

assez éclairant :

« — Abdelkader (maçon marocain d’une soixantaine d’années, imam depuis la création

de l’association) : Moi, si je suis imam bénévole c’est parce qu’avec les copains on

pensait que c’était mieux d’avoir un local à côté de chez soi pour faire la prière.

— Ali (ouvrier algérien à la retraite, actuel président de l’association) : C’est nous

qu’on l’a appelé parce que c’est nous qui avons su qu’il connaissait le coranique mieux

que nous…

— Abdelkader : Oui, moi je suis imam ici simplement parce que je connais le Coran par

cœur et que les autres ils ne le savent pas. Si je ne l’avais pas fait, personne ne l’aurait

fait, alors je ne pouvais pas dire « non » quand ils m’ont demandé.

— Mais concrètement comment ça s’est passé ? Comment vous avez été identifié

comme le plus savant ?

— Abdelkader : C’est-à-dire, comme on habite le même quartier, on ne va pas chercher

ailleurs quelqu’un qui ne serait pas d’ici, et donc on a regardé (…) et on n’a pas trouvé un

qui soit plus fort que moi.

— Ali [me regardant comme si c’était l’évidence même] : Ben oui, mademoiselle, tu

crois quoi ? On habite dans le même quartier, on parle entre nous, et on le sait bien que

lui c’était quelqu’un qui connaît le Coran par cœur, qu’il est le plus fort par rapport à

nous dans le quartier. Mais si demain, il y a quelqu’un ici qui est plus fort que lui, on lui

demandera s’il veut bien faire imam. Mais ici faire le imam, c’est fî sabîli l-lâh [à la grâce

de Dieu], car on n’a pas les sous pour payer » (entretien réalisé en 2004).

Comme cela transparaît clairement ici, les compétences des candidats potentiels à

l’imamat ne sont jamais appréciées de manière absolue par les responsables, mais

3

comparativement aux ressources préalablement présentes au sein de la communauté de

fidèles qu’ils représentent. Si disposer d’une preuve matérielle de sa légitimité à se

prétendre imam (diplômes et autres formes de certificats officiels) représente

indubitablement un atout pour les candidats (notamment s’agissant de la négociation du

salaire), son absence ne constitue pas un réel obstacle, pour peu que les dirigeants de

l’institution jugent l’autodidaxie du candidat suffisante au regard de leurs besoins.

Mais cet entretien, comme ceux qui suivent, témoignent également de l’importance que

revêtent les affinités électives que les postulants entretiennent ou non avec les

responsables ou les membres influents de tel ou tel lieu de culte, que celles-ci soient

ethnico-nationales, linguistiques, culturelles, sociales, scolaires ou encore idéologiques 2.

Car, qu’ils soient salariés ou bénévoles, les candidats à l’imamat doivent convaincre les

responsables de mosquées de leur légitimité avant de pouvoir prétendre occuper ce

rôle. En effet, dans les mosquées européennes, la légitimité des clercs ne se nourrit pas

d’un principe qui créerait l’organisation. Elle repose au contraire sur la construction

d’un « système d’influence » se fondant « sur la reconnaissance personnelle de

l’autorité » 3. Ce faisant, les prétendants au titre d’imam n’ont donc jamais autant de

chance d’accéder au minbar que quand leurs origines et/ou leurs trajectoires sociales les

prédisposent à incarner, par leur discours ou leur conduite, des attentes et des

aspirations déjà fortement ancrées au sein de la communauté de fidèles auprès

desquelles ils candidatent 4.

C’est ce que montre par exemple la trajectoire de Bachir, Marocain naturalisé français

de quarante-trois ans, imam salarié dans une mosquée située dans une ville de l’Est de la

France de taille moyenne : « À partir du moment où j’ai connu le Coran par cœur, mon

père il m’a orienté dans une des médersas de l’État marocain (…). Après je suis venu en

France, en 1986, voir un ami (…). J’avais un diplôme du ministère des affaires religieuses

qui m’autorisait à jouer le rôle d’imam au Maroc, mais j’avais envie de découvrir la

France (…). Ça faisait une semaine que j’étais chez mon ami, quand l’imam marocain de

la mosquée où il allait d’habitude est mort. Et donc mon ami a parlé de moi au président

2. Sur l’importance des logiques ethno-nationales dans les mosquées, lire Jocelyne Césari,

Musulmans et républicains…, op. cit., p. 18 et sq.

3. Albert Bastenier & Felice Dasseto, L’Islam transplanté, op. cit., p. 50.

4. Pierre Bourdieu, « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », Archives

européennes de la sociologie, 1971, tome 12, p. 15

4

de la mosquée, [en lui disant] que j’étais marocain comme eux, un imam bien formé, tout

ça… Et c’est comme ça que par l’intermédiaire de mon ami, les gens de la mosquée m’ont

proposé de reprendre la place de cet imam, le temps qu’ils trouvent quelqu’un d’autre.

J’ai accepté… Ça fait vingt ans que je suis en France [Il rit]. (…) La première mosquée, j’y

suis resté de 1987 à 1989, comme salarié. Comme ce n’était pas très bien payé, quand je

me suis marié, j’ai arrêté pour travailler comme soudeur de 1989 à 1992. Mais à partir

de 1992 je suis redevenu imam parce que j’ai été contacté par les responsables d’une

mosquée UOIF que je connaissais et comme le salaire était bien, moi j’ai arrêté le travail

comme soudeur, parce que ce n’était pas mon vrai métier et que je n’aimais pas

beaucoup ça » (entretien réalisé en 2005).

Rachid B., de son côté, est un Algérien naturalisé français d’une quarantaine d’années,

maître de conférences en économie, et imam bénévole de la mosquée d’une petite ville

du sud de la France : « Vous arrivez dans telle mosquée, vous faites la prière et ensuite

vous voyez qu’il y a quelqu’un qui fait le prêche et que… Bon, il ne sait pas vraiment lire,

qu’il dit des bêtises… Vous n’allez pas lui dire : “Écoutez c’est moi qui prend votre place”.

Ca ne se fait pas, les gens se diraient : “Mais pour qui il se prend celui-là ?”. Mais bon,

quand vous allez à la mosquée, vous discutez avec les gens, avec les responsables, et eux,

tout de suite, ils voient bien que vous connaissez plus que celui qui fait le prêche et donc

ils vous proposent de le remplacer. Moi je fréquentais cette mosquée depuis un an

quand on m’a dit : “Tu connais plus donc est-ce que tu veux bien faire l’imam ?” »

(entretien réalisé en 2004).

Ce qui distingue les mosquées rémunérant leurs imams de celles fonctionnant sur le

principe du bénévolat, c’est la manière dont se concrétise la rencontre initiale entre les

responsables associatifs et les candidats à ce magistère. En effet, bien que comme

l’explique Rachid, pour être crédible, celui qui brigue la fonction d’imam doit toujours

faire montre d’une humilité qui l’empêche de trop ouvertement affirmer son ambition, le

jeu social au travers duquel certains individus parviennent à discrètement faire valoir

leurs compétences prend des formes sensiblement différentes selon que le rôle d’imam

représente un emploi (et donc potentiellement une source de revenus) ou un

engagement bénévole (dont les rémunérations sont essentiellement symboliques).

5

Candidater à un « métier pas comme les autres »

À l’instar de Bachir, la plupart des imams salariés (non-fonctionnaires), lorsqu’ils

évoquent en entretien leur recrutement en tant qu’imam, tendent à présenter celui-ci

comme le produit d’un concours de circonstances : un ami, un cousin aurait parlé d’eux à

tel ou tel responsable de mosquée qui serait ensuite venu les solliciter. Pourtant le

caractère systématique de ces heureuses coïncidences, de même que la régularité avec

laquelle elles se répètent au fil des années (pour la plupart des imams rencontrés),

doivent nous inviter à la prudence. En effet, on ne devient pas et surtout l’on ne reste pas

imam salarié par hasard pendant plus de dix ans, d’autant plus quand chaque

changement de mosquée s’est, comme dans le cas de Bachir, traduit par une

augmentation de salaire.

Saisir la nature des stratégies mises en œuvre par les professionnels de l’imamat,

nécessite de comprendre que taire les efforts déployés pour s’imposer comme un imam

salarié potentiel représente un élément constitutif du processus de recrutement. Il

repose, en effet, sur l’anticipation et l’appropriation du principe fortement institué dans

les mosquées françaises selon lequel tout individu qui ferait trop ouvertement part de

ses ambitions pastorales encourt le risque de se décrédibiliser et donc de se voir traiter

avec une certaine circonspection.

Bien souvent, celui qui aspire à un emploi d’imam a dès lors recours à des individus

susceptibles de le recommander, c’est-à-dire capables de se faire (plus ou moins

efficacement selon les cas) les porte-parole de sa candidature et les garants de sa

légitimité religieuse dans les mosquées à la recherche d’un imam salarié. Cette légitimité

religieuse médiatisée par un proche peut, dans un second temps, être renforcée par le

rappel des certifications et des titres obtenus auprès d’institutions habilités à délivrer la

quintessence du savoir islamique (médersas, instituts ou universités islamiques aux

statuts plus ou moins officiels, consulats, etc.). En effet, si ces certifications sont

multiples et rarement univoques (compte tenu du faible niveau d’institutionnalisation et

de centralisation du culte musulman), elles contribuent néanmoins à instaurer une

distinction entre les imams aux compétences certifiées et ceux dont le savoir doctrinal et

6

rituel repose avant tout sur une démarche d’autodidaxie religieuse, cette distinction

recoupant néanmoins souvent celle entre imam salarié et imam bénévole.

Une fois le recrutement acquis, la possession de ce cursus honorum devient souvent le

principal ressort d’autorité des imams salariés, au sens où ces derniers tentent alors de

se légitimer via la mise en avant de leur professionnalisme. (…)

La mise en scène de l’humilité chez les imams bénévoles

Faire valoir son statut de candidat légitime au titre d’imam bénévole répond à une même

obligation d’afficher « modestie » et « humilité ». Sa mise en scène relève néanmoins de

logiques distinctes de celles mises en œuvre par les professionnels de l’imamat. En effet,

l’accession au minbar des candidats bénévoles repose moins sur la recommandation

instrumentalisée d’un pair, que sur leur capacité à faire, en pratique et au terme d’une

carrière d’engagement religieux très localisée, la preuve de leur légitimité. Plusieurs

facteurs expliquent la spécificité du mode de rencontre qui s’opère alors généralement

entre les responsables associatifs et les imams bénévoles potentiels. En premier lieu,

parce que leur statut social et leurs ressources économiques ne dépendent pas

principalement de l’occupation de ce rôle, ces candidats ne le briguent pas avec la même

urgence que leurs homologues salariés. Du fait de leur activité professionnelle

principale, ils sont ensuite beaucoup moins mobiles que les candidats à l’imamat salarié

et sont donc rarement enclins à rechercher l’occupation d’un rôle d’imam en dehors des

mosquées situées à proximité de leur lieu de résidence ou de travail. Enfin, l’idée même

de devenir imam n’est pas nécessairement antérieure à leur arrivée dans un lieu de culte

en tant que simple fidèle. Elle émerge le plus souvent lorsque qu’ils se trouvent

confrontés à des configurations institutionnelles mettant en valeur leurs compétences

religieuses et leurs dispositions à l’occupation de ce rôle : départ de l’imam précédent,

développement d’un conflit entre l’actuel imam et les responsables de la mosquée,

mécontentement visible et/ou croissant des fidèles vis-à-vis de l’imam en place, etc.

Semblables aux très humbles chefs cosaques ne pouvant devenir chefs qu’après avoir

refusé sept fois les propositions émanant du groupe 5, les prétendants au titre d’imam

5. Iaroslav Lebedynsky, « Les cosaques, rites et métamorphoses d’une démocratie guerrière », in

Marcel Detienne (dir.), Qui veut prendre la parole ?, Seuil, 2003, p. 147-170.

7

bénévoles ne peuvent cependant (pas plus que les candidats à l’imamat salarié) afficher

ostensiblement leur prétention à devenir imam. Une candidature trop explicite

reviendrait elle aussi à transgresser le désintéressement et le dévouement censés régir

les salles de prière dans lesquelles ils pourraient être amenés à officier. Ainsi, la plupart

des mises en récit que les imams bénévoles opèrent en entretien, pour expliciter leur

accession puis leur conservation du minbar dans la mosquée qu’ils fréquentaient au

départ comme simples fidèles, sont généralement construites comme des récits de non

choix. Ils visent à expliciter comment on en vient, par sentiment d’obligation morale,

« pour rendre service », à occuper cette position sans jamais l’avoir vraiment souhaitée.

Dans ces récits, les stratégies et le sens du placement permettant de se faire repérer

comme un candidat potentiel (voire d’évincer les concurrents éventuels) sont ainsi soit

totalement niés, soit profondément minorés. Ils sont occultés au profit d’un discours sur

le devoir et la propension à se sentir obligé de faire preuve d’un certain don de soi en se

mettant « au service des autres », ainsi que sur les difficultés, par ailleurs sans doute

réelles, du rôle d’imam. C’est le cas de Rachid B., le maître de conférences et imam

bénévole déjà croisé plus haut :

« — Moi, si vraiment je trouve quelqu’un d’autre de mieux que moi qui assume la

fonction d’imam, je lui laisse ma place, parce que c’est une énorme responsabilité d’être

imam (…). C’est surtout vis-à-vis de Dieu que je me sens une grande responsabilité, j’ai

toujours peur de faire des erreurs, par exemple d’inciter les gens à une piété dont je

serais moi-même incapable… [Il sourit l’air gêné].

— Mais alors pourquoi vous avez accepté cette responsabilité?

— Parce que je n’avais pas le droit de refuser, c’était mon devoir en tant que personne

instruite de faire l’imam pour les gens de ma mosquée. Aujourd’hui rien ne m’oblige de

continuer à le faire, je n’ai pas un contrat, rien, mais c’est vis-à-vis de Dieu, parce que ce

que vous connaissez sur la religion, surtout si vous êtes le plus savant de la

communauté, vous devez le partager avec les autres, ceux qui en savent moins que vous,

vous devez les guider. Mais d’un autre côté moi, ça me fait peur de demander à des gens

de faire des choses que moi des fois je ne fais pas ».

Pour autant, parvenir à se faire repérer comme un possible imam bénévole dans le lieu

de culte que l’on fréquente au départ comme un simple fidèle nécessite un certain sens

8

du placement. Si celui-ci consiste pour une part importante à savoir discrètement faire

valoir ses compétences, il nécessite aussi d’être capable de jauger ses chances objectives

de faire fructifier son propre capital religieux dans tel ou tel type de lieu de culte. En

effet, alors même que l’investissement bénévole en tant qu’imam est, au premier abord,

toujours présenté en entretien comme une responsabilité plus subie que recherchée, la

reconstitution fine des étapes d’engagement menant progressivement aux marches du

minbar conduit certains imams bénévoles à reconnaître à demi-mots qu’il leur a fallu

fréquenter plusieurs mosquées avant de trouver celle où leur profil était susceptible

d’intéresser les responsables de l’association islamique gestionnaire. Ainsi d’Omar K.,

imam d’une petite mosquée de quartier d’une grande ville du sud de la France :

« — Au départ, j’ai fréquenté d’autres mosquées, mais toutes avaient déjà un imam. Au

début j’allais à la mosquée E., près de mon travail. Et puis quand l’imam est parti en

vacances, on m’a demandé de le remplacer. Mais bon, après il est revenu, donc on n’avait

plus besoin de moi. Après j’ai été à la mosquée de A. ou à celle de T., deux mosquées qui

ne sont pas loin de chez moi, mais les deux imams de cette mosquée, ils sont très forts,

plus forts que moi… C’est-à-dire on ne doit pas chercher à être imam. C’est la

communauté qui décide (…).

— Donc il faut attendre que quelqu’un vous propose de devenir imam ?

— Non. Ce qui est interdit, c’est de dire : “Moi je suis mieux que les autres”. Mais quand

je vais dans une nouvelle mosquée, je fais connaître mes connaissances. Ici par exemple

quand je suis arrivé dans cette mosquée, l’imam il partait. Alors j’ai discuté avec les gens

de l’association, je leur ai dit que j’avais déjà remplacé l’imam de la mosquée E., que je

savais lire le Coran, comme ça dans la conversation et on m’a demandé de le remplacer

et j’ai accepté » (entretien réalisé en février 2004).

Il convient néanmoins d’éviter de prêter à ces aspirants-imams un comportement trop

directement stratégiste. En effet, devenir imam bénévole, surtout lorsque l’on ne peut

pas faire valoir autre chose qu’un savoir islamique autodidacte, repose le plus souvent

sur l’adéquation qui s’opère (pour peu qu’il existe une configuration favorable) entre,

d’une part, les spécificités institutionnelles d’une salle de prière et, d’autre part, les

prédispositions d’un individu enclin à se saisir de ce rôle. Or la complexité de cette

9

alchimie participe à rendre difficile, voire impossible, la mise en place de stratégies

cyniques et explicites de recherche d’une position de pouvoir.

L’impopularité ou les risques du métier

Se faire désigner comme l’imam d’une mosquée est une chose. Parvenir à le rester en est

une autre. Pour s’imposer sur la durée comme une autorité religieuse crédible, les

candidats à l’imamat doivent parvenir à donner satisfaction aux personnes à l’origine de

leur désignation, mais aussi, et peut-être surtout, être capable de répondre aux attentes

sinon de la totalité, du moins de la majorité, des usagers du lieu de culte.

(…) Les conflits qui éclatent suite à la nomination d’un nouvel imam sont souvent de

nature différente selon que ce dernier suscite le mécontentement des responsables de la

mosquée ou celui des fidèles. Les dissensions qui surgissent entre imams et

représentants associatifs sont, en effet, généralement liées à l’incapacité ou au refus des

premiers de se conformer aux règles et aux usages préalablement institués par les

seconds. À l’inverse, les tensions qui opposent ministres du culte et usagers découlent

plutôt d’un désajustement entre l’offre religieuse produite par l’imam et la nature des

attentes de « ses » fidèles.

Or, si cette différence de nature des récriminations doit être soulignée, c’est qu’elle

permet d’expliquer que, du fait même de sa manière d’occuper le rôle de clerc islamique,

un individu puisse se voir remis en cause par les gestionnaires de la mosquée et malgré

tout parvenir à incarner peu à peu une autorité religieuse crédible. Tel est par exemple

le cas de Saïd H., imam-fonctionnaire algérien d’une mosquée du Nord. Selon les

policiers ayant enquêté sur sa situation, quelques mois après son arrivée, celui-ci n’est

pas parvenu, du fait de « son jeune âge, ses capacités intellectuelles et son caractère

entier », à trouver un terrain d’entente avec « les responsables du lieu de culte, plus âgés

et beaucoup moins cultivés » 6, qui le trouvent manifestement trop intrusif s’agissant du

fonctionnement institutionnel de l’association. Mais parce que ces mêmes propriétés

sociales lui ont permis de rapidement jouir d’une importante popularité auprès des

fidèles, cet imam dispose toutefois des ressources nécessaires pour faire face à

6. CAC 20030069, art. 29, note des RG au préfet du département du Nord (59), datée du

4/01/1995.

10

l’opposition larvée du bureau de la mosquée et ainsi parvenir à conserver le contrôle du

minbar. Selon une logique similaire on peut aussi évoquer le cas de Mohamed L., imam

marocain d’une mosquée du Vaucluse qui « devant les résistances rencontrées au sein

de l’association, a incité ses partisans à [en] créer une nouvelle» et fait inscrire dans ses

statuts que « pour réaliser ses buts celle-ci recourt à l’imam Mohammed L. dont elle

prend en charge le logement et les salaires » 7.

Comme en témoignent ces deux exemples, la perte du soutien des responsables

associatifs ne signifie pas nécessairement l’impossibilité de se maintenir en tant

qu’imam pour peu que l’on bénéficie de la reconnaissance des fidèles. L’inverse par

contre est beaucoup moins vrai, au sens où la légitimité d’un individu à occuper le rôle

d’imam ne survit que rarement à l’expression d’un large rejet de la part des usagers de la

mosquée.

Une plus grande difficulté à tenir contre les fidèles

Si les fidèles n’ont pas toujours leur mot à dire au moment du recrutement de l’imam, il

est néanmoins problématique pour ceux qui se définissent comme les « porte-parole de

la communauté musulmane locale » de soutenir un clerc se révélant impopulaire. Cette

impopularité risque, à terme, de décrédibiliser leur propre légitimité en révélant

l’existence de décalages entre eux-mêmes et les fidèles qu’ils prétendent représenter.

De ce fait, le soutien que les membres du bureau accordent à l’imam qu’ils ont recruté

n’est que rarement indéfectible. Ainsi, lorsque dans la Marne, une partie des fidèles

« cessent de fréquenter la mosquée F. afin de récuser le choix du président concernant la

personnalité du nouvel imam » 8, le reste du bureau ne tarde pas à se désolidariser du

dit président et de son candidat à l’imamat en écrivant au préfet pour le prévenir que

« la majorité des adhérents de la mosquée s’opposent [désormais] à ce que Saïd D.

demeure l’imam de celle-ci » 9. Dans les cas d’imams faisant l’objet d’un rejet assez

unanime de la part des fidèles, leur illégitimité peut aussi découler de la découverte par

les usagers de la mosquée d’un sérieux décalage entre le savoir religieux revendiqué (au

7. CAC 20030069, art. 30, note des RG au préfet du Vaucluse, datée du 4/05/1992.

8. CAC 20030069, art. 28, note des Renseignements Généraux au préfet de la Marne, datée du

20/10/1993.

9. CAC 20030069, art. 28, lettre envoyée au préfet, datée du 28/02/1994.

11

moment recrutement) et le savoir religieux réellement possédé et mis en œuvre (une

fois en place). Néanmoins, le degré objectif de qualification théologique ou

jurisprudentielle ne permet pas à lui seul d’expliquer le manque de popularité, voire de

crédibilité, de certains candidats à l’imamat. Ainsi, lorsque en 1993, les fidèles d’une

mosquée de Charente chasse leur imam, Mohamed O., ils ne lui reprochent pas d’être

religieusement incompétent, mais d’avoir suscité de « nombreux incidents portant sur

l’interprétation du Coran et la pratique religieuse [ayant] détérioré l’atmosphère de la

mosquée » 10. Quand à Bouchta Z., pourtant titulaire de diplômes attestant de son capital

religieux, il doit son renvoi d’une mosquée des Vosges en 1991 au fait qu’une large

majorité des fidèles lui reprochent d’être « un personnage fier, peu convivial, se limitant

au strict horaire de la vie religieuse, critique envers certains et manquant d’impartialité

dans son enseignement coranique aux enfants » 11.

La popularité d’un imam repose donc aussi et peut être surtout sur sa capacité à

adopter un comportement conforme aux attentes des fidèles, autrement dit sur sa

propension à confirmer qu’il partage bien avec ses fidèles de fortes affinités électives,

celles-ci ayant été souvent, au moment du recrutement, plus supposées qu’avérées. Ces

attentes des fidèles vis-à-vis de leur imam varient le plus souvent en fonction du profil

sociologique de ces derniers (origines sociales, âge, sexe, CSP, niveau de diplôme,

parcours migratoire, etc.), mais il en est d’autres sur lesquelles la plupart d’entre eux

s’accordent. En effet, comme le révèlent en creux le renvoi des deux imams

professionnels précités, les usagers des mosquées hexagonales attendent de leurs

imams qu’ils soient capables d’occuper leur rôle d’une manière qui les amène sinon à

renforcer la cohésion du groupe, du moins à ne pas être un élément supplémentaire de

discorde au sein de celui-ci. À cette première attente, dont nous analyserons plus loin les

implications concrètes, s’en ajoute une deuxième : la capacité à agir comme un

musulman « exemplaire ».

10. CAC 20030069, art. 28, note des Renseignements Généraux au préfet de Charente, datée du

29/05/1991.

11. CAC 20030069, art. 30, note des Renseignements Généraux au préfet des Vosges, datée du

12/03/1991.