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DIDIER FRANCK, DRAMATIQUE DES PHÉNOMÈNES Alain David P.U.F. | Les études philosophiques 2003/3 - n° 66 pages 403 à 410 ISSN 0014-2166 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2003-3-page-403.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- David Alain, « Didier Franck, dramatique des phénomènes », Les études philosophiques, 2003/3 n° 66, p. 403-410. DOI : 10.3917/leph.033.0403 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 195.98.231.115 - 25/05/2012 05h58. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 195.98.231.115 - 25/05/2012 05h58. © P.U.F.

Didier Franck et la dramatique des phénomènes

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DIDIER FRANCK, DRAMATIQUE DES PHÉNOMÈNES Alain David P.U.F. | Les études philosophiques 2003/3 - n° 66pages 403 à 410

ISSN 0014-2166

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2003-3-page-403.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------David Alain, « Didier Franck, dramatique des phénomènes »,

Les études philosophiques, 2003/3 n° 66, p. 403-410. DOI : 10.3917/leph.033.0403

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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ÉTUDE CRITIQUE

DIDIER FRANCK,DRAMATIQUE DES PHÉNOMÈNES 1

L’œuvre de Didier Franck se compose aujourd’hui de Chair et corps(1981), Heidegger et le problème de l’espace (1986), Nietzsche et l’ombre de Dieu(1998), et d’un recueil de textes de Fink, traduits en 1974 sous le titre De laphénoménologie. À cela il faut ajouter des articles, réunis dans le livre discuté icimême : Dramatique des phénomènes. Si l’on en restait à cette présentation, onposerait pourtant plus de problèmes qu’on en résoudrait : quelle est la conti-nuité de l’œuvre, quelle place donner à la phénoménologie, quelle significa-tion donner aux articles par rapport aux livres ? Dans le dernier livre, en par-ticulier, s’agit-il de procéder à une compilation, toujours utile d’ailleurs carelle permet d’accéder à des articles qu’on pouvait ignorer ? S’agit-il plutôt desouligner une évolution, ou au contraire de faire apparaître une continuitépar-delà les ruptures manifestes ou le déplacement des centres d’intérêt ?S’agit-il même de faire apparaître une continuité, dévoilée après coup aumoment où la recherche se prévaut de certains résultats, continuité qui, jus-qu’au dernier texte inédit, celui qui s’intitule justement « La dramatique desphénomènes », n’était pas encore apparue ?

Plaçons-nous dans l’hypothèse probable de la continuité finale de larecherche, en admettant l’idée qu’elle reçoit une nouvelle impulsion ou unenouvelle unité du dernier texte, alors que dans les livres et les articles précé-dents on pouvait avoir l’impression d’une marche orientée par le sentimentd’un échec de la phénoménologie. Cet échec se présentait cependant, ou sediagnostiquait au moment de la première lecture, en différentes guises : dansla phénoménologie husserlienne, dans l’ouvrage de 1981, dans l’œuvre deHeidegger, dans celui de 1986, chez Heidegger encore, dans Nietzsche etl’ombre de Dieu – qui questionne le diagnostic que celui-ci fait porter surl’héritage judéo-héléno-chrétien et qui cherche, non plus avec Heideggermais avec Nietzsche, la possibilité d’une pensée. Et chacun de ces momentss’accompagnait, se redoublait, curieusement, d’articles, exploratoires d’une

Les Études philosophiques, no 3/2003

1. Paris, PUF, « Épiméthée », 2001, 164 p.

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direction, aventurant des perspectives que le livre suivant confirmerait plusamplement. Du moins pouvait-on avoir cette impression : mais celle-ci àprésent se trouve renouvelée et enrichie dans la Dramatique des phénomènes :d’abord parce que la juxtaposition des articles, un peu comme la juxtaposi-tion des scolies chez Spinoza, laisse apparaître plutôt que des directionsmultiples, ou des objets multiples d’interrogation – pour ne pas dire, plusprosaïquement encore, trois études d’histoire de la philosophie (Husserl,Heidegger, Nietzsche) – un même enjeu de question, à savoir : il n’y a pas dephénoménologie de la chair, la phénoménologie achoppe sur la chair. D’autre partalors qu’avec Nietzsche et l’ombre de Dieu, après « L’objet de la phénoméno-logie » et « Au-delà de la phénoménologie », on pouvait avoir le sentimentque Didier Franck allait abandonner désormais définitivement la phénomé-nologie comme une impasse pour se tourner vers Nietzsche, voici qu’ilplace le livre entier, et par là tous les autres également, sous le signe de la« dramatique », c’est-à-dire sous le signe de Lévinas, le penseur le plus éloi-gné, affectivement, sinon intellectuellement de Nietzsche – dont les apho-rismes sont comparés par Lévinas aux élucubrations de Mynheer Peeper-korn, dans La montagne magique –, engageant avec ce dernier – ce qui ne mesemble pas le moindre paradoxe – une Auseinandersetzung à la fois admirativeet violente. On tentera ici, en laissant toutes les autres questions en pointil-lés, de comprendre un peu mieux cette admiration et cette violence.

Pourquoi Lévinas ? Lévinas apparaît chez Franck en 1992, dans « Lecorps de la différence » ; absent dans le Nietzsche il revient dans « Au-delà dela phénoménologie », et enfin dans « La dramatique des phénomènes ». Maisdans « Au-delà de la phénoménologie » il joue un rôle différent, convoqué,semble-t-il, plutôt comme historien – historien sans doute privilégié –aidant à mettre à jour le rapport spécial entre intentionnalité et sensation, etattestant lui aussi d’un certain échec de la phénoménologie, à partir de quoiFranck en vient à la notion de corps pulsionnel (comme déjà dans « L’objetde la phénoménologie ») et à Nietzsche. Que faut-il comprendre par là ?Faut-il comprendre Lévinas avec Nietzsche, ou Lévinas comme une étaped’un chemin qui conduit à Nietzsche, ou au contraire la disjonction radicaled’un « ou bien ou bien » ? La question se compliquerait encore, si l’on ajou-tait cet interlocuteur absent, présent néanmoins dans son absence, qui estMichel Henry. Car lorsque, par exemple, on lit à la page 73 : « Pourquoi n’ya-t-il pas de phénoménologie de la chair, pourquoi Husserl n’a-t-il pas thé-matisé ce phénomène qui doit pouvoir accompagner tous les phénomènespuisqu’il caractérise la donnée originaire ? », à quelques nuances de formula-tion près il semble bien qu’on pourrait prêter cette question à l’auteur del’Essence de la manifestation. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas avec Michel Henryque discute Didier Franck, mais avec Lévinas, discussion qui en fin decompte – c’est-à-dire en fin de parcours (mais sans doute pas tout comptefait) – conduit à ce bilan admiratif :

Reconduisant la phénoménologie constituante à ses limites, critiquant au nomde l’exigence phénoménologique elle-même le formalisme ontologique de l’ana-

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lytique existentiale tout comme, mutatis mutandis, Hegel critiquait le formalisme kan-tien, modifiant la relation entre le concept et les exemples ou les phénomènes dontil a été tiré, Lévinas n’a donc pas seulement transformé le « phrasé » ou la « façon »de la recherche phénoménologique, mais il a surtout engagé une déformalisation dela pensée et du sens, distincte de celle de Hegel et sans laquelle les relations ontolo-giques ne seraient que des liens désincarnés, sans laquelle par conséquent toutepensée du corps risquerait de ne pas être à la hauteur de ce dernier.

De même donc que Hegel critique le formalisme kantien, Lévinas criti-querait celui de Heidegger, au sens où chez Kant comme chez Heideggerl’exemple serait secondarisé au profit du concept. On sera peut-être surprispar la référence et par la comparaison, par le rôle que jouent ici les différentsprotagonistes que Franck fait intervenir. Car, de façon évidente, ce n’est pasde Hegel, mais de Kant que Lévinas se sent le plus proche, Hegel étant aucontraire, depuis au moins 1935, époque où Lévinas a lu Rosenzweig, leprototype des penseurs qui, « de l’Ionie à Iéna » ont emblématisé la grandetradition du Même. Bien sûr il y a les raisons avancées dans le livre, etd’abord la référence à la dialectique – au mot « dialectique » – par-delà la lec-ture que Lévinas fait de Koyré. Dialectique veut dire, chez Lévinas, à cemoment : « toute pensée qui reconduit des substantifs à des verbes »(p. 153). Usage singulier du mot dialectique, et même doublement singulier :premièrement, parce qu’il prête à Hegel une posture, celle de verbaliserl’être (Didier Franck nous apprend d’ailleurs que c’est Koyré qui apporte àLévinas cet usage de la distinction entre le verbe et le substantif) et, deuxiè-mement, parce qu’il réserve à Hegel cette posture qui conviendrait bien plu-tôt à Heidegger (et qu’il attribue aussi à Heidegger, loin de la lui opposer) ;usage par ailleurs surabondant du mot dialectique, utilisé à cette époque,par-delà Hegel ou Marx, chaque fois qu’il s’agit d’introduire une distance parrapport à l’idéalisme métaphysique : ainsi chez Cavaillès ( « la nécessitégénératrice n’est pas celle d’une activité mais d’une dialectique » ) ou chezTran-Duc-Tao, ainsi chez Bachelard, ou chez Derrida, dans son diplômed’études supérieures. Quoi qu’il en soit, Franck crédite Lévinas de ce sup-plément dialectique, supplément qui, en regard de l’analytique existentialeest un supplément de concrétude. Autrement dit, Heidegger considéreraitque les situations ontiques correspondant aux structures ontologiques quedécrit l’analytique existentiale, n’ont aucune incidence sur celle-ci. Lévinas,en revanche, ne souscrirait pas à cette thèse. Pourquoi ? Ou peut-être, sansdoute, faudrait-il d’abord demander, en bonne phénoménologie, comment ?En ceci que l’ouverture à la mort est l’ouverture à l’impossible (la mort étantla possibilité de l’impossible, rappelle Franck, en reprenant la formule queLévinas avait lui-même reprise à Jean Wald, et non l’impossibilité du pos-sible), et que donc elle ne signifie aucun avenir. La mort inscrivant un nofuture, elle ne permet pas de penser le temps. La pensée du temps suppose,explique Franck, citant en cela Lévinas, une assomption qui signifie que lesujet reste lui-même : « l’avenir de la mort n’est pas encore le temps puisquele sujet ne peut l’assumer, puisqu’il n’est à personne et n’a aucune relation

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avec le présent par où naît, en un sens purement ontologique, précisémentquelqu’un » (p. 157). L’assomption serait, pour Lévinas, celle de l’autre ego,avec ce qui dans l’autre ego ne signifie pas l’ego de l’autre mais l’altérité enmoi, ce que je ne suis absolument pas et qui m’est absolument autre, et quiest pour Lévinas le féminin. De telles considérations, note Lévinas, lu parFranck, ne sont plus tout à fait phénoménologiques. Elles ne sont plus phé-noménologiques parce qu’elles soustraient l’altérité et donc le moi à lalumière. Elles ne sont plus phénoménologiques parce qu’elles laissentrésonner en elles la verbalité de l’être. Autrement dit, la pensée de Lévinas, ycompris sa rupture ou tout du moins son écart par rapport à la phénoméno-logie, la mise en scène que signifie l’intentionnalité, qui est cette intrigueaffectant dès l’origine la position de sujet, tout cela est subordonné à laquestion de l’être, dont par ailleurs Lévinas aurait raison de décelerl’insuffisance – un défaut de dialectique – chez Heidegger, le point donc oùla dramatique « déformalise » l’ontologie, le point où, comme il est relevéencore (p. 161) le temps se révèle comme « l’événement de l’être pluriel ».

« L’être, conclut alors Franck, demeure donc conjoint au temps, mais lesens de l’être, du temps et de leur conjonction se trouve désormais radicale-ment altéré. »

Quel est l’enjeu de ces considérations sur la dramatique lévinassienne, cesupplément dialectique qui s’ajoute à la pensée de Heidegger ? Commentprennent-elles place dans l’économie de la pensée de Didier Franck ? Com-ment s’articulent-elles avec, par exemple, ce qu’il dit de Nietzsche ? À la findu « Corps de la différence » une réponse était avancée, sur le sens delaquelle il faudra revenir. Mais est-ce cette réponse qui peut encore valoiraprès l’article « La dramatique des phénomènes » ? Il ne le semble pas, carDidier Franck aurait-il alors eu à écrire encore ce dernier texte ? Qu’y avait-ilà chercher désormais auprès de Lévinas ? Est-ce à dire qu’il faille penserautrement Lévinas avec Nietzsche ?

C’est justement en tant que lecteur de Lévinas qu’on voudrait adresserquelques questions à la lecture de Franck, quitte, à travers ces questions, àtenter d’imaginer une hypothèse sur son livre. Mais avant d’esquisser lemoindre geste dans cette direction il faut reconnaître que tout ce qui est iciprétendu de Lévinas est effectivement strictement dans Lévinas, et doncque la lecture de Didier Franck est rigoureuse et incontestable. Mais égale-ment elle a ses partis pris et ses attendus. Ainsi, pourquoi Franck s’est-illimité principalement à deux œuvres, qui sont des œuvres qu’on ne peut cer-tes pas dire « de jeunesse », puisque Lévinas a déjà plus de 40 ans, mais enfindes œuvres du premier Lévinas (encore, et ce pourrait être aussi une ques-tion, peut-être d’ailleurs la même, que Franck ne mentionne qu’une fois,p. 77, le texte de 1935, De l’évasion), ne cherchant dans quelques citations detextes ultérieurs que ce qui vient confirmer sa lecture, et non, comme nousaurions pour notre part tendance à le faire, avoir privilégié rétrospective-ment, à la lumière d’Autrement qu’être par exemple, tel ou tel aspect desœuvres des années 1930-1940 ? La réponse est peut-être que dans De

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l’existence à l’existant, comme dans Le temps et l’autre, Franck trouve, commebase de la lecture phénoménologique de Lévinas, la référence à la différenceontologique, transformée « pour des raisons d’euphonie », explique Lévinas,en différence entre l’exister et l’existant. Ce qui fait qu’ensuite on peut sesentir fondé à considérer ou bien que la pensée de l’être est un préalable quela réflexion de Lévinas vient seulement nuancer et compliquer, ou bien,lorsqu’il semble que Lévinas oublie ce préalable, qu’il s’égare tout simple-ment. Cette thèse paraît beaucoup plus affirmée dans « Le corps de la diffé-rence » où Franck écrivait :

L’analyse de l’hypostase, qui est aussi une ontologie de la naissance et de lanomination puisque 1’instant présent est le commencement d’un présent que sasubstantivité rend susceptible d’un nom propre, est-elle nécessairement liée àl’irrecevable détermination de l’être comme mal ? En d’autres termes : est-ilpossible, et à quelles conditions, de dissocier la déduction de la différence ontolo-gique de la compréhension maligne de l’être ?

Question qui revient, dit Franck, de façon très nietzschéenne, à deman-der « si le temps peut être résurrection du je sans être pardon du mal d’être,ou : le Je renvoyant à la conscience et celle-ci à la position, si le corps peutressusciter par-delà le bien et le mal. » Et un peu plus loin, dans un passageaussi passionnant que violent et aventuré :

« Le temps est relation à autrui parce que celui-ci peut me pardonner d’être. Orqu’il le puisse ne signifie pas qu’il le fasse. Il faut donc, puisque, en tout état decause, pardonné par autrui ou non, le Je est temporel, que le pardon du mal d’êtreait été accordé une fois pour toutes. Mais n’est-ce pas alors, si l’objet de l’espoir estle Messie, faire du Christ rédempteur l’événement fondamental du temps ? Bref,l’interprétation du temps comme pardon qui présuppose l’identification de l’être aumal, implique en retour la reconnaissance du Christ comme Messie. Dès lors,rechercher la possibilité d’une résurrection du corps par-delà le bien et le mal, cen’est pas seulement disjoindre la déduction de la différence ontologique à laquelleprocède Lévinas, d’une injustifiable thèse sur l’être mais encore et surtout engagerune explication générale avec la révélation et l’histoire sainte. »

Il faudrait ici, sans aucun doute, prendre le temps d’une longue discus-sion. En allant, au contraire, très vite, on notera ceci : il est bien évident qu’iln’est pas simple de prétendre que la pensée du Messie, dont effectivementmention est faite dans De l’existence à l’existant, est chez Lévinas une médita-tion sur le Christ. Tout comme il ne va pas de soi de tenir que la diachroniesignifie le pardon de l’être : elle est le pardon du présent, mais pardonné, leprésent est-il encore une instance ontologique ? Autrement dit sous la con-trainte du pardon l’être n’est pas rendu à son innocence originelle mais sedécouvre violent : comme tel il n’est déjà plus l’être.

Néanmoins, quoi qu’il en soit de ce passage qui pose, explique Franck,l’alternative entre une histoire sainte et la nécessité d’une pensée de la trans-valuation des valeurs, son propos dans l’article « La dramatique des phéno-mènes » semble avoir fait lui aussi, si l’on ose dire, téchouva, mais c’est pour

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maintenir, avec le dépassement lévinassien de la phénoménologie, Heideg-ger comme un préalable. Or on peut se demander si pour Lévinas Heideg-ger est bien, au sens où Franck le laissait penser, c’est-à-dire au sens de laquestion de l’être, un préalable. Par exemple, faut-il prendre Lévinas au motlorsqu’il prétend que seules des raisons d’euphonie justifient la traductiond’être et étant par exister et existence (que deviennent d’ailleurs ces termespar la suite : exister devient essence, existant devient visage, devient toutesles métaphores qui vont ensuite signifier la transcendance de l’ego, autant detransformations de la traduction qui donnent à soupçonner qu’on n’a plusaffaire simplement à la différence ontologique). Ici en disant « exister » Lévi-nas entend ce que Heidegger ne dit pas et n’entend pas : il entend « il y a »,qui ne veut pas dire es gibt, mais qui est le neutre, au sens de Blanchot. L’êtreheideggérien est donc d’emblée décrit dans des termes qui supposent préala-blement à lui la littérature (Lévinas renvoie régulièrement à Aminadab). Orcela, sans que Didier Franck le passe sous silence (il cite même, p. 154, SurMaurice Blanchot), ne donne pas matière, semble-t-il, à des conclusions parti-culières. Pourtant ce que, dès les premiers textes de son œuvre, Lévinas a enligne de mire est ce qui deviendra plus tard le sacré : la puissance du il y a c’est lapuissance de la fantasmagorie, de l’ensorcellement, du numineux, et ce n’est cer-tes pas un hasard s’il cite Shakespeare (et de Shakespeare les passages deMacbeth avec les sorcières). Les sorcières ce sont les puissances de la terre,c’est l’ontologie elle-même, c’est le fait qu’interrogeant la terre Macbeth nereçoive en réponse qu’un oui qui peut signifier non, un oui qui ne dit ni ceci,ni cela, ne uter. Telle est donc la « dramatique » : la concrétude d’exemples,qui sont des significations non exposées à la lumière, une ouverture qui n’estpas ouverture au monde, précisément un texte. Or il faut admettre à cetégard une certaine ambiguïté dans le langage de Lévinas, qui persiste sou-vent à utiliser la référence à l’ontologie : « La méthode pratiquée ici, écrit-ildans un passage de Totalité et infini, cité par Franck à la p. 155, consiste bien àchercher la condition des situations empiriques, mais elle laisse aux dévelop-pements dits empiriques où la possibilité conditionnante s’accomplit – ellelaisse à la concrétisation – un rôle ontologique qui précise le sens de la possi-bilité fondamentale, sens invisible sans cette condition. » Certes, mais parailleurs on sait les réserves que Lévinas a élevées plus tard sur ce langagejugé trop ontologique (« Le langage ontologique dont use encore Totalité etinfini pour exclure la signification purement psychologique des analyses pro-posées – est désormais évité », Difficile liberté, p. 379). Ce langage estd’ailleurs interrogé dès les premiers textes : ainsi vers les pages 88-89 duTemps et l’autre lorsque apparaît, autour de mots comme sexualité, paternité,mort, temps, une notion non éléatique de l’être, et corrélativement unenotion de la socialité qui ne signifie pas la communion du Miteinandersein.

Le concret, le préphilosophique, comme Lévinas le raconte dans sesmoments d’autobiographie, le plus intime que l’intimité, comme il aimait àle dire parfois, l’autrement qu’être, dès ces premiers textes, c’est un livre.« Plus intime que l’intimité, c’est un livre. » En regard de quoi l’être figure

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comme l’illusion transcendantale. Dès l’hypostase, ou dans l’hypostase, lemoi concret s’en déprend. La déprise du moi qui se marque dans le textesignifie une solitude conditionnée à l’ouverture d’une altérité radicale,réfractaire, explique Lévinas, à la lumière de l’être – comme dans cette cita-tion qu’il donne de Hillel : « Si je ne m’occupe pas de moi, qui s’occupera demoi. Mais si je ne m’occupe que de moi, suis-je encore moi. » Qu’est-cedonc à dire ? Où va Lévinas avec cette dramatique des phénomènes ? Unecitation, semble-t-il, nous éclairera :

« L’écriture sainte, lue et commentée en Occident, a-t-elle incliné l’écrituregrecque des philosophes, ou ne s’est-elle unie à elle que tératologiquement ? Philo-sopher est-ce déchiffrer dans un palimpseste une écriture enfouie ? » (L’humanismede l’autre homme).

Il ne s’agit donc pas de prétendre à une philosophie juive, mais de faireentendre que la philosophie est accentuée, jusqu’au judaïsme ; de faireentendre que les formes sont infléchies, laissant pressentir la monstruosité ;que la lumière elle-même qui les éclaire est trouble ; enjeu qui est finale-ment celui de la sainteté. Didier Franck a lui-même souligné cet enjeu, dans« Le corps de la différence », mais c’était pour s’en écarter en le mettant aucompte d’un judaïsme perçu à travers le christianisme, c’est-à-dire, néan-moins, d’un mode particulièrement prégnant de la sacralisation. Qu’ilreprenne une nouvelle fois le débat avec Lévinas, et ce jusqu’à inscrire toutson livre dans l’horizon de ce débat, cela veut-il dire que le procès doit,selon lui, être réinstruit – alors même qu’il lui arrive, au moment précis oùil mentionne le judaïsme, et notamment le judaïsme de Lévinas, dereprendre étrangement la discussion à partir du christianisme, c’est-à-dire sous unangle où Lévinas ne se place lui-même jamais (ainsi déjà lorsqu’il évoque la vio-lence du parricide commis à l’égard de l’être, en contradiction, note-t-il,avec les cinquième et sixième Commandements, cf. p. 143 et 161) ? Est-ceà dire que le judaïsme de Lévinas exerce une violence sur les lois mêmes dujudaïsme, et que c’est vers le judaïsme qu’il faut aller, mais autrement, autre-ment que selon ce meurtre de l’être ! À quoi on pourrait encore objecter qu’il nesaurait, malgré la métaphore de Platon, y avoir meurtre de l’être, mais qu’aucontraire c’est le souci de l’être – le conatus essendi, dit Lévinas – qui est lemeurtre. Une autre occurrence est le moment où Franck remarque en noteque quoi que soutienne Lévinas ce n’est pas, selon la Septante, Éros qui est« fort comme là mort », mais Agapê. Remarque qui intrigue dans la mesureoù, factuellement, elle ne semble pas justifiée, si l’on veut bien admettrequ’il n’est pas évident que Lévinas cite ici directement la Bible – peut-êtrecette formule n’intervient-elle, par exemple, que dans la réminiscence d’untitre de Maupassant ; et même si c’est la Bible qui est citée, la citation seraitcertainement faite en référence à l’Hébreu : Ahava et non Tsedaka, qui seraitl’équivalent d’Agapê. Alors, ne faut-il pas entendre une nouvelle fois, dansla note de la p. 158, comme l’indice de la volonté qui est celle de DidierFranck de rencontrer le judaïsme au détour de la phénoménologie, un

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Page 9: Didier Franck et la dramatique des phénomènes

judaïsme qu’il lit paradoxalement contre lui-même, de même que dansNietsche et l’ombre de Dieu il l’avait lu à partir de la critique biblique, de Well-hausen et surtout de Noth ? Ce qui conduit à se demander si, en revenant àLévinas, Didier Franck accomplit le même geste que celui qui l’avaitconduit de l’article de 1992 au grand livre de 1998. Ou bien sa pensées’accentue-t-elle encore différemment au voisinage de ce qu’il lit chez Lévi-nas, auprès de qui il semble chercher, comme il l’avait cherché auprès deNietzsche, ce que ni Husserl ni Heidegger ne disent – ce supplément à laphénoménologie dont Husserl, relevait-il dès son premier livre, s’était faitle témoin par ces mots recueillis par son épouse sur son lit de mort : « Ichhabe etwas ganz Wunderbares gesehen. Nein, ich kann es dir nicht sagen.Nein ! » : « J’ai vu quelque chose de tout à fait merveilleux. Non, je ne peuxte le dire. Non ! »

Alain DAVID,Collège international de philosophie.

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