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7/21/2019 Din Wa Dunia Makram Abbes http://slidepdf.com/reader/full/din-wa-dunia-makram-abbes 1/6 36 dîn wa  dunia n°1 • décembre 2015 « Aucun auteur de l’islam classique n’affirme que le Coran est une constitution » MAKRAM ABBÈS agrégé d’arabe, professeur à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon et membre de l’Institut Universitaire de France. PROPOS RECUEILLIS PAR RUTH GROSRICHARD ENTRETIEN LES MOTS POUR LE DIRE LES MOTS POUR LE DIRE

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Entretien avec Makram Abbès, Revue Din wa Dunia, No 1, décembre 2015

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d î n  wa  d un i a   n°1 • d é c e m b r e 2015

« Aucun auteur del’islam classique

n’affirme que leCoran est une

constitution »MAKRAM ABBÈS

agrégé d’arabe, professeur à l’Ecole Normale Supérieure de

Lyon et membre de l’Institut Universitaire de France.PROPOS RECUEILLIS PAR RUTH GROSRICHARD

ENTRETIEN

LES MOTS POUR LE DIRELES MOTS POUR LE DIRE

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© Romain Etienne, Item

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Vous venez de traduire en français un ouvrage du juriste

irakien al-Mâwardî (974-1058) sous le titre De l’éthique

du Prince et du gouvernement de l’Etat. Pourquoi cette

initiative ? En quoi consiste l’actualité d’al-Mâwardî ?

 J’ai choisi ce texte parce qu’al-Mâwardî est déjàun « classique » chez les Arabes comme chezles Européens, grâce à son livre al-Ahkâm al-

sultâniyya ( Les Statuts gouvernementaux ), considérécomme l’une des meilleures synthèses sur le droitpublic et administratif en islam. Mais ce célèbre juriste est également l’auteur de deux textesrelevant du genre appelé « Miroirs des princes »,portant sur la conduite du prince et la manièrede bien gouverner. On lui doit aussi d’autresouvrages importants et une exégèse coranique.

C’est donc un auteur immense dont les travauxrappellent ceux des théoriciens occidentaux dudroit naturel du 17e siècle (Grotius ou Pufendorfpar exemple), ou encore les grands classiques dela pensée politique tels que les philosophes FrancisBacon, Nicolas Machiavel ou l’essayiste jésuite Baltasar Gracian. Al-Mâwardî est d’un intérêtmajeur de nos jours en raison de la médiocritéde la réflexion et de la pratique politiques dans

le monde arabo-musulman. Aujourd’hui, ce sontles prédicateurs qui monopolisent la réflexionen la matière. Il leur suffit d’avoir lu un recueilde hadiths ou un commentaire du Coran pourse mettre à disserter non seulement sur lapolitique mais sur l’économie, le droit, voire lamédecine et les sciences exactes. A l’opposé deces prédicateurs, al-Mâwardî, bien que versé dansles sciences religieuses, ne réduit pas le politique

aux normes émanant de la seule transcendancereligieuse. Au contraire, il s’inscrit dans latradition de l’adab où la pensée politique nedécoule pas de règles sanctifiées a priori, mais deréflexions pertinentes sur l’homme et la société,l’intérêt général et l’action politique vertueuse.Pour lui, la politique exige formation, expérience,et mobilisation de toutes les ressourcescognitives de l’homme, notamment la raison

et l’imagination. Il est actuel aussi en ce que sapensée nous met devant l’urgence de renouer avecles principes généraux de la pensée politique, etd’en finir avec les idéologies passionnelles quiconditionnent l’approche de ce domaine dans denombreux pays arabo-musulmans.

Vous avez assorti votre traduction d’un essai substantiel

sur Les Arts de Gouverner en islam. En quoi ceux-ci sont-il

spécifiques à la tradition islamique ? Ne peut-on pas y

déceler aussi une forme d’universalité partagée par d’autres

cultures ?

Il faut distinguer deux choses : d’une

part, la tradition théologique qui s’appuie

principalement sur l’histoire de la fondationde l’islam afin d’en extraire les règles dugouvernement (théorie de l’imamat) ; d’autre

part, la tradition des arts de gouverner qui,sans se détourner totalement de cet héritage,nourrit sa réflexion sur les principes de bongouvernement avec les apports des traditionsindiennes, perses et grecques, et s’appuie surl’expérience historique des grandes nations.

Ces cultures politiques d’origine étrangère ontété intégrées, dès le début du 8e siècle, parla tradition politique arabo-musulmane nonseulement parce qu’il s’agissait d’apprendreà gouverner l’Empire musulman, mais aussien raison de l’intérêt qui était alors porté auxvaleurs universelles de justice, d’égalité etde bien public, lesquelles permettaient auxArabes de sortir de leur cadre communautaire

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 Al Mawardi estactuel en ce

que sa penséenous met devant

l’urgence derenouer avecles principes

généraux de la

pensée politiqueet d’en finir avec

les idéologiespassionnelles qui

conditionnentl’approche de ce

domaine dansde nombreuxpays arabo-musulmans

d’origine. Ets’il a existé desspécificitésculturelles ou

institutionnelles(le califat parexemple), il fautles penser commele produit de cedialogue avec

d’autres cultures. Cette ouverture d’esprita ainsi permis d’accueillir des conceptionsforgées par les Anciens, avant l’islam. Les

maximes contenues dans Kalila et Dimna d’Ibnal-Muqaffa en sont un exemple parmi tantd’autres.

Concernant la spécificité des arts de gouverneren islam, il faut s’interroger sur le terme« islam ». Doit-on le comprendre commereligion au sens strict ? Ou bien commecivilisation et culture ? Il est certain que les

premiers arabo-musulmans ont opté pour laseconde signification qui renvoie à la vasteproduction culturelle et intellectuelle néedans le sillage de la religion musulmane. Lalecture du Coran lui-même a permis l’éclosionde disciplines très diverses (philologie,lexicographie, rhétorique, philosophie, droit).Les arts de gouverner, comme les autressavoirs, font ainsi partie de l’islam en tant que

nouvelle culture dont le véhicule sera la languearabe jusqu’au 15e siècle. Par ailleurs, malgrél’influence des textes politiques d’origineétrangère, les ouvrages produits en languearabe, à partir du 8e siècle, tels les Miroirs

des princes, sont loin d’être une pâle copiede ceux laissés par les Perses ou les Grecs.En effet, on assiste à la création d’un genrenouveau qui n’est pas celui de la traditionperse ni la répétition des enseignements deprovenance byzantine. Tous les matériauxanciens sont réélaborés dans le cadre de la

culture humaniste de l’adab qui vise à laformation de l’homme universel. Un descaractères distinctifs des Miroirs des princes,qui en font un genre moderne avant la lettreest la valorisation de la vie de l’homme dans lemonde d’ici-bas, et la croyance en la possibilitéque la politique peut contribuer au bonheurterrestre, par une organisation rationnelle del’administration visant à satisfaire les attentes

des gouvernés aussi bien sur le plan de lasécurité que de la prospérité matérielle.

Dans votre livre Islam et politique à l’âge classique,

vous avez voulu rendre perceptibles « les rationalités

gouvernementales » élaborées à l’âge classique de

l’islam (7e– 8e siècles). A partir des textes que vous avez

analysés, peut-on soutenir que politique et religion sont

indissociables en islam, comme le font les islamistes à

travers le slogan : « Le Coran est notre Constitution » ?

Chez al-Mâwardî et plus globalement dansla tradition des Miroirs des princes, la religionest considérée comme le meilleur fondementdu pouvoir. Mais n’est-il pas contradictoired’affirmer le caractère profane et rationnelde l’approche du politique dans les Miroirs

des princes, alors que ces textes soutiennent

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l’idée d’un pouvoir fondé sur la religion ? Pourrépondre, il faut entendre la religion non pas danssa dimension dogmatique et rituelle, mais plutôtdans sa dimension sociale et morale. Il s’agit ici dela religion en tant qu’elle aide à l’intériorisationdes belles conduites, incite à la droiture, favorisel’amour de la justice et enseigne l’obéissanceà la Loi. Ce thème est d’ailleurs présent dansd’autres cultures religieuses. Mais si la religion

peut être utile à l’enseignement de la vertu, ellepeut aussi se transformer en outil de persécutionou de discorde. Al-Mâwardî consacre un passageimportant à cette subversion du statut moral etpolitique de la religion, quand les chefs renoncentà être une instance neutre, fédératrice de toutesles catégories de la population, pour devenir desinquisiteurs scrutant l’intériorité de chacun, aunom de l’idée qu’ils se font des bonnes croyances.

En pareil cas, les pires tyrannies cherchent àse justifier en s’autorisant l’interprétation destextes religieux ou en les appliquant à la lettre.On peut donc dire que politique et religionne sont indissociables que du point de vue del’utilité sociale et morale de la religion en tantqu’elle incite à respecter les valeurs universelles.Mais dès lors qu’elle est érigée en instrument deconquête du pouvoir, la religion se transforme en

monstre incontrôlable comme ce fut le cas lorsdes Guerres de Religion en Europe au 16e siècle oude nos jours dans l’actualité qui secoue plusieurspays arabo-musulmans et le reste du monde.

Quant au slogan « le Coran est notreConstitution », c’est une théorisation du lienentre le politique et le religieux qui n’a rien à voiravec les enseignements contenus dans un texte

comme celui d’al-Mâwardî. Aucunauteur de l’islamclassique n’affirme

que le Coran est une constitution ou un régimepolitique particulier. Ils le considèrent commeun texte fondateur, que le lexicographe, aussibien que le poète, le philosophe, le juriste ou lethéologien, peuvent lire, chacun de son point devue, pour y trouver des arguments, des exemples,des principes de conduite.

Au 20e siècle, l’idéologie islamiste a inventé ce

slogan en réaction à l’hégémonie occidentale etau colonialisme qui l’incarnait. En cherchant àconcurrencer les grands systèmes du capitalismeet du communisme, cette idéologie a élaboréune représentation de l’histoire de l’islam trèscontestable : pour elle, l’islam a été dévoyé etses créations intellectuelles et scientifiquesne sont que des déviations par rapport à savérité première et sa pureté originelle. De là,

 Al-Mâwardîconsacre

un passageimportant à cette

subversion dustatut moral

et politiquede la religion,

quand les chefsrenoncent à être

une instanceneutre, pour

devenir desinquisiteurs

scrutantl’intériorité dechacun, au nom

de l’idée qu’ils sefont des bonnes

croyances

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41Mon objectif, à travers la formule « théologiede la fondation », est de montrer que ce typede pensée politique réactive la méthode desthéologiens qui se prononçaient sur la légitimitéou l’illégitimité des premiers gouvernants enislam et qui s’arrogeaient le droit de préjuger deleur sort dans l’au-delà. De nombreux auteursclassiques, dont Averroès, se sont élevés contrel’arrogance des théologiens qui prétendent

imposer à tous les hommes leur conception dela religion. En reprenant cette même approche,l’islamisme rejette de fait tout pluralisme. L’idéaldont procède cette idéologie, dès sa formationau milieu du 20e siècle, n’est autre que celuid’une communauté fermée et dogmatiquementcentralisée, même si chaque coterie prétendparler au nom d’une autre communauté, plusglobale mais normative et imaginaire (umma), et

qu’elle soutient que sa lecture de l’islam est laseule fidèle à son esprit originel. Si bien que dèsqu’apparaît un différend d’ordre doctrinal, desconflits surgissent allant jusqu’à l’éliminationphysique de l’adversaire, comme en témoigne leconflit syrien. La sagesse contenue dans le texted’al-Mâwardî invite à conjurer les effets néfastesde cet usage du religieux sur la concorde civile etle vivre ensemble.

une politisation de la religion et de son textefondateur qui vise à délégitimer l’autonomiede plusieurs champs constitutifs de la vie ensociété (politique, éthique, économie, droit,etc.). Le discours islamiste développé depuiscette période consiste à diluer la réflexion surces disciplines dans des généralités de qualitémédiocre intellectuellement et conduisantà des impasses. Par exemple, plutôt que deconsidérer que l’élaboration d’une constitutionrequiert des compétences juridiques et relèvede l’art politique, les islamistes s’en remettentà un niveau transcendant : la législation divine.Ainsi, ce sont des incompétents qui, du faitqu’ils parlent au nom de Dieu, se substituent

aux véritables législateurs. Ces amalgames sontdevenus monnaie courante dans l’approche dupolitique, et ils sévissent de plus en plus à causede la faiblesse des sciences humaines et socialesdans le monde arabo-musulman.

Les courants de l’islam radical cherchent dans le passé et

chez les Salafs (les pieux ancêtres) les fondements de leur

utopie politique. Comment expliquer ce phénomène que

vous qualifiez de « théologie de la fondation » ?

 J’ai appelé cette prétention à refonder l’islam« théologie de la fondation » parce qu’elleconstitue une conviction théologique et qu’ellespécule sur l’orthodoxie et l’hétérodoxie, sur lebon et le mauvais islam. Quelles que soient leursinflexions doctrinales, les différents courants« islamistes » renouent avec la tradition des

théologiens du Moyen-Age qui cherchaientà établir la profession de foi (‘aqîda), censéecontenir la bonne et définitive formulation dudogme. L’un des derniers à avoir opéré ce travailest le fameux Ibn Taymiyya (1263-1328), très prisépar les islamistes. Le contexte de crise politique,de malaise social, et de ressentiment dû à lafaiblesse des musulmans, explique le succès qu’ilrencontre de nos jours.