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Dionysisme et Socratisme Le Phèdre apparaît comme un dialogue à part dans l'oeuvre de Platon. En effet, pour certains commentateurs comme E. Bourguet!, il manque d'unité, traitant de plusieurs thèmes à la fois. Pour d'autres comme L. Robin 2 , la densité de ce dialogue est au contraire remarqua- ble : "un raccourci de l'oeuvre" du philosophe. De fait, rédigé probable- ment vers 375-370, le Phèdre caractérise à merveille le moyen plato- nisme, c'est-à-dire le moment Platon tente d'adapter l'idéalisme de la République à la culture des Athéniens désireux de s'informer sur les débats intellectuels de leur temps. Le personnage de Phèdre se présente donc dans le dialogue comme un Athénien aisé qui prend des leçons de rhétorique 3 . Sortant un matin de chez Lysias, orateur réputé pour son talent et pour l'admiration qu'il voue à la démocratie athénienne, Phèdre se rend à la campagne afin de gravir des chemins, selon les conseils récents de son médecin 4 . Rencontrant alors Socrate à proximité des portes de la ville, Phèdre décide de communiquer au philosophe, dans quelque lieu ombragé, son enthousiasme pour l'éloquence du rhéteur. Celui-ci vient de rédiger un ÈpWTLKOS' ÀÔyoS', un discours ayant pour sujet la relation amoureuse et initiatique établie de tradition dans l'aristocratie athénienne (comme ailleurs en Grèce) entre l'homme mûr et le jeune homme, mais en refusant, de manière entièrement nouvelle et inattendue, cette relation. À coup sûr, une des caractéristiques principales du dialogue est de se dérouler en pleine nature, ce qui confère au Phèdre une originalité certai- ne au sein de l'oeuvre platonicienne. La présence d'éléments naturels comme l'eau, les arbres, le gazon ou même le soleil en son zénith - le 1 E. BOURGUET, Sur la composition du Phèdre, RMM, 1919, pp. 335-351, en particulier l'analyse de la question, pp. 335-36. 2 PLATON, Oeuvres complètes, tome N, Se partie, Phèdre, texte établi et traduit par L. ROBIN, Se édition, Paris 1978, p. VI. 3 Dossier historique sur le personnage: J. HATZFELD, Du nouveau sur Phèdre, REA, 42, 1939, pp. 313-318. 4 PLATON, Phèdre, 227 a ; il convient de rappeler que Lysias était, juridiquement parlant, un étranger domicilié à Athènes, un métèque, comme son père Céphale qui résidait au Pirée, et qu'il exerçait la profession de logographe; R. JOLY, La question hippocratique et le témoignage du Phèdre, REA, 74, 1961, p. 86, démontre que Platon a une lecture très personnelle des écrits de l'Ancienne Médecine et qu'il projette dans le dialogue des conceptions de la philosophie présocratique. 87

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Dionysisme et Socratisme

Le Phèdre apparaît comme un dialogue à part dans l'œuvre de Platon. En effet, pour certains commentateurs comme E. Bourguet!, il manque d'unité, traitant de plusieurs thèmes à la fois. Pour d'autres comme L. Robin2, la densité de ce dialogue est au contraire remarqua­ble : "un raccourci de l'œuvre" du philosophe. De fait, rédigé probable­ment vers 375-370, le Phèdre caractérise à merveille le moyen plato­nisme, c'est-à-dire le moment où Platon tente d'adapter l'idéalisme de la République à la culture des Athéniens désireux de s'informer sur les débats intellectuels de leur temps. Le personnage de Phèdre se présente donc dans le dialogue comme un Athénien aisé qui prend des leçons de rhétorique3. Sortant un matin de chez Lysias, orateur réputé pour son talent et pour l'admiration qu'il voue à la démocratie athénienne, Phèdre se rend à la campagne afin de gravir des chemins, selon les conseils récents de son médecin4. Rencontrant alors Socrate à proximité des portes de la ville, Phèdre décide de communiquer au philosophe, dans quelque lieu ombragé, son enthousiasme pour l'éloquence du rhéteur. Celui-ci vient de rédiger un ÈpWTLKOS' ÀÔyoS', un discours ayant pour sujet la relation amoureuse et initiatique établie de tradition dans l'aristocratie athénienne (comme ailleurs en Grèce) entre l'homme mûr et le jeune homme, mais en refusant, de manière entièrement nouvelle et inattendue, cette relation.

À coup sûr, une des caractéristiques principales du dialogue est de se dérouler en pleine nature, ce qui confère au Phèdre une originalité certai­ne au sein de l'œuvre platonicienne. La présence d'éléments naturels comme l'eau, les arbres, le gazon ou même le soleil en son zénith - le

1 E. BOURGUET, Sur la composition du Phèdre, RMM, 1919, pp. 335-351, en particulier l'analyse de la question, pp. 335-36. 2 PLATON, Oeuvres complètes, tome N, Se partie, Phèdre, texte établi et traduit par L. ROBIN, Se édition, Paris 1978, p. VI. 3 Dossier historique sur le personnage: J. HATZFELD, Du nouveau sur Phèdre, REA, 42, 1939, pp. 313-318. 4 PLATON, Phèdre, 227 a ; il convient de rappeler que Lysias était, juridiquement parlant, un étranger domicilié à Athènes, un métèque, comme son père Céphale qui résidait au Pirée, et qu'il exerçait la profession de logographe; R. JOLY, La question hippocratique et le témoignage du Phèdre, REA, 74, 1961, p. 86, démontre que Platon a une lecture très personnelle des écrits de l'Ancienne Médecine et qu'il projette dans le dialogue des conceptions de la philosophie présocratique.

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dialogue a lieu à la flEarn..l~pla -, l'évocation commune du 8alflwv suffi­raient à amener le chercheur à tenter un parallèle entre les Bacchantes d'Euripide et le Phèdre, mais les allusions platoniciennes au dionysisme présenté dans cette tragédie vont bien au delà de ce simple constat. Sur le fond, en effet, le culte dionysiaque présent soit dans la tragédie soit dans le dialogue est celui qui affecte à la fois la ville où siège l'autorité politique et le monde agreste. Sur la forme deux éléments ressortent. D'une part, la structure souple des thiases dionysiaques, qui organisent leurs Fropres réunions et qui peuvent même se diffuser en dehors de la Grèce, s'apparente à celle des écoles philosophiques dont les membres, tout en étant liés par des cultes, s'associent, se séparent ou voyagent, en particulier à l'étranger, au gré de leurs intérêts intellectuels. De fait, le chœur des Bacchantes est formé d'un thiase de femmes asiatiques6, mais celles-ci ressemblent comme des sœurs aux femmes grecques, c'est pourquoi les filles de Cadmos et celles de Thèbes vont les rejoindre. Quant aux lecteurs de Platon, ils se définissent eux aussi très largement comme des hommes cultivés de langue grecque. Toutefois, la tragédie manifeste un caractère public et civique que le groupe plus réduit des auditeurs ou des lecteurs des philosophes ne possèdera jamais, même si certains parmi les "amis de la sagesse" ont l'ambition de conseiller les représentants du pouvoir politique, tyran ou nomothète. D'autre part, la structure même de la tragédie et celle du dialogue platonicien développent un point commun: il s'agit d'une réunion de protagonistes qui exposent un thème tragique ou dialectique et qui se séparent une fois le but atteint pour recommencer plus tard avec un autre sujet ou avec le même thème, mais traité différemment 7. Dans les deux cas, la parole a été au départ essentielle pour créer, dans leur aspect vivant, le spectacle (déjà composé à l'écrit) ou l'échange dialectique (le souvenir des joutes oratoires de Socrate). Cependant la parole ne peut se diffuser dans son intégralité (ou dans une certaine approximation pour celle de Socrate) auprès des générations à venir que par le support écrit. Seul ce dernier permettra soit la reproduction de la pièce sur scène pour un large public soit sa lecture par l'individu ou par le groupe restreint à des fins de méditation ou de travail intellectuel. La composition et la rédaction du Phèdre ont probablement nécessité de la part de Platon une relecture approfondie de la pièce. Diffusé à son tour par l'écrit, le dialogue se

5 Voir à ce sujet, R. TURCAN, Les cultes orientaux dans le monde romain, Paris 1989, pp. 289-296; W. BURKERT, Les cultes à mystères dans l'antiquité, Paris 1992, pp. 41-43. 6 EURIPIDE, Bacchantes, 56 ; sur l'ensemble de la bibliographie de cette tragédie, je renvoie au travail de G. KARSAI, "Bibliographie raisonnée des Bacchantes d'Euripide (1970-1997)". 7 Les poètes tragiques reprennent en effet, chacun à sa manière, les mythes connus, et Platon, après avoir traité dans le Phèdre de la rhétorique et des sophistes, revient, ulté­rieurement et de façon nouvelle, c'est-à-dire plus abstraite, sur les mêmes questions dans le Sophiste.

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transmet, permet de prolonger l'influence des Bacchantes, de mesurer l'emprise du dionysisme sur le socratisme et celle de la tragédie d'Euri­pide sur l'écriture platonicienne. La figure de Socrate, telle qu'elle est présentée dans le Phèdre, retiendra donc notre attention. Il est alors possible d'organiser l'étude en trois éléments: le personnage de Socrate, sa conduite dans le Phèdre, la signification des références platoniciennes aux Bacchantes.

I. Le personnage de Socrate Le physique. D'après le Banquet, dialogue écrit peu avant le Phèdre

et qui présente un aspect particulier du dionysisme, le sumpovsion, réunion privée d'amis pour célébrer le dieu essentiellement par le vin, Socrate, c'est d'abord un physique. Celui-ci reproduit, selon l'avis unani­me de ses contemporains, les traits du satyre et la silhouette du silène, personnages mythiques laids et bestiaux du cortège de Dionysos. Malgré cela, Alcibiade voit en Socrate le plus remarquable des hommes et il compare l'allure du philosophe avec les œuvres des sculpteurs qui exposent des silènes à l'attention des acheteurs. Les contours de ces objets représentent certes la laideur, mais celle-ci cache en son sein des statues divinesB• Telle est l'âme de Socrate, dont la beauté provient de son caractère divin. C'est pourquoi le Phèdre démontre que, contraire­ment à un satyre impie, Marsias, cité dans le Banquet9, Socrate mani­feste le plus grand respect pour les divinités. L'apparence physique est donc trompeuse puisque Socrate se situe moralement à l'opposé de ce que son enveloppe matérielle laisse percevoir. Or, dans les Bacchantes, Euripide avait pu aller plus loin que Platon dans l'élimination de la bestialité traditionnelle des compagnons de Dionysos, puisqu'il avait fait l'économie de la présence des silènes et des satyres, si bien que c'est un autre thème dionysiaque qui permet d'approfondir la comparaison entre les deux textes: la ressemblance entre la situation du philosophe et celle du dieu.

L'inculpation de l'innocent pour impiété. Le Phèdre, comme l'ensemble de l'œuvre de Platon, présente le caractère d'un culte funé­raire. Un pieux hommage est perpétuellement rendu à un défunt injus­tement accusé et condamné, selon ses disciples, par la cité athénienne. L'inculpation, d'après la plainte de Mélétos, déposée à l'instigation d'Anytos, homme politique démocrate, auprès de l'archonte-roi, était claire selon Xénophon : "Socrate est coupable de ne pas reconnaître comme dieux les dieux de la cité et d'en introduire de nouveaux; il est coupable aussi de corrompre la jeunesse. La peine demandée est la mort". Plusieurs dialogues platoniciens, Euthyphron, Gorgias, Phédon,

B PLATON, Banquet, 221 d-e, 215 a-b, 216 d. 9 PLATON, Banquet, 215 b ; Phèdre, 229 c-230 a.

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avaient, avant le Phèdre, évoqué la situation spécifique du philosophe ou celle de l'accusé en général: inculpation ou arrestation, procès, condam­nation à mort et attente de la fin, entravé, en prison10.

Or, les Bacchantes d'Euripide exploitaient, bien avant Platon, grâce à la figure de Dionysos, le problème de l'impiété et de ses conséquences dans la cité, et de manière particulièrement complexe.

En premier lieu, la pièce exposait le thème de l'allure extérieure trom­peuse cachant l'intérieur divin. Dionysos se montrait en effet comme son propre prêtre: " ... j'ai pris l'apparence mortelle, en troquant mon aspect divin contre un physique humain"11. Pour le lecteur de Platon, familia­risé avec la tragédie d'Euripide, un effet de croisement entre les deux œuvres se manifestait; dans la tragédie, en se métamorphosant, le dieu descendait vers l'homme pour mener le cortège des ménades ; dans le dialogue, l'âme de Socrate, sous l'emprise d'un délire divin de type diony­siaque, s'élevait, lors d'un discours à son compagnon Phèdre, vers la plaine hyperouranienne de la Vérité absolue12.

En second lieu, et pour en revenir aux Bacchantes, le dieu transformé en son propre prêtre était accusé de vouloir introduire une nouvelle puissance divine: OU'm; ô' 0 Ô<XtllffiV 0 vÉoç; 13. Or, ce culte nouveau était insupportable à l'autorité représentée par Penthée, lui qui avait reçu de Cadmos yÉpas et TupavvLS, et qui était qualifié d"cï vae, tandis que la pièce utilisait aussi à son sujet : Tà ~aatÀLKàv ÀLav. En consé­quence, à l'instigation de Penthée, le dieu avait été immobilisé par des serviteurs et avait été menacé de la prison en vue d'une condamnation à la lapidation, châtiment que le maître de la cité de Thèbes espérait définitif dans le but de le débarrasser du prêtre 14. Toutefois, l'analogie entre le Dionysos des Bacchantes et le Socrate du Phèdre avait en pareil cas ses limites. Si, dans la Thèbes mythique, le dieu se délivrait sans peine de ses liens et de sa prison - et délivrait de façon tout aussi

10 XÉNOPHON, Mémorables, l, 1 ; Apologie, 10 ; PLATON, Euthyphron, 1 a : c'est une graphè ; par comparaison avec Xénophon, on peut noter que Platon place la corruption en premier et l'introduction des divinités nouvelles en second, toutefois c'est par cette accusation que la corruption s'installe ; dans l'Euthyphron, Socrate n'est pas arrêté lors de la notification du chef d'accusation; PLATON, Gorgias, 486 a; PLATON, Phédon, 59 d-e, w' 8éŒf.lwnlpWV, à 8éŒf.l<ls. 11 EURIPIDE, Bacchantes, 53-54 ; bien entendu l'aspect féminin du prêtre (233-236, 455-459) est très éloigné du physique de Socrate ; voir J. BREMMER, Dionysos travesti, L'Initiation. Les rites d'adolescence et les mystères, t. 1, Montpellier 1992, p. 190 et 198. 12 EURIPIDE, Bacchantes, 10-42 ; PLATON, Phèdre, 243 e-257 b. 13 EURIPIDE, Bacchantes, 272. 14 EURIPIDE, Bacchantes, 43, 227 (quelques ménades arrêtées et placées dans les cachots publics), 355-356 (lapidation), 434-439 (le dieu sous l'aspect de son prêtre est maîtrisé), 497 (menace de mise sous bonne garde), 509-510 (des écuries peuvent servir de prison), 611, 666,670, 671 ; le pouvoir de Penthée est exercé de manière trop solitaire pour mériter le qualificatif de politique.

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merveilleuse les ménades entravées dans les cachots15 -, le philosophe, dans l'Athènes réelle, tout en se comparant au héros tragique - àVTIP TpUyLKoS -, préférait mourir pour débarrasser son âme immortelle et divine de l'entrave constituée par l'enveloppe corporelle périssable16.

Cependant, en troisième lieu, tout au long de ce parcours, qui va de l'accusation à la délivrance, le personnage de Socrate dans les dialogues platoniciens, le Dionysos et les ménades de la tragédie d'Euripide partageaient le même sort; souffrir des effets de la médisance. Si Platon se sentait tenu de rétablir la vérité à propos de son maître, la pièce d'Euripide avait auparavant procédé de manière similaire au sujet de Sémélé, de Dionysos et des ménades. Penthée, en raison d'une démesure qui le poussait à exprimer une imagination délirante, était donc médisant lorsqu'il considérait que les femmes, fidèles du dieu, célèbraient de faux mystères, nécessitant aussi bien le vin que la débauche sexuelle17 et lorsqu'il traitait Dionysos comme un magicien étranger qui prononçait des incantations lugubres 18. Cadmos était également médisant, lorsqu'il transmettait à ses filles, les sœurs de Sémélé, un artifice, aoq>lalla, en diffusant auprès d'elles la nouvelle qui faisait de l'amant de Sémélé un être purement humain19. Pour cette raison, Dionysos en personne était venu à Thèbes afin de faire admettre la bonne foi de sa mère et, en conséquence, la pureté et la légitimité de sa propre naissance. Il voulait se faire reconnaître comme le Satllù)V, né d'un dieu - 8co<; -, que sa mère avait précisément enfanté à Zeus lui­même20 ; Cadmos et Tirésias21 finissaient d'ailleurs par l'admettre comme 8co<;.

;~Le divin et l'âme. À partir de là, pour l'analyste, l'approfondisse­ment de la comparaison entre le sort de Dionysos et celui de Socrate est possible.

lEn effet, dès le premier vers de la tragédie, Dionysos se proclamait ~to<;1taï<;, et il en développait les preuves. Sa mère Sémélé avait été accouchée par le feu qui porte des éclairs22, c'est-à-dire par la "foudre

15 EURIPIDE, Bacchantes, pour Dionysos: 614 et 616-622, le gardien est trompé par le dieu, puisqu'il croyait lier le prêtre dans l'étable où il l'avait conduit et qu'il liait en fait un taureau; pour les ménades: 443-450 (449: eauf1(hwv). 16 PLATON, Phédon, 62 b-c, 115 a, c-d, Socrate décide de laisser ses disciples procéder aux funérailles de son cadavre comme ils l'entendent, et il dit attendre pour son âme, son moi le plus important, les félicités des Bienheureux ; sur le sort des âmes aux enfers, prison ou île des Bienheureux: Gorgias, 525 a, c, 526 b. 17 EURIPIDE, Bacchantes, 215-232. 18 EURIPIDE, Bacchantes, 233-236. 19 EURIPIDE, Bacchantes, 30. 20 EURIPIDE, Bacchantes, 42 et 47. 21 EURIPIDE, Bacchantes, 180, 182, 194. 22 EURIPIDE, Bacchantes, vers 3 : ÀoxwOslcr' àcr1:PU1tll<poPfJJ 1tUpÎ ; vers 90 : la foudre ailée de Zeus, 1t1:UfiÉVUC; t.IOC; ~povnl.c; ; vers 244 : "lui qui fut consumé par le feu d'une lueur foudroyante avec sa mère" : OC; èK1tUpOÙ1:U1 ÀUfi1tUmV KSpUUVlatC; crùv fill1:PI.

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ailée" de Zeus. La suite, selon Dionysos, s'était déroulée avec la rapidité de l'instant: ulniKu 23. Il nous faut donc reconstituer cet enchaînement au moyen des notations éparses fournies par Euripide. De fait, en recueillant le nouveau-né, le roi des dieux l'avait reconnu. Le geste constituait l'équivalent du rite des amphidromies athéniennes où le père, afin de légitimer son enfant, le prenait sur le sol où il avait été posé, le dressait à bout de bras dans ses mains, et, par une course autour du foyer, l'intégrait à la famille, se chargeant désormais de l'élever et l'éduquer. Dans le cas de Dionysos, la foudre représentait le feu du foyer paternel. Puis Zeus avait plongé le nouveau-né dans la source de Thèbes, la nymphe, fille du fleuve Achéloos, Dirkè, la potnia et l'heureuse vierge, afin qu'il fût lavé des souillures de sa naissance

. humaine24. Enfin, selon la tradition, Zeus, en raison de la haine mani­festée par son épouse légitime Héra envers l'enfant, plaçait le prématuré dans sa cuisse pour permettre le terme à l'abri; ainsi, achevait-il de le reconnaître25.

Il faut aussi tenir compte, dans cette démonstration, du fait que Dionysos était à l'origine destiné à naître héros, c'est-à-dire humain, mais que la foudre de Zeus avait brûlé en lui tout ce qui était chair périssable, pour amener une seconde gestation entièrement divine, et une nouvelle naissance sous la forme du dieu encorné comme un taureau26. C'était l'équivalent d'une apothéose27. Dans la pièce tragique, Tirésias, en tant que devin, fournissait une interprétation du mythe qui renforçait cet aspect, et qui se voulait antérieure à la tradition. Selon le devin, en soustrayant Dionysos au feu foudroyant28, Zeus l'avait conduit dans son Olympe, comme nouveau-né divin29. Mais cette apothéose suscita la colère d'Héra, et "Zeus rompit un fragment de l'éther qui entoure la terre, et de ce simulacre, fit un otage, un faux

23 EURIPIDE, Bacchantes, 94. 24 EURIPIDE, Bacchantes, 519-521, Sémélé a connu un accouchement à la fois ordinaire, douleurs et expulsion, et extraordinaire, la foudre comme sage-femme; dans les amphi­dromies athéniennes, c'est le plus souvent la sage-femme, qui peut authentifier le nourris­son qu'elle a vu naître, qui le dépose au sol pour la reconnaissance par le père. 25 EURIPIDE, Bacchantes, 94-100 ; CALLIMAQUE, Hymne à Zeus, 15-17, en Arcadie, Rhéa avait ainsi cherché immédiatement (m'ytîKa) à purifier le corps du nouveau-né Zeus ; il est vrai aussi que l'enfant divin devait échapper au cannibalisme de son père, Cronos. 26 EURIPIDE, Bacchantes, 100 ; le dieu ne conserve de l'animal que la corne tournée vers le ciel (voir les rhytons, minœns ou mycéniens, à tête de taureau) ; lorsque le taureau attaque, il baisse la tête pour encorner sa victime, puis, grâce à la puissance de son cou, il relève sa tête pour projeter en l'air sa victime. 27 Rappelons que dans l'Hymne homérique à Démeter, 236-240, la déesse tente de rendre immortel l'enfant Démophon, fils du roi d'Éleusis, en le plaçant dans le feu du foyer, afin de brûler sa chair périssable, ainsi qu'en le frottant d'ambroisie et en souillant sur lui. 28 EURIPIDE, Bacchantes, 287-297 ; kK 1tupàç K€pauvîou (288). 29 EURIPIDE, Bacchantes, 289 : €1Ç 0' "ot..uj.!1tOV ~pé~oç àv~yay€v 6€ôv.

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Dionysos, qu'Héra se vit livrer, pour calmer son courroux". Pour Tirésias, le Àoyoç considéré comme traditionnel, celui fondé sur la cuisse, fut tout simplement établi secondairement par la mutation de certains termes. Dernier prolongement de la tradition mythique : la première éducation du jeune dieu par les Nymphes, comme le montrent les Bacchantes, se plaçait sur le mont Nysa; c'est pourquoi une étymologie savante contem­poraine voudrait voir en lui le Zeus de Nysa30. Dans la pièce d'Euripide, toutes les interprétations doivent concourir au même but : Dionysos, 8aîl-HÙV ou 9EÔÇ, est un fils de Zeus, clairement reconnu et divinisé par son père. Rappelons simplement que l'aspect purement chthonien du mythe dionysiaque est assumé dans la pièce par la tombe de Sémélé, le /-tvfj/-ta ou à~œtOç ... cnlKÔÇ ou .â<j>oç 31. Mais le spectateur (ou le lecteur) de la tragédie savait aussi que Dionysos, selon la tradition mythique, devait, après son retour à Thèbes, aller chercher sa mère aux Enfers, katabase, pour la ramener au ciel, en une ana base, qui constituait une apothéose; ainsi la mère du dieu devint-elle Thyoné32.

Ce contexte ouranien et "olympien", constat religieux sur le dionysis­me de la fin du Ve siècle, peut également s'expliquer, historiquement parlant, par le fait que la pièce d'Euripide semble bien avoir été composée en Macédoine en 408 pour être jouée lors les fêtes olympiques fondées par le roi Archélaos et célébrées par des concours gymniques, musicaux et scéniques, à Dion, au pied du mont Olympe, en Piérie, séjour mythique des Muses33. Nous savons également que .la dynastie macédonienne se rattachait étroitement à deux fils de Zeus, héros ayant connu l'apothéose, Dionysos et Héraclès ; selon de nombreux auteurs anciens, lorsque les amis de Socrate poussaient le philosophe athénien condamné à mort à s'exiler pour sauver sa vie, ils songeaient à la Macédoine34.

En effet, si, dans le mythe euripidien, la reconnaissance de Dionysos, 8at/-tCùv ou 9EÔÇ, avait été assurée par Zeus, il n'en fut pas de même à Athènes pour le 8aî/-tCùv de Socrate. Euthyphron, dans le dialogue platonicien qui porte son nom, dit sciemment que l'action intentée par

30 EURIPIDE, Bacchantes, 556 ; P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots. t. 1, Paris 1983, p. 285. 31 EURIPIDE, Bacchantes, 6, 10-11, 597, 623. 32 Voir le sort à la fois parallèle et opposé d'Inô, sœur de Sémélé, qui accueille le jeune dieu, mais qui, frappée de folie par Héra, se suicide en se noyant dans la mer; Inô est alors transformée en déesse bienfaisante des fonds marins : Leucothée ; il n'y a pas de reconnaissance céleste. 33 EURIPIDE, Les Bacchantes, tome VI 2, texte établi et traduit par H. GRÉGOIRE et J. MEUNIER, 6e édition, Paris 1979, p. 211 ; l'heureuse Piérie est célébrée aux vers 410 et 565. 34 G. GLOTZ, R. COHEN, Histoire grecque, III, la Grèce au Ne siècle : la lutte pour l'hégémonie (404-336), Paris 1936, p. 221 ; G. GWTZ, R. COHEN, P. ROUSSEL, Histoire grecque, IV; Alexandre et l'hellénisation du monde antique, première partie, Alexandre et le démembrement de son empire, Paris 1939, p. 224.

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Mélétos à Socrate est causée par l'incapacité des Athéniens à compren­dre le caractère démonique - 1:0 8aq.tovtoV -, donc divin, de la voix à laquelle Socrate a coutume d'obéir35. Il est alors évident pour l'analyste que Socrate, d'après le récit du Phédon, en acceptant de mourir pour libérer de son propre corps une âme immortelle parce que divine, avait suivi le modèle dionysiaque exposé par Euripide. Les références à ce même mythe constituent aussi une des trames du Théétète. De même que la foudre de Zeus et le processus qu'elle enclencha permirent à Sémélé d'accoucher non plus d'un être humain mais d'un dieu, Socrate prétendait, sous la contrainte du divin, son 8atllffiV, accoucher l'âme de ses contemporains, la partie la plus divine de l'être humain, de ce qu'elle pouvait enfanter, en distinguant, à ce moment capital pour la réflexion, l'apparence vaine et mensongère de ce qui était vie et vérité36. Plus tard, dans le Phèdre, Platon exploita encore un élément fondamental de la tragédie d'Euripide: l'insistance du poète à mettre en valeur les aspects ouraniens de Dionysos, ceux venus par Zeus, après la divinisation de l'enfant par le feu de la foudre ailée et après sa purification par l'eau. En effet, Zeus Olympien est évoqué au début du Phèdre, et, dans la partie la plus importante du dialogue, le dieu apparaît, au ciel, comme le grand chef (IlÉyaç ~YGllrov) du cortège des attelages ailés, symboles des âmes, conduits far les dieux et par les êtres humains placés à un niveau inférieurS. Le Phèdre est enfin en progression sur les dialogues précédents, puisqu'il souligne que le contact établi par Socrate entre son âme et le monde divin apparaît comme la résultante du dionysisme. Pour établir cette assertion, le texte d'Euripide possède bien entendu une valeur exceptionnelle.

II. La conduite de Socrate dans le Phèdre

Solitude et nature. Le Banquet avait évoqué, peu avant le Phèdre, le besoin d'àvaxroPllcnç de Socrate. Cette mise à l'écart volontaire pour méditer utilisait une antichambre chez un hôte, ce qui paraissait au commun des Athéniens comme un geste atypique. Aussi, quand Socrate revenait auprès de ses amis, lui parlait-on en plaisantant de la savante découverte qui s'était présentée dans le vestibule à son esprit38. Or ce besoin d'àvaxroPllcnç se manifeste dans le Phèdre en pleine nature :

35 EUTHYPHRON, 2 b : 'Cà OUqlÔVlOv, ce dialogue est rédigé en 396 ou 395, peu après l'Apologie de Socrate. 36 PLATON, Théétète, 150 a-c, 160 e-161 a; il est difficile de dater ce dialogue, d'après A. DIÈS, Platon. Oeuvres complètes, t. VIII, 2e partie, Théétète, texte établi et traduit, Paris 1976 (7e édition), p. 122-123, il serait antérieur au Phèdre. 37 PLATON, Phèdre, 227 b, 246 e. 38 PLATON, Banquet, 175 a-b ; voir aussi P. HADOT, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris 1981, pp. 77-89.

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c'est ce qui rapproche le Socrate de Platon du Dionysos et des ménades d'Euripide.

En effet, le Phèdre est un des dialogues platoniciens où la marche et le mouvement, entre la ville et la nature, tiennent le plus de place. La première phrase dit: "Où vas-tu comme cela, mon cher Phèdre, et d'où viens-tu ?", la dernière: "En marche"39. Le philosophe partage donc avec Dionysos, divinité épichthonienne de la végétation, mais aussi du mouvement et de la marche, le goût des déplacements4O• Le dieu aime également toutes les mutations, soit pour lui, soit pour les autres, puisque Penthée, en faisant le bacchant, a "l'esprit bien changé"41.

Dans le dialogue platonicien, le philosophe propose à Phèdre de suivre un chemin à la fois naturel et divin, le cours du fleuve Ilissos, et de choisir une solitude, sous les arbres et près de l'eau, afin de continuer la discussion entamée à propos de la rhétorique42. Lors de la prome­nade, Phèdre constate qu'il est par hasard sans chaussures, mais que cet état représente chez Socrate une habitude. C'est pourquoi le philoso­phe se range à la proposition de son ami: marcher les pieds dans l'eau, le long de l'Ilissos43. Nous savons par les Nuées d'Aristophane que d'autres personnes à Athènes avaient en certains cas les mêmes pratiques. Le poète comique les traite de gueux, de hâbleurs, de faces blêmes, de va-nu-pieds "dont, dit-il, font partie ce misérable Socrate et Chéréphon"44. Dans le dialogue platonicien, l'attitude de Phèdre et celle de Socrate face à la nature sont dissemblables. Phèdre exprime vive­ment sa sensualité (la fraîcheur de l'eau, de l'ombre et de l'air), Socrate est au contraire pressé de parvenir en ce lieu où il va se coucher à terre au pied d'un platane et d'un gattilier et où il va reconnaître une présence divine45. Voici les paroles du philosophe: "Mais le raffinement le plus exquis, c'est ce gazon, avec la douceur naturelle de sa pente qui permet, ell s'y étendant, d'avoir la tête parfaitement à l'aise" ; et plus loin: "Je trouve bon, pour ma part, de m'étendre tout de mon long"46. Les deux arbres au pied desquels Socrate s'étend sont le platane et le gattilier. Le premier est l'arbre des rites initiatiques et du gymnase47, celui du culte

39 PLATON, Phèdre, 227 a, double évocation : au départ et à la fin du dialogue en 279 b et 279 c ("IcoJ.1f:v ). 40 EURIPIDE, Bacchantes, 5, 48-50 ; voir à ce sujet M. DÉTIENNE, Dionysos en ses parousies : un dieu épidémique, L'association dionysiaque dans les sociétés anciennes, MEFR, Rome 1986, na 89, p. 55. 41 EURIPIDE, Bacchantes, 53-54, 944. 42 PLATON, Phèdre, 236 d : /;cr~!;V 01: ~ovco /;v èplj~i~. 43 PLATON, Phèdre, 229 a, dans ce cas, il s'agit d'une purification provisoire, car Socrate marchera de nouveau pieds nus dans le lieu divin; Banquet, 174 a. 44 ARISTOPHANE, Nuées, 102-104,363. 45 PLATON, Phèdre, 229 a ; noter: I1poaye o~, ... I1poayotç av. 46 PLATON, Phèdre, 230 c et e. 47 PAUSANIAS, VI, 23, 1 : à Élis, association du platane et de l'aire de la course à pied des jeunes; PAUSANIAS, VIII, 23, 4: en Arcadie, le platane est lié au héros Ménélas.

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funéraire et de la mémoire à Sparte48, celui du Zeus crétois49 et des grands sanctuaires - Olympie, Delphes50 -, enfin celui de Dionysos. Le second, le gattilier, üyvoC;, est dédié à l'Héra vierge de Samos51, il sera nommé plus tard agnus castus, l'arbre chaste. Cet exemple est symbo­lique de l'évolution que la philosophie fait subir aux divinités, l'Héra désignée par le gattilier n'est plus l'épouse jalouse, mais une déesse sereine à l'égal des autres dieux; le Phèdre explique en effet que les dieux ne connaissent pas l'envie ; ~aKaptoC; et eùoai~(()v sont les termes qui caractérisent chez Platon chacun des membres du yf.VOC; des dieux52.

Dionysisme et socratisme. Le comportement de Socrate - être couché sous les grands arbres -, est habituel dans le dionysisme, comme on peut le prouver.

Il est, en premier lieu, possible de citer une inscription de Magnésie du Méandre de l'époque hellénistique. La cité établit des thiases. L'un d'entre eux reçoit un nom traditionnel, puisqu'il est nommé d'après le platane, arbre par lequel Phèdre prête serment dans le dialogue plato­nicien. L'inscription révèle aussi que Dionysos était apparu couché dans un buisson53•

En second lieu, aussi étrange que cela puisse paraître à première vue, le Phèdre met en scène une analogie entre le comportement du philosophe, être masculin, et celui des ménades de la pièce d'Euripide, êtres féminins. Ce parallèle se révèle particulièrement important.

48 THÉOCRITE, Épithalame d'Hélène, 29-38, le lotos accompagne le platane ; culte associé à celui d'Hélène Dendritis ou Platanitis au Platanistas, PAUSANIAS, III, 14, 8 et 14-20 ; voir C. CALAME, Les chœurs de jeunes filles en Crète archaïque, l, Morphologie, fonction religieuse et sociale, Rome 1977, p. 60, n. 2, pp. 336-367, 346 ; le mythe d'Hélène n'est pas seulement un thème de la poésie épique et tragique (Euripide), il est également un sujet de la sophistique: G. CASERTANO, L'amour entre Logos et Pathos, quelques considérations sur l' Hélène de Gorgias, Positions de la sophistique, Colloque de Cérisy, édité par B. CASSIN, Paris 1986, pp. 218- 219 ; également sur ce point, PLATON, Phèdre, 243a. 49 THÉOPHRASTE, l, 9, 5 ; PLINE, XII, 3, 6 ; voir aussi S. AMIGUES, Théophraste, Recherches sur les plantes, t. 1, livres I-II, Paris 1988, p. 97-98, note 24. 50 PAUSANIAS, V, 27,11 ; VI, 23, 1 ; ATHÉNÉE, XV, 701 D ; P. AMANDRY, La mantique apollinienne à Delphes. Essai sur le fonctionnement de l'oracle, Paris 1950, p. 229 ; sur un jeu de mots possible entre le nom de Platon et celui du platane, voir R. ZASLAVSKY, A hitherto unremarked pun in the Phaedrus, Apeiron, 15, 1981, pp. 115-116. 51 PAUSANIAS, VIII, 23, 5 ; PAUSANIAS, III, 14, 7 : la statue de l'Asclépios spartiate est faite de ce bois: le dieu ou héros (selon les sources) est alors nommé Agnitas, le chaste. 52 PLATON, Phèdre, 247 a. 53 PLATON, Phèdre, 236 e ; O. KERN, Die Inschr. v. Magnesia am Meander, Berlin 1900, n° 215 a ; A. HENRICHS, Greek Maenadism from Olympias to Messalina, HSCP, 82, 1978, pp. 121-160.

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D'abord, les compagnes de Dionysos ont coutume de cheminer aux côtés du dieu54. Ensuite, elles vont pieds nus, en particulier lors de leurs chœurs nocturnes 55. Enfin, elles aiment se coucher sur le sol. Euripide a laissé à ce sujet deux descriptions saisissantes : "Il est doux, dans les montagnes, au sortir de la course bacchique, de s'abattre sur le sol, sous la nébride sacrée ... ", et : "Toutes elles dormaient, leurs corps à l'aban­don, les unes adossées aux rameaux chevelus d'un sapin, et les autres, sur des feuilles de chênes, leur tête reposant au hasard sur le sol, chastement (O"mlj>pavmç)" 56. Quant à Tirésias, il insiste : la femme chaste par nature le demeure dans le culte dionysiaque57. Ce point de la tragédie est capital pour le dialogue platonicien. Socrate, dans ses amours homosexuels et initiatiques58, pratique une chasteté qui le rapproche des bacchantes d'Euripide et qui au contraire l'éloigne de la tradition des satyres auxquels pourtant il ressemble physiquement. Euripide et Platon témoignent donc de l'apparition en Grèce à la fin du Ve siècle et au début du IVe siècle d'une volonté de sublimer et de spiritualiser le culte dionysiaque par l'évocation de la pratique d'une rigoureuse chasteté en son sein. Cependant la pièce d'Euripide maintient aussi le contact avec la chair et le sang, mais dans un tout autre domaine.

Rite sacrificiel dionysiaque et structure du discours. Il s'agit de l'évocation du O"rcupuYf..laç ou 8tuO"rcapaYf..laç de l'animal vivant et de l'rof..lolj>uyiu qui en résulte, une chose extraordinaire à voir et produite par le délire envoyé par le dieu59. Comme le dit Agavé elle-même, c'est par les articulations que le démembrement s'effectue dans le O"rcapaYf..laç de cette bête en vie qui se trouve être en réalité Penthée60. En effet, les représentations du O"rcupuYf..laç sur les vases peints de l'époque classique montrent la colonne vertébrale des faons séparée net par la force de l'épirement, avec une très grande précision, au niveau où les vertèbres costales laissent place aux vertèbres lombaires61. La violence des ména­des sur leurs victimes animales est certes voulue par le dieu, mais elle est rituellement contenue par lui. Les membres sont détachés par les articulations - l'os demeure entier -, seules la peau et la chair,

54 EURIPIDE, Bacchantes, 56-57 : uç EK 13aP13aprov / EKo;ucra ltapÉ8pouç Kal çUV/;J.lltOPOUç EJ.lOl. 55 EURIPIDE, Bacchantes, 665 ("'EUKOV Kro",OV), 862-864. 56 EURIPIDE, Bacchantes, 134-136 (connoté par lttlt'tro), et 683-686 ; 693 : eauJ.1' 18dv EùKocrJ.ltaç. 57 EURIPIDE, Bacchantes, 314- 318. 58 PLATON, Banquet, 219 c-d. 59 EURIPIDE, Bacchantes, 139, 734-745,767-768. 60 EURIPIDE, Bacchantes, 1210 : 'HJ.lE'iç 8É y' aù'tl] XElpl 'tOV8E e' E't"'OJ.lEV / xropiç 'tE ellPO<; apepa 8lE<pop~craJ.lEV. 61 C. BÉRARD, C. BRON, Le jeu du satyre, dans La cité des images. Religion et société en Grèce antique, Paris 1984, pp. 144-145.

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destinées à disparaître en premier dans le cas d'une mort ordinaire en raison de la putréfaction, sont lacérées par l'ongle; ainsi peut-on goûter aux chairs ensanglantées62. L'extrême cruauté du châtiment subi par Penthée est d'après la tragédie à la mesure des fautes du héros et de la supériorité de tout dieu sur l'être humain63. Néanmoins, au sujet de Penthée, le dieu ne fait pas dépasser par les ménades les limites impo­sées au ùtacrmxpaYlloç des animaux; au cours du rituel, Agavè prend d'ailleurs constamment son fils pour un animal à sacrifier. Quant à l'ffillo<j>ayia sur le corps de Penthée, elle est évoquée chez Euripide au moyen de métaphores employées soit par le dieu - les mains dévo­reuses d'Agavè devenue ménade -, soit par la mère de Penthée elle­même, qui parle de festin, sous le délire divin qui a provoqué le ùtacrnapaYlloç de son fils64. Mais la fin de la tragédie montre que l'ffillo<j>ayia fut très partielle car rituelle: les funérailles peuvent être organisées par reconstitution sommaire du corps grâce à ses fragments. Il en allait de manière semblable dans le mythe orphique de Dionysos Zagreus, où le dieu, mis en pièces et consommé partiellement par les Titans, pouvait être régénéré par Zeus au moyen de son cœur ; et Plutarque soulignait qu'un parallélisme était à établir entre d'une part le rite dionysiaque du démembrement et de la reconstitution du corps et d'autre part le mythe d'Osiris65. Le ùtacrnapaYlloç et l'ffillo<j>ayia, typiques du dionysisme, représentent donc bien une mise à mort et une consommation de chair crue rituelles sur une victime sacrificielle. Le IVe siècle, grâce à la parole philosophique qui a spiritualisé à la suite d'Euripide le dionysisme, a également fourni une réflexion sur ces questions.

Dans le Phèdre, le discours occupe la place de l'animal sacrificiel66 ; sa construction, avec ses articulations logiques - 'to ap8pov fait partie des termes utilisés par les auteurs et les grammairiens grecs pour

62 EURIPIDE, Bacchantes, 1125-1147, 1471-1472 (d'après le XptO"'l:oç micrxcov) ; voir sur ce problème l'ensemble de l'ouvrage de B. DEFORGE, Le festival des cadavres. Morts et mises à mort dans la tragédie grecque, Paris 1997; pour une synthèse sur la question du traitement des cadavres à travers l'ensemble des civilisations anciennes et traditionnel­les: C. BERNAND, "Mort", dans P. BONTE, M. IZARD, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris 1991, p. 487-489 ; pour la Grèce, P. ELLINGER, La légende nationale phocidienne. Artémis, les situations extrêmes et les récits de guerre d'anéantissement, Athènes - Paris 1993, p. 138. 63 EURIPIDE, Bacchantes, 882-896. 64 EURIPIDE, Bacchantes, 858, 1184. 65 PLUTARQUE, Traité d'Isis et d'Osiris, Paris 1995, pp. 34-35 de l'édition Sand; Platon est cité comme référence essentielle par Plutarque. 66 Il importe peu pour cette argumentation que l'animal sacrificiel soit découpé par le mageiros, dont la fonction sacrificielle est bien évoquée par Platon dans le Phèdre, 265 e, ou que la victime soit l'animal du Otucr1tUpuYllaç ; Dionysos est très ouranien et olympien à cette époque et la séparation des membres n'est pas fondalement différente d'une technique à l'autre.

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qualifier les divers éléments la langue -, avec ses phrases et ses mots, est comparée à l'animal sacrificiel que l'on peut découper en parties, parce que la nature a fourni à ce dernier une structure osseuse et carnée. ''Voici pourtant une chose au moins que tu affirmerais, je pense: c'est que tout discours doit être constitué à la façon d'un être animé (roGm;p çqiov) : avoir un corps qui soit le sien, de façon à n'être ni sans tête ni sans pieds, mais avoir un milieu en même temps que deux bouts, qui aient été écrits de façon à convenir entre eux et au tout"67. Et plus loin : "C'est de cela, Phèdre, que je suis pour mon compte, oui, fort amoureux : de ces divisions et de ces rassemblements, en vue d'être capable de parler et de penser (. ..• cOv otatpÉm;Cûv Kat GuvayCûycOv, Tva 0\6ç; .e ro ÀÉyetv .e Kat <pPOVëlV). En outre, si je crois voir chez quelqu'un d'autre une aptitude à porter ses regards dans la direction d'une unité et qui soit l'unité naturelle d'une multiplicité, cet homme-là, j'en suis le poursuivant, sur la trace qu'il laisse derrière lui, comme sur celle du divin! Ce qui est vrai aussi, c'est que les hommes qui sont aptes à ce faire (ai-je raison, ou non, de les désigner ainsi ? Le divin le sait !), jusqu'à présent en tout cas, je les appelle dialecticiens"68. Par la suite, Plutarque, héritier de Platon, parlera des fragments du discours, GnapaYJ.la.a À6yCûv 69, ce qui nous ramène au GnapaYJ.l6ç; des Bacchantes 70.

Or, le propre de la critique socratique à propos du discours du rhéteur Lysias est d'affirmer l'inaptitude de l'auteur, d'une part, à envisager le caractère divin de la relation amoureuse chaste établie entre l'adolescent et:l'homme fait, et, d'autre part, à mettre au point une composition structurée : "Na-t-il pas l'air d'avoir jeté pêle-mêle les éléments du sujet? Ou bien existe-t-il quelque évidente nécessité, qui obligerait celui qui vient le second dans son discours à être mis à la seconde place, plutôt que telle autre des choses qu'il a dites ? Quant à moi, comme je n'y connais goutte, j'ai eu en effet l'impression que, bravement, l'écrivain les disaient comme ils lui arrivaient ! Connais-tu, toi, quelque nécessité logographique qui l'ait obligé, lui, de mettre ainsi ces éléments à la file les uns à côté des autres 1" Ensuite Socrate cite l'épitaphe de Midas le Phrygien qui semble avoir été le modèle de Lysias, puisqu'il est "complètement indifférent que tel élément en soit dit le premier ou le dernier". Le propre du discours de Lysias est donc pour Socrate son aspect éclaté. Le style du rhéteur, tant admiré par Phèdre et auquel Socrate reconnaît toutefois la netteté et la précision de la langue, est à la hauteur de cette dispersion : chaque mot est travaillé séparément "au

67 PLATON, Phèdre, 263 d-264 c. 68 PLATON, Phèdre, 266 b. 69 PLUTARQUE, Morales, 463 a. 70 EURIPIDE, Bacchantes, 739 : aÀ.Àm cSl: cSUI.Hl"'UÇ cStf:<jlopouv O"1tupâY!lucrtv .

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toUr"71. En conséquence, pour Socrate, la rhétorique de Lysias ne peut pas soutenir la comparaison avec l'être vivant, en particulier avec la victime sacrificielle. Nous pouvons ajouter: et ce même dans l'horreur de la mort de Penthée chez Euripide. En effet, dans la tragédie, après le ùtacr1tapaYIl0C; et à la demande d'Agavé CH 1téiv èv ap8potc; crUYKeKÀ1JJlÉvov KaÀcûc;), le corps en morceaux de Penthée (crcûJla ... ùtacr1tapaK'tov) peut être reconstitué par assemblage dans l'ordre naturel de la tête, du tronc et des membres comme une sorte de tout par Cadmos72. Dans le Phèdre, l'excès du travail de détail accompli par Lysias sur son discours écrit, qui n'est que juxtaposition de paragraphes hétérogènes, rend impossible la constitution d'un ensemble logique, respectant la nature telle que Socrate la conçoit, c'est-à-dire en liaison avec le divin.

Il est maintenant possible de considérer que deux lettres seulement séparent le nom du rhéteur AucrtuC; (ou Aucri:ac;) de l'épithète de Diony­sos, Aûcretoc; ou Aucreûc;, "celui qui délie", épiclèse à laquelle il est fait allusion dans les Bacchantes73. Mais, comme on l'a vu, l'acte dionysia­que, même dans le ùtucr1tapaYlloc;, respecte des liens naturels auxquels le rhéteur ne prête pas attention. C'est pourquoi, il faut probablement voir dans ce jeu sur les lettres la raison qui a amené Platon à choisir très précisément la figure de cet orateur pour concentrer dans le début du Phèdre l'ensemble des criti~ues que la philosophie pouvait apporter à l'art des rhéteurs ou sophistes 4. De plus, Lysias est le fils de Céphale, riche métèque athénien établi au Pirée. L'un des plus importants et des plus idéalistes des dialogues de Platon, la République, se déroule dans la maison de ce dernier, alors que Lysias et Polémarque, ses deux fils, sont présents; apparemment, d'après le Phèdre, Lysias n'a pas retenu les leçons du grand dialogue. Pourtant, le nom de Céphale évoque pour les Grecs la plus noble partie de l'être humain, la tête, elle qui apparaît comme l'équivalent de l'astre solaire à son zénith. Or, dans la Répu­blique, le soleil joue pour le monde sensible le rôle que le Bien joue pour le monde des Idées, une évocation de la perfection absolue 75. La piété de

71 PLATON, Phèdre, 234 e. 72 EURIPIDE, Bacchantes, 1300, 1466-1468. 73 EURIPIDE, Bacchantes, 498, "la puissance démonique viendra me délier quand je voudrai" : Atlasl 1-1' b ÔU1l-lrov uùrô<;, orav hw 8sÀ.ro. 74 PLATON, Phèdre, 274 c-275 b; le mythe égyptien de Theuth, composé par Platon, montre que la connaissance de l'écriture forme d'une part des hommes qui entassent des connaissances, mais qui n'ont pas de jugement sain, et d'autre part des hommes qui paraissent instruits, mais qui en réalité constituent l'antithèse des sages (àvt\ ao<jJ<i5v); tels sont bien les sophistes qui ne peuvent exister sans l'écriture. 75 PLATON, République, VI, 508 e, VII, 518 b-519 a, 540 a ; pour Socrate et Platon, l'infériorité juridique, et donc politique, du métèque sur le citoyen n'a pas d'incidence sur la valeur intrinsèque de l'homme; dans les Bacchantes, 482-484, c'est Penthée qui fait des différences, récusées d'ailleurs par Dionysos; les écoles philosophiques ont bien sûr des élèves étrangers et le métèque Aristote fonde à Athènes le Lycée.

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Céphale - il sacrifie au début du dialogue - et sa sagesse - il apprécie comme Sophocle d'être un vieillard, puisqu'il est libéré du despotisme enragé et sauvage de la sensualité76 - fond du vieil homme, admiré par Socrate, un symbole de l'ensemble du dialogue; Céphale n'a d'ailleurs même pas besoin d'y participer. Cette "tête" s'oppose en outre à celle de Penthée, le sophiste de la pièce d'Euripide, lorsque cette dernière est détachée du corps et brandie par Agavé, la mère prise par la folie du dieu; de fait, pour faire revenir Agavé à la réalité et à la raison, il faut lui faire contempler la clarté et la pureté du cie}77. Par conséquent, dans le Phèdre, Lysias, le fils, n'est pas digne du père, en raison de son activité de rhéteur. En effet, en niant la nécessité de l'amour à un âge où celui-ci mérite d'être honoré avec chasteté - la maturité et la jeunesse -, et en produisant un discours totalement invertébré, il procède contre nature, à l'inverse de Céphale son père, le sage vieillard. Cette opposition du père et du fils nous amène à aborder une dernière grande question sur le comportement de Socrate dans le Phèdre : la question de l'âge.

Le puer senex78. Beaucoup plus vieux que son ami Phèdre, approchant du soir de sa vie, le Socrate du dialogue va pourtant combi­ner en lui tous les âges de la vie. En effet, à plusieurs reprises, le philosophe fait littéralement l'enfant; le verbe nuiÇro est utilisé par Platon. Et Socrate agit ainsi soit en se moquant de l'admiration naïve de Phèdre pour l'œuvre de Lysias, soit en évoquant ses propres discours comme un jeu d'enfant réalisé sous le délire divin79. Pour Socrate, le délire corybantique, celui qui va avec le culte de Zeus, et le délire dionysiaque accompagnent cet état psychologique où un individu sent tous les âges se confondre en lui80. Le verbe cr\)f~aJCXEU(j) est de ce fait typique à la fois de la tragédie et du dialogue8 . Il faut maintenant se souvenir que Platon, dans la rédaction du Théétète, avait même été plus loin dans la précison sur le thème du puer senex et qu'il en avait tiré des conséquences importantes. En effet, Théétète représentait, en jeune, le portrait de Socrate, avec le "nez camus" et "les yeux à fleur de tête". Or le texte du dialogue platonicien dit bien que Socrate âgé, placé devant

76 PLATON, République, l, 328 b-329 d. 77 EURIPIDE, Bacchantes, 1274-1284. 78 Tel est le cas de Tagès en Étrurie, nain issu du sol, à la fois enfant et vieillard ; inspiré par la nymphe Vegoïa, il révèle aux hommes la disciplina etrusca, qui permet de prophé­tiser, D. BRIQUE L, Les Tyrrhènes, peuples des tours, Paris 1993, pp. 185-186 ; Ibid., Divi­nation étrusque et mantique grecque: la recherche d'une origine hellénique de l'Etrusca disciplina, Latomus, XLIX, 2, 1990, pp. 321-342. 79 PLATON, Phèdre, 234 d (nuiÇstv ), 265 c (rcatcSti) et 278 b (nsrcuicrOro ) ; rappelons que Zeus possède la science du temps grâce à ses alliances matrimoniales : Mnémosuné pour la connaissance du passé et Thémis pour ce qui est et sera établi. 80 PLATON, Phèdre, 228 b. 81 EURIPIDE, Bacchantes, 725 ; PLATON, Phèdre, 234 d.

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son jeune double, prophétisa comme un /-luvnç l'avenir de ce dernier82. Faire l'enfant et le bacchant, alors que l'on est âgé, est bien un moyen de se mettre en état de prophétiser. Avant le Phèdre, la tragédie d'Euripide l'avait montré.

En effet, les deux vieillards, Cadmos et Tirésias le devin, alors qu'ils étaient bacchants comme des femmes pouvaient dire : d'abord, "Ah 1 Quelle volupté d'oublier sa vieillesse" ; ensuite, "Tu ressens donc aussi ce que je sens moi-même? Comme toi, je suis jeune, et veux m'unir au chœur" ; enfin, "Oh 1 Je sais qu'on va dire : 'Il ne respecte pas ses cheveux blancs, ce vieux danseur coiffé de lierre 1'. Aussi bien, notre Dieu ne distingue point d'âge: jeunes gens et vieillards sont égaux en ses chœurs. Il veut être honoré en commun, et son culte n'admet aucune différence"83. Le dionysisme chaste d'Euripide par spiritualisation du culte se doit donc de transcender en premier lieu les différences de sexe et, en second lieu, les différences d'âge, puisque c'est l'âge qui permet ou qui ne permet pas les pratiques sexuelles. Or, dans la pièce tragique, le poète tirait toutes les conséquences de son point de vue, puisque le dépassement des réalités de la sexualité et de l'âge par le dionysisme était nettement associé à la mantique. Deux passages l'illustraient particulièrement bien. D'une part, la tragédie énonçait à propos de ce Dionysos capable de se déguiser en son propre prêtre sous l'aspect d'une femme une phrase importante: "Cette puissance divine (8al/-lrov) est un devin (/-luvnç) ; en effet, aussi bien ce qui est propre aux rites bacchi­ques que ce qui est folie appartiennent au monde de la mantique ; car lorsque le dieu pénétre en abondance dans le corps, il le met en état de rechercher avec ardeur de dire le futur"84, d'autre part la pièce repré­sentait Dionysos bondissant sur les rochers de Delphes, et parcourant les plateaux à deux sommets du site85. Il était en effet courant à l'époque classique de constater que le sanctuaire de Delphes possédait deux détenteurs, Apollon et Dionysos; lorsque le premier rejoignait, à la saison hivernale, les Hyperboréens, le second, Dionysos, restait le maître incontesté d'un sanctuaire où l'on croyait d'ailleurs voir son tombeau86. Plus tard, selon un récit en partie merveilleux, lorsque les armées d'Alexandre atteignirent la ville de Nysa en Inde, au pied du mont Mèros, les soldats gravirent la montagne et trouvèrent à son sommet le laurier

82 PLATON, Théétète, 142 c, 146 a : Socrate introduit le débat philosophique sur la science par une comptine enfantine utilisée lors des jeux de ballon, il se demande alors si sa philologia n'est pas pour certaines personnes "sauvage". 83 EURIPIDE, Bacchantes, vers 188-190 (bttÀEÀ~(jIlEe' ~()É(ù<; / yÉPOV'tE<; OV'tE<;), 201-209, ~~â(ù : être en âge de puberté, ou plante qui arrive à maturité; sur le caractère initiatique du culte dionysiaque pour le devin, voir G. KARSAI, Tirésias dans les Bacchantes, L'Initiation ... , op. cit., pp. 199-208. 84 EURIPIDE, Bacchantes, 298-30l. 85 EURIPIDE, Bacchantes, 306-307. 86 ESCHYLE, Euménides, 24 et s. ; PLUTARQUE, Morales, 365 a 35 ; PAUSANIAS, X, 4, 3.

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d'Apollon et le lierre dionysiaque ; la joie de cette découverte les transforma en bacchants87. Le Dionysos d'Euripide est donc bien celui qui apporte le vrai "plus" aux êtres humains, cette qualité divine qui permet la fonction oraculaire ou le prophétisme, lorsque l'on s'est mis en état de la recevoir par le respect des rites appropriés. Au contraire Penthée, en croyant par sa démesure "augmenter" sa puissance, ne fait que concourir à la détruire88.

Enfin, il serait possible de reprendre le dossier sur le comportement de Socrate en comparant les pratiques du philosophe aux rites initiatiques des adolescents et aux rituels des sanctuaires oraculaires. On verrait alors se manifester une triple jonction, celle des rites initiati­ques de l'adolescence, des rites divinatoires et des rites dionysiaques89. En conséquence, il nous faut maintenant examiner la signification de l'ensemble des références platoniciennes au dionysisme d'Euripide.

III. La signification des références Euripide et Platon témoignent d'une crise de la pensée hellénique,

celle introduite principalement par le développement de la sophistique qui brouille les repères traditionnels de la pensée grecque en de très nombreux domaines. C'est pourquoi la tragédie d'Euripide apparaît com­me une méditation sur la raison, la sagesse et la folie.

Sagesse et folie dans les Bacchantes. Le poète place Cadmos et Tirésias le devin du côté de ceux qui pensent bien, parce qu'ils acceptent de devenir des bacchants90. En effet les deux vieillards affirment leur respect de la tradition religieuse, tout en refusant le raffinement excessif du raisonnement sur les chose divines, en vue de les rationaliser, ce qui est le propre des sophistes91. Toutefois, ils ne sont pas les seuls à agir ainsi : Agavé et ses sœurs se sont également soumises à la chaste et divine folie du thiase. Malgré cela, tous doivent être punis pour n'avoir que trop tardé à admettre l'innocence de Sémélé et le caractère divin de son enfant92. Néanmoins, si Penthée subit une mort horrible, Agavé en

87 G. GWTZ, R. COHEN, P. ROUSSEL, op. cit., p. 144. 88 Remarquer )J.QV'tlKl,V 1tOAAl,V et 1tOAUÇ aux vers 299 et 300 des Bacchantes, et peu après, à propos du pouvoir de Penthée, uüXe1, OUVQ)J.1V.

89 Pour les adolescents : inversion sexuelle par déguisement, travesti animal, saleté rituelle, se coucher sur le sol, aller pieds nus ; pour les sanctuaires oraculaires : d'une part les Selloi ou Helloi de Dodone aux pieds jamais lavés et se couchant à terre, d'autre part, la pythie d'Eschyle (Euménides, 34-38), femme âgée au comportement d'enfant ; W. BURKERT, Les cultes à mystères ... , op. cit., les quatre premiers chapitres montrent bien les interférences entre les rites d'initiation des classe d'âge et ceux des mystères ; voir aussi S. VILATTE, Hodos, le chemin : la genèse de la fonction oraculaire en Grèce ancienne, Revue historique, 1991, 578, 2, pp. 209-34. 90 EURIPIDE, Bacchantes, 196, MÔVOl yàp e0 tj>povou)J.!:V, ol 8' UÂ.Â.Ol KUKW'Ç;.

91 EURIPIDE, Bacchantes, 200-203. 92 EURIPIDE, Bacchantes, 1666-1690 (d'après le Xpl<J'tàç m:t<JXwv), 1330-1387.

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tant que sœur de Sémélé et mère d'un fils impie et sacrilège paie également un prix très élévé. En effet, meurtrière de son fils par le Ôtucr1tUpuyf.lOC; de la ménade et ayant en conséquence probablement goûté à sa chair, elle doit subir à vie les conséquences de l'ensemble de ses actes : supporter l'horreur de la découverte de son fonait, admettre, malgré la reconstitution sommaire du corps de son fils, acte qui permet­tra l'exécution des rites funéraires93, l'impossibilité de serrer contre elle le cadavre de l'être cher en son intégrité et d'embrasser les chairs du fils qu'elle avait allaité94, enfin subir l'exil pour écarter la souillure du crime de sang de la cité.

Revenons au personnage de Penthée. Détenteur de l'autorité à Thèbes, il est situé par le poète, en raison même de ses abus de pou­voirs appuyés sur un excès de rationalisme, du côté des sophistes et de la folie: "Ne te glorifie pas d'établir la force de ton pouvoir parmi les hommes (f.l1l 1:0 KpchoC; UÜxst ôtSVUf.llV ùv8pro1totC; ËxStv). Ne va pas prendre l'opinion de ton esprit malade pour la sagesse elle-même" (f.lllÔ', llv ÔOK1jC; f.lÉv," ô1> 8OI;u crou Yom]"~ <j>povdv 80KSt n)95. En effet, dès les premières paroles de Penthée, agressives envers le "prêtre de Diony­sos" et les ménades, le chœur souligne l'impiété du discours : Tilc; ôucrcrë~sîuc; 96. C'est ensuite Tirésias qui met en valeur les défauts de la sophistique dont le maître de Thèbes apparaît comme le représen­tant : "Qu'un homme adulte et sage traite en ses discours un noble suJet, son langage, sans grand effort (où f.lÉy' Ëpyov), sera beau (su ÀÉySlV) ; toi, par contre, si ta langue est agile (SÜ1:POXov) et paraît révéler l'homme d'esprit (roC; <j>povrov ËxStC;), nulle raison dans tes discours. Un homme doué de capacité et même d'audace à la parole n'est que source de maux pour le citoyen s'il est dépourvu de raison"97. Le sommet de la violence verbale est atteinte par Penthée, lorsqu'il s'adresse au prêtre de Dionysos : celui-ci n'a rien à dire de sensé, son dieu n'est qu'un ôuîf.lrov nouveau, les barbares qui le célèbrent ont moins de raison que les Grecs; l'affrontement peut être résumé en deux vers : "Tu seras châtié de tes méchants sophismes (cro<j>tcrf.lchrov KUKroV)" [Penthée], "Toi, de ton ignorance impie et sacrilège" [Diony­sos]98. Il est vrai que Tirésias avait déjà dit qu'en raison de la fureur, de la perte du bon sens et de la folie de Penthée contre le prêtre, il n'était

93 EURIPIDE, Bacchantes, 1313 (d'après le Xplcr'tOC; 1tucrxwv), comme le reconnaît Agavé, quel thrène chanter en la circonstance? 94 EURIPIDE, Bacchantes, 1256, 1312 et 1466 (d'après le Xptcr'toc; 1tucrxwv) ; on notera que la crucifixion de Jésus permit, beaucoup plus tard, la représentation, dans l'art occiden­tal, de l'accomplissement des gestes de douleur extrême d'une mère pour son fils défunt : c'est la pietà, comportement rendu impossible par le 1itacr1t(xpay~ôc;. 95 EURIPIDE, Bacchantes, 266-271, 310-311. 96 EURIPIDE, Bacchantes, 263; reprise de ce thème en 370-375 et 476. 97 EURIPIDE, Bacchantes, 266-271. 98 EURIPIDE, Bacchantes, 476-490 ; repris par le chœur, 879-880.

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même pas nécessaire d'être devin pour prévoir l'échec futur du maître de Thèbes en face de Dionysos: le deuil (nÉv8oç), c'est-à-dire la double punition de l'impiété et du sacrilège99.

À l'opposé se tient le chœur des bacchantes, auquel Euripide fait assumer des valeurs essentielles pour lui et pour beaucoup de ses contemporains: la modération et le respect des lois divines. En effet, les ménades, tout en condamnant les discours sans frein et l'extravagance impie qui entraînent l'infortune, soulignent qu'une existence paisible et la raison préservent les demeures des difficultés du sort 100. En consé­quence, faire le sage n'est pas sagesse, il est donc préférable de conser­ver les sentiments des mortels et d'apprécier les biens ordinaires; enfin le chœur des bacchantes livre la simplicité de son attente, la vraie sagesse : vivre heureux dans la clarté du jour et dans la douceur de la nuit, loin des mortels trop subtils, n'avoir pour désir (II68oç) que le règne des Amours qui charment les cœurs, à Chypre, île d'Aphrodite, et la célébration des mystères, en Piérie, au flanc de l'Olympe, séjour des Grâces et des Muses101 ; selon les ménades, la foule qui ne se préoccupe pas de penser autrement qu'on l'a fait avant elle met en pratique cette sagesse102. Dionysos est désigné par Euripide comme le protecteur, qll)À,aS, de ces sages bacchantes103. En conséquence, lorsqu'il s'agit de parler du monde divin, Euripide ne tolère que des nuances dans l'inter­prétation du mythe dionysiaque de la gestation par Zeus olympien et uniquement dans la bouche d'un devin garant des traditions, alors qu'il s'exprime en tant que bacchant inspiré. Justement, en annonçant de manière ironique à Penthée qui s'éloigne, travesti en bacchant par le "prêtre", sa propre mort, Dionysos, dont le caractère ouranien paraît si bien marqué dans la pièce, dit : "tu vas trouver une gloire, qui monte jusqu'au ciel"104. L'ensemble de ces images se prolonge plus tard dans le Phèdre.

Socrate et les sophistes. Platon reprend, en effet, l'argumentation des Bacchantes d'Euripide sur les dangers de l'innovation apportée par les sophoi. Socrate condamne les interprétations modernes et rationa­listes des mythes sur les dieux. Ces versions lui paraissent certes pleines de charme, mais trop artificielles et hasardeuses ; de plus, elles n'apportent pas le bonheur aux hommes; en conséquence, le philosophe préfère se conformer au précepte de Delphes - connais-toi toi-même -

99 EURIPIDE, Bacchantes, 358-359, 367-369 (/-lwp6ç), 490, 502. 100 EURIPIDE, Bacchantes, 386-394. 101 EURIPIDE, Bacchantes, 404-405, eû.~i<pPOVêÇ ... "Epffi'tsç (thème de la chasteté de l'amour), 414-415. 102 EURIPIDE, Bacchantes, 395-401,424-431 ; repris par le chœur, 890-896 et 910-911. 103 EURIPIDE, Bacchantes, 612. 104 EURIPIDE, Bacchantes, 972 (WCYl;' oùpavcj) O"tTJpiÇov SUp~CJEtç KlcÉOÇ}; peu avant, la foudre qui avait fait de Dionysos un dieu a consummé le palais de Penthée, 594-595.

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et soutenir les mythes anciens qui, eux au moins, ont été établis par l'usage105. De cette manière, une fois encore, le dialogue platonicien retourne la plainte pour impiété déposée par Mélétos contre Socrate en plaçant l'accusateur du côté de ceux qui ne comprennent rien à l'essence du divin - Penthée et les sophistes -, et en situant Socrate du côté de Tirésias et de Dionysos. Cependant l'ambition de Platon dans le Phèdre consiste aussi à aller plus loin dans l'argumentation que le poète tragi­que qui se contente d'une part de condamner la demesure d'un pouvoir allié à la sophistique, et d'autre part de rappeler la supériorité des dieux sur les hommes et la nécessité du respect des règles de piété et de modération. Les philosophes sont, en fait, depuis la fin du VIe siècle, les fondateurs d'un discours synthétique qui tente de dépasser l'opposition tradition ou nouveauté.

En effet, le Socrate du Phèdre souligne d'abord qu'il est simplement un ami de la sagesse, étant donné que seul un dieu peut se dire sage. Par conséquent, son intuition lui ayant fait reconnaître dans la solititude placée au bord de l'Illissos un lieu divin, theios ... topos 106, Socrate s'ins­pire de cette nature pour critiquer le discours, terre-à-terre, 1:U1tëlVOÇ, du sophiste Lysias 107. Effectivement, le platane, le gattilier et les cigales vouées aux Muses, elles qui chantent sans se nourrir dans la pleine lumière du soleil jusqu'au trépas qui les amène aux Muses afin de leur désigner les mortels qui les honorent, lui montrent que la nature est hiérarchisée depuis le monde d'en-bas, le plus physique, jusqu'au monde d'en haut, le plus divin108. Par leur haute taille et l'envergure de leurs frondaisons Ù\(IllÂ,oÇ, Ù\(IllÂ,~, ù\(I1lÂ,01:U1:0Ç, Ù\(IllÂ,01:U1:ll et àll$lÂ,u4>~Ç 109 ----:, les beaux arbres montrent le chemin vers le soleil et la plaine de la Vérité, c'est-à-dire vers le monde hyperouranien des essen­ces. C'est pourquoi deux discours socratiques sont nécessaires pour établir la vraie rhétorique.

Le premier110 reprend le thème de Lysias pour lui octroyer ce qui lui manque : un schéma arborescent, autrement dit des définitions qui se développent en ramifications, selon un modèle que le Sophiste et le Politique111 illustrent sous le nom de dichotomie. Le second discoursl12, prophétique, s'appuie à la fois sur les usages religieux et sur les repré­sentations de l'univers développées par les écoles milésiennes et pytha­goriciennes. En effet, Socrate s'est conformé aux rites des bacchants

105 PLATON, Phèdre, 229 c-230 a. 106 PLATON, Phèdre, 238 c : TeP ovn yàp eE1:oc; ËotKEV 6 'tônoc; EtVm ma'tE. 107 PLATON, Phèdre, 257 c. 108 PLATON, Phèdre, 230 b-c, 259 b-d. 109 PLATON, Phèdre, 229 a, 230 b ; voir A. PlllLIP, Récurrences thématiques et topologie dans le Phèdre de Platon, RMM, 86, 1, 1981, p. 455-57. 110 PLATON, Phèdre, 237 a-242 b. 111 PLATON, Sophiste, 226 d-233 a; Politique, 258 a-267 b. 112 PLATON, Phèdre, 243 e-257 b.

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d'Euripide, hommes et femmes tous chastes, dans ce lieu divin où le dionysisme côtoie Pan, les Nymphes et les Muses. C'est pourquoi son 8aiwov lui fait comprendre que possédé désormais par le délire divin, donc VU/l<j>ôÀ 'I111:1:0ç, il peut prophétiser un discours vrai et repenser entièrement la rhétorique sur des fondements naturels c'est-à-dire divins 113. "Et j'ai cru entendre une voix qui en venait et qui ne m'auto­risait pas à m'en aller avant de m'être acquitté d'une pénitence, en raison de quelque faute de ma part envers le divin : preuve certaine que je suis un devin (J.1âvnç), pas très fort c'est vrai ... Incontestablement une chose, compagnon, qui a ce pouvoir même de divination, c'est aussi l'âme"114. De fait, Dionysos, selon la tradition et la tragédie d'Euripide, en tant que fils du Zeus de l'Olympe, est encorné comme un taureau, Pan, fils d'Hermès, en vertu du mythe ancien, est à moitié bouc, enfin les Muses ou les Nymphes, divinités de l'activité intellectuelle et artistique, se plaisent dans les bois et la nature sauvage ; le divin montre donc le chemin qui va de la <j>ocnç à l'abstraction divine des essences, placées au-delà même de la voûte céleste. En conséquence, le mouvement de l'âme prôné par Socrate, celui qui va du monde le plus physique au monde hyperouranien des essences, est justifié par la tradition mythique ancienne, mais servi par le langage savant des astronomes et des géomètres milésiens et par celui des écoles philosophiques du monde grec occidental. Alors, incontestablement, les réflexions de Socrate dépas­sent l'évocation de la supériorité des Ouranides dans les Bacchantes115•

Replacé dans ce contexte, l'apprentissage de Phèdre à la rhétorique véridique représente une initiation avec, d'abord, une katabase - "étant tous les deux descendus jusqu'au ruisseau des Nymphes"116 -, et avec, ensuite, par le discours prophétique de Socrate, une anabase vers le lieu hyperouranien du:Vrai ; là aussi le modèle dionysiaque est à la fois respecté et dépassé.

En conséquence, trois citations termineront cet exposé. La première montre la supériorité de la rhétorique fondée sur la

divinité de la nature et fait, en partie, de Socrate l'héritier de la sagesse du vieux métèque du Pirée qui lui-même se conformait aux positions de Sophocle: "Miséricorde! Quelle supériorité, à t'entendre, l'art des Nym­phes, filles d'Achéloüs, et de Pan, fils d'Hermès, n'a-t-il donc pas, en matière d'éloquence, sur celui de Lysias, fils de Céphale !"117. Telle est la victoire morale et intellectuelle de Socrate, celle que les dieux ont voulue. Cependant une manière plus ancienne d'envisager la question s'était exprimée chez Euripide grâce au chœur des Bacchantes; ce dernier

113 PLATON, Phèdre, 238 c et d. 114 PLATON, Phèdre, 242 c. 115 EURIPIDE, Bacchantes, 392-394. 116 PLATON, Phèdre, 278 h, KU1:apavn;. 117 PLATON, Phèdre, 263 d.

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ne soulignait-il pas à propos de la sagesse que l'un des présents divins, parmi les plus enviables offerts par les immortels aux hom­mes, était de tenir sous une main victorieuse le sommet de la tête - KOpU<l>rl - de son ennemi 118 ? La seconde citation concerne la définition platonicienne de la possession par le divin, selon un schéma arborescent : "Quant au délire divin, nous l'avons divisé en quatre sections qui relèvent de quatre dieux, rapportant à Apollon l'inspiration de la mantique, à Dionysos l'inspiration de l'initiation, aux Muses l'inspiration poètique, la quatrième enfin à Aphrodite et à l'Amour; nous avons alors proclamé l'excellence supérieure de l'amoureux délire"119. La troisième est tirée des Bacchantes d'Euripide et définit Dionysos : "Devenu dieu, celui-ci est versé en libation pour les dieux, et les hommes lui doivent le bien qui leur échoit"12O. Dionysos, divinité sans cesse agissante et sous de multiples formes, apparaît dans les Bacchantes d'Euripide comme un dieu qui assure la jonction de deux mondes par son aspect liquide - le vin utilisé rituellement. D'une part, en effet, les libations enclenchent le rapport du don et du contre-don entre les dieux et les hommes; d'autre part le vin qui coule12l, philtre ou <l>ap~aKov, et qui est absorbé par les hommes rapproche les mortels des dieux. La pièce d'Euripide souligne en effet que le vin fait perdre aux hommes leurs soucis par le sommeil, en les mettant dans un état voisin de celui des Bienheureux, dieux immortels ou âmes (dans le cas des demi-dieux favorisés aux Enfers). Plus tard, Platon, dans le Banquet, montre que Dionysos peut être encore plus efficient, puisqu'il permet à Socrate, dans les discussions autour du vin consommé lors du cru~7tôcnov, l'approche du monde des essences. Telle est également la place de Dionysos dans le Phèdre : par sa capacité à transmettre l'impulsion, ou ~avia sacrée, le dieu initie à toutes les activités de l'âme d'où sa relation avec Apollon, les Muses, l'Aphrodite et l'Amour chastes. De fait l'amour chaste du Phèdre, celui qui unit l'adulte et le jeune initié, est dit l'Emplumé, Uri:proc; 122, symbole de son envol vers les essences, image qui est proche d'une de celles offertes par les Bacchantes : la foudre ailée de Zeus olympien. Toutefois, dans le Phèdre, une autre métaphore exprime l'élan de l'amour chaste lorsque l'adulte initie le jeune: le courant de l'eau de source, aspect typique du paysage dionysiaque dans le lieu divin. On ne s'étonnera pas alors de voir deux serviteurs du dieu, les poètes tragiques

118 EURIPIDE, Bacchantes, 877-880; cette appréciation paraît remonter à un passé très ancien; elle était en effet illustrée en Gaule celto-ligure par les représentations de têtes coupées placées sous la main du vainqueur, voir F. SALVIAT, La sculpture d'Entremont, dans D. COUTAGNE, Archéologie d'Entremont, Musée Granet, Aix-en-Provence, 1993, pp. 199-219. 119 PLATON, Phèdre, 265 b : ce passage correspond à peu près en effet à 244 a et s. 120 EURIPIDE, Bacchantes, 284-285. 121 EURIPIDE, Bacchantes, 281 : à/-l1teÀ,ou {loTi.;. 122 PLATON, Phèdre, 252 b.

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Sophocle et Euripide, en bonne place dans la dernière partie du Phèdre : cités comme exemples de perfection dans la construction des dis cours 123. De fait, la pièce d'Euripide, en célébrant Dionysos, rendait, du même coup et en un certain sens, hommage à son adversaire Penthée. Pausanias signale d'ailleurs que le souvenir de Penthée était entretenu, avec celui de Lycourgos, dans le sanctuaire de Dionysos à Athènes, au pied de l'acropole, par une peinture 124. De la même façon, en évoquant la beauté de l'âme divine de Socrate, par la reproduction écrite de ses paroles, Platon remémore les adversaires de son maître, Lysias en l'occurrence. En conséquence, les deux mondes antagonistes qui n'existent, dans la tragédie et dans le dialogue, que l'un par l'autre, partagent la même gloire éternelle, celle que l'écrivain leur a fournie par son talent. Il est vrai aussi que le culte dionysiaque par ses multiples aspects, anciens ou récents, publics - rites, sanctuaires, présence à Delphes, théâtre -, ou privés - banquets, thiases initiatiques et mystériques -, était particulièrement apte à accompagner et exprimer les aspirations diverses des Athéniens et des Grecs du IVe siècle.

En conclusion, les Bacchantes d'Euripide constituent bien pour le Phèdre de Platon un des socles sur lequel s'appuie l'édifice intellectuel qui permet au disciple de situer de manière droite et juste la place de son maître, Socrate, dans la cité athénienne : celle d'un initiateur, inspiré par les dieux, afin de conduire, par le vrai discours, les hommes vers une approche de la plaine hyperouranienne des essences. Du même coup, le poète tragique et le philosophe permettent à l'historien de mesurer l'importance de l'évolution du dionysisme vers la spiritua­lisation et d'apprécier sa contribution à la genèse du socratisme.

123 PLATON, Phèdre, 268 c.

Sylvie VILATTE Université Blaise Pascal, Clermont II

124 PAUSANIAS, I, 20, 3, malheureusement cette œuvre picturale n'est pas datée par Pausanias, nous ne pouvons donc pas savoir si Euripide a pu la contempler.

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