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Discours Mémoire Édition Paul Bonnefon 1922

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Discours Mémoire Édition Paul Bonnefon 1922

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  • DISCOURSDE LA

    SERVITUDE VOLONTAIRESUIVI DU

    MMOIRETOUCHANT L'DIT DE JANVIER j562

    [indit]

  • L/V COLLECTION DES CHEFS-D'OEUVRE MECONNUSEST PUBLIE SOUS LA. DIRECTION

    DE M. GONZAGUE TRUC

    La collection des Ciiefs-d'uvre Mconnus >> est impri-me sur papier Bibliophile InaUrable (pur chiffon) deRenage et d'Annonay, au format in- 16 Grand- Aigle(13,5X19,5).Le tirage est limil deux mille cinq cents exemplaires

    numrots de 1 2500.

    Le prsent exemplaire porte le N"

    Le texte reproduit dans ce volume est, pour leDiscours, celui de l'dition Bonnefon, pour le Mmoire,celui du manuscrit.

  • Maison natale de La Boktie, Sarlat

    Grave par Achille Ouvr

  • t\^'^h^

    COLLECTIONDES

    CHEFS-D'UVRE MCONNUSt^.ea ^c LA BOTIE

    DISCOURSDE LA

    SERVITUDE VOLONTAIRESUIVI DU

    MMOIRETOUCFL\M LEDIT DE JANVIER 1662

    [indit]

    et d'une LETTRE de M. le Conseiller de MONTAIGNEINTRODUCTION ET NOTES

    DE Paul BONNEFONCONSERVATEUR DE L4 BIBLIOTHQUE DE l'ABSENAL

    Orn d'un portrait grav sur bois par OUVR

    gi G- 1 c ;?

    EDITIONS BOSSARD43, RUE MADAME, 43

    PARISigaa

  • je

  • INTRODUCTIONDE

    Paul BONNEFON

  • INTRODUCTION

    DANS sa brve existence de trente-deuxans, si La Botie eut le temps de com-poser plusieurs opuscules, fort divers

    d'allure et de ton, il ne put en publier aucun.

    Montaigne lui-mme, hritier des papiers deson ami disparu, imprima, ds 1571, les verslatins ou franais de La Botie et ses traduc-tions de Xcnophon et de Plutarque, mais il nejugea pas propos de divulguer ni le Discoursde la Servitude volontaire, ni les Mmoires denos troubles sur redit de janvier 1562, dontMontaigne confesse formellement la paternit La Botie, mais qui il trouvait la faontrop dlicate et mignarde pour les abandonnerau grossier et pesant air d'une si malplaisantesaison .

    Ainsi, l'histoire de luvre de La Botiedbutait sur une double obscurit : Montaigne,qui imprimait les ouvrages de son ami ne pou-vant soulever aucune difficult, se taisait au

  • 12 INTRODUCTION

    contraire dlibrment, sur tous ceux quipouvaient prter controverse ; et ce silenceoffrait de la sorte, au contraire, matire com-mentaires dont on ne devait pas se priver.Essayons d'expliquer ce que Montaigne a fait etcomment il a compris son devoir : le commen-taire de l'uvre mme de La Botie s'ensuivranaturellement.

    LE DISCOURS DE LA SEKVrrL'DE VOLOM'AUiE

    Etienne de La Botie naquit Sarlat, lemardi i"' novembre i53o. Son pre, lieulenantparticulier du snchal de Prigord, mourutprmaturment. Il fut lev par son oncle, curde Bouillonnas : c'est celui-ci qu'il doit soninstitution et tout ce qu'il est et pouvait tre ,comme il le rappelle plus tard, son lit demort. O cette institution eut-elle lieu ?Probablement dans la famille mme, Sarlat,o le souffle de la Renaissance se faisait sentir, l'instigation de l'vque, le cardinal NicolasGaddi, parent des Mdicis et vritable huma-niste, dont le logis tait voisin de celui deLa Botie. On ignore galement o cestudes se firent, peut-tre Bordeaux ou Bourges. En tout cas, elles s'achevrent

  • INTRODUCTION 13

    Orlans, o La Botie prit son grade de licen-ci en droit civil, le 23 septembre i553, etacquit dans un milieu aussi docte que gn-reux l'information juridique ncessaire unfutur magistrat.

    Son prcoce mrite ouvrit avant l'ge LaBotie les portes du Parlement de Bordeaux. Le20 janvier i553, des lettres-patentes du roiHenri II autorisaient Guillaume de Lur, con-seiller, rsigner son tat et office en laditecour , en faveur de Matre Etienne de LaBotie, qui n'avait alors que vingt-deux ans etquelques mois. L'ge requis tait vingt-cinq ans. Aussi, le i3 octobre suivant, quelquesjours seulement aprs la dlivrance du diplmede licenci, le roi octroyait de nouvelleslettres-patentes, pour pourvoir La Botie l'office de conseiller et y joignait des lettres dedispense, permettant au jeune homme d'occu-per sa charge. I^e postulant tait admis l'exercice de sa fonction et prtait serment le17 mai i554, toutes chambres assembles. Iln'avait alors que vingt-trois ans et demi, etl'exception, flatteuse assurment, n'tait pasexceptionnelle. Elle rapprochait ainsi, ds l'ori-gine de leurs relations, deux noms qui devaientse joindre davantage : Guillaume de Lur, sieurde Longa, docte humaniste qui allait venir au

  • 14 INTRODUCTION

    Parlement de Paris, et Etienne de La Botie,humaniste lui aussi non moins fervent etqu'agitaient dj, si l'on en croit Montaigne,de nobles ambitions.

    XXVi C'est, dit celui-ci, au chapitre XXVil du

    livre I de ses Essais, l'endroit o il parle pourla premire fois de l'opuscule de La Botie,dix-huit ans aprs sa perte, c'est un discoursauquel il donna le nom : De la Servitude volon-taire ; mais ceux qui l'ont ignor l'ont bienproprement depuis rebaptis : Le contre un. 11l'crivit par manire d'essai, en sa premirejeunesse, n'ayant pas atteint le dix-huitimean de son ge, l'honneur de la libert contreles tyrans. Il court pi es mains des gensd'entendement, non sans bien grande etmrite recommandation : car il est gentil etplein tout ce qu'il est possible. Si y a il rien dire que ce ne soit le mieux qu'il pt faire, etsi, en l'ge que je l'ai connu plus avanc, ilet pris un tel dessein que le mien, de mettrepar crit ses fantaisies, nous verrions plusieurschoses rares et qui nous approcheraient bienprs de l'honneur de l'antiquit. Car, notam-ment en cette partie des dons dnature, je n'enconnais nul qui lui soit comparable. Mais iln'est demeur de lui que ce discours, encorepar rencontre, et crois qu'il ne le vit onques

  • INTRODUCTION

    puis qul lui chappa, et quelques mmoiressur cet dit de janvier, fameux par nosguerres civiles, qui trouveront encore ailleurs

    leur place. C'est ce que j'ai pu recouvrer deses reliques, outre le livret de ses uvres,

    que j'ai fait mettre en lumire ; et si suisoblig particulirement cette pice, d'autantqu'elle a servi de moyen notre premireaccointance car elle me fut montre avantque je l'eusse vu, et me donna la premireconnaissance de son nom, acheminant ainsicelte amiti que nous avons nourrie, tant queDieu a voulu, entre nous, si entire et siparfaite, que certainement il ne s'en lit gurede pareille.

    Ainsi s'exprime Montaigne dans la premiredition de son uvre : il maintient et confirmetout ce qu'il a dit du caractre de La Botie etde son uvre, et se corrige pourtant sur unpoint, mettant seize au lieu de dix-huit quandil dclare : Mais oyons un peu parler cegaron de dix-huit ans. Il est manifeste queMontaigne rajeunit La Botie, pour donnermoins de porte son uvre, que les vne-ments ont singulirement accentue, et pourqu'on ne s'y mprenne point, il se dditd'imprimer la Servitude volontaire, qui com-menait tre connue.

  • l6 INTRODUCTION

    Montaigne s'en explique et dit clairementcomment les choses se passrent. Parce quej'ai trouv que cet ouvrage a t depuis misen lumire, et mauvaise fin. par ceux quicherchent troubler et changer l'tat denotre police, sans se soucier s'ils l'amenderont,qu'ils ont ml d'autres crits de leur farine,je me suis ddit de le loger ici. Et afin que lammoire de l'auteur n'en soit intresse enl'endroit de ceux qui n'ont pu connatre deprs ses opinions et ses actions, je les aviseque le sujet fut trait par lui en son enfance,par manire d'exercitation seulement, commesujet vulgaire et tracass en mille endroits deslivres. Je ne fais nul doute qu'il ne crt cequ'il crivait, car il tait assez consciencieuxpour ne mentir pas mme en se jouant, et saisdavantage que, s'il et choisir, il et mieuxaim tre n Venise qu' Sarlat ; mais ilavait une autre maxime souverainementempreinte en son me, d'obir et de se soumet-tre trs religieusement aux lois sous lesquellesil tait n. 11 ne fut jamais un meilleur citoyen,ni plus affectionn au repos de sa patrie, niplus ennemi des remuements et nouvelletsde son temps : il et bien plutt employ sasuffisance les teindre qu' leur fournir dequoi les mouvoir davantage ; il avait son

  • INTRODUCTION 17

    esprit moul au patron d'autres sicles queceux-ci.

    Ainsi s'exprime Montaigne et les faits vien-nent confirmer ce qu'il en dit. Comme on levoit, c'est contre son gr et sans son assenti-ment que l'uvre de La Botie vit le jour.Bientt elle fut publie. Dix ans aprs la mortde La Botie, en 1074, un long fragment taitinsr, sans commentaire, d'abord en latin{Dialogi ab Eusebio Philadelpho cosmopolita,2^ dialogue, p. 1 28-1 34 et peu aprs en franais

    {Le rveille matin des Franais, 2^ dialogue,

    p. 182-190), un recueil dans lequel il n'tait pasmalais de reconnatre la main de FranoisHotman. L'esprit de polmique tait plusmanifeste encore dans les Mmoires de lEsiatde France, rassembls en i574 par Simon Gou-lard, un pamphltaire huguenot qui insrait letexte entier de l'uvre de La Botie, discrte-ment accommod l'usage qu'on en prten-dait faire.

    La curiosit du lecteur tait dsormais attiresur cette uvre. Maintes fois elle fut rimpri-me dans le recueil de Simon Goulard, M-moires de l'Estt de France, qui reparut plusieursfois sous des formes diverses, mais toujoursavec le mme titre, qui donnait un texteaccommod, par endroits, aux aspirations de

  • INTRODUCTION

    l'heure prsente, et qui a subsist jusqu'auXIX* sicle. Les contemporains n'en ignoraientpas moins, encore, l'uvre prcise de LaBotie, et les esprits curieux se proccupaienttoujours d'en possder quelque copie exacte.C'est ainsi qu'Henri de Mesme et ClaudeDupuy, qui tous les deux furent des amis deMontaigne, avaient fait transcrire et poss-daient dans leurs papiers une copie de la Ser-vitude volontaire. Un troisime rudit, JacopoCorbinelli, vit un de ces manuscrits en 1570,le lut avec grand plaisir et le trouva crit infrancese elegantissimo >), ce qui donne unedate certaine et apporte un renseignement pr-cieux (Rita Calderini dei-Marchi, Jacopo Corbinelli et les rudits de son temps, d'aprs la corres-

    pondance indite Corbinelli-Pinelli (i 566- 1587),Milan, 1914, P- 191)-

    Ce tmoignage de Corbinelli sert prouverque l'uvre de La Botie est bien de lui, qu'ellefut compose l'poque et dans les circons-tances qu'on lui attribue et il n'y est point faitd'allusion Henri III, mais Charles IX, quirgna pendant quatorze ans, alors que lestroubles ensanglantaient chaque jour davan-tage la France et fournissaient des occasionsnaturelles des interprtations errones.Un peu plus tard, les copies de La Botie se

  • INTRODUCTION 19

    multiplirent, reproduisant toujours le texte deClaude Dupuy ou d'Henri de Mesme, qu'ontrouve notamment dans les manuscrits fran-ais 17, 298 (Sguier) et 20, 167 (Sainte-Marthe). A mesure qu'il se rpand, le Discoursde la Servitude est mieux connu et mieuxapprci. Dans son Histoire universelle (dition

    de Ruble, t. IV, p. 189), Agrippa d'Aubigncite nommment La Botie parmi les espritsirrits qui avec merveilleuse hardiesse faisaient

    imprimer livres portant ce qu'en d'autres sai-sons on n'et pas voulu dire l'oreille . Et lemme Agrippa d'Aubign, dissertant de nou-veau Du devoir naturel des rois et des sujets,montrerait s'il l'et fallu, par le menu, com-ment la vengeance de cette foi viole les apousss remettre en lumire le livre de LaBotie touchant la Sen'itude volontaire. (u-vres de d'Aubign, d. Raume et de Caussade,t. II, p. 36 et 39.)

    Et ce tmoignage est confirm par un autrecontemporain, Pierre de L'Estoile : Pour ladernire batterie furent publis en ce temps(l-.^i) les Mmoires de testt de France, impri-ms in-8, en trois volumes, Genve, en Alle-magne et ailleurs, qui est un fagotage et ramasde toutes les pices qu'on y a pu coudre pourrendre cette journe odieuse ... avec tout plein

    LA^ BOTIE 2

  • 20 INTRODUCTION

    de notables traits, comme celui de la Servitudevolontaire, qui, n'ayant t imprim, y tient undes premiers lieux pour tre bien fait, pourtre faits, car, quant la vrit de l'histoire,...on n'en peut faire aucun tat, ce qui taittoutefois le plus recherchable. Mais ayant tlesdits Mmoires trop prcipitamment missur la presse n'ont pu viter le nom de fables l'endroit de beaucoup, au lieu de celui d'his-toire. )) {Registre journal de Pierre de L'Esloile(1574-1589), publi par H. Omont. Mmoiresde la Socit de l'Histoire de Paris, 1900, p. 6).

    Tel est le tmoignage d'un contemporain surce w fagotage sincre mais sans critique quitendrait, si on s'en tenait l, faire de LaBotie un pamphltaire et un polmiste, cri-vant sous l'inspiration du moment et mettantau jour ce qui tait compos depuis longtemps,et publi avec l'intention de troubler davan-tage les esprits. La vrit est tout autre, est-il

    besoin de le dire ? crit en pleine jeunesse, une date qu'on ne saurait prciser, par suite

    d'une correction malencontreuse de Montai-gne, mais qui ne peut osciller qu'entre laseizime et la dix-huitime anne de son ge,c'est--dire vers i548, remani sans doute etcomplt vers i55o ou i55i, alors g de vingtans environ, dans toute l'ardeur d'un esprit

  • INTRODUCTION 21

    gnreux et convaincu, La Botie ne pouvaitqu'exhaler la sincrit de ses aspirations. Faut-

    il s'tonner qu'elles fussent la fois doctes et

    librales, ce qu'elles taient, alors que La Botie

    put retoucher son uvre et se mler pour un

    temps au savant milieu de Ronsard, de DuBellay, de Baf ? S'il tait moins rput, l'en-tourage ordinaire de La Botie n'en tait pas

    moins remarquable, dans une famille essentiel-lement de judicature, sa mre tait uneCalvimont et sa femme une de Carie, gale-ment rpute dans la jurisprudence et dansles lettres. Ainsi encadr, dans cet entourage

    savant, La Botie, vaquant d'abord avec rserve

    aux obligations de sa charge, ne pouvait que

    s'abandonner son penchant naturel d'huma-niste ardeQt et gnreux.

    C'est ainsi que se formait cet esprit spon-

    tan, concentr dans ses aspirations, qui cla-

    tait dans ses lans, avec la vivacit d'un cur

    franc et noble. Il s'abandonnait son inspira-

    tion, lui donnant la vivacit, la nettet del'expression, la laissant, comme elle d'origine,

    gnreuse et dcousue. Pour y trouver un

    ordre naturel et logique, il suffit d'y suivre,

    sans esprit prconu, l'argumentation de LaBotie. Bien entendu, il y mle sans cesse desrminiscences classiques, surtout dans la

  • 22 INTRODUCTION

    pense, car, s'il s'en imprgne, il sait luidonner le tour de la pense antique, se l'assi-mile, la traduit avec un rel sentiment de l'hu-manisme qui soutient la gnrosit de sonuvre.

    Bien des fois on a tudi dans le dtaill'esprit qui inspire la Servitude volontaire. Nulne l'a fait par le menu, ni avec plus de m-thode, que M. Louis Delaruelle dans son tudesur l'Inspiration antique dans le Discours de laServitude volontaire {Revue d'histoire littrairede la France, igio, p, 34-52). Tout y est anti-que en effet, l'inspiration comme le forme :sobre, nette et ferme, que l'ide suscite et parede son got. Mais, comme l'a dit fort ing-nieusement Prvost-Paradol, malgr ce com-mun loignement, de Montaigne et de LaBotie, pour toutes les apparences d'excs,il y avait en La Botie une certaine ardeurd'ambition et un penchant intervenir dansles affaires humaines, qui manquaient Mon-taigne. 11 avait plus de confiance, ou, si l'onveut, il se faisait plus d'illusion sur la possibi-lit de donner l'intelligence et l'honntetun rle utile dans les divers mouvements de cemonde. Montaigne nous avoue que son amiet mieux aim tre n Venise qu' Sarlat ;plus explicite encore dans une lettre au chan-

  • INTRODUCTION 23

    celier de L'Hospital, il regrette que La Botieait croupi es cendres de son foyer domes-tique, au grand dommage du bien commun.Ainsi, ajoute-t-il, sont demeures oisives enlui beaucoup de grandes parties desquelles lachose publique et pu tirer du service et luide la gloire . On croirait volontiers entendredans ce regret le murmure de La Botie s'exha-lant aprs sa mort par cette bouche fraternelle :mais lui-mme enlev, comme Vauvenarguesdevait l'tre un jour, la fleur de l'ge, alaiss chapper en mourant ce que Vauve-nargues avait rpt toute sa vie : Par aven-ture, dit-il Montaigne, n'tais-je point n siinutile que je n'eusse moyen de faire service la chose publique ? Quoi qu'il en soit, je suisprt partir quand il plaira Dieu.

    Entre cet espoir et ce regret, c'est toute la

    distance qui spare la Servitude volontaire desEssais. Jeune et ardent, La Botie croyaitl'avenir ouvert devant lui et voulait surtoutservir le bien commun, tandis que Montai-gne, en se sentant instruit par l'exprience,n'avait pas gard son illusion sur l'humanit.Devant la leon des faits, La Botie avait perdusa confiance gnreuse : il croyait moins spon-tanment la franchise naturelle du genrehumain et servait moins volontairement son

  • 24 INTRODUCTION

    utopie. La vie et le contact des hommes eussentfait leur uvre naturelle et attidi son ardeurcomme elles eussent tempr son impulsion.C'est pour cela que Montaigne, modr et assagipar l'ge, s'essaie rajeunir La Botie pourprter moins d'importance son action. Loindel surfaire, il l'attnue, adoucissant son acte,prfrant laisser son langage sans cho pluttque de lui prter une porte excessive etinjuste. L est l'unique raison de son attitude :c'est pourquoi il a prfr se taire que livrer des commentaires injustifis et excessifs la Ser-vitude volontaire d'abord, et ensuite le Mmoiresur rdit de janvier 1562. Malgr les risquesauxquels l'exposait le silence de La Botie, ilaime mieux laisser sa pense inconnue quepermettre qu'on la travestisse : il savait que letemps finirait par la mettre au jour sous sonvritable aspect. Et on ne saurait dire que cecalcul ait t tromp, puisque l'uvre entirede La Botie a t imprime sans que Mon-taigne lait laiss fausser.

    C'est pourquoi Montaigne laissa le langagede La Botie ce qu'il tait l'origine : hardi etvigoureux, peu port vers les innovations detout genre, comme devait l'tre celui d'un futurmagistrat, sans sympathie pour les tmraires,Tilme gnreux. Dj on connaissait depuis

  • INTRODUCTION 2$

    quelque temps, plus ou moins ouvertement,ce fier langage tout plein du culte de la libertet de l'excration de la tyrannie. Ce qui entait le danger, c'tait le souffle loyaliste et

    spontan qui mettait en belle place l'loge dumonarque parmi les rcriminations contre latyrannie, et le rcit des mfaits du tyran. Ils'agissait d'ailleurs, sous la plume de LaBotie, dun personnage abstrait, rminiscenceantique qui ne comportait nulle allusiondirecte, parce que les rapprochements qui pou-vaient y tre faits ne concordaient ni dansl'esprit ni dans l'application immdiate et pro-chaine.

    Malgr l'apparence, cette inspiration loya-liste persistera dans le langage de La Botie eton retrouvera ce sentiment, ce langage mme,quand il reprendra la plume pour parler plusposment et d'un sens plus rassis. L'lan de sanature librale l'entrana juqu' pousser spon-tanment ces accents loquents qui se prolon-gent ainsi, aprs quatre sicles, avec une con-viction si forte. Il donna de lui-mme et sansprmditation cette forme noble et entranante des penses que d'autres avant lui avaientenvisages, que d'autres avaient exprimes,avec moins d'enthousiasme sans doute, maisavec une logique suffisante, de Philippe Pot

  • 20 INTRODUCTION

    Michel Geissmayer, aptres l'un et l'autre dela libert humaine et de l'galit religieuse.Ces sentiments, d'autres auraient pu les mani-fester, mais il leur aurait manqu assurmentl'entranement, sinon la conviction. Pouss parla gnrosit de sa nature, gagn par son curardent et mobile, La Botie se laisse aller ce

    mouvement magnanime et noble qu'il etexprim sans doute d'original dans des verslatins serrs et concis, s'il avait voulu expri-

    mer des sentiments plus prcis et moins dcla-matoires. Mais, dans la fougue de son zle

    et de son caractre, il laisse parler sa langue

    naturelle et pousse sans effort un cri d'indi-

    gnation loquente qui rsumait tout un passd'enthousiasme et de conviction.

    MMOIRE TOUCHANT l'DIT DE JANVIER l562

    Pour tre complet, le recueil des opuscules

    de La Botie publi par Montaigne, en iSyi,manquait donc de deux ouvrages dont la pater-nit ne saurait faire de doute : le Discours de la

    Servitude volontaire, et le Mmoire touchantVdit de janvier 1562. On a dj vu commentla Servitude volontaire fut divulgue ; on vasfivoir pourquoi nous pensons avoir dcouvert

  • INTRODUCTION 27

    le Mmoire sur l'dit de janvier et quelles rai-sons nous dterminent le lui attribuer for-mellement.Montaigne confesse avec nettet avoir eu

    en mains, aprs la mort de La Botie, la Servi-tude volontaire, dont nous savons en dtail lesort, et aussi quelques Mmoires de nostroubles sur l'dit de janvier 1662 . Ce sontles termes mmes de Montaigne, et il ajoute : Mais quant ces deux dernires pices, jeleur trouve la faon trop dlicate et mignardepour les abandonner au grossier et pesant aird'une si malplaisante saison . Ceci taitcrit le 10 aot 1670, une heure o lesRforms s'taient dj maintes fois soulevset se montraient particulirement turbulents, la veille de la paix de Saint Germain qui lesmnageait beaucoup.

    Par scrupule, Montaigne laissa donc inditsles deux opuscules de son ami, mais tandisque la Servitude volontaire voyait le jour, lesMmoires sur l'dit de janvier demeurrentindits : Montaigne les signala sans que lescontemporains semblent s'tre proccups deleur existence. Il est vrai que cet ouvragen'agitait pas une question toujours brlantecomme le prcdent, et que, trait d'uneplume moins juvnile, il devait tre de sens

  • 28 INTRODUCTION

    plus rassis. De sorte que, si on ne pouvailignorer que ces Mmoires avaient t compo-ss, on ne savait jusqu' ce jour quel sort ilsavaient eu. Les publicistes du temps ayantddaign cette uvre, il fallait la rechercherdans les manuscrits inexplors et tcher de l'ydcouvrir. C'est ainsi que nous avons procd.Aprs quelques incertitudes, le manuscritn" 410 de la bibliothque Mejane, Aix-en-Provence, nous a paru pouvoir contenir lasolution de la question pose. C'est un recueilfactice reli en parchemin, de trente-six pices,les unes originales, les autres en copie dutemps, presque toutes concernant des vne-ments du xvi

  • INTRODUCTION 29

    nous ait pas conserv^ le texte dans sa puretoriginelle, on se convaincra aisment qu'ellesmanent d'un humaniste matre de sa penseet de sa langue, habile dvelopper lunecomme crire l'autre. Dans l'argumentationet dans le style, on retrouve, quoique avecmoins d'clat, les procds dj employs dansla Servitude volontaire : numrations destines convaincre ; raisons loquentes dont l'exposest soulign par la force de l'expression : sobreemploi des figures qui claire la dmonstra-tion sans l'afl'aiblir. Ne sont-ce pas des traitsde ressemblance avec le Contr'un, plus nerveux,sans doute, et plus gnreux dans la formeque les Mmoires sur l'dit dejanvier, inspirspar le mme amour de la libert et de lajustice, prchant le respect de la tolranceavec une conviction plus contenue, mais nonmoins profonde ?videmment, toutes ces analogies n'ont

    qu'une valeur relative : on les souhaiterait plusdirectes, plus probantes. Mais d'autres consta-tations viennent souligner ces traits, les accen-tuer. On constate encore, la lecture, que cespages sont d'un magistrat du sud-ouest,videmment d'un conseiller au Parlement deBordeaux. Il parle maintes fois de la Guyenne,de noire Guyenne, de ce qui s'y fait, de ce

  • 30 INTRODUCTION

    qu'on y pense, et les rares exemples qu'ilinvoque sont tirs de cette rgion, qu'il plaintet dont il s'occupe avec une sympathie mani-feste. Si ces cas sont trop rares, notre gr, ils

    n'en sont pas moins caractristiques. Magis-trat, l'auteur penche pour l'exercice de lajustice : c'est elle qu'il veut qu'on fasse appel,il demande qu'elle dcide etque le pouvoir admi-nistratif excute. Il sait que, malgr ses carts,malgr l'intolrance de nombre de ses mem-bres, l'quit des Parlements ofTre plus degaranties que celle des officiers administratifs :avec elle la rpression est plus mesure,d'ordinaire, plus gale et moins sujette carts. Dj, La Botie en avait fait l'expriencequand il accompagna, en octobre i56i, Burie,lieutenant du roi Bordeaux, quand celui-civint en Agenais, pour calmer les passionsreligieuses trop excites. La Botie avait essayalors de faire triompher le bon sens et il estnaturel que plus tard, prconisant une mesuregnrale, pour tablir la concorde dans lepays, il ait song au moyen expriment parlui-mme.

    C'est apparemment dans les derniers joursde cette anne i56i, que La Botie rdigea sonmmoire. Elle avait t, cette anne, pleined'v-nements. A la mort de Franois II (5 dcem-

  • INTRODUCTION 3I

    bre i56o), Catherine de Mdicis avait pris enmain le pouvoir, comme rgente de son filsmineur Charles IX, et se sentant trop faible entreles partis en prsence, elle essayait aussitt delouvoyer, mnageant tantt Cond et Antoinede Navarre, tantt supportant les Guise etMontmorency. Cette indcision de la reine sefait sentir sur toute l'administration duroyaume. Les tats gnraux, convoqus Orlans quand Franois II trpassa, deviennentaussitt plus pressants. Le Tiers-tat reven-dique nettement, par la voix de l'avocat borde-lais Jean Lange, des rformes politiques et reli-gieuses. Il s'entend avec la Noblesse pour atta-quer le Clerg, qui, lui, maladroitement sedfend par la violence. Les trois ordres avaientt runis pour faire face au dficit du trsorroyal ; mais la question religieuse s'impose eux, et dsormais c'est elle qui primera lesautres.

    Ce n'est pas ce qu'et souhait le Rgente,qui manifestement relguait alors la questionreligieuse la suite de la question dynastiqueet s'efforait de maintenir la tranquillit, pourtirer les finances de la royaut et la royautelle-mme du grand embarras o elles sedbattaient. Une premire fois, le 19 avril i56i,un dit de tolrance vint donner chacun la

  • 32 INTRODUCTION

    libert des prches privs et librer les dtenuspour cause de religion ; et ce premier pas dansla voie d'une indulgence intresse mcontenteles catholiques, sans satisfaire les rforms. Lesprches se multiplirent, les auditeurs devin-rent turbulents, Paris se troubla et il en fut demme de bien des provinces du royaume.L'audace des rforms, leur esprit de suitealarmrent les hommes judicieux qui jusque-ls'taient montrs sans prvention contre leculte nouveau, La reine s'en mut son tour,et, d'elle-mme, par un coup d'autorit plusaffect que rel, elle promulgua, le ii juillet,un dit qui dfendait les prches et revintbrusquement un an en arrire, Franois l,et aux prescriptions de l'ordonnance de Romo-rantin.

    Les rforms ne se mprirent pas sur cettemesure et sentirent tout ce qu'elle avait deprcaire. Ils agirent avec la mme constance,agitant chaque jour davantage les provinces,tandis qu' la cour la royaut se dbattait dansles mmes difficults. En se sparant, les Etatsgnraux d'Orlans s'taient ajourns aui" mai i56i. Ils ne purent se runir Pontoiseque le i*' aot suivant, et l, le Tiers-tat et laNoblesse, marchandant avec le prince, cher-chent obtenir quelque chose de son autorit,

  • INTRODUCTION 33

    en change des sacrifices qu'ils consentent poursauver les finances. Le Clerg, lui, est occupaux vaines discussions thologico-ergoteuses

    du colloque de Poissy, car on s'est avis, aprsune sance gnrale Saint-Germain (27 aot),pour essayer de rapprocher momentanmentles adversaires religieux, de rassembler dansune runion thologique des prlats catholi-ques et des pasteurs protestants. Dans ce

    synode, on discute pendant tout le mois deseptembre ; on ergote de plus en plus pre-ment, mesure que disparait l'espoir de voirl'glise catholique se rformer elle-mme pourse rapprocher de ses ennemis.On s'tonne maintenant d'une confiance si

    nave ; mais il ne faut pas oublier que le dogmecatholique n'tait pas fix alors comme il l'a

    t depuis. Le concile de Trente, qui devait leformuler, convoqu en dcembre i545, subittant d'interruptions et d'arrts, qu'en i56i les

    mesures qu'on attendait de lui n'avaient pasencore t prises. Dans ces conjonctures, tousse croyaient permis de chercher les moyensde calmer les troubles et chacun en proposait.Naturellement le colloque de Poissy n'avaitabouti aucune solution doctrinale et l'ententeavait t si mal tablie que parfois les rfor-ms se gourmrent entre eux aussi vivement

  • 34 INTRODUCTION

    qu'ils combattaient les catholiques. Le seulrsultat pratique, encore fort incertain, fut la

    dclaration du Roi du i8 septembre, sur lefait de la police et rglement qu'il veut tretenu entre ses sujets , et qui, en interdisantle port des armes, donna quelque calme, mais,d'autre part, enhardit les rforms, en sus-pendant quelques pnalits dictes leurendroit.

    La Guyenne se ressentait naturellement detoutes ces irrsolutions. Dj, en mai i56o, lapublication de l'dit de Romorantin, quiremettait aux vques la connaissance du crimed'hrsie, avait amen de grands troubles,surtout au pays d'Agenois. Il en fut de mmedans toutes les circonstances qui touchaient ces questions irritantes. Cependant, la mortde Franois II, la Guyenne et Bordeaux taientrelativement calmes. On se runissait un peupartout, avec ou sans armes ; les calvinistes se

    tenaient cois et bon nombre d'entre euxavaient fait profession de fidlit au nouveauroi. Ds le i8 janvier i56i, le Parlement deBordeaux avait crit la Rgente pour luisignaler la multiplication des hrtiques dansson ressort et se plaindre de leurs excs, sur-tout en Saintonge et dans l'Agenois. Pourveiller sur ces derniers, qui semblaient les

  • INTRODUCTION 35

    plus graves, le lieutenant du Roi Burie avait euordre de se rendre Agen, et Monluc vint l'yrejoindre. Mais les rforms se continrent,sentant que la violence n'tait pas de saison etpouvait nuire leur cause. D'ailleurs, ils pou-vaient se rpandre en manifestations moinstumultueuses, et, soit au second synode desglises rformes, Poitiers le lo mars i56i,soit l'assemble des trois tats de la provincede Guyenne, le 25 mars, il leur avait t loisiblede manifester leurs aspirations autrementqu'en troublant le pays.

    Les troubles clatrent surtout vers la fin deseptembre, quand des raisons plus immdiatesvinrent s'ajouter aux proccupations confes-sionnelles. Des lettres patentes du 22 septembretablirent une imposition extraordinaire de5 sols par muid de vin, exige pendant dixans, et dont le produit tait destin au paie-ment des dettes de la couronne et au rachatdu domaine royal alin. Cette mesure fiscalefut surtout ressentie en Guyenne, provinceviticole, et qui faisait un commerce importantde ses produits. On s'effora de transiger, onrussit racheter la taxe, mais cette proccu-pation avait accru le mcontentement desesprits. C'tait prcisment l'heure o l'onessayait d'appliquer les mesures indulgentes

  • 36 INTRODUCTION

    de la dclaration royale du 18 septembre, cons-cutive au colloque de Poissy et aux tats gn-raux de Pontoise. Un souffle de libralisme etde tolrance se faisait sentir travers lesesprits ; les plus senss songrent s'accom-moder de cette situation, quitte l'amliorerensuite. C'est bon droit que, pour cette poli-tique, on avait choisi Burie qui n'tait pasfanatique et savait juger par lui-mme, sansparti pris, du mal et du remde. Suspect auxnergumnes des deux camps, sa loyaut n'entait pas moins foncire, et il voulait la faireprvaloir.

    Pourtant, pour cette mission conciliante,Burie voulut emmener La Botie avec lui et ilen demanda l'autorisation au Parlement, le21 septembre. Tous deux s'en allrent de con-serve Langon, Bazas, Marmande, maisc'est Agen surtout que leur habilet eutl'occasion de s'exercer. Les rforms s'y taientempars du couvent des Jacobins, et n'en vou-laient pas dloger. Burie les y contraignit,pouss cela par La Botie, combien qu'ilne se soucit pas beaucoup de la religionromaine , ainsi que le remarque Thodore deBze, qui a rapport le fait.

    Mais c'tait l pure question d'quit, d'au-tant qu'en mme temps, Burie accordait aux

  • INTRODUCTION 37

    calvinistes l'glise Sainte-Foix de la mmeville, pour y clbrer leur culte, il leur dfen-dait non moins formellement de s'emparerdsormais de tout autre difice catholique, etce sous peine de la mort, et dcidait que, par-tout o il y aurait deux glises, la principaleresterait aux mains des catholiques, et quel'autre serait remise aux protestants, maisque l o il n'y en aurait qu'une seule, lesdeux cultes s'y clbreraient tour tour, sansse combattre. C'tait, par avance, comme unessai d'une des principales dispositions quel'dit de janvier allait bientt proclamer.

    La Botie eut-il part la dtermination deBurie, que Thodore de Bze rapporte ? Aprsavoir lu le mmoire qui suit, on n'en douteraassurment pas. Ce sont les mmes sentimentsqui inspirent celui qui a crit et celui quiaurait agi de la sorte. Mais cette tolranceexceptionnelle n'tait pas pour se faire admet-tre des contemporains. Dans la pratique, tropde motifs devaient venir la trarerser. Devantcette condescendance, la Rforme prenait del'audace, soit la cour, soit dans le pays, et, lo ses adeptes taient en nombre, ils rsis-taient ouvertement aux magistrats, d'autantmieux que la rgente semblait pencher en leurfaveur. Ils s'org^anisaient militairement et

  • 38 INTRODUCTION

    chassaient un peu partout, dans le sud-ouest,les moines de leurs couvents, comme Agen, Condom, Marmande ou Bazas, brisant lesstatues et renversant les tabernacles, lis assas-

    sinaient aussi les gentilshommes souponnsde leur vouloir du mal, tels que le baron deFumel. Il est vrai que, l o les catholiquestaient demeurs en force, comme Cahors, ledimanche 16 novembre i56i, les huguenotsfurent traqus et massacrs sans merci. Il estfait allusion cette tragdie, dans le Mmoire,preuve qu'il est postrieur l'vnement. Maisquelle en fut l'occasion prcise ? S'il est ais dele situer aprs dcembre i56i, il l'est beau-coup moins d'en marquer positivement ladate.

    Le Parlement de Bordeaux tait fort excitcontre les fauteurs de dsordre et les circons-tances ne lui manquaient pas de svir contreeux, malgr Burie qui parat mieux garder sonsang-froid. Est-ce propos de quelque incidentde ce genre que le Mmoire fut prsent auParlement ? Il se peut ; il se peut aussi quel'occasion de sa composition fut, lorsque lacour de justice eut dsigner quelques-uns deses membres, pour venir Saint-Germainexaminer, avec le conseil priv, quelle conduitedevait tre tenue l'endroit des rforms. L'in-

  • INTRODUCTION 39

    quitude des catholiques tait manifeste devantl'attitude de la rgente, qui mnageait chaqujour davantage les dissidents, et l'Espagneentretenait ouvertement, contre Catherine deMdicis, l'opposition de ses sujets. Celle-ci,pour mieux se dfendre l'occasion, parutfaire alliance avec les religionnaires, dont lesglises taient bien organises, et qui luiavaient promis, dit-on, au besoin, un secoursde oo.ooo hommes. C'est alors que la Reinereprit Tide d'un nouveau colloque pareil celui de Poissy, cette diffrence prs que lesgens de robe s'y trouvaient mls aux tholo-giens, dont l'intransigeance avait fait chouerle premier.

    Les Parlements durent dsigner chacun deuxmembres, Bordeaux choisit le premier pr-sident de Lagebaston, le conseiller Arnaud dePerron et l'avocat gnral de Lescure, pourse runir ds le 3 janvier i562, au chteau deSaint-Germain. Les membres de l'assembletaient au nombre d'une vingtaine, en outredu conseil priv, et on y dlibra aussitt, nonpas sur le point de savoir laquelle des deuxreligions tait la meilleure, mais si les assem-bles devaient tre permises . C'est bien laquestion qu'examine l'auteur du Mmoire ci-dessous. Comme L'Hospital, il voulait plus de

  • 40 INTRODUCTION

    libert aux prches, mais condition que lesrforms se montrassent soucieux de la loi etrendissent les glises prises par eux. On discutabeaucoup encore. Les parlementaires seseraient montrs assez volontiers tolrants ;mais les membres du conseil priv n'taientpas disposs entrer dans cette voie, et,stimuls par les rsistances catholiques, s'op-posaient aux mesures trop librales. Enfin, le

    17 janvier, la Reine promulgua l'dit de jan-vier, qui refusait l'autorisation d'lever destemples, mais suspendait les mesures pnalescontre les novateurs et leur concdait la libertdes prches et du culte, seulement de jour ethors des villes, la condition de ne prcherque la pure parole de Dieu .Pour assurer dsormais l'excution du nou-

    vel dit, il ne lui manquait plus que l'enregis-trement des Parlements. Au lieu de le prsen-ter au seul Parlement de Paris, comme c'taitle coutume, le Chancelier prsenta en mmetemps l'dit de janvier toutes les autres coursdu royaume, qui s'empressrent de l'accueillir,sauf le Parlement de Dijon qui s'y refusa. Plussage le Parlement de Bordeaux l'enregistrasans retard, et ds la fin de janvier, Tdit ytait publi oERciellement, tandis que le Par-lement de Paris rsista jusqu'au 5 mars. Pen-

  • INTRODUCTION 4I

    dant ce temps, Catherine de Mdicis, tout enpressant les magistrats, avait essay de remet-tre en prsenee les thologiens et runi Saint-Germain, le 27 janvier, une autre conf-rence de prtres catholiques et de pasteursprotestants destins discuter, en prsence desmembres du conseil priv, de quelques pointscontroverss, tels que le culte des images,celui des saints et le symbole de la croix. Pasplus que le colloque de Poissy, celui-cin'aboutit : pendant une quinzaine de jours onargumenta inutilement, moins pour se con-vaincre que pour ne pas se laisser entamer.Certes, il tait naturel qu'il en ft ainsi et cette

    tentative montra, une fois de plus, la vanitd'un pareil dessein. Mais elle montra aussicombien d'esprits sagaces et positifs venaientaisment de semblables illusions et s'ytenaient accrochs. On ne saurait s'tonner,aprs cela, qu'un magistrat comme La Botie,humaniste et libral, ait essay lui aussi de cemoyen inattendu et en ait pes si attentive-ment les inconvnients et les avantages.

    Aprs l'enregistrement de ledit Boixleaux,le Parlement continua montrer ses sympa-thies catholiques, soit en condamnant svre-ment les rforms qui lui taient livrs, soit enludant les prescriptions de l'dit nouveau. Il

  • 42 INTRODUCTION

    est vrai que la turbulence des religionnaires aaugment, et, croyant le succs possible, ils secontraignent moins dans leurs prtentions. LaGuyenne entire est trouble. Burie lui-mme,si pondr par nature, sent seul le danger et yfait face. Pour y parer, il est aid de Biaise deMonluc, dont la personnalit vigoureuse com-mence s'imposer partout. Tous deux, Burieet Monluc, ensemble ou sparment, oprentdans tout le pays en faveur de l'autorit royale,et si l'un se montre impitoyable, l'autre faitpreuve d'une nergie inaccoutume. D'abord,le meurtre du baron de Fumel est veng ;Cahors apais ; le Quercy, le Rouergue, l'Age-nois visits. Tout y est feu et sang et lasituation presque sans issue si Monluc n'ett sans faiblesse. Il bat les huguenots Tar-gon, prend Monsgur, Duras, Agen et Penne,complte ses avantages par des excutionsimpitoyables et achve son succs par le com-bat de Vergt(9 octobre i562), qui, en ruinantles troupes huguenotes en Guyenne, permetde mieux protger cette province et amlioresingulirement l'autorit royale.

    C'est sans doute peu avant cette issue, enjuillet ou en aot prcdent, que le Mmoiresuivant a t compos. Le Parlement sait cesvnements si graves et y cherche des remdes.

  • INTRODUCTION 43

    Parfois, il tient des sances ce destines, parexemple une runion solennelle le i3 juillet,en prsence de Burie et de Monluc, pourexaminer la situation et en dgager les cons-quences. Serait-ce en pareille occurrence quel'auteur du Mmoire communique son uvre ?Les renseignements sont trop rares pour qu'onpuisse rpondre avec prcision. Mais si lescirconstances de la composition sont maldfinies, la date ne saurait l'tre, car le M-moire contient cet gard des indicationsqu'on trouve plus loin. 11 faut le dater dumilieu de i562. Un an plus tard, La Botietrpassait en pleine force, et ces derniers moissemblent n'avoir t employs par lui qu'des besognes professionnelles, l'exercice deson office de magistrat. Du 26 juin i557au 21 mai i563, on a trouv et publi vingt-deux arrts du Parlement de Bordeaux, aurapport d'Etienne de La Botie. Deux seule-ment sont de i563, du 7 et du 21 mai.Ce qui nous surprend le plus aujourd'hui,

    en lisant le Mmoire, c'est de voir qu'on ait pucroire des procds si chimriques. Depuisplus de trois sicles que l'glise catholique afix le dogme et tabli la discipline, nousacceptons ou nous refusons cette limite, maisnous ne la discutons pas, parce qu'elle ne

    k

  • 44 INTRODUCTION

    saurait tre affaire du moment et des circons-tances. Il n'en tait pas de mme alors, et desgens senss purent croire faire uvre mri-toire en essayant d'accommoder les desseinspermanents de la religion aux intrts transi-toires de la politique. On va voir commentl'auteur du Mmoire l'a pens faire. A coupsr, sa bonne foi tait d'autre espce que cellede la Rgente, qui commenait appliquercette maxime de diviser pour mieux rgner, etessayait de s'appuyer alternativement sur l'undes deux cultes, jusqu' ce qu'elle ft assezforte pour les dominer tous les deux. Ce cal-cul, d'ailleurs, ne fut de mise que peu detemps, car, au moment o l'dit de janviertait promulgu, le concile de Trente repre-nait ses sances, le i8 janvier i562, avec laferme intention de pousser bout la besognedont il tait investi. Il s'y donna avec ardeur,si bien qu'en dpit des obstacles, deux ansplus tard, le 26 janvier i564, le pape Pie lYconfirmait par une bulle les dcrets du concileet attribuait exclusivement au Saint-Sige l'in-terprtation de ces dcisions thologiques.Rome parlait et sur ce point il n'y avait qu'la suivre, sous peine d'hrsie, tandis quetoutes les discussions avaient pu se produirejusque-l en pleine libert.

  • INTRODUCTION 45

    C'est ce qu'on ne saurait oublier en lisantles pages suivantes. Gnreux et naf, l'aptrede l'dit de janvier et souhait que l'accordentre rforms et catholiques et des basessolides et raisonnables, fondes sur de mutuel-les concessions. Il voit les vices du clerg, del'glise, cherche de bonne foi a les amender,discute des sacrements, des images, de la vn-ration des saints, avec le dsir manifeste derussir concilier des antinomies, les rendretolrables, sinon les fondre. Il veut quel'glise ancienne s'amliore et que la nouvellesoit moins ardente combattre

    ;que les

    charges financires se partagent mieux et queles individus se montrent plus modrs ; et,pour dominer les passions, que la justice,avise mais sans faiblesse, impose tous lerespect de la chose publique. Tel est aussi, quelques diffrences prs, l'idal, plus oumoins sincre, qu'on trouve dans le langagede quelques hommes prudents du temps,L'Hospital, du Ferrier, Jean de Monluc parexemple.En parlant comme eux, avec plus de loyaut,

    semble-t-il, que quelques-uns, La Botie montreses qualits personnelles : une forme plusnette, une argumentation plus pressante unecertaine chaleur d'me qui anime la pense

  • 46 INTRODUCTION

    sans lui souffler la force de conviction qu'un

    raisonnement plus serr lui et sans douteapporte. On jugera la lecture de ces pages,plus loquentes que logiques, quels sont leursmrites et leurs dfauts. C'est d'un homme desens et d'exprience, ce mmoire, d'un espritqui sait analyser une situation et raisonner

    une politique ; et si l'crivain est un peu

    long par endroits, il a un style net et ferme,

    et s'entend concentrer un argument dansune phrase vigoureuse. Il ne devait pas yavoir alors beaucoup d'hommes ainsi matresde la langue et capables de la manier aveccette sret et cette sobrit dans le tongrave.

    Quant au texte, on s'est content de suivre lemanuscrit, sans en garder l'orthographe et

    sans prtendre respecter les inadvertances d'unscribe peu intelligent ou inattentif, qui, cri-

    vant sans doute rapidement et sous la dicte,perd souvent le fil de la pense de son auteur.Ce qu'on a voulu surtout, prsent, c'estdominer l'impression d'une uvre suivie, qui

    a l'allure, la tenue littraire, en mme tempsqu'en fournir un texte acceptable. Pour cela

    on a essay de suppler aux quelques lacunes,peu nombreuses d'ailleurs, par des motsajouts entre crochets et qui clairent, quand

  • INTRODUCTION 47

    on la pu, les obscurits de la pense ou de lalangue. On aura ainsi un texte prcis o lacritique verbale pourra sexercer utilement ets'employer l'tablir tel qu'il fut compos l'origine (*).

    () [M. Paul BoNNEFON, dcd presque subitement,n'a pas eu le loisir de relire l'preuve en pages de cevolume On peut dire que sa dernire pense a tpour La Botie, puisque la mort l'a surpris, la plume la main, au moment mme o il nous crivait cesujet. Nous avons tch de suppler dans la mesure dupossible sa vigilance et nous nous excusons paravance de fautes qu'il n'aurait pas laiss chapper.Peut-tre et-il encore amlior le texte du Mmoirequ'il avait transcrit en 191 3, pour la Revue d'HistoireLittraire de la France. Qu'il nous soit permis, enpassant, d'honorer la mmoire d'un ami qui laCollection des Cfiefs-d'avre Mconnus et son directeurdoivent beaucoup. (G. T.)].

  • DISCOURSDE LA

    SERVITUDE VOLONTAIRE

    D'avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n y voi :Qu'un, sans plus, soit le matre et qu'un seul soit le roi,

    ce disait Ulysse en Homre, parlant en public.S'il n'et rien plus dit, sinon

    D'avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n'y voi... (2)

    c'tait autant bien dit que rien plus ; mais, au

    lieu que, pour le raisonner, il fallait dire que la

    domination de plusieurs ne pouvait tre bonne,puisque la puissance d'un seul, ds lors qu'ilprend ce titre de matre, est dure et draisonnable,il est all ajouter, tout au rebours.

    Qu'un, sans plus, soit le matre, et qu'un seul soit le l'oi.

    Il en faudrait, d'aventure, excuser Ulysse,

    auquel, possible, lors tait besoin d'user de ce

    langage pour apaiser la rvolte de l'arme ;conformant, je crois, son propos plus au temps

  • 50 DISCOURSDE

    qu' la vrit. Mais, parler bon escient, c'estun extrme malheur d'tre sujet un matre,duquel on ne se peut jamais assurer qu'il soit bon,puisqu'il est toujours en sa puissance d'tremauvais quand il voudra ; et d'avoir plusieursmatres, c'est, autant qu'on en a, autant de foistre extrmement malheureux. Si ne veux-jepas, pour cette heure, dbattre cette question

    tant pourmene, si les autres faons de rpu-blique sont meilleures que la monarchie, encorevoudrais-je savoir, avant que mettre en doutequel rang la monarchie doit avoir entre les rpu-bliques, si elle en y doit avoir aucun, pour ce

    qu'il est malais de croire qu'il y ait rien de pu-blic en ce gouvernement, o tout est un.Mais cette question est rserve pour un autretemps, et demanderait bien son trait part,ou plutt amnerait quant et soi toutes les dis-putes politiques.,

    Pour ce coup, je ne voudrais sinon entendrecomme il se peut faire que tant d'hommes, tantde bourgs, tant de villes, tant de nations en-durent quelquefois un tyran seul, qui n'a puis-

    sance que celle qu'ils lui donnent;qui n'a pou-

    voir de leur nuire, sinon qu'ils ont pouvoir de

    l'endurer;qui ne saurait leur faire mal aucun,

    sinon lorsqu'ils aiment mieux le souffrir que luicontredire. Grand 'chose certes, et toutefois si

  • LA SERVITUDE VOLONTAIRE 5I

    commune qu'il s'en faut de tant plus douloir et

    moins s'bahir (^) voir un million de millionsd'hommes servir misrablement, ayant le col sousle joug, non pas contraints par une plus grandeforce, mais aucunement (ce semble) enchants etcharms par le nom seul d'un, duquel ils ne doi-vent ni craindre la puissance, puisqu'il est seul, ni

    aimer les qualits, puisqu'il est en leur endroit

    inhumain et sauvage. La faiblesse d'entre noushommes est telle, [qu'jil faut souvent que nousobissions la force, il est besoin de temporiser,

    nous ne pouvons pas toujours tre les plus forts.Donc, si une nation est contrainte par la force de

    la guerre de servir un, comme la cit d'Athnesaux trente tyrans, il ne se faut pas bahir qu'elle

    serve, mais se plaindre de l'accident ; ou bien

    plutt ne s'bahir ni ne s'en plaindre, mais por-ter le mal patiemment et se rserver l'avenir meilleure fortune.

    Notre nature est ainsi, que les communs de-

    voirs de l'amiti l'emportent une bonne partiedu cours de notre vie ; il est raisonnable d'aimerla vertu, d'estimer les beaux faits, de recon-natre le bien d'o l'on l'a reu, et diminuersouvent de notre aise pour augmenter l'hon-

    neur et avantage de celui qu'on aime et qui lemrite. Ainsi donc, si les habitants d'un paysont trouv quelque grand personnage qui leur

    LA BOTIE 4

  • 52 DISCOURSDE

    ait montr par preuve une grande prvoyancepour les garder, une grande hardiesse pour lesdfendre, un grand soin pour les gouverner

    ;

    si, de l en avant, ils s'apprivoisent de lui obiret s'en fier tant que de lui donner quelques avan-tages, je ne sais si ce serait sagesse, de tant qu'onl'te de l o il faisait bien, pour l'avancer enlieu o il pourra mal faire ; mais certes, si nepourrait-il faillir d'y avoir de la bont, de necraindre point mal de celui duquel on n'a reuque bien.

    Mais, bon Dieu ! que peut tre cela ? com-ment dirons-nous que cela s'appelle ? quel malheurest celui-l? quel vice, ou plutt quel malheu-reux vice ? Voir un nombre infini de personnesnon pas obir, mais servir ; non pas tre gouverns,mais tyranniss ; n'ayant ni biens ni parents,femmes ni enfants, ni leur vie mme qui soit eux ! souffrir les pilleries, les paillardises, les

    cruauts, non pas d'une arme, non pas d'uncamp barbare contre lequel il faudrait dfendreson sang et sa vie devant, mais d'un seul ; nonpas d'un Hercule ni d'un Samson, mais d'unseul hommeau, et le plus souvent le plus lcheet femelin de la nation ; non pas accoutum lapoudre des batailles, mais encore grand peineau sable des tournois ; non pas qui puisse par

    force commander aux hommes, mais tout em-

  • LA SERVITUDE VOLONTAIRE 53

    pch de servir vilement la moindre femme-lette (^) ! Appellerons-nous cela lchet ? dirons-

    nous que ceux qui servent soient couards et

    recrus ? Si deux, si trois, si quatre ne se dfendentd'un, cela est trange, mais toutefois possible ; bienpourra-l'on dire, bon droit, que c'est faute decur. ]Mais si cent, si mille endurent d'un seul,ne dira-l'on pas qu'ils ne veulent point, non

    qu'ils n'osent pas se prendre lui, et quec'est non couardise, mais plutt mpris ouddain? Si l'on voit, non pas cent, non pasmille hommes, mais cent pays, mille villes,un million d'hommes, n'assaillir pas un seul,duquel le mieux trait de tous en reoit cemal d'tre serf et esclave, comment pourrons-nous nommer cela ? est-ce lchet ? Or, il y a entous vices naturellement quelque borne, outrelaquelle ils ne peuvent passer : deux peuventcraindre un, et possible dix ; mais mille, mais unmillion, mais mille villes, si elles ne se dfendentd'un, cela n'est pas couardise, elle ne va pointjusque-l ; non plus que la vaillance ne s'tendpas qu'un seul chelle une forteresse, qu'ilassaille une arme, qu'il conqute un royaume.Donc quel monstre de vice est ceci qui ne mritepas encore le titre de couardise, qui ne trouvepoint de nom assez vilain, que la nature dsavoueavoir fait et la langue refuse de nommer?

  • 54 DISCOURSDE

    Qu'on mette d'un ct cinquante mille hommesen armes, d'un autre autant

    ;qu'on les range en

    bataille;

    qu'ils viennent se joindre, les unslibres, combattant pour leur franchise, les autrespour la leur ter : auxquels promettra-l'on par

    conjecture la victoire ? Lesquels pensera-l'onqui plus gaillardement iront au combat, ou ceux

    qui esprent pour guerdon (^) de leurs peines l'en-tretnement de leur libert, ou ceux qui ne peu-vent attendre autre loyer des coups qu'ils donnentou qu'ils reoivent que la servitude d'autrui?

    Les uns ont toujours devant les yeux le bonheurde la vie passe, l'attente de pareil aise l'avenir ;il ne leur souvient pas tant de ce qu'ils endurent,

    le temps que dure une bataille, comme de ce

    qu'il leur conviendra jamais endurer, eux, leurs enfants et toute la postrit. Les autres

    n'ont rien qui les enhardie qu'une petite pointe

    de convoitise qui se rebouche (^) soudain contrele danger et qui ne peut tre si ardente qu'elle

    ne se doive, ce semble, teindre par la moindregoutte de sang qui sorte de leurs plaies. Auxbatailles tant renommes de Miltiade, de Lo-nide, de Thmistocle, qui ont t donnesdeux mille ans y a et qui sont encore aujourd'huiaussi fraches en la mmoire des livres et deshommes comme si c'et t l'autre hier, quifurent donnes en Grce pour le bien des Grecs

  • LA SERVITUDE VOLONTAIRE 55

    et pour l'exemple de tout le monde, qu'est-cequ'on pense qui donna si petit nombre de genscomme taient les Grecs, non le pouvoir, mais

    le cur de soutenir la force de navires que la

    mer mme en tait charge, de dfaire tant denations, qui taient en si grand nombre quel'escadron des Grecs n'et pas fourni, s'il et

    fallu, des capitaines aux armes des ennemis,sinon qu'il semble qu' ces glorieux jours-l cen'tait pas tant la bataille des Grecs contre les

    Perses, comme la victoire de la libert sur ladomination, de la franchise sur la convoitise ?

    C'est chose trange d'our parler de la vaillance

    que la libert met dans le cur de ceux qui ladfendent ; mais ce qui se fait en tous pays,par tous les hommes, tous les jours, qu'un hommemtine (^) cent mille et les prive de leur libert,qui le croirait, s'il ne faisait que l'our dire et

    non le voir? Et, s'il ne se faisait qu'en pays

    tranges et lointaines terres, et qu'on le dit,

    qui ne penserait que cela fut plutt feint et

    trouv que non pas vritable ? Encore ce seultyran, il n'est pas besoin de le combattre, iln'est pas besoin de le dfaire, il est de soi-mmedfait, mais que le pays ne consente sa servi-tude ; il ne faut pas lui ter rien, mais ne lui don-ner rien ; il n'est pas besoin que le pays se mette

    en peine de faire rien pour soi, pourvu qu'il ne

  • 56 DISCOURSDE

    fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples,mmes qui se laissent ou plutt se font gourman-der, puisqu'en cessant de servir ils en seraientquittes ; c'est le peuple qui s'asservit, qui se

    coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d'tre

    serf ou d'tre libre, quitte la franchise et prendle joug, qui consent son mal, ou plutt le pour-chasse. S'il lui cotait quelque chose recouvrersa libert, je ne l'en presserais point, combienqu'est-ce que l'homme doit avoir plus cher quede se remettre en son droit naturel, et, par ma-nire de dire, de bte revenir homme ; maisencore je ne dsire pas en lui si grande hardiesse

    ;

    je lui permets qu'il aime mieux je ne sais quellesret de vivre misrablement qu'une douteuseesprance de vivre son aise. Quoi? si pouravoir libert il ne faut que la dsirer, s'il n'est

    besoin que d'un simple vouloir, se trouvera-t-ilnation au monde qui l'estime encore trop chre,la pouvant gagner d'un seul souhait, et qui

    > plaigne la volont recouvrer le bien lequel il

    devrait racheter au prix de son sang, et lequel

    perdu, tous les gens d'honneur doivent estimerla vie dplaisante et la mort salutaire? Certes,

    comme le feu d'une petite tincelle devient grand

    et toujours se renforce, et plus il trouve de bois,plus il est prt d'en brler, et, sans qu'on ymette de l'eau pour l'teindre, seulement en

  • LA SERVITUDE VOLONTAIRE 57

    n'y mettant plus de bois, n'ayant plus que con-sommer, il se consomme soi-mme et vient sansforce aucune et non plus feu : pareillement les

    tyrans, plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils

    ruinent et dtruisent, plus on leur baille, plus

    on les sert, de tant plus ils se fortifient et de-viennent toujours plus forts et plus frais pouranantir et dtruire tout ; et si on ne leur baille

    rien, si on ne leur obit point, sans combattre,

    sans frapper, ils demeurent nus et dfaits et nesont plus rien, sinon que comme la racine,

    n'ayant plus d'humeur ou aliment, la branchedevient sche et morte.

    Les hardis, pour acqurir le bien qu'ils de-mandent, ne craignent point le danger ; lesaviss ne refusent point la peine : les lches etengourdis ne savent ni endurer le mal, ni recou-vrer le bien ; ils s'arrtent en cela de le souhaiter,et la vertu d'y prtendre leur est te par leurlchet ; le dsir de l'avoir leur demeure par lanature. Ce dsir, cette volont est commune auxsages et aux indiscrets, aux courageux et aux

    couards, pour souhaiter toutes choses qui, tantacquises, les rendraient heureux et contents :une seule chose est dire (i), en laquelle je ne saiscomment nature dfaut aux hommes pour ladsirer ; c'est la libert, qui est toutefois un biensi grand et si plaisant, qu'elle perdue, tous les

  • 58 DISCOURSDE

    maux viennent la file, et les biens mme quidemeurent aprs elle perdent entirement leurgot et saveur, corrompus par la servitude :

    ,la seule libert, les hommes ne la dsirent point,non pour autre raison, ce semble, sinon ques'ils la dsiraient, ils l'auraient, comme s'ils refu-

    saient de faire ce bel acqut, seulement parcequ'il est trop ais.

    Pauvres et misrables peuples insenss, na-tions opinitres en votre mal et aveugles en votrebien, vous vous laissez emporter devant vous le

    plus beau et le plus clair de votre revenu, pillervos champs, voler vos maisons et les dpouillerdes meubles anciens et paternels ! Vous vivezde sorte que vous ne vous pouvez vanter querien soit vous ; et semblerait que meshui cevous serait grand heur de tenir ferme vos biens,vos familles et vos vies ; et tout ce dgt, ce mal-heur, cette ruine, vous vient, non pas des enne-

    mis, mais certes oui bien de l'ennemi, et de celuique vous faites si grand qu'il est, pour lequelvous allez si courageusement la guerre, pour

    la grandeur duquel vous ne refusez point deprsenter la mort vos personnes. Celui qui vousmatrise tant n'a que deux yeux, n'a que deuxmains, n'a qu'un corps, et n'a autre chose quece qu'a le moindre homme du grand et infininombre de nos villes, sinon que l'avantage que

  • LA SERVITUDE VOLONTAIRE 59

    VOUS lui faites pour vous dtruire. D'o a-t-ilpris tant d'yeax, dont il vous pie, si vous ne les

    lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pourvous frapper, s'il ne les prend de vous ? Les piedsdont il foule vos cits, d'o les a-t-il, s'ils ne sontdes vtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir survous, que par vous? Comm^nl vous oserait-Ucourir sus, s'il n'avait intelligence avec vous?

    Que vous pourrait-il faire, si vous n'tiez rece-leurs du larron qui vous pille, complices du meur-trier qui vous tue et tratres vous-mmes ?Vous semez vos fruits, afin qu'il en fasse le dgt ;vous meublez et remplissez vos maisons, afinde fournir ses pilleries ; vous nourrissez vosfilles, afin qu'il ait de quoi soler sa luxure

    ;

    vous nourrissez vos enfants, afin que, pour le

    mieux qu'il leur saurait faire, il les mne en sesguerres, qu'il les conduise la boucherie, qu'illes fasse les ministres de ses convoitises, et lesexcuteurs de ses vengeances ; vous rompez lapeine vos personnes, afin qu'il se puisse mignar-der en ses dlices et se vautrer dans les sales etvilains plaisirs ; vous vous affaiblissez, afin de lerendre plus fort et roide vous tenir plus courtela bride ; et de tant d'indignits, que les btesmmes ou ne les sentiraient point, ou ne l'endu-reraient point, vous pouvez vous en dlivrer,si vous l'essayez, non pas de vous en dlivrer,

  • 6o DISCOURSDE

    mais seulement de le vouloir faire. Soyez rsolusde ne servir plus, et vous voil libres. Je ne veuxpas que vous le poussiez ou l'branliez, maisseulement ne le soutenez plus, et vous le verrez,comme un grand colosse qui on a drob sabase, de son poids mme fondre en bas et serompre.

    Mais certes les mdecins conseillent bien dene mettre pas la main aux plaies incurables,et je ne fais pas sagement de vouloir prcher enceci le peuple qui perdu, longtemps a, touteconnaissance, et duquel, puisqu'il ne sent plus

    son mal, cela montre assez que sa maladie estmortelle. Cherchons donc par conjecture, sinous en pouvons trouver, comment s'est ainsisi avant enracine cette opinitre volont deservir, qu'il semble maintenant que l'amourmme de la libert ne soit pas si naturelle.

    Premirement, cela est, comme je crois, horsde doute que, si nous vivions avec les droits quela nature nous a donns et avec les enseignementsqu'elle nous apprend, nous serions naturellement

    obissants aux parents, sujets la raison, et serfsde personne. De l'obissance que chacun, sansautre avertissement que de son naturel, porte ses pre et mre, tous les hommes s'en sonttmoins, chacun pour soi ; de la raison, si elle

    nat avec nous, ou non, qui est une question d-

  • LA SERVITUDE VOLONTAIRE 6l

    battue fond par les acadmiques et touchepar toute l'cole des philosophes. Pour cette

    heure je ne penserai point faillir en disant cela,qu'il y a en notre me quelque naturelle semencede raison, laquelle, entretenue par bon conseilet coutume, florit en vertu, et, au contraire, sou-

    vent ne pouvant durer contre les vices survenus,touffe, s'avorte. Mais certes, s'il y a rien de clairni d'apparent en la nature et o il ne soit pas per-mis de faire l'aveugle, c'est cela que la nature,le ministre de Dieu, la gouvernante des hommes,nous a tous faits de mme forme, et, comme ilsemble, mme moule, afin de nous entrecon-natre tous pour compagnons ou plutt pourfrres ; et si, faisant les partages des prsentsqu'elle nous faisait, elle a fait quelque avantagede son bien, soit au corps ou en l'esprit, aux imsplus qu'aux autres, si n'a-t-elle pourtant entendunous mettre en ce monde comme dans un campclos, et n'a pas envoy ici-bas les plus forts niles plus aviss, comme des brigands arms dansune fort, pour y gourmander les plus faibles ;mais plutt faut-il croire que, faisant ainsi lesparts aux uns plus grandes, aux autres plus pe-tites, elle voulait faire place la fraternelle aflFec-tion, afin qu'elle et o s'employer, ayant lesuns puissance de donner aide, les autres besoind'en recevoir. Puis donc que cette bonne mre

  • 62 DISCOURSDE

    nous a donn tous toute la terre pour demeure,nous a tous logs aucunement en mme maison,nous a tous figurs mme patron, afin que cha-cun se put mirer et quasi reconnatre l'un dansl'autre ; si elle nous a donn tous ce grand pr-sent de la voix et de la parole pour nous accointeret fraterniser davantage, et faire, par la commune

    et mutuelle dclaration de nos penses, une com-munion de nos volonts ; et si elle a tch partous moyens de serrer et treindre si fort le nudde notre alliance et socit ; si elle a montr,en toutes choses, qu'elle ne voulait pas tant nous

    faire tous unis que tous uns, il ne faut pas faire

    doute que nous ne soyons naturellement libres,

    piiisque nous sommes tous compagnons, et ne

    peut tomber en l'entendement de personne quenature ait mis aucun en servitude, nous ayanttous mis en compagnie.

    Mais, la vrit, c'est bien pour nant de d-battre si la libert est naturelle, puisqu'on ne

    peut tenir aucun en servitude sans lui faire tort,

    et qu'il n'y a rien si contraire au monde la nature,tant toute raisonnable, que l'injure. Reste doncla libert tre naturelle, et par mme moyen, mon avis, que nous ne sommes pas ns seulementen possession de notre franchise, mais aussi avecaffectation de la dfendre. Or, si d'aventure nous

    nous faisons quelque doute en cela, et sommes

  • LA SERVITUDE VOLONTAIRE 63

    tant abtardis que ne puissions reconnatre nos

    biens ni semblablement nos naves affections, il

    faudra que je vous fasse l'honneur qui vous appar-

    tient, et que je monte, par manire de dire, lesbtes brutes en chaire, pour vous enseigner

    votre nature et condition. Les btes, ce maid'

    Dieu ! si les hommes ne font trop les sourds,leur crient : Vive libert ! Plusieurs en y ad'entre elles qui meurent aussitt qu'elles sont

    prises : comme le poisson quitte la vie aussitt

    que l'eau, pareillement celles-l quittent la lu-

    mire et ne veulent point survivre leur naturellefranchise. Si les animaux avaient entre euxquelques prminences, ils feraient de celles-l

    leur noblesse. Les autres, des plus grandes

    jusqu'aux plus petites, lorsqu'on les prend,font si grande rsistance d'ongles, de cornes, de

    bec et de pieds, qu'elles dclarent assez combienelles tiennent cher ce qu'elles perdent; puis,

    tant prises, elles nous donnent tant de signesapparents de la connaissance qu'elles ont de leur

    malheur, qu'il est bel voir que ce leur est plus

    languir que vivre, et qu'elles continuent leur

    vie plus pour plaindre leur aise perdue que pour

    se plaire en servitude. Que veut dire autre chosel'lphant qui, s'tant dfendu jusqu' n'enpouvoir plus, n'y voyant plus d'ordre, tant surle point d'tre pris, il enfonce ses mchoires et

  • 64 DISCOURSDE

    casse ses dents contre les arbres, sinon que le granddsir qu'il a de demeurer libre, ainsi qu'il est,lui fait de l'esprit et l'avise de marchanderavec les chasseurs si, pour le prix de ses dents,il en sera quitte, et s'il sera reu de bailler sonivoire et payer cette ranon pour sa libert?Nous apptons le cheval ds lors qu'il est npour l'apprivoiser servir ; et si ne le savons-nous si bien flatter que, quand ce vient le domp-ter, il ne morde le frein, qu'il ne rue contre l'pe-ron, comme (ce semble) pour montrer la natureet tmoigner au moins par l que, s'il sert, cen'est pas de son gr, ains par notre contrainte.Que faut-il donc dire ?

    Mme les bufs sous le poids du joug geignent,Et les oiseaux dans la cage se plaignent,

    comme j'ai dit autrefois, passant le temps nosrimes franaises (i) ; car je ne craindrai point,crivant toi, Longa (^) , mler de mes vers, des-quels je ne lis jamais que, pour le semblant quetu fais de t'en contenter, tu ne m'en fasses toutglorieux. Ainsi donc, puisque toutes choses quiont sentiment, ds lors qu'elles l'ont, sentent lemal de la sujtion et courent aprs la libert,puisque les btes, qui encore sont faites pour leservice de l'homme, ne se peuvent accoutumer servir qu'avec protestation d'un dsir contraire,

  • LA SERVITUDE VOLONTAIRE 65

    quel malencontre a t cela qui a pu tant dna-turer l'homme, seul n, de vrai, pour vivrefranchement, et lui faire perdre la souvenance

    de son premier tre et le dsir de le reprendre ?

    Il y a trois sortes de tyrans (^) : les uns ont leroyaume par lection du peuple, les autres parla force des armes, les autres par succession de

    leur race. Ceux qui les ont acquis par le droit dela guerre, ils s'y portent ainsi qu'on connat bien

    qu'ils sont (conune l'on dit) en terre de conqute.Ceux-l qui naissent rois ne sont pas commun-ment gure meilleurs, ains tant ns et nourrisdans le sein de la tyrannie, tirent avec le lait lanature du tyran, et font tat des peuples qui sontsous eux comme de leurs serfs hrditaires

    ;

    et, selon la complexion de laquelle ils sont plusenclins, avares ou prodigues, tels qu'ils sont,

    ,ils font du royaume comme de leur hritage.Celui qui le peuple a donn l'tat devrait tre,ce me semble, plus insupportable, et le serait,comme je crois, n'tait que ds lors qu'il se voitlev par-dessus les autres, flatt par je ne saisquoi qu'on appelle la grandeur, U dlibre den'en bouger point ; communment celui-l faittat de rendre ses enfants la puissance que lepeuple lui a laisse : et ds lors que ceux-l ontpris cette opinion, c'est chose trange de combienils passent en toutes sortes de vices et mme en

  • 66 DISCOURSDE

    la cruaut, les autres tyrans, ne voyant autresmoyens pour assurer la nouvelle tyrannie qued'treindre si fort la servitude et tranger tantleurs sujets de la libert, qu'encore que la m-moire en soit frache, ils la leur puissent faireperdre. Ainsi, pour en dire la vrit, je vois bienqu'il y a entre eux quelque diffrence, mais dechoix, je n'y en vois point ; et tant les moyensde venir aux rgnes divers, toujours la faonde rgner est quasi semblable : les lus, commes'ils avaient pris des taureaux dompter, ainsiles traitent-ils ; les conqurants en font commede leur proie ; les successeurs pensent d'en faireainsi que de leurs naturels esclaves.Mais propos, si d'aventure il naissait aujour-

    d'hui quelques gens tout neufs, ni accoutums la sujtion, ni afriands la libert, et qu'ilsne sussent que c'est ni de l'un ni de l'autre, ni grand peine des noms ; si on leur prsentaitou d'tre serfs, ou vivre francs, selon les lois

    desquelles ils ne s'accorderaient : il ne faut pas

    faire doute qu'ils n'aimassent trop mieux obir la raison seulement que servir un homme ;sinon, possible, que ce fussent ceux d'Isral, qui,

    sans contrainte ni aucun besoin, se firent un

    tyran : duquel peuple je ne lis jamais l'histoireque je n'en aie trop grand dpit, et quasi jusqu'en devenir inhumain pour me rjouir de tant de

  • LA SERVITUDE VOLONTAIRE 67

    maux qui leur en advinrent. Mais certes tous leshommes, tant qu'ils ont quelque chose d'homme,devant qu'ils se laissent assujtir, il faut l'un desdeux, qu'ils soient contraints ou dus : contraintspar des armes trangres, comme Sparte ouAthnes par les forces d'Alexandre, ou par lesfactions, ainsi que la seigneurie d'Athnes taitdevant venue entre les mains de Pisistrate. Par.tromperie perdent-ils souvent la libert, et, en ce,ils ne sont pas si souvent sduits par autruicomme ils sont tromps par eux-mmes : ainsile peuple de Syracuse, la matresse ville deSicile (on me dit qu'elle s'appelle aujourd'huiSaragousse), tant press par les guerres, incon-sidrment ne mettant ordre qu'au danger pr-sent, leva Denis, le premier tyran, et lui donnala charge de la conduite de l'arme, et ne sedonna garde qu'il l'et fait si grand que cettebonne pice-l, revenant victorieux, commes'il n'et pas vaincu ses ennemis mais ses ci-toyens, se fit de capitaine roi, et de roi tyran.Il n'est pas croyable comme le peuple, ds lorsqu'il est assujetti, tombe si soudain en un telet si profond oubli de la franchise, qu'il n'estpas possible qu'il se rveille pour la ravoir,servant si franchement et tant volontiers qu'ondirait, le voir, qu'il a non pas perdu sa libert,

    * mais gagn sa servitude. Il est vrai qu'au commen-

  • 68 DISCOURSDE

    cernent on sert contraint et vaincu par la force;

    mais ceux qui viennent aprs servent sans regret etfont volontiers ce que leurs devanciers avaient fait

    par contrainte. C'est cela, que les hommes nais-sant sous le joug, et puis nourris et levs dans leservage, sans regarder plus avant, se contentent

    de vivre comme ils sont ns, et ne pensentpoint avoir autre bien ni autre droit que ce qu'ils

    ^ ont trouv, ils prennent pour leur naturel l'tat

    de leur naissance. Et toutefois il n'est point d'h-ritier si prodigue et nonchalant que quelquefois

    ne passe les yeux sur les registres de son pre,

    pour voir s'il jouit de tous les droits de sa suc-cession, ou si l'on n'a rien entrepris sur lui ou

    /son prdcesseur. Mais certes la coutume, quia en toutes choses grand pouvoir sur nous, n'a

    en aucun endroit si grande vertu qu'en ceci, de

    nous enseigner servir et, comme l'on dit de

    Mithridate qui se fit ordinaire boire le poison,

    pour nous apprendre avaler et ne trouver point

    amer le venin de la servitude. L'on ne peut pas

    nier que la nature n'ait en nous bonne part,pour nous tirer l o elle veut et nous faire direbien ou mal ns ; mais si faut il confesser qu'elle

    . a en nous moins de pouvoir que la coutume :pour ce que le naturel, pour bon qu'il soit, seperd s'il n'est entretenu ; et la nourriture nous

    fait toujours de sa faon, comment que ce soit,

  • LA SERVITUDE VOLONTAIRE 69

    maugr la nature. Les semences de bien que lanature met en nous sont si menues et glissantesqu'elles ne peuvent endurer le moindre heurtde la nourriture contraire ; elles ne s'entretiennentpas si aisment comme elles s'abtardissent,se fondent et viennent rien : ni plus ni moinsque les arbres fruitiers, qui ont bien tous quelque

    naturel part, lequel ils gardent bien si on les

    laisse venir, mais ils le laissent aussitt pour por-ter d'autres fruits trangers et non les leurs,

    selon qu'on les ente. Les herbes ont chacuneleur proprit, leur naturel et singularit ; maistoutefois le gel, le temps, le terroir ou la maindu jardinier y ajoutent ou diminuent beaucoup deleur vertu : la plante qu'on a vue en un endroit,

    on est ailleurs empch de la reconnatre. Quiverrait les Vnitiens, une poigne de gens vivantsi librement que le plus mchant d'entre eux nevoudrait pas tre le roi de tous, ainsi ns et nourrisqu'ils ne reconnaissent point d'autre ambitionsinon qui mieux avisera et plus soigneusementprendra garde entretenir la libert, ainsi appriset faits ds le berceau qu'ils ne prendraient pointtout le reste des flicits de la terre pour perdrele moindre de leur franchise

    ;qui aura vu, dis-je,

    ces personnages-l, et au partir de l s'en iraaux terres de celui que nous appelions GrandSeigneur, voyant l des gens qui ne veulent tre

  • yO DISCOURSDE

    ns que pour le servir, et qui pour maintenirsa puissance abandonnent leur vie, penserait-ilque ceux-l et les autres eussent un mme naturel,ou plutt s'il n'estimerait pas que, sortant d'une

    cit d'hommes, il tait entr dans un parc debtes (1) ? Lycurgue, le policier de Sparte, avait

    nourri, ce dit-on, deux chiens, tous deux frres,tous deux allaits de mme lait, l'un engraissen la cuisine, l'autre accoutum par les champsau son de la trompe et du huchet, voulant montrerau peuple lacdmonien que les hommes sonttels que la nourriture les fait, mit les deux chiensen plein march, et entre eux une soupe et unlivre : l'un courut au plat et l'autre au livre.

    Toutefois, dit-il, si sont-ils frres . Donccelui-l, avec ses lois et sa police, nourrit et fit

    si bien les Lacdmoniens, que chacun d'euxeut plus cher de mourir de mille morts que dereconnatre autre seigneur que le roi et la raison.

    Je prends plaisir de ramentevoir un propos quetinrent jadis un des favoris de Xerxs, le grand roides Persans, et deux Lacdmoniens. QuandXerxs faisait les appareils de sa grande armepour conqurir la Grce, il envoya ses ambassa-deurs par les cits grgeoises demander de l'eauet de la terre : c'tait la faon que les Persansavaient de sommer les villes de se rendre eux.

    A Athnes ni Sparte n'envoya-t-il point, pour

  • LA SERVITUDE VOLONTAIRE 7I

    ce que ceux que Daire, son pre, y avait envoys,

    les Athniens et les Spartiens en avaient jet lesuns dedans les fosses, les autres dans les puits,

    leur disant qu'ils prinsent hardiment de l del'eau et de la terre pour porter leur prince :

    ces gens ne pouvaient souffrir que, de la moindreparole seulement, on toucht leur libert. Pour

    en avoir ainsi us, les Spartains connurent qu'ils

    avaient encouru la haine des dieux, mme deTalthybie, le dieu des hrauts : ils s'avisrent

    d'envoyer Xerxs, pour les apaiser, deux deleurs citoyens, pour se prsenter lui, qu'il ft

    d'eux sa guise, et se payt de l pour les ambas-sadeurs qu'ils avaient tus son pre. DeuxSpartains, l'un nomm Sperte et l'autre Bulis,s'offrirent leur gr pour aller faire ce paiement.De fait ils y allrent, et en chemin ils arrivrentau palais d'un Persan qu'on nommait Indarne,qui tait lieutenant du roi en toutes les \Tillesd'Asie qui sont sur les ctes de la mer. Il les ac-cueillit fort honorablement et leur fit grande chre,et, aprs plusieurs propos tombant de l'un nel'autre, il leur demanda pourquoi ils refusaienttant l'amiti du roi. Voyez, dit-il, Spartains,et connaissez par moi comment le roi sait honorerceux qui le valent, et pensez que si vous tiez lui, il vous ferait de mme : si vous tiez luiet qu'il vous et connu, il n'y a celui d'entre vous

  • 72 DISCOURSDE

    qui ne ft seigneur d'une ville de Grce. Enceci, Indarne, tu ne nous saurais donner bonconseil, dirent les Lacdmoniens, pour ce que lebien que tu nous promets, tu l'as essay, mais celuidont nous jouissons, tu ne sais que c'est : tu asprouv la faveur du roi ; mais de la libert,quel got elle a, combien elle est douce, tu n'ensais rien. Or, si tu en avais tt, toi-mme nousconseillerais-tu la dfendre, non pas avec la

    lance et l'cu, mais avec les dents et les ongles.

    Le seul Spartain disait ce qu'il fallait dire, maiscertes et l'un et l'autre parlait comme il avait t

    nourri ; car il ne se pouvait faire que le Persan

    et regret la libert, ne l'ayant jamais eue, nique le Lacdmonien endurt la sujtion, ayantgot la franchise.

    Caton l'Uticain, tant encore enfant et sous la

    verge, allait et venait souvent chez Sylla le dicta-

    teur, tant pour ce qu' raison du lieu et maisondont il tait, on ne lui refusait jamais la porte,qu'aussi ils taient proches parents. Il avait

    toujours son matre quand il y allait, comme ontaccoutum les enfants de bonne maison. Ils'aperut que, dans l'htel de Sylla, en sa pr-

    sence ou par son consentement, on emprisonnaitles uns, on condamnait les autres ; l'un taitbanni, l'autre trangl ; l'un demandait la confis-cation d'un citoyen, l'autre la tte ; en somme, tout

  • LA SERVITUDE VOLONTAIRE 73

    y allait non comme chez un officier de ville, maiscomme chez un tyran de peuple, et c'tait nonpas un parquet de justice, mais un ouvroir detyrannie. Si dit lors son matre ce jeune gars : Que ne me donnez-vous un poignard ? Je lecacherai sous ma robe : j'entre souvent dans lachambre de Sylla avant qu'il soit lev, j'ai lebras assez fort pour en dpcher la ville. Voilcertes une parole vraiment appartenant Caton :c'tait un commencement de ce personnage,digne de sa mort. Et nanmoins qu'on ne dieni son nom ni son pays, qu'on conte seulement

    le fait tel qu'il est, la chose mme parlera et ju-gera l'on, belle aventure, qu'il tait Romainet n dedans Rome, et lors qu'elle tait libre.A quel propos tout ceci? Non pas certes quej'estime que le pays ni le terroir y fassent rien,car en toutes contres, en tout air, estamrelasujtion et plaisant d'tre libre ; mais parce queje suis d'avis qu'on ait piti de ceux qui, en nais-sant, se sont trouvs le joug sous le col, ou bienque si on les excuse, ou bien qu'on leur pardonne,si, n'ayant vu seulement l'ombre de la libertet n'en tant point avertis, ils ne s'aperoivent

    point du mal que ce leur est d'tre esclaves. S'ily avait quelque pays, comme dit Homre desCimmriens, o le soleil se montre autrementqu' nous, et aprs leur avoir clair six mois

  • 74 DISCOURSDE

    continuels, il les laisse sommeillants dans l'obs-curit sans les venir revoir de l'autre demieanne, ceux qui natraient pendant cette longuenuit, s'ils n'avaient pas ou parler de la clart,s'bahiraient ou si, n'ayant poiqt vu de jour, ilss'accoutumaient aux tnbres o ils sont ns,sans dsirer la lumire ? On ne plaint jamaisce que l'on n'a jamais eu, et le regret ne vientpoint sinon qu'aprs le plaisir, et toujours est,avec la connaissance du mal, la souvenance de lajoie passe. La nature de l'homme est bien d'trefranc et de le vouloir tre, mais aussi sa natureest telle que naturellement il tient le pli que lanourriture lui donne.

    Disons donc ainsi, qu' l'homme toutes choseslui sont comme naturelles, quoi il se nourritet accoutume ; mais cela seulement lui est naf, quoi la nature simple et non altre l'appelle :ainsi la premire raison de la servitude volontaire,c'est la coutume : comme des plus braves cour-tauds, qui au commencement mordent le freinet puis s'en jouent, et l o nagures ruaient contrela selle, ils se parent maintenant dans les harnaiset tout fiers se gorgiassent sous la barde {^). Ils

    disent qu'ils ont t toujours sujets, que leurs presont ainsi vcu ; ils pensent qu'ils sont tenusd'endurer le mal et se font accroire par exemple,et fondent eux-mmes sous la longueur du temps

  • LA SERVITUDE VOLONTAIRE 75

    la possession de ceux qui les tyrannisent ; maispour vrai, les ans ne donnent jamais droit demal faire, ains agrandissent l'injure. Toujourss'en trouve il quelques-uns, mieux ns que lesautres, qui sentent le poic s du joug et ne se peuventtenir de le secouer

    ;qui ne s'apprivoisent

    jamais de la sujtion et qui toujours, commeUlysse, qui par mer et par terre cherchait tou-

    jours de voir de la fame de sa case, ne se peuventtenir d'aviser leurs naturels privilges et de sesouvenir de leurs prdcesseurs et de leur pre-mier tre ; ceux sont volontiers ceux-l qui, ayantl'entendement net et l'esprit clairvoyant, ne secontentent pas comme le gros populas, de regar-der ce qui est devant leurs pieds s'ils n'avisentet derrire et devant et ne remmorent encore leschoses passes pour juger de celles du temps venir et pour mesurer les prsentes ; ce sontceux qui, ayant la tte d'eux-mmes bien faite,l'ont encore polie par l'tude et le savoir. Ceux-l,quand la libert serait entirement perdue ettoute hors du monde, l'imaginent et la sententen leur esprit, et encore la savourent, et la ser-

    I vitude ne leur est de got, pour tant bien qu'onl'accoutre.

    Le grand Turc s'est bien avis de cela, que leslivres et la doctrine donnent, plus que touteautre chose, aux hommes le sens et l'entendement

  • 76 DISCOURSDE

    de se reconnatre et d'har la tyrannie;j'entends

    qu'il n'a en ses terres gure de gens savants nin'en demande. Or, communment, le bon zlet affection de ceux qui ont gard malgr letemps la dvotion la franchise, pour si grandnombre qu'il y en ait, demeure sans effet pourne s'entreconnatre point : la libert leur esttoute te, sous le tyran, de faire, de parler etquasi de penser ; ils deviennent tous singuliersen leurs fantaisies. Donc, Momes, le dieu mo-queur, ne se moqua pas trop quand il trouvacela redire en l'homme que Vulcain avait fait,de quoi il ne lui avait mis une petite fentre aucur, afin que par l on put voir ses penses.L'on voulsit bien dire que Brute et Casse,lorsqu'ils entreprindrent la dlivrance de Rome,ou plutt de tout le monde, ne voulurent pasque Cicron, ce grand zlateur du bien publics'il en fut jamais, fut de la partie, et estimrentson cur trop faible pour un fait si haut : ilsse fiaient bien de sa volont, mais ils ne s'assu-raient point de son courage. Et toutefois, quivoudra discourir les faits du temps pass etles annales anciennes, il s'en trouvera peu oupoint de ceux qui voyant leur pays mal men eten mauviiises mains, aient entrepris d'une inten-tion bonne, entire et non feinte, de le dlivrer,qui n'en soient venus bout, et que la libert,

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    pour se faire paratre, ne se soit elle-mme faitpaule. Harmode, Aristogiton, Thrasybule, Brutele vieux, Valre et Dion, comme ils l'ont vertueu-sement pens, l'excutrent heureusement ; entel cas, quasi jamais bon vouloir ne dfend lafortune. Brute le jeune et Casse trent bienheureusement la servitude, mais en ramenantla libert ils moururent : non pas misrablement(car quel blasphme serait-ce de dire qu'il yait eu rien de misrable en ces gens-l, ni en leurmort, ni en leur vie ?) mais certes au granddommage, perptuel malheur et entire ruinede la rpublique, laquelle fut, conmie il semble,enterre avec eux. Les autres entreprises qui ont

    t faites depuis contre les empereurs romainsn'taient que conjurations de gens ambitieux,lesquels ne sont pas plaindre des inconvnientsqui leur en sont advenus, tant bel voir qu'ilsdsiraient, non pas ter, mais remuer la couronne,prtendant chasser le tyran et retenir la tyrannie.A ceux-ci je ne voudrais pas moi-mme qu'illeur en fut bien succd, et suis content qu'ilsaient montr, par leur exemple, qu'il ne faut pasabuser du saint nom de libert pour faire mau-vaise entreprise.

    Mais pour revenir notre propos, duquel jem'tais quasi perdu, la premire raison pourquoiles honmies servent volontiers, est pour ce qu'ils

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    naissent serfs et sont nourris tels. De celle-ci envient une autre, qu'aisment les gens deviennent,sous les tyrans, lches et effmins : dont je saismerveilleusement bon gr Hyppocras, le grand-pre de la mdecine, qui s'en est pris garde,et l'a ainsi dit en l'un de ses livres qu'il institueDes maladies (^). Ce personnage avait certes en toutle cur en bon lieu, et le montra bien lorsque leGrand Roi le voulut attirer prs de lui forced'offres et grands prsents, il lui rpondit fran-chement qu'il ferait grand conscience de semler de gurir les Barbares qui voulaient tuerles Grecs, et de bien servir, par son art lui, quientreprenait d'asservir la Grce. La lettre qu'illui envoya se voit encore aujourd'hui parmi sesautres uvres, et tmoignera pour jamais de sonbon cur et de sa noble nature. Or, est-il donccertain qu'avec la libert se perd tout en un coupla vaillance. Les gens sujets n'ont point d'all-gresse au combat ni d'pret : ils vont au dangerquasi comme attachs et tous engourdis, par

    manire d'acquit, et ne sentent point bouillirdans leur cur l'ardeur de la franchise qui faitmpriser le pril et donne envie d'achapter, parune belle mort entre ses compagnons, l'honneuret la gloire. Entre les gens libres, c'est l'envi

    qui mieux mieux, chacun pour le bien commun,chacun pour soi, ils s'attardent d'avoir tous leur

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    part au mal de la dfaite ou au bien de la victoire ;mais les gens asservis, outre ce courage guerrier,ils perdent aussi en toutes autres choses la viva-

    cit, et ont le cur bas et mol et incapable detoutes choses grandes. Les tyrans connaissent

    bien cela, et, voyant qu'ils prennent ce pli,

    pour les faire mieux avachir, encore ils aident-ils.Xnophon, historien grave et du premier rang

    entre les Grecs, a fait un livre auquel il fait parler

    Simonide avec Hiron, t^'ran de Syracuse, desmisres du tyran. Ce livre est plein de bonneset graves remontrances, et qui ont aussi bonnegrce, mon avis, qu'il est possible. Que plt Dieu que les tyrans qui ont jamais t l'eussentmis devant les yeux et s'en fussent servi de mi-roir ! Je ne puis pas croire qu'ils n'eussent reconnu

    leurs verrues et eu quelque honte de leurs taches.En ce trait il conte la peine en quoi sont lestyrans, qui sont contraints, faisant mal tous, secraindre de tous. Entre autres choses, il dit cela,

    . que les mauvais rois se servent d'trangers laguerre et les soudoient, ne s'osant fier de mettre leurs gens, qui ils ont fait tort, les armes enmain. (Il y a bien eu de bons rois qui ont eu leur solde des nations trangres, comme les

    Franais mmes, et plus encore d'autrefoisqu'aujourd'hui, mais une autre intention,pour garder des leurs, n'estimant rien le dommage

    k

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    de l'argent pour pargner les hommes. C'est ceque disait Scipion, ce crois-je, le grand Afri-cain, qu'il aimerait mieux avoir sauv un citoyenque dfait cent ennemis.) Mais, certes, cela estbien assur, que le tyran ne pense jamais que lapuissance lui soit assure, sinon quand il estvenu ce point qu'il n'a sous lui homme quivaille : donc bon droit lui dire on cela, queThrason en Trence se vante avoir reproch aumatre des lphants :

    Pour cela si brave vous tesQue vous avez charge des btes.

    ,Mais cette ruse de tyrans d'abtir leurs sujets

    ne se peut pas connatre plus clairement queCyrus fit envers les Lydiens, aprs qu'il se futempar de Sardis, la matresse ville de Lydie,et qu'il eut pris merci Crsus, ce tant riche roi,et l'eut amen quand et soi : on lui apporta nou-velles que les Sardains s'taient rvolts ; il les

    eut bientt rduits sous sa main ; mais, ne voulantpas ni mettre sac une tant belle ville, ni tretoujours en peine d'y tenir une arme pour lagarder, il s'avisa d'un grand expdient pour s'enassurer : il y tablit des bordeaux, des tavernes etjeux publics, et fit publier une ordonnance queles habitants eussent en faire tat. Il se trouva si

    bien de cette garnison que jamais depuis contre

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    les Lydiens il ne fallut tirer un coup d'pe.Ces pauvres et misrables gens s'amusrent inventer toutes sortes de jeux, si bien que lesLatins en ont tir leur mot, et ce que nous appe-

    lons passe-temps^ ils l'appellent ludi, comme s'ils

    voulaient dire Lydi. Tous les tyrans n'ont pasainsi dclars exprs qu'ils voulsissent efFminerleurs gens ; mais, pour vrai, ce que celui ordonnaformellement et en effet, sous main ils l'ontpourchass la plupart. A la vrit, c'est le natu-rel du mrite populaire, duquel le nombre esttoujours plus grand dedans les villes, qu'il estsouponneux l'endroit de celui qui l'aime, etsimple envers celui qui le trompe.