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Texte publié ultérieurement dans D&S Vol 8 n°3/2010 Page 1 sur 22 Distance dans l’enseignement et enseignement à distance d’une langue visuelle-gestuelle Le cas de la Langue des Signes Française Régine Delamotte*, ** - Richard Sabria** *Université de Rouen Laboratoire LiDiFra EA 4035 [email protected] **Université de Rouen Laboratoire LiDiFra EA 4035 [email protected] RESUME. L’enseignement/apprentissage des Langues des Signes par des Entendants questionne la notion de distance des points de vue linguistique, culturel, anthropologique, historique et social. Il constitue ainsi un cas de figure exemplaire au sein d’une réflexion sur l’acquisition des langues étrangères. L’enseignement/apprentissage à distance des Langues des Signes ne fait qu’accentuer les difficultés vécues dans l’enseignement en classe de langue. L’usage des nouvelles technologies est une aide incontestable, mais il reste soumis à l’épreuve de la contrainte de la modalité visuelle dans toutes ses dimensions, en particulier le rôle du regard. Il ne suffit pas non plus, à lui seul, à répondre à la distance culturelle. La recherche dans ce domaine vise donc à définir les possibilités et les limites d’un tel enseignement. ABSTRACT. Teaching and learning of sign language by the hearing community poses questions over the concept of distance from linguistic, cultural, anthropological, historical and social viewpoints. It is also a particular case when considering foreign language acquisition. Distance teaching and learning of sign language heightens the difficulties experienced in language classes. The use of new technology is undoubtedly helpful, but this still bears the constraint of sight in all its dimensions, in particular how the role of the gaze. Nor is it sufficient in itself to cope with cultural distance. Research in this field therefore aims to define the potential and the limits of teaching in this way. MOTS-CLES : Langues des Signes, communication visuelle-gestuelle, enseignement à distance, interculturel, modalités linguistiques, structures de transfert, construction identitaire KEYWORDS : Sign language, visual-gestural communication, distance teaching, interculturality, linguistic modalities, transfer structures, construction of identity

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Texte publié ultérieurement dans D&S Vol 8 n°3/2010

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Distance dans l’enseignement et enseignement à distance d’une langue visuelle-gestuelle Le cas de la Langue des Signes Française Régine Delamotte*, ** - Richard Sabria** *Université de Rouen Laboratoire LiDiFra EA 4035 [email protected] **Université de Rouen Laboratoire LiDiFra EA 4035 [email protected]

RESUME. L’enseignement/apprentissage des Langues des Signes par des Entendants questionne la notion de distance des points de vue linguistique, culturel, anthropologique, historique et social. Il constitue ainsi un cas de figure exemplaire au sein d’une réflexion sur l’acquisition des langues étrangères. L’enseignement/apprentissage à distance des Langues des Signes ne fait qu’accentuer les difficultés vécues dans l’enseignement en classe de langue. L’usage des nouvelles technologies est une aide incontestable, mais il reste soumis à l’épreuve de la contrainte de la modalité visuelle dans toutes ses dimensions, en particulier le rôle du regard. Il ne suffit pas non plus, à lui seul, à répondre à la distance culturelle. La recherche dans ce domaine vise donc à définir les possibilités et les limites d’un tel enseignement.

ABSTRACT. Teaching and learning of sign language by the hearing community poses questions over the concept of distance from linguistic, cultural, anthropological, historical and social viewpoints. It is also a particular case when considering foreign language acquisition. Distance teaching and learning of sign language heightens the difficulties experienced in language classes. The use of new technology is undoubtedly helpful, but this still bears the constraint of sight in all its dimensions, in particular how the role of the gaze. Nor is it sufficient in itself to cope with cultural distance. Research in this field therefore aims to define the potential and the limits of teaching in this way.

MOTS-CLES : Langues des Signes, communication visuelle-gestuelle, enseignement à distance, interculturel, modalités linguistiques, structures de transfert, construction identitaire

KEYWORDS : Sign language, visual-gestural communication, distance teaching, interculturality, linguistic modalities, transfer structures, construction of identity

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Introduction

L’intérêt que nous manifestons pour le thème du présent volume porte, d’abord, sur deux des acceptions proposées de la notion de distance dans l’enseignement et l’apprentissage des langues : la distance linguistique, et nous ajouterons culturelle, puisqu’il s’agit d’enseigner une langue visuelle-gestuelle à des entendants locuteurs de langues orales, et la distance spatiale, puisqu’il sera aussi question des possibilités d’un enseignement à distance de cette langue. Mais d’autres acceptions de la notion de distance vont apparaître au cours de l’exposé, en particulier les distances historique et anthropologique.

Notre département et notre laboratoire en Sciences du Langage proposent, depuis une quinzaine d’années, un cursus complet d’enseignement et de recherches universitaires en Langue des Signes Française (LSF). La formation par télé-enseignement dans ce domaine pose de multiples problèmes que la notion de distance, sous ses divers aspects, permet d’éclairer. Nous tenterons dans cet article d’avancer notre point de vue sur cette question.

En effet, l’apprentissage d’une langue des signes (désormais LS) pour des entendants (et d’autant plus lorsqu’il s’agit de le mettre en place par télé-enseignement), constitue un cas d’école. Pour un entendant, l’apprentissage d’une langue visuelle pourrait être rapproché de l’apprentissage d’une langue étrangère. Cependant, la question de la distance entre langues se pose dans ce cas d’une façon particulièrement aiguë. Si l’on peut dire que, pour un locuteur du français, l’italien est plus proche que le chinois et laisse supposer une facilité d’apprentissage, aucune langue vocale ne prépare mieux qu’une autre à l’appropriation d’une langue gestuelle. Les conditions dans lesquelles se réalise un tel apprentissage sont d’autant plus importantes. L’acquisition, l’apprentissage d’une telle langue s’effectuent ordinairement dans une interaction simultanée entre adultes et enfants, entre pédagogues et apprenants. Les regards, les pointages, les mouvements, les emplacements, les configurations, les orientations manuelles, les intensités et les rythmes sont autant de paramètres mobilisés dans les échanges en LS. Ces éléments concaténés en simultanéité constituent un code linguistique visuel-gestuel élaboré qui ne se confond pas dans sa structuration syntaxique, morphologique avec la gestualité co-verbale de certaines langues et cultures orales. En ce sens, ces éléments d’une grande finesse et complexité s’inscrivent dans une expérience perceptivo-pratique d’une représentation logico-visuelle du monde. Leur maîtrise pose des problèmes d’apprentissage différents de ceux rencontrés habituellement dans l’enseignement des langues étrangères et leur usage langagier est plus complexe pour l’apprenant débutant.

Nous présenterons, dans un premier temps, trois types de distances qui doivent être prises en compte dès le départ dans la mise en place d’un enseignement/apprentissage de la LSF. Elles sont objets de débat dans un

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enseignement en présentiel et peuvent trouver leur place dans un enseignement à distance, et cela d’autant mieux qu’une certaine interactivité est assurée. Nous aborderons la question de la distance linguistique dans un second temps. Elle pose déjà de nombreux problèmes en classe de langue. Elle devient un véritable défi dans l’enseignement à distance, aspect qui occupe la seconde partie de cette contribution. Comparée aux langues vocales, elle constitue un cas limite dont le dépassement est encore à l’étude.

Distance dans l’enseignement/apprentissage

La distance historique

Quelques éléments sont proposés ici, utiles pour le lecteur non-spécialiste des questions liées à la surdité. Mais ce sont aussi des éléments qui participent à notre enseignement en LSF. L’exposé de l’histoire d’une langue n’est pas toujours nécessaire à son enseignement, surtout lorsqu’il s’agit d’une langue dont la reconnaissance est socialement indiscutable (les « grandes » langues). Il en va différemment avec les langues dominées, celles auxquelles on refuse même le statut de « langue » (en les désignant comme dialectes, patois, etc.). L’histoire des LS est « une histoire pas comme les autres ». De par sa spécificité, elle instaure déjà une distance par rapport aux autres langues, quelles que soient leurs différences sociolinguistiques.

Les Sourds1 de France ont connu une histoire particulière dans leurs relations avec les Entendants2. En effet, au 18ème siècle, siècle des Lumières, alors que dans l’ensemble de l’Europe l’éducation des sourds était oraliste (on voulait les « démutiser ») et élitiste (l’éducation à la parole vocale n’était réservée qu’à la noblesse), l’Abbé de l’Epée a fondé une école ouverte à tous et inventé une méthode pédagogique que l’on qualifierait aujourd’hui de bilingue (langue gestuelle/langue française). Les Sourds lui en seront éternellement reconnaissants, car il est le premier à les avoir sortis du silence et de l’isolement3. Cependant, la méthode pédagogique intégrant des signes gestuels qu’il baptisa « Méthode des Signes méthodiques » consistait à plaquer des Signes de la LSF sur la structure syntaxique du français. Le français et la LSF ayant des structures morpho-syntaxiques différentes, il créa des Signes métalinguistiques (articles, adverbes, pronoms, 1 Il est devenu courant dans la littérature spécialisée d’utiliser « sourd » avec une minuscule pour renvoyer à la condition physiologique de la personne et « Sourd » avec une majuscule pour désigner une personne, membre d’une communauté linguistique et culturelle différente de la communauté entendante. 2 De même, nous mettrons une majuscule à Entendants 3 En 1880, la France (comme le reste de l’Europe qui avait pris modèle, ainsi que l’Amérique, sur l’éducation bilingue française) revient, avalisant les décisions du congrès de Milan, à une éducation oraliste au nom de la normalité, de la santé et de la morale.

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désinences verbales… qui n’existent pas dans les langues signées) pour rester au plus près de la structure du français. On parle aujourd’hui, concernant ce système linguistique artificiel, de « français signé ». Ce n’est pas de ce système dont il sera question ici, mais de la langue des Signes française (LSF), création historique, culturelle, linguistique de la communauté sourde.

Il faut dire que c’est à travers l’étude linguistique des langues des signes que le regard posé sur les Sourds a pu changer dans la société. Dès 1960, le linguiste William Stokoe expose les résultats de ses recherches qui le conduisent à montrer que la langue des signes américaine utilisée par les personnes sourdes est une langue à part entière. En 1965, dans un célèbre ouvrage (en collaboration avec d’autres chercheurs) 4 , il présente les personnes sourdes comme « membres d’une communauté linguistique », constituant aussi une collectivité culturelle particulière. Ainsi les Sourds, jusqu’alors perçus comme des individus isolés à cause de leur déficience, se révèlent être membres d’un groupe linguistique et social minoritaire. L’approche médicale de la problématique liée au monde de la surdité perd ainsi de son exclusivité et doit se confronter aux approches sociologique et sociolinguistique, dans lesquelles le regard est porté sur la différence plus que sur la déficience. Cette posture modifie profondément les rapports entre communauté entendante et communauté sourde. La rencontre entre les deux renvoie uniquement à des questions de communication exolingue et à une relation interculturelle.

Mais l’histoire du 19ème et, partiellement, celle du 20ème siècle montrent la difficulté pour les langues visuelles-gestuelles de sortir de la clandestinité. La LSF a disparu du paysage institutionnel français de 18805 (Congrès de Milan) à 1992 (Loi dite Fabius). Elle a continué à être pratiquée par les sourds regroupés en associations, amicales, foyers socio-éducatifs, fédérations. Lors du VIème Congrès de la Fédération mondiale des Sourds à Paris, en 1971, une prise de conscience linguistique est née chez les Sourds et Entendants français face à la richesse et à l'efficacité des traductions simultanées dans diverses langues des Signes. Ainsi, il était possible de donner des conférences de haut niveau dans une langue des Signes. En 1975, le VIIème Congrès de la Fédération Mondiale des Sourds à Washington va permettre de découvrir le développement social et linguistique des communautés sourdes américaines.

Les Sourds américains sont alors en pleine recherche de leur héritage communautaire et linguistique. L'American Sign Language (ASL) et la LSF ont un passé commun. Laurent Clerc, disciple sourd de l'Abbé de l'Epée a quitté la France pour les Etats-Unis en 1816 pour fonder avec Thomas Gallaudet des écoles selon le modèle français. De ces deux Congrès de Paris et Washington, de cette histoire commune va émerger une solide coopération culturelle et linguistique. 4 W.C. Stokoe, D.C. Casterline, C.G. Croneberg, 1965, A Dictionary of American Sign Language based on linguistic principles, , Gallaudet College Press, Washington, D.C. 5En 1880, la France (comme le reste de l’Europe qui avait pris modèle, ainsi que l’Amérique, sur l’éducation bilingue française) revient, avalisant les décisions du congrès de Milan, à une éducation oraliste au nom de la normalité, de la santé et de la morale.

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En 1976, Bernard Mottez, sociologue au Centre d'étude des mouvements sociaux du CNRS et Harry Markowicz, linguiste américain auteur de plusieurs études sociolinguistiques sur la Langue des Signes Américaine, ouvrent un séminaire à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris. Ce séminaire sera un lieu de contacts et d'échanges pour des Sourds, des Entendants d'horizons professionnels et géographiques divers. Mottez et Markowicz fondent la revue Coup d'oeil, 1977. Cette revue hebdomadaire va vite devenir la chronique et le catalyseur du mouvement de reconnaissance de la LSF. En 1976, Alfredo Corrado, artiste sourd américain et Jean Grémion, metteur en scène français engagé dans une recherche sur le théâtre non-verbal, créent L'International Visual Théâtre (IVT) à Vincennes. Ils feront venir Bill Moody, comédien et interprète professionnel en Langue des Signes Américaine, puis Ralph Robbins, comédien américain.

Outre les activités théâtrales, IVT va engager des recherches linguistiques (dictionnaire bilingue LSF/Français) sous l'impulsion de Bill Moody. Cette période d'effervescence linguistique et culturelle verra fleurir des initiatives ayant toute un dénominateur commun : l’affirmation d’une identité linguistique et culturelle sourde. Nous ne citerons que les principales : en 1978, création de l'Académie de la Langue des Signes Française, (ALSF) ; en 1980, création de L'Association Nationale Française d'Interprètes pour les Déficients Auditifs (ANFIDA), devenue depuis l'AFILS (Association Française des Interprètes en Langue des Signes). La même année le Congrès de Dourdan, organisé par l'ALSF et Jean-Paul Mitt aura pour thèmes la pédagogie et la reconnaissance de la LSF.

En 1982, se tiendra le premier Congrès national sur l'éducation bilingue de l'enfant sourd à Toulouse (organisé par une association toujours active sur les questions scolaires : Deux langues pour une éducation – 2LPE)

Christian Cuxac (1985) va, dans ce contexte linguistique et culturel, engager des recherches linguistiques sur la LSF, langue jusqu'alors ignorée par les linguistes français. Le mouvement de reconnaissance de la LSF des années 1970-1980 renoue par son ampleur et son dynamisme avec l’âge d'or de la LSF (fin XVIIIème - fin XIXème) durant lequel des pédagogues sourds pouvaient dispenser leur enseignement dans une langue, la LSF, qui avait droit de cité dans les écoles. La méthode d’éducation des Sourds dite « Méthode française » sera exportée dans le monde entier. Ce n’est pas un hasard si les premières descriptions lexicales et grammaticales d’une langue des Signes trouvent leur origine, en France, au XVIIIe siècle. Il s’agit, entre autres, des travaux de Rémy Valade (Censeur à l'Institution impériale des sourds-muets de Bordeaux, Professeur à l'Institution impériale des sourds-muets de Paris) publiés en 1854 dans un ouvrage intitulé « Etudes sur la lexicologie et la grammaire du langage naturel des Signes ». Ses réflexions en guise de conclusion ne laissaient en rien présager l’imposition d’une éducation oraliste qui devait durablement écarter le recours pédagogique à une langue visuelle-gestuelle à l’issue du Congrès de Milan :

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« Les sourds muets ne sont plus condamnés à l'isolement ; les ténèbres se sont dissipées autour d'eux ; la religion verse dans leur coeur sa douce et pure lumière. En relation par l'écriture avec la société parlante, ils tendent de plus en plus à s'y fondre. La possession de la langue maternelle permet de puiser dans nos livres les richesses qui y sont accumulés. Les arts, les sciences, les lettres comptent parmi eux plus d'adeptes... Il faut donc reconnaître, l'émancipation des sourds-muets, bien qu'elle n'ait pas donné toutes ses conséquences, est un fait accompli. » (Valade, 1854, 208-209).

C’est au début des années quatre-vingts que des chercheurs en sciences humaines, fortement investis et convaincus de la nécessité de la reconnaissance de la LSF comme du droit des Sourds au bilinguisme, ont tenté, non sans grandes difficultés, de se faire entendre auprès des autorités6. La polémique opposant les partisans d’une éducation oraliste et d’une éducation bilingue (LSF/Français) s’est trouvée exacerbée dans les années quatre vingt dix avec l’occurrence médicale des implants cochléaires 7qui ont redonné des arguments aux opposants du bilinguisme pour un retour à l’oralisme exclusif.

La distance normalité/handicap

Ainsi, malgré la Loi de 1992 qui autorise une éducation bilingue pour les Sourds, les langues des Signes restent stigmatisées et considérées comme ne présentant pas les mêmes qualités que les langues vocale8 (désormais LV). L’idée qu’elles puissent être grammaticalement aussi complexes, cognitivement aussi riches et culturellement aussi spécifiques que les autres est loin d’être idéologiquement admise. Nos étudiants qui apprennent la LSF peuvent mesurer la complexité de son fonctionnement structurel, celle du montage mental qu’il traduit et les particularités culturelles et identitaires que cette langue révèle. Ils découvrent aussi qu’apprendre la LSF, c’est choisir de porter son intérêt à une communauté humaine, pour ses dimensions linguistiques, culturelles et sociales et non par curiosité, compassion ou bonne conscience humanitaire. Le champ de la recherche en LSF est récent, le terrain de recherche est profondément marqué par une histoire linguistique, culturelle, sociale difficile. L’apprentissage de la LSF se développe progressivement dans une ouverture communautaire liée à sa reconnaissance officielle tardive en 20059.

6 Citons, entre autres, Bernard Mottez en sociologie, Christian Cuxac et Paul Jouisson en linguistique, Danièle Bouvet en didactique. 7 L'implant cochléaire est un appareillage qui vise à restaurer un certain niveau d'audition pour certaines personnes sourdes en stimulant directement les terminaisons nerveuses de l'audition situées dans la cochlée, au moyen d'électrodes implantées chirurgicalement. 8 Nous parlons de langues « vocales » plutôt que de langues « orales », le terme « oral » étant généralement pensé dans son opposition avec celui d’« écrit » ; nous préférons ainsi faire appel à deux dichotomies : vocal/ gestuel, oral/écrit. 9 http://www.education.gouv.fr/cid22246/mene0800665c.html

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Reconnaître un statut de langue aux LS est une chose, reconnaître les personnes sourdes comme des interlocuteurs « normaux », légitimes, en est une autre. Face aux déficits sensoriels (surdité, cécité), dont on ne peut ignorer l’importance du point de vue communicatif, une acception de la notion de distance doit être évoquée et problématisée. Françoise Madray-Lesigne (1994, 1999) parle de la relation trouble d’attraction-répulsion du corps « marqué » de l’autre. Elle s’interroge sur les difficultés relationnelles des non-handicapés face au handicap physique – dans le cas qu’elle étudie, il s’agit de la cécité – pour « apprivoiser la part de l’autre exo-groupal qui dérange, angoisse, cette part existentielle ineffaçable qui fait que, décidément, ils ne sont pas vraiment des nôtres du point de vue des voyants, sauf s’ils transcendent leur handicap au point qu’on puisse l’oublier » (1999, p. 65). Ce qui est dit ici des aveugles peut être dit des sourds : ceux qui, au prix d’efforts incommensurables, oralisent mettent ainsi moins mal à l’aise les individus « ordinaires » que ceux qui signent. Ce constat de départ – la différence qui se voit dans la communication – doit être prise en compte et dépassée pour celui qui apprend une LS. Autrement dit, il s’agit pour l’apprenant de se situer hors d’une stigmatisation sociale profondément ancrée. Erwin Goffman (1963) a remarquablement analysé les mécanismes de cette censure sociale inconsciente des fonctionnements qui n’entrent pas dans les normes. Or, une telle démarche n’est pas simple, car la stigmatisation est inscrite dans la langue10 ; elle se lit, par exemple, dans la désignation des personnes : « Dans le cas très fréquent d’échanges mixtes normaux/stigmatisés (la catégorisation linguistique) introduit une mise à distance sociale discriminante à laquelle les coénonciateurs ne peuvent se soustraire. Elle reste sous-jacente à leurs propos, quand elle ne les imprègne pas. Ignorer ce facteur, en tant qu’usager de la langue, c’est reconduire la doxa stigmatisante qui transforme un manque physique en handicap social » (Madray-Lesigne, 1999, 46).

La distance dont il est question ici n’est pas celle entre normalité et handicap, mais celle entre Soi et l’Autre, dans une démarche d’altérité, de même nature que celles mises en place dans le vaste domaine de la communication interculturelle. On ne peut ignorer dans ce domaine le rôle des médias (de la télévision dans le cas des LS) qui, en donnant de plus en plus à voir la traduction des discours par des interprètes en LS, rendent ces langues plus familières, moins « étranges ». C’est aussi cette mise en scène dans l’espace public de l’existence de la communauté sourde, de sa langue, de sa culture, qui a poussé de nombreux étudiants vers une formation en LSF.

Notre enseignement et nos recherches en LSF affichent un positionnement éthique qui lie aspect scientifique et aspect social puisque, en ce qui nous concerne, connaître l’autre, communiquer avec lui, parler sa langue (lui qui fait aussi, dans ce cas précis, l’immense effort d’apprendre la nôtre), c’est défendre le droit inaliénable à la parole, qu’elle soit vocale ou gestuelle.

10 Voir la manière dont les dictionnaires codifient le discrédit de l’autre physiquement stigmatisé (Madray-Lesigne, 1999, 47-55).

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Avant d’aborder les questions de distance entre langues dans l’apprentissage, soulignons clairement que les langues gestuelles sont, comme n’importe quelle langue, nées de la nécessité de communiquer qui fonde les sociétés humaines et la nature de l’homme. Il s’agit d’une caractéristique anthropologique commune à toutes les langues. Si certaines sont visuo-gestuelles plutôt qu’audio-orales, c’est que les personnes sourdes ont naturellement créé, depuis la nuit des temps, des systèmes linguistiques et symboliques répondant à leur spécificité perceptive.

La distance culturelle

Les didacticiens des langues soulignent les liens étroits entre langue et culture et les problèmes que cela pose à la didactique des langues étrangères. Ici encore, le cas des LS produit un effet de loupe. Apprendre des usages langagiers différents des nôtres, c’est faire l’effort de s’émanciper de nos habitudes d’origine. C’est « devenir autre tout en restant soi » (Byram, 1992), démarche dont on ne sort jamais indemne. Le gain de l’apprentissage n’est donc pas uniquement linguistique, au sens technique du terme, mais également culturel et identitaire. Il s’agit d’une expérience d’une grande complexité qui ne peut se réduire à un ensemble d’activités intellectuelles, comme, par exemple, des savoirs sur la grammaire, le lexique, l’organisation discursive ou même des connaissances sur les locuteurs de cette langue, leur communauté, son histoire, etc. L’apprentissage comprend, certes, cette dimension cognitive qu’il ne s’agit bien évidemment pas de sous-estimer, mais sans oublier l’existence d’une expérience d’ordre émotionnel intense : celle de la rencontre avec l’altérité, autrement dit d’une façon autre d’être humain (Abdallah-Pretceille, Porcher, 1996). Le contact avec les LS constitue une illustration exemplaire de ce processus de prise de distance de Soi et de découverte de l’Autre. Disons pour finir que se confronter à la culture de l’autre, permet aussi de valider ou non les modèles que l’on pense être universaux. Si les stéréotypes (positifs ou négatifs) caractérisent notre perception des différences, ils caractérisent aussi ce que nous croyons être général. La rencontre interculturelle est à même de modifier l’idée que nous nous faisons des représentations et des valeurs universelles.

Ce travail de décentration, de rapprochement, exige du temps, des moyens et un savoir-faire des enseignants qui modifient les démarches didactiques classiques. En effet, les enseignants concernés par les apprentissages langagiers, sont désignés comme « professeurs de langue » et, à ce titre, sont avant tout préoccupés par l’enseignement des compétences linguistiques et communicatives. Le problème culturel reste souvent ainsi un arrière-plan non prioritaire, traité en tant que tel et non en lien direct avec l’appropriation de la langue. D’où l’intérêt des échanges avec des membres de la communauté langagière envisagée dans des conditions de communication informelles, hors cadre institutionnel et, en particulier, dans des lieux où l’apprenant se trouve en situation d’étranger. Ces lieux ne sont pas seulement les pays étrangers où l’apprenant se trouve confronté aux usages quotidiens de la langue étrangère qu’il a apprise, ils sont aussi constitués par des

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espaces à l’intérieur des frontières nationales. La distance dont on parle ici n’est pas spatiale, elle peut se situer à l’intérieur d’un même quartier. Pour nos étudiants qui se rendent dans un foyer de jeunes sourds, le sentiment d’être, d’une certaine manière, étranger est une réalité. D’une certaine manière seulement, car il s’agit le plus souvent de personnes nées dans le même pays, vivant sur le même territoire, partageant la même culture globale, les mêmes différences culturelles générationnelles, une même histoire sociale… les mêmes « cultures sociologiques » comme les appelle Louis Porcher (1997). La distance est donc essentiellement socio-langagière et culturelle. La question de l’humour et de son expression en LS est, par exemple, un domaine bien connu d’incompréhension et de malentendus entre Sourds et Entendants. Ce qui suscite rire ou amusement chez des locuteurs de la LSF ne produit pas forcément le même effet lors d’une traduction en français. Ce phénomène n’est pas propre au passage du sens d’une langue signée à une langue vocale et s’observe dans le passage d’une langue vocale à une autre langue vocale, mais il est plus marqué dans le premier cas.

Pour conclure sur cette question, rappelons deux préalables aux apprentissages. D’abord, la reconnaissance du fait que la distance culturelle et sa gestion sont au cœur même du fonctionnement social et font partie de l’expérience de tous. « Le multiculturalisme, qui est devenu l’appellation de la coexistence en un même espace géographique de diverses cultures, signifie en réalité bien plus. Il signale en effet que toute entité culturelle est composée d’entités culturelles plus petites, exactement comme dans la monadologie de Leibnitz 11 . Michel Serres a définitivement démontré que le métissage constituait l’identité même de chaque culture…Si l’on cherche l’origine de ses traits composants, on rencontre toujours ces bigarrures exactement substantielles, parce qu’elles sont irréductibles » (Porcher, 1997, 41). Ensuite, la prise en compte du fait que l’interculturel au quotidien, pour être positivement vécu, exige la mise en mouvement du multiculturel dans les échanges. « L’enjeu éducatif consiste à transformer ce multiculturalisme constitutif, qui pourrait bien rester celui de la simple juxtaposition, de la pure coexistence, en interculturalisme qui est tout autre chose et suppose une autre définition de l’avenir et des représentations qu’on se fait de l’autre » (Porcher, 1997, 42). Autant d’éléments qui suggèrent la mise en mouvement des partenaires les uns vers les autres (les Entendants vers les Sourds, les Sourds vers les Entendants) et une réelle créativité langagière au sein de situations inédites d’échange.

11 Ecrit en 1714 et publié en 1840, cependant Denis Diderot fait paraître une traduction en français dans l'article Leibnizianisme de l'Encyclopédie (tome 9, 1765).

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Enseignement/apprentissage à distance

Ce que nous apprend la didactique des Langues étrangères (LE)

Commençons par évoquer une question très générale à la didactique des langues qui prend dans notre cas une épaisseur particulière. De manière provocatrice, Robert Bouchard (2009) déclare en ouverture d’un article concernant l’apprentissage en langue étrangère de la compétence conversationnelle : « L’intervention didactique visant l’appropriation des langues a une particularité bien connue, celle d’être… facultative » (269). Il est vrai que, parmi les disciplines scolaires, les « langues vivantes » présentent une spécificité qu’elles partagent, peut-être, avec l’éducation artistique (arts plastiques, musique), l’éducation physique et sportive et l’éducation à l’information-documentation (CDI). Le recours au terme d’« éducation » plutôt qu’à celui d’« enseignement », n’étant sans doute pas neutre. Nous reprenons le propos de Bouchard pour retenir ici certains éléments utiles à notre propre questionnement.

Les diverses compétences langagières qui permettent la communication orale dans une langue donnée peuvent, on le sait, s’acquérir sans enseignement au sein d’échanges avec des « natifs »12. L’intervention didactique pour une telle acquisition ne présente d’intérêt réel que si toute « interaction exolingue » est inenvisageable hors de la situation d’enseignement, autrement dit en dehors de la classe. « Elle est alors la réalisation d’un pari, celui de permettre, dans l’espace si spécifique de la classe et de l’institution éducative, d’obtenir un résultat équivalent à l’exposition sociale dans sa diversité humaine et situationnelle » (Bouchard, 2009, 269).

On ne peut ainsi que constater combien les situations d’apprentissage institutionnellement guidées des langues diffèrent des situations d’acquisition sociale. Le temps d’« exposition » à la langue à apprendre est compté et orienté (limité aux cours et à des interactions de travail). Ce qui est proposé est un artefact langagier (une langue construite pour l’apprentissage). Les interactions langagières au sein desquelles se réalise l’appropriation sont marquées par le contexte institutionnel (Matthey, 1996). Les échanges langagiers dans ce contexte ne mettent pas en relation deux (ou quelques interlocuteurs) natifs et non-natifs de la langue, mais un enseignant (natif ou non) et un groupe d’apprenants dont les statuts et rôles, en particulier les prises de parole, sont réglementés différemment que dans les échanges ordinaires. Dans le cas où ce qui est appris en classe n’est pas relayé à l’extérieur par une pratique ordinaire, on peut craindre une évaporation partielle de l’apprentissage et une lenteur inévitable dans l’appropriation de la langue.

L’apprentissage des compétences conversationnelles en langue(s) « autre(s) » que la(es) sienne(s) – compétences qui nous intéressent ici en premier s’agissant des

12 Concernant les Sourds et la LSF, le terme est mal approprié, mais pris au sens de personne parlant « sa » langue, il permet la comparaison avec l’appropriation d’une langue vocale étrangère.

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LS qui n’ont pas d’écriture – montre que la démarche didactique a généralement recours à « cinq avatars différents du dialogue » (Bouchard, 2009, 272). Nous référant à cette typologie, nous la réaménagerons en définissant six avatars de dialogues.

Le point de départ est constitué par des « dialogues endolingues », tels qu’ils sont produits dans des échanges ordinaires et dans diverses situations sociales entre personnes dont c’est la langue. Ces productions servent de modèles imités dans la fabrication didactique de « dialogues fictionnels » (Cicurel, 2005) qu’on désigne aussi comme « dialogues de méthodes ». A un certain niveau de maîtrise de la langue, d’autres dialogues se mettent en place : les échanges en classe entre enseignant et apprenants et entre apprenants. Cette modalité des interactions d’enseignement et d’apprentissage présente des spécificités plus pédagogiques que didactiques, car elle existe de manière stable (bien qu’avec des variations selon les contenus et objectifs visés) quelle que soit la matière enseignée. Sur ce plan, on a affaire à des « dialogues interlingues » dans lesquels chacun tente, avec les moyens langagiers dont il dispose, d’entrer en communication avec les autres. Comme il est classique dans le travail en classe de langue, le dialogue peut devenir lui-même objet d’échanges langagiers : il s’agit alors de « dialogues métalinguistiques » qui conduisent généralement à divers types d’activités sur la langue (construction d’une métalangue, exercices, manipulations). La dernière étape, lorsque l’apprentissage aboutit, est le transfert des compétences acquises dans des rencontres avec les personnes détentrices de la langue. Ces dialogues font plus ou moins appel à une ou plusieurs langues selon le niveau de maîtrise des langues, « dialogues exolingues », et aux deux langues, « dialogues bilingues », lorsque les interlocuteurs possèdent les deux et ont l’envie de les mélanger. Cette dimension bilingue des échanges n’est jamais prise en compte du point de vue didactique qui, prenant au départ des dialogues endolingues (monolingue) comme modèles vise une pratique endolingue (monolingue) à l’arrivée.

Les éléments développés précédemment montrent les problèmes pour enseigner une langue à distance, des moments de dialogue constitutifs d’un cycle didactique qui présente une certaine efficacité, étant difficilement réalisables. La question de la distance dans l’apprentissage des langues quelles qu’elles soient est ainsi un problème bien connu.

La distance linguistique

Il n’est pas dans notre propos de donner tous les détails du fonctionnement des LS et des difficultés de son appropriation par des Entendants détenteurs de LV, mais d’expliquer par quelques exemples – la question du regard en particulier - ce que peut être la distance entre les deux types de langues. Nous aurions aimé assortir notre propos d’exemples concrets, montrés, mais cela aurait demandé de reproduire

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ici un certain nombre d’images, des séquences en langues visuelles-gestuelles ne pouvant être fournies autrement.

La tradition linguistique attribue aux langues des caractéristiques universelles. Trois éléments ont été considérés comme incontournables : la vocalité, la linéarité, l’arbitrarité13. Parler de vocalité renvoie bien évidemment à l’utilisation de la voix, sous forme de production de faits phoniques (à la fois discrets comme les phonèmes et continus comme la prosodie). Cette vocalité peut se manifester seule (conversation téléphonique), cependant, lorsque les interlocuteurs sont en présence les uns des autres, elle est en phase avec la gestualité communicative, donc avec la visualité. S’agissant de la linéarité, on entend par-là le fait que la parole se déroule dans le temps qui, lui, peut se concevoir comme un espace à une dimension, comme une ligne. L’ordre d’apparition des éléments du discours se déploie ainsi de manière linéaire et constitue une successivité dont la prise en compte conditionne la construction du sens (un changement d’ordre est producteur de changement de sens). Quant à l’arbitrarité, elle est liée à une question débattue depuis les sophistes : celle de l’attribution des noms aux choses et le constat que la désignation linguistique n’est pas simple imitation du monde, que le signe n’est pas le référent (les formes différentes : cheval, horse, Pferd… renvoient à une même réalité). Ces notions ont donné lieu à de nombreuses controverses qui n’intéressent pas le présent article, mais un point doit être retenu des débats : ces trois aspects sont en étroite relation, étant donné que la vocalité est par nature linéaire (la chaîne sonore est temporelle) et que la linéarité oblige à s’abstraire de l’iconicité comme reproduction du réel (le monde à dire étant, lui, pluridimentionnel). Le problème à soulever ici est que, sur ces trois aspects spécifiques des LV (vocalité, linéarité, arbitrarité), la distance avec les caractéristiques des LS est importante. En effet, les langues des signes ne sont ni vocales (mais visuelles-gestuelles), ni linéaires (mais simultanées et spatiales), ni strictement arbitraires dans le sens exclusif réservé aux LV précédemment énoncé (mais iconiques et arbitraires, chaque LS possédant un Signe différent pour un même concept). Pour reprendre notre exemple précédent, chaque LS aura un signifiant différent pour désigner ce mammifère quadrupède [cheval]. Elles présentent ainsi des caractéristiques structurelles qui les différencient des langues vocales puisqu'elles exploitent les potentialités d'un canal de communication différent : le canal visuo-gestuel (et non audio-oral).

Allons plus loin dans la comparaison. Sans entrer dans des débats entre spécialistes, disons ici simplement que toute langue étant système, sa description linguistique se réalise en termes d’unités combinables. On connaît la notion de « double articulation » s’agissant des signes linguistiques des LV. Les recherches sur les LS ont dégagé des classes d’unités communément appelées les « paramètres du signe gestuel ». On s’accorde à retenir cinq paramètres : la configuration manuelle, l’orientation, l’emplacement, le mouvement, la mimique faciale, tous se combinant en simultanéité dans la construction d’unités significatives. De même, six

13 Toutes ces questions ont été rendues célèbres par le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, puis par les Eléments de linguistique générale d’André Martinet.

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« espaces » autour du corps du signeur et dans lesquels se déploient les Signes ont été identifiés comme porteurs de sens (Millet, 2002). Ce « modèle paramétrique, phonologique » et cette « spatialisation présémantisée » mettent les apprenants Entendants d’une LS dans un contexte de production des énoncés pour lesquels ils n’ont aucune expérience préalable, aucun repère.

Le discours signé présente en outre, par sa matérialité même, une particularité qui n’a pas d’équivalent dans les langues vocales : le mouvement corporel est tout à la fois la manière d’être au monde, la mimo-gestualité dans son ensemble, la gestualité co-verbale et interactionnelle et la production linguistique. Dans les langues vocales, l’essentiel de la production « verbale » utilise la modalité audio-orale, la modalité visuo-gestuelle étant réservée à ce que (en partie à tort) on désigne comme le « non-verbal » de la communication. Il n’est donc pas facile pour les Entendants d’investir dans la seule modalité visuo-gestuelle l’ensemble de l’expression langagière.

Pour donner un exemple de la distance entre habitudes prises dans les LV et fonctionnement des LS, prenons le cas de la désignation des personnes dans l’énonciation. Toute langue se donne les moyens de désigner en discours celui qui parle (« Moi, Pierre, je dis que… »). Concernant l’auto-désignation et par rapport à la langue française, en LSF il n’est pas utile de recourir au pronom sujet « je » puisque le locuteur-signeur est constamment indiqué dans les gestes qui sont effectués à partir de son corps. Il est physiquement la référence de ses énoncés, l’énonciateur explicite. Dans une LS, les diverses formes de désignation des énonciateurs et énonciataires diffèrent ainsi de ce que l’on a appris dans une langue vocale. Voyons d’abord ce qu’il en est des prénoms et des noms. Ils n’ont aucune réalité en discours pour les Sourds qui utilisent un « patronyme signé ». Tous les sourds-signeurs et les personnes de leur environnement qui entrent dans des échanges langagiers avec eux se voient rebaptisés d’un Signe patronymique qui correspond à une spécificité de leur personne (pour Régine Delamotte, c’est un mouvement de la main balayant le front désignant sa frange ; pour Richard Sabria, c’est le [R] dactylologique de l’initiale du prénom qui vient par deux fois effectuer un mouvement circulaire à l’emplacement du Signe [professeur] (partie supérieure pectorale gauche). Ce Signe patronymique s’utilise dans l’énonciation pour désigner quelqu’un, comme cela se fait en LV ; le regard actualise le marquage et le changement d’énonciateur et d’énonciataire L’auto-pointage sur soi est possible et correspond à un « moi », mais il ne sert que ponctuellement pour marquer un contraste fort avec le contexte environnant.

Un dernier exemple, qui amorce le point suivant sur les rapports entre langue et culture, concerne le problème de la culture écrite. Pour nos étudiants Entendants, l’expérience de leurs langues (maternelles ou étrangères) est à la fois orale et écrite. Avec l’apprentissage d’une LS, ils se trouvent face à une langue non écrite au sein d’une « culture de l’écrit » qui fait partie de leur univers langagier et pour lequel l’être de langage est tout ensemble parlant, lisant, écoutant et écrivant. La possibilité d’une écriture des LS est un vaste objet de débat entre spécialistes. Ici encore, la

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distance est très forte entre l’habitude d’un « usage littéracié » des langues et des langues pour lesquelles un tel usage est de l’ordre du projet, de la recherche, de la controverse, non seulement linguistique, mais anthropologique14. Les positions dans ce domaine sont divergentes entre spécialistes, qu’il s’agisse de souligner l’urgence d’« outiller » les LS d’une écriture15, l’impossibilité de le faire, son inutilité, voire le risque d’une normalisation sauvage. Le risque est cependant limité dans la mesure où la réduction de la dimension simultanée des LS à la linéarité des langues orales et écrites reste une équation non résolue d’un point de vue théorique et technique, à ce jour.

Disons rapidement que, de façon générale pour les langues, toute « transcription » d’un mode dans un autre peut appauvrir et forcément transformer la version discursive première. C’est pourquoi, historiquement, les aspects oraux et écrits des langues se sont amplement autonomisés les uns par rapport aux autres, chacun produisant ses moyens propres de construction des discours et d’inscription du sujet dans les énoncés. On le sait, la transcription écrite de la parole orale lui fait perdre ses qualités vocales (les subtilités de l’intonation, de l’intensité, du rythme, etc.) et gestuelles (l’économie linguistique d’une langue des Signes dans sa dimension spatio-temporelle, quadri-dimentionnelle). Mais le passage d’un système uni-dimentionnel (la temporalité de l’oral) à un système bi-dimentionnel (la spatialité de l’écrit) permet des « compensations » dans la construction du sens puisqu’une nouvelle dimension peut être investie (on peut écrire ce qu’on n’entend pas et ne voit pas : « Pierre déclare, en élevant la voix et en serrant ses poings, qu’il refuse de… »). En revanche, la transcription écrite (bi-dimensionnée) de la LS (quadri-dimensionnée) produit une perte d’informations impossible à compenser : les systèmes de notation, les tentatives d’élaboration d’un système scriptural 16 existant sont ainsi inaptes à restituer la complexité des mouvements, des pointages, l’extrême finesse topologique des emplacements des signes ou encore les phénomènes sophistiqués de référentialisation par le regard. Ils restent toutefois utiles pour étudier finement certains aspects phonologiques, prosodiques, syntaxiques dans les corpus en LS.

14 Cet aspect existe aussi dans le cas de LV qui ne sont pas écrites. Les débats concernant leur « aménagement linguistique » écrit portent essentiellement sur le choix des moyens que proposent déjà les langues écrites. 15 On peut différencier la « notation » comme une dimension technique de passage d’un mode d’expression dans un autre et l’« écriture » comme une dimension anthropologique différente de la communication humaine. 16 Bébian, notation (1825), Stokoe, notation, (1960), Jouison, écriture : D’SIGN (1980), Signwritting, Valérie Sutton, (1974) : http://www.SignWriting.org/, (1989), Logiciels de transcription de corpus vidéos, ANVIL : http://www.anvil-software.de/index.html, ELAN : http://www.lat-mpi.eu/tools/elan, Signstream : http://www.bu.edu/asllrp/SignStream/

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Canalité, contact et distance.

Toutes les questions relatives à la notion de distance dans l’apprentissage des langues se posent aussi bien pour les LV que pour les LS. La distance physique, sensorielle, représente-t-elle un obstacle supplémentaire à la transmission du maniement d’une langue signée qui utilise des ressources visuelles pour construire le sens ?

Les LS partagent avec la majorité des LV un mode de transmission lié au contact physique. Saussure (1916) ne s’y était pas trompé en fondant sa théorie linguistique universaliste sur l’oralité qui domine quantitativement la surface du globe. Les LS et les LV sont des langues dites « de contact » qui se transmettent de génération en génération depuis des siècles. Les langues qui disposent d’un système d’écriture sont très minoritaires dans le catalogue de l’ensemble des langues du monde. Actuellement l’apprentissage des LV peut s’envisager par le biais de supports audio ou audio-visuels. La distance physique ne semble plus présenter un obstacle incontournable pour réaliser avec succès des programmes d’apprentissage qui s’affranchissent d’une distance physique de proximité dans le maintien du contact de la modalité auditivo-orale. La réalité sensorielle, rappelée par les LS, marque une rupture franche dans le processus de transmission, d’acquisition entre les LV et les LS. Le canal visuel contraint les apprenants à une perception et à une gestion extrêmement fine de l’espace de signation. Cet espace mobilise les cinq paramètres (évoqués dans le paragraphe précédent) qui interviennent en simultanéité dans des constructions référentielles spatiales, temporelles, modales, actancielles. Parmi ces paramètres, l’expression du visage et en particulier le regard jouent un rôle sémantique qui s’inscrit dans un mouvement et des orientations pour dynamiser des structures cognitives transférentielles (Cuxac 1985, 200). Pour illustrer cette finesse de l’exercice de perception visuelle nous allons mentionner de façon non exhaustive le rôle de l’un des éléments composant l’expression mimique, le regard.

Le regard est premier dans la mesure où il conditionne tout échange visuel signé. Il détermine les places et rôles de l’énonciateur, du/des co-énonciataires. Ce point est fondamental en situation d’apprentissage d’une langue signée puisque le regard est mobilisé dans une interaction sémiotique visuelle qui va permettre la création, le maintien, le changement référentiel. Il ne permet pas un simple maintien phatique mais induit un lien co-référentiel entre les énonciateurs et les énonciataires.

Il permet, au récepteur du message, d’identifier et d’actualiser des structures cognitives mobilisant ce que Cuxac (1996) appelle des structures de grande iconicité (SGI) communes à toutes les langues des Signes. Le regard est l’élément central de la structuration morpho-syntaxique des LS.

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Schéma visuel des résolutions similaires propres aux LS - © Cuxac (1996, 736)

Reprenons un peu en détail la démonstration de Cuxac qui fait autorité sur ce point. Nous le citons largement.

« Toutes les langues permettent de construire des expériences, mais les langues orales ne font que le dire sans le montrer (sauf les cas d’ajouts gestuels : un poisson grand « comme ça », ou d’imitation posturale des personnages, ou d’imitation de voix dans des dialogues rapportés). Il en va tout autrement avec les langues des signes, ou la dimension du « comme ça » en montrant et/ou en imitant (comme si j'étais celui dont je parle, et quelles que soient ses actions) bref, en « donnant à voir » peut toujours être activée. J'ai appelé structures de « grande iconicité » les traces structurales résultant de la mise en jeu d'une visée iconicisatrice, lorsque la dimension intentionnelle du « comme ça » est présente, et ai regroupé fonctionnellement l'ensemble des structures de grande iconicité en opérations dites de « transfert » (Cuxac, 1985). Il s'agit d'opérations cognitives qui permettent de transférer, en les anamorphosant faiblement, des expériences réelles ou imaginaires dans l'univers discursif tridimensionnel appelé « espace de signation » (l'espace de réalisation des messages). Les structures de grande iconicité sont essentiellement attestées lors d'activités ciblées :

- en premier lieu, dans le cadre de constructions de références actancielles spécifiques. De ce fait, elles sont massivement présentes dans 1'ensemble des conduites de récit : récits de vie, récits romanesques, récits de films, contes, histoires drôles, etc.

- en second lieu, dans le cadre de constructions de références spatiales spécifiques. (localisation et déplacement d'actants par rapport à des repères fixes, relations tout-partie, descriptions de lieux, etc.) et, mais dans une moindre mesure, génériques ». (Cuxac, 2003, 14-15).

Le regard a aussi la fonction d’actualisateur de références dans un rappel anaphorique de portions d’espaces ou du corps sémantiquement et chronologiquement affectées. Chaque fois que le regard changera d’orientation, il activera une portion d’espace deïctisée.

Le regard peut se porter de la même façon sur une portion de l’espace pour créer une nouvelle référence. Le processus d’actualisation référentielle initié par le regard peut porter sur des relations spatiales, temporelles,sur des relations sémantiques, syntaxiques. Par exemple le mouvement du regard peut définir le bornage de la temporalité :

- sur une ligne horizontale de gauche à droite ou de droite à gauche,

- sur une ligne horizontale de haut en bas ou de bas en haut.

Le procès linguistique peut se dérouler sur des lignes temporelles spatialisées, précédé du regard, « borneur » temporel et aspectuel.

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Le regard rend manifeste l’intention de poser une question. Une augmentation de l’intensité du regard indique le destinataire de la question. Il peut être accompagné d’une expression faciale marquant l’occurrence d’une tournure interrogative : sourcils levés ou froncés, yeux mi-clos, mouvement de la tête et/ou d’épaules. Le regard peut se porter sur un geste de pointage renvoyant à une personne, un lieu, une action sur lesquelles porte l’interrogation. Le regard permet de faire porter l’interrogation sur une partie ou sur la totalité d’un énoncé sans avoir recours à un marqueur interrogatif spécifique.

La distance interrogée

Ces quelques notes sur le regard concernent très directement notre propos sur l’enseignement à distance d’une langue des Signes. Le regard joue une fonction métalinguistique importante dans les énoncés à vocation didactique. Ce regard n’a de portée que s’il s’inscrit dans une interaction visuelle, dans un contact visuel que les locuteurs des langues des Signes dénomment un contact « peau ». Il faut alors comprendre que l’activité métalinguistique, en situation d’apprentissage, varie en fonction des allers-retours permanents entre pédagogues et apprenants. Il est à noter que les groupes d’apprentissage en présentiel d’une LSF comportent entre 5 et 12 participants. Au-delà, le contact « peau », le maintien de l’interaction, de l’échange visuel s’en trouvent altérés. Les LS s’apprennent, se diffusent dans ce contact au cours d’interactions/remédiations soutenues. Les LS sont bien des langues de contact mais l’exclusivité du maintien en interaction du regard limite considérablement, voire rend improbable leur apprentissage à distance. Les fonctions métalinguistique et phatique se trouvent impliquées à « flux tendu » ou « regard tendu » dans l’interaction discursive co-construite en acquisition langagière.

La véritable énigme qui pèse sur l’apprentissage à distance des LS vient de la rupture de l’interaction perceptive que nous avons observée, par exemple, dans le décalage des échanges lors de visioconférences en LSF. L’échange est fractionné mais la communication reste possible pour échanger des informations, des idées. Il n’en va pas de même dans l’apprentissage des LS. Comment, avec le décalage, le fractionnement des échanges à distance, les apprenants peuvent-ils accéder à une perception fine des paramètres signés en simultanéité, dans l’espace de signation ? Quel est l’impact de la rupture d’une interaction visuelle simultanée sur la médiation/remédiation permanente en situation d’apprentissage d’une LS ?

Nous avons privilégié l’exemple du regard pour illustrer la difficulté du projet de l’apprentissage à distance d’une LS. Nous aurions aussi bien pu nous concentrer sur la gestion spatiale de la construction référentielle. Cette dernière mobilise en simultanéité comme nous l’indiquions de manière introductive les regards, les pointages, les mouvements, les emplacements, les configurations, les orientations manuelles, les intensités, les rythmes, l’amplitude des mouvements dans des structures dynamiques de transferts (personnels, situationnels). Les références sont

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actualisées au fil de l’interaction langagière dans des renvois anaphoriques par un simple mouvement de la tête, du torse ou du corps, une simple orientation du regard.

Notre département universitaire diffuse des cours de licence, de master, à distance. Les cours théoriques empruntent cette voie. En revanche, les cours de LSF ne sont pas diffusés sur la plate-forme de télé-enseignement mais ont lieu sur place à l’université de Rouen sous formes de stages intensifs. Les pédagogues de la LSF eux-mêmes, ceux qui travaillent avec nous, n’envisagent pas un cours qui ne permettrait pas l’existence d’une médiation/remédiation en interaction directe (« peau ») avec les apprenants. Ce système fonctionne parfaitement ainsi dans le maintien d’un intérêt réel pour une recherche portant sur la question de la diffusion d’une langue visuelle-gestuelle dans ses dimensions sociales, culturelles, linguistiques.

Il faut, dans le même temps, reconnaître que l’évolution des technologies de l’information et de la communication a permis une multiplication exponentielle des échanges quotidiens, usuels en LS. La multiplication, le perfectionnement des plates-formes d’enseignement à distance laissent entrevoir des perspectives de diffusion qui transcendent les frontières territoriales, nationales. Le développement dans le temps et l’espace est à ce point spectaculaire que la diffusion des savoirs, l’apprentissage des langues sembleraient pouvoir se réduire à la résolution de questions matérielles, techniques. Les écoles virtuelles fleurissent pour construire un nouveau monde de l’enseignement sans enseignants, ce à quoi personne ne croit vraiment. Il remplit certaines fonctions mais ne peut tout couvrir. Le cas des LS est, plus que d’autres, éclairant de ce point de vue.

Les langues visuelles gestuelles nous rappellent que l’acquisition d’une langue ne se réduit pas à la stricte maîtrise d’un code linguistique selon une technologie adaptée au transport de données auditives et visuelles. Les langues véhiculent des histoires, des cultures, des valeurs qui peuvent se médiatiser, certes, mais jusqu’à un certain point qu’il est utile de définir. C’est une opération délicate, complexe qui entre en concurrence avec l’expérience du partage inscrit dans la chaîne humaine de la transmission.

Dans l’état actuel de nos expériences d’enseignement à distance dans le cursus en LSF de l’université de Rouen nous pouvons concevoir l’exportation de supports pédagogiques en LSF mais nous sommes confrontés aux limites de l’enseignement à distance de LSF. Pour répondre à cette question non résolue de la distance dans l’enseignement et de l’enseignement à distance des LS, les cours de LSF ont lieu, comme signalé plus haut, sur place dans un contact « peau » entre les pédagogues et les apprenants.

Au sein de notre laboratoire de recherche, nous tentons de mettre en relation les questions de description linguistique, de sociolinguistique et de didactique des langues (entre autres, Delamotte-Legrand, 1995, 1997, 1999, 2004, 2009, Sabria, 1993, 1995, 1997a, 1997b, 1999, 2004, 2006, Delamotte-Legrand et Sabria, 2001). Parmi ces questions, et étant donné la complexité des problèmes posés, on peut se

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demander si les moyens techniques actuels auxquels l’enseignement à distance a recours sont suffisants pour donner aux Entendants un véritable accès à la pratique d’échanges langagiers en LS. Il s’agit, d’abord, de savoir ce qu’on entend par « avoir accès » à une pratique linguistique. Il s’agit, ensuite, de mettre au clair ce que permettent ou non les nouvelles technologies.

Car, finalement, nous retrouvons des interrogations propres à l’enseignement des langues en général : à savoir que deviennent les acquis linguistiques en situation d’apprentissage lorsque l’apprenant va se trouver confronté à des échanges hors cadre institutionnel avec des locuteurs (natifs, experts) de la langue ? Concernant les LS, le décalage est d’autant plus grand qu’existe un manque de familiarité, de quotidienneté avec la modalité corporelle des échanges. La comparaison de l’enseignement/apprentissage à distance des LS avec celui des LV présente l’intérêt de pousser plus loin encore les frontières du possible et de l’impossible, ce qui nous a semblé être un questionnement fondamental du présent volume.

Conclusion

En conclusion, revenons à la problématique proposée par Christian Depover et Christian Degache pour le présent volume, telle qu’elle nous a interpellés et telle que nous nous la sommes appropriée concernant le cas particulier qui nous intéresse. Il s’agissait de prendre en considération la notion de distance dans l’enseignement et l’apprentissage des langues sous toutes ses acceptions, élargissant ainsi une problématique proprement FAD. Du coup, la question posée était la suivante : « cette clarification des formes de distance permet-elle de caractériser des modèles spécifiques de formation totalement ou partiellement à distance ? ». A l’issue de notre présentation, nous répondons par l’affirmative : oui, la prise en compte des diverses formes de distance autorise à mieux évaluer ce qui est possible dans l’enseignement à distance d’une langue et ce qui ne l’est pas. Concernant les LS, nous espérons avoir donné une idée de l’ampleur du problème, en particulier des raisons de notre option actuelle de combiner enseignement à distance et enseignement en présentiel.

La question de l’enseignement à distance de la LSF est donc pour nous, aujourd’hui, une question de recherche, dont on ne peut faire l’économie, avant de constituer en l’état une véritable ingénierie de l’enseignement. Il s’agit à la fois de dépasser les limites de la technique, les nécessités de la médiation interhumaine en interrogeant leurs articulations. La question est encore à l’étude avec comme piste de travail une combinaison de moyens techniques et humains, autrement dit, du matériel d’enseignement à distance, mais aussi des contacts par des rencontres

Sans oublier le devoir, la nécessité pour la recherche d’interroger les acteurs de cette aventure : les apprenants et les enseignants (Sourds et Entendants). Cet aspect est en cours, nous y travaillons avec nos professeurs de LSF. Il guidera les propositions que nous pourrons faire pour, au-delà des multiples visages de la

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distance, donner la possibilité à des personnes entendantes de devenir des acteurs bilingues, bimodaux, biculturels, des passeurs entre deux communautés.

Bibliographie

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