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Dix Petits Negres Agatha Christie

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  • Agatha Christie

    Dix petitsngres

    (Ten little niggers)

    1939

    LIBRAIRIE DES CHAMPS-ELYSEES

  • 1Dans le coin fentre dun compartiment fumeurs de premire classe, le juge Wargrave,retrait depuis peu, tirait sur son cigare en parcourant avec intrt les pages politiques duTimes.

    Posant son journal, il regarda par la vitre. Ils traversaient maintenant le Somerset. Il jetaun coup dil sa montre : encore deux heures de voyage.

    Mentalement, il passa en revue tout ce qui avait paru dans la presse au sujet de lle duNgre.

    Il y avait dabord eu la nouvelle de son achat par un milliardaire amricain fanatique deyachting assortie de la description de la luxueuse demeure ultra-moderne quil faisaitconstruire sur cet lot au large du Devon. Le fait malencontreux que la toute rcente etnanmoins troisime pouse dudit milliardaire net pas le pied marin avait entran la miseen vente de lle et de la maison. Des publicits dithyrambiques avaient alors t placardesun peu partout. Jusquau jour o on avait sobrement annonc quelle avait t rachete parun certain Mr ONyme. Les chotiers staient tout aussitt dchans. Selon eux, lle duNgre avait t acquise en ralit par miss Gabrielle Turl, la star hollywoodienne ! Elle rvaitdy passer quelques mois labri de toute publicit ! La Commre laissait entendre motscouverts que la famille royale comptait y tablir ses quartiers dt ! Mr Merryweatheravouait stre laiss dire en confidence que lle avait t achete en vue dune lune de miel :le jeune lord L. avait enfin succomb Cupidon ! Jonas savait de source sre que lAmirautlavait acquise en vue dy procder des expriences secrtissimes !

    Pas de doute, lle du Ngre faisait vendre de la copie !Le juge Wargrave sortit une lettre de sa poche. Lcriture en tait indchiffrable, mais

    quelques mots ressortaient et l avec une clart inattendue : Lawrence, trs cher sansnouvelles de vous depuis tant dannes absolument venir lle du Ngre un cadreenchanteur tant de choses nous raconter le bon vieux temps communion avec laNature rtir au soleil dpart de Paddington 12 h 40 vous ferai prendre OakbridgeEt sa correspondante concluait : Bien vous, suivi dun lgant Constance Culmingtonadorn dun paraphe.

    Le juge Wargrave seffora de se rappeler depuis combien de temps il navait pas vu ladyConstance Culmington. Cela devait faire sept non, huit ans. lpoque, elle partait pourlItalie afin de rtir au soleil et de communier avec la Nature et les contadini. Plustard, il avait entendu dire quelle avait continu sa route jusquen Syrie, afin de rtir sous unsoleil plus ardent encore et de vivre en symbiose avec la Nature et cette fois les bdouins.

    Constance Culmington, se dit-il, tait tout fait le genre de femme acheter une le et sentourer de mystre ! Approuvant dun lger hochement de tte la logique de sa rflexion, lejuge Wargrave se mit dodeliner du chef

    Et sendormit.

    *

    Dans le compartiment de troisime classe o sentassaient cinq autres voyageurs, VeraClaythorne appuya la tte contre le dossier et ferma les yeux. Ce quil pouvait faire chaud,dans ce train ! Se retrouver au bord de la mer ne serait pas du luxe ! Quelle aubaine que

  • davoir dcroch ce job ! Quand on se cherche un gagne-pain pour lt, on se retrouve neuffois sur dix surveiller une ribambelle de gosses ; dnicher un poste de secrtaire temporaire,ctait une autre paire de manches. Mme lagence, on ne lavait gure berce despoir.

    Et puis la lettre tait arrive : LAgence de la Professionnelle Qualifie ma communiqu votre nom et vous a

    recommande moi. Si jai bien compris, ils vous connaissent personnellement. Je suisdispose vous verser le salaire auquel vous prtendez, tant entendu que vous entrerez enfonction le 8 aot. Le train part de Paddington 12 h 40 et on vous attendra la garedOakbridge. Ci-joint cinq billets dune livre pour vos frais.

    Meilleurs sentiments,Alvina Nancy ONyme

    Ladresse figurait en haut : le du Ngre, Sticklehaven, DevonLle du Ngre ! Mais on ne parlait plus que de a dans tous les journaux ! Il courait

    dessus toutes sortes de bruits et de ragots fascinants. Sans doute faux, dailleurs, pour laplupart. Ce quil y avait de sr, cest que la maison avait bel et bien t construite par unmilliardaire et que ctait, parat-il, le fin du fin en matire de luxe.

    reinte par un dernier trimestre scolaire prouvant, Vera Claythorne pensa : Prof degym dans une cole de troisime zone, ce nest pas une vie Si seulement je pouvais, me faireembaucher dans une bote pas trop moche !

    Puis, avec un petit froid au cur : Mais jai dj de la chance davoir trouv a. Aprstout, une enqute judiciaire, a fait toujours mauvais effet, mme si pour moi a sest terminpar un non-lieu !

    Le coroner lavait mme flicite pour sa prsence desprit et son courage. a naurait paspu se passer mieux. Et Mrs Hamilton avait t la bont mme. Il ny avait que Hugo quimais elle nallait pas se mettre penser Hugo !

    Soudain, malgr la chaleur qui rgnait dans le compartiment, elle frissonna et regrettadaller la mer. Une image hantait son esprit : la tte de Cyril qui jouait les ludions alors quilnageait vers le rocher, sa tte qui dansait comme un bouchon de haut en bas, de haut enbas Et elle qui nageait la rescousse larges brasses matrises, qui fendait leau dans lesillage du gamin tout en sachant pertinemment quelle ne le rattraperait que trop tard

    La mer son bleu chaud et profond les matines passes lzarder sur la plageHugo Hugo qui lui avait dit quil laimait

    Il ne fallait pas quelle pense HugoElle rouvrit les yeux et, sourcils froncs, regarda lhomme qui tait assis en face delle. Un

    grand type au visage boucan, aux yeux clairs assez rapprochs, la bouche arrogante,presque cruelle.

    Je parie quil a roul sa bosse dans des rgions peu banales, et quil y a vu des chosespas banales non plus

    *

    Jaugeant dun coup dil oblique la fille qui lui faisait face, Philip Lombard pensa : Plutt gironde un rien matresse dcole, peut-tre bien. Une fille qui on ne la faisait pas une fille capable de jouer le jeu, en amour comme

  • la guerre. a ne lui aurait pas dplu de lui faire un brin de rentre-dedansIl se renfrogna. Non, pas question ! Pas touche ! Il ntait pas l pour rigoler. Ce quil

    fallait, ctait quil se concentre sur son boulot.De quoi est-ce quil retournait, au juste ? Ce petit youpin stait montr bougrement

    mystrieux. A prendre ou laisser, capitaine Lombard. Cent guines, O.K. ? avait-il rtorqu tout hasard.Il avait dit a sur un ton dgag, comme si cent guines ne reprsentaient pour lui quune

    broutille. Cent guines, quand il navait littralement plus de quoi manger tous les repas !Malgr tout, il avait bien senti que le petit Juif ntait pas dupe ; ctait a le chiendent avecces Juifs, pas moyen de les rouler quand il sagit de fric : ils connaissent la musique !

    Du mme ton dgag, il avait demand : Vous ne pouvez pas men dire plus ?Mr Isaac Morris avait secou sa petite tte chauve avec une belle dtermination : Non, capitaine Lombard, nous en resterons l. Mon client sait que vous avez la

    rputation dtre lhomme des situations hasardeuses. Il ma charg de vous remettre centguines, en change de quoi vous partirez pour Sticklehaven, dans le Devon. La gare la plusproche est Oakbridge ; on viendra vous y chercher et on vous conduira Sticklehaven, o uncanot moteur vous transportera sur lle du Ngre. L, vous vous tiendrez la disposition demon client.

    Et a va durer combien de temps ? avait encore demand Lombard, sans prendre degants.

    Une semaine au grand maximum.Tout en lissant sa petite moustache, le capitaine Lombard stait alors enquis : Il est bien entendu que je nentreprendrai rien dillgal ?Ce disant, il avait jet un regard aigu son interlocuteur. Lombre dun sourire avait

    effleur la lippe smite de Mr Morris tandis quil rpondait gravement : Si on vous proposait quoi que ce soit dillgal, il va de soi que vous seriez libre de vous

    retirer.Sale vermine hypocrite ! Il avait souri ! Comme sil savait trs bien que, dans les activits

    passes de Lombard, la lgalit navait pas toujours t une condition sine qua nonLombard se fendit dun sourire carnassier.Bon dieu, il avait navigu prs du vent plus souvent qu son tour ! Et il avait toujours

    russi sen tirer ! Il ntait pas du genre laisser les scrupules ltoufferNon, il ntait vraiment pas du genre laisser les scrupules ltouffer. Il eut le sentiment

    quil allait bien samuser sur lle du Ngre

    *

    Raide comme un piquet selon son habitude, miss Emily Brent tait installe dans uncompartiment non-fumeurs. Elle avait soixante-cinq ans et dsapprouvait le laisser-aller. Sonpre, colonel de la vieille cole, avait toujours t trs strict sur le chapitre du maintien.

    La jeune gnration tait scandaleusement laxiste dans sa faon de se tenir commedans bien dautres domaines dailleurs

    Aurole de rigorisme et de principes inbranlables, miss Brent endurait stoquementlinconfort et la chaleur de son compartiment de troisime classe surpeupl. Les gensfaisaient tellement dhistoires pour des riens, de nos jours ! Ils exigeaient une piqre avant

  • quon leur arrache une dent ils prenaient des somnifres quand ils narrivaient pas dormir il leur fallait des fauteuils rembourrs par-ci, des coussins par-l et les jeunesfilles se tenaient nimporte comment et sexhibaient moiti nues sur les plages en t. MissBrent pina les lvres. Elle aurait volontiers procd quelques excutions pour lexemple.

    Elle ne se remmorait pas sans frmir ses vacances de lanne prcdente. Mais cet t,ce serait bien diffrent. Lle du Ngre

    En pense, elle relut la lettre quelle avait dj lue tant de fois. Chre miss Brent,Vous vous souvenez de moi, jespre ? Nous avons sjourn tout le mois daot ensemble

    la pension Belhaven il y a quelques annes et nous avions beaucoup sympathis.Jouvre mon tour une pension de famille sur une le, au large de la cte du Devon.

    Jestime quil y a vraiment de lavenir pour un tablissement o lon propose de la bonnecuisine toute simple et o lon reoit une clientle trie sur le volet et respectueuse de nosvieux codes de civilit purile et honnte. Foin de cet exhibitionnisme hont et de ceshorribles gramophones les trois quarts de la nuit ! Je serais trs heureuse si vous pouviezenvisager de venir passer vos vacances dt sur lle du Ngre titre gratuit : vous seriezmon invite. Le dbut aot vous conviendrait-il ? Pourquoi pas le 8, si vous le voulez bien.

    Avec mon meilleur souvenir,Alvina Nancy ON

    Quel tait donc ce nom ? La signature tait bien difficile dchiffrer. Tous ces gens qui

    signent de manire illisible ! pensa Emily Brent, agace.Elle passa mentalement en revue les habitus du Belhaven. Elle y tait alle deux ts de

    suite. Elle se rappelait une femme charmante, entre deux ges miss miss commentsappelait-elle, dj ? Son pre tait chanoine. Elle se souvenait galement dune MrsONeary ONorry non, Oliver ! Oui, ctait bien cela : Oliver.

    Lle du Ngre ! Elle avait lu quelque chose dans le journal au sujet de lle du Ngre ilavait t question dune star de cinma ou dun milliardaire amricain, elle ne savait plusau juste.

    Bien sr, ces endroits-l se vendent souvent pour une bouche de pain : une le, cela neplat pas tout le monde. On trouve lide romanesque au dbut, mais quand il sagit dyvivre, on en mesure les inconvnients et on nest que trop heureux de parvenir vendre.

    Quoi quil en soit, cela me fera toujours des vacances gratuites , pensa Emily Brent.Avec ses revenus qui diminuaient et tous les dividendes quon ne lui payait pas, ce ntait

    pas ddaigner. Si seulement elle arrivait se souvenir un peu plus de cette Mrs oumiss ? Oliver !

    *

    Le gnral Macarthur regarda par la vitre de son compartiment. Le train entrait en gare

    dExeter, o il devait changer. Quelle plaie, ces tortillards des lignes secondaires ! voldoiseau, lle du Ngre ntait pourtant pas loin.

    Cet ONyme, il navait pas trs bien saisi qui ctait. Un ami de Spoof Leggard,apparemment et de Johnnie Dyer.

    Quelques-uns de vos anciens camarades seront l auraient plaisir bavarder du bonvieux temps.

  • Lui aussi, il aurait plaisir bavarder du bon vieux temps. Depuis un moment, il avaitlimpression que ses copains lui battaient froid. Tout a cause de cette fichue rumeur !Crnom, ctait un peu fort de caf presque trente ans aprs ! Ctait Armitage qui avaitcrach le morceau, sans doute. Foutu blanc-bec ! Quest-ce quil en savait, lui ? Oh, et puisinutile de ressasser tout a ! On se fait parfois des ides on simagine quon vous regarde detravers

    Cela dit, cette le du Ngre, a lintresserait de la voir. Un tas de bruits circulaient sonsujet. Il y avait peut-tre du vrai dans ce quon disait, savoir que lAmiraut, le ministre dela Guerre ou larme de lAir auraient mis le grappin dessus

    En tout cas, ctait ce jeunot dElmer Robson le milliardaire amricain qui avait faitconstruire la maison. a lui avait cot des mille et des cents, daprs ce quon disait. Le findu fin en matire de luxe

    Exeter ! Et une heure dattente, une ! Et il enrageait de devoir attendre. Il navait quunehte, ctait darriver

    *

    Le Dr Armstrong traversait la plaine de Salisbury au volant de sa Morris. Il tait vann

    La ranon du succs ! Il avait connu un temps o, viss dans son cabinet de consultation deHarley Street, impeccablement vtu, entour des appareils les plus sophistiqus et dumobilier le plus luxueux, il attendait sans relche au fil de journes passes sans voir unchat que son entreprise russisse ou choue

    Eh bien, a avait march ! La chance avait jou en sa faveur. La chance et sa comptence,bien sr. Il tait trs fort dans sa partie mais a, a ne suffisait pas assurer le succs. Ilfallait de la chance par-dessus le march. Et il en avait eu ! Un diagnostic exact, deux ou troispatientes reconnaissantes des femmes grosse galette et position en vue et le bouche oreille avait fonctionn. Vous devriez essayer le Dr Armstrong il est trs jeune, maistellement dou a faisait des annes que Pam courait de spcialistes en charlatans et lui,il a tout de suite mis le doigt sur ce qui nallait pas ! La machine tait lance.

    Aujourdhui, le Dr Armstrong tait un mdecin arriv. Ses journes taient surcharges.Il avait peu de loisirs. Ce qui fait quil tait heureux, en cette matine daot, de quitterLondres pour aller passer quelques jours sur une le, au large de la cte du Devon. Desvacances ? Pas exactement. Car, si la lettre quil avait reue tait formule en termes assezvagues, le chque qui laccompagnait navait, lui, rien de vague. Des honorairespoustouflants ! Ces ONyme devaient rouler sur lor. Apparemment, il y avait un petitproblme : le mari se faisait du souci pour la sant de sa femme et souhaitait un avis mdicalsans la paniquer pour autant. Elle ne voulait pas entendre parler de mdecin. Les nerfs

    Les nerfs ! Le Dr Armstrong leva les yeux au ciel. Les femmes et leurs nerfs ! Bof ! aprstout, ctait bon pour le commerce. La moiti des patientes qui le consultaient ntaientmalades que dennui, mais quelles apprcient ce genre de diagnostic, ctait une autre pairede manches ! En rgle gnrale, il arrivait bien leur trouver quelque chose.

    Un lger dysfonctionnement du un long terme technique. Rien de bien mchant,mais il faut corriger a. Un traitement anodin devrait faire laffaire.

    tout prendre, la mdecine, cest essentiellement une question de foi. Et le DrArmstrong avait la manire : il savait inspirer la confiance et faire natre lespoir.

    Heureusement quil stait ressaisi temps aprs cette histoire dil y a dix non, quinzeans. L, il sen tait fallu de peu ! Il avait bien failli plonger. Le choc lavait fait ragir. Il avait

  • compltement cess de boire. Nempche, il avait frl la catastropheAvec un coup de klaxon assourdissant, une norme Dalmain grand-sport le doubla 130

    lheure. Le Dr Armstrong faillit se retrouver dans le dcor. Encore un de ces jeunes abrutisqui roulent tombeau ouvert ! Il ne pouvait pas les encaisser. Il sen tait fallu de peu, laussi. Fichu crtin !

    *

    Tout en faisant une entre fracassante dans le village de Mere, Tony Marston pensait :

    Cest dingue le nombre de voitures qui lambinent sur les routes. Toujours un tranard pourvous bloquer le passage. Et pour ne rien arranger, ils roulent au milieu de la chausse !Conduire en Angleterre, cest dsesprer pas comme en France o on peut vraimentlcher les gaz fond

    Est-ce quil allait prendre un verre ici ou bien pousser plus loin ? Du temps, il en avait revendre ! Plus que cent cinquante kilomtres et des poussires. Il allait senvoyer un gin-tonic derrire la cravate. Il faisait une chaleur crever !

    Cette le, on devrait pouvoir sy amuser condition que le temps se maintienne au beaufixe. Mais ctaient qui au juste, ces ONyme ? Sans doute de gros richards puants. Badger LaFouine pour ses intimes avait le chic pour dgoter ce genre de gens. Bien oblig, le pauvrevieux : quand on na pas un rond

    Pourvu quils ne mgotent pas sur la boisson. On ne sait jamais, avec ces nouveauxriches. Dommage que ce ne soit pas Gabrielle Turl qui ait achet lle du Ngre, comme lebruit en avait couru. Il aurait bien aim se frotter lentourage dune star.

    Bah ! il y aurait quand mme bien quelques fillesEn sortant de lauberge, il stira, billa, regarda le ciel bleu et remonta dans sa Dalmain.Deux ou trois jeunes femmes bayrent dadmiration devant ce beau gosse dun mtre

    quatre-vingts, aux cheveux boucls, au visage bronz et aux yeux dun bleu clatant.Il embraya dans un vrombissement et fona en cahotant dans la rue troite. Les passants

    sautrent sur les trottoirs. Les gamins, merveills, suivirent sa voiture des yeux.Anthony Marston poursuivait sa marche triomphale.

    *

    Mr Blore avait pris lomnibus en provenance de Plymouth. Il ny avait quun autre

    individu dans son compartiment un vieux loup de mer aux yeux chassieux. Pour linstant,lex-marin somnolait.

    Mr Blore prenait soigneusement des notes sur son calepin. Le compte est bon, marmonna-t-il enfin. Emily Brent, Vera Claythorne, le Dr

    Armstrong, Anthony Marston, le vieux juge Wargrave, Philip Lombard, le gnralMacarthur compagnon de lOrdre de Saint Michel et Saint Georges, croix de guerre , lemajordome et sa femme : Mr et Mrs Rogers.

    Il ferma son calepin, le remit dans sa poche et jeta un coup dil lhomme assoupi dansson coin.

    Il a du vent dans les voiles, diagnostiqua-t-il avec -propos.Mr Blore rcapitula consciencieusement les donnes du problme. Le boulot devrait tre plutt peinard, rumina-t-il. Je ne vois pas comment je pourrais

    cafouiller. Jespre que je nai pas la tte de lemploi, comme dit lautre.

  • Il se leva pour sexaminer avec anxit dans la glace. Avec sa moustache, il avait quelquechose de vaguement militaire. Le visage tait peu expressif. Les yeux gris et assez rapprochs.

    Je pourrais me faire passer pour un chef de bataillon, se dit Mr Blore. Non, joubliaisIl y a la vieille culotte de peau. Il me reprerait tout de suite.

    LAfrique du Sud, voil ce quil me faut ! Les autres nont jamais fichu les pieds enAfrique du Sud ; tandis que moi, je viens de lire une brochure sur ce bled, ce qui fait que jepeux en parler savamment.

    Heureusement, il y a des colons en tous genres et de toutes les catgories sociales. En seprsentant comme un riche propritaire originaire dAfrique du Sud, Mr Blore se faisait fortde sintroduire sans difficult dans nimporte quel milieu.

    Lle du Ngre. Il se souvenait dy tre all, tout gosse Un rocher puant, couvert demouettes et qui se dressait environ un mille de la cte. Lle devait son nom saressemblance avec une tte dhomme un homme aux lvres ngrodes.

    Drle dide daller construire une baraque dans un endroit pareil ! Atroce par grostemps ! Mais les milliardaires ont de ces caprices.

    Le vieux se rveilla dans son coin du compartiment. En mer, gmit-il, on ne peut jamais prvoir. Jamais ! Cest bien vrai, acquiesa Mr Blore dun ton apaisant. Il ny a pas moyen.Le vieux hoqueta et reprit dune voix plaintive : Il va y avoir un grain. Mais non, mon pote, riposta Mr Blore. Il fait un temps superbe.Irrit, le vieil homme insista : Il va y avoir un grain. Je le sens. Peut-tre bien que vous avez raison, fit Mr Blore, conciliant.Le train sarrta. Le vieux marin se leva en titubant : Cest l que jdescends.Il ttonna pour ouvrir la portire. Mr Blore vint son secours.Debout sur le marchepied, le vieux leva solennellement la main et cligna de ses yeux

    chassieux. Veillez et priez, exhorta-t-il. Veillez et priez. Le jour du jugement est proche.Il dgringola du marchepied et seffondra sur le quai. tendu de tout son long, il leva la

    tte vers Mr Blore et dclara avec une incommensurable dignit : Cest vous que je parle, jeune homme. Le jour du jugement est proche tout proche. Le jour du jugement est plus proche pour lui que pour moi ! pensa Mr Blore en se

    laissant retomber sur son sige.En quoi il se trompait

  • 2Un petit groupe de voyageurs quelque peu perdus attendait devant la gare dOakbridge.Des porteurs chargs de valises les escortaient.

    Jim ! cria lun deux.Un taxi approcha. Zallez lle du Ngre ? senquit-il avec laccent chantant du Devon.Quatre voix rpondirent par laffirmative et aussitt les intresss changrent entre

    eux des coups dil furtifs.Sadressant au juge Wargrave en sa qualit de membre le plus g du groupe, le chauffeur

    expliqua : Y a deux taxis, msieur. Y en a un qui doit rester l jusqu larrive de lomnibus

    dExeter cest laffaire de cinq minutes parce quil y a un autre monsieur qui est prvu parce train-l. Peut-tre bien quil y en a un de vous que a ne gnerait pas dattendre la secondefourne ? Comme a, tout le monde serait plus son aise.

    Consciente de ses devoirs de secrtaire, Vera Claythorne se proposa aussitt. Allez-y si vous voulez bien, dit-elle. Jattendrai.Elle avait, dans le regard et dans la voix, ce quelque chose dautoritaire propre ceux qui

    ont occup un poste de commandement. On aurait dit quelle constituait des quipes detennis avec ses lves.

    Merci, dit schement miss Brent qui baissa la tte et monta dans le taxi dont lechauffeur tenait la portire ouverte.

    Le juge Wargrave limita.Le capitaine Lombard dit : Jattendrai avec miss Claythorne, dit Vera. Je mappelle Lombard. Philip Lombard.Les porteurs empilaient les bagages sur le toit du taxi. lintrieur, le juge Wargrave

    dclara sa voisine, avec toute la prudence inhrente son ancienne fonction : Cest un bien beau temps que nous avons l. Oui, en effet, acquiesa miss Brent. Trs distingu, ce vieux monsieur, se dit-elle. Bien diffrent du genre dhommes quon

    rencontre habituellement dans les pensions de famille du bord de mer. De toute vidence,Mrs ou miss Oliver a dexcellentes relations

    Vous connaissez bien la rgion ? demanda le juge Wargrave. Je suis dj alle en Cornouailles et Torquay, mais cest la premire fois que je viens

    dans cette partie du Devon. Moi non plus, je ne suis pas familier avec la rgion, confia le juge.Le taxi dmarra. Vous navez pas envie de vous asseoir dans la voiture en attendant ? proposa le

    chauffeur du second taxi. Absolument pas, rpondit Vera, catgorique.Le capitaine Lombard sourit : Ce mur ensoleill est plus sduisant. moins que vous ne prfriez lintrieur de la

    gare ?

  • Surtout pas. Cest tellement bon davoir chapp ce compartiment suffocant ! Oui, reconnut-il, cest assez prouvant de voyager en train par ce temps. Jespre quand mme que a va durer le beau temps, je veux dire, dclara Vera sur le

    mode conventionnel. Nos ts anglais sont si tratres ! Vous connaissez bien la rgion ? senquit Lombard non sans un certain manque

    doriginalit. Non, cest la premire fois que jy viens.Et, bien rsolue ne pas laisser planer dquivoque sur sa situation, elle ajouta

    vivement : Je nai mme pas encore vu ma patronne. Votre patronne ? Oui, je suis la secrtaire de Mrs ONyme. Ah ! je vois.Un changement peine perceptible sopra chez Lombard. Son attitude devint plus

    assure, son ton plus dgag : Ce nest pas un peu inhabituel, comme situation ?Vera se mit rire : Oh ! non, je nen ai pas limpression. Sa secrtaire est subitement tombe malade, elle

    a tlgraphi une agence pour rclamer une remplaante et on ma envoye. Ah, cest comme a que a se passe ? Et si, une fois arrive, la place ne vous plaisait

    pas ?Vera se remit rire : Bah ! cest un emploi temporaire juste pour les vacances. Pendant lanne, je

    travaille dans un collge de filles. En fait, je suis follement curieuse de voir lle du Ngre. Onen a tellement parl dans les journaux Elle est aussi fascinante quon le dit ?

    Je nen sais rien, rpondit Lombard. Je ny ai jamais mis les pieds. Vraiment ? Les ONyme en sont entichs, jimagine. Racontez-moi, comment sont-ils ? Un peu embtant, cette question, pensa Lombard. Est-ce que je suis cens les avoir

    rencontrs ou pas ? Vous avez une gupe sur le bras ! sexclama-t-il. Non ne bougez pas.Il fondit sur sa proie de faon convaincante : Voil, elle est partie ! Oh, merci. Il y a beaucoup de gupes cet t. Oui. La chaleur, sans doute. Qui attendons-nous, vous tes au courant ? Je nen ai pas la moindre ide.Le long sifflement strident dun train entrant en gare se ft entendre. a doit tre le train, fit Lombard avec originalit.Un vieil homme, grand et dallure militaire, apparut la sortie. Ses cheveux gris taient

    coups ras et sa moustache blanche taille avec soin.Son porteur, qui chancelait un tantinet sous le poids dune volumineuse valise de cuir, lui

    indiqua Vera et Lombard.Vers marcha sa rencontre, la comptence faite femme : Je suis la secrtaire de Mrs ONyme. Un taxi nous attend. Je vous prsente Mr

    Lombard, ajouta-t-elle.Les yeux dun bleu dlav, perants malgr leur ge, jaugrent Lombard. Lespace dun

    instant, ils exprimrent un jugement mais bien malin qui aurait pu le lire. Beau garon. Mais avec un je-ne-sais-trop-quoi de pas net

  • Ils montrent tous les trois dans le taxi. Ils parcoururent les rues assoupies du petitbourg dOakbridge et empruntrent sur un bon kilomtre et demi la grand-route dePlymouth. Puis ils senfoncrent dans la campagne, travers un labyrinthe de cheminstortueux et verdoyants.

    Je ne connais absolument pas cette partie du Devon, dclara le gnral Macarthur.Moi, mon bled, cest dans lest du comt, la lisire du Dorset.

    Cest ravissant, par ici, dit Vera. Ces collines, cette terre rouge tout est si vert etluxuriant

    Philip Lombard mit une rserve : Cest un peu encaiss Personnellement, je prfre les espaces dcouverts, Les

    endroits do on peut voir ce qui se passe Vous avez pas mal bourlingu, jimagine ? remarqua le gnral Macarthur.Lombard eut un haussement dpaules un peu ddaigneux. Jai roul ma bosse, rpondit-il tout en pensant part lui : Et maintenant, il va me

    demander si jtais en ge de faire la guerre. Avec ces anciens combattants, a ne ratejamais.

    Mais le gnral Macarthur ne parla pas de la guerre.

    *

    Parvenus au sommet dune colline escarpe, ils en redescendirent par un chemin en lacetmenant Sticklehaven minuscule agglomration de cottages avec deux ou trois bateaux depche tirs sec sur la plage.

    Ce fut alors quils eurent leur premier aperu de lle du Ngre : illumine par le soleilcouchant, elle mergeait des flots au sud.

    Elle est bien loin, fit observer Vera, surprise.Elle se ltait reprsente diffremment : proche du rivage et couronne dune

    somptueuse maison blanche. Hlas ! il ny avait aucune maison en vue, rien quune masserocheuse plus ou moins pic qui se profilait sur le ciel en voquant vaguement unegigantesque tte de ngre. Le spectacle avait quelque chose de sinistre. Vera rprima unfrisson.

    A la terrasse dune petite auberge, le Seven Stars, trois personnes taient installes. Il yavait l le vieux juge, silhouette vote, miss Brent, guinde, le buste raide, et un troisimeindividu un costaud, du genre esbroufeur qui vint vers eux et se prsenta :

    On sest dit quon ferait aussi bien de vous attendre. Histoire de se trouver tous dans lemme bateau, ha, ha ! Permettez-moi de me prsenter. Davis, je mappelle. Ma ville natale,cest Natal, en Afrique du Sud, ha, ha, ha !

    Il partit dun grand rire aussi cordial que tapageur.Le juge Wargrave le fixa avec une malveillance quasi palpable. Il semblait avoir trs envie

    dordonner quon vacue la salle daudience. Quant miss Emily Brent, elle taitmanifestement en train de se demander si elle nexcrait pas, au fond, les coloniaux dans leurensemble.

    Quelquun veut un petit verre avant dembarquer ? demanda Mr Davis, histoire demettre tout le monde laise.

    Comme personne ne sautait sur sa proposition, Mr Davis se retourna, lindex lev : Dans ce cas, ne tardons pas. Notre bon hte et notre aimable htesse doivent nous

    attendre.

  • Il aurait pu dceler un trange malaise chez les autres membres du groupe. Comme si lesimple fait de mentionner leurs htes avait sur eux un effet paralysant.

    En rponse au doigt lev de Davis, un homme se dtacha du mur contre lequel il taitadoss et vint vers eux. Sa dmarche chaloupe trahissait le marin. Il avait le visage hl parle grand large et lil noir et quelque peu fuyant.

    Vous tes prts partir pour lle, msieurs-dames ? demanda-t-il de sa voix teinte dudoux accent du Devon. Le bateau est par. Il y a encore deux autres messieurs qui doiventarriver en voiture, mais on ne sait pas quelle heure au juste, alors Mr ONyme a dcidcomme a quon les attendrait pas.

    Les invits se levrent. Leur guide les conduisit sur une petite jete de pierre. Un canot moteur y tait amarr.

    Il est bien petit, ce bateau, grina Emily Brent. Cest un bon bateau, mdame. Il vous emmnerait Plymouth en un rien de temps,

    riposta son propritaire dun ton persuasif. Nous sommes nombreux, fit observer schement le juge Wargrave. Je pourrais en embarquer deux fois autant, msieur.De sa voix plaisante, Philip Lombard intervint : a ira trs bien. Grand beau temps pas de houle.Gure convaincue, miss Brent se laissa nanmoins aider et monta bord. Les autres

    suivirent le mouvement. Les invits ne fraternisaient pas encore. Ils avaient tous lairintrigus les uns par les autres.

    Ils sapprtaient larguer les amarres quand leur guide interrompit sa manuvre, gaffeen main.

    Une voiture dvalait le raidillon menant au village. Une voiture dune si incroyablepuissance, dune si phnomnale beaut quelle avait tout dune apparition. Un jeune hommetait au volant, cheveux flottant dans le vent. Dans lclatante lumire de laprs-midi, il avaitlair non pas dun homme mais dun jeune dieu, un dieu hroque issu de quelque lgendenordique.

    Il donna un coup de klaxon rugissement formidable que les rochers de la baierenvoyrent en cho.

    Ce fut un instant inou. Un instant pendant lequel Anthony Marston parut transcender lesimple mortel. Par la suite, plus dune des personnes prsentes devait se remmorer cemoment-l.

    *

    Assis prs du moteur, Fred Narracott se disait quil sagissait dune drle dquipe. Ce

    ntait pas a lide quil stait faite des invits de Mr ONyme. Il sattendait un peu plus declasse. des femmes sur leur trente et un, et des hommes en tenue de yachting touspleins aux as et lair important.

    Rien voir avec les relations de Mr Elmer Robson. Un lger sourire effleura les lvres deFred Narracott au souvenir des amis du milliardaire. a, ctait des rceptions, si vous voulezque je vous dise et quest-ce que a picolait !

    Ce Mr ONyme, a ne devait pas tre le mme genre de bonhomme. Bizarre, dailleurs, sedit Fred, quil ne lait encore jamais aperu ni lui ni sa bourgeoise. Navait pas encore misles pieds ici, parole. Tout ce qui tait commandes et factures, ctait ce Mr Morris qui senchargeait ; Les instructions taient toujours trs claires, le paiement ne tranait pas, mais

  • ctait quand mme bizarre. Daprs les journaux, il y avait comme un mystre au sujet deONyme. Fred Narracott tait daccord avec eux.

    Peut-tre quaprs tout ctait bien miss Gabrielle Turl qui avait achet lle. Mais il cartacette hypothse en observant ses passagers. Pas ce ramassis il ny en avait pas un dans le lotqui ait quelque chose voir avec une star de cinma. Il les passa en revue dun il impartial.

    Une vieille fille le style revche il en connaissait un tas, des comme a. Ctait uneharpie, tous les coups. Un vieux militaire a se voyait son allure rantanplan. Une jeunefemme pas vilaine mais plutt quelconque, pas un morceau de roi rien de la magiehollywoodienne. Le joyeux drille qui faisait de lesbroufe lui, en tout cas, a ntait pas ungars de la haute. Un commerant retir des affaires, voil ce que cest, estima Fred Narracott.Lautre bonhomme, le grand maigre la mine famlique et au regard en coin, ctait un drledoiseau. Lui, a ntait pas impossible quil ait quelque chose faire avec le cinma.

    Non, il ny avait quun seul passager potable dans le canot. Le dernier type, celui qui taitarriv en voiture (et quelle voiture ! Une bagnole comme on nen avait encore jamais vu Sticklehaven. a avait d coter des mille et des cents, un engin pareil). Celui-l, il tait biendans la note. N dans le fric, le beau gosse. Si tous les autres avaient t comme lui l,daccord, il aurait compris.

    Drle dhistoire, quand on rflchissait deux secondes. Tout a, ctait bizarre trsbizarre

    *

    Traant un long sillon dcume, le canot contourna le rocher. Alors, enfin, la maison

    apparut. Le ct sud de lle prsentait un aspect tout diffrent. Il descendait en pente doucevers la mer. La maison tait l, face au sud : basse, carre, moderne, avec des fentres cintresqui laissaient entrer toute la lumire.

    Une maison sensationnelle une maison la mesure de leur attente !Fred Narracott coupa le moteur, et le canot se faufila en douceur dans un petit goulet

    naturel entre les rochers. a ne doit pas tre commode daccoster ici par gros temps, fit observer Philip Lombard. Par vent de sud-est, il ny a pas moyen daborder lle du Ngre, rpondit gaiement Fred

    Narracott. Il y a des fois, elle est coupe de tout pendant une semaine et plus. Lapprovisionnement ne doit pas tre facile, pensa Vera Claythorne. Cest a le pire, sur

    une le. Les problmes domestiques prennent des proportions effarantes. La coque du bateau grina contre les rochers. Fred Narracott sauta terre et, second par

    Lombard, aida les autres descendre. Narracott amarra le canot un anneau scell dans leroc. Puis il leur ft gravir un escalier taill dans la falaise.

    Ah ! Quel coin charmant ! sexclama le gnral Macarthur.Mais il se sentait mal laise. Sacrment bizarre, cet endroit.Lorsque les invits dbouchrent sur une terrasse, en haut des marches, leur moral

    remonta. Sur le pas de la porte les attendait un majordome impeccable dont la solennit lesrassura. De plus, la maison tait splendide, et superbe la vue de la terrasse

    Le majordome sinclina lgrement. Grand, maigre, grisonnant, ctait un hommedallure minemment respectable.

    Si vous voulez bien me suivre, leur dit-il.Dans le vaste hall, des boissons les attendaient. Une kyrielle de bouteilles. Anthony

    Marston se rassrna un brin. Il commenait justement la trouver saumtre. Personne de

  • son monde ! Quest-ce qui avait pris ce brave vieux Badger de lentraner l-dedans ? Quoiquil en soit, question boissons, rien redire. Ct glaons non plus.

    Quest-ce quil racontait, le larbin ? Mr ONyme fcheux contretemps, ne pourrait pas arriver avant demain.

    Instructions leurs moindres dsirs souhaitaient-ils monter dans leurs chambres ? ledner serait servi 8 heures

    *

    Vera avait suivi Mrs Rogers ltage. La domestique avait ouvert tout grand une porte, au

    bout dun couloir, et Vera tait entre dans une chambre ravissante, avec une grande fentredonnant sur la mer et une autre oriente lest. Elle poussa une exclamation de plaisir.

    Jespre que vous avez tout ce quil vous faut, mademoiselle ? dit Mrs Rogers.Vera embrassa la pice du regard. On avait mont et dfait ses bagages. Sur le ct, une

    porte ouverte donnait sur une salle de bains au carrelage bleu ple. Oui, tout, je crois, rpondit-elle. Vous sonnerez si vous avez besoin de quelque chose, mademoiselle ?Mrs Rogers parlait dune voix blanche, monocorde. Vera la dvisagea avec curiosit. Quel

    spectre exsangue et blafard, cette femme ! part a, lair tout ce quil y a de respectable, avecses cheveux tirs en arrire et sa robe noire. Bizarres quand mme, ces yeux clairs qui nesemblaient jamais en repos.

    On dirait quelle a peur de son ombre , pensa Vera.Oui, ctait a : elle avait peur !Elle avait tout de la femme en proie une frayeur mortelleVera eut un lger frisson. De quoi diable cette femme pouvait-elle bien avoir peur ? Je suis la nouvelle secrtaire de Mrs ONyme, lui confia-t-elle, aimable. Vous devez

    tre au courant. Non, mademoiselle, je ne suis au courant de rien, rpondit Mrs Rogers. Jai juste la

    liste de ces messieurs-dames avec les chambres qui leur sont destines. Mrs ONyme ne vous a pas parl de moi ?Mrs Rogers battit des cils : Je nai pas vu Mrs ONyme pas encore. Nous ne sommes arrivs quavant-hier. Drles de gens, ces ONyme , pensa Vera. Combien y a-t-il de domestiques ? demanda-t-elle tout haut. Rien que Rogers et moi, mademoiselle.Vera frona les sourcils. Huit personnes demeure dix avec lhte et lhtesse et

    seulement un couple de domestiques pour soccuper deux ? Je suis bonne cuisinire, dit Mrs Rogers, et Rogers se dbrouille avec la maison.

    videmment, je ne me doutais pas que vous seriez si nombreux. Vous arriverez quand mme vous en sortir ? Oh ! oui, mademoiselle, jy arriverai. Et sil doit y avoir souvent autant de monde, Mrs

    ONyme fera sans doute appel des extra. Oui, sans doute, acquiesa Vera.Mrs Rogers tourna les talons. Ses pieds glissrent sans bruit sur le parquet. Et elle sortit

    de la pice, silencieuse comme une ombre.Vera alla sasseoir sur la banquette, devant la fentre. Elle tait vaguement trouble. Tout

    cela tait comment dire ? un peu bizarre. Labsence des ONyme, la ple et spectrale Mrs

  • Rogers Et les invits ! Oui, les invits taient bizarres, eux aussi. Et curieusement malassortis.

    Jaurais bien voulu voir les ONyme, se dit Vera. Je voudrais quand mme savoir quoiils ressemblent.

    Incapable de tenir en place, elle se leva et se mit arpenter la pice.Une chambre parfaite, la dcoration entirement moderne. Tapis crus sur un parquet

    comme un miroir, murs de couleur claire, long miroir encadr dampoules. Sur la chemine,aucun ornement part un norme bloc de marbre blanc en forme dours, sculpture modernedans laquelle tait encastre une pendule. Au-dessus, dans un tincelant cadre chrom, il yavait une grande feuille de parchemin. Un pome.

    Vera sapprocha de la chemine pour le lire. Ctait une des vieilles comptines qui avaientberc son enfance :

    Dix petits ngres sen furent dner.Lun deux but sen trangler- nen resta plus que neuf.Neuf petits ngres se couchrent minuit,Lun deux jamais sendormit- nen resta plus que huit.Huit petits ngres dans le Devon taient alls,Lun deux voulut y demeurer- nen resta plus que sept.Sept petits ngres fendirent du petit bois,En deux lun se coupa ma foi- nen resta plus que six.Six petits ngres rvassaient au rucher,Une abeille lun deux a piqu- nen resta plus que cinq.Cinq petits ngres taient avocats la cour,Lun deux finit en haute cour- nen resta plus que quatre.Quatre petits ngres se baignrent au matin,Poisson davril goba lun- nen resta plus que trois.Trois petits ngres sen allrent au zoo,Un ours de lun fit la peau- nen resta plus que deux.Deux petits ngres se dorrent au soleil.Lun deux devint vermeil- nen resta donc plus quun.Un petit ngre se retrouva tout esseul,Se pendre il sen est all- nen resta plus du tout. Vera sourit. Bien sr ! On tait sur lle du Ngre !Elle retourna sasseoir devant la fentre et contempla la mer.Quelle tait immense, la mer ! Dici, pas la moindre terre lhorizon juste une vaste

  • tendue deau bleue qui ondulait au soleil vespral.La mer si paisible aujourdhui parfois si cruelle La mer qui vous entranait dans ses

    profondeurs. Noy retrouv noy noy en mer noy, noy, noyNon, elle ne voulait pas se souvenir elle ny penserait pas !Tout a, ctait du pass

    *

    Le Dr Armstrong arriva lle du Ngre au moment prcis o le soleil senfonait dans la

    mer. Pendant la traverse, il avait bavard avec le passeur, un homme du cru. Il mouraitdenvie dobtenir quelques renseignements sur les propritaires de lle, mais le dnommNarracott semblait curieusement mal inform ou tout au moins peu enclin auxconfidences.

    Le Dr Armstrong se contenta donc de parler du temps et de la pche.Il tait fatigu aprs son long trajet en voiture. Il avait mal aux yeux. Quand on roulait

    vers louest, on avait le soleil dans la figure.Oui, il tait trs fatigu. La mer, le calme absolu : voil ce quil lui fallait. En fait, il aurait

    aim prendre de longues vacances. Mais a, il ne pouvait pas se le permettre. Financirement,il ny avait bien sr pas de problme, mais pas question de laisser tomber ses clients. De nosjours, on est vite oubli. Non, maintenant quil avait russi, il ne pouvait plus dteler.

    Malgr tout, ce soir, je vais faire comme si jtais parti pour de bon, comme si jen avaisfini avec Londres, Harley Street et le reste.

    Une le, a avait quelque chose de magique ; le mot seul frappait limagination. Onperdait contact avec son univers quotidien une le, ctait un monde en soi. Un monde donton risquait parfois qui sait ? de ne jamais revenir.

    Je laisse derrire moi ma vie de tous les jours , pensa-t-il.Souriant part lui, il entreprit de faire des projets, de grandioses projets davenir. Il

    souriait encore lorsquil gravit lescalier taill dans le roc.Sur la terrasse, un vieux monsieur auquel le Dr Armstrong trouva un air vaguement

    familier tait assis dans un fauteuil. O donc avait-il dj vu cette face de crapaud, ce cou detortue, ces paules votes oui, et ces petits yeux ples au regard rus ? Ah ! oui : le vieuxWargrave. Il avait un jour tmoign devant lui. Sous son air moiti endormi, il tait retorscomme ce nest pas permis ds quil sagissait dun point de droit. Avec les jurs, il avait lamanire : on le disait capable de les manipuler sa guise et de les retourner comme un gant.Il leur avait ainsi arrach quelques condamnations douteuses. Le pourvoyeur de la potence,comme lappelaient certains.

    Drle dendroit pour le rencontrer ici loin du monde et du bruit.

    *

    Armstrong ? se dit le juge Wargrave. Je me rappelle lavoir vu la barre des tmoins.Courtois et cauteleux. Tous les mdecins sont des imbciles. Ceux de Harley Street sont lespires de tous. Et son esprit sattarda sans bienveillance sur une rcente consultation, danscette rue huppe, chez un de ces mielleux personnages.

    A voix haute, il grogna : Les boissons sont dans le hall. Il faut dabord que jaille prsenter mes respects au matre et la matresse de

  • maison ! se rcria le Dr Armstrong.Plus reptilien que jamais, le juge Wargrave referma les paupires. Vous ny parviendrez pas, dit-il. Pourquoi a ? stonna le Dr Armstrong. Parce quil ny a ni matre ni matresse de maison, rpondit le juge. La situation est

    pour le moins bizarre. Je ne comprends rien cet endroit.Lil carquill, le Dr Armstrong le dvisagea une bonne minute. Alors quil pensait le

    vieillard endormi pour de bon, Wargrave reprit soudain : Vous connaissez Constance Culmington ? Euh non, je ne pense pas. Cest sans importance, commenta le juge. Cest une femme trs imprcise, lcriture

    pratiquement illisible. Je me demandais seulement si je ne mtais pas tromp dadresse.Le Dr Armstrong secoua la tte et se dirigea vers la maison.Le juge Wargrave songea Constance Culmington. Ecervele, comme toutes les femmes.Ses penses sorientrent alors vers les deux femmes prsentes sur les lieux, la vieille

    fille aux lvres pinces et la jeune. Celle-l, il ne laimait pas : une petite garce sans scrupules.En fait, il y avait trois femmes si on comptait lpouse de Rogers. trange crature ellesemblait morte de peur. Un couple convenable, qui connaissait son affaire.

    Rogers sortant prcisment sur la terrasse, le juge lui demanda : Savez-vous si lady Constance Culmington est attendue ?Rogers le regarda, tonn : Non, monsieur, pas ma connaissance.Le juge haussa les sourcils. Mais il se contenta dmettre un grognement. Lle du Ngre, hein ? se dit-il. En effet, on est dans le noir le plus complet.

    *

    Anthony Marston tait dans son bain. Il se prlassait dans leau fumante. Sa longue

    randonne en voiture lui avait donn des crampes. Il ne pensait pas grand-chose. Anthonytait un tre de sensations et daction.

    Trop tard pour prendre la tangente , se dit-il aprs quoi il fit le vide dans son esprit.Un bon bain chaud membres courbatus tout lheure, un coup de rasoir un

    cocktail le dner.Et aprs a ?

    *

    Mr Blore nouait sa cravate. Il ntait pas trs dou pour ce genre de chose.Est-ce quil prsentait bien ? Il le supposait.Personne ne stait montr prcisment cordial avec lui Curieux la faon dont ils

    spiaient les uns les autres comme sils savaient. lui de jouer, maintenant.Il nentendait pas bcler son travail.Il jeta un coup dil la comptine encadre au-dessus de la chemine.Fut, davoir mis a l ! Je me souviens de cette le quand jtais gosse, se dit-il. Je naurais jamais cru que je

    viendrais faire ce genre de boulot ici. Bonne chose, tout compte fait, quon ne puisse pas

  • prvoir lavenir.

    *

    Sourcils froncs, le gnral Macarthur rflchissait.Crnom de nom, la situation tait bougrement bizarre ! Pas du tout ce quon lui avait

    laiss esprerEn moins de deux, il trouverait un prtexte pour filer il enverrait tout promenerMais le canot moteur avait regagn la cte.Il serait oblig de rester.Drle de type, ce Lombard. Pas rgulier. Non, pas rgulier, le bonhomme, il en aurait

    jur.

    *

    Au coup de gong, Philip Lombard sortit de sa chambre et se dirigea vers lescalier. Il sedplaait comme une panthre, sans bruit, avec souplesse. Dailleurs, il avait quelque chosede la panthre. Une bte fauve belle regarder.

    Il souriait dans sa moustache.Une semaine, hein ?Il allait en profiter, de cette semaine-l.

    *

    Vtue dune robe de faille noire, Emily Brent lisait sa Bible dans sa chambre en attendant

    le dner.Elle remuait les lvres tout en suivant son texte : Les paens sont prcipits dans la fosse quils ont eux-mmes creuse ; au filet quils

    ont eux-mmes tendu ils se prennent le pied. Yahv sest fait connatre. Il a rendu lejugement. Il a li limpie dans louvrage de ses mains. Limpie sera livr la ghenneternelle.

    Ses lvres se pincrent. Elle ferma la Bible.Se levant, elle agrafa son col une broche orne dun quartz jaune et descendit dans la

    salle manger.

  • 3Le dner touchait sa fin.La nourriture avait t bonne, le vin parfait, le service bien fait par Rogers.Chacun se sentait meilleur moral. On commenait se parler avec davantage de libert et

    de familiarit.moustill par un porto somptueux, le juge Wargrave les amusait par son esprit

    caustique. Le Dr Armstrong et Tony Marston lcoutaient. Miss Brent bavardait avec legnral Macarthur : ils staient dcouvert des amis communs. Vera Claythorne posait MrDavis des questions pas sottes du tout sur lAfrique du Sud. Mr Davis tait intarissable sur lesujet. Lombard coutait leur conversation. Il levait parfois la tte, lil en veil. Et de temps autre, son regard faisait le tour de la table, observant les autres.

    Soudain, Anthony Marston sexclama : Marrants, ces machins, vous ne trouvez pas ?Au centre de la table ronde, de petites statuettes en porcelaine taient disposes sur un

    socle circulaire en verre. Des ngres, poursuivit Tony. Lle du Ngre Cest a lide, je suppose.Vera se pencha en avant : Je me le demande. Combien y en a-t-il ? Dix ? Ce que cest drle ! scria-t-elle. Ce

    sont sans doute les dix petits ngres de la comptine. Dans ma chambre, elle est accrochedans un cadre au-dessus de la chemine.

    Dans la mienne aussi, dit Lombard. Et dans la mienne ! Et dans la mienne !Tout le monde fit chorus. Cest une ide amusante, non ? dit Vera. Remarquablement purile, grommela le juge Wargrave en se resservant de porto.Emily Brent regarda Vera Claythorne. Vera Claythorne regarda Emily Brent. Les deux

    femmes se levrent.Dans le salon, par les portes-fentres ouvertes sur la terrasse, le clapotis des vagues

    venues mourir sur les brisants parvenait jusqu elles. Tellement reposant, ce bruit, murmura Emily Brent. Moi, je lai en horreur ! riposta Vera dun ton cassant.Surprise, miss Brent la dvisagea. Vera rougit. Dun ton plus pos, elle reprit : Cette le ne doit pas tre trs agrable les jours de tempte.Emily Brent en convint. La maison est srement ferme en hiver, dit-elle. Ne serait-ce que parce quaucun

    domestique naccepterait dy rester. De toute faon, maugra Vera, des domestiques, a ne doit pas tre facile den trouver. Mrs Oliver a eu la main heureuse avec ce couple, dit Emily Brent. La femme cuisine

    trs bien. Cest drle comme les personnes dun certain ge sont incapables de se rappeler les

    noms , pensa Vera. Oui, dit-elle, Mrs ONyme a eu beaucoup de chance, en effet.Emily Brent avait sorti de son sac un petit ouvrage de broderie. Elle allait enfiler son

  • aiguille quand elle demanda vivement : ONyme ? Vous avez bien dit ONyme ? Oui. Cest la premire fois de ma vie que jentends ce nom-l, dclara Emily Brent,

    catgorique.Vera ouvrit de grands yeux : Mais pourtantElle nacheva pas sa phrase. La porte souvrait : les hommes venaient les rejoindre.

    Rogers fermait la marche avec le plateau du caf.Le juge vint sasseoir ct dEmily Brent. Armstrong sapprocha de Vera. Tony Marston

    se dirigea vers la fentre ouverte. Blore examina avec une nave perplexit une statuette enbronze, se demandant sans doute si ces tranges formes angulaires taient vraiment censesreprsenter un corps fminin. Le gnral Macarthur sadossa la chemine. Il tiraillait sapetite moustache blanche. Le dner avait t sacrment bon. Son moral tait au beau fixe.Lombard feuilletait un numro de Punch qui tranait sur la table, avec dautres journaux.

    Rogers servit le caf la ronde. Il tait bon : trs noir et bien chaud.Ils avaient tous bien dn. Ils taient satisfaits deux-mmes et de la vie. Les aiguilles de

    la pendule indiquaient 9 h 20. Il se fit un silence un silence bat, combl. Et cest dans cesilence que sleva la Voix. Sans avertissement. Inhumaine. Pntrante

    Mesdames, et messieurs ! Silence, je vous prie !Tout le monde sursauta. Ils regardrent autour deux se regardrent regardrent les

    murs. Qui parlait ?Haute et claire, la Voix poursuivit : Vous tes accuss des crimes suivants : Edward George Armstrong, davoir caus la mort, le 14 mars 1925, de Louisa Mary

    Clees. Emily Caroline Brent, dtre responsable de la mort, le 5 novembre 1931, de Batrice

    Taylor. William Henry Blore, davoir entran la mort de James Stephen Landor, le 10 octobre

    1928. Vera Elizabeth Claythorne, davoir assassin, le 11 aot 1935, Cyril Ogilvie Hamilton. Philip Lombard, davoir entran la mort, en fvrier 1932, de vingt et un hommes

    appartenant une tribu dAfrique orientale. John Gordon Macarthur, davoir dlibrment envoy la mort, le 14 janvier 1917,

    lamant de votre femme, Arthur Richmond. Anthony James Marston, davoir tu, le 14 novembre dernier, John et Lucy Combes. Thomas Rogers et Ethel Rogers, davoir provoqu la mort, le 6 mai 1929, de Jennifer

    Brady. Lawrence John Wargrave, davoir, le 10 juin 1930, perptr le meurtre dEdward

    Seton. Accuss, avez-vous quelque chose dire pour votre dfense ?

    *

    La voix stait tue.Il y eut un moment de silence ptrifi, suivi dun fracas pouvantable. Rogers avait laiss

    choir le plateau du caf.

  • Au mme instant, lextrieur de la pice, un cri retentit, suivi dun bruit sourd.Lombard fut le premier ragir. Il bondit jusqu la porte et louvrit la vole. Dans le

    hall, recroqueville par terre, gisait Mrs Rogers.Lombard appela : Marston !Anthony se prcipita lui prter main-forte. eux deux, ils soulevrent la domestique et la

    transportrent dans le salon.Le Dr Armstrong se joignit eux. Il les aida lallonger sur le divan et se pencha sur elle. Ce nest rien, dit-il. Elle sest vanouie, cest tout. Elle va revenir elle dans deux

    secondes. Allez chercher du cognac, dit Lombard Rogers.Ple, les mains tremblantes, Rogers sortit aussitt en murmurant : Oui, monsieur. Qui est-ce qui parlait ? scria Vera. O tait-il ? On aurait dit on aurait dit Quest-ce qui se passe ? bredouilla le gnral Macarthur. Quest-ce que cest que ce

    canular ?Ses mains tremblaient. Ses paules taient affaisses. Il avait soudain vieilli de dix ans.Blore se tamponnait la figure avec un mouchoir.Seuls le juge Wargrave et miss Brent paraissaient relativement calmes. Emily Brent tait

    pique, trs droite, sur son sige. Elle gardait la tte haute. Une tache de couleur empourpraitses joues. Le juge tait assis dans sa posture habituelle, la tte enfonce dans le cou. Dunemain, il se grattait dlicatement loreille. Seul son regard tait en alerte. Ses yeux ptillantsdintelligence se portaient de droite et de gauche avec perplexit.

    Cette fois encore, ce fut Lombard qui passa laction. Armstrong tant occup avec ladomestique vanouie, Lombard pouvait une fois de plus prendre linitiative.

    Cette voix ? dit-il. On aurait jur quelle tait dans la pice. Qui tait-ce ? scria encore Vera. Qui tait-ce ? Ce ntait aucun dentre nous.Tout comme le juge, Lombard parcourut lentement la pice du regard. Ses yeux

    sarrtrent un instant sur la fentre ouverte, mais il secoua la tte. Soudain, une lueursalluma dans ses prunelles. Il se prcipita vers une porte qui se trouvait prs de la chemine.

    Dun geste vif, il en saisit la poigne et louvrit toute grande. Il passa dans la pice voisineet poussa aussitt une exclamation satisfaite :

    Ah ! ctait donc a !Les autres se massrent derrire lui. Seule miss Brent resta dans son fauteuil, droite

    comme un i.Dans la seconde pice, une table avait t dispose contre le mur mitoyen au salon. Sur la

    table se trouvait un gramophone un modle ancien, dot dun large pavillon dontlouverture tait applique contre le mur. Ecartant lappareil, Lombard montra du doigt deuxou trois petits trous presque invisibles percs dans la cloison.

    Remettant le gramophone en place, il posa laiguille sur le disque. Aussitt, ilsentendirent de nouveau : Vous tes accuss des crimes suivants

    Arrtez a ! Arrtez a ! Cest horrible ! scria Vera.Lombard obit. Une farce cruelle et dun got douteux, voil ce que ctait, murmura le Dr Armstrong

    avec un soupir de soulagement. Ainsi, vous pensez quil sagit dune plaisanterie ? susurra le juge Wargrave de sa petite

    voix flte.

  • Le mdecin le foudroya du regard : Que voulez-vous que ce soit ?Le juge se tapota la lvre suprieure : Pour le moment, je ne suis pas en mesure dmettre une opinion. Dites donc, intervint Anthony Marston, vous oubliez un truc. Qui diable a mis cet

    engin en marche ? Cest vrai, murmura Wargrave, il faut que nous tirions a au clair.Suivi des autres, il regagna le salon.Rogers venait dapporter un verre de cognac. Miss Brent tait penche sur Mrs Rogers qui

    gmissait.Adroitement, Rogers se faufila entre les deux femmes : Si vous le permettez, madame, je vais lui parler. Ethel Ethel tout va bien. Tout va

    bien, tu mentends ? Reprends-toi.Mrs Rogers avait la respiration prcipite, saccade. Ses yeux des yeux pouvants, au

    regard fixe faisaient le tour des visages qui lentouraient. La voix de Rogers se ft pressante : Reprends-toi, Ethel.Le Dr Armstrong sadressa elle dun ton apaisant : Cest fini, Mrs Rogers. Un simple malaise. Je me suis vanouie, monsieur ? demanda-t-elle. Oui. Cest cette voix cette voix abominable comme une sentenceDe nouveau, son visage verdit, ses paupires battirent. O est le cognac ? sempressa le Dr Armstrong.Rogers avait pos le verre sur une petite table. Quelquun le tendit au mdecin, qui se

    pencha sur la femme haletante : Buvez a, Mrs Rogers.Elle strangla un peu, hoqueta. Lalcool lui fit du bien. Elle reprit des couleurs : Je me sens mieux, maintenant Sur le moment, a a mavait toute retourne. Il y avait de quoi, dit prcipitamment Rogers. Moi aussi, a ma retourn. Mme que

    jen ai lch mon plateau. Rien que des mensonges, voil ce que ctait ! Je voudrais biensavoir

    Un bruit linterrompit. Ce ntait quun toussotement, un petit toussotement discret maisqui eut pour effet de le stopper en plein lan. Il dvisagea le juge Wargrave, qui se racla denouveau la gorge.

    Qui a pos ce disque sur le gramophone ? demanda le magistrat. Cest vous, Rogers ? Je ne savais pas ce que ctait ! scria le domestique. Parole dhonneur, je ne savais

    pas ce que ctait, monsieur. Sinon, je ne laurais jamais fait. Cest sans doute vrai, admit schement le juge. Mais vous feriez quand mme bien de

    vous expliquer, Rogers.Le majordome spongea le visage avec son mouchoir : Jai juste obi aux ordres, monsieur, cest tout. Aux ordres de qui ? De Mr ONyme. Soyons clairs, dcrta le juge Wargrave. Quels taient exactement les ordres de Mr

    ONyme ? Je devais poser un disque sur le gramophone. Le disque se trouverait dans le tiroir de

    la table et ma femme devait mettre lappareil en marche au moment o jentrerais dans le

  • salon avec le plateau du caf. Voil une histoire bien extraordinaire, marmonna le juge. Cest la vrit, monsieur, scria Rogers. Je jure devant Dieu que cest la vrit ! Je ne

    savais pas de quoi il retournait absolument pas. Il y avait un nom sur le disque Jai cruque ctait un simple morceau de musique.

    Wargrave interrogea Lombard du regard : Il y avait un titre sur le disque ?Lombard acquiesa. Il eut un sourire subit qui dcouvrit ses dents blanches de

    carnassier : En effet, monsieur. Il sintitulait Le Chant du cygne

    *

    Toute cette histoire est absurde ! semporta brusquement le gnral Macarthur.

    Absurde ! Balancer des accusations pareilles ! Il faut faire quelque chose. Qui que soit cetONyme

    Emily Brent linterrompit dun ton bref : Cest prcisment l toute la question. Qui est-ce ?Le juge intervint. Il prit la parole avec lautorit que confre une existence entire passe

    rendre la justice : Cest ce que nous devons nous employer dcouvrir. Je vous suggre daller dabord

    mettre votre femme au lit, Rogers. Ensuite, vous viendrez nous rejoindre ici. Bien, monsieur. Je vais vous donner un coup de main, Rogers, dit le Dr Armstrong.Soutenue par les deux hommes, Mrs Rogers partit en chancelant. Je ne sais ce que vous en pensez, dclara Tony Marston une fois la porte referme,

    mais je prendrais bien un verre. Moi aussi, approuva Lombard. Je vais voir ce que je peux dnicher, dit Tony.Il sclipsa et revint quelques secondes plus tard, croulant sous le poids dun plateau

    garni de bouteilles et de verres : Jai trouv le tout qui mattendait, dans le hall, comme par hasard.Il posa son fardeau avec prcaution. Les minutes qui suivirent furent consacres servir

    boire. Le gnral Macarthur prit un whisky bien tass, le juge en fit autant. Ils avaient tousbesoin dun remontant. Seule Emily Brent rclama et obtint un verre deau.

    Le Dr Armstrong ne tarda pas revenir : Elle va bien. Je lui ai donn un sdatif. Quest-ce que cest que a ? On prend un verre ?

    Eh bien je ne dis pas non.Les hommes se resservirent pour la plupart.Quelques instants plus tard, Rogers rapparut.Le juge Wargrave prit les oprations en main. Le salon se transforma en salle daudience

    improvise. prsent, Rogers, dcrta le juge, il sagit daller au fond des choses. Qui est Mr

    ONyme ?Rogers le regarda, interloqu : Mais le propritaire de cette maison, monsieur. Jentends bien. Ce que je vous demande, cest ce que vous savez de lui.

  • Rogers secoua la tte : Je ne sais pas trop quoi vous dire, monsieur. Je ne lai jamais vu.Un lger frmissement parcourut lassistance. Comment a, vous ne lavez jamais vu ? tonna le gnral Macarthur. Quest-ce que

    vous nous chantez l ? Nous ne sommes mme pas en fonction ici depuis une semaine, ma femme et moi,

    monsieur. Nous avons t embauchs par courrier, par lintermdiaire dune agence.LAgence Regina, Plymouth.

    Blore acquiesa : Une firme qui a pignon sur rue depuis belle lurette, je connais. Ce courrier, vous lavez gard ? senquit Wargrave. La lettre de notre employeur ? Non, monsieur. Je ne lai pas conserve. Poursuivez votre histoire. Vous avez donc t engags, dites-vous, par courrier Oui, monsieur. On devait arriver une date bien prcise. On a fait comme on nous

    disait. On a trouv tout bien en ordre. Des provisions en veux-tu en voil, rien redire rien.Il y avait juste besoin dun coup de balai.

    Et ensuite ? Rien, monsieur. On a reu des ordres toujours par correspondance comme quoi il

    fallait prparer les chambres pour tout un groupe dinvits. Et puis hier, par le courrier delaprs-midi, nouvelle lettre de Mr ONyme : sa femme et lui taient retenus, nous de faireau mieux et il nous donnait des instructions pour le dner et le caf, et nous demandait demettre le disque sur le gramophone.

    Cette lettre, vous lavez encore ? bondit le juge. Oui, monsieur, je lai sur moi.Il la sortit de sa poche. Le juge sen empara. Hum ! fit-il. len-tte du Ritz et tape la machine. Vous permettez ? dit Blore en la lui prenant des mains.Aprs lavoir parcourue, il murmura : Machine Coronation. Neuve aucun dfaut dans les caractres. Papier de la marque la

    plus rpandue. Vous ne tirerez rien de cette lettre. Possible quil y ait des empreintes, mais amtonnerait.

    Wargrave le dvisagea avec une attention subite. Il a des prnoms trs sophistiqus, vous ne trouvez pas ? fit remarquer Anthony

    Marston qui regardait par-dessus lpaule de Blore. Algernon Norman ONyme On en aplein la bouche.

    Le vieux juge tressaillit. Je vous suis trs reconnaissant, Mr Marston, dit-il. Vous venez dattirer mon attention

    sur un dtail curieux et rvlateur.Il regarda les autres tour tour, allongea le cou comme une tortue en colre et reprit : Le moment me semble venu de mettre en commun nos informations. Il serait bon que

    chacun fournisse les renseignements dont il dispose sur les propritaires de cette maisonNous sommes tous leurs invits. Il serait intressant de savoir au juste, pour chacun dentrenous, quel titre.

    Un silence sensuivit. Puis Emily Brent prit la parole dun ton rsolu : Il y a quelque chose de trs insolite dans tout ceci. Jai reu une lettre dont la signature

    ntait pas trs lisible. Elle manait apparemment dune femme que javais rencontre dansune station estivale voici deux ou trois ans. Jai pens que le nom en question tait ONeary

  • ou Oliver. Je connais en effet une Mrs Oliver ainsi quune miss ONeary. Je suis biencertaine, en revanche, de navoir jamais rencontr une quelconque Mrs ONyme et encoremoins davoir pu sympathiser avec elle.

    Vous avez cette lettre, miss Brent ? demanda le juge Wargrave. Oui, je monte vous la chercher.Elle revint une minute plus tard avec la lettre. Je commence comprendre, dclara le juge aprs lavoir lue. Miss Claythorne ?Vera expliqua dans quelles conditions elle avait obtenu son poste de secrtaire. Marston ? demanda ensuite le juge. Jai reu un tlgramme, rpondit Anthony. a venait dun copain. Badger Berkeley. a

    ma tonn sur le moment, car javais dans lide que cette vieille cloche glandouillait enNorvge. Il me disait de me pointer ici.

    Wargrave hocha la tte et poursuivit : Dr Armstrong ? Jai t appel titre professionnel. Je vois. Vous ne connaissiez pas la famille auparavant ? Non. Mais la lettre faisait allusion un de mes confrres. Oui, pour la vraisemblance, conjectura le juge. Et je prsume que le confrre en

    question tait provisoirement impossible joindre ? Eh bien euh oui.Lombard, qui observait Blore depuis un moment, intervint brusquement : Dites donc, je pense quelque choseLe juge leva la main : Tout lheure. Mais je Chaque chose en son temps, Mr Lombard. Pour linstant, nous dterminons les causes

    qui nous ont runis ici ce soir. Gnral Macarthur ?Tiraillant sa moustache, le gnral marmonna : Jai reu une lettre de cet ONyme disant que danciens camarades moi seraient

    l sexcusant de cette invitation au pied lev. Je nai hlas ! pas gard la lettre. Mr Lombard ? reprit Wargrave.Le cerveau de Lombard avait fonctionn plein rgime. Devait-il ou non jouer cartes sur

    table ? Il se dcida : Mme chose pour moi, dit-il. Invitation, allusion des amis communs je suis bel et

    bien tomb dans le panneau. La lettre, je lai dchire.Le juge Wargrave passa Mr Blore. De lindex, il se tapotait la lvre suprieure et,

    lorsquil parla, ce fut avec une politesse qui ne prsageait rien de bon : Nous venons de vivre une exprience assez troublante. Une voix apparemment

    dsincarne nous a tous appels par nos noms et a port contre nous des accusationsprcises. Nous reviendrons sur ces accusations dans un instant. Pour le moment, ce quimintresse, cest un point de moindre importance. Parmi les noms cits, il y avait celui deWilliam Henry Blore. Or, notre connaissance, il ny a pas de Blore parmi nous. En revanche,le nom de Davis na pas t mentionn. Comment expliquez-vous cela, Mr Davis ?

    Le pot aux roses est comme qui dirait dcouvert, grommela Blore dun ton maussade.Autant vous avouer que je ne mappelle pas Davis.

    Vous tes William Henry Blore ? Exact.

  • Jai quelque chose ajouter, intervint Lombard. Non seulement vous tes ici sous unfaux nom, Mr Blore, mais jai constat ce soir que vous tiez par-dessus le march unmenteur de premire. Vous prtendez dbarquer de Natal, Afrique du Sud. Or je connaislAfrique du Sud, je connais Natal, et je suis prt parier que jamais au grand jamais vous nyavez mis les pieds.

    Tous les regards taient braqus sur Blore. Des regards furieux, souponneux. AnthonyMarston fit un pas vers lui, les poings nous.

    Alors, espce de salopard ? gronda-t-il. Vous avez quelque chose rpondre a ?Blore rejeta la tte en arrire, mchoires serres : Vous vous trompez sur mon compte, messieurs. Regardez, voici mes papiers. Je suis

    un ancien policier du C.I.D. Je dirige une agence de dtectives privs Plymouth. Jai tengag pour ce job.

    Par qui ? demanda le juge Wargrave. Par le dnomm ONyme. Il ma envoy une somme rondelette pour mes frais en

    mexpliquant ce quil attendait de moi. Je devais me joindre vous en me faisant passer pourun invit. Il me donnait le nom de chacun dentre vous. Jtais charg de vous surveiller.

    La raison invoque ? Les bijoux de Mrs ONyme, ricana Blore. Mrs ONyme, mon il ! Je ne crois pas quelle

    existe, cette souris-l.Le juge se tapota de nouveau la lvre dun air songeur, cette fois. Votre conclusion me parat juste, dit-il. Algernon Norman ONyme ! Dans la lettre de

    miss Brent, bien que la signature soit un gribouillis, les prnoms sont relativement lisibles :Alvina Nancy Dans les deux cas, les mmes initiales. Algernon Norman ONyme AlvinaNancy ONyme autrement dit, chaque fois : A.N. ONyme. Autrement dit encore :ANONYME !

    Mais cest inimaginable ! scria Vera. Cest cest compltement fou !Le juge hocha doucement la tte : Eh oui ! Il ne fait pour moi aucun doute que nous avons t invits ici par un

    fou probablement un dangereux maniaque homicide.

  • 4Il y eut un silence. Un silence stupfait, constern. Puis, de sa petite voix nette, le jugereprit le fil de son discours :

    Nous allons maintenant passer ltape suivante de notre enqute. Mais auparavant,je vais ajouter mon propre tribut la liste.

    Il sortit une enveloppe de sa poche et la jeta sur la table : Cette lettre est cense mavoir t envoye par une de mes vieilles amies, lady

    Constance Culmington. Je ne lai pas revue depuis des annes. Elle est partie pour lOrient.Cest une lettre confuse et incohrente, tout fait dans son style ; elle me presse de larejoindre ici et parle de ses htes dans les termes les plus vagues. Toujours la mmetechnique, vous le voyez. Si je souligne cette concordance, cest parce quil en ressort un pointextrmement intressant. Quel quil soit, lindividu qui nous a attirs ici en sait long ousest donn du mal pour en savoir long sur notre compte tous. Il est au courant de monamiti pour lady Constance et nignore rien de son style pistolaire. Il connat de nomcertains confrres du Dr Armstrong et il est au courant de leurs alles et venues. Il connat lesobriquet de lami de Mr Marston et sait quel genre de tlgramme il envoie. Il saitprcisment o miss Brent a pass ses vacances il y a deux ans et quel genre de gens elle y arencontr. Enfin, il sait tout des vieux camarades du gnral Macarthur.

    Il marqua un temps avant de poursuivre : Comme vous le voyez, il en sait long. Et partir de ce quil sait sur notre compte, il a

    formul des accusations prcises.Ce fut aussitt un toll gnral. Un tissu de mensonges ! Des calomnies ! tonna Macarthur. Cest inique ! strangla Vera. Odieux ! Cest un mensonge ! fit Rogers dune voix pre. Un sale mensonge Nous navons

    jamais ni lun ni lautre Je me demande o ce tar veut en venir ! gronda Anthony Marston.Le juge Wargrave leva la main pour apaiser le tumulte. Je tiens vous dire ceci, dclara-t-il en choisissant ses mots avec soin. Notre ami

    anonyme maccuse du meurtre dun certain Edward Seton. Je me souviens parfaitement deSeton. Il a comparu devant moi en juin 1930. Il tait accus davoir tu une vieille dame. Ilavait t trs bien dfendu et avait fait bonne impression sur le jury. Nanmoins, nous avionstoutes les preuves de sa culpabilit. Jai donc conclu en ce sens, et le jury la dclar coupable.En prononant sa condamnation mort, je nai fait quentriner le verdict. On a fait appel dujugement, au prtexte que le jury avait t induit en erreur. Lappel a t rejet et lhommedment excut. Je tiens vous dire que jai la conscience parfaitement tranquille en lamatire. Je nai fait que mon devoir. Jai fait condamner un homme justement convaincu demeurtre.

    Armstrong sen souvenait, maintenant. Laffaire Seton ! Le verdict tait tomb lastupeur gnrale. Un soir, pendant le procs, il avait rencontr Matthews, lavocat de ladfense, au restaurant. Matthews stait montr confiant : Le verdict ne fait aucun doute.Lacquittement est pratiquement acquis. Par la suite, Armstrong avait entendu quelquescommentaires : Le juge tait fond contre Seton. Il a retourn le jury comme une crpe, etils lont dclar coupable. En toute lgalit, notez bien. Ce nest pas au vieux Wargrave quon

  • va donner des leons de procdure pnale. On aurait dit quil lui en voulaitpersonnellement.

    Ces souvenirs avaient dfil toute allure dans lesprit du mdecin. Impulsivement, sansse proccuper de savoir sil tait bien sage de poser cette question, il demanda :

    Connaissiez-vous un tant soit peu Seton ? Avant le procs, jentends ?Les yeux aux lourdes paupires de reptile croisrent les siens. Avant le procs, rpondit le juge dune voix froide comme un couperet, je navais

    jamais entendu parler de Seton. Le bonhomme ment, songea Armstrong part lui. Je suis sr quil ment.

    *

    Vera Claythorne prit la parole dune voix tremblante : Je voudrais vous dire propos de cet enfantCyril Hamilton. Jtais sa gouvernante.

    On lui avait interdit de nager loin. Un jour, il a profit dun moment o jtais distraite poursaventurer au large. Je lai poursuivi la nage aussi vite que jai pu je nai pas russi lerattraper temps Ca t horrible mais ce ntait pas ma faute. lenqute, le coroner madisculpe. Et sa mre elle a t si bonne avec moi. Puisque mme elle, elle ne ma pascondamne. Pourquoi pourquoi faut-il quon raconte des choses aussi abominables ? Cenest pas juste pas juste

    Elle seffondra en sanglotant.Le gnral Macarthur lui tapota lpaule : L, l, mon petit. Bien sr que ce nest pas vrai. Ce type est un fou. Un vritable fou ! Il

    a une araigne au plafond ! Il raconte nimporte quoi.Il redressa le buste et carra les paules. Dans des cas pareils, aboya-t-il, mieux vaut ne pas rpondre ! Nempche que je tiens

    dcrter quil ny a rien de vrai dans ce quon a racont au sujet de euh de ce jeunotdArthur Richmond. Richmond tait un de mes officiers. Je lai envoy en reconnaissance. Ilsest fait tuer. Rien de plus banal en temps de guerre. Et je suis outr de de laffront fait ma femme. La plus fidle des pouses. Insouponnable !

    Le gnral Macarthur sassit. Il se mit tripoter sa moustache dune main tremblante.Parler lui avait cot un gros effort.

    Lombard prit la suite, une lueur amuse dans le regard : propos de ces indignes Eh bien quoi ? simpatienta Marston.Philip Lombard eut un grand sourire : Cest tout ce quil y a dexact ! Je les ai abandonns ! Question de survie. Nous tions

    perdus dans la brousse. Avec deux autres gars, nous avons pris ce qui restait de nourriture etnous avons fil.

    Vous avez abandonn vos hommes quitte les laisser mourir de faim ? fit le gnralMacarthur avec svrit.

    Ce nest pas digne dun pukka sahib, jen conviens, rpliqua Lombard. Mais le premierdevoir dun homme, cest sa propre survie. Et puis, vous savez, les indignes ne craignent pasla mort. Ils ne la voient pas comme les Europens.

    Vera ta les mains de son visage. Les yeux rivs sur Lombard, elle rpta : Vous les avez laisss mourir ? Je les ai laisss mourir, rpondit Lombard en plongeant son regard amus dans les

  • yeux horrifis de la jeune femme. Jy pense tout dun coup, murmura lentement Anthony Marston, perplexe. John et

    Lucy Combes a doit tre ces deux gosses que jai renverss prs de Cambridge. Vous parlezdune dveine !

    Pour eux ou pour vous ? glissa le juge Wargrave, acide. Ma foi, jtais en train de me dire que a ntait pas de veine pour moi mais vous avez

    peut-tre raison, ils nont pas vraiment eu de pot non plus. Remarquez, ce ntait quunsimple accident. Ils sont sortis brusquement dune maison ou de je ne sais o. a ma valu unan de suspension de permis. Vous parlez dune poisse !

    La vitesse, cest un flau un vritable flau ! semporta le Dr Armstrong. Les genscomme vous sont un danger public !

    Anthony haussa les paules : La vitesse est dans les murs. Ce qui cloche, ce sont les routes anglaises. Rien faire

    pour y tenir une moyenne raisonnable.Il chercha son verre dun il vague, le prit et alla se servir un autre whisky-soda. En tout cas, ce ntait pas ma faute, lana-t-il par-dessus son paule. Ce ntait rien

    quun accident !

    *

    Depuis un moment, Rogers, le majordome, se passait la langue sur les lvres et se tordaitles mains. Dun ton plein de dfrence, il murmura :

    Pourrais-je dire un mot, monsieur ? Allez-y, Rogers, rpondit Lombard.Le majordome sclaircit la gorge et humecta nouveau ses lvres sches : On a parl de moi et de Mrs Rogers, monsieur. Et de miss Brady. Il ny a pas un mot de

    vrai l-dedans, monsieur. Ma femme et moi, on est rests avec miss Brady jusqu sa mort.Elle avait toujours t mal portante, monsieur, dj au tout dbut que nous sommes entrs son service. Il y avait un orage, cette nuit-l, monsieur la nuit o elle a eu son malaise. Letlphone tait en drangement. On ne pouvait pas appeler le mdecin, alors je suis parti lechercher pied, monsieur. Mais quand il est arriv, il tait trop tard. Nous avons faitlimpossible pour elle, monsieur. Nous lui tions dvous, a oui. Tout le monde vous dira lamme chose. Personne na jamais dit un mot contre nous. Personne.

    Pensif, Lombard regardait le majordome, son visage ravag de tics, ses lvres sches, sesyeux remplis deffroi. Il se remmorait la chute du plateau de caf. Ah ouais ? ricana-t-ilintrieurement mais il ne souffla mot.

    Blore prit la parole sa place. Il le fit dune voix de flic, la fois insinuante et brutale : Vous avez quand mme touch un petit quelque chose sa mort, pas vrai ?Rogers se redressa. Miss Brady nous avait fait un legs en reconnaissance de nos bons et loyaux services,

    rpondit-il avec raideur. O tait le mal, je vous demande un peu ? Au fait, et vous-mme, Mr Blore ? persifla Lombard. Comment a, moi-mme ? Votre nom figurait sur la liste.Blore vira au cramoisi : Vous voulez parler de Landor ? Il sagissait du hold-up de la banque London &

    Commercial.

  • Le juge Wargrave sagita dans son fauteuil : Je men souviens. Laffaire nest pas venue devant moi, mais je me rappelle les faits.

    Landor a t condamn sur votre tmoignage. Vous tiez lofficier de police charg delenqute ?

    En effet, rpondit Blore. Landor a t condamn trois ans ferme ; il est mort Dartmoor lanne suivante.

    Ctait un homme de sant fragile. Ctait un truand, gronda Blore. Ctait lui qui avait assomm le veilleur de nuit. a ne

    faisait pas un pli. On vous a flicit, me semble-t-il, pour la comptence dont vous aviez fait preuve en

    cette affaire, dit Wargrave dune voix lente. Jai eu de lavancement, reconnut Blore, maussade.Il ajouta dune voix rauque : Je navais fait que mon devoir.Lombard clata de rire un rire tonitruant : Quels amoureux du devoir et quels fanatiques de la loi nous faisons tous ! Moi

    except Et vous, docteur ? Votre petite faute professionnelle un avortement, cest a ?Emily Brent lui lana un regard charg de dgot et carta un peu son sige.Trs matre de lui, le Dr Armstrong secoua la tte avec bonne humeur : Je nage en plein brouillard. Le nom qui a t prononc ne me dit absolument rien.

    Ctait quoi, dj Clees ? Close ? Je ne me rappelle vraiment pas avoir eu un patient de cenom ni avoir caus directement ou indirectement la mort de quelquun. Cette histoire estpour moi un mystre total. Il est vrai que a ne date pas dhier. Il pourrait sagir dun desmalades que jai oprs lhpital. Ils viennent toujours trop tard, ces gens-l. Et quand lepatient meurt, on colle a neuf fois sur dix sur le dos du chirurgien.

    Il secoua la tte en soupirant. Ivre, voil la vrit : jtais ivre, se dit-il Et jai opr quand mme ! Mes nerfs avaient

    lch Javais la tremblote. Je lai bel et bien tue. Pauvre malheureuse une femme duncertain ge une intervention toute bte, si javais t jeun. Encore heureux quon se tienneles coudes dans notre profession. Linfirmire savait, videmment, mais elle a tenu sa langue.Seigneur, le choc que a ma fait ! Un choc salutaire. Mais qui peut bien tre au courant decette histoire aprs tant dannes ?

    *

    Le silence stait fait dans la pice. Ouvertement ou la drobe, tout le monde regardait

    Emily Brent. Il lui fallut un certain temps pour sen rendre compte. Ses sourcils se haussrentsur son front troit :

    Vous attendez-vous ce que je dise quelque chose ? Je nai rien dire. Rien, miss Brent ? insista le juge. Rien.Elle serra troitement les lvres.Le juge se passa la main sur le visage. Vous rservez votre dfense ? senquit-il dun ton engageant. Il nest pas question de dfense, rpliqua miss Brent avec froideur. Jai toujours agi en

    accord avec ma conscience. Je nai rien me reprocher.Le sentiment dinsatisfaction quprouvait son auditoire tait tangible. Mais Emily Brent

  • ntait pas femme se laisser flchir par lopinion dautrui. Elle demeura inbranlable.Le juge se racla la gorge une ou deux reprises. Notre enqute en restera donc l, dit-il enfin. Voyons, Rogers, qui dautre y a-t-il sur

    cette le en dehors de nous, de vous et de votre femme ? Personne, monsieur. Rigoureusement personne. Vous en tes sr ? Sr et certain, monsieur. Je ne saisis pas encore trs bien pourquoi notre hte anonyme nous a rassembls ici,

    reprit Wargrave. Mais mon sens, cet individu quel quil soit nest pas sain desprit ausens habituel du terme Il est peut-tre mme dangereux. Selon moi, nous avons tout intrt quitter cet endroit le plus tt possible. Je suggre que nous partions ce soir mme.

    Je vous demande pardon, monsieur, intervint Rogers, mais il ny a pas de bateau surlle.

    Pas la moindre embarcation ? Non, monsieur. Comment communiquez-vous avec la cte ? Fred Narracott vient tous les matins, monsieur. Il apporte le pain, le lait, le courrier, et

    il prend les commandes. Dans ce cas, rpliqua le juge Wargrave, je propose que nous partions tous demain

    matin, ds que Narracott arrivera avec son bateau.Un chur dapprobation accueillit cette suggestion lexception dune voix discordante.

    Celle dAnthony Marston, en dsaccord avec la majorit : Pas trs sport, non ? On devrait lucider le mystre avant de mettre les voiles. On se

    croirait dans un roman policier Cest palpitant ! Je suis arriv un ge, grina le juge, o on na plus gure envie de palpiter ,

    comme vous dites. La vie de magistrat, a vous racornit un bonhomme ! railla Anthony avec un grand

    sourire. Moi, je suis pour le crime ! la sienne !Il leva son verre et le vida dun trait. Trop vite, peut-tre. Il strangla, stouffa. Son

    visage se convulsa, devint violac. Il chercha dsesprment son souffle puis il glissa de sonsige et lcha le verre quil tenait la main.

  • 5Ce fut si brutal, si inattendu, quils en eurent tous le souffle coup. Mduss, ils restrentl regarder stupidement la forme recroqueville sur le tapis.

    Enfin, le Dr Armstrong se leva dun bond et alla sagenouiller prs du corps. Lorsquilreleva la tte, ses yeux taient remplis dincrdulit.

    Comme frapp de stupeur, il murmura : Nom de Dieu ! Il est mort.Ils ne comprirent pas. Pas tout de suite.Mort ? Mort ? Ce jeune dieu nordique clatant de sant et de vigueur ? Terrass en une

    seconde ? Les jeunes gens robustes ne meurent pas comme a, en stranglant avec unwhisky

    Non, ils ne comprenaient pas.Le Dr Armstrong examinait le visage du mort. Il renifla les lvres bleues, distordues. Puis

    il ramassa le verre dans lequel Anthony Marston avait bu. Mort ? sinsurgea le gnral Macarthur. Vous voulez dire que ce garon sest trangl

    et quil en est mort ? Vous pouvez appeler a trangl si a vous chante, rpondit le mdecin. Ce quil y a

    de sr, cest quil est bel et bien mort dasphyxie.Il renifla le verre. Il trempa son doigt dans le fond de whisky et, trs prudemment, le

    porta sa langue. Son expression changea du tout au tout. Je naurais jamais cru quon pouvait mourir comme a, marmonna le gnral

    Macarthur. Rien quen avalant de travers ! Au printemps de la vie, nous sommes dj dans la mort ! profra Emily Brent dun ton

    vibrant.Le Dr Armstrong se releva. Non, on ne meurt pas davoir aval de travers, dit-il avec brusquerie. Marston nest pas

    mort de ce quil est convenu dappeler une mort naturelle.La voix de Vera ntait plus quun souffle : Il y avait quelque chose dans le whisky ?Armstrong inclina la tte : Oui. Quoi au juste, je nen sais rien. Tout parat dsigner la gamme des cyanures. Pas

    dodeur dacide prussique, donc sans doute du cyanure de potassium. Son action estpratiquement foudroyante.

    Le poison tait dans le verre ? senquit le juge dun ton pre. Oui.Le mdecin se dirigea vers la table sur laquelle se trouvaient les alcools. Il dboucha la

    bouteille de whisky, la renifla, la gota. Puis il gota leau de Seltz. Il secoua la tte : Normal lun comme lautre. Ce qui reviendrait dire quil quil aurait mis lui-mme le poison dans son verre ?

    intervint Lombard.Armstrong acquiesa. Mais son visage exprimait une curieuse insatisfaction : Apparemment, oui. Un suicide, hmm ? fit Blore. Drle de mthode. Quun homme comme lui se suicide, cest inimaginable, murmura Vera dune voix

  • lente. Il tait si dbordant de vitalit. Il tait oh ! si heureux de mordre dans la vie pleines dents ! Quand il a dval la colline au volant de sa voiture, tout lheure, il avaitlair il avait lair oh, je narrive pas mexpliquer !

    Mais ils savaient ce quelle voulait dire. Anthony Marston, dans la plnitude de lajeunesse et de la virilit, leur avait paru immortel. Et voil quil gisait maintenant sur le tapis,misrable pantin dsarticul.

    Voyez-vous une autre hypothse que le suicide ? demanda le Dr Armstrong.Lentement, ils secourent tous la tte. Il ne pouvait pas y avoir dautre explication. Les

    bouteilles navaient pas t touches. Ils avaient tous vu Anthony Marston se servir lui-mme. Il sensuivait donc forcment que le cyanure contenu dans son verre ne pouvait yavoir t mis que par lui.

    Seulement voil : pourquoi Anthony Marston se serait-il suicid ? Vous savez, docteur, a ne me parat pas net, tout a, fit Blore dun air songeur. Si vous

    voulez mon avis, Marston ntait pas le gars se suicider. Je suis bien daccord avec vous, rpondit Armstrong.

    *

    Ils en taient rests l. Quauraient-ils pu ajouter ?Armstrong et Lombard avaient transport le corps inerte dAnthony Marston dans sa

    chambre et ly avaient allong sur le lit en le recouvrant dun drap.Lorsquils redescendirent, ils trouvrent les autres debout, en groupe compact et, bien

    que la nuit ne fut pas frache, ils frissonnaient un peu. Nous ferions bien daller nous coucher, dcrta Emily Brent. Il est tard.Il tait minuit pass. La proposition tait sage et pourtant, ils hsitrent. Comme si

    chacun se raccrochait son voisin pour se rassurer. Oui, nous devrions dormir un peu, approuva le juge. Je nai pas encore dbarrass la table de la salle manger, dit Rogers. Vous ferez a demain matin, trancha Lombard. Comment va votre femme ? lui demanda Armstrong. Je vais monter voir, monsieur.Il revint au bout de deux minutes : Elle dort poings ferms, monsieur. Bien, dit le mdecin. Ne la drangez pas. Non, monsieur. Je vais juste ranger un peu dans la salle manger et massurer que

    tout est bien ferm comme il faut. Aprs a, jirai me mettre au lit.Il traversa le hall et entra dans la salle manger.Les autres montrent lescalier en une lente et rticente procession.Si la maison avait t une vieille demeure aux parquets qui craquent, aux ombres

    menaantes et aux pais murs lambrisss, elle aurait pu avoir quelque chose dinquitant.Mais cette maison-l tait lessence mme de la modernit. Pas de recoins sombres pasdventuelles portes drobes La lumire lectrique inondait tout tout tait neuf, net etbrillant. Rien de cach, rien de secret. Un lieu dpourvu de mystre.

    Et, paradoxalement, ctait a le plus effrayantSur le palier, ils se souhaitrent une bonne nuit. Chacun entra dans sa chambre et

    chacun, presque sans en avoir conscience, ferma sa porte double tour

  • *

    Dans sa jolie chambre aux tons pastel, le juge Wargrave se dshabillait et se prparait se mettre au lit.

    Il pensait Edward Seton.Il se souvenait trs bien de Seton. Ses cheveux, ses yeux bleus, sa faon de vous regarder

    droit dans les yeux avec un air qui respirait la franchise. Ctait a qui avait fait si bonneimpression sur le jury.

    Llewellyn, lavocat de la Couronne, sy tait mal pris. Il stait montr trop vhment, ilavait voulu trop prouver.

    Matthews en revanche le dfenseur avait t remarquable. Ses arguments avaientport. Ses contre-interrogatoires avaient t meurtriers. Lorsque son client tait venutmoigner la barre, il lavait manuvr de main de matre.

    Et Seton stait bien sorti de lpreuve du contre-interrogatoire. Il navait manifest niagitation ni imptuosit excessive. Le jury en avait t impressionn. Sans doute Matthews, ce moment-l, avait-il eu le sentiment que le plus dur tait fait.

    Le juge remonta soigneusement sa montre et la posa sur la table de chevet.Il se rappelait avec une parfaite nettet ce quil avait prouv siger l, couter,

    prendre des notes, soupeser les tmoignages, rpertorier les moindres indices quiplaidaient contre laccus.

    Passionnant, ce procs ! La plaidoirie de Matthews avait t de tout premier ordre.Llewellyn, venant aprs, ntait pas parvenu effacer la bonne impression produite parlavocat de la dfense.

    Ensuite, cavait t lui de prendre la parole pour formuler ses conclusionsAvec prcaution, le juge Wargrave ta son dentier et le mit dans un verre deau. Ses lvres

    rides saffaissrent. Sa bouche prit un pli cruel cruel et avide.Fermant demi les paupires, le juge sourit intrieurement.Il lui avait bien rgl son compte, Seton !Avec un grognement de rhumatisant, il se mit au lit et teignit la lampe de chevet.

    *

    En bas, dans la salle manger, Rogers tait perplexe. Sourcils froncs, il regardait les

    figurines de porcelaine, au centre de la table. a, cest un peu fort ! marmonna-t-il part lui. Jaurais pourtant jur quil y en avait

    dix.

    *

    Le gnral Macarthur se tournait et se retournait dans son lit.Il narrivait pas trouver le sommeil. Dans le noir, il voyait sans arrt le visage dArthur

    Richmond.Il laimait bien, Arthur il laimait rudement bien. Et il avait t content de voir que

    Leslie laimait bien aussi.Leslie tait si capricieuse Le nombre de braves garon quelle avait pu toiser avec

    ddain et dcrter assommants. Il est assommant ! Point final.Mais Arthur Richmond, elle ne lavait pas trouv assommant. Ds le dbut, ils staient

  • bien entendus. Ils discutaient ensemble thtre, musique, cinma. Elle le taquinait, semoquait de lui, le mettait en bote. Et lui, Macarthur, tait ravi que Leslie porte ce grandgosse un intrt maternel.

    Maternel,