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D'OÙ « JE » PARLE Dominique Texier Érès | « Contraste » 2014/1 N° 39 | pages 51 à 68 ISSN 1254-7689 ISBN 9782749240879 DOI 10.3917/cont.039.0051 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-contraste-2014-1-page-51.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Érès. © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Érès | Téléchargé le 22/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Érès | Téléchargé le 22/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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D'OÙ « JE » PARLE

Dominique Texier

Érès | « Contraste »

2014/1 N° 39 | pages 51 à 68 ISSN 1254-7689ISBN 9782749240879DOI 10.3917/cont.039.0051

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-contraste-2014-1-page-51.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Dominique Texier

RésuméLe bébé, d’avoir été d’abord un objet parlé par ses parents, ne peut naître aulangage que par la rencontre d’une présence langagière qu’assure généralementla mère auprès de lui. En s’adressant à son enfant, elle lui prête une subjectivitéqu’elle anticipe par ses propres représentations langagières. Ainsi l’enfant est misen relation par la parole de l’Autre maternel à l’univers symbolique de son envi-ronnement : il lui est alors possible de penser l’absence sans disparaître. C’est ledon du langage, assuré par la fonction paternelle, véhiculé par la parole.

Mots-clésAnticipation subjective, Autre, désir, fonction paternelle, forçage symbolique, je,moi, naître au langage, parole, subjectivité.

Qui n’a pas fait l’étrange expérience de s’interroger inopinémentd’où pouvait provenir ce qu’il est en train de dire, comme sibrutalement sa profération venait d’ailleurs, d’un au-delà de

soi, comme si les mots sortaient, dictés par quelqu’un d’autre que soi ?Cette expérience est toujours inquiétante ; elle ouvre vers un continent

Dominique Texier, pédopsychiatre et psychanalyste, médecin-chef du CMPP Paris 6e ;[email protected]

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énigmatique parce qu’elle manifeste une instance étrangère à soi maisen soi, elle confronte par surprise à la dimension de l’inconscient.

A contrario, quand vous interrogez un enfant face à une formulationqui vous étonne, d’où il a entendu les mots qu’il prononce, « qui ditça chez toi ? », « qui connais-tu qui dit ce mot ? », force est de constaterque la plupart du temps, il vous répond « c’est moi qui l’ai inventé ».L’enfant méconnaît qu’il parle la langue de l’Autre, la langue qu’il parlene peut être que celle qu’il invente, celle qu’il fabrique dans sa tête. Ila fait sienne la langue qui lui vient de sa mère, de son père, de tous ceuxqui ont fait son environnement familier, des histoires familiales et descontes du patrimoine de sa culture qu’il a entendus et répétés enritournelle, il s’est approprié cet univers parolier au point de s’enpenser l’inventeur, l’original créateur. La langue qu’il parle, non seule-ment c’est la sienne, il la possède, mais elle le définit. S’il méconnaîtqu’il parle la langue de l’Autre, qu’il a acquise comme par diffusion ouabsorption de ceux qui prenaient soin de lui, il sait, à son insu, qu’ilen use à sa façon, qu’il manie cette langue avec la singularité qu’elle luioffre, qu’il a fait des choix dans la langue maternelle, qu’il en a puisédes mots selon leurs résonances en dedans lui, dans son corps et dansson imaginaire mais aussi pour leur valeur signifiante. C’est sans doutece qui lui donne cette assurance et cette fierté d’être le créateur de lalangue qu’il parle. Et il n’a pas tort : s’il parle avec la langue de l’entou-rage, il la parle en son nom propre, de façon toujours originale etinédite.

Mais alors pourquoi cette méconnaissance tant affirmée chez l’enfant,répétée à l’adolescence, pourquoi ne peut-il reconnaître qu’il puise dansle grand trésor de la langue de ceux qui l’entourent, qu’il est pétri desmots qui l’ont fait exister ? Sur quoi se fonde cette illusion de puissancecréatrice, qui pourra aller chez certains adolescents jusqu’à créer unenovlangue, s’autoproclamer voire s’autonommer ?

La découverte de l’inconscient s’est produite là pour Freud et s’effectuetoujours là, chaque fois qu’un sujet parlant se met au travail de saparole : il y a chez chacun des traces inscrites dans le corps, qui restent

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inconscientes, d’avoir été parlé, avant d’avoir parlé ; l’inconscient estconstitué de ces marques effectuées par la parole maternelle. Dès lors,le sujet qui dit « je dis » est un sujet qui a pu transformer le fait d’avoirété parlé par ses parents, ceux qui l’aiment, le soignent ou l’éduquent,en une adresse qui l’incluait, où il comptait, d’où il pouvait se situeret se reconnaître par ces mots.

Comment s’opère cette transformation, qui est une conjugaison,faisant passer d’un « il est ça », à un « tu es ça » pour devenir un « jesuis ça » ? Cette advenue au langage est tout l’enjeu des premièresannées de l’enfance, au cœur des interactions de l’enfant avec sesparents, qui lui permettent de sortir de cette condition objectale,d’être parlé, pour se reconnaître comme ayant un corps parlant en lienavec l’Autre. La clinique peut nous éclairer : un jeune enfant de 5 ansde bon contact visuel, mais ne parlant pas en dehors de quelquesonomatopées et de deux signifiants qui catégorisent son univers endeux, papa et maman, énonce au cours d’une séance un mot dont laconsonance me fait imaginer qu’il pourrait s’agir de son surnom fami-lier. Quand je demande à sa mère comment elle le nomme ousurnomme, elle reste perplexe devant ma question : « Je ne sais pas, onne l’appelle pas... Si, quand on parle de lui, on dit “le gros”. » Cetenfant est resté fixé à cette position d’objet parlé, il est « le gros », quan-tifié mais pas substantivé ni nominalisé, encore moins subjectivé.

Que nous enseigne cette posture de se croire maître de la langue sinonqu’il est bien difficile de supporter qu’il y a, dans tout énoncé qui estdit, une partie qui échappe à ce qu’on croit vouloir dire, qu’à chaquefois que je dis quelque chose, je dis dans le même temps que je suis prisdans la relation qui me lie à l’Autre d’où j’ai puisé les mots que je dis.En termes psychanalytiques on peut dire que cette posture traduit lerefoulement d’avoir été pris dans le désir d’un couple parental qui aanticipé mon existence en me nommant, en parlant de moi et meparlant. Ainsi à chaque fois que « je » parle, je dis aussi, à mon insu,puisque je le refoule, que j’ai été parlé, que j’ai été pris dans un désird’une constellation familiale, et que j’en suis dépendant, lié voirealiéné. Un exemple clinique très courant peut illustrer ce fait : quand

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un enfant succède à un enfant mort, il n’est pas rare que les parentsendeuillés donnent à cet enfant « remplaçant » un nom commémorant.C’est-à-dire qu’à chaque fois que le nom de cet enfant est prononcé,il désigne aussi bien celui qui est vivant que celui qui est mort, à l’insude tous, bien sûr. J’ai rencontré un enfant qui en avait construit unsymptôme grammatical, consistant à ne pouvoir différencier le singu-lier du pluriel.

Dire consiste donc à prendre le risque de ne pas savoir ce que je dis :puisque je parle avec les mots des autres, j’en dis toujours plus que jene pense dire, je transporte avec mon énoncé l’au-delà du dit del’Autre, qu’il a dit ou qu’il n’a pas dit mais que je répète, à mon propreinsu.

Ainsi se déplient les conditions d’accès au langage, nécessitant nonseulement d’avoir été pris dans la parole des parents mais aussi d’avoiraccepté de s’y compter, de s’y faire reconnaître comme objet de cetteparole, d’en faire une parole adressée. Nous verrons comment cettereconnaissance, qui nécessite d’en passer par des processus de sépara-tion et de perte, n’est pas sans embûches, difficultés que nous rencon-trons à tous les niveaux de ce qu’on nomme en termespédopsychiatriques troubles du langage.

Il revient à la psychanalyse, et c’est un de ses apports fondamentaux,d’avoir montré comment l’entrée dans le langage ne pouvait se réduireà un simple apprentissage selon les mécanismes neurologiques cogni-tifs, même si ceux-ci sont évidemment mis en jeu par un tel processus,mais se constituait concomitamment avec la mise en place de la subjec-tivité chez l’enfant, dès le plus jeune âge. Il est important de préciser,pour sortir d’un procès de causalité organique/psychique, à partir desdonnées actuelles des neurosciences, que les circuits du langage ne sontpas en fonctionnement tant que l’enfant n’est pas rentré « symbolique-ment » dans le langage, et ne se développent qu’à partir du momentoù l’enfant commence à parler (le babil infantile étant considérécomme déjà une amorce du langage). Il y a une intrication desprocessus et une simultanéité des phénomènes qui ne permettent pas

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de différencier et d’objectiver ce qui serait strictement de l’ordre duneurologique. Aussi, plutôt que de répertorier ces troubles du langagecomme s’ils étaient extérieurs et subis par l’enfant, je vais essayer deconstruire ce que je pourrais appeler la naissance du langage, qui sedécline avec la naissance du sujet, dans la mesure où il n’y a de sujetqu’un sujet parlant. Bien que cette naissance s’inscrive dans le tempset prenne du temps, la construction proposée ne définit pas des stadesde développement par lesquels l’enfant devrait passer, comme certainspsychologues l’ont décrit : elle essaie de saisir les processus en jeu pourqu’un enfant puisse énoncer sa demande et son désir dans une parolepropre, au point de pouvoir se reconnaître dans un pronom personnel,le « je ». C’est ce qui lui permettra d’intégrer la temporalité commeétant le repère essentiel pour construire le récit de sa vie, de se raconterd’où il vient, qui il est.

Pour la psychanalyse, la présence langagière de la mère auprès de l’en-fant est ce qui détermine qu’il puisse naître au langage, se faire sujet desa parole. Cette naissance passe par ce qu’on appelle la construction dela relation d’objet, qui permet qu’entre la mère et l’enfant, se dessineun objet qui ne soit ni la mère ni l’enfant, assurant qu’il y ait entre euxun lien de parole. Il n’y aura pas d’accès au langage si cette construc-tion d’objet ne se fait pas, en tant qu’elle est ce qui sépare l’enfant dela mère, condition indispensable à la subjectivation et à l’engagementdans une parole propre.

Qu’est-ce que signifie une présence langagière et pourquoi est-elle lacondition minimale à l’humanisation de l’enfant ? Il ne suffit pas quela mère parle à son enfant pour que celui-ci parle, comme nous l’indi-quent les enfants qui n’entrent pas dans le lien de parole. Hormisquelques situations extrêmes comme par exemple dans les orphelinatsde Roumanie au temps de la dictature, où les enfants étaient réduits àleurs besoins sans les liens langagiers minimaux avec les nurses, autourd’un enfant, ça parle, ça parle de lui et on lui parle. Mais pour ce quinous importe, et parce que ça détermine l’entrée dans le langage del’enfant, parler à un enfant signifie s’adresser à lui en lui prêtant unesubjectivité, en faisant l’hypothèse qu’il est un sujet différencié, avec

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1. J. Bergès, G. Balbo, L’enfant et la psychanalyse : nouvelles perspectives, Issy-les-Moulineaux, Masson, 2000.

des demandes qui lui sont propres, avec un fonctionnement qui faitquestion et dont on n’a pas la réponse adéquate. C’est pour les psycha-nalystes la condition minimale pour l’entrée dans le langage, qu’unesubjectivité soit supposée et anticipée chez l’enfant par les personnesassurant le maternage.

Cette hypothèse porte sur le savoir à venir de l’enfant. Cela supposeque la mère s’engage dans la relation avec son enfant avec son proprerapport au langage, qu’elle prête ses propres représentations langagièrespour traduire ce qu’elle interprète comme une demande de l’enfant.C’est ce que Jean Bergès appelle le coup de force transitiviste 1 dont il faitla condition indispensable pour initialiser le langage et la prise deparole entre la mère et l’enfant, processus qui positionne l’enfantcomme un sujet en devenir, projeté en avant à cette place qui lui estdésignée par les paroles de sa mère. Cette anticipation est ce par quoile symbolique va s’inscrire immédiatement : par exemple si le bébépleure ou s’agite dans son berceau, sa mère interprète cette manifesta-tion corporelle : « Tu as faim ou tu as chaud ou t’es un coquin, tu neveux pas dormir ! », ou encore : « Tu veux que maman te prenne », ouque sais-je ce qu’une mère peut inventer ? Peu importe, l’essentielconsiste dans le fait que la mère vienne se mettre à la place de l’enfant,qu’elle lui interprète ce qu’il devrait ressentir, qu’elle fasse passer unesensation au rang d’une représentation qu’elle emprunte à son proprechamp de représentations. Du côté de l’enfant, cette anticipation luipermet, une fois la mère partie, de venir à la place de la mère pourexprimer quelque chose de ce qui est devenu un ressenti grâce à latraduction faite par la mère et qu’il n’aurait pas sans cette représenta-tion forcée : il va par exemple utiliser les cris ou son agitation non pluscomme une pure décharge motrice mais comme un signe, un appel àl’Autre interprétant. Il s’attribue l’interprétation de sa mère afin de laprendre à son propre compte et lui adresser un message, il fait siennesa parole. Il va pleurer ou s’agiter quand il va ressentir la faim puis ilva crier pour faire savoir qu’il a faim : ses pleurs peu à peu passent de

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la décharge motrice au signe puis à la demande ; c’est parce que la mèrea anticipé la demande de l’enfant en interprétant ses pleurs comme dela faim que l’enfant a pu identifier la sensation de faim puis utiliser cesigne comme une demande à l’adresse de la mère : « Soulage ma faim. »

Pour qu’un enfant se mette à parler, il faut donc qu’un Autre soit là,lui-même organisé par son propre rapport au langage, et suffisammentdisponible pour accueillir et entendre les lallations du bébé comme unedemande, en les dotant d’une signification.

L’anticipation de la subjectivité est très complexe à saisir et nouspouvons mieux l’approcher quand elle fait défaut chez certainesmères : nous recevons en effet des mères terriblement angoissées parleur bébé parce que complètement débordées par les manifestations dece petit être qui leur sont totalement énigmatiques et qu’elles viventcomme persécutrices. Elles supposent à l’enfant un savoir, sans pouvoirimaginer qu’elles en sont l’initiatrice : elles voudraient que l’enfant leurdise ce qu’il faut faire, ce dont il a besoin, comment répondre de façontotalement adéquate aux besoins de l’enfant, comme si c’était lui quisavait. Un exemple clinique peut illustrer cette angoisse : une petitefille appelle toutes les femmes qu’elle rencontre « maman » sauf samère, qui l’interprète comme un rejet : c’est évidemment pour lamère absolument insupportable et persécutif. Cette femme attendaitque sa fille la reconnaisse comme mère pour se sentir mère, c’est-à-direqu’elle demandait à sa fille d’être en position de mère, d’anticiper cequ’elle ne pouvait anticiper elle-même.

À l’opposé, nous recevons des mères dont le rapport au langage est trèsopératoire, manipulant l’enfant comme un objet sans prêter un quel-conque savoir aux manifestations de leur enfant : ce sont elles quisavent ce qu’il faut pour le bébé sans essayer d’entendre ce qu’il pour-rait exprimer. Elles n’anticipent pas un savoir qui serait chez l’enfant,ce sont elles qui savent, elles sont en position de maîtrise absolue etd’expertise.

Ainsi l’anticipation subjective qui assure qu’un enfant rentre « symbo-liquement dans le langage » consiste en une position maternelle qui

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non seulement sait pour l’enfant, mais aussi fait l’hypothèse que sonenfant, même nouveau-né, en sait aussi quelque chose : elle s’adresseà ce bébé, qu’elle suppose en savoir un peu sur ce qu’elle perçoit etinterprète avec ses mots à elle comme lui étant à elle adressé par lui.

Pour que l’enfant rentre dans le langage, il faut donc qu’il rencontre unAutre maternel qui lui parle et s’adresse à lui : cela signifie que doit seproduire une rencontre avec une présence langagière, avec la parole entant qu’elle est une instance tierce dans la dyade mère/enfant. Dèsqu’une mère parle à son bébé, la parole introduit une structure àtrois : l’échange n’est plus à deux, le troisième terme étant justementle langage, en tant que système organisé, imposant un code et des loisqui ordonnent le « commerce privé » entre la mère et l’enfant. Cettemise en ordre, grâce à cette tiercité, est ce qui orientera l’enfant et luipermettra de se repérer dans les systèmes symboliques fondamentauxet d’intégrer les processus d’humanisation : l’interdit de l’inceste, ladifférence des sexes et l’ordre des générations.

Parler, au sens du symbolique, veut dire rendre présent ce qui ne l’estpas. Introduire la parole dans la relation symbiotique mère/enfant,c’est supporter, pour la mère, que sa fonction maternelle, que saprésence soignante et comblante ne suffise pas à faire de ce petit être unsujet vivant. La parole introduit de l’absence et fonde la présence qu’elleoffre à son bébé, sur un fond d’absence : la mère est présente mais ellepeut aussi manquer à cet enfant, être prise ailleurs, désirer ailleurs. Parlerà l’enfant, même tout petit, c’est prendre en compte que tous leséléments qui font sa réalité psychique sont toujours marqués de leurabsence : quand un petit appelle sa mère, « maman » représente la mère,qu’elle soit là ou non. Elle peut être là ou pas là, « maman » inclut lesdeux, elle est présente sur un fond d’absence. Elle peut être là ou pas làselon son caprice, son vouloir tout-puissant, mais elle peut n’être pas làparce qu’elle est régie par un désir autre que l’enfant, un désir énigma-tique pour l’enfant, un « que veut-elle, si ce n’est pas moi ? ».

Le parcours de l’enfant consiste à ce qu’il puisse se soutenir de sa paroleen son nom propre, et que ça le fasse exister. Pour affirmer son exis-

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tence, il doit s’engager par son dire, par le fait d’énoncer une parole.Qu’il puisse dire par exemple « je suis le fils/la fille de mon père » et quece dire suffise à lui donner une once d’existence pour se positionnercomme sujet vivant auprès d’autrui. Cela nécessite qu’il soit pris, dèstout petit, dans le langage d’une mère, qui non seulement lui parle maisaussi porte dans cette parole une présence faite d’absence, que sa parolesignifie à l’enfant qu’elle désire ailleurs, hors de lui, qu’elle peutmanquer : voilà ce que signifie une présence langagière, c’est cetteprésence qui renvoie l’enfant à un ailleurs contenu dans la parole elle-même, qui le sépare de sa mère dont l’omniprésence eût été ravageantesi elle avait perduré trop longtemps dans la vie du nourrisson.

Ainsi avons-nous posé que l’entrée dans le langage était inséparable dela naissance du sujet, sujet supposé et anticipé par le maternel, quiprête ses représentations mentales et l’univers de ses mots pour fairenaître l’enfant à la possibilité d’énonciation. Mais il n’y a de sujet qued’un rapport à l’altérité, c’est-à-dire qu’il ne peut y avoir rapport aulangage sans que l’enfant puisse faire de celle ou de celui qui s’occupede lui un Autre qui l’inscrit dans son désir et ses fantasmes. La cliniqueavec les jeunes enfants nous enseigne que cela ne va pas de soi, et peutne pas se produire, car cela nécessite qu’il coûte au bébé d’avoir àrenoncer à l’autosatisfaction et à une forme de toute-puissance auto-suffisante, ce que certains bébés refusent, pour des raisons qu’on ignoreévidemment.

Ainsi, pour rendre plus explicite cette naissance au langage à partir desliens de maternage, pour mieux comprendre la texture de cet Autreauquel le bébé doit s’accrocher pour exister aussi bien dans le registredu réel organique de son corps que symboliquement, je vous proposede déplier pas à pas le saut à faire par le bébé pour advenir au langage,le faisant passer, petite chose de la mère sortie de son ventre, à une posi-tion de petit sujet, doué d’une parole qui le nomme et le représentedans son absence auprès des autres.

Le bébé naît « objet de la mère ». Il est indifférencié et ne se vit pasindividué. Né prématurément, inachevé biologiquement, il est totale-

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ment dépendant de la mère ou de son substitut. Il recrée la symbioseentre elle et lui, comme dans la vie fœtale, il se vit non distinct d’elle,dans sa continuité. Pourtant dans ces premiers temps, la mère n’est pas,pour le nourrisson, cet Autre dont nous parlons : quand il a faim, lamère lui donne à manger, elle lui fait don de sa présence et le satisfait.Il n’a pas à demander pour assouvir son besoin. Il croit créer lui-mêmesa propre satisfaction, et vit dans l’illusion de n’avoir besoin depersonne. Il convoque la trace mnésique qu’ont laissée les premièresexpériences de satisfaction et hallucine l’objet adéquat à cette expé-rience, sans faire le lien entre cet objet de satisfaction et l’objet donnépar la mère, l’objet de perception. Il se confond avec la mère et nereconnaît pas le monde extérieur, il ne perçoit pas la différence entrel’objet perçu et l’objet réinvesti hallucinatoirement à partir de la tracemnésique. Les perceptions de son corps sont très diffuses et il est assaillipar des sensations qui excitent son corps, sans pouvoir mettre un senssur ces effractions. Il va pourtant devoir renoncer à cette « fausseplénitude » que lui assure l’autosatisfaction hallucinatoire et faire del’inconfort douloureux de ses organes, la sensation de faim parexemple, une ouverture vers la mère, dont en fait dépend sa satisfac-tion. C’est très important dans la clinique du nourrisson car nousvoyons des bébés préautistiques ne pas s’ouvrir à l’Autre et resterconfinés dans un repli autosuffisant, sans qu’il ne leur soit possible desupposer qu’un objet soit prélevable sur la mère, qui pourrait les satis-faire. La façon dont la mère anticipe ce qui pourrait manquer à l’en-fant est ici déterminante, car en opérant un forçage symbolique, eninterprétant le besoin de l’enfant qu’elle suppose comme unedemande, elle donne un contour à l’objet en tant qu’elle suppose qu’ilpuisse manquer à l’enfant, et qu’il le demande : ainsi l’introduit-elle ausymbolique et se constitue-t-elle comme Autre pour lui.

La fonction de la mère ne se situe donc pas seulement du côté de laprésence et de la satisfaction. Pour se constituer comme le lieu d’oùl’enfant va puiser ce qui va faire ses représentations, ses imagesmentales et les mots qui vont former sa langue, la mère doit supporterqu’entre elle et son enfant s’interpose son propre inconscient, que les

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mots qu’elle adresse à son enfant lui échappent, qu’elle investisse cetenfant d’un lieu dont elle ne sait pas tout. Que son lien à ce bébé soitun lien de parole, qu’elle lui parle d’une langue qui lui vienne d’ail-leurs, de son histoire, de son désir. Mais elle doit supporter aussi quecette parole s’inscrive sur le corps de cet enfant, qu’elle le marque defaçon indélébile comme elle a été marquée par son Autre maternel. Elletraduit pour lui avec ses propres mots les sensations qu’elle lui suppose,ainsi découpe-t-elle sur le corps de son bébé des représentations quisont les siennes, qui vont laisser des traces signifiantes sur son corps.Elles s’inscriront dans la mémoire inconsciente du bébé sous la formede traces associant un son ou un mot et une impression corporelle.C’est ce qui permet que le corps, qui n’est à l’origine qu’un pur amon-cellement de sensations et de bouts morcelés, devienne peu à peu uncorps parlant, à partir de ces paroles-empreintes tracées sur le corps.Tout ce qui ne s’inscrit pas sous la forme de traces de langage resteratraumatique : c’est l’origine des pathologies et des symptômes que l’onretrouve plus tard dans l’enfance ou à l’âge adulte. Cet investissementparlé du corps de l’enfant a un effet déterminant d’unification et d’en-veloppement, qui se concrétisera dans l’expérience du miroir, parce quela mère en parlant introduit de l’altérité, l’altérité du langage : c’est cequ’on appelle la fonction paternelle, que la mère dans sa parole fasseréférence à un autre lieu de son désir.

Nous avons une représentation de cette modalité de présence dans lestableaux de la peinture religieuse chrétienne qui, depuis les icônesorthodoxes jusqu’aux Vierges à l’Enfant de la peinture classique, nousmontre une Mère, Marie allaitant le Christ bébé, le regard tourné versle ciel, le lieu de Dieu le Père. Sa présence est pleine de l’absence deDieu, qu’elle introduit par son regard et qui nous y oriente : la scènese déporte vers cette figure absente, qu’elle convoque comme pour yinscrire son fils, dans le champ de la parole.

Donc, la mère se situe initialement et naturellement par sa présencecomme satisfaisante. Mais de l’absence contenue dans sa parole, elleamorce un mouvement qui, par l’insatisfaction qu’elle crée, initie lesprocessus de symbolisation. Le sujet se fonde d’avoir été ainsi introduit

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au champ du langage, dès lors lié à une dette à l’égard de cet Autre, laparole, en tant qu’elle porte et transmet un « savoir langagier » déjà là,organisé, constitué et antérieur au sujet, qu’il doit à son tour faire sienpour le transmettre et le faire circuler.

Nous voyons d’emblée combien rentrer dans le langage dépend de l’in-teraction de l’enfant avec son entourage parolier, un trop-plein deprésence ou une présence trop opératoire pouvant écraser l’émergencede la demande chez l’enfant, le confinant à cette position d’objet desoins et de maternage.

Pour devenir sujet, le bébé doit renoncer à cette position d’objet : pourcela, il doit se soumettre à la loi du langage et passer par la demande,rentrer dans la dimension du désir qui ne peut s’inscrire que dans leregistre d’une relation symbolique à l’Autre, à travers son désir. Laréponse que la mère apporte à ce qu’elle suppose de la demande del’enfant, (« tu pleures parce que tu as faim ») est une projection du désirde la mère sur lui. Elle réfère l’enfant à un univers sémantique qui estle sien (et celui de sa culture : pour reprendre l’exemple du nourrissage,elle donne ou non un biberon en fonction de sa propre histoire, de sesfantasmes mais aussi des discours environnants, allaitement à lademande ou à heures fixes, etc.). L’essentiel est qu’elle inscrive cetenfant dans un univers discursif, dans un référentiel symbolique. Lebébé assez rapidement va saisir le sens donné par la mère aux signes liésaux premières expériences de satisfaction.

Mais la satisfaction par l’objet se redouble d’une autre satisfaction, cellede voir la réaction de sa mère à la satisfaction qu’elle lui procure : « tuas bien mangé, tu es un gentil bébé… » témoignant de son désir pourlui, la mère interprétant la satisfaction qu’il ressent comme la recon-naissance de sa place de mère. C’est-à-dire qu’au-delà de la stricte satis-faction du besoin, se rajoute un plus, supporté par son amour.L’expérience de satisfaction est liée dorénavant, et pour toujours, auréseau signifiant de l’Autre : les manifestations de son corps se consti-tuent alors en une demande, en attente d’une satisfaction. C’est ainsi,par la demande, que l’enfant amorce la communication symbolique

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avec son entourage. Il rentre dans la dynamique du désir de l’Autre, quine peut s’exprimer que par une demande. L’enfant non seulement vademander l’objet de satisfaction, l’objet pulsionnel, mais aussi le « plus »,l’amour, d’être ce qui satisfait la mère, d’être l’objet de sa jouissance.Il désire retrouver cette expérience originaire, d’avoir été satisfait et desatisfaire sa mère, sans l’avoir demandé ni même attendu. C’est lajouissance de cette première fois, après laquelle chacun court mais quine peut se revivre, puisqu’à la demander, elle ne peut advenir. Le désirs’organise de cette perte qu’impose d’avoir à passer par la médiation dela demande. La satisfaction pleine est immédiate, inattendue, elle« vous tombe dessus » : la demande est une médiation, qui consiste àpasser par le langage, pour obtenir ce qui ne peut advenir qu’immédia-tement. Il y a donc une chute de quelque chose entre ce qui est del’ordre de l’expérience primordiale de satisfaction qui s’instaure sansmédiation psychique et la demande, qui consiste à passer par le désirde l’Autre et ses signifiants. L’enfant va tenter de « retrouver » cetteexpérience primordiale et va essayer de signifier ce qu’il désire. Mais lamédiation de la demande, le fait d’avoir à passer par les mots, qui sontles mots de l’Autre, les mots de son désir, introduit de l’inadéquation :l’objet attendu ne peut jamais être celui obtenu, ce dernier est toujoursdécevant d’avoir été demandé : le bébé fait très jeune l’expériencedouloureuse de la perte, expérience qu’il répétera tout au long de sa vie,de ne pouvoir atteindre la satisfaction immédiate, celle qui n’a pas demots. C’est ce qui donne au désir cette force de renaître toujours iden-tique à lui-même, mû par le manque créé par le fait que l’objet de lademande, « c’est jamais ça ». Faire l’expérience du désir consiste à fairel’expérience de l’insatisfaction. C’est de cette perte que s’amorce l’en-trée dans le registre symbolique de la parole, par le manque qu’elleintroduit entre le bébé et sa mère. Pris dans le désir de l’Autre, le petitsujet s’aliène à ses signifiants. Mais ces mots n’auront de cessed’échouer à dire ce qu’il veut. Des expériences quotidiennes peuventêtre rapportées à cette dimension du désir, quand par exemple un bébérefuse de prendre ce qu’il demande, vérifiant que sa mère est prête àvider le placard pour le satisfaire : que fait ce bébé sinon mettre à

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l’épreuve la capacité de sa mère à supporter qu’il y ait du manque,qu’elle puisse échouer à le satisfaire, que la demande n’exténue pas ledésir, c’est-à-dire que sa mère finalement soit désirante ?

Un jeune enfant se déchaîne au départ de son père : sa mère tente toutce qui le calme d’habitude, rien n’y fait. Il lui vient l’idée de chanterla comptine préférée du père : il s’apaise. Cet enfant confirme le désirde la mère à l’endroit du père. En relayant les mots du père, ellemontre son aptitude à accepter que sa seule présence ne suffise pas àle pacifier : elle garantit ainsi qu’il y ait du père, même en son absence,porté par les signifiants de la comptine. L’enfant est pacifié par l’énon-ciation maternelle des mots du père, faisant écart entre lui et sa mèreet assurant que ne s’écrase sur lui la demande de celle-ci, commemenaçait le départ du père.

L’entrée dans le langage est donc liée à l’inscription dans la parole dela mère, de la scansion présence/absence, propre au symbolique.Freud a repéré ce travail de symbolisation chez son petit-fils avec cequ’il a appelé le jeu du fort/da, qui signifie en allemand « pas là/là ».Ce jeu est aussi connu sous le nom du jeu de la bobine, où, lors del’absence de sa mère, l’enfant lance une bobine et la ramène à lui, enprononçant deux voyelles, « o » et « a », que la mère interprèteracomme fort, parti, et da, ici. Dans le va-et-vient de la mère, le « père »est là (on appelle père ce qui mobilise et oriente le désir de la mère,cela peut être le père mais aussi son travail, ou encore un autrehomme...), il s’introduit comme figure absente justifiant le départ dela mère. Le mouvement qu’amorce le bébé, laissé, abandonné par ledépart de la mère, est un mouvement actif de maîtrise comme l’in-dique Freud, où l’enfant rejoue activement la scène de séparation, àla place de la mère. Mais plus loin, en tant qu’il amorce la symboli-sation et ouvre au langage, ce jeu met en acte l’abandon, le bébés’identifiant à la bobine, disparaissant lui-même par le départ de lamère : il est lui-même le « o », le bébé parti : il est introduit à sapropre disparition par l’absence de la mère. Le père est là dans lemouvement, dans l’opposition que l’enfant fait entre « être là » et«n’être pas là» entre « o » et « a », puisque c’est lui, « le père » qui

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mobilise l’absence de la mère. Cette opposition lui est traduite parla mère. C’est elle qui dans les cris de son enfant distingue un « o »et un « a ». Elle introduit une différence. En apportant à cesphonèmes une signification, elle donne dans son discours présenceau « père », comme ce qui ordonne son désir ailleurs. Le jeu du fort-da représente un « moment de symbolisation primaire », c’est-à-direoù l’enfant parlé se met à parler. Par l’effet de cette symbolisation iln’importe plus qu’un objet soit présent ou réellement absent, il peutêtre présent dans son absence, en tant que « là » ou « pas là » dans lelangage. Avec l’ordre symbolique, le bébé rentre dans le monde de lanégativité, c’est-à-dire qu’il accepte de se faire représenter par unnom qui le nomme (ici une voyelle), pour un autre à qui il s’adresse.Ce moment est très important à saisir car il correspond à un momentde perte à laquelle l’enfant doit consentir. Pour naître au langage etadvenir comme sujet, il doit admettre de disparaître sous le phonèmequi le représente. Cette perte s’accompagne souvent d’un affect detristesse qu’on perçoit chez les jeunes enfants, et qui se répètera àchaque nouveau pas dans le symbolique. Il est précieux d’identifierce mouvement « dépressif » pour accompagner l’enfant dans sonrapport au langage et le soutenir dans son travail de renoncement.

Ce jeu montre combien l’entrée dans le langage suppose que l’Autrematernel soit manquante et orientée par un désir autre, en dehors deson enfant, que l’enfant puisse, dans les va-et-vient de sa mère,comprendre qu’elle est mue par un quelque chose qui lui manque à elleet qu’il ne peut lui donner. L’enfant dès lors se lance dans la course sansfin de répondre à ces questions : « Que veut-elle ? Que dois-je être pourrépondre à son désir ? Que me veut-elle ? » Il échafaude des scénariosfantasmatiques qui sont des modes imaginaires d’y répondre, en sefaisant objet de ce qu’il suppose être ce qu’elle attend. Ainsi s’aliène-t-il aux traits identificatoires contenus dans les paroles de la mère et deson entourage familier. Sa parole est dorénavant liée à cet enchaîne-ment qui guide ce qu’il devient. En effet, une fois entré dans le langage,par renoncement à être l’objet de la mère, il n’en demeure pas moinsaliéné à son désir à travers les identifications dictées par ses paroles.

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Ce petit sujet s’empare de la langue, la fait sienne mais pour autant estdivisé entre ses énoncés et son énonciation, qui reste inconsciente,puisque, à dire, lui échappe ce qui est de l’ordre de l’inconscient.D’où la méconnaissance décrite en introduction de cette dette à l’en-droit de la langue de l’Autre.

Prenons deux exemples. Un petit garçon de 2 ans se met à répéter enboucle « putain », quels que soient les interdits posés par ses parents :s’il avait bien entendu que ce mot était dans la bouche de son père« socialement incorrect », l’effet de stupeur et de sidération qu’ilproduisit chez sa mère l’enchaîna à ce qu’il perçut de son angoisse, d’oùla délectation à le dire sans cesse : la mère en effet était en plein ques-tionnement sur sa féminité, confrontée à une difficulté dans soncouple du fait de la présence menaçante d’une collègue fort séduisanteaux yeux du père. Le terme de putain, répété la première fois dans unjeu de mimétisme avec le père, prit tout à coup, par la réaction de lamère, un sens différent, celui de redoubler son fantasme, réactivé parla situation conjugale, d’être dégradée comme femme aux yeux deshommes, dont son fils. Cet enfant ne savait pas qu’en énonçant cemot, il disait un au-delà de l’inconscient de la mère.

Un autre jeune enfant s’arrête brutalement de grandir à 18 mois : leretard staturo-pondéral se double d’un retard de langage massif, alorsque tous les processus cognitifs se développent normalement. Cetenfant, bien inscrit dans la relation avec les adultes, manifeste dans soncorps une suspension dans le temps comme si la vie s’arrêtait à 18 mois.Dans l’histoire de la mère, on retrouve au même âge une interventionà cœur ouvert qui avait menacé son pronostic vital. Cette mère décritqu’à partir de ce moment sa propre mère l’avait investie comme déjàmorte. La naissance de ce bébé avait occasionné une rechute cardiaqueengageant à nouveau le pronostic vital. La suspension hors temps de cetenfant est liée à une identification gelée inconsciente de la mère, quielle-même avait été mortifiée par sa mère. Une fois levée cette identifi-cation, les circuits signifiants ont pu circuler à nouveau. S’est introduitela dimension du tiers, constituée ici par une parole décalée du discoursdes mères mortifiantes. Les mots étaient figés par une répétition à

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l’identique d’une génération à l’autre, sans leur résonance équivoque :l’ouverture d’une autre parole a fait l’effet d’une réinjection de l’altérité,détournant les processus mortifères à l’œuvre.

Enfin et pour conclure, il est nécessaire d’insister sur l’étape décisivedans l’acquisition du langage, qui consiste en la possibilité de se repré-senter comme sujet, par le « je ». Le « je » est un pronom personnel,qui n’a pas de représentation, ni de référent sinon d’être assumé par lesujet comme le définissant. Souvent dans le même temps, l’enfant vajouer avec les mots, inventant des expressions, changeant leur sens,jouant avec leur référence, par exemple, comme note Lacan, quand ilinsiste à dire que le chien fait miaou ou le chat oua-oua : par le jeu decette métaphore, il montre comment il a repéré que les mots sont liésà la représentation, au sens reconnu par tous, qui permet que l’on secomprenne et qu’on communique, mais en même temps que le motlui-même peut jouir d’une certaine autonomie, sans avoir à dénoterune chose existante ou pas. C’est ce passage qui va initier les processussymboliques d’abstraction, de pouvoir manier les mots sans les référerunivoquement à une représentation.

Certains enfants ont des difficultés à lâcher le moi, qui est d’ordrespéculaire, pour se nommer « je », qui peut nommer quiconque. Avecle moi imaginaire, reposant sur la représentation donnée par le miroir,une image consistante, le bébé s’offre comme réponse au désir de lamère : « Ce qu’elle veut, c’est moi, celui que je vois dans le miroir. »

Le passage au « je » signifie que l’enfant consent à ne plus répondre parson moi au désir de la mère et supporte qu’il n’y ait pas de représentationà ce désir, qu’il reste énigmatique pour lui. Pour autant, au risque que l’en-fant ne soit totalement perdu par le manque de référence où n’importequel mot pourrait dire n’importe quoi, il est essentiel que le désir de lamère soit vectorisé et qu’elle réfère son enfant vers ce qui oriente son désir.C’est la fonction paternelle, de pacifier l’enfant, en lui offrant une repré-sentation de ce qui peut pacifier la quête sans fin de la mère.

Un jeune enfant, très excité, on dirait « agité ou hyperactif » actuelle-ment, s’interrogeait sur la manière de demander à son père de calmer

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sa mère, qui se déchaînait sur lui, l’excitait de son angoisse et de sesexigences voire de ses injonctions paradoxales. Il était aux prises avecdes envies masturbatoires effrénées et irrépressibles, qui l’envahissaientquels que soit le lieu et la situation. Il me demandait en fait commentinjecter du père dans sa relation à sa mère, comment solliciter le pèreafin qu’il assume sa fonction d’agent séparateur auprès de la mère, qu’illa fasse femme, en quelque sorte.

Avec « je », je dis que je suis ce « je » sans plus savoir ce que ça veut dire,à ne pouvoir épuiser le sens, puisqu’il échoue à me définir exhaustive-ment par des représentations.

Ce passage au « je » indique qu’à la question de l’enfant « qu’est-cequ’elle veut, si ce n’est pas que moi ?», il n’y a pour réponse que le désird’autre chose, c’est-à-dire qui échappe à une représentation, sauf à êtretemporisé par la métaphore paternelle. « Ce n’est pas toi qui orientesmon désir, parce que tu n’as pas ce que je désire, ce que je n’ai pas, maiston père, l’homme à qui je suppose d’avoir ce que je n’ai pas. »

Ce dessaisissement du moi qu’opère l’enfant lui ouvre le système designification permettant que le système symbolique devienne sanscommencement ni fin, mais orienté par la loi du père, par son nom,c’est-à-dire par la loi du langage. Cela correspond souvent au momentoù l’enfant interroge l’énigme de ses origines, « d’où je viens », etl’énigme de la mort. Qu’il n’y ait pas plus de réponse qu’au désir de lamère, voilà à quoi il se confronte, engagé pour toute sa vie à couriraprès le sens de son existence, devant se contenter de parler une languequi ne dit pas tout.

C’est pourtant ce qui lui permettra d’y trouver une place singulière etde pouvoir faire usage des mots de façon créative et unique. C’est sonstyle, sa façon propre de parler qui va le définir, même si ce qui fera sontrait différentiel et unique, il le doit à être inscrit dans le discours d’unAutre, qui s’est proposé à lui et pour qui il a consenti de renoncer à lasatisfaction pour s’aliéner à la prérogative de son inextinguible désir.

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