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Revue du Droit des Technologies de l’Information – n° 28/2007 DOCTRINE «Presse» ou «tribune électronique»: censure et responsabilité Caroline KER 1 I. Les caractéristiques du média Internet Internet a certainement permis la pleine consécration de la liberté d’expres- sion 2 . Il se distingue des médias tradi- tionnels, tels que la presse écrite, la té- lévision, la radio ou l’édition, par une accessibilité jusque-là inédite. Alors que les médias traditionnels demeurent pra- tiquement inaccessibles à la grosse ma- jorité de la population, pages internet, forums de discussion, blogs, web 2.0., ont popularisé la liberté d’expression, grâce à leur flexibilité, leur immédia- teté, leur anonymat, leur interactivité et leur caractère peu onéreux. Il est cependant vite apparu que cet accélérateur de l’expression publique pouvait également être à la source de nombreux abus potentiellement généra- teurs de dommages. La Toile est un véhi- cule portant les communications de la sphère privée à la tribune publique, et le pire et le meilleur peuvent monter à bord. Elle s’est déjà, par exemple, révélée être le support idéal pour les auteurs de propos liberticides, tels que les discours racistes et xénophobes 3 . Internet véhicule également des pro- pos injurieux ou plus généralement at- tentatoires à la vie privée. Tout inter- naute pourra ainsi y consulter aisément des contrevérités, des propos désinfor- matifs, ainsi que l’énoncé de faits dévoi- lant gratuitement l’intimité de personnes tierces. Comment préserver la société et les individus de tels usages faits de la tri- bune électronique? Le principe de la li- berté d’expression est-il applicable aux propos publics électroniques? Dans l’af- firmative, comment concilier l’exercice d’une telle liberté avec d’autres intérêts légitimes ou libertés fondamentales, tel que le droit au respect de la vie privée consacré par les articles 8 de la Con- 1. Chercheur au CRID. 2. Voy. p. ex.: A. LEPAGE, «Liberté d’expression, responsabilité et forums de discussion», Comm. com. électr., janvier 2003, p. 18; P.-F. DOCQUIR , «Contrôle des contenus sur Internet et liberté d’expression au sens de la Convention européenne des droits de l’homme», Droit des Nouvelles Technologies, mai 2002, p. 4, consultable sur http:// www.droit-technologie.org. 3. Nous renvoyons le lecteur, quant à ce sujet particulier, à l’article de Y. POULLET, «La lutte contre le racisme et la xénophobie sur Internet», J.T., 2006, p. 401.

DOCTRINE - crid.be · Cour eur. D.H., Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979; Cour eur. D.H., Cossey c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1990 (les arrêts de la Cour européenne

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DOCTRINE

«Presse» ou «tribune électronique»: censure et responsabilité

Caroline KER1

I. Les caractéristiques du média Internet

Internet a certainement permis la pleineconsécration de la liberté d’expres-sion2. Il se distingue des médias tradi-tionnels, tels que la presse écrite, la té-lévision, la radio ou l’édition, par uneaccessibilité jusque-là inédite. Alors queles médias traditionnels demeurent pra-tiquement inaccessibles à la grosse ma-jorité de la population, pages internet,forums de discussion, blogs, web 2.0.,ont popularisé la liberté d’expression,grâce à leur flexibilité, leur immédia-teté, leur anonymat, leur interactivité etleur caractère peu onéreux.

Il est cependant vite apparu que cetaccélérateur de l’expression publiquepouvait également être à la source denombreux abus potentiellement généra-teurs de dommages. La Toile est un véhi-cule portant les communications de lasphère privée à la tribune publique, etle pire et le meilleur peuvent monter àbord.

Elle s’est déjà, par exemple, révéléeêtre le support idéal pour les auteurs depropos liberticides, tels que les discoursracistes et xénophobes3.

Internet véhicule également des pro-pos injurieux ou plus généralement at-tentatoires à la vie privée. Tout inter-naute pourra ainsi y consulter aisémentdes contrevérités, des propos désinfor-matifs, ainsi que l’énoncé de faits dévoi-lant gratuitement l’intimité de personnestierces.

Comment préserver la société et lesindividus de tels usages faits de la tri-bune électronique? Le principe de la li-berté d’expression est-il applicable auxpropos publics électroniques? Dans l’af-firmative, comment concilier l’exerciced’une telle liberté avec d’autres intérêtslégitimes ou libertés fondamentales, telque le droit au respect de la vie privéeconsacré par les articles 8 de la Con-

1. Chercheur au CRID.2. Voy. p. ex.: A. LEPAGE, «Liberté d’expression, responsabilité et forums de discussion», Comm. com. électr., janvier

2003, p. 18; P.-F. DOCQUIR, «Contrôle des contenus sur Internet et liberté d’expression au sens de la Conventioneuropéenne des droits de l’homme», Droit des Nouvelles Technologies, mai 2002, p. 4, consultable sur http://www.droit-technologie.org.

3. Nous renvoyons le lecteur, quant à ce sujet particulier, à l’article de Y. POULLET, «La lutte contre le racisme et laxénophobie sur Internet», J.T., 2006, p. 401.

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vention européenne des droits del’homme et 22 de la Constitution.

Cette liberté fondamentale fonde,selon la Convention européenne desdroits de l’homme, des restrictions àl’exercice de la liberté d’expression.Ces restrictions ont été mises en œuvrepar notre droit de la responsabilité ci-vile, qui vient traditionnellement à leursecours dans le cadre des médias clas-siques, en cas de heurts dus à un exer-cice fautif de la liberté d’expression.

Cet outil de la responsabilité civileest-il à même de permettre la coexis-tence pacifique de la liberté d’expres-sion et des droits individuels concur-rents dans ce nouvel espace public decommunication?

Par ailleurs, ces propos électroni-ques diffusés publiquement doivent-ilsse voir appliquer cette couche de pro-tection ultime, enracinée dans les arti-cles 25 et 150 de la Constitution, quistipulent la liberté de la presse et l’inter-diction de sa censure? Les discours pu-blics déployés sur le Net relèvent-ils dela «presse» dont question à ces arti-cles, et une injonction de retrait de miseen ligne prononcée par le juge s’appa-renterait-elle dès lors à une censureinconstitutionnelle?

La possibilité de prononcer une telleinjonction de retrait ne peut-elle en effetse révéler précieuse à l’égard de pro-pos méchants et gratuits, préjudiciablesaux intérêts de tiers? Mais qu’en est-ilen cas de plein profit tiré par des ci-

toyens de cette nouvelle tribune pourcommuniquer à leurs concitoyens desinformations légitimes ou les fruits del’exercice de leur esprit critique quant àdes faits politiques, quant à l’action demandataires publics ou quant aux pra-tiques commerciales, sociales ou envi-ronnementales de telle entreprise, parexemple? De tels propos, qui ne man-queraient pas d’embarrasser les sujetsintéressés, pourraient-ils, eux aussi,souffrir une injonction de retrait de miseen ligne sans que ne soit heurtée la vo-lonté constituante qui sous-tend le prin-cipe d’interdiction de la censure?

L’internet dans son ensemble doit-ilrelever du champ d’application de la li-berté de la presse ou faut-il, au con-traire, l’en exclure? Devrait-on plutôt li-miter le bénéfice de cette liberté accruequi se destine à la presse à certainscontenus électroniques exclusivement?Quels critères dans ce cas serviraient àtracer un frontière entre les propos rele-vant de la «presse» constitutionnelle etceux qui y seraient étrangers?

La question des instruments de régu-lation de l’expression dans ce nouvelespace public est donc posée. Nousl’abordons au travers de l’étude del’applicabilité à Internet de cet outil tra-ditionnel de régulation des médiasqu’est la responsabilité civile, maiségalement via la définition des libertés(expression et presse) qui sont pressen-ties comme étant susceptibles à s’y dé-ployer, dans la mesure où l’affirmationde telles libertés est elle-même porteusede limites.

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149II. Internet, la liberté d’expression et

la liberté de la presse

1. Internet et la liberté d’expression

L’applicabilité aux communications pu-bliques se déployant sur Internet de l’ar-ticle 10 de la Convention européennedes droits de l’homme4, article qui con-sacre le principe de la liberté d’expres-sion, ne fait pas de doute5. Le Conseilde l’Europe l’a explicitement confirmé6.

La Cour de Strasbourg n’a en effetcessé d’affirmer que la Convention étaitun instrument vivant7, dont la protectionn’est pas conditionnée au support uti-lisé. Ce qui est en effet protégé par l’ar-ticle 10 de la Convention, c’est le droitde recevoir ou de communiquer des in-formations sans qu’il puisse y avoird’ingérence d’autorités publiques etsans considération de frontières8.

Cette liberté fondamentale concernetout type d’information, quelle que soitsa forme, orale, écrite, imprimée,audiovisuelle, et tous les genres de con-

tenu sont également visés, tels que lesdiscours politiques, les contenus artisti-ques, les informations commerciales9 ...

En conséquence, les ingérencesdans la liberté d’expression exercée surInternet seront donc soumises aux troisexigences qu’édicte le § 2 de l’article10 de la Convention10,11.

Premièrement, l’ingérence doit êtreprévue par une «loi», ayant «qualité»pour permettre la prévisibilité des con-duites. Ainsi, il doit s’agir d’une normeobligatoire, accessible, claire et suffi-samment précise12. La jurisprudence estadmise à préciser la portée exacte àdonner à une telle loi, dans la mesureoù elle est «nette», «abondante»,«amplement commentée», «publiée»et «constante»13.

Ensuite, l’ingérence doit être légi-time. Ainsi, elle doit poursuivre un desbuts légitimes énoncés au § 2 de l’arti-cle 10, parmi lesquels figure la protec-

4. C.E.D.H., art. 10, § 1er: Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et laliberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autoritéspubliques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises deradiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

5. P.-F. DOCQUIR, «Contrôle des contenus sur Internet et liberté d’expression au sens de la Convention européenne desdroits de l’homme», op. cit.

6. Voy. la déclaration du 28 mai 2003 du Conseil des Ministres sur la liberté de la communication sur l’Internet, quirappelle l’article 10 de la Convention et précise en son premier principe que Les États membres ne devraient passoumettre les contenus diffusés sur l’Internet à des restrictions allant au-delà de celles qui s’appliquent à d’autresmoyens de diffusion de contenus.

7. Cour eur. D.H., Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979; Cour eur. D.H., Cossey c. Royaume-Uni, arrêt du27 septembre 1990 (les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme peuvent être consultés à l’adressesuivante: http://www.echr.coe.int/echr/).

8. Cour eur. D.H., Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25 novembre 1996.9. E.a. Cour eur. D.H., Casado Coca c. Espagne, arrêt du 24 février 1994.10. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités,

conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une sociétédémocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à laprévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui,pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoirjudiciaire.

11. Pour un exposé plus détaillé, voy. S. HOEBEKE et B. MOUFFE, Le droit de la presse, 2e éd., Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2005, n° 220, p. 105.

12. Cour eur. D.H., Sunday Times c. Royaume-Uni, arrêt du 26 avril 1979, § 49.13. S. HOEBEKE et B. MOUFFE, op. cit., n° 234, p. 112, citant eux-mêmes les arrêts de la Cour européenne relatant cette

jurisprudence.

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tion de la réputation ou des droitsd’autrui.

Enfin, l’ingérence dans la libertéd’expression doit constituer une mesurenécessaire dans une société démocrati-que pour atteindre ce but. Elle doit, àce titre, répondre à un besoin social im-périeux14 et être proportionnée au butainsi poursuivi.

Enfin, rappelons que, concernant ledroit belge, doctrine et jurisprudence15

ont également confirmé la vocation del’article 19 de la Constitution, siège dela liberté d’expression, à s’appliqueraux propos publics véhiculés sur latoile.

2. Internet, la liberté de la presse et la censure

Le bénéfice du régime de protection ac-crue que les articles 2516 et 15017 dela Constitution belge réservent spécifi-quement à la presse peut-il être revendi-qué par les internautes et qu’en est-ilplus particulièrement de la constitution-nalité des injonctions de retrait de pro-pos mis en ligne?

Si l’on s’en tient à l’approche selonlaquelle la liberté de la presse mani-

feste une conception non plus seule-ment individuelle, mais collective, de laliberté d’expression et qu’elle consacrele droit de rendre son opinion publiqueet de la manifester dans l’espace pu-blic18, ne pourrait-on en déduire effecti-vement que tout propos exprimé sur leNet relève de la liberté de la presse etdoit se voir en conséquence appliquerle régime juridique prévu par cesarticles?

Une telle conclusion est cependantfort incertaine.

2.1. L’exigence d’un écrit imprimé

Une interprétation littérale des articles25 et 150 a amené la Cour de cassa-tion à en limiter le bénéfice à la seulepresse écrite, propageant ses contenusgrâce à la technique de l’impression ouà une technique analogue19. Elle invo-que, à l’appui d’une telle interprétation,la linguistique constitutionnelle néerlan-daise, laquelle recourt au terme druk-pers20. En est en conséquence privée lapresse audiovisuelle, au motif que ni laradiodiffusion ni les émissions de télévi-sion ou de télédistribution ne sont desmodes d’expression par des écritsimprimés; l’article 1821 leur est doncétranger22. Récemment encore, dans

14. E.a. Cour eur. D.H., Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, § 48, et Cour eur. D.H., Sunday Timesc. Royaume-Uni (n° 2), arrêt du 26 novembre 1991, § 55.

15. Voy. en ce sens, Y. POULLET, op. cit., p. 401, ainsi que Civ. Bruxelles (réf.), 23 avril 1999, J.L.M.B. 1999, p. 1072.16. L’art. 25 énonce que la presse est libre; la censure ne pourra jamais être établie; il ne peut être exigé de cautionnement

des écrivains, éditeurs ou imprimeurs. Lorsque l’auteur est connu et domicilié en Belgique, l’éditeur, l’imprimeur ou ledistributeur ne peut être poursuivi.

17. L’art. 150 réserve au jury la compétence de juger des délits de presse, à l’exception de ceux qui sont inspirés par leracisme ou la xénophobie.

18. S. HOEBEKE et B. MOUFFE, op. cit., n° 130, p. 63.19. Écrit imprimé ou reproduit par voie de tirages répétés, suivant un procédé analogue à celui de l’imprimerie (Cass.,

2 mars 1964, Pas., 1964, I, p. 697); cette dernière étant entendue comme un procédé permettant la reproductionmécanique, au départ d’un seul et même moule et d’une seule et même empreinte, de plusieurs exemplaires d’unmême corps d’écriture. Il devra s’agir d’un moyen quelconque par lequel on parvient à reproduire sur une matièresusceptible de débit ou de distribution, des paroles et des pensées coupables, de telle manière qu’à l’aide de tirages,on facilite la publicité de la chose reproduite (Cass., 25 octobre 1909, Pas., 1909, I, p. 416).

20. S. HOEBEKE et B. MOUFFE, op. cit., nos 182 et s., p. 84.21. Art. 25 actuel.22. Cass., 9 décembre 1981, Pas., 1982, I, p. 482.

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un arrêt du 2 juin 200623, la Cour aconfirmé cette analyse.

Vu qu’ils ne doivent pas leur propa-gation à la technique de l’impression,les écrits déployés sur Internet ne pour-raient dès lors davantage se voir appli-quer le régime juridique de la presse24.

Ce seul motif littéral a été mis enquestion par la doctrine25 et la jurispru-dence à l’occasion de la questionaudiovisuelle. L’objectif du Constituantn’était-il pas, en effet, de protéger lapropagation des opinions, afin de per-mettre la critique et le débat publics, au-delà du seul support qui lui était connuen 1831?

Avant d’en venir à cette position lit-térale, la Cour de cassation avait elle-même, face aux nouveaux procédés dereproduction des écrits apparus au dé-but du XXème siècle, invoqué la volontédu Congrès national de favoriser lapropagation de la pensée écrite par lemode particulièrement puissant qu’offrela presse et avait dès lors soumis, parparité de motifs, au régime dont elledoit bénéficier tout procédé de publica-tion qui permet la reproduction d’unécrit à l’aide de tirage réitérés en fai-sant application de moyens d’exécu-tion offrant une analogie avec l’emploide la presse proprement dite ...26.

Mais, outre la difficile justificationd’une exclusion de la presse électroni-que du champ des articles 25 et 150,eu égard à leur ratio legis, on peutépingler d’ores et déjà quelques absur-

dités techniques qu’une telle prise deposition génèrerait.

L’incohérence serait la plus mani-feste à l’égard des articles de pressepubliés à la fois dans la presse écrite etsur Internet. Le jury et le tribunal correc-tionnel seraient ainsi simultanémentcompétents pour connaître des mêmesarticles, mais chacun serait exclusive-ment compétent selon le support. L’édi-teur pourrait voir sa responsabilité en-gagée dans le cadre de l’articleélectronique, alors qu’il échapperait àune telle responsabilité à l’égard del’article paru dans la presse tradition-nelle. Des délais de prescription diffé-rents seraient également applicables ...

Outre les difficultés pratiques quecela poserait, une telle dissonance, peuconforme par ailleurs au principe cons-titutionnel d’égalité, ne contribueraitcertainement pas à la crédibilité de laConstitution, relativement à une libertéfondamentale des plus populairesparmi les citoyens.

Face à la curiosité juridique que re-présenterait, à l’ère de l’électronique,le maintien d’une telle interprétationanachronique de la liberté de presse,on ne s’étonne pas du fait que les juri-dictions de fond s’en soient déjà distan-ciées.

Ainsi par exemple, selon le tribunalcorrectionnel de Bruxelles, les commu-nications effectuées sur Internet via desnews groups ou des forums de discus-sion, ainsi que sur le Web, sont suscep-

23. Cass. (1re ch.), 2 juin 2006, A. & M., 2006, p. 355.24. Voy. à cet égard: E. MONTERO, «La responsabilité civile des médias», in Prévention et réparation des préjudices causés

par les médias, Bruxelles, Larcier, 1998, pp. 95-134; Th. VERBIEST, «La presse électronique», Droit des NouvellesTechnologies, 10 juillet 2000, consultable sur http://www.droit-technologie.org; K. LEMMENS, «Les publications sur laToile peuvent-elles constituer des délits de presse?», obs. sous Civ. Bruxelles (1re ch.), 19 février 2004, R.D.T.I., 2005,n° 21, p. 77; Y. POULLET, op. cit., p. 404, n° 14.

25. Not. Bruxelles (11e ch.), 25 mai 1993, J.T.T., 1994, p. 104; F. JONGEN, «Censure?», obs. sous Bruxelles (9e ch.),21 décembre 2001, J.L.M.B., 2002, p. 425; J. ENGLEBERT et B. FRYDMAN, «Le contrôle judiciaire de la presse»,A. & M., 2002, pp. 485 et s.; Civ. Bruxelles (réf.), 4 juin 2003, A. & M., 2003, p. 308; S. HOEBEKE et B. MOUFFE,op. cit., n° 192, p. 88.

26. Cass., 25 octobre 1909, Pas., 1909, I, p. 416.

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tibles de constituer des délits depresse27. Les articles 25 et 150 de laConstitution sont également invoquéscomme régissant des propos électroni-ques28.

Ces décisions invoquent l’esprit duConstituant afin de justifier leur inter-prétation dynamique29. Mais le tribunalde première instance de Bruxelles30 a,quant à lui, tenté de concilier son inter-prétation dynamique avec l’orthodoxiede la Cour de cassation. Dans un juge-ment du 19 février 2004, il invoquaainsi courageusement que les proposrepris sur des pages web avaient étéreproduits et communiqués au publicpar voie écrite – écrit électronique enl’espèce – et constituent, partant un dé-lit de presse. On doute cependantd’une conciliation aisée de cette der-nière justification avec la théorie del’impression élaborée par la Cour decassation.

Internet constituant un outil de pro-pagation des opinions d’une efficacitéinédite, les objectifs démocratiquespoursuivis par la protection accrue ac-cordée à la presse ne commandent-ilspas que n’en soit pas exclue cette nou-velle tribune publique, au seul motif queles opinions s’y propagent sous formede bits?

Les rapports entre Internet et libertésd’expression et de presse méritent cer-tainement un débat bien plus large. Lelimiter à des considérations de techni-

que de reproduction ferait sans con-teste figure d’autisme juridique. Nous yreviendrons.

2.2. Le critère temporel de définition de la censure

À supposer même qu’il soit admis queles écrits électroniques ne soient pas ex-clus du champ d’application de l’article25 pour la seule raison qu’ils seraientétrangers à la technique de l’impres-sion, une injonction de retrait d’unemise en ligne pourrait néanmoinséchapper à la qualification de censure(et au principe constitutionnel de son in-terdiction) en raison du sens particulierque donne la Cour de cassation à ceterme. En effet, la Cour de cassation aadopté un critère technique temporelafin de départager les limitations pré-ventives de la liberté de presse, interdi-tes, des mesures répressives31. Ainsi,selon la Cour, les injonctions du jugequant à une interdiction de poursuivreune distribution, ainsi que les mesuresde retrait d’une publication, ne consti-tuent pas des mesures préventives, carelles sont précédées d’une première dif-fusion. Ces mesures ne pourraient parconséquent entrer en contradictionavec le principe d’interdiction de lacensure.

Ce critère temporel avait déjà es-suyé des critiques doctrinales32 quant àsa mise en œuvre dans le cadre de lapresse écrite traditionnelle. Il fut intelli-

27. Corr. Bruxelles (55e ch.), 22 décembre 1999, A. & M., 2000, p. 134; Civ. Bruxelles (réf.), 2 mars 2000, A. & M.,2001, p. 147.

28. Bruxelles (9e ch.), 20 janvier 2000, A. & M., 2000, p. 139; Civ. Bruxelles (14e ch.), 28 octobre 2005, A. & M., 2006,p. 100.

29. Si le concept de délit de presse devait être limité par l’approche de son sens littéral, une telle interprétation constitueraitune méconnaissance de l’esprit du Constituant qui a voulu protéger la libre diffusion des idées et non pas la presse entant que telle. Les messages diffusés par Internet peuvent constituer des délits de presse (Corr. Bruxelles (55e ch.),22 décembre 1999, A. & M., 2000, p. 134).

30. Civ. Bruxelles (1re ch.), 19 février 2004, R.D.T.I., 2005, n° 21, p. 77, obs. K. LEMMENS, «Les publications sur la Toilepeuvent-elles constituer des délits de presse?».

31. Cass., 29 juin 2000, J.L.M.B., 2000, p. 1589.32. F. JONGEN, «Le juge est-il un censeur?», obs. sous Cass., 29 juin 2000, J.L.M.B., 2000, p. 1589; voy. égal. Cass.

(1re ch.), 2 juin 2006, A. & M., 2006, p. 355, concl. av. gén. dél. DE KOSTER, pour un relevé détaillé des avis de ladoctrine sur cette question.

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gemment relevé33 que le vocabulairede la Cour excluait que soient qualifiésde censure, durant l’Ancien Régime, lescondamnations judiciaires des nom-breux ouvrages publiés à l’étranger ousous le manteau, ainsi que les saisies etautodafés opérés en conséquence.

Les conséquences d’une telle inter-prétation sur le champ d’application del’interdiction de la censure étaient éga-lement mises en évidence. Ainsi, le mo-ment auquel le juge des référés est saisid’une requête d’ingérence dans une pu-blication ou une diffusion n’est pas dé-terminé par des motifs constitutionnels,mais par les modalités pratiques defonctionnement des différents médias. Ilapparaît en effet rare pour un requé-rant d’être mis au courant de la publica-tion d’un article de manière anticipa-tive, de sorte que le juge des référés severra en pratique saisi une fois la publi-cation effectuée, afin de prononcer unemesure de suspension de la diffusion oude retrait des exemplaires publiés. L’hy-pothèse de requêtes en référé préala-bles à toute diffusion n’est en fait réa-liste que pour la presse audiovisuelle,la communication des programmes pré-cédant leur diffusion. Cependant, étantdonné que la Cour a exclu cette pressedu champ d’application de l’article 25,il en résulte que le principe d’interdic-tion de la censure est en définitive pra-tiquement vidé de toute substance34,n’étant en définitive susceptible d’êtremis en œuvre dans le seuls cas de re-cours à l’encontre d’une publicationécrite qui n’a pas encore reçu de diffu-sion.

La transposition de ce critère tempo-rel au média Internet donnerait un sur-croît de bien-fondé à cette conclusion.En effet, l’hypothèse d’une prise de con-naissance de propos avant leur mise enligne est peu réaliste. C’est en effetaprès avoir découvert sur Internet despropos qu’ils jugent préjudiciables, queles requérants recourent à l’action judi-ciaire35. Par conséquent, circonscrire lanotion de censure à la période précé-dant la diffusion rendrait le principe deson interdiction pratiquement inappli-cable à ce média également.

Ajoutons qu’une telle exclusion pourcette seule raison serait en outre en con-tradiction avec le caractère souvent re-nouvelé de l’exercice de la liberté d’ex-pression qui est fait sur Internet.

En effet, on pourrait expliquer cetterestriction temporelle de la censure à lapériode strictement antérieure à la pu-blication par le fait que l’acte de publi-cation épuiserait la liberté de presse.Cela ferait ainsi écho au fait que leprincipe d’interdiction de la censure etcelui de la répression des délits depresse, institués par la Constitution, tra-duisent le choix du Constituant en fa-veur d’un système répressif des abus dela liberté de la presse. Ce système estconçu comme une contrepartie au faitqu’il est renoncé à un système préventifde ces abus36, ce dernier attentant gra-vement à sa fonction démocratique. Lesidées et opinions doivent pouvoir êtreexprimées et propagées, la répressiona posteriori des délits qui auraient étécommis à cette occasion n’entravant,

33. J. ENGLEBERT et B. FRYDMAN, op. cit., p. 490.34. Notons cependant que, tout comme l’art. 25, l’art. 19 n’autorise que les ingérences a posteriori dans la liberté

d’expression; voy. sur ce point, Cass. (1re ch.), 2 juin 2006, A. & M., 2006, p. 355, concl. av. gén. dél. DE KOSTER,§ 47; S. HOEBEKE et B. MOUFFE, op. cit., n° 887, p. 534.

35. Voy. p. ex.: Corr. Bruxelles (55e ch.), 22 décembre 1999, A. & M., 2000, p. 134; Bruxelles (9e ch.), 20 janvier 2000,A. & M., 2000, p. 139; Civ. Bruxelles (réf.), 2 mars 2000, A. & M., 2001, p. 147; Civ. Bruxelles (1re ch.), 19 février2004, R.D.T.I., 2005, n° 21, p. 77, obs. K. LEMMENS; Civ. Bruxelles (14e ch.), 28 octobre 2005, A. & M., 2006,p. 100.

36. S. HOEBEKE et B. MOUFFE, op. cit., n° 882, p. 529.

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quant à elle, pas leur propagationpréalable.

Il apparaît cependant artificiel deconsidérer que la fonction démocrati-que de la liberté de la presse a œuvrédès la publication et qu’on peut ensuiteenjoindre le retrait ou la suspension decette publication sans entraver cettefonction. Ces ordonnances de retrait depublication s’identifient bien à des me-sures préventives qui ont pour objetd’empêcher ou de limiter la diffusion del’information litigieuse37.

Cette circonscription de l’exercicede la liberté d’expression apparaîtmoins pertinente encore dans le cadred’Internet, dont le mode de fonctionne-ment favorable au maintien en ligne etl’interactivité permettent de réaliser lavolonté continue et renouvelée del’auteur de propager son opinion38.

N’est-ce pas d’ailleurs ce caractèrecontinu qui meut la requête du deman-deur en référé, lorsqu’il aspire à ce quesoient retirés d’une page web des pro-pos qu’il juge lui être préjudiciables?L’action vise, non pas la réparation dudommage déjà causé, mais chercheprécisément à éviter que se matérialiseun dommage qui résulterait du maintienen ligne de la publication. Chaque jour-née (voire chaque minute) de maintiende la publication est susceptible de gé-nérer un dommage supplémentaire.Son action est donc bien préventive etla requête qui y ferait droit le serait toutautant. Si le dommage résultant de

l’exercice de la liberté de la presse peutencore être provoqué, la raison n’enest-elle pas en effet que cette liberté estencore susceptible d’exercice?

À défaut, le juge des référés auquelest demandé le prononcé d’une telle in-jonction ne devrait-il d’ailleurs déclarerl’action non fondée? Car s’il n’est plusde dommage que l’on puisse éviter, l’ur-gence du retrait de la mise en ligne fe-rait défaut et il incomberait au deman-deur de poursuivre la réparation dudommage causé.

C’est bien ce caractère continu qu’aconstaté, dans une analyse relative à laprescription, le tribunal de première ins-tance de Bruxelles, alors que lui étaitadressée une requête d’injonction deretrait d’un propos mis en ligne. Il re-leva ainsi, dans une ordonnance ren-due le 2 mars 200039, la volonté renou-velée de l’émetteur qui place lemessage sur un site, choisit de le main-tenir ou de le retirer quand bon lui sem-ble, et rappela en conséquence quel’article 25 de la Constitution s’opposeà toute intervention préalable du judi-ciaire (ce qui ne l’empêcha néanmoinspas de faire partiellement droit au re-quérant ...)40.

En conséquence, il nous apparaîtque le critère du moment de la publica-tion dégagé par la Cour de cassationne permet pas, à lui seul, de faireéchapper une injonction de retrait demise en ligne au grief d’inconstitution-nalité.

37. Ibid.38. Voy. Y. POULLET, op. cit., p. 404, n° 16.39. Civ. Bruxelles (réf.), 2 mars 2000, A. & M., 2001, p. 147, note M. ISGOUR, «Le délit de presse sur Internet a-t-il un

caractère continu?».40. Notons que certaines juridictions françaises (e.a. Paris, 15 décembre 1999, Légipresse, mars 2000, n° 169; pour un

commentaire de cet arrêt, voy. M. ISGOUR, op. cit.) l’avaient précédé dans cette analyse avant que la Cour de cassation(Cass. crim., 16 octobre 2001, arrêt n° 6374, Juris-Data, n° 2001-011587) ne mette fin à la controverse en déclarantque le délit de presse commis sur Internet devait se voir appliquer le régime de prescription des délits instantanés. Onprécisera cependant qu’il a été observé que cette prise de position est déterminée par des considérations attenantesà la technique juridique présidant à la qualification de l’infraction, et au légalisme propre au droit pénal, plus quepar des considérations politiques de nature à déterminer la mesure à donner à la liberté d’expression. Voy., en cesens, la note de A. LEPAGE, in Comm. com. électr., décembre 2001, p. 30.

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155III. Les instruments régulatoires des médias

et leur application à Internet

1. La responsabilité pénale

Les discours publics attentatoires à lavie privée, la dignité, la réputation oul’honneur d’une personne sont suscepti-bles d’être constitutifs de calomnie oude diffamation et sont, à ce titre, sus-ceptibles de poursuites pénales.

L’analyse de la responsabilité pé-nale du fait de ces délits outrepassant lecadre de notre exposé, nous nous bor-nerons à mentionner que la qualifica-tion de ces délits en délits de presse41

est ici également subordonnée au cri-tère de l’écrit imprimé, bien que, nousy avons déjà fait allusion, les juridic-tions de fond soient actuellement encli-nes à accorder cette qualification àl’expression d’une opinion délictueusepar Internet.

Relevons cependant qu’une tellequalification communiquerait à ces dé-lits le syndrome de dépénalisation defacto constaté en matière de délit depresse. Les lourdeurs du recours au jurypopulaire qu’une telle qualification im-plique ont en effet pratiquement eu rai-son de la détermination du ministèrepublic à en diligenter la poursuite42.

Cette impunité pénale de fait contri-bue sans doute à la multiplication desrecours civils diligentés à l’encontre depublications jugées dommageables àl’égard d’autres droits individuels43.Cela donnera une résonance particu-lière au questionnement auquel nousnous soumettrons dans la partie sui-

vante, quant à l’aptitude du régime dela responsabilité civile à réguler adé-quatement à elle seule l’exercice de laliberté d’expression sur Internet.

2. La responsabilité civile et le recours au référé

2.1. L’article 1382 du Code civil et le référé civil

Dans certains cas, une loi prohibe unusage précis de la liberté d’expressionou de presse, et la mise en œuvre decet usage sera constitutive d’une fautepouvant impliquer la responsabilité ci-vile de l’intéressé.

Mais même en l’absence d’une telleloi, les juridictions recourent néanmoinsà l’article 1382 du Code civil afin deréguler l’exercice de la liberté d’expres-sion et de presse, de manière à mainte-nir un équilibre entre cet exercice et desintérêts légitimes parfois concurrents,en particulier la protection de la vie pri-vée et de la réputation.

Pratiquement, il s’agira pour le jugede pondérer l’exercice de chacun deces intérêts légitimes de manière à leurpermettre de coexister. Bien que ce rai-sonnement apparaisse quelque peu cir-culaire, la faute dans l’exercice de laliberté d’expression sera constituéelorsque l’auteur du message aura fran-chi les limites imposées par le respectd’autres droits. À cet égard, l’étalon dujournaliste normalement prudent et dili-

41. Pour un exposé des conséquences d’une telle qualification, voy. K. LEMMENS, «Les publications sur la Toile peuvent-elles constituer des délits de presse?», op. cit., p. 80, pt 2.

42. À l’exception, notable, des délits de presse inspirés par le racisme et la xénophobie, qui ont été correctionnalisés.43. K. LEMMENS, «Les publications sur la Toile peuvent-elles constituer des délits de presse?», op. cit., p. 81, pt 2, citant

lui-même J. MILQUET.

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gent placé dans les mêmes circonstan-ces sert de critère déterminant de lafaute. L’appréciation de la faute se faitdonc in concreto, eu égard à l’ensem-ble des circonstances entourant le li-tige, telles que le type de média impli-qué, le type de journalisme, la naturedu discours incriminé, la déontologie àlaquelle est soumis l’auteur, le caractèrepublic ou non de la victime, le contexte,le public concerné ...44.

L’ingérence dans la liberté d’expres-sion ou de presse sera réalisée par lejugement ou l’ordonnance prononçant,le plus souvent, une condamnation àdes dommages-intérêts ou enjoignantsoit un retrait de publication ou de miseen ligne soit une interdiction de diffu-sion des textes dont l’expression est ré-putée fautive.

L’abus du recours à une telle appli-cation du droit de la responsabilité aété critiqué45 eu égard à la nature ca-suistique et au manque de prévisibilitéde cette dernière, alors que la libertéfondamentale d’expression est encause. Sa conformité à l’exigence selonlaquelle les ingérences dans l’exercicede la liberté d’expression doivent êtreprévues par une loi, exigence émanantdu § 2 de l’article 10 de la Conventioneuropéenne des droits de l’homme, estplus précisément mise en doute46.

Nous y avons précédemment fait al-lusion, les limitations apportées àl’exercice de cette liberté fondamentaledoivent être prévues par une «loi» pré-sentant une certaine «qualité», afin depermettre la prévisibilité des conduites,de réaliser la sécurité juridique et leprincipe de primauté du droit. Ainsi, ilfaut d’abord que la loi soit suffisam-

ment accessible: le citoyen doit dispo-ser des renseignements suffisants, dansles circonstances de la cause, sur lesnormes juridiques applicables à un casdonné. En second lieu, on ne peut con-sidérer comme une «loi» qu’une normeénoncée avec assez de précision pourpermettre au citoyen de régler sa con-duite en s’entourant au besoin de con-seils éclairés, il doit être à même deprévoir, à un degré raisonnable dansles circonstances de la cause, les consé-quences de nature à dériver d’un actedéterminé ...47.

L’article 1382 du Code civil ne dé-crit pas vraiment l’usage de la libertéd’expression qu’il prohibe, ne définis-sant d’autre comportement que «toutfait quelconque de l’homme, qui causeà autrui un dommage». Aussi cette«loi» ne serait-elle pas, à elle seule, enmesure de permettre au citoyen d’êtrerenseigné préalablement sur les normesapplicables, dans les circonstances dela cause, à l’usage qu’il s’apprête àfaire de la liberté d’expression. Ce nesera qu’une fois le litige né, que le jugeprécisera cette norme générique enfonction des circonstances de la causequi lui apparaîtront devoir conclure àl’existence d’une faute.

En sus de l’imprévisibilité de l’issued’un tel exercice, il lui est également re-proché d’exposer le juge, démuni depoints de repère précis pour arbitrer unconflit d’intérêts, à sa propre sensibi-lité, ouvrant ainsi la voie à des juge-ments de valeur par nature inconcilia-bles avec le principe de primauté dudroit. La jurisprudence en résultant ap-paraîtrait parfois peu cohérente quantaux critères de la faute qui ont été rete-nus, l’habilitant par conséquent peu à

44. Pour de plus amples détails, voy.: S. HOEBEKE et B. MOUFFE, op. cit., nos 937 et s., p. 571; E. MONTERO, op. cit, p. 109.45. S. HOEBEKE et B. MOUFFE, op. cit., nos 953 et s., p. 579.46. J. ENGLEBERT et B. FRYDMAN, op. cit., p. 497, n° 12.47. Cour eur. D.H., Sunday Times c. Royaume-Uni, arrêt du 26 avril 1979, § 49.

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enrichir en retour la généralité du li-bellé de l’article 138248.

Le recours au juge des référés, envue de voir enjoindre le retrait d’unepublication ou l’interdiction de sa diffu-sion, publication accusée de générerfautivement un dommage, apparaîtplus polémique encore.

L’urgence dans laquelle les jugesdes référés, qui statuent parfois sur re-quête unilatérale, et en l’absence dedommage constaté, doivent en effets’appliquer à dégager une évidente ap-parence de faute garantit moins encorel’application d’un droit prévisible et estsusceptible de conditionner davantageencore le résultat de l’exercice casuisti-que à la sensibilité humaine, person-nelle et momentanée du juge. Alorsmême que, bien que l’article 10 de laConvention européenne des droits del’homme ne consacre pas explicitementle principe d’exclusion des mesures pré-ventives dans la liberté d’expression, laCour européenne exige néanmoins unsurcroît de rigueur dans la vérificationde la nécessité de telles mesures, esti-mant qu’elles présentent de si grandsdangers qu’elles appellent de la partde la Cour l’examen le plus scrupuleux(arrêt Sunday Times n° 2 du 26 novem-bre 1991)49. Or, il a été relevé que,loin de manifester ce surcroît de rigu-eur, les ordonnances prononcées nefont même pas toujours état ni du butlégitime que doit poursuivre toute ingé-rence, ni du besoin social impérieux lesrendant nécessaires50.

Mais l’objection la plus redoutableadressée au prononcé de mesures res-trictives par le juge des référés est son

inconstitutionnalité eu égard à l’article25, qui prohibe la censure. Les juridic-tions se sont d’ailleurs divisées à ce su-jet51, certaines refusant effectivementde s’immiscer dans l’exercice de la li-berté de la presse.

La Cour de cassation s’est pronon-cée sur la mise en œuvre de l’article1382 du Code civil par le juge des ré-férés au sujet d’une requête de retraitd’une publication écrite, dans un arrêtdu 29 juin 2000, Doutrèwe c. Ciné-Té-lérevue52.

La Cour contourna l’objection d’in-constitutionnalité de l’intervention dujuge des référés dans l’exercice de laliberté de presse en déniant la qualifi-cation de censure à l’injonction de re-trait qui avait été prononcée à l’encon-tre de la publication écrite en cause, aumotif qu’elle avait déjà fait l’objet d’unediffusion53. Partant, l’article 25 deve-nant inapplicable en l’espèce, il nepouvait y avoir de contradiction aveccet article.

L’écueil posé par l’inconstitutionna-lité de la mesure ainsi écarté, la Courindiqua que l’article 144 de la Consti-tution et les articles 584 et 1039 duCode judiciaire, lesquels habilitent lepouvoir judiciaire à réparer et à préve-nir la lésion de droits civils et donnentcompétence au juge des référés d’or-donner, en vertu de l’urgence, des me-sures nécessaires à la conservation deces droits, fournissaient une base lé-gale suffisante à la décision du juge enréféré.

L’article 1382 justifierait, quant àlui, les mesures enjointes à l’auteur

48. J. ENGLEBERT et B. FRYDMAN, op. cit., p. 455, nos 10 et s.; S. HOEBEKE et B. MOUFFE, op. cit., p. 573, n° 941.49. J. ENGLEBERT et B. FRYDMAN, op. cit., p. 493, n° 8; S. HOEBEKE et B. MOUFFE, op. cit., p. 532, n° 886.50. S. HOEBEKE et B. MOUFFE, op. cit., p. 540, n° 894.51. Pour un relevé de jurisprudence, voy. J. ENGLEBERT et B. FRYDMAN, op. cit., p. 486, nos 2 et 3; S. HOEBEKE et B. MOUFFE,

op. cit., p. 536, nos 889 et s.52. Cass., 29 juin 2000, J.L.M.B., 2000, p. 1589. 53. Voy. supra, pt 2.2.

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d’une faute de faire cesser cet état pré-judiciable aux droits du demandeur.

Cette conclusion apparaît peu perti-nente, dans la mesure où ce n’est pasen soi la compétence du juge des réfé-rés qui est contestée, mais bien le prin-cipe des mesures restrictives de la diffu-sion ou de la publication d’un acte depresse (qui, de fait, sont prononcéespar ces juges).

Peu dupe de la manière dont laCour a contourné l’objection d’inconsti-tutionnalité, une partie de la doctrinepersiste à dénoncer l’incompatibilité durecours au référé au vu des exigencesde l’article 25 de la Constitution54.

Les dispositions procédurales duCode judiciaire et de la Constitution,convoquées pour justifier l’ingérencedu juge dans l’exercice de la liberté depresse, sont par nature applicables entoutes matières et ne pourraient être in-terprétées comme dérogeant à lanorme de droit matériel contenue à l’ar-ticle 25 de la Constitution, norme spéci-fique et hiérarchiquement supérieure.

Par ailleurs, ni l’article 1382 duCode civil, qui ne constitue que le droitcommun de la responsabilité et n’insti-tue qu’un principe de sanction a poste-riori, ni les textes du Code judiciaire,qui ne sont que des lois de compétenceet non de fond, ne sont reconnus aptesà permettre la prévisibilité des condui-tes requise par le § 2 de l’article 10 dela Convention européenne des droitsde l’homme.

2.2. L’opinion de la Cour européenne des droits de l’homme: l’affaire Leempoel

L’analyse de la Cour de cassation a étésoumise à la Cour de Strasbourg, Ciné-Télérevue lui ayant soumis son dos-sier55.

Si l’arrêt Leempoel c. Ciné-Revue neconclut pas à l’incompatibilité de la mé-thode avec l’article 10 de la Conven-tion européenne des droits de l’homme,sa lecture laisse cependant apparaîtreque des points essentiels de la polémi-que restent en suspens. Elle nous four-nira, en outre, l’occasion de nous inter-roger sur le caractère prévisible del’ingérence, constituée sur base de l’ar-ticle 1382 du Code civil, dans l’exer-cice de la liberté d’expression sur Inter-net, média auquel les faits de l’affaireLeempoel étaient étrangers.

a) Quant à la constitutionnalité des mesures préventives

La constitutionnalité des mesures restric-tives prononcées par le juge n’a pas étéanalysée par la Cour, qui, rappelantqu’il appartient en premier lieu aux ju-ridictions nationales d’interpréter ledroit interne56, s’en est remise à l’ap-préciation faite sur ce point par la Courde cassation. Or, rappelons que laCour de cassation avait en quelquesorte contourné cette question en consi-dérant qu’il n’était pas, selon elle enl’espèce, question de censure et que laquestion de la constitutionnalité ne seposait donc pas. L’arrêt avalise ensuiteégalement le principe de compétencedu juge des référés, s’en remettant ici

54. J. ENGLEBERT et B. FRYDMAN, op. cit.; P. MARTENS, «Le juge peut-il être censeur?», A. & M., 2003, p. 343; S. HOEBEKE

et B. MOUFFE, op. cit., n° 892, p. 538.55. Cour eur. D.H., Leempoel et Ciné-Revue c. Belgique, arrêt du 9 novembre 2006; pour une analyse de cet arrêt, voy.:

N. BONBLED et M. LYS, «L’affaire Leempoel et Ciné Revue: le mot de la fin?», J.T.T., 2006, p. 789; L. COSTES et J.-B.AUROUX, « Ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression», Rev. Lamy Droit de l’Immatériel, février 2007, p. 44.

56. «Rappelant que, selon sa jurisprudence constante, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréteret d’appliquer le droit interne, la Cour n’aperçoit aucun motif de s’écarter en l’espèce des conclusions de la Cour decassation» (§ 57).

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aussi aux conclusions de la Cour decassation sur ce point (§ 57 in fine).

Cette conclusion nous semble insa-tisfaisante. On convient bien entenduque la Cour européenne des droits del’homme n’a pas à s’arroger le rôled’une Cour constitutionnelle. Cepen-dant, dans l’hypothèse où une loi, invo-quée comme étant la base légale d’uneingérence dans la liberté d’expression,serait inconstitutionnelle, il en résulte-rait qu’une ingérence fondée sur cettenorme ne pourrait satisfaire à l’exi-gence de légalité57. Or, la vérificationde satisfaction à cette exigence de lé-galité relève en revanche bien de lacompétence de la Cour européenne.

On peut objecter également que,même en l’absence de l’inconstitution-nalité déclarée d’une telle loi, le fait quede forts soupçons pèsent sur sa constitu-tionnalité, ruine à lui seul la qualité deprévisibilité attachée à l’exigence de lé-galité58. Or précisément, les hésitationset les contradictions de la jurispru-dence59 et de la doctrine60 sur ce pointjettent des doutes sur cette base légaleutilisée comme fondement de mesuresrestrictives qui ne se bornent pas à répri-mer a posteriori un exercice donné dela liberté d’expression61. Car, seule unejurisprudence «nette», «abondante»,«amplement commentée», «publiée» et«constante» serait en mesure de satis-faire à l’exigence de légalité telle quedéfinie par la jurisprudence du Conseilde l’Europe62.

b) Quant à la satisfaction de l’article 1382 du Code civil à l’exigence de légalité de la restriction apportée à la liberté d’expression

La Cour n’a pas formulé d’objectionquant à l’aptitude de l’article 1382 duCode civil à justifier une ingérencedans l’exercice de la liberté d’expres-sion qui satisfasse à l’exigence de léga-lité.

L’«analyse» menée à cet effet mani-feste cependant une certaine souplessed’appréciation, voire une démission dela Cour. Ainsi, dans l’affaire Thoma c.Luxembourg63 déjà, la Cour s’était bor-née à constater qu’en vertu de l’article1382, le requérant pouvait prévoir, àun degré raisonnable, que les proposdiffusés au cours de son émission ne lemettraient pas à l’abri de toute action àson encontre, de sorte que l’ingérencepeut être considérée comme étant pré-vue par la loi.

L’arrêt Leempoel, plus récent, n’ap-porte pas plus de lumières que l’arrêtThoma. Ainsi, on s’y limite à énoncerqu’il existait aussi des précédents enmatière de presse télévisée et que les re-quérants – en s’entourant au besoin deconseils éclairés – pouvaient donc pré-voir à un degré raisonnable, les consé-quences pouvant résulter de la publica-tion de l’article litigieux (§ 59)64.

Comment en effet concilier cette sou-plesse avec l’interprétation qu’avait

57. S. HOEBEKE et B. MOUFFE, op. cit., n° 235, p. 12.58. Voy. supra, pt II, 1.59. Pour un relevé de jurisprudence pro et contra, voy. J. ENGLEBERT et B. FRYDMAN, op. cit., nos 2, 3 et 5; voy. égal.

S. HOEBEKE et B. MOUFFE, op. cit., p. 536, nos 889 et s.60. Pour un relevé de doctrine contra, voy. concl. av. gén. dél. DE KOSTER, §§ 49 et s., dans Cass. (1re ch.), 2 juin 2006,

A. & M., 2006, p. 355.61. Rappelons en effet que la Cour admet que la jurisprudence puisse venir au secours de la clarté de la «loi» à condition

qu’elle soit «nette», «abondante», «amplement commentée», «publiée» et «constante».62. Voy. supra, pt II, 1.63. Cour eur. D.H., Thoma c. Luxembourg, arrêt du 29 mars 2001, § 53.64. Outre le caractère succinct d’une telle justification, l’argument dénote également un certain manque de pertinence

dans la mesure où, faut-il le rappeler, la Cour de cassation ne réserve pas le même régime de protection à la presseaudiovisuelle qu’à la presse écrite.

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fournie la Cour de l’exigence de léga-lité dans l’arrêt Sunday Times? Ainsi,rappelons que, «aux yeux de la Cour,les deux conditions suivantes comptentparmi celles qui se dégagent des mots‘prévues par la loi’: le citoyen doit dis-poser des renseignements suffisants,dans les circonstances de la cause, surles normes juridiques applicables à uncas donné. En second lieu, on ne peutconsidérer comme une ‘loi’ qu’unenorme énoncée avec assez de préci-sion pour permettre au citoyen de ré-gler sa conduite; en s’entourant au be-soin de conseils éclairés, il doit être àmême de prévoir, à un degré raisonna-ble dans les circonstances de la cause,les conséquences de nature à dériverd’un acte déterminé»65,66.

Il semble en fait que, bien plus quele principe général de responsabilité ci-vile, ce soit surtout l’ensemble des pres-crits déontologiques maîtrisés par lesjournalistes, ainsi que sa propre juris-prudence relative aux «devoirs etresponsabilités»67 présidant à l’exer-cice de la liberté d’expression, qui ontinduit la Cour à ne pas conclure à l’im-prévisibilité de l’ingérence.

Elle rappelle ainsi, dans le titre rela-tif à l’analyse de l’exigence de la léga-lité, que l’on doit attendre de profes-sionnels, habitués à devoir faire preuved’une grande prudence dans l’exercicede leur métier, qu’ils mettent un soinparticulier à évaluer les risques pouvantrésulter de leurs actes (§ 59).

C’est surtout dans l’analyse de la sa-tisfaction de l’ingérence à l’exigence

de nécessité que sont déclinées desnormes de comportement68, élaboréesau travers de la jurisprudence de laCour quant à ces «devoirs etresponsabilités», et qui, n’ayant pasété observées in casu par les journalis-tes, ont donc fait conclure la Cour à lanécessité de l’ingérence dans leur li-berté d’expression.

Ces normes, bien qu’elles ne sem-blent être invoquées qu’à l’appui del’analyse de la Cour quant à l’exigencede nécessité de l’ingérence, détermi-nent cependant et manifestement l’ana-lyse relative à sa prévisibilité, dans lamesure où elles sont invoquées commeconstitutives d’un cadre entourantl’exercice de la liberté d’expression parles journalistes.

On constate donc que la «loi» ausens de l’article 10 de la Conventioneuropéenne des droits de l’hommes’appuie également sur des normesd’autorégulation propres à un secteuret non à des textes réglementaires éma-nant des autorités publiques. C’est ainsiindirectement, à travers le critère dubon père de famille, qui fonde l’appré-ciation de la faute dans le cadre del’application de l’article 1382 du Codecivil, que ces textes d’autoréglementa-tion sont reçus par l’ordre juridique.D’autre part, la «loi» s’appuie égale-ment sur les normes de comportementdégagées par la Cour elle-même quantà l’exercice de la fonction journalisti-que, normes qui donc sont, en quelquesorte, également reçues dans l’ordre ju-ridique interne, vu qu’elles participentà la satisfaction de l’exigence de léga-

65. Cour eur. D.H., Sunday Times c. Royaume-Uni, arrêt du 26 avril 1979, § 49.66. Nous soulignons.67. «L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités,

conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une sociétédémocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à laprévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui,pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoirjudiciaire».

68. §§ 66 et s.

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lité de l’ingérence faite dans la libertéd’expression.

Le fait que les normes de comporte-ment qui jalonnent l’appréciation faitede la satisfaction à l’exigence de néces-sité de l’ingérence rétro-influent surl’analyse de sa légalité apparaîtétrange, dans la mesure où l’exigencede légalité de la restriction est suppo-sée être chronologiquement la pre-mière à souffrir l’analyse de la Cour, enconséquence de quoi, s’il devait êtreconclu qu’il n’y est pas satisfait, l’ana-lyse ne devrait pas aller plus loin. Larestriction serait déclarée irrespec-tueuse de la Convention, sans que ni latroisième exigence de la nécessité, niles normes de comportement convo-quées à cette occasion, ne doivent êtreabordées69.

On relève cependant la nécessitéopportune (mais pas nécessairement il-légitime) dans laquelle se trouve laCour de procéder de la sorte. Si laCour devait en effet conclure que leprincipe général de la responsabilité ci-vile70 ne constitue pas une norme suffi-samment prévisible, elle désarmeraitl’État signataire de l’outil majeur auquelil a coutume de recourir afin de fairecohabiter les différents droits fonda-mentaux, un tel exercice nécessitant uninstrument de régulation souple. LaCour est elle-même dépendante d’unetelle base juridique en droit national, sielle veut pouvoir y articuler ses propresnormes relatives aux «devoirs et

responsabilités» à observer dansl’exercice de la liberté d’expression, enparticulier le respect des autres droitsfondamentaux, dont elle est égalementla gardienne.

L’écueil que rencontre une telle dé-marche est qu’elle est tributaire des cri-tères de la faute selon l’article 1382.Ainsi, si les «devoirs et responsabilités»ne sont pas connus et maîtrisés par l’in-téressé (p. ex., lorsque l’expression estcelle d’un simple citoyen blogueur), lafaute sera plus difficilement dégagée etcette mécanique d’équilibrage, via lamise en œuvre de la responsabilité ci-vile, de l’exercice de la liberté d’ex-pression avec d’autres intérêts légitimesserait enrayée. Si la faute était malgrétout constatée par le juge, pour lui per-mettre de préserver l’intérêt concurrent,en dépit de l’absence de normes con-crètes venant en complément de l’arti-cle 1382, l’ingérence que constituealors la mise en œuvre de la responsa-bilité civile nous apparaîtrait exposéeau vice d’imprévisibilité à défaut depouvoir s’appuyer sur les normes de laprofession qui, seules, donnent au re-cours à l’article 1382 du Code civil uncaractère prévisible.

La connaissance très relative des in-ternautes quant à leurs devoirs dansl’exercice de la liberté d’expression,quant au fonctionnement même de cenouveau média, ainsi que leur cons-cience relative des conséquences possi-bles de leurs actes, seraient suscepti-

69. K. LEMMENS relevait déjà que dans certains cas, la Cour tient à constater prima facie que la condition de prévisibilitéa été respectée. Le contexte présidant à cette observation était cependant très différent, car l’ingérence y est dans cedernier déclarée incompatible avec le critère de la nécessité. La démarche de la Cour est par conséquent neutre dupoint de vue casuistique, car la conclusion de l’affaire aurait été la même en cas de contrôle effectif réalisé en amontdu critère de la légalité (K. LEMMENS, La presse et la protection juridique de l’individu, Bruxelles, Larcier, 2004, p. 184,nos 213 et 214); dans le même sens: A. DEBET, «Un an de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’hommeen matière de communication», Comm. com. électr., décembre 2006, p. 23, pt 8.

70. Elle rappelait même à cet égard, dans l’arrêt Leempoel, les termes du pt 14 de la Résolution 1165 (1998) del’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur le droit au respect de la vie privée, qui invite notamment(rubriques i, ii et vii) les États à garantir la possibilité d’intenter une action civile pour permettre à la victime deprétendre à des dommages et intérêts, en cas d’atteinte à sa vie privée ... et de prévoir une action judiciaire d’urgenceau bénéfice d’une personne qui a connaissance de l’imminence de la diffusion d’informations ou d’imagesconcernant sa vie privée (§ 66).

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bles de déboucher sur la constitutiond’un tel cas de figure.

En conséquence, on ne peut, noussemble-t-il, déduire de la seule circons-tance que l’article 1382 du Code civilse soit vu reconnaître «qualité» à justi-fier des ingérences dans l’exercice dela liberté d’expression par des jour-nalistes professionnels, qu’il constitueégalement une base légale suffisante àréguler l’exercice de la liberté d’expres-sion par l’ensemble des acteurs d’Inter-net et ce, en dehors du cercle restreintde l’expression journalistique au sensprofessionnel du terme.

L’influence des circonstances de l’es-pèce sur l’analyse de la qualité de la«loi» prévoyant l’ingérence est en faitconfirmée par la Cour71: «la portée dela notion de prévisibilité dépend dansune large mesure du contenu du textedont il s’agit, du domaine qu’il couvreainsi que du nombre et de la qualité deses destinataires ... Il en va spéciale-ment ainsi des professionnels, habituésà devoir faire preuve d’une grande pru-dence dans l’exercice de leur métier.Aussi peut-on attendre d’eux qu’ils met-tent un soin particulier à évaluer les ris-ques qu’il comporte».

Faut-il dès lors en conclure que, àdéfaut de limites à l’exercice de la li-berté d’expression qui soient «maîtri-sées» par les intéressés dans la mesureoù ces limites trouvent leurs fondementsdans des normes professionnelles expli-cites et effectives, ils ne pourraient sevoir opposer de restrictions dans cetexercice, sur base de l’article 1382,conclusion qui ne manquerait pas demettre en péril le droit au respect de lavie privée? Le bon sens nous porte évi-demment à répondre par la négative à

cette question, question sur laquellenous reviendrons ultérieurement, lorsd’une réflexion relative à une modula-tion du degré de protection des dis-cours en fonction de leur nature.

2.3. Application des instruments de régulation des médias à Internet

Internet, de par ses caractéristiques, in-duit une extraordinaire diversificationdes acteurs de la communication publi-que électronique et des discours pu-blics, ceux-là étant caractérisés par uneconscience extrêmement variable des li-mites de leur liberté d’expression, dufonctionnement de ce média, et desdommages potentiels qui peuvent dé-couler de son usage.

L’atomisation des circonstances pro-pres au cas d’espèce72 risque à présentd’être en effet illimitée, et la prévisibilitéreconnue à l’ingérence fondée sur l’ar-ticle 1382 apparaît illusoire lorsque nes’y articule aucune norme de comporte-ment accessible qui soit propre aux cir-constances de l’espèce.

Comment, en effet, un quidam dé-voilant une opinion sur un blog, un sitepersonnel ou un forum de discussionpourra-t-il, par exemple, s’assurer aupréalable de l’absence d’un besoin so-cial impérieux73 susceptible de faire ex-ception à une liberté d’expression dontil croit bénéficier? Comment appré-ciera-t-il l’intérêt légitime pour le publicde connaître l’information à communi-quer et ainsi à revendiquer le bénéficede la liberté de la presse? Commentpourra-t-il en mesurer l’exercice euégard au respect de la vie privéed’autrui ou de son droit à la réputation?

71. Cour eur. D.H., Tourancheau et July c. France, arrêt du 24 novembre 2005, §§ 55 et 56.72. Cour eur. D.H., Sunday Times c. Royaume-Uni, arrêt du 26 avril 1979, § 49.73. Cour eur. D.H., Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, § 48.

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Comment apprécier le degré minimalde véracité dont ne s’affranchit pas toutblogueur normalement prudent etdiligent? Si on se réfère au critèreclassique de la faute, exigera-t-on lamême prudence du journaliste électro-nique profane que du journalisteprofessionnel?

Qu’en sera-t-il, hormis certains casd’école dans lesquels l’abus sera mani-feste et l’insécurité juridique difficile-ment plaidable, des nombreux caséquivoques dans lesquels les multiplescirconstances entourant le litige serontautant de critères déterminant la fauteet la responsabilité d’un internautedonné dans l’exercice de la libertéd’expression?

La jurisprudence n’en résultera-t-ellepas plus disparate encore et d’uneaptitude plus limitée à venir affiner lagénéralité de l’article 1382, afin d’in-dividualiser davantage selon les cir-constances de l’espèce?

Sous un angle préventif, les acteurs,ne pouvant s’en référer à des balisesrelativement précises de leur libertéd’expression, risquent de heurter les in-térêts de tiers quand ils en font usage.Alternativement, ils pourraient préférers’autocensurer à défaut d’être en me-sure de juger au préalable des consé-quences juridiques susceptibles d’endécouler74.

Ne s’en remettre qu’à l’article 1382du Code civil et à l’appréciation dujuge, à présent dépourvu de tout pointde repère, pour réguler, pour aména-ger l’espace électronique de manière àce que libertés et intérêts particulierspuissent y coexister pacifiquement, ap-paraît téméraire.

La crainte ainsi formulée résonnedavantage encore eu égard à l’hyper-trophie des propos rendus publics et auboulevard que la tribune électroniqueouvre à la critique publique, les désirsde censure risquant d’affluer vers lejuge. Or, en raison du fait que les pro-pos confiés à Internet y ont une duréede vie potentiellement illimitée, le re-cours au juge des référés ne risque-t-ilpas de tendre à se systématiser? EnFrance, les praticiens du droit consta-tent déjà que le juge des référés consti-tue le juge naturel de l’internet75,lorsqu’il ne s’agit pas des fournisseursd’accès eux-mêmes ou des modérateursde forums de discussion, appelés vialeurs hotlines à intervenir immédiate-ment. La censure devient alors pure-ment privée.

Alors qu’Internet était censé permet-tre à tous de participer au débat public,on assisterait parallèlement à un reculde la liberté d’expression en consé-quence de l’insécurité juridique qui grè-verait son exercice.

IV. Des pistes pour la régulation d’Internet

L’environnement «régulatoire» quenous avons approché semble, tel quel,peu à même d’aménager l’espace pu-

blic de manière à y faire cohabiter laliberté d’expression et le respect dû à lavie privée.

74. Voy. à ce sujet, K. LEMMENS, «Se taire par peur: l’effet dissuasif de la responsabilité civile sur la liberté d’expression»,A. & M., 2005, p. 32.

75. «Blogs 2.0: le régime juridique applicable aux blogueurs», 6 décembre 2005, consultable sur http://avocat.blogs.com/avocatblog/droit_des_ntic/index.html (dernière consultation le 3 mai 2007).

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La mise en œuvre de l’article 1382sans normes concrètes de comporte-ment pour orienter le juge, risque debattre en brèche la liberté d’expres-sion. Alternativement, se garder de ré-primer les abus, à défaut de normesprévisibles permettant de dégager unefaute, heurtera le respect dû à la vie pri-vée.

La nécessité de développer des ini-tiatives régulatrices de la liberté d’ex-pression sur Internet est manifeste. Ilconvient, en définitive, de s’interrogersur des méthodes complémentaires deprévention et de règlement des litigessusceptibles de survenir. Une réflexionsur les fondements de la liberté d’ex-pression et de la liberté de la presse estégalement nécessaire, afin de dispen-ser et de réserver à l’objectif dont ceslibertés sont l’instrument les soins juridi-ques nécessaires.

1. L’éducation aux médias

L’éducation aux médias, et à Internet enparticulier, apparaît incontournable.Elle préviendra les abus, mais elle per-mettra en outre de conférer à la mise enœuvre de l’article 1382 le caractèreprévisible qui lui fait défaut, dans la me-sure où elle se réfère à des règles déon-tologiques claires et précises (p. ex.dans le cas de chartes d’utilisation del’internet développées par des écoles etobjets de présentation aux étudiants).

Relevons ainsi cette initiative fran-çaise en matière d’éducation aux mé-

dias, où l’apprentissage des technolo-gies de l’information et de lacommunication est initié dès l’école fon-damentale76. Ainsi, parmi les nombreu-ses initiatives de l’Éducation nationaleen la matière, il est entrepris de fairesigner à chaque élève une Charte d’uti-lisation de l’internet, des réseaux et desservices de multimédia au sein de l’éta-blissement77. Cette initiative à visée pé-dagogique consiste à tirer parti de lamise à disposition des élèves de servi-ces de technologie de l’information etde la communication pour les sensibili-ser à leurs devoirs et responsabilitésd’internautes et les éduquer au civismeet à la citoyenneté électroniques. La si-gnature de cette charte par l’élève«utilisateur» a pour effet de le respon-sabiliser, au moins sur un plan psycho-logique, en ce qu’il y prend l’engage-ment de respecter l’environnementnormatif entourant son activité sur le ré-seau et détaillé dans la charte (pro-priété intellectuelle, vie privée et droit àl’image, diffamation, messages à ca-ractère raciste, pédophile ou porno-graphique, données à caractère per-sonnel ...).

En Belgique, des outils pédagogi-ques relatifs à l’apprentissage généraldes médias et des technologies de l’in-formation sont mis à disposition des in-tervenants, leur mise en œuvre dans lesécoles étant cependant soumise à la vo-lonté des pouvoirs organisateurs. Ci-tons, à ce titre, Safer-Internet78, qui tra-duit un programme européen79,Clicksafe80, Educaunet81 ... Des ré-flexions et des initiatives ont également

76. Voy. le site web du ministère français de l’Éducation nationale: htttp://www2.educnet.education.fr/sections/primaire/usages_primaire/primtice4551.

77. http://www2.educnet.education.fr/educnet/sections/technique/creer/publication-en-ligne/publication_en_ligne1095.

78. http://www.saferinternet.be.79. http://www.saferinternet.be/docs/03_sy0506.pdf.80. http://www.clicksafe.be.81. http://www.educaunet.be.

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été entreprises au niveau des entités fé-dérées82.

2. L’autorégulation

Le recours à l’autorégulation est unevoie de régulation qui est déjà privilé-giée par la Commission européenne83,par le Conseil de l’Europe84, ainsi quepar le Haut Commissariat des Nationsunies pour les droits de l’homme, dansles domaines particulièrement sensiblesde la cybercriminalité, des actes de ra-cisme et de xénophobie85 et de la pro-tection des mineurs.

Notons aussi l’initiative nord-améri-caine de l’Electronic Frontier Fonda-tion, organisation privée œuvrant à laprotection de la liberté d’expressiondes internautes, de rédaction d’unguide juridique86 pour les bloggers.Soulignant ainsi que «The differencebetween you and the reporter at yourlocal newspaper is that in many cases,you may not have the benefit of trainingor resources to help you determinewhether what you’re doing is legal.And on top of that, sometimes knowingthe law doesn’t help - in many cases itwas written for traditional journalists,and the courts haven’t yet decided howit applies to bloggers», l’EFF relate pé-

dagogiquement les questions juridiquessusceptibles de découler de l’exercicede la liberté d’expression sur les blogs.Elle réserve notamment un dossier spé-cifique à certains types d’activités, afind’adapter ses conseils aux différentesactivités que l’internaute pourrait dé-ployer sur Internet, ainsi qu’à la qualitéen laquelle il agit (report news, studentblogging, blogging about politicalcampaigns, workplace blogging, adult-orientated content).

Autre initiative autorégulatrice est leBloggers’ Code of Ethics87, édité parcyberjournalist.net, initiative du direc-teur de rédaction du site web de lachaîne journalistique canadienne CBC,qui s’inspire de la déontologie des jour-nalistes professionnels (le Society ofProfessional Journalists Code of Ethics)pour l’adapter aux particularités dublog.

Relevons enfin, en France, ce guided’utilisation des blogs réalisé par le Fo-rum des droits de l’Internet, nommé «jeblogue tranquille ...»88, organisme in-dépendant, de statut associatif, qui réu-nit des acteurs publics et des associa-tions et protagonistes privés de lasociété de l’information autour du tra-vail d’élaboration de normes pour Inter-net.

82. Voy. le site du Centre de Ressources des Espaces Publics Numériques de Wallonie: http://www.epn-ressources.be/?page_id=8; le plan stratégique de la Communauté française en matière d’intégration des TIC: http://www.enseignement.be/prof/dossiers/tice/cf/index.asp; ainsi que les outils déployés par la Région flamande: http://www.ond.vlaanderen.be/ict.

83. Voy., à propos du plan d’action pour la promotion d’une utilisation sûre de l’internet par la lutte contre les contenusillégaux et dommageables sur les réseaux internationaux, adopté par la Commission: http://europa.eu/scadplus/leg/fr/lvb/l24190.htm.

84. Voy., p. ex., la Recommandation Rec(2001)8, du 5 septembre 2001, du Comité des Ministres aux États membres surl’autorégulation des cyber-contenus (l’autorégulation et la protection des utilisateurs contre les contenus illicites oupréjudiciables diffusés sur les nouveaux services de communication et d’information), disponible à l’adresse suivante:https://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?Ref=Rec(2001)8&Sector=secCM&Language=lanFrench, ainsi que la Conventiondu 23 novembre 2001 sur la cybercriminalité, disponible à l’adresse suivante: http://conventions.coe.int/Treaty/fr/Treaties/Html/185.htm.

85. Voy. à ce sujet, Y. POULLET, op. cit., nos 2 et s., ainsi que T. MC GONAGLE, «La corégulation des médias en Europe: lapossible mise en pratique d’une idée immatérielle», IRIS Plus – Observations juridiques de l’Observatoire européende l’audiovisuel, 2002/10, consultable sur: http://www.obs.coe.int.

86. Ce guide peut être consulté à l’adresse suivante: http://www.eff.org/bloggers/lg.87. Ce code peut être consulté à l’adresse suivante: http://cyberjournalist.net/news/000215.php.88. http://www.foruminternet.org/activites_evenements/lire.phtml?id=122.

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Le guide est rédigé en termes clairset pratiques et rappelle ainsi les obliga-tions entourant la création d’un blog,ainsi que son utilisation. Il tente d’ap-porter un contenu plus concret aux no-tions de liberté d’expression et d’abusde celle-ci (Que dois-je déclarer lors dela création de mon blog? Puis-je mettreles photos de mes amis sur mon blog?Suis-je responsable des messages pos-tés publiquement sur mon blog?). Il ren-voie également à d’autres fiches didac-tiques du site du Forum, qui sontactualisées en fonction de l’actualité ju-risprudentielle, procédant d’un travailde vulgarisation pédagogique destinéà rendre cette dernière effectivement«accessible».

3. Le droit de réponse

Le «droit de réponse»89 pourra égale-ment favoriser l’exercice simultané desdifférents droits fondamentaux. Il seraici également nécessaire, au préalable,de s’affranchir des interprétations litté-rales des législations issues de l’ère pré-électronique, car la mise en œuvre dece droit est également conditionnée ausupport utilisé90. Mais l’éducation auxmédias pourrait également contribuer àl’intériorisation par les internautesd’une tradition d’ouverture à la contre-critique, ce qui permettrait d’éviter derecourir préalablement au juge pourmettre en œuvre le droit de réponse.

4. Un critère qualitatif pour la presse

Face à l’inflation d’excès dont Internetpourrait être le creuset, on pourrait

craindre que les juges s’accoutument àla méthode d’injonction de retrait dediscours en ligne. Le fait que les jugessoient enclins à céder à ces demandeslorsqu’ils font face à des propos dont lapuissance dommageable et l’illégitimiténe font aucun doute, est compréhensi-ble.

La crainte serait de voir ces injonc-tions de retrait de mise en ligne se ba-naliser et engourdir quelque peu la vigi-lance des juges dès lors accoutumés,quant au fait que le principe d’interdic-tion de la censure est en jeu. L’ensembledes propos et opinions émis sur Internetrisquerait en conséquence d’échapperde facto à ce principe, quel que soitleur contenu.

L’adoption d’un critère est donc né-cessaire afin d’encadrer ces ingérencesdans la liberté d’expression exercée surInternet, de manière à les rendre res-pectueuses du principe d’interdictionde la censure, dans les cas où la finalitépoursuivie par l’octroi d’une protectionaccrue à la «presse» par la Constitu-tion est en jeu.

Une réflexion devra donc être me-née quant à la définition de la pressevisée par la Constitution: quel est l’ob-jet de la protection spéciale des articles25 et 150 de la Constitution? Les dis-cours publics électroniques sont-ils sus-ceptibles de relever de cet objet?

Est-ce vraiment la liberté de la tech-nique d’impression que le Constituant adésiré proclamer avec tant desolennité? L’application du critère del’écrit imprimé de la Cour de cassation,qui est centré sur le média lui-même (le

89. Voy. à cet égard la Recommandation du Parlement européen et du Conseil du 20 décembre 2006 (2006/952/CE)sur la protection des mineurs et de la dignité humaine et sur le droit de réponse en liaison avec la compétitivité del’industrie européenne des services audiovisuels et d’information en ligne, disponible à l’adresse suivante: http://europa.eu/scadplus/leg/fr/lvb/l24030a.htm.

90. Voy. l’étude réalisée sur le sujet par l’Observatoire des Droits de l’Internet, 5 septembre 2006, disponible sur http://www.internet-observatory.be/internet_observatory/pdf/advices/advice_fr_005.pdf; voy. aussi Th. VERBIEST, op. cit.

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média écrit imprimé relève en soi del’art. 25 de la Constitution, le médiaaudiovisuel en est exclu), aboutit soit àexclure Internet et tous les propos qu’ilvéhicule de ce régime de protection,soit à l’en faire relever dans son inté-gralité.

L’application négative de ce critère,en ce qu’il aboutirait à exclure l’ensem-ble des propos publics véhiculés par In-ternet de la liberté de la presse, au seulmotif qu’ils sont électroniques, serait dé-pourvue de toute crédibilité. En revan-che, l’hypothèse selon laquelle Internetsatisferait à ce critère ne serait pas da-vantage satisfaisante, une telle conclu-sion mettant en danger d’autres intérêtslégitimes, et en particulier le respect dela vie privée91.

Le critère du moment de la diffusionn’est pas davantage approprié, en cequ’il aboutirait à faire échapper l’en-semble des propos électroniques de laprotection constitutionnelle.

Le caractère inadéquat de ces deuxcritères est en définitive manifeste. Leurcombinaison tend par ailleurs à priverla presque entièreté des discours pu-blics, qu’ils soient exprimés par écrit oupar la voie audiovisuelle, de la protec-tion contre la censure, ce qui n’est ma-nifestement pas conforme aux vues duConstituant et procède d’une abroga-tion implicite d’une disposition de laConstitution.

On n’est, en revanche, pas davan-tage convaincu par l’hypothèse d’undéploiement plein et entier de la libertéde presse sur Internet, du seul motif deson aptitude exceptionnelle à propagerles contenus qui lui sont confiés92. Celaaboutirait à se priver d’être en mesured’arbitrer l’exercice conjoint de la li-berté d’expression et du droit au res-pect de la vie privée, ce qui n’est assu-rément pas davantage fidèle à lavolonté de préservation d’une sociétédémocratique, à laquelle tendent les li-bertés fondamentales.

On ne pourra en définitive définiradéquatement le champ d’applicationdu principe de l’interdiction de censure,conçu comme le degré maximal de pro-tection de la liberté d’expression, sanss’interroger sur l’objectif93 poursuivipar ce principe. Une définition qualita-tive et fonctionnelle de la presse visée àl’article 25 de la Constitution en résulte-rait, ce qui permettrait de s’assurer deprotéger les discours participant à cetobjectif, tout en se donnant en mêmetemps les moyens de prévenir les dom-mages que pourraient générer ceux quiy sont étrangers, quel que soit le véhi-cule qu’ils empruntent.

Ce ne sera d’ailleurs pas la pre-mière fois qu’Internet aurait l’avantagede provoquer une réflexion débouchantsur un constat de convergence techno-logique impliquant pour le législateurde privilégier le critère du contenu par

91. La France a aligné le régime des droits et obligations applicables à l’expression publique sur Internet sur celuiapplicable à la presse en général par les dispositions de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économienumérique. Cette loi déclare que «la communication au public par voie électronique est libre» et énumère les seulesraisons pouvant présider à toute restriction qui y serait apportée, et étend l’application de la loi sur la presse de 1881aux services de communication au public en ligne. L’expression publique électronique relève donc dans son ensemblede la «presse». Mais le choix d’une telle option n’a pas les implications qu’il aurait en droit belge, dans la mesure oùil n’emporte pas l’application d’un principe général d’interdiction de la censure. En revanche, l’extension du régimejuridique de la presse aux communications publiques électroniques contribue à la sécurité juridique et la régulation deces communications, en ce que qu’il dresse le cadre juridique présidant aux restrictions pouvant y être apportées.L’extension de ce régime juridique implique que s’appliquent aux discours électroniques les obligations et les délitsprévus par ces législations, en ce compris la désignation des personnes responsables de l’exécution de ces obligations(obligations de déclaration, qualité de directeur de publication responsable, délits de calomnie et diffamation, droit deréponse ...).

92. Voy., en ce sens, Y. POULLET, op. cit., p. 404, nos 15 et s.93. Voy., à ce sujet, K. LEMMENS, «Les publications sur la Toile peuvent-elles constituer des délits de presse?», op. cit., p. 87.

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rapport au critère du support, en vued’adapter son système de régulation.

Le régime très protecteur de la li-berté de presse est le produit d’un typede presse qui était en effet caractérisépar son contenu, en ce qu’elle servait lacritique citoyenne du pouvoir, qu’elleavait généralement pour cible. Le Cons-tituant n’avait en effet pas oublié lescondamnations encourues par les écri-vains patriotes, le rôle prépondérantque les journaux avaient joué dans lesévènements précurseurs de la révolu-tion94, ainsi que les contrôles préala-bles diligentés durant les régimes deNapoléon et de Guillaume d’Orange àl’encontre d’une presse qui lui était hos-tile. L’interdiction de la censure et lacompétence du jury populaire étantainsi destinées à préserver la fonctiondémocratique de la presse, en ôtantdes mains du régime les moyens parlesquels il empêchait toute critique àson encontre ou en soumettait lesauteurs à des mesures de rétorsion sousforme de condamnations pénales.

La presse du XXIème siècle est évi-demment beaucoup plus polymorphe:elle a cessé d’être l’entreprise de quel-ques esprits frondeurs ou dissidents95

pour devenir également le fait de n’im-porte quel citoyen.

Les sujets traités par la presse sesont également diversifiés. Le déploie-ment du recours à l’action civile (que leConstituant n’avait pas songé à enca-drer de la même manière que l’actionpénale, car le pouvoir, cible de lapresse, utilisait la voie répressive pours’en protéger96) est notamment le reflet

de cette diversification des contenus.N’est-il pas ironique de constater à cetégard que la première mesure judi-ciaire ordonnant le retrait d’une publi-cation en ligne était adressée à un pou-voir public, suite à la requête d’unparticulier97?

Dès lors, ne serait-il pas pertinent des’inspirer de la nature de cette presse,à laquelle songeait le Constituant, afinde circonscrire le champ d’applicationde cette protection maximale qui con-siste à s’abstenir de toute ingérencealors qu’est toujours exercée sa fonc-tion critique? Ainsi, «il est possible,probable même que le Congrès natio-nal, si la question eût été soulevée en1830, se serait refusé à accorder desgaranties spéciales à l’auteur d’imputa-tions exclusivement dirigées contre lavie privée des citoyens»98.

Une modulation du principe de l’in-terdiction de la censure selon le do-maine dans lequel elle est sollicitée adéjà été suggérée99.

La notion de presse, telle qu’elleémane de la jurisprudence de la Coureuropéenne des droits de l’homme,pourrait inspirer une interprétation dece type de l’article 25 de la Constitu-tion.

Bien que la lettre même de la Con-vention ne réserve pas à la presse deprotection propre, il émane de la juris-prudence de la Cour une définitionqualitative de la presse et un régimepropre, au travers des devoirs qui luiincombent, devoirs auxquels est subor-

94. J.-J. THONISSEN, La Constitution belge annotée, 2e éd., Bruxelles, Buylant-Christophe & Cie, 1876, p. 73.95. P. MARTENS, op. cit.; voy. égal., à ce sujet, J. MORANGE, «La protection de la réputation ou des droits d’autrui et la

liberté d’expression», in Mélanges en Hommage au Doyen Cohen-Jonathan, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 1247-1263.

96. J.-J. THONISSEN, op. cit., p. 82.97. Civ. Bruxelles (réf.), 2 avril 1999, J.L.M.B., 1999, p. 1072.98. Voy. J.-J. THONISSEN, op. cit., p. 86.99. P. MARTENS, op. cit., p. 346; K. LEMMENS, La presse et la protection juridique de l’individu, op. cit., p. 143.

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donnée la protection accrue que laCour lui reconnaît.

Ainsi, d’une manière générale, ledegré de protection de la liberté d’ex-pression croît en effet avec la perti-nence du discours pour une société dé-mocratique100.

La «presse» à laquelle correspondune protection d’intensité maximaledans le régime général de la libertéd’expression prévu par l’article 10 dela Convention européenne des droitsde l’homme, constitue cet exercice dela liberté d’expression qui se définit parle fait qu’il satisfasse à des obligationsen termes de contenu et de qualité infor-mative de ce contenu.

C’est ainsi qu’en contrepartie de laresponsabilité qui lui incombe de servirl’intérêt public et d’apporter une contri-bution au débat d’intérêt général enjouant son rôle indispensable de«chien de garde»101, un degré maxi-mal de protection est garanti à lapresse qui participe ainsi au débat po-litique102. Sur base de ce fondement, laCour européenne des droits del’homme estime donc que: «l’article10, § 2 de la Convention ne laisseguère de place pour des restrictions àla liberté d’expression dans le domainedu discours politique ou de questionsd’intérêt général»103.

La presse, telle qu’elle émane de lajurisprudence de la Cour, est en défini-tive définie par des responsabilités entermes de contenu ainsi que par des li-bertés accrues, destinées les unescomme les autres à servir cette fonctionde chien de garde qui est la sienne.

Concentrer dès lors la protectionconstitutionnelle accrue, et en particu-lier l’interdiction de censure, à la presseainsi définie, permettrait ainsi d’en pré-server la finalité tout en se réservant lesmoyens de désarmer les nombreux dis-cours illégitimement préjudiciables quel’accessibilité du nouveau média élec-tronique peut véhiculer. En se fondantsur cette hiérarchisation de l’intensitéde la protection des discours selon leurfonction d’information sur des sujetsd’intérêt général, ainsi que selon laqualité du processus éditorial qui pré-side à leur expression, le juge pourraitréserver la protection accrue que cons-titue le principe d’interdiction de la cen-sure à une presse ainsi définie. Ne bé-néficieraient de cette protection que lesdiscours publics écrits imprimés, audio-visuels ou électroniques, relatifs à detels sujets et manifestant une certainedémarche de rigueur de leur auteurquant à la réalité des faits qu’ils énon-cent (sans quoi, leur qualité informa-tionnelle fait défaut, rendant ces dis-cours inaptes à assumer ce rôle dechien de garde auquel est conditionnéela protection maximale réservée à lapresse).

Alternativement, les discours publicsne présentant pas ces qualités se ver-raient, quant à eux, protégés simple-ment par le régime de la liberté d’ex-pression et en conformité avec lajurisprudence de la Cour de Stras-bourg.

Un tel recentrage du degré de pro-tection de la liberté d’expression autourdu critère de la nature des discours etde leur qualité permettrait égalementde rationaliser le recours à l’article1382, de manière à éviter l’écueil de

100. Voy. K. LEMMENS, La presse et la protection juridique de l’individu, op. cit., p. 143.101. Cour eur. D.H., Observer et Guardian c. Royaume-Uni, arrêt du 26 novembre 1991, § 59.102. A. DEBET, op. cit., pt 16.103. Entre autres, Cour eur. D.H., Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, § 42; Cour eur. D.H., Castells c. Espagne,

arrêt du 23 avril 1992, § 43.

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l’imprévisibilité de l’ingérence fondéesur la responsabilité civile, dans ce nou-veau contexte caractérisé par une mé-connaissance par les usagers d’Internetdes règles qui devraient présider à leuractivité.

Comme précédemment évoqué, ledegré de protection de la liberté d’ex-pression, en ce compris la rigueur del’exigence de qualité de la loi pré-voyant l’ingérence, varie avec la naturepolitique du discours.

Ainsi, en l’absence de standards decomportement intériorisés par l’inter-naute, l’exigence de prévisibilité de l’in-gérence fondée sur la responsabilité ci-vile serait plus ou moins strictementmise en œuvre, selon la pertinence dudiscours pour le débat politique.

En effet, « lorsque les informationsfournies relèvent du plan personnel,les restrictions à la liberté d’expressionappellent une interprétation pluslarge»104.

Ainsi, face à un discours pourvud’une telle pertinence, les restrictions àla liberté d’expression doivent être in-terprétées restrictivement. Les critères

de la faute seraient dès lors mis enœuvre de manière très stricte, afin quel’ingérence ne soit pas viciée du défautd’imprévisibilité. Plus spécifiquement,l’absence de standards de comporte-ment applicables au cas d’espèce, etauxquels l’internaute aurait pu se réfé-rer afin de prévoir les conséquencespouvant découler de son activité, seraainsi susceptible de faire obstacle à lafaute. Tel serait le cas d’intervenants(blogueurs, titulaires de sites ou autresparticipants à des forums de discus-sion), qui, contrairement aux journalis-tes professionnels, sont dépourvusd’une quelconque éducation aux mé-dias, ne sont pas ou peu conscients deslimites à ne pas dépasser et n’ont pasété initiés à cette science de la propor-tionnalité qui permet d’équilibrer at-teinte à la vie privée et apport au débatdémocratique. En revanche, en pré-sence d’un discours dépourvu d’unetelle pertinence, les restrictions à la li-berté d’expression pouvant appelerune interprétation plus large, la respon-sabilité civile pourrait être mise enœuvre plus souplement, la faute pou-vant plus aisément être constituée, etpermettre de la sorte au juge d’accor-der les soins nécessaires à la préserva-tion de l’intérêt légitime concurrent.

104. Cour eur. D.H., Société Prisma Presse, déc. du 1er juillet 2003.