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LES CAHIERS DU JOURNALISME N O 7 – JUIN 2000 146 « Voilà pourquoi j’aime tant toutes les conversa- tions possibles, pour briser le cercle qui nous étouffe, parce que nous sommes tous bêtes humaines, solitaires et fous. Ensemble, il y a le miracle possible, une chimère particulière qui m’est précieuse car nous ne partageons que l’incommunicable unicité de notre solitude. Oh nos fraternelles existences ! » Lorette Nobécourt La Conversation La parole des gens anonymes, qu’on peut définir comme les individus qui parlent en leur nom propre, à l’inverse des porte-parole, des experts, des sages, ou de ceux que Morin appellent les “Olympiens”, les stars, qui « sont en constante représentation dans le monde » 1 , se fait de plus en plus entendre dans les médias, dans la presse, à la télévision 2 comme à la radio. Il serait légitime de se demander si la radio, en donnant la parole à ces anonymes, poursuit une “logique citoyenne”, pour élargir l’espace démocratique et favoriser la connaissance et la compréhension du monde. Car l’objectif de la radio, c’est avant tout d’atteindre un auditoire (même minime, et pas forcément pour des rai- sons commerciales), c’est pourquoi, avec une “logique d’audience”, elle met en forme la parole des anonymes par le biais de dispositifs dont l’objectif est d’intéresser les auditeurs. Vers quel pôle les émissions qui donnent la parole aux gens à la radio tendent-elles ? Vers la logique citoyenne ? Vers la logique d’audience ? Qu’est-ce que le traitement médiatique de la parole des anonymes nous apprend sur les médias eux-mêmes ? Le documentaire radiophonique : un genre marginal... plein d’avenir Christophe Deleu Producteur à France Culture Responsable d’un atelier sur le documentaire radio à L’ESJ-Lille Doctorant Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales Université de Lille II

Documentaire Radiophonique - Un Genre Plein d'Avenir

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Christophe Deleu2000la parole de gens anonime

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    Voilpourquoijaimetanttouteslesconversa-tionspossibles,pourbriserlecerclequinoustouffe,

    parcequenoussommestousbteshumaines,solitairesetfous.Ensemble,ilyalemiraclepossible,unechimreparticulirequimestprcieusecarnousnepartageonsquelincommunicableunicitdenotresolitude.Ohnos

    fraternellesexistences!LoretteNobcourtLa Conversation

    La parole des gens anonymes, quon peut dfinir comme les individus qui parlent en leur nom propre, linverse des porte-parole, des experts, des sages, ou de ceux que Morin appellent les Olympiens, les stars, qui sont en constante reprsentation dans le monde 1, se fait de plus en plus entendre dans les mdias, dans la presse, la tlvision2 comme la radio. Il serait lgitime de se demander si la radio, en donnant la parole ces anonymes, poursuit une logique citoyenne, pour largir lespace dmocratique et favoriser la connaissance et la comprhension du monde. Car lobjectif de la radio, cest avant tout datteindre un auditoire (mme minime, et pas forcment pour des rai-sons commerciales), cest pourquoi, avec une logique daudience, elle met en forme la parole des anonymes par le biais de dispositifs dont lobjectif est dintresser les auditeurs. Vers quel ple les missions qui donnent la parole aux gens la radio tendent-elles ? Vers la logique citoyenne ? Vers la logique daudience ? Quest-ce que le traitement mdiatique de la parole des anonymes nous apprend sur les mdias eux-mmes ?

    Le documentaire radiophonique : un genre marginal... plein davenir

    Christophe Deleu

    ProducteurFranceCultureResponsabledunateliersurledocumentaireradioLESJ-LilleDoctorantFacultdessciencesjuridiques,politiquesetsocialesUniversitdeLilleII

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    Le doCumentaire radiophonique : un genre marginaL... pLein davenir

    Les dispositifs radiophoniques doctroi de la parole aux anonymes sont nombreux, mais on peut les rassembler en dfinissant trois types de parole : 1. la parole forum (par le biais du tlphone, lauditeur pose des questions ou donne en direct son avis sur tel ou tel sujet) ; la parole divan (toujours grce au tlphone, lauditeur appelle un psychologue lantenne pour lui faire part dun problme) ; 3. la parole documentaire(sous la forme dune interview monte, le journaliste ou lanimateur donne la parole une personne racontant une exprience).

    Dans cet article, nous souhaitons uniquement tudier la parole docu-mentaire des anonymes, celle entendue dans les documentaires de radio. Notre hypothse est que le mdia radiophonique, par le biais de la parole documentaire, souhaite apporter des informations et enrichir le champ de la connaissance dans notre socit, en faisant partager les expriences des interviews un vaste public, puisque, dans ce type dmission, autrui nous apprend qui il est. Les propos que lon entend sont alors proches des rcits de vie collects par les sociologues et les ethnologues. Mais la radio nest ni la sociologie, ni lethnologie, elle poursuit dautres objectifs (intresser, sduire, distraire, captiver le public). Par consquent, dans la plupart des cas, elle considre que donner la parole aux gens sous la forme dinterviews ne suffit pas, et labore des dispositifs qui encadrent cette parole afin de matriser le contenu et le sens du programme. Il sagit alors de mesurer le traitement que la radio fait subir la parole des gens pour vrifier si la parole des gens demeure une source de connaissances et se situe dans une logique citoyenne.

    En tudiant le documentaire la radio, nous nignorons pas que le genre constitue une exception radiophonique. Ce type de parole est dif-fus par le service public et quelques radios associatives. La parole ainsi collecte exige en effet davantage de moyens que les missions utilisant le tlphone, elles sont moins rentables, par consquent lon regrettera mais lon ne stonnera pas de ne trouver aucune mission docu-mentaire sur les ondes des radios prives comme Europe1, qui se dfinit pourtant comme une talkradio, ou RTL. Outre le cot de ces missions, comment peut-on expliquer labsence de documentaires la radio ?

    On trouve principalement deux raisons : premirement, la radio est perue comme un mdia daccompagnement, on coute la radio en faisant autre chose, tandis que lcoute dun documentaire suppose, en gnral, que lon ne fasse que a. Pourtant deux types dcoute ont toujours exist : lune, distraite, lautre, attentive. Ds 1937, Arno Huth divise lauditoire en deux groupes : 1. lauditeur qui est fix sur ce quil veut entendre et qui davance fait son choix dans les programmes [...] Il nest lcoute que durant un temps limit, mais il suit lmission

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    attentivement et de faon concentre ; 2. lauditeur qui veut tout simple-ment entendre et tourne le bouton nimporte quelle heure. Pour lui, lmission radiophonique constitue plutt un accompagnement, parfois permanent, du travail, des heures de repas et de repos. Le plus souvent, il coute dune oreille distraite, berce par le bruit. 3 Il est vrai que la tlvision a remplac la radio comme mdia familial, par consquent, le premier type dcoute a eu tendance disparatre. Une rcente tude europenne montre que lie la mobilit, trs coute au travail ou en voiture, la radio cde le pas devant la tlvision lorsque les gens rentrent chez eux au moment du sacro-saint dbut de soire. 4

    Deuximement, la radio, ds sa cration, simpose comme le mdia du direct, du temps rel, soppose la presse et au cinma, dans la mesure o elle dit les choses dans linstant. Comme le remarque Paul Virilio, le cinma dactualit demeure paralys par de longs dlais ncessaires au montage et la prsentation de films. 5. linverse, la radio rend lvnement communicable ds linstant o il se produit. Pierre Schaeffer rsume cette rvolution en une formule : Le cinma peut dire Jy tais, la radio dit Jy suis. Lindicatif prsent est un mode qui lui appartient en propre. Schaeffer ajoute : Jirai jusqu dire que ce nest pas ce qui se passe qui nous intresse, mais le fait nu quil se passe en ce moment quelque chose. 6 Demble, la radio sim-pose comme le mdia qui met en direct, ou qui donne limpression de diffuser des missions en direct.

    Par consquent, le documentaire, fond sur des interviews montes, est un dispositif marginal dans le paysage radiophonique. Pourtant, dirrductibles professionnels les mettent en place. Daniel Mermet, par exemple, producteur France Inter, revendique la spcificit du mdia radiophonique de faon militante. la radio, terrain en friche , le documentaire est un genre dlaiss voire ignor des professionnels de la radio ( le reportage est le parent pauvre dun mdia lui-mme pau-vre )7, qui privilgient les missions en direct, en studio, les animateurs comme les journalistes, les premiers ayant, selon lui, pour objectif prin-cipal dassurer la promotion des invits, les seconds ayant privilgi la chronique et la lecture de papiers au dtriment du reportage : La radio est devenue le mdia des autres, o lon parle de livres, de cinma, etc. [] Jamais ce mdia na t aussi mal servi, mal aim quaujourdhui. On a soit de la radio de bavardages, soit de la radio lue. [] Dfrence la lecture, mais on na pas lide du son ! [] Cela dans un dsert sonore total, surtout hors de la vie. 8 Du papier peint sonore, un genre mineur pour les mineurs. [] La radio est un piano dont on nutilise quune seule touche. 9 Lautre figure de prou du documentaire, Yann Paranthon,

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    qui travaille surtout pour France Culture, regrette aussi que les gens nutilisent pas la bande comme un moyen dexpression, mais comme un support. La radio, ce nest pas a ! La radiophonie suppose quil y ait un retravail sur les lments, quil y ait une technique de mixage, de montage Cest assez long. 10

    Notre perspective danalyse des dispositifs tablis pour les docu-mentaires radio sera synchronique et non diachronique, les missions analyses ont, une exception prs, moins de 5 ans.11 La premire mission que nous avons choisi dtudier, L-bassijysuis, est diffuse sur France Inter, radio nationale et publique appartenant au rseau de Radio France, du lundi au vendredi, de 17 18 heures, et prsente par le producteur Daniel Mermet. Nous ne nous sommes intress quaux missions o lon entend la parole des anonymes, soit la trs grande majorit. Dans dautres missions, Mermet fait parfois appel des sp-cialistes (historiens, conomistes, crivains, etc.), mais ce phnomne reste une exception la rgle selon laquelle ceux qui sexpriment dans cette mission sont avant tout des anonymes.12

    Nous pouvons, de faon schmatique, distinguer deux genres dmission assez diffrents : dune part L-bassijysuis mission sociale, cest--dire marque par un fort engagement social, dans laquelle Mermet donne la parole des victimes dinjustice, les mange-baffes comme il les surnomme lui-mme ; dautre part L-bassijysuis mission pittores-que, caractrise par la volont de raconter lauditeur une histoire avec un sujet original, amusant, de manire colore et image, dans laquelle Mermet donne la parole des individus quil met en scne. Parfois, ces deux genres se mlangent au sein dune mme mission.

    Le deuxime type dmissions que nous avons tudi appartient au programme de France Culture, radio nationale et publique appartenant au rseau de Radio France, il sagit des Nuitsmagntiques et de lAtelierdecrationradiophonique (ACR). Nous avons choisi, tant elles se ressemblent, de rassembler ltude de contenu de ces deux missions.13 LesNuitsma-gntiques est une mission diffuse du lundi au vendredi, de 23 heures minuit.14 Il ny a pas de prsentateur fixe, chaque mission est produite par un producteur diffrent, et le producteur-coordonnateur, responsable de lmission, est Colette Fellous.15 LACR, Atelierdecrationradiopho-nique, est diffuse tous les dimanches sur France Culture, de 22h30 minuit. Comme pour les Nuitsmagntiques, il ny a pas de prsentateur fixe, chaque mission est produite par un producteur diffrent qui la prsente.16 Le producteur-cordonnateur, responsable de lmission, est Ren Farabet.17 Nous pouvons dfinir trois types de documentaires sur France Culture dans lesquels on entend la parole des gens anonymes :

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    1. le documentaire de type journalistique, caractris par lobservation dun phnomne politique, social, conomique, historique ou culturel ; 2. le documentaire de type intimiste, au cours duquel est analys tel ou tel aspect de la personnalit des individus, comme les motions ou les sentiments ; 3. le documentaire de type artistique o lon peroit une volont de raconter une histoire avec un style personnel, qui emprunte parfois des procds la littrature ou au cinma.18

    Enfin, le troisime type dmissions que nous avons retenu sont les Parcoursdefemmes, portraits de femmes immigres ou dorigine immigre conus par Marielle Lemarchand, diffuss en 1996 sur Canal Sambre, radio associative qui met dans le Nord de La France.19 Les documen-taires y sont diffuss de faon rgulire, du lundi au vendredi, de 18h10 18h30. Canal Sambre, cre en 1981 par la municipalit dAulnoye au moment de la libralisation des ondes, est conue au dpart comme un outil de la politique culturelle de la municipalit qui rpond au souci de crer un instrument qui soit vecteur de prise de parole des habitants .20 Depuis 1985, elle est dirige par Francine Auger, qui y a dvelopp le documentaire radiophonique.

    Pour tudier les documentaires, lon sattachera la notion de dis-positifmdiatique, cest--dire la faon dont les trois radios procdent pour donner la parole aux anonymes. La manire dont sont labors les dispositifs nous semble parlante, elle nous renseigne sur les objectifs des mdias. Cest en tudiant son dispositif que Pierre Bourdieu analyse le contenu dune mission de tlvision pour montrer les ingalits en matire de distribution de la parole.21 De la mme faon, Philippe Le-jeune tudie, dans le secteur de ldition, les dispositifs dcriture des livres-tmoignages, sarticulant autour de la notion de vcu, destins au grand public, au regard des stratgies des diteurs.22

    Pour chaque mission, nous avons procd, dune part, une analyse de contenu prenant en compte ltude du statut de celui qui donne la parole (le professionnel de la radio) et de celui qui on donne la parole (lanonyme) ; dautre part, lanalyse du projet de parole23 des pro-fessionnels de la radio (la faon dont ils se reprsentent leur travail de don de la parole, dont ils peroivent leur public) et des conditions de production de lmission. Les rsultats de cette tude se prsentent sous la forme dune tude compare des missions des trois radios, mettant en avant le statut de celui qui donne la parole, de celui qui on donne la parole et la perception de lauditeur.

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    Le statut de celui qui donne la parole

    Dans les documentaires que nous avons slectionns, le statut de celui qui donne la parole varie dun dispositif lautre, en fonction des objectifs des radios. Pour chaque mission, nous avons par consquent tudi quelle tait la position de celui qui donne la parole lintrieur du dispositif en fonction du type de message que souhaite diffuser chaque radio.

    Dans L-bassijysuis, sur France Inter, mission fortement person-nalise, celui qui donne la parole est la figure centrale du dispositif. Le temps de parole du producteur, Daniel Mermet, reprsente prs de 20% du temps de parole total de lmission. Ses interventions sont essentielle-ment des commentaires, livrs lantenne en sus du reportage diffus24, le ton de lmission, entre indignation et enchantement 25, reflte assez bien la personnalit de Daniel Mermet et sa reprsentation du mdia ra-diophonique. Les types de message que le producteur souhaite adresser aux auditeurs et le contenu de ses interventions lantenne ne font quun. En quelque sorte, le projet de parole est diffus lantenne.

    Le premier type de message que Daniel Mermet veut adresser aux auditeurs relve de lindignation : Daniel Mermet apparat dans le champ radiophonique comme un journaliste engag socialement, lintrieur comme lextrieur de la radio, son mission est dailleurs souvent perue comme un ple de rsistance.26 Il persiste un certain flou sur la dfinition exacte de son activit sociale, et si nous retenons la qualification de journaliste, cest quil se prsente lui-mme ainsi,27 et cest aussi limage quont de lui la plupart des acteurs du champ mdiatique.28 La ralit est plus complexe. Dun point de vue statutaire, Daniel Mermet nest pas proprement parler un journaliste car, dune part, il ne possde pas la carte de presse, et, dautre part, son mission, L-bassijysuis, nap-partient pas au secteur de linformation de France Inter, mais relve du secteur programmes ; aussi, du point de vue hirarchique par exemple, il ne dpend pas du directeur de linformation, mais du directeur des programmes. Son statut est donc, comme tous ceux qui sont responsa-bles dmissions France Inter, celui de producteur, comme France Culture. Daniel Mermet na pas non plus de formation de journaliste, ayant fait lcole normale darts appliqus de Paris et lcole nationale suprieure des Beaux-arts de Paris avant dtre dessinateur, et de monter une troupe de thtre. Pour toutes ces raisons et aussi pour son type de prsence lantenne, la rdaction de linformation de France Inter, les journalistes en titre dnoncent parfois sa subjectivit,29 son absence de

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    neutralit quil revendique dailleurs.30 Pourtant, en mme temps, Daniel Mermet, dans son mission, se comporte souvent comme un journaliste, donne entendre des documents plus objectifs, des preuves de savoir (extraits denqutes ou de rapports, darticles de presse, apportant des statistiques ou des prcisions sur le thme de lmission), et, mme si elles ne constituent pas le cur de lmission, ces preuves de savoir sont trs prsentes, surtout dans les missions de type social. Plus gnralement, Mermet livre des informations (parfois des chiffres) qui ont un rapport avec son sujet, renvoie des ouvrages.

    Dans les commentaires, notamment dans les missions de type so-cial, Mermet donne entendre sa subjectivit quant au sujet, et exprime souvent son engagement social lantenne : Ceserveurnesaitpasquelechauffeurroutier,cestlavenir,cestlavant-

    garde de la flexibilit, du drgul, de la modernit, de la fatalit, quil faut sadapterpourgagner.

    Moinscherquelegazole,voilcequevalentleschauffeursroutiers. Lengagement social se traduit aussi par une partialit dans la s-

    lection de ceux qui Mermet donne la parole. Ainsi, dans une mission sur la grve des chauffeurs-routiers, Mermet ne donne pas la parole aux entrepreneurs. lantenne, ce parti pris de donner la parole certains et pas dautres est explicitement annonc lauditeur : Toutestditencemomentsurleschauffeursroutiers:laspectsyndical

    deschoses, laspectpatronaldeschoses, laspectgouvernemental.Nous,onasimplementvoulurecueillirlespropos,lesmots,levcu,hieraprs-midi. Parfois, Mermet fait part de son engagement social avec ironie et

    humour : SrieuxcommeuntueurduCNPF.

    La perception du journalisme militant de Daniel Mermet implique la dnonciation permanente, en France comme ltranger, des injustices dont sont victimes les individus, voire la modification du rel : Les journalistes sont des gens qui doivent dire [] : si je suis l o a se passe, a ne se passera pas comme a. 31 Ses rfrences en matire de journalisme vont de Bruce Chatwin John Reed en passant par Albert Londres, dont la srie darticles sur la prison de Cayenne avait contribu sa fermeture, privilgient le grand reporter au journaliste de bureau ou dordinateur, qui reprsente pour lui le journalisme assis. 32 Dun point de vue politique, Daniel Mermet se situe gauche, se dfinissant comme ethniquement rouge ,33 proche du Parti communiste, sans en tre membre. Il est co-fondateur dAttac, lassociation prside par Ignacio Ramonet, directeur du Mondediplomatique, qui milite, entre autres

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    combats, pour la taxation des investissements boursiers, et participe aux runions des Amis de LHumanit. Une fois par mois, quelques journa-listes du Mondediplomatique viennent dailleurs prsenter le sommaire du mensuel dinformations : On [Daniel Mermet et son quipe] sest aperu, vers 1990, au dbut, quand on partait en reportage, que dans la documentation quon utilisait, il y avait beaucoup leMondediplomatique, parce que cest une rfrence. [] On sest aperu que leur regard, leur sensibilit tait proche de la mienne ; alors je suis un mec de gauche, je ne le cache pas. [] Et jai vu l des gens qui taient en interrogation, dabord qui taient en train de dcrire ltat de cette rvolution conser-vatrice, ce que Ramonet a appel ensuite la pense unique et ctait un regard qui mallait et que je pouvais faire passer. Mais ce nest en aucun cas la ligne politique de lmission. Il y a une connivence disons. 34 Daniel Mermet justifie souvent son enracinement gauche par ses ori-gines sociales modestes, la rencontre avec les immigrs de son quartier denfance, et certains vnements politiques majeurs comme la Guerre dAlgrie, avec notamment la violente rpression contre la manifestation parisienne du FLN du 17 octobre 1961, sa premire manifestation , la naissance de sa conscience de la justice sociale qui trouve des transferts sur dautres damns de la terre. 35

    Lengagement social de Daniel Mermet transforme ainsi L-bassijysuis, conue lorigine comme un carnet de voyages, en mission caractre politique ( Cest un regard politique sur le monde ),36 dont lobjectif est de livrer un message lauditeur en conformit avec les ides de son producteur. Parmi les rcents combats de Daniel Mermet, on peut citer la lutte contre le Front national, ou la dnonciation de lin-vasion de la Tchchnie. Le succs de lmission permet dans certains cas de mesurer la puissance du mdia radiophonique, par consquent lutilit sociale de lengagement de Daniel Mermet. Ainsi, en 1999, le producteur de L-bassijysuis, en voyage en Chine, donne la parole lune des rares rescaps dun goulag nord-coren, qui raconte au micro ses conditions de dtention, et aussi sa volont de se rendre en France pour tmoigner. Aussitt aprs la diffusion de lmission, Daniel Mermet reoit de nombreux coups de fil dauditeurs qui souhaitent aider la jeune femme en participant aux frais financiers de son voyage. Daniel Mermet leur demande de se mettre en contact avec lassociation France Liberts, qui rcupre 456 chques de cinquante francs. La rescape peut donc effectuer le voyage et venir en France, o Daniel Mermet organise une rencontre avec les 456 auditeurs qui ont financ son voyage.37 En 1998, Daniel Mermet donne la parole Hans Mnch, ancien mdecin nazi, qui, lantenne, qualifie les Tziganes de misrables minables.[...] Ils laissent

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    mourir les enfants de la manire la plus atroce []. Ils ont t liquids parce quon nest pas arrivs bout deux []. Ctait pratiquement la seule solution possible, envoyer au camp des Tziganes au gaz, oui, oui, pour que les plus jeunes puissent survivre. la suite de lmission, plusieurs associations se portent partie civile et assignent Hans Mnch devant le tribunal correctionnel de Paris.38

    Dans le second genre que nous avons dfini, les missions pittores-ques, le type de message dlivr lauditeur relve de lenchantement. Les interventions de Mermet dans le dispositif traduisent ici une volont de conter une histoire lauditeur, les sujets se font plus lgers. Comme exemples, on peut citer : Zoubire (une histoire damour dans un caf parisien quon vient de fermer), Les changistes , Le premier baiser , Les poupes gonflables , etc. Dans ces missions de type pittoresque, la volont de raconter une histoire est perceptible dans les propos de Mermet lantenne. Lhistoire,celledegensbienrels. LhistoiredeZoubireetLeslie,cesttoutunromandamourpathtique

    etpotique. Dans ce type dmissions o lobjectif est avant tout de raconter une

    histoire, Mermet donne un statut de personnage-hros aux interviews, distribue les rles comme sil crait un spectacle radiophonique : Zoubire,leprincekabyleetLeslie,labelleAmricaine,lesprotagonistes,

    deviennentshakespeariens. [Voici]lescommentairesautourdeceuxquisontlafoislesspectateurs

    etlesauteursdelhistoire. Comme dans les feuilletons, certains personnages reviennent dun

    L-bassijysuis lautre : [Lmission] commenceavecquelquundontvousvoussouvenezpeut-

    tre,MadameTata. Pour conter son histoire, Mermet utilise, dans ce type dmissions,

    certains procds de narration comme le suspense : QuiestZoubiredaprsvous?Cestpasfacilepourlinstant.Onaquand

    mmequelquesindices,maiscestlger. On sapproche deZoubire,mais petit petit.Nous prenons notre

    temps. Dans une mission sur une bote de nuit pour changistes, la repor-

    ter de Mermet, loin dadopter le ton neutre dune journaliste, semble jouer le rle dune ingnue courtise par les clients. Ici, il y a suspense dans la mesure ou lauditeur se demande alors comment la reporter va se comporter.

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    La reporter : Jesensunemain,voil. Homme : avousgnevraimentouavousdplaitpastrop? La reporter : Cest--direquemoi,l,jetravaille! Homme : Ben,moiaussi! La reporter : Non. Homme : Si,si! La reporter : Pasvous! Homme : Jetravaillepourmalibido! La reporter : Ah! [rire] La reporter : Jaimeraisquevousenleviezvotremain.

    Cette mission ne peut alors tre simplement dfinie comme une mission ethnographique sur les changistes, mais aussi comme un petit spectacle radiophonique, o la reporter se met elle-mme en scne. Dans une mission sur une campagne de recrutement, lauditeur peut enten-dre plusieurs fois un roulement de tambour qui introduit un lment de suspense (le candidat sera-t-il retenu ou non ?) et qui rappelle aussi les rituels du cirque. Le commentaire ironique de Mermet accentue le suspense de lmission : VousavezaimlesjeuxdAtlanta,vousallezadorerlaslectionpour

    C&A.Etnoubliezpas,volontaires,souriants,dynamiques!PourC&A,votrerussiteestcapitale. Dans les missions pittoresques, Daniel Mermet mlange parfois

    fiction et ralit et lon sloigne de la ralit quotidienne de L-bassijysuis de type social. Dans une mission sur un caf parisien, Mermet sous-entend mme que les hros principaux de lhistoire, quon nentend pas, nexistent peut-tre pas. Voil un flagrant dlit dinvention dune histoire et dun mythe. [...]

    LhistoiredeZoubireetLeslie,cesttoutunromandamourpotiqueetpathtique. [...] moins quOratio, lArgentin venant de Buenos Aires, quenousconnaissons,nesoitundecesinventeursdhistoirescommelesArgentins en sont [...]. Qui dautre quun Argentin peut inventer une his-toirecommecelle-l?Quimanipulequidanscettehistoire?Quiinventequidanscettehistoire?Bienmalinquilesaurajamaisetbienstupidequivoudraitallerjusquaubout. En rgle gnrale, Daniel Mermet sexprime davantage sur son

    engagement social, lindignation, que sur lautre aspect dominant de sa personnalit, la volont de raconter des histoires, lenchantement, comme si le second seffaait au profit du premier. Pourtant, Daniel Mermet a toujours racont des histoires, et cest dailleurs en rempla-ant un ami conteur France Culture quil fait son entre la radio.

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    Par la suite, il participe plusieurs missions, et en cre certaines, lon retiendra plus particulirement Tendreestlanuit et Lemalinplaisir, deux missions rotiques, et Chairdepoule, dont lobjectif est de faire peur aux auditeurs. Le Mermet conteur apparat aussi dans certains de ses livres. Dans le dernier, Carnetsderoutes, rcits dhistoires lies ses souvenirs dmissions, Daniel Mermet ne se contente pas de publier le contenu de certaines missions, mais dcrire, sous la forme dun journal de voyages, les impressions quil conserve de ses rencontres avec des pays ou des individus.

    Daniel Mermet personnalise toujours son mission en apportant un style ses commentaires. Ainsi, dans les missions sociales comme dans les missions pittoresques, Mermet sexprime avec deux styles fort diffrents, quil fait pourtant cohabiter, un style oral, caractris par des phrases courtes, un langage familier, une libert syntaxique, un ton hsitant, comme sil inventait au fur et mesure ce quil disait, et un style plus littraire, caractris par des expressions quon imagine crites lavance. Lalliance de ces deux styles donne un ton lmission.

    Exemples de phrases relevant du style oral : Onestallchoperdesparolesderoutiers. Sonpatronmenacedelefoutredehors.

    Exemples de phrases relevant dun style littraire, assez imag : Or nous apprenons que lchangisme est menac [...]. Et les Stakhanov du

    sommier,lesjoyeuxramoneurs,lesgourmandesdupoireau,lesallumeuses,leshahaneusesjusqulextinctiondesvieux,lesguerriresetlesguerriersseraientfatigus.

    Est-ce quil y a un syndicat des superflus ? Un parti des dchus, des inutiles? Dans certaines de ces missions, Daniel Mermet joue lui-mme un

    personnage, comme par exemple le rle dun auditeur indign par ses propres reportages. A contrario, dans certains L-bassijysuis, Mermet simplique titre personnel, utilise des lments de sa biographie pour raconter une mission. La rfrence un lment de son pass peut tre anecdotique, mais elle peut aussi renvoyer des souvenirs importants dans la vie du producteur, et rvler une part de son intimit. Par exem-ple, en introduction dune mission sur la rpression de la manifestation du FLN du 21 octobre 1961, Mermet raconte trs longuement comment il a vu un homme se faire assassiner par un policier. Comme si Mermet, cet instant, cessait dtre un professionnel de radio pour apporter un tmoignage rvlant son intimit.

    La voix de Daniel Mermet est aussi un lment fondamental du dispositif en raison de son omniprsence lantenne. Et si lui-mme en parle peu, nombreux font rfrence cette voix chaude et pntran-

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    te ,39 voix velcro qui accroche loreille , qui ondule et senflamme, chuchote et explose soudain dans un grand clat de rire gnreux Mermet, cest dabord cette belle tonalit chaude et grave, cet instinct de la gouaille lgre ,40 comme un instrument dont il se sert pour toucher lauditeur.

    Dans les documentaires de France Culture comme ceux diffuss dans les Nuitsmagntiques et dans lAtelierdecrationradiophonique, lauditeur nest pas fidlis par la prsence de celui qui donne la parole, comme dans L-bassijysuis, avec Daniel Mermet. Chaque mission est conue par des producteurs diffrents, et mme si certains dentre eux reviennent dans la grille de France Culture, lauditeur peine les reconnatre. Aussi, la fonction de celui qui donne la parole (le producteur) dpend de la per-sonnalit de celui qui produit et du type de documentaire quon coute. Autrement dit, mme si chaque mission est dirige par un responsable, Colette Fellous pour les NuitsMagntiques, Ren Farabet pour lAtelierdecrationradiophonique, qui choisissent les producteurs qui ils confient des missions, on ne les entend que dans leurs propres missions, et jamais dans les missions quils confient dautres producteurs, qui b-nficient donc dune grande autonomie. Le projet de parole nest donc pas audible lantenne, comme celui de Daniel Mermet dans L-bassijysuis. Il est alors plus difficile de trouver le type de message que souhaite dlivrer le dispositif. Aux Nuitsmagntiques comme lAtelier decrationradiophonique, les thmes traits sont varis, et leurs responsables se d-fendent davoir un projet de parole bien dfini, exprimant au contraire la volont de ne pas faire de lexplicatif et de laisser lauditeur une libert dinterprtation de luvre radiophonique. Il est donc ncessaire dtudier la position de celui qui donne la parole (le producteur), pour tenter de savoir quel type de message il souhaite dlivrer, ainsi que la personnalit des responsables de ces missions. Ici, celui qui donne la parole est appel producteur, statut particulier la radio, qui le dfinit comme un intermittent du spectacle et non comme un journaliste.

    Pour les Nuitsmagntiques, dans le premier type de documentaire que nous avons dfini, le documentaire de type journalistique, le statut du producteur se rapproche nanmoins de celui du journaliste. Il prsente lmission de faon neutre, ou engage, et pose des questions lies son thme aux interviews. Parmi ce genre dmission, on peut classer celles consacres au droit dasile, au travail, lexclusion, lhpital, etc. Par exemple, dans une Nuitmagntique consacre un phnomne social, les difficults financires dune usine textile, la productrice, Anice Clment, introduit son mission de faon journalistique, voque la disparition de la classe ouvrire, avec le souci de donner des images entendre :

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    RoubaixdansleNord.Rgionsinistreoletextileetlaminenesontplus que des vestiges. Pourtant, devant nous, la grande usine ronronne. lintrieur,quelquescentainesdhommesetdefemmes,derniersreprsen-tantsdelaclasseouvrirequonappelleaujourdhuidessalaris,nefontpas que fabriquer des fils et de la laine. Puis nous voil badgs, conduits jusquaulocalsyndicalpourrencontrerYolande,GiovannaetMartine.Long couloir impersonnel, affiches, petites annonces, et, comme si la lainire voulaitquandmmenousdonnerquelquechosedelle,parlaporteouvertedunatelier,cettevisiondnormestuyauxauplafondetdegrandspotscylindriquesdanslesquelslalainesemblesedversertouteseule,letoutsurunbruitdefondcontinu. Dans lmission, Anice Clment dcrit plusieurs fois lusine, dans des

    micros, squences enregistres en studio. Ses autres interventions sont des questions, de type journalistique, poses aux ouvrires de lusine : Cestunpeuvotredeuximemaison [lusine, la lainire] Yolande? Vous tes une fille du Nord, une fille de Roubaix ?

    Dans le deuxime genre de documentaire que nous avons dfini pour France Culture, le documentaire de type intimiste, le producteur intervient pour poser des questions trs personnelles aux interviews, comme le ferait un psychanalyste. Parmi ces missions, on peut classer celles consacres aux journaux intimes, au silence dans la conversation, aux seins, au ventre, aux hommes qui parlent de leurs mres, la fragilit, etc. Dans lmission consacre la force de la fragilit, le producteur annonce sa volont de valoriser la fragilit, prsente comme une qualit morale : Laforcedelafragilit,asonnecommedelaprovocation.Onassocieplus

    volontiersfragilitlemotfaiblesse.Pourtant,cesdeuxmotsnesontpasdutoutsynonymes,maisvoussavezbienquesivousosezvousmontrerfragile,vousrisquezdtretiquetfaible.Cestdommage,carosersemon-trerfragile,cesttreaccessibleethumain.[]Nousespronsquevousneserezplustentezdedire,attentionfragile,maisdeporteruneattentionparticulirelafragilit. Lobjectif des questions du producteur est daider les interviews

    se confier au micro et faire partager leur intimit aux auditeurs. Tunaspas le souvenirdavoirvu tamamanpleurer, tonprepleu-

    rer? Est-cequetucroisquunhommeapleure?

    Dans le troisime genre de documentaire que nous avons dfini, le documentaire de type artistique, la fonction du producteur est plus floue, et dpend du dispositif mis en place pour recueillir la parole. Dans la

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    mme mission, comme dans le documentaire de type journalistique, il peut poser des questions de faon neutre, comme dans le documentaire de type intimiste il peut conduire linterview se confier, mais son statut varie sans cesse. Lun des procds classiques, nanmoins trs labor, consiste tenter de mlanger documentaire et fiction. Cest lobjectif du producteur dune Nuitmagntique consacre aux dtectives, un mtier filer, produite par Michel Pomarde. Ainsi, lmission nest pas conue comme la succession de tmoignages de dtectives racontant leur mtier, comme on pourrait sy attendre, mais comme la mise en ondes dune enqute fictive, mene par un vrai dtective, et crite par le producteur. Ce dernier nintervient que pour introduire les chapitres de son histoire, quon peut rsumer comme la recherche dune femme qui sappelle P-nlope. Les interviews sont baptiss personnages, qui chappent au producteur comme les personnages de Queneau dans LevoldIcare: Jentameunnouveauchapitre.Monromanseprolonge.Aujourdhui,

    javancemasqupourmenerlenqute.Lenqute,cestdcouvrirquiestlautre, mon double. Jai choisi trois personnes pour filer la mtaphore dune muse.Sonnom?Pnlope.

    Cestpresquefait.CamilleetJean-Jacques,mesdeuxpersonnagesprin-cipaux,vontbienttbasculerdanslemiroir.Ilsvontessayerdchangerleurrle,essayerdeconfondrelecommanditaire.Jelessuispaspas.Pourlinstant,Pnlopemchappe.Ilmereste faire intervenir letroisimeprotagoniste de la filature. Dans le documentaire de type artistique comme dans le documen-

    taire de type intimiste (qui se confondent souvent), le producteur sen-gage souvent titre personnel dans lmission, en donnant entendre son lien avec le sujet ainsi que son point de vue. Et les liens entre le producteur et son sujet sont parfois troits. Ainsi, dans une NuitMa-gntique, Irne Brlowitch centre son mission sur lidentit et dcide dinterroger trois membres de sa famille, dont son pre, sur leur origine russe. Dans ce type dmissions, le producteur choisit de dire Je , et nest plus, loin de l, lintervieweur, plutt neutre, des documentaires de type journalistique. Le ton intimiste ne provient plus seulement des propos des interviews, mais aussi de linvestissement personnel de celui qui donne la parole.

    Le producteur choisit aussi parfois de ne pas intervenir dans lmission. Cest lune des caractristiques des documentaires de type artistique, mme si lon retrouve ce dispositif deffacement dans les deux autres genres. Ainsi, dans lAtelierdecrationradiophonique, Lulu, le producteur Yann Paranthon, nintervient pratiquement jamais, on ne lentend ni prsenter lmission, ni poser des questions, ni faire de

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    commentaires. Dans le documentaire de type artistique, celui qui donne la parole ne livre que peu dexplications lauditeur, qui peut tre d-contenanc, parfois drout dentendre des propos ou des sons quil ne peut identifier au premier abord.

    Qui sont ces producteurs qui donnent la parole France Culture ? Le terme producteur est trange puisquil na rien voir avec le pro-ducteur tel quon se le reprsente dans le champ cinmatographique (le producteur, cest celui qui trouve le financement pour un film). France Culture, il y a des producteurs-fixes qui dirigent une mission pour une dure dau moins un an, et les producteurs-tournants qui sont rmun-rs lmission. Lensemble des producteurs constitue un effectif total important : prs de 400 producteurs ont fait au moins une mission dans lanne 1993.41 Comment ceux qui donnent la parole, les producteurs, se reprsentent-ils leur statut et leur fonction ? Daprs Herv Glevarec, le travail radiophonique France Culture peut prendre diffrents sens, autour de trois ples de dfinition professionnelles, lart, la production intellectuelle, ou le journalisme ,42 ce qui se traduit par la constitution de trois formes de reprsentation du mtier de producteur, mi-che-min entre le travail dauteur et le journalisme ,43 dont lidentit sociale demeure pourtant floue.44 On retrouve surtout le producteur-intellectuel dans les missions en direct, dans lesquelles il interviewe un spcialiste, se comportant comme un mdiateur entre le dtenteur dun savoir et les auditeurs.45 Le producteur-journaliste uvre dans tous les genres dmissions. Il na pas la carte de presse, mais conoit ses missions avec les mthodes des journalistes (souci de lobjectivit, distance par rapport au sujet, volont de donner des informations), mme sil a souvent plus despace dantenne que les journalistes qui travaillent dans les rdac-tions.46 Enfin, le producteur-crateur travaille plutt dans les missions comme les Nuitsmagntiques ou lAtelierdecrationradiophonique, que nous avons tudies. Il se considre moins comme un mdiateur que comme un artiste dont la radio constitue le moyen dexpression. Contrairement au producteur-journaliste, le producteur artistique admet la subjectivit dans son travail, exprime ses doutes et ses angoisses quant llaboration de son projet : Au moment de lenregistrement, je ne savais plus me remettre dans ltat desprit dans lequel jtais quand jai conu cette ide dmission. 47

    Comment situer les producteurs responsables des missions que nous avons slectionnes ? Comment conoivent-ils leur mission ? Les Nuitsmagntiques ont t cres par Alain Veinstein en 1978, qui vient du champ intellectuel et artistique. Il est prsent comme professeur, romancier, pote, diteur, directeur de galeries, difficile tiqueter. Au

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    dpart, les Nuitsmagntiques sont conues par des producteurs qui sont tous des crivains. Colette Fellous, qui a repris lmission en 1990, vient aussi du champ intellectuel puisquelle est romancire. La radio relve pour elle de lart : La radio, cest lindit dun moment. Un autre temps qui se cre, ensemble. Je ne me lasse pas de cette magie. 48 Il est souvent demand aux producteurs de sinvestir dans lmission, au mme titre que lartiste dans une uvre. Une charge de ralisation affirme ainsi quune Nuitmagntique russie, cest une Nuit o lon sent pourquoi le producteur la faite. Il ne sagit pas de produire pour produire. 49 Quant Ren Farabet, crateur de lAtelierdecrationradiophonique, en 1969, il a dabord t comdien et enseignant.50 Il prsente lmission comme rvo-lutionnaire dans le paysage radiophonique, mettant galement laccent sur sa valeur artistique : Mai 68 avait ouvert des espaces de libert. lpoque, la rupture de lACR avec le paysage radiophonique tait plus nette que maintenant parce que la manire de faire de la radio navait rien voir avec ce quon fait aujourdhui. ce moment-l, lAtelier d-frichait, notamment dans le choix des sujets : faire une mission de deux heures cinquante sur William Burroughs, sur une confrence de Lacan ou sur lhomosexualit tait dtonnant. Dans la forme aussi, il y avait une rupture. Nous avions le dsir de sortir de ltouffoir de la Maison de la radio, daller puiser dans le monde extrieur, alors que beaucoup dmissions mme les documentaires taient enregistrs en studio. Lide tait daller sur le terrain pour y trouver de la matire, daller l o les gens vivent et pas seulement les faire venir dune manire artificielle dans des studios. 51 Lapproche artistique transparat aussi dans les exigences exprimes par Ren Farabet vis--vis des producteurs de son mission : Il ne sagit pas dune enqute journalistique, il ne doit pas y avoir de dbat ; il sagit de faire exister les gens, les choses. Il ne faut pas uniquement de la parole, il faut aussi de lambiance. Dans la forme, il est prfrable denregistrer quelquun dans son quotidien plutt que dans une interview pour capter un instant. 52

    Dans limaginaire collectif de France Culture, le producteur Yann Paranthon, qui travaille pour les NuitsMagntiques comme pour lAtelierdecrationradiophonique, tient une place primordiale, apparat comme une figure tutlaire pour de nombreux producteurs venus la radio aprs avoir cout ses missions, caractrises par un travail original et ambitieux sur le son. Signe de cette reconnaissance, il figure parmi les rares producteurs dont certaines missions ont t graves sur CD et commercialises, au mme titre quune uvre musicale, ce qui tonne quand on sait que le travail radiophonique est souvent dfini comme phmre.53 Il a obtenu plusieurs prix pour ses missions (dont le pres-

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    tigieux Prix Italia). Dabord marin, Yann Paranthon est entr Radio France, a fait du montage, puis est devenu ingnieur du son. Parallle-ment, il est devenu producteur. Par consquent, il exerce son mtier de producteur de faon solitaire, car il prend le son, effectue le montage et mixe lui-mme ses missions. Il est assez rare, Radio France, quune mme personne exerce toutes ces professions en raison du cloisonnement des diffrents corps de mtier (il est par exemple exceptionnel quun charg de ralisation produise une mission bien quil en ait toutes les comptences). En mme temps, lexprience de Yann Paranthon ne peut tre perue que comme atypique, car il travaille, comme producteur, en dehors des conditions de production habituelles. Bien que son activit principale consiste concevoir des missions de radio ( la retraite depuis plusieurs annes, il ne se consacre plus qu ses propres uvres), il ne produit que peu dmissions (une ou deux par an, dune dure dune deux heures), ce qui correspond davantage au rythme de travail dun cinaste qu celui dun producteur de radio, ntant soumis aucun impratif de diffusion (il propose son mission aux responsables de la radio quand il considre celle-ci comme acheve).

    En dpit de son caractre marginal, lexprience de Yann Paranthon nous permet de comprendre ce que sous-tend tout travail de don de la parole dans les documentaires de cration de France Culture. Il ne sagit pas ici de prtendre que tout producteur souhaite travailler ou concevoir des missions comme Yann Paranthon (certains napprcient dailleurs pas son travail), mais ltude de sa faon de produire des missions rvle, comme un gros plan, les motivations de la plupart des produc-teurs quand ils font des missions, plus prcisment quand ils donnent la parole. Il est par consquent intressant danalyser comment Yann Paranthon se reprsente son mtier. Il nvoque jamais le journalisme, ne se peroit pas comme intellectuel, et se rapproche davantage de lar-tiste, bien quil rfute cette dnomination. Il milite pour la spcificit du langage radiophonique, et dplore que la radio soit souvent utilise comme un simple support : En gnral, les gens partent dun crit, se lancent dans une dmarche un peu intellectuelle. la radio, on entend les gens sexprimer sur une bande magntique, mais ils ne se servent pas de la bande magntique comme matire. 54 La rfrence la matire sonore revient souvent dans les discours des gens de France Culture, plus prcisment ceux qui dfendent la valeur crative de ce mdia : Jai essay de dvelopper ce rapport : respecter la matire, cest ne pas la plier ce quon a envie de faire. En ce qui me concerne, il sagit dun dialogue avec le son, et cest toujours lui qui commande. 55

    Yann Paranthon voque souvent lexpression radiophonique ,

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    terme quil prfre celui de cration radiophonique, et dfinit une mission de radio comme une uvre , mme sil est conscient que la radio comme expression artistique nest pas reconnue, utilisant un vocabulaire, pour dcrire son mtier, proche de celui de lartiste, en par-ticulier de celui du peintre : Je ne trouve pas de meilleure comparaison aujourdhui quavec la peinture [lmission radiophonique est souvent prsente comme un tableau]. La radio est comme une composition sonore, comme autant de couleurs projetes ensemble. 56 Aussi, Yann Paranthon cite souvent Van Gogh en exemple (un producteur de radio prtend dailleurs que Van Gogh est un double virtuel de Yann ).57 Parfois, Yann Paranthon tablit des analogies entre son travail et ce-lui de lartisan comme le tailleur de pierre, do le surnom quon lui attribue : le sculpteur de sons . Yann Paranthon rencontre plutt des gens du peuple que des intellectuels comme interviews, les premiers ayant lavantage davoir des voix qui ont des gueules , sont porteuses, ont des couleurs , tandis que les seconds ont un parler trs structur, une logique de discours qui est dure attraper au montage . Au montage, il ne sagit pas simplement dcouter et de slectionner les enregistrements, mais de dterminer des niveaux de lecture dune histoire radiophonique qui dterminent la construction de lmission. Et, comme un artiste, Yann Paranthon affiche certains partis pris quon peut reconnatre dans son uvre. Citons comme exemples la volont de constituer des fragments plutt que de longues squences dinterviews, le refus dintgrer des lectures de textes ou des extraits musicaux, ou encore celle de ne pratiquement jamais conserver sa voix dans le montage final.

    Tous les producteurs de ces missions ne se considrent pas comme des artistes. Une productrice des Nuitsmagntiques affirme ainsi que lconomie de la radio ne permet pas de faire de lart. Je prfre parler dartisanat, de savoir-faire que je mets au service de la radio .58 Colette Fellous, Ren Farabet, Alain Veinstein, fondateurs ou responsables des missions dans lesquelles lon entend la parole des anonymes, peuvent tre dfinis comme des producteurs-crateurs en raison de leur travail radiophonique qui relvent de la cration artistique. Donner la parole, pour eux, nest pas une fin en soi, cet acte na de sens que sil sinscrit dans llaboration dune uvre radiophonique. Le type de message d-livr, le statut de celui qui donne la parole doivent correspondre cette exigence initiale dlaboration, lesprit de ces missions, marqu par la volont de faire une uvre, mais ils dpendent aussi de la personnalit de chaque producteur qui bnficie dune certaine marge de manuvre lintrieur du dispositif. On mesure ici la diffrence entre le dispositif

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    des documentaires de France Culture, o le producteur-tournant dcide du contenu de son mission et de son type dintervention lantenne, et le dispositif de Daniel Mermet qui, dans le produit final, ne laisse pratiquement pas la voix du reporter qui a enregistr les sons, et choisit dtre lui-mme omniprsent lantenne.

    Limage de la radio associative Canal Sambre est troitement lie celle de sa directrice, Francine Auger, quon peut dfinir comme une militante trs engage. Ne en Tunisie, devenue Franaise, dorigine juive, elle se dfinit comme dconnecte de sa culture dorigine ,59 ayant rencontr dans la Valle de la Sambre un peuple qui lui aussi avait perdu sa mmoire et auquel elle sest identifie. Outre ses nom-breux combats pour accrotre le budget de Canal Sambre,60 on peut citer, comme exemple, sa contribution au dveloppement de radios rurales au Mali.61

    Canal Sambre, mme si les documentaires sont diffuss chaque jour, lauditeur ne se familiarise pas avec un prsentateur fixe, comme dans L-bassijysuis. Cest celui qui a conu le documentaire qui parle lantenne. Aussi, le statut de celui qui donne la parole dans le dis-positif rappelle plutt le statut de celui qui donne la parole dans les documentaires de France Culture, mme si la simplicit du dispositif de Canal Sambre (uniquement fond sur linterview) ne lui laisse pas une grande marge de manuvre dans la mise en forme de lmission. Pour Parcoursdefemmes, conu par Marielle Lemarchand, chaque portrait est dcoup de faon identique : 1. prsentation par Marielle Lemarchand de linterviewe dont elle a dress le portrait ; 2. diffusion de linterview, fragmente en squences entre lesquelles sintercalent de courts extraits musicaux ; 3. conclusion de Marielle Lemarchand (dans certaines mis-sions uniquement). Dans sa prsentation, dont la dure varie dune deux minutes, Marielle Lemarchand annonce souvent le contenu de ce que lauditeur va entendre : Akaa30ans,elleestarrivedePolognesuivantjusquicisoncompagnon

    franaisquiaprsplusieursannesdtudesenPologneadcidderevenirenFrance.Lorsquelleestarrive,Akaneparlaitpasunmotdefranais.Elleaapprisdefaonempiriquesanspasserparleslivres,simplementauquotidien et au fil des ncessits qui lobligeaient se dbrouiller. Un jour, leretour?Ellenesaitpas,ellenypensepas.Demainestloinencore,ici,ellevitclandestinement,jouissantdelimpunitqueluidonnentsesyeuxclairsetsescheveuxblondspourvivrectdusystmecommeelledit,pascontrelui. Dans linterview, Marielle Lemarchand est trs discrte. On ne

    lentend que pour aider linterviewe sexprimer, prciser tel ou tel lment :

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    Tupeuxexpliquer? MaispourquoiilsavaienthontedtrePolonais?

    Enfin, dans ses conclusions, Marielle Lemarchand rsume le contenu de lmission, et tente dimaginer lavenir de linterviewe : Agniewskanaque26ansetdjleplusdurestfait,peut-tre.Ledpart

    estentrin,elleadplaclesmursquilagnaientetelleadjdmolilesobstacles.Aujourdhui, ici enFrance, il lui fautconstruireautrechose,sanstropregarderenarriremaissansoubliernonplus. Comment les dirigeants de la radio peroivent-ils leur travail de don

    de la parole ? Dune certaine faon, les portraits font parfois penser des entretiens de psychanalyse. Pourtant, vis--vis des interviews, Francine Auger se dfend dtre une psychanalyste : En psychanalyse, il y a un secret entre le mdecin et le patient. Dans mon cas, je rvle le secret une troisime personne, les auditeurs. Ce qui est dit par linterview est destin tre transmis un public. Cest cette troisime personne qui me motive faire le pas pour aller vers lautre. Je ne la fais pas parler pour quelle se soulage. Le psychanalyste ne sengage pas personnellement dans lentretien, moi si. 62

    Ce travail de don de la parole est-il peru comme un travail de jour-naliste ? Francine Auger soppose une telle perception de son travail : La position du journaliste est claire. Il ne se met pas en danger (sauf en cas de guerre). Quand Marielle Lemarchand fait Parcoursdefemmes, elle se met en danger psychologique, elle nest pas journaliste, ni moi quand je fais un travail sur la mmoire. On vient comme des tres humains. Le journaliste, lui, doit se prserver sil veut continuer. Pour Francine Auger, le type de dispositif choisi, le rcit une voix, prouve lui aussi que le travail de la radio nest pas dordre journalistique, car un travail de journaliste exigerait un croisement de tmoignages, ou une prsentation objective de la personne : Ce qui est important, cest la reprsentation que se fait la personne de sa vie. 63

    Par consquent, le choix du rcit une voix reflte cette volont de mettre en valeur lindividu, qui transparat dans le projet de parole : Chaque tre est dtenteur dune vrit et dune force : toute vie est essentielle. Elle procde dune logique fondamentale sous-entendue par la ncessit dexister et se faire reconnatre dans cette existence par ses proches et ses semblables. Nous devons alors valoriser la vie de tout tre humain surtout quand il na mme pas envisag de pouvoir accder cette reconnaissance. 64 Cest avec le travail de lartiste que Francine Auger compare le plus son exprience, comme celle de Marielle Lemar-chand. Le vocabulaire choisi pour voquer la relation entre lintervieweur et linterview renvoie davantage au domaine artistique quau champ

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    journalistique. Lintervieweur pose un regard sur les interviews, se place dans une qute , sinterroge sur ce qui fait vivre lautre , son secret , et ce que linterview dit sur linstant fait uvre. 65

    Quel message Canal Sambre, travers le dispositif de type docu-mentaire, souhaite-t-elle adresser ses auditeurs ? Le projet de parole a volu dans le temps. En effet, lcoute des programmes de Canal Sambre, et la lecture des documents internes qui prcisent ses objectifs, si donner la parole aux anonymes figure parmi les priorits, son octroi semble relever de deux logiques : la premire, quon pourrait dfinir comme une logique denregistrementde la mmoire ouvrire, tourne vers le pass, est caractrise par la volont de donner la parole au milieu ouvrier qui a longtemps t la population la plus importante de cette rgion ; la deuxime, quon pourrait dfinir comme une logique dedfense de la population stigmatise, ancre dans le prsent, est marque par le souhait de donner la parole ceux qui sont victimes de processus dexclusion, comme le racisme ou le chmage.

    Depuis 1981, Canal Sambre est associe au monde ouvrier, trs reprsent dans la Valle de la Sambre, zone gographique o met la radio. Canal Sambre a donc t tmoin du dveloppement de la crise conomique qui a touch le secteur industriel, et qui a conduit un grand nombre dindividus et de familles dans des situations de prcarit co-nomique. Par exemple, Aulnoye, sige de Canal Sambre, ancien fief de la mtallurgie comptant 9 000 habitants, le taux de chmage est de 30%.66 Cette situation conomique influence le projet ditorial de Canal Sambre dvelopp par Francine Auger : Cette population tait nie dans son identit, son histoire, sa ralit. Derrire le discours des mdias, des hommes politiques, jentendais autre chose dinavouable : Il faut mettre le couvercle sur cette histoire, quon nen parle plus. Ces gens ne mri-tent que de mourir puisquils ne savent pas voluer. Et toute la rgion culpabilisait dtre ouvrire, dtre au chmage. 67 Loctroi de la parole au milieu ouvrier, sous la forme de documentaires se ralise peu peu, avec la volont denregistrer la mmoire ouvrire pour sauvegarder le patrimoine : En arrivant ici, jai le sentiment davoir rencontr un peuple qui avait perdu sa mmoire. [] Pendant quatre ans, jai interview des gens. Ctait trs douloureux. [] La radio permettait de faire passer dans le collectif les histoires personnelles en patrimoine. Chacun pouvait reconnatre ce quil avait vcu et le partager. 68 Depuis plusieurs annes, Canal Sambre propose donc des missions, regroupes autour du thme Mmoire vivante. Comme exemples, on peut citer : Histoire dune rgion travers la vie dun homme, Albert Maton , compose de 120 entretiens de 10 minutes ; Le travail la Fabrique de fer de Maubeuge ,

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    Les ouvriers dUsinor , etc. Lobjectif de la radio, travers cette logique denregistrement de la mmoire, rvle les potentialits dun mdia qui contribue ainsi lutter contre la dsagrgation du lien social.

    Mais donner la parole au milieu ouvrier pour que ne soit pas oublie lhistoire des hommes dont le mtier va sans doute disparatre nest pas le seul objectif de la radio. Car, avec la crise conomique, le racisme se dveloppe dans toute la rgion, le Front national obtenant 26% des voix dans certaines lections. Francine Auger dplore ainsi que la population, qui connat des difficults conomiques, cherche des boucs missaires la dgradation de sa situation. Canal Sambre reoit mme des lettres dans lesquelles les auditeurs manifestent leur colre lgard de la population immigre : Vous donnez trop dmissions aux arabes. 69 cet instant, Francine Auger prend conscience que Canal Sambre ne doit pas unique-ment tre une radio qui enregistre la mmoire, mais aussi une radio qui prend la dfense des populations stigmatises, en premier chef les tran-gers, accuss, par exemple, de prendre le travail des ouvriers franais. Le projet de parole et la stratgie de Canal Sambre voluent : Canal Sambre a t fortement questionne par lexpression dune xnophobie croissante au sein de la population. Ce constat a gnr une rflexion interne qui a conduit lquipe orienter son travail sur la thmatique de laltrit et sur la mise en uvre dune culture de laltrit. 70 Francine Auger ajoute que dans le pass, les solidarits se sont organises dans un monde clos, pour se protger. On rejetait le monde de lextrieur. Je me suis dit : Je vais essayer de rendre visible la marge, ltranger, pour quon lentende, pour quon le comprenne. 71

    La srie Parcours de femmes, sur laquelle porte notre tude, sins-crit dans ces missions dont lobjectif est de dfendre les populations stigmatises. Le projet radiophonique de cette srie est le suivant : La rvlation de la profondeur et de lhumanit de ces parcours de femmes est le meilleur vecteur de la comprhension rciproque de populations dorigine et dhistoires diffrentes, lintgration de ces histoires singu-lires dans lhistoire gnrale, du particulier dans luniversel. 72 Dans la grille des programmes de Canal Sambre, dautres missions, en di-rect, sont consacres aux communauts trangres, en particulier la communaut algrienne, marocaine et berbre. Pour Francine Auger, la haine de la population trangre par une partie de la population ouvrire sexplique par labsence doutils intellectuels lui permettant dexpliquer la crise industrielle autrement que par la prsence dtrangers : La population qui est bout de souffle utilise lessentiel de son nergie sa survie financire et psychique. Lpret de cette qute dtruit toute possibilit de questionnement, de cration au-del du quotidien. Cette

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    population est une partie importante de notre public. Souvent, avec eux, nous avons limpression dtre dans la rptition nostalgique, la convi-vialit tide et rptitive. Une bonne part du public de Canal Sambre est travaille par ce dterminisme et saccroche ce mdia comme la seule bulle culturelle gratuite qui les sort de leur dedans []. Par ailleurs, on constate que la population est inaccessible aux sermons gnreux qui lui demandent une ouverture contre laquelle justement elle lutte pour se recrer un monde reconnaissable, une intriorit enfin protge. 73 La radio, anime dun principe de justice sociale ,74 participe ici la cration du lien social en apportant des connaissances sur les populations rejetes par le biais dun travail de visibilisation de la marge .75

    Dans la logique visant donner la parole aux ouvriers comme dans celle ayant comme objectif de donner la parole aux immigrs ou aux personnes dorigine immigre, le projet de parole semble conu en rac-tion un processus. Dans le premier cas, la radio souhaite lutter contre un processus de disparition de la mmoire, le refus se voir seffacer les histoires individuelles des ouvriers de cette rgion industrielle marque par la crise. Dans le deuxime cas, la radio a pour ambition de briser un processus de discrimination vis--vis de la population trangre.

    travers le dispositif-documentaire, le projet de parole, en termes de transmission de messages aux auditeurs, peut tre dcrit comme troitement dfini, en ce quil sappuie sur la volont de donner la parole aux anonymes, et volutif dans la mesure o les dirigeants de Canal Sambre tiennent compte des mutations sociales et conomiques de lentit gographique dans laquelle met la radio pour dterminer le contenu des documentaires. Parmi les projets tablis en avril 2000 figurent une vingtaine dmissions dont lobjectif est de dresser un tat des lieux de la ruralit dans la Valle de la Sambre en donnant la parole aux habitants.

    Le statut de celui qui on donne la parole

    Quel est le statut des anonymes dans les missions documentaires ? Comment les prsente-t-on ? Quapportent-ils au dispositif ? linverse des missions forum ou des missions divan, celui qui parle dans les missions de type documentaire ne prend pas linitiative de sexprimer. Cest le documentariste qui a choisi de lintgrer son mission. De faon schmatique, pour L-bassijysuis, nous avons dfini deux types dmission assez diffrents : dune part, L-bassijysuis marque par un fort engagement social, dautre part L-bas si jy suis pittoresque, comme un petit conte radiophonique. En fonction du type dmission

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    dans lequel on se trouve, lanonyme qui parle nest pas prsent de la mme faon. Dans les missions o Daniel Mermet sengage socialement, lanonyme qui parle prend le statut de victime, dun vnement, dune condition sociale, etc. Dans les missions plus pittoresques, lanonyme qui sexprime prend le statut de personnage-hros dune histoire.

    Dans les missions de type social, il est possible de montrer com-ment stablit la construction de linterview-victime. Comme exemples dmissions sociales, nous pouvons citer celle enregistre lors dun conflit routier et celle enregistre lors dune campagne de recrutement pour le magasin C&A. La plupart du temps, dans les missions de Daniel Mermet, le statut de victime est attribu doffice par lanimateur, ds le chapeau dintroduction o sont nonces les injustices dont sont victimes les interviews de lmission. Dans lmission sur les chauf-feurs-routiers, Mermet prsente plusieurs fois les routiers comme les victimes dun monde libral dans lequel les patrons les exploitent. Dans la deuxime mission, Mermet prsente les candidats au recrutement comme les victimes de la prcarit.

    Exemples pour les routiers : Moinscherquelegazole,voilcequevalentleschauffeursroutiers. Chauffeur-routier,ceboulotdeclebs.

    Exemple pour les candidats au recrutement : Franaises,Franais,vousfaitespartiedes12millionsdeFranaistom-

    bsdanslaprcarit;vousfaitespartiedes40000nouveauxchmeurs,enplusdes3850000existants,soit12,6%delapopulationactive;vousfaitespartiedes600000moinsde25ansinscritslANPE,dont70000delonguedure;vousfaitespartiedeces12%dejeunesdiplmsquisontauchmage,oubiendes33%denon-diplmsquisontauchmageaussi,ehbien,alors,C&Avousproposedesemplois. La volont de donner la parole aux anonymes aux gens de peu ,

    pour reprendre lexpression de Pierre Sansot quil invite souvent dans son mission peut tre perue comme lexpression du militantisme de Daniel Mermet. Il revendique dailleurs le don de la parole aux victimes : Vrai que nous avons un faible pour les faibles, vrai que nous sommes plus proches des jetables que des notables, vrai que nous prfrons la parole au discours. 76 On a souvent reproch L-bassijysuis son ct chrtien de gauche, pleurnichard, obsd par les victimes, cest pas compltement faux. 77 Il faut ici rappeler que lhistoire personnelle de Daniel Mermet influence de faon trs nette le dispositif mis en place, qui favorise le don de la parole aux victimes : Je suis retomb l-dedans plusieurs reprises [lhistoire personnelle], la banlieue, mon enfance, pas seulement pour moi, mais quand mme, cest des gens qui se sont

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    fait offenser, humilier 78 Pourtant, il y a des exceptions, et Daniel Mermet ouvre parfois son micro ses ennemis. Comme exemple, on peut citer la diffusion dun entretien, en 1997, entre Catherine Mgret, maire Front national de Vitrolles, et dun journaliste allemand du BerlinerZeitung, dans lequel elle voque lesprit colonialiste des immigrs et fait lloge du droit du sang. Lors dune srie sur la Guerre dAlgrie, Daniel Mermet donne la parole danciens militaires qui ont pratiqu la torture dans lancienne colonie franaise, et revendique ce parti pris comme la volont de piger la cohrence de chacun .79

    Dans les missions de type pittoresque, le dispositif slabore partir de la construction du personnage-hros. Comme exemple dmissions pittoresques, nous pouvons citer celle sur Zoubire, le pa-tron dun bar qui vient dtre ferm, et celle sur les changistes. Dans la premire, ceux qui sexpriment ont tous un lien avec Zoubire, tre fictif ou rel (nous ne connatrons pas la solution de cette nigme). Dans la seconde, ceux qui parlent sont tous membres dun club dchangistes. Dans la premire mission, tous les interviews sont prsents comme les hros dune histoire relle ou imaginaire. Dans la seconde, les in-terviews sont prsents comme membres dune contre aux murs particulires.

    Exemple pour lmission sur Zoubire : Zoubire,leprincekabyleetLeslie,labelleAmricaine,lesprotagonistes,

    deviennentshakespeariens. Exemple pour lmission sur les changistes :

    Noussommesneloublionspasentreautresdanscettemissioncequonpourraitappelerdessexplorateurs,etlessexplorateursquenoussommesvontsaventurerdevantvous,mesdamesetmessieurs,aupub,Vincen-nes. Dans les interviews, les anonymes racontent avant tout leur exprien-

    ce. La nature des interventions dpend troitement du type dmissions que nous avons dfini. Dans une mission de type social, lmission sur les chauffeurs-routiers en grve, lauditeur peut entendre de multiples tmoignages de routiers sur le conflit, leurs conditions de travail (les rmunrations, le nombre dheures de travail, les relations avec la hi-rarchie), les difficults familiales, les revendications de la grve : Ilnyaplusderelationshumaines.Leclimatsedgrade,toutsedgrade,

    commea.Etencore,jevousdis,jaivouluallerdanscertainsentreprises,olesgensnavaientpasledroitdeseparlerentreeux!Ctaitdiffrentdautresbotes!Alorsquandonenarrivel,moijedisunechose,mainte-nantladictatureellesepassedanslesentreprises,ellenestplusdanslarue,parrapportcertainspays.Cestpeut-trefortdeparlercommea,

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    maisCestdesmenacessansarrt,cestdesParexempleletypequifaitunpeudheures,silalemalheurdelouvrir,lemoisdaprsilfaitplusdheures.Commeonadessalairesrasdespquerettes,ben,legarsonlobligefermersagrandegueulecommediraitlautredanslestermesdumtier. Dans une mission de type pittoresque, la construction du person-

    nage-hros stablit par la place accorde un interview au sein de lmission. Le contenu des squences retenues, le temps allou, peuvent eux-seuls attribuer linterview le statut de hros, personnage qui marque la mmoire de lauditeur. Dans un autre procd de narration, la rptition, linterview devient un personnage-hros car lauditeur le retrouve plusieurs fois, choisi comme personnage principal. Dans lmission sur les changistes, par exemple, cest linterview Jacques qui est le personnage-hros de lhistoire. Hros idal, puisquil nous fait visiter le club dchangistes, rvle son intimit, participe, de faon amuse et ludique, au spectacle radiophonique mis en place par la re-porter en jouant le libertin qui tente de faire sortir lintervieweuse de son rle en la sduisant. Dans cette mission, quelques autres membres du club dchangistes apportent leurs tmoignages, de faon plus courte, sur leur pratique de lchangisme. Daniel Mermet leur attribue ainsi le statut de personnage secondaire.

    Dans le dispositif, le registre de lmotion tient une large place et contribue la ralisation du projet de parole de Daniel Mermet. Dans les missions sociales, le producteur veut rvolter ou mouvoir les audi-teurs. Ainsi, dans un portrait consacr Brigitte, une jeune chmeuse, Mermet diffuse de longs extraits o celle-ci parle de sa petite fille, du rle primordial quelle joue dans sa vie : Thierryetmoi,onnapasdavenir.Elleseuleena.

    Daniel Mermet semble conscient de lmotion que peut procurer un tmoignage sur les auditeurs. Il ne semble pas vouloir la rejeter, bien au contraire, il semble privilgier les interventions traduisant une certaine motion : [Mermet Brigitte, la jeune chmeuse]Est-cequevousralisezque

    voustesentraindetoucherunequantitdegensdanscepays?Est-cequevousvousrendezcomptequevousntespasseuls?Etqueceuxquivouscoutentsaperoiventquilsnesontpasseuls?Partout,partout,ilyadespetitesloupiotesquisallument.Jesuiscertaindea. [...] [Aux auditeurs] MerciBrigitteetThierry.Vousallezavoirenviedeleurcrire. Dans les missions pittoresques, Mermet veut aussi mouvoir, non

    plus pour rvolter, mais pour faire rire ou pleurer lauditeur. Dans certaines missions, on peroit de la nostalgie ou de la mlancolie. Par

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    exemple, dans lmission sur Zoubire, le patron du caf qui a t ferm, lauditeur peut tre mu par lissue tragique de lhistoire damour entre Zoubire et sa belle Amricaine . La parole des anonymes dans L-bassijysuis sinscrit donc dans deux types de rcit identifiables par lauditeur, le rcit social et le rcit pittoresque, utilisant le registre de lmotion, qui fonctionnent comme des codes de reconnaissance pour lauditeur.

    Dans les documentaires de France Culture, lon entend parfois les anonymes sexprimer. Mais la lecture des sommaires des missions, lcoute de la chane, nous conduisent penser que la trs grande majorit de ceux qui sy expriment sont issus du monde universitaire et culturel (spcialistes, artistes, etc.), les anonymes ne reprsentant quune part minoritaire de ceux qui parlent lantenne.80 Il ny a pas, comme France Inter avec L-bassijysuis, dmissions qui accueillent principalement les rcits dexprience danonymes. Pour Laure Adler, la directrice actuelle de France Culture, personne nest pourtant a priori exclu : Lantenne doit aussi souvrir la culture du bas, celle que Pierre Sansot appelle les gens de peu. [On remarquera la rfrence commune de Daniel Mermet et de Laure Adler] Des hommes et des femmes qui nont pas forcment de bagage intellectuel, ni mme de signe qui les distinguent du commun des mortels, mais qui peuvent nous faire entrevoir le monde autrement. a peut tre un marinier, un gardien de taureaux en Camargue, un peintre autodidacte dans le Nord ou bien une femme au foyer, tous peuvent avoir des choses nous dire sur leur propre histoire ou bien leur comprhension du monde. Tous sont potentiellement des veilleurs de sens. Seulement, personne ne va jamais leur rencontre. On ne les interdit pas de parole, on ne songe mme pas leur donner. 81

    Dans les documentaires de France Culture, il ne semble pas y avoir de rgles concernant la prsentation des interviews. Dans certaines missions, celui qui donne la parole prsente les interviews, dans dautres missions ce nest pas le cas. Dans le documentaire de type journalistique, le prsentateur prsente plus volontiers celui qui il donne la parole tandis que dans le documentaire de type artistique il a tendance ne donner aucun renseignement sur les interviews. Dans les documentaires de France Culture, dune dure gale ou suprieure une heure, lauditeur a gnralement le temps de se familiariser avec les interviews en raison du temps qui leur est accord lantenne. Ainsi, dans le documentaire consacr une usine textile en difficult conomique (de type journalistique), dune dure dune heure, lauditeur entend les tmoignages de trois ouvrires qui voquent leur perception de la vie professionnelle. Comme exemple, on peut citer Yolande, quon entend une dizaine de minutes au total, et qui revient plusieurs fois pour

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    voquer ses conditions de travail : Doncl,on fait le lycraet toutadessus,etcestdessallesoil fait

    vraimentunbruitincroyable,dailleurslesgensysontobligsdetravailleravecdescasquesettouta,parcequeypourraientpassupporter.Etlahauteurdesmachines,cest--direquelesgensysonttoujoursaveclesbrasenlairparcequeydoiventpasserlesmchesettoutaquoi.Donccestunpeuuntravailtrsfatigant.Trsfatigantetcebruitsansarrttoutelajourne,cestvraique,moi-mmequandjvaisdanscettesalleeuhbouhonavraimentunmaldecrnesiondoitrestertroplongtemps.Dailleursonestobligdallerparlerauxgensdanslessallesderepos.Ilestimpossibledeparlerauxgensdanslesmachines.Onnentendraitrienparcequecesttellementdubruitquecestvraiquecestincroyable. Dans le documentaire de type intimiste, ce sont les sentiments

    quon analyse. Ainsi, dans une mission consacre la fragilit, quatre intervenants se partagent les 90 minutes dmission. Comme exemple-type de tmoignages que lauditeur peut entendre, on peut citer celui de Pauline : Jailimpressionquedanslemondeprofessionnel,onnattendpasdes

    gensquils soient fragiles et quils soientnature,mais onattenddeuxquilsaillentdansunbutprcisquoiquilarrive,quittetoutsapersurleurpassage,maisquilsyarrivent,quittefairedumalauxautres,cenestvraimentpasleproblme.Alorsouionestgentilavecmoisijemontremafragilit,desractionspaternalistes,jenailapelle.Maiscestpasaquimefaitgagnermavie.Onnattendpasdequelquuna.Etcestprofessionnellement pas un atout. [] Mais je me fais avoir cause de a, parcequejailairdunegentillepetitenana!Bonquipeutfairedubonboulot,maiscestunegentillepetitenana,alorsonlapayemoinscherquelesautres,onestplusexigeant,onsepermetdelcraser.Onlengueulejamais,maisonlexploite,lagentillepetitenana. Enfin, dans les documentaires de type artistique, la nature des

    interventions des interviews varie dune mission lautre. Comme dans le documentaire de type journalistique, les interviews peuvent nous renseigner sur la ralit sociale (lmission Lulu diffuse dans le cadre de lACR), comme dans le documentaire de type intimiste les interviews peuvent nous faire partager leurs sentiments, mais tous ces propos sinscrivent dans une mission dont laspect formel revt une importance particulire, relevant de la cration artistique. Comme exemple de documentaire artistique, nous avons choisi danalyser Lulu de Yann Paranthon, qui tout en racontant, de faon ethnographique, la journe dune femme de mnage de Radio France, de son lever, 5 heures du matin, la fin de la journe, prsente une forme radiophonique trs

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    labore, au style trs personnel. Cette mission donne entendre Lulu, une femme de mnage, quelques-unes de ses collgues, de faon brve, et plusieurs sons, lis lactivit de ces femmes de mnage.

    Il nous faut prciser plusieurs spcificits de lmission car elle nous apparat comme trs construite, en raison deffets de montage : 1. lmis-sion adopte une forme particulire, elle suit la chronologie de lexistence de Lulu. Elle commence donc avec le lever de Lulu, qui annonce quil est 5 heures , et quelle prend ses cachets , et se termine avec la fin de son travail et lvocation de sa mise la retraite ; 2. la plupart des interventions sont courtes (parfois quelques secondes, rarement plus dune minute. Aussi, les interviews et les sons nous apparaissent-ils comme des fragments, ce qui donne un style et une tonalit lmission ; 3. parfois, plusieurs interviews sont mixes ensemble, et se superposent. Il peut sagir de diffrentes interviews de Lulu, ou dinterviews dautres personnes. Par exemple, lauditeur entend simultanment une voix-off lire un extrait de rglement intrieur concernant les femmes de mnage et Lulu, commentant ce rglement.

    Pour Lulu, Yann Paranthon voque ainsi trois niveaux de lecture : Lulu, cest lhistoire dune femme de mnage, cest aussi une histoire esthtique : les sons de la radio le matin. Cest aussi un monde rinvent entre tous ces gens de mnage immigrs, qui parlent de leur pays dori-gine. 82 Lon comprend mieux ainsi la construction de lmission dans laquelle alternent des paroles de Lulu, la femme de mnage, personnage principal de lmission, les tmoignages des personnages secondaires, et, enfin, les sons seuls, aussi importants que les voix , comme le bruit dune machine caf, le bruit des gobelets ou de laspirateur. Il ne sagit donc pas simplement de donner la parole, et de la restituer telle quelle, mais aussi de lintgrer une uvre qui se construit peu peu.

    Dans les documentaires de France Culture, la parole des anonymes sinscrit dans une uvre radiophonique trs labore, marque par la personnalit et le projet personnel de lauteur. Dans Parcoursdefemmes, diffuss sur Canal Sambre, toutes les interviewes sont prsentes par leur prnom et leur ge. Ensuite, la prsentation varie dun portrait lautre. Parfois, Marielle Lemarchand fait rfrence un lment du pass de linterviewe, parfois sa situation actuelle. Le dispositif, rcit une voix, accorde linterviewe une place privilgie puisquelle est seule dans lmission dune dure de 20 minutes, se place donc comme lhrone centrale du dispositif, son histoire tant mise en valeur ds le dbut de lmission travers la prsentation de Marielle Lemarchand. Toutes les interviewes sont ici des femmes immigres ou dorigine immigre, relatant des expriences lies leur origine :

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    LePolonais,ilrit,deuxminutesaprsilpleure. [silence] Etsoitonadeshauts,trstrshauts,oudesbas,trstrsbas.IlnyarienaumilieuetlesFranaissontentredeux. [silence]Jetrouve.NonjailimpressionquelesFranais,ilssaventpasrirecommelesPolonais,ilsontdeslimites,ilssarrtent,ilsvontpasjusquaubout.Danslatristesse,cestpareil.Danslajoie,danslatristesse.EtlesFranaisilsseretiennent,ilsmontrentpasleurssentimentscommelePolonais,ilvasouffrir,ilvaouvrirsoncur. [silence] IlyadeschosesquimechoquaientunpetitpeuaudbutjemesouvienspourallerchezlesFranais,lamaison,pascheztoutlemondemaisengnral,jegnralisel,ilfauttlphonertoujours,fautdeman-der,excusezmoiestcequejepeuxpassercheztoi?EnPolognetuaspasbesoindetlphoner,minuittusonnes,tuvaschezlui,ilvatouvrirsaporte,ilvateprparerduth,ilvasortirdesgteauxetsilenapasilvachercheraumagasinpourtaccueillirbien.Ilseratrstrscontentquetuviennes. Les sujets traits dans les portraits varient dune mission lautre,

    mme si certains dentre eux reviennent plus souvent (lvocation des coutumes, la religion, le comportement des parents par rapport au pays dorigine). Grce ces portraits, lauditeur peut apprendre dcouvrir la situation des femmes immigres ou dorigine immigre, les raisons pour lesquelles elles sont en France, la perception quelles ont de la France, de leur pays dorigine, leurs difficults, leurs attentes, la faon dont elles voient lavenir.

    La simplicit et la souplesse du dispositif font ressembler les inter-views aux rcits de vie utiliss en sociologie ou en ethnologie. Au regard de leur projet de parole, tourn vers lenregistrement de la mmoire et la diffusion de connaissances, quelles fonctions les dirigeants de Canal Sambre attribuent-ils aux documentaires diffuss ? Revendiquent-ils un caractre ethnologique, sociologique ou historique aux rcits mis en onde ? Francine Auger rfute le caractre sociologique, ethnologique et historique des documentaires, en sappuyant sur une double argumen-tation : dune part, lintervieweur neffectue pas de travail sociologique ou ethnologique pralable avant les entretiens (le travail de prparation est donc davantage peru comme une phase de casting reprer et slec-tionner les interviews intressants que comme le souci de fonder les documentaires sur des critres scientifiques83 (quand elle rencontre un interview, Francine Auger nous dit se poser deux questions simples : Qui es-tu, quest-ce qui te fait vivre ? ) ; dautre part, la spcificit radiophonique est mise en avant : les documentaires nauraient pas de caractre sociologique, ethnologique et historique, car, de faon schma-tique et tautologique, la radio, cest dabord la radio, du son, la faon

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    dont les gens parlent, un insaisissable quon ne peut pas dfinir, une vibration qumet un tre humain dont on ressent le souffle, et si lon faisait une retranscription des documentaires [ce que nous avons fait !], il y aurait moins de choses analyser que dans Lamisredumonde de Pierre Bourdieu. 84

    En mme temps, lambition des documentaires de Canal Sambre, perceptible dans la manire dont elle prsente ses programmes, attribue une certaine valeur aux documents enregistrs : Ce collectage constitue un patrimoine qui restera disponible chacun : historien, sociologue, eth-nologue, penseur, artiste, etc. .85 Faut-il dceler une contradiction dans les propos de Francine Auger ? Les documentaires ont-ils un caractre sociologique, ethnologique et historique ou non ? La contradiction nest quapparente, car Canal Sambre a bel et bien la volont de diffuser un savoir : les documentaires nont pas de rel caractre scientifique (lon cherchera en vain la reprsentativit des interviews), en mme temps leur objectif est de favoriser la connaissance mutuelle de diffrents types de population en les rendant audibles , les auditeurs pouvant se brancher sur lhumanit de linterview, ce qui runit les individus ; Ce qui mintresse, cest comment je casse ce qui mempche daller vers les autres, si linterview est audible, cest gagn .86 Ces documentaires, en apportant des connaissances sur la ralit sociale, ont davantage pour fonction de participer la cration du lien social, en faisant entendre la singularit de chaque individu, que dapporter des connaissances scientifiques prcises et objectives sur les anonymes.

    La perception de lauditeur

    Peut-on tablir une influence de lauditoire sur la nature des disposi-tifs mis en place dans les documentaires tudis ? Comment Daniel Mer-met se reprsente-t-il son auditoire ? On peroit, dans tous les discours sur les auditeurs du producteur de L-bassijysuis, comme un paradoxe : dune part, il rappelle souvent sa fiert de travailler dans une radio de service public, dont lobjectif nest pas a priori de privilgier laudience au dtriment des programmes, mais, dautre part, il revendique souvent la volont de toucher un large public. Ainsi, Daniel Mermet marque son attachement au service public en se flicitant que France Inter, radio de service public, ait laiss le temps lmission de sinstaller, alors quelle allait lencontre des habitudes du public : Il fallait convaincre quon avait le droit, parfois, de raconter des choses pouvantables, et que peut-tre les mnagres suivraient, quelles ne sen iraient pas. Et effective-ment, elles ne sont pas parties. [] Montrer des choses pouvantables

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    la radio nationale Pourquoi dmoraliser etc. 87 De la mme faon, il rappelle que son mission nest pas soumise aux attentes des auditeurs : On ne doit pas suivre les auditeurs, sinon cest du consumrisme. [] On nest pas oblig de faire de lcoute, ici. Cest a qui est formidable avec le service public. 95%, 97%, mme, des mdias sont astreints des rsultats, alins par le march publicitaire. []Nous, on a une libert formidable, on nest pas oblig de plaire tout de suite aux auditeurs. Il faut en profiter, cest magnifique. Des fois, les auditeurs suivent, des fois non [] Si on tait sur des histoires de marketing, alors l, les trois quarts des reportages nauraient jamais lieu : des trucs comme la guerre au sud Soudan. 88 Ou encore : Pour les radios commerciales, le but est clair : attraper les auditeurs par les oreilles pour les vendre des annonceurs. [] Radio France reprsente une ide citoyenne, une valeur civique et toujours perue par les auditeurs aujourdhui comme un Bien commun. 89

    Paralllement, Daniel Mermet met en avant sa volont de toucher un large public , son mission, bien quatypique dans le champ radio-phonique, nayant pas pour objectif dtre conue pour une lite : La radio comme moyen dexpression (cest--dire les sons assembls en un certain ordre) a t relgue des ghettos dateliers radiophoniques o des gens crent des belles uvres, mais qui nont videmment plus rien voir avec le grand public. [] Jessaie dexploiter la puissance de ce mdia pour un grand public. Certes, on pourrait se contenter de faire une distinction entre la volont davoir des auditeurs et celle de rechercher tout prix laudience, mais ce serait luder un peu facilement ce qui nous apparat comme le centre du dispositif de Daniel Mermet : une exigence radiophonique, mais qui doit tre au service dun large auditoire (lmission compte quand mme 650 000 auditeurs, ce qui constitue une assez forte audience, surtout quand on sait, quen 1999-2000, Mermet doit affronter la sempiternelle concurrence de RTL et de ses Grossesttes, plus forte audience radio de ces dernires annes, et celle, plus rcente, de Laurent Ruquier sur Europe1, qui, lanne davant ralisait la meilleure audience de France Inter). Par consquent, pas dexigence radiophonique sans public, pas de public sans exigence radiophonique, ce qui suppose la mise en place dun dispositif alliant les deux impratifs : Ce que je cherche faire, cest un mlange de savant et de populaire. La France souffre dune culture de la distinction. Promouvoir la culture du partage, la redistribution des connaissances, des savoirs, des connaissances, cest ce que jessaie de faire. Savant et populaire : deux mots pleins de risques. 90

    Lvolution du parcours professionnel de Daniel Mermet traduit

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    dailleurs cette volont de sadresser un large auditoire puisquil quitte trs vite France Culture pour entrer France Inter en 1977-78 : Je voulais rencontrer un large public, lambiance litiste petite-bourgeoise ne mintresse pas. 91 lantenne, la recherche de la proximit avec lauditeur est perceptible dans tous les commentaires de Daniel Mermet, notamment dans le dbut de lmission o sont diffuss des messages tlphoniques enregistrs sur le rpondeur de L-bassijysuis sur lesquels le producteur ragit souvent de faon humoristique.

    Lexigence (une certaine qualit dans le contenu des programmes) et la ncessit de toucher un minimum de public (France Inter est toujours dans le peloton des cinq radios les plus coutes avec RTL, Europe1, NRJ et France Info)92 sont aussi les proccupations de France Inter, il nest donc finalement pas tonnant que L-bassijysuis, outre son dispositif unique car fond sur le reportage, soit en adquation avec la stratgie de la premire radio de service public depuis maintenant 10 ans. La recherche entre exigence et audience nest pas toujours aise, lquilibre est parfois prcaire, et une mission peut tantt tre trop pointue (pour reprendre le vocabulaire des professionnels de la radio), par consquent de ne pas raliser assez daudience, tantt tre domine outrancirement par la volont de faire de laudience. Ainsi, au dbut de lanne 2000, le directeur de France Inter a-t-il choisi de faire appel, pour animer la tranche horaire 11h-12h45, Stphane Bern, qui prsente des missions de divertissement sur TF1, la chane de tlvision franaise prive qui ralise les plus fortes audiences. Larrive de Stphane Bern na pas t trs bien perue par le personnel de France Inter ( des pamphlets moqueurs saffichent sur les murs et des auditeurs en colre crivent des lettres furieuses ).93 Dans la stratgie de communication de France Inter, lmission de Daniel Mermet, comme souvent quand il est reproch France Inter de vouloir faire de laudience, a t cite comme contre-exemple et symbole de lexigence de la chane : Nous sommes France Inter, ce qui signifie : dmocratie, pluralisme, tolrance et libert. Le voisinage de Stphane Bern et de Daniel Mermet, deux hommes venus dhorizons diffrents, en est la preuve. Cest a, la beaut dInter .94

    Dans un champ radiophonique de plus en plus balis, dans lequel les dirigeants radiophoniques tentent de plus en plus de cibler leur auditoire, France Culture sadresse-t-elle un public dtermin ? La plupart de ses responsables ont toujours rpondu par la ngative en affirmant, dune part, comme pour anticiper les reproches, que lauditoire navait pas de profil sociologique type, qui serait par exemple compos duniversitaires ou de catgories sociales aises et ges, dautre part, que la recherche de laudience ntait pas une priorit pour cette radio de service public, avant tout exigeante quant la qualit de ses programmes. Cette re-

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    prsentation de lauditoire est-elle fidle la ralit ? Il nous faut poser une double interrogation pour comparer la reprsentation et la ralit de lauditoire :

    Premirement, France Culture chappe-t-elle au ciblage ? En partie oui. Ltude de lge des auditeurs rvle que 26% dentre eux ont moins de 35 ans, 25% ont entre 35 et 49 ans, par consquent France Culture nest pas uniquement coute par les personnes du troisime ge. En revanche, lanalyse de la formation scolaire des auditeurs montre que 64% dentre eux ont fait des tudes suprieures, et, mme si Jean-Marie Borzeix affirme quun auditeur sur cinq est un autodidact