DOIDY Eric_Cultiver l'Enracinement

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  • CULTIVER L'ENRACINEMENTRappropriations militantes de l'attachement chez les leveurs jurassiensEric Doidy

    De Boeck Suprieur | Politix

    2008/3 - n 83 pages 155 177

    ISSN 0295-2319

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-politix-2008-3-page-155.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Doidy Eric, Cultiver l'enracinement Rappropriations militantes de l'attachement chez les leveurs jurassiens, Politix, 2008/3 n 83 , p. 155-177. DOI : 10.3917/pox.083.0155--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • Volume 21 - n 83/2008, p. 155-177

    Cultiver lenracinementRappropriations militantes

    de lattachement chez les leveurs jurassiens

    Eric DOIDY*

    Rsum - Larticle sintresse la manire dont lengagement public des agriculteurs sappuie surdes conceptions diffrentes de ce quest un (bon) paysan . Prenant comme matriau privilgi lamanire dont les acteurs, en situation dentretien, font lhistoire de leur engagement militant, il mon-tre comment sont valorises des formes contrastes dengagement dans le proche. Ce dtour par lercit fournit alors de nouveaux lments pour comprendre la constitution de collectifs locaux et lestensions qui rgnent entre eux. Lhypothse que teste larticle la lumire dune enqute de terrainmene dans le Jura contemporain, est quune des contraintes qui sexerce sur la mise en valeur datta-chements est lie lexistence dun cadre dominant ractionnaire, fantme dont les acteurs tententde prvenir la venue. Comment les acteurs qui entendent faire valoir la figure du paysan cultivent-ils leur enracinement ?

    * Je remercie Franois Purseigle pour les rflexions que nous avons eues et qui sont lorigine de cet arti-cle, ainsi que les diffrentes personnes qui ont contribu ses versions successives (notamment Domini-que Jacques-Jouvenot et les relecteurs du comit de la revue).

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  • Cultiver lenracinement

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    On sent par moment quils sont dconnects, ils sont pas dedans. [] unerunion publique un jour [un membre de la Chambre dAgriculture] avait prisla parole, et [un agriculteur dans lassistance] linterpelle en lui disant ben vousvidemment, vous vous tes pas agriculteur, vous parlez, cest facile de pondredes trucs comme a [] quand on nest pas agriculteur. Et [le reprsentant dela Chambre] il dit mais, si je suis agriculteur, je vais traire mes vaches en sortantdici et tout a. Ah l, jtais morte de rire ! [] ils parlent comme des bou-quins, comme des technocrates, tout le temps en runion [] ils ont mme plusles mains Regardez leurs mains ! (une agricultrice jurassienne, propos desresponsables professionnels)

    a souvent dcrit comme la fin de la France paysanne leschangements qui ont affect lagriculture dans la deuximemoiti du

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    . Un appareil sest mis en place pour diffu-ser le progrs dans les campagnes et promouvoir de nouveaux modlesprofessionnels qui prennent le contrepoint de la figure du paysan (ren-voyant dans le sens commun une forme de retard : irrationalit conomique,attachement domestique, conservatisme politique, etc.). Cette modernisation a nanmoins suscit de nombreuses critiques (notamment la suite de gran-des crises sanitaires), y compris chez les agriculteurs tant elle modifie leur rap-port lactivit : les critiques des agriculteurs pointent le dtachement, nonseulement de lagriculture productiviste (qui a besoin de labels certifis poursattacher et de traabilit pour susciter la confiance

    2

    ) mais aussi de lappareilprofessionnel, li au syndicalisme majoritaire (peru comme une machinebureaucratique, au sein de laquelle des reprsentants professionnels font car-rire

    3

    ).

    Cette double critique du dtachement saccompagne dun rinvestissementde la figure du paysan dans un contexte, pour les mouvements sociaux, derecherche de nouveaux rfrentiels normatifs

    4

    . Les organisations syndicales quise crent au tournant des annes 1990 en opposition la FNSEA entendentdfendre une agriculture paysanne (Confdration paysanne fonde en1987) ou un bon sens paysan (voir le Serment de lAgriculteur de laCoordination rurale, cre en 1992

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    ). Le rseau international

    Va Campesina

    1. Cf. par exemple, dans des perspectives diffrentes, Gervais (M.), Jollivet (M.), Tavernier (Y.),

    La fin de laFrance paysanne. De 1914 nos jours

    , t. IV de Duby (G.), Wallon (A.), dir.,

    Histoire de la France rurale

    ,Paris, Seuil, 1978 ; Mendras (H.),

    La fin des paysans

    , Paris, SEDEIS-Futuribles, 1967.2. Sur la traabilit, cf. Torny (D.), La traabilit comme mode de gouvernement des hommes et deschoses ,

    Politix

    , 44, 1998.3. Maresca (S.),

    Les dirigeants paysans

    , Paris, Minuit, 1983.4. Boltanski (L.), Chiapello (.),

    Le nouvel esprit du capitalisme

    , Paris, Gallimard, 1999, p. 433-435.5. Au nom de tous nos anctres paysans qui, de sicle en sicle, ont bti nos pays et faonn leurs paysa-ges, je mengage sur lhonneur cultiver en bon pre de famille... (mis en ligne le 15 janvier 2007 sur lesite www.coordinationrurale.fr).

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    est cr en 19936 et le Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre (MST) auBrsil devient une rfrence centrale dans le monde militant7. De nombreuxessais remettent en valeur la figure du paysan contre celle de lentrepreneuragricole de lagro-business8 . Elle y charrie un ensemble de reprsentationshtrognes mlant respect de la nature, attachement un territoire local ou des produits locaux, agriculture familiale, routines, savoirs ou gestes transmispar les proches, etc. : tout un ensemble de choses qui renvoient un engage-ment dans le monde en familiarit9.

    Le lexique de lenracinement et du dracinement offre alors un leviercritique qui entend dcrire comment change ce rapport au monde10. P. Bour-dieu et A. Sayad ont montr comment, avec la colonisation, les paysans alg-riens se sont vus imposer une standardisation de leur rapport aux choses, autemps, lespace ou encore leur activit mme11. tre un vrai paysan, accompli , authentique ou encore empaysann , cest pour eux treattach un monde familier : des lieux, des proches, des btes auxquelles on saitparler, etc. En sintressant au plus intime (notamment lhabitat) Bourdieu etSayad ont retrac la perte de ce monde familier, le dsarroi dun paysan dpaysann , gar dans un monde anonyme et abstrait. Pourtant lusage dela mtaphore du dracinement en sociologie nest pas sans poser problme :le paradigme du dracinement oppose la socit prsente un avantdiffrent qui sapparente davantage une reconstruction idalise12. Sa reprisedans la sociologique critique semble alors prisonnire dune reconstruction aposteriori opre par des informateurs sous lemprise dune nostalgie, parti-culirement dangereuse tant lemploi de la mtaphore des racines tendimplicitement naturaliser des formes culturelles13. Cest en effet notammentsur une telle imagerie de lenracinement que se constitue une politique rac-tionnaire ayant donn sa pleine mesure avec le gouvernement de Vichy14. La lit-

    6. Desmarais (A. A.), The Power of Peasants : Reflections on the Meanings of the Va Campesina , Jour-nal of Rural Studies, 24 (2), 2008.7. Bleil (S.), Avoir un visage pour exister publiquement. Laction collective des Sans-terre au Brsil ,Rseaux, 129-130, 2005.8. Cf. par exemple Luneau (G.), Les nouveaux paysans, Monaco, ditions du Rocher, 1997 et Prez-Vito-ria (S.), Les paysans sont de retour, Arles, Actes Sud, 2005.9. Thvenot (L.), Laction au pluriel. Sociologie des rgimes dengagement, Paris, La Dcouverte, 2006.10. La philosophe Simone Weil dcrit ainsi la maladie du dracinement comme une forme de domina-tion des classes populaires (ouvriers comme paysans) qui nont plus prise sur le monde : Weil (S.), Lenra-cinement. Prlude une dclaration des devoirs envers ltre humain, Paris, Gallimard, 1949.11. Bourdieu (P.), Sayad (A.), Le dracinement. La crise de lagriculture traditionnelle en Algrie, Paris,Minuit, 1964.12. Colonna (F.), Savants paysans. lments dhistoire sociale sur lAlgrie rurale, Alger, Office des publica-tions universitaires dAlger, 1987, p. 72-75.13. Silverstein (P. A.), De lenracinement et du dracinement. Habitus, domesticit et nostalgie structu-relle kabyles , Actes de la recherche en sciences sociales, 150, 2003.14. Boussard (I.), Vichy et la Corporation paysanne, Paris, Presses de la FNSP, 1980.

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    trature critique de la modernit ou de lidal du Progrs y exalte le vraipaysan () lhomme du pays, li au sol qui lui donne vie qui nexploite pasla terre [mais] la sert15 . Toute rappropriation du lexique de lenracinementou valorisation de la figure du paysan parat ds lors dlicate, car avec elleviennent les soupons d agrarisme ou de fondamentalisme agraire16 .

    Plutt que de reprendre notre compte ces catgories (en opposant parexemple les paysans ou les enracins ceux qui ne le seraient pas) nousabordons ici cette question en la considrant comme un problme pratique quise pose aux acteurs entendant porter une critique : comment rinvestir la figuredu paysan , et faire de lengagement dans le proche un bien, sans faire venirun cadre dominant17 ractionnaire ? Le discours ractionnaire nest pas laseule voie possible pour une monte en politique dengagements dans le pro-che, mais il soffre facilement : lagrarisme ou le fondamentalisme agraire sont alors des reprsentations prsentes comme des fantmes ou des cueilspossibles chez les militants qui entendent faire valoir des formes dattachement.La manire dont les acteurs rsolvent ce problme pratique fait lobjet du pr-sent article : comment cultivent-ils18 leur enracinement ?

    Nous avons conduit en Franche-Comt, dans le dpartement du Jura, unesrie dentretiens semi-directifs avec des adhrents et responsables dorganisa-tions professionnelles, notamment syndicales19. La situation dentretien avecdes militants invits retracer leur parcours peut se comprendre comme unesituation de mise en rcit dans laquelle les acteurs se racontent lenquteur,cest--dire lui racontent une histoire sur eux-mmes : une histoire vridique,qui se tient et dans laquelle ils se reconnaissent20. Examiner ces mises en rcitopres dans la situation dentretien (dont le caractre trouble favorise tantt la

    15. Thiesse (A.-M.), crire la France. Le mouvement littraire rgionaliste de langue franaise entre la Bellepoque et la Libration, Paris, PUF, 1991, p. 271.16. Cornu (P.), Mayau (J.-L.), dir., Au nom de la terre. Agrarisme et agrariens en France en et Europe duXIXe sicle nos jours, Paris, La boutique de lHistoire ditions, 2007 cf. notamment les contributions deJ.-P. Martin ( Entre refus et acceptation de lagrarisme. Les gauches paysannes en France depuis 1945 ) etF. Purseigle ( Visages dune jeunesse no-agrarienne ).17. Snow (D.), Benford (R.), Ideology, Frame Resonance and Participant Mobilization , InternationalSocial Movement Research, 1, 1988.18. Bell (M.), Farming for Us All. Practical Agriculture and the Cultivation of Sustainability, College Station,Pennsylvania State University, 2004.19. Bien que les syndicats existent au plan national, cest partir denjeux locaux que se comprennent lemieux les mobilisations contre lagriculture du dtachement (Kloppenburg (J.), Social Theory and theDe/Reconstruction of Agricultural Science. Local Knowledge for an Alternative Agriculture , Rural Socio-logy, 56 (4), 1991). Le choix de la Franche-Comt rpond principalement deux raisons : dune part, lecaractre particulier de la production et des manires dexercer le mtier dagriculteur ou dleveur ;dautre part les luttes intenses qui y ont eu lieu, des formes de politisation dont elles ont fait lobjet, quimarquent encore aujourdhui les acteurs dans leurs prises de position.20. Le militant comme homme capable est ici apprhend travers cette identit narrative voir en cesens les pistes ouvertes par le travail de Paul Ricur : Ricur (P.), Parcours de la reconnaissance, Paris, Gal-limard, 2005, p. 163.

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    parole publique, tantt la confidence) permet de rendre compte des capacitsdes individus affirmer un discours public21, mais aussi de saisir les composi-tions entre ces moments dengagement public et les moments dengagementdans le proche. Nous avons alors port notre attention sur la manire dont lespersonnes interroges mettent en intrigue lhistoire de leur engagementmilitant : comment elles se sont trouves concernes, quels protagonistes ellesfont intervenir, quelle chronologie elles tablissent, ce quelles prsentent dansleur parcours comme des formes de continuit ou au contraire de bifurcationssuite une srie de dconvenues. Les mises en rcit recueillies font apparatredes portraits diffrents du bon paysan (quand ils parlent du paysan , lesacteurs ne sous-entendent pas la mme chose, ne font pas rfrence aux mmesengagements dans le proche) qui mnent des formes assez contrastes denga-gement public : ces manires pour les acteurs de donner voir qui ils sont ,de relever des ressemblances avec dautres ou doprer des distinctions, ne sontpas indpendantes dun horizon politique22. Cest cette venue au politique,depuis diffrentes manires de sattacher, que nous entendons dcrire ici. Nousfaisons lhypothse que lun des lments qui la contraint est limpratifdchapper au biais ractionnaire.

    Nous commencerons cette tude par un pisode qui illustre, dans le contextelocal, ce problme pratique. Nous retracerons ainsi la manire dont la mobilisa-tion des leveurs jurassiens des annes 1970 sest retrouve habille dun cadreractionnaire dans les annes 1980, comment cette rcupration savreproblmatique pour les acteurs et comment elle continue, de diverses manires,de peser sur leurs engagements. Nous examinerons ensuite les trois principalesmises en intrigue dveloppes par les acteurs au cours des entretiens, o ceux-ciexplicitent des motifs de leur engagement militant et rendent partageable parautrui leur exprience singulire23. Dans chaque entretien, les acteurs construi-sent un agencement relativement stable entre lintime (une rponse linterro-gation sur ce que signifie tre paysan ? ) et le public (la construction dunargumentaire critique, linvestissement dans une activit militante). Chacun deces rcits dcrit une proposition dengagement cohrente et partageable,quon appellera topique24 . Ces topiques reprsentent des voies diffrentespar lesquelles les acteurs oprent une monte en gnralit pour asseoir unecritique publique, tout en conservant la possibilit dun repli, pour prvenir le

    21. Eliasoph (N.), Publics fragiles. Une ethnographie de la citoyennet dans la vie associative , inCefa (D.), Pasquier (D.), dir., Les sens du public, Paris, PUF, 2003, p. 231.22. Abel (O.), Lthique interrogative. Hermneutique et problmatologie de notre condition langagire, Paris,PUF, 2000.23. Pour mieux illustrer notre propos, nous nous appuyons ici surtout sur les rcits dacteurs dont leparcours biographique (ge, tudes, hritages familiaux, etc.) et le niveau dimplication militante sontcomparables. 24. Boltanski (L.), La souffrance distance. Morale humanitaire, mdias et politique, Paris, Gallimard, 2007[1re d. 1993], p. 109.

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    glissement vers une politisation juge excessive ou malvenue (notamment auvu des rcuprations ractionnaires qui ont dj prvalu localement25).

    Ce dtour par lexamen de la manire dont les acteurs mettent en rcit lhis-toire de leur engagement militant nous permet alors de jeter un nouvel clai-rage sur ladhsion des personnes aux collectifs. Alors que le sens commun atendance expliquer ladhsion syndicale des agriculteurs selon un argumentidologique (les paysans de gauche adhrant a Confdration paysanne,les paysans de droite la Coordination rurale) lattention aux topiques nouspermet, plus profondment, de comprendre comment des collectifs accueillentplus favorablement tel ou tel devenir individuel. Pourquoi, par exemple, telleou telle attitude qualifie de protestataire est-elle plus durablementaccueillie dans certains groupes que dautres26 ? Le dtour par les topiquesentend jeter un clairage sur ce qui lie les membres de chaque collectif (notam-ment les schmes cognitifs et interprtatifs quils partagent) et contraint leuraction (on ne milite pas de la mme manire la Confdration paysanne et laCoordination rurale) : en ce sens, elles permettent de comprendre ce qui fait, certains moments de leur histoire, le style de chaque groupe27.

    La politisation dune mobilisation dleveurs

    La Franche-Comt est une rgion dlevage, connue pour un fromage (bn-ficiant dune AOC), le comt, dont la fabrication ncessite la mise en commundu lait de diffrents producteurs dans les fruitires . Dans ces structures coo-pratives, qui supposent change et partage de la production, se sont histori-quement dvelopps des liens troits entre les leveurs, tenus une attentionparticulire au travail dautrui28 et une solidarit ancre dans lactivit quoti-dienne. Ces liens de proximit entre leveurs saccompagnent de formes localesde savoir-faire pour la slection de la vache qui produit le lait comt, lamontbliarde. En Franche-Comt, les mots dordre lis la modernisation ,qui vont dans le sens dune standardisation des pratiques au nom dune ratio-

    25. Cet vitement de la politique que nous dcrivons dans les mises en rcit des acteurs, nest alors ni lesigne dune passivit ni indpendant dun horizon politique. Cf. Eliasoph (N.), Avoiding Politics. HowAmericans Produce Apathy In Everyday Life, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.26. Aux dernires lections professionnelles (2007) dans le Jura, la Confdration paysanne est passe de27 % des suffrages 19 %. Les votes pour la Coordination rurale et le Syndicat des leveurs (qui jusqualorstaient lis) a progress dautant. Pour certains militants de la Confdration paysanne que nous avonsrencontrs, les voix perdues sont alles la CR ou chez les leveurs ; [] on na pas su capter durable-ment les mcontents de la politique mene par la FDSEA qui avaient vot pour nous en 2001 (voir aussiCordellier (S.), La Coordination rurale mord sur llectorat de la Confdration paysanne , Transruralinitiatives, 827, 2007).27. Lichterman (P.), Elusive Togetherness : Church Groups Trying to Bridge Americas Divisions, Princeton,Princeton University Press, 2006.28. Jacques-Jouvenot (D.), Choix du successeur et transmission patrimoniale, Paris, LHarmattan, 1997,p. 147.

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    nalisation scientifique, provoquent alors des ractions particulirement vives dela part des leveurs qui revendiquent un attachement ces spcificits locales.La mise en place dun appareil technique vise diffusionniste (le technicienagricole, le contrle laitier, le monopole accord au centre dinsminationagr, etc.) est vcue par les leveurs comme une dpossession . Des mobili-sations ont lieu, dans les annes 1970, autour de la dfense de la racemontbliarde : oppositions au croisement de la vache montbliarde avec destaureaux holstein amricains (race juge plus productive par lindustrie laitire)puis mobilisation radicale dun groupe dleveurs contre lappareil profession-nel partir de la question de la slection gntique (le groupe Montbliardeslection ou MS, constitu en 1978 autour dmile Richme

    29

    ).

    Fils dagriculteurs jurassiens, Richme obtient aprs la guerre un diplmedingnieur agronome. Il tudie la gntique des plantes avec Luc Alabouvette

    30

    puis, au Danemark, lusage de linsmination artificielle pour la slection bovine. cette poque, la diffusion du progrs gntique dans les levages est une prioritau nom de limpratif de modernisation de lagriculture franaise et daccrois-sement de la productivit

    31

    . En 1948, Richme est nomm directeur du Centredlevage et dinsmination animale Jura-btail, un moment o la rechercheexplore de nouvelles techniques (le testage sur descendance). Il est dcrit commeun pionnier qui met en place la mthode de slection linaire Jura-btail

    32

    . Lacration par Richme dun deuxime centre damlioration gntique, Montb-liarde Slection, intervient la fin de 1978 lorsquil est limog de son poste Jura-Btail. La loi sur llevage de 1966 a pourtant fortement rglement ledomaine de linsmination animale, instaurant notamment un monopole terri-torial (une cooprative dinsmination par dpartement

    33

    ). Autour de Richmese rassemblent des leveurs de montbliardes, opposs la holsteinisation . Lapromotion dune mthode scientifique de slection et damlioration de la race(la slection linaire) saccompagne ici dune volont de dfendre lautonomiedes leveurs et leur attachement un savoir-faire local, une inscription territo-

    29. Jacques (D.), La dfense de la race montbliarde : une action collective pour la dfense dune identit,thse de 3

    me

    cycle, Universit Paris X-Nanterre, 1985.30. L. Alabouvette fait partie des chercheurs qui, au moment de la cration de lINRA, jouent un rle actifde diffusion des techniques amricaines. Cf. Bonneuil (C.), Thomas (F.),

    Du mas hybride aux OGM : unehistoire de la gntique vgtale lINRA

    , Paris, Quae, sous presse.31. Vissac (B.),

    Les vaches de la Rpublique

    , Paris, Quae, 2002.32. Cette mthode de slection repose sur lidentification de lignes danimaux selon des caractres pr-cis ( lait , conformation bouchre , tte , etc.). Dans la mthode de slection linaire, aucun taureaunapporte tous les critres recherchs. Au contraire des centres dinsmination, les leveurs MS continuentaujourdhui de pratiquer la slection linaire.33. Pluvinage (J.), Une loi dexception : la loi sur llevage et son application ,

    conomie rurale

    , 204,1991. Louverture la concurrence, aujourdhui, du secteur de linsmination artificielle, provoque devives tensions (Hellec (F.), Les mtiers de service face au discours commercial. Lexemple de linsmina-teur bovin ,

    in

    Caron (C.), Gaglio (G.), dir.,

    Lorganisation lpreuve

    , Rennes, Presses Universitaires deRennes, 2007).

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    riale, un groupe de pairs. Ceux quon appelle les leveurs MS sopposent lappareil professionnel en place : ils manifestent violemment et crent danslillgalit des organisations parallles (les gardes mobiles sont appeles pour sai-sir le matriel et les semences MS). la fin des annes 1970 et au dbut desannes 1980, la situation locale est extrmement tendue autour de la question delinsmination libre.

    La mobilisation acquiert une dimension politique au dbut des annes 1980.En 1981, les leveurs MS soutiennent F. Mitterrand lors de llection prsiden-tielle non par adhsion au programme de la gauche, mais par rejet du gouver-nement en place, qui refuse de les reconnatre34. Mais le moment dterminantde la politisation intervient en 1983 lorsque les leveurs MS sallient une struc-ture syndicale, la Fdration Franaise de lAgriculture (FFA), dans la perspec-tive des lections professionnelles35 : lpoque, la FFA critique le monopoledes coopratives dinsmination animale ; cest une structure reconnue, suscep-tible de relayer le combat des leveurs MS auprs des pouvoirs publics ; cestenfin une organisation qui prend comme rfrence la figure du paysan .Lalliance avec la FFA entrane cependant le collectif MS prendre des posi-tions un niveau qui lengage plus loin que ne lengage une simple prise deposition professionnelle36 . Il ne sagit en effet plus l dun soutien ponctuel une formation politique sur la base de seules revendications locales. Cest unecertaine monte en gnralit qui sopre : de manire explicite, des schmesinterprtatifs de porte gnrale sont convoqus pour donner un cadre laction collective locale.

    Un ouvrage hagiographique, qui retrace le parcours d. Richme et dugroupe MS, est dit localement en 198437. Sa prface et ses annexes replacent lamobilisation des leveurs dans un tableau plus large, dont lhorizon politique etmoral sinscrit dans une idologie conservatrice. Cette prface est signe parcelui qui est alors prsident de la FFA : le Barnais Alexis Arette, membreinfluent du Front National, promoteur des identits rgionales et du terroir entendu comme milieu physique et social38. Arette dnonce un com-plot de ce quil appelle le pouvoir (les personnels politiques apatrides et

    34. Ce soutien cesse dailleurs peu aprs llection, lorsquune nouvelle saisie du matriel de production desemences est tente par les agents de la force publique.35. La FFA apparat en 1969 et est absorbe, au dbut des annes 1990, par la Coordination rurale.36. Jacques (D.), La dfense de la race montbliarde, op. cit., p. 212.37. Pouillard (F.), Les Hauts de Montigny, Champagnole, 1984. Pour certains leveurs, cet ouvrage sertencore de rfrence : il est mentionn lenquteur lors de plusieurs entretiens et une copie lui est mmeremise ( tout est l-dedans ).38. Ancien membre de lOAS, il a fond divers groupes dextrme-droite et reste une figure de la droitenationaliste. Arette a appartenu avant la seconde guerre mondiale au Flibrige, mouvement littraire rgio-naliste fond au XIXe sicle, mais dont certains membres (C. Maurras) ont jou ensuite un rle central dansla constitution des grands rfrentiels de la droite antirpublicaine (une socit rurale idalise, immobileet ternelle). Cf. Thiesse (A.-M.), crire la France, op. cit., p. 64-75.

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    anti-paysans par nature ; lappareil dencadrement professionnel) pourdpossder les leveurs jurassiens de leur identit . Il vante le courage des paysans enracins , ici rduit un strotype de virilit auquel linvocationdu devoir confre un horizon moral39. Le caractre des hommes du Jura est essentialis, comme composante dune identit rgionale locale folklorise(Arette exalte les parodies populaires du journal MS Lleveur jurassien). Cetteconception de la masculinit sappuie sur une rfrence l enracinement : lebon leveur est un homme, et un homme dici40. Arette inscrit la mobilisationcollective locale dans un rcit historique normatif, la situant dans sa propre longue qute au service des petites patries . Il dresse le tableau gnral dunmonde dcadent, o la sagesse de la Tradition est oublie. Dans cetableau narratif, la rsistance paysanne reprsente le combat missionnairedune certaine faon dtre , dans une imagerie de paysans-soldats caractristi-que41. La modernit revendique par les leveurs MS (la slection gntique)est tue : Richme est dcrit comme celui qui a su couter les lois naturellespour mieux les ordonner . Lexprience intime, corporelle, dun mondehabit, nest jamais spcifie : elle est absente de ce rcit de l enracinement ,qui ne dploie quune mystique de lappartenance. Dans ce discours de lassi-gnation aux origines domine un principe dexclusion : les acteurs sont figsdans des tats naturaliss, les identits sont ancres dans la mmet42 .

    Les gestes dopposition entendant mettre en valeur la figure du paysan sen trouvent alors durablement affects. Dabord, en raison du caractre stig-matisant de laffiliation politique lextrme-droite : les acteurs rencontrs sendfendent tous, notamment au moment des lections professionnelles de 2007o les mdias ont prsent la perce de la Coordination rurale comme celledun syndicat li au Front National. Mais ensuite, et plus profondment, parceque quun tel cadre dominant fait violence aux compositions entre le procheet le public quessayent de stabiliser les acteurs : dune part, il pose une tyranniede lenracinement qui coupe les mdiations entre le proche et le public et nie lacapacit des acteurs se dtacher (les lments de modernit quilsrevendiquent) ; dautre part, il interdit de spcifier les biens du proche qui sontviss (or, les acteurs ne mettent pas tous en avant les mmes choses lorsquils serapproprient la figure du paysan ). Le problme des acteurs est quils ne se

    39. C. Dejours a montr comment ce discours de la virilit (ne pas apparatre comme une lavette ) peuttre utilis pour enrler les gens dans laction (Dejours (C.), Souffrance en France. La banalisation de linjus-tice sociale, Paris, Seuil, 1998, p. 125-126).40. Campbell (H.), Bell (M.), Finney (M.), eds, Country Boys : Masculinity and Rural Life, University Park,Pennsylvania State University Press, 2006. Notamment : Ni Laoire (C.), Fielding (S.), Rooted and RoutedMasculinities Among the Rural Youth of North Cork and Upper Swaledale .41. Thiesse (A.-M.), La cration des identits nationales, Paris, Seuil, 1999, p. 271.42. Breviglieri (M.), Ltreinte de lorigine. Attachement, mmoire et nostalgie chez les enfants dimmi-grs maghrbins , Confluences Mditerrane, 39, 2001.

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  • Cultiver lenracinement164

    reconnaissent pas dans ce discours ractionnaire, o la venue du proche au poli-tique est trop brutale.

    Lpisode de la rcupration de la mobilisation MS apparat commeun prcdent marquant, de manire variable, les militants contemporains :dans la quasi-totalit des entretiens effectus, la question des richmistes et/ou de leur alliance avec la FFA venait delle-mme trs vite dans les proposde la personne rencontre (soit pour montrer que certains clivages persistent,soit au contraire pour le nier, du moins pour pointer les erreurs passes, ouencore linverse pour en amoindrir la porte mais en tout cas la personneinterroge se situait delle-mme assez vite par rapport cet pisode). Pour lesleveurs de montbliardes hritiers des richmistes (aujourdhui regroupsdans le Syndicat des leveurs ), le problme est de valoriser les mmes enga-gements dans le proche tout en vitant de reproduire les mmes formes demonte en gnralit. La principale difficult quils doivent rsoudre se situedans leur vulnrabilit mme une monte en gnralit dj fraye. Pourdautres agriculteurs, ce problme pratique est ncessairement moins aigu. Ilsnen ont pourtant pas moins la mmoire de cet pisode, comme manifestantune possibilit : les groupes dagriculteurs opposs localement la FDSEArevendiquent tous des degrs divers des formes dattachement. Les mises enrcits opres par les acteurs suivent la mme trame : laffirmation dun argu-mentaire critique passant par la mise en valeur dattachements, et la coexis-tence de moments daffirmation dun engagement public et de moments olon prvient la venue du cadre dominant ractionnaire. Pour autant, lesrponses apportes par chacun ne sont pas identiques. Les critiques ne portentpas tout fait sur les mmes objets et, si des cooprations ponctuelles entre lesdiffrents groupes peuvent avoir lieu43, rgnent entre eux de constantes ten-sions qui rendent difficiles des prises de position communes durables.

    Chacune des topiques que nous allons examiner propose, en situation, unagencement relativement cohrent entre le proche et lengagement public (travers lidentit ou lappartenance un groupe de proches, le ressentiment oula blessure intime, et le soin ou lexprience familire) qui autorise et contraintlaction. Chacune delles offre une manire spcifique de rpondre au dilemmepratique li la difficult de la mise en valeur dun enracinement , ds lorsque celle-ci sest dj localement effectue en ouvrant sur de sombres horizons.

    43. Ctait par exemple le cas lors de la crise de la vache folle : plusieurs actions de soutien des leveurslocaux touchs ont t organises conjointement par la Coordination rurale et la Confdration paysanne.

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    La topique de lidentit

    Au cours des entretiens mens pendant lenqute, certaines mises en rcit op-res par les acteurs dressent un tableau dune grande continuit. Fabrice, parexemple, est leveur de race montbliarde. Il milite activement au Syndicat des le-veurs, collectif local hritier des anciens richmistes . Il a fond avec les richmistes la branche jurassienne de la Coordination rurale, avant den dmis-sionner avec eux fin 2006 et de soutenir une liste Syndicat des leveurs lors deslections professionnelles de 2007. Il reprend la ferme familiale la fin des annes1980, en nayant aucun moment de sa vie song faire autre chose : a a tou-jours t ma passion , explique-t-il. Adolescent, il ne suit pourtant pas de forma-tion agricole classique : pour son pre (qui continue aujourdhui laider sur laferme), dj trs engag aux cts d. Richme, on napprend rien de bon aulyce agricole ( mon pre me disait que les jeunes gars qui sortaient de lcoledagriculture, ils devenaient fous ). Par obligation explique-t-il, il suit nan-moins, juste avant son installation, une formation agricole pour adultes44, en insis-tant toutefois sur le fait quil a tout appris sur le tas . Ce nest pas lcole, maisen voyant faire son pre et en travaillant lui-mme la ferme, enfant et adolescent,quil a acquis son savoir dleveur ou de paysan . Il tablit en effet une dis-tinction assez nette entre les leveurs de montbliardes et le reste des agriculteurs :

    Aujourdhui [les jeunes] sont moins accros. [] Notre groupe dleveurs MS,cest des gens passionns dlevage. [] Moi, je me vois pas cralier, on en fait unpetit peu mais jaime pas a. La vigne, bof Moi, cest llevage. Je suis passionn.Cest pas quon aime les btes, enfin si, on aime les btes, on aime gntiquementamliorer, cest un but quoi ! Vous accouplez vos btes, faut essayer quelle soitmeilleure que sa mre. Cest pas toujours vident la gntique. Mais cest ce ctpassionnant. Cest davoir une belle vache. Moi jaime traire une belle vache. Siune bte arrive elle me plat pas, jaime pas. Je trais matin et soir, je passe quandmme la moiti de mon temps avec les vaches, faut quelles me plaisent, faut que jeme sente bien avec mes vaches, quoi. Aprs, y en a, des leveurs, qui disent on traitdu lait, la mamelle elle est pas belle mais ils vont dire on sen fout. Moi je suisassez maniaque, perfectionniste, jaime avoir une belle vache.

    Fabrice milite depuis toujours , de la mme manire quil a toujours voulu tre leveur. Ses premiers engagements militants datent davant soninstallation : ds la fin de son adolescence il participe au journal militant des MS , Lleveur jurassien ( javais dix-huit ans, jtais pas install, ctaient lespaysans qui faisaient le journal, on crivait dedans ). N la fin des annes 1960,il a vcu la mobilisation des leveurs MS dans laquelle taient engags ses parents :dans son rcit, bien quil nait t quun enfant puis un adolescent lpoque, ilemploie le nous et le on lorsquil parle des leveurs qui voulaient pas se

    44. Lattribution de prts et daides linstallation (dotation jeune agriculteur) rpond certaines condi-tions, dont le fait de justifier dune capacit professionnelle.

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  • Cultiver lenracinement166

    laisser marcher dessus . Il se souvient des actions collectives et des affrontementsavec la police (souvent violents), des ruses dployes par les leveurs pour faireexister le centre dinsmination illgal (cacher les taureaux, les semences, etc.),des risques encourus par les militants et leurs familles, quil prsente comme lesmoments marquants de son parcours, la fois de paysan et de militant. Il gardechez lui des archives (photos, coupures de presse, numros de Lleveur jurassien,etc.) comme une mmoire de ces mobilisations quil transmettra ses enfants :

    Montigny, il y a eu une descente de CRS pour striliser les taureaux, ctaitencercl, y avait des cordons de CRS partout [] [Les leveurs MS] du villagesont monts dans lauto, y avait un barrage, il sest pas arrt au barrage, monpre. [] Cest comme a, mon pre. Quand il partait nerv, fallait rien quyait devant parce que a sest fini quils ont chop un adjudant, ils te lont toutdgalonn, ils lui ont tout arrach ses habits. [] On tait motivs pour dfen-dre quelque chose, cest pour a quil y a eu de la casse. [] Si tu te mettaisdevant, ils te passaient par la fentre. Ils taient remonts, ils taient mauvais, lesleveurs. [] Des leveurs qui se foutent sous des roues de camion pour pasquils avancent [] Faut avoir un certain courage. Je vois le temps que monpre a pass dans ces affaires-l, cacher les taureaux, les semences. Et puis lescoutes tlphoniques, on tait couts par les RG Y en a quont fait des gar-des vue. Et puis le tribunal, y avait des gars quavaient des amendes de deuxmillions de francs sur la tte, avec la famille... Quand vous tes petit gamin, quevotre mre trait toute seule parce que votre pre est l-bas, et quil fait un superorage, heinCest des souvenirs comme a.

    Fabrice est militant depuis quil est paysan. Ce que nous dcrivons icicomme une topique de lidentit45 reprsente un ensemble de ressources surlesquelles sappuient les acteurs pour donner forme leur engagement, li lamise en valeur dune identit, la fois professionnelle (faire ce mtier) et locale(faire ce mtier ici). Cest ici que la dnonciation de formes de dtachementemprunte le plus facilement au lexique du dracinement pour pointer lastandardisation, luniformisation du mtier et de lappareil professionnel, laperte dune autonomie associe quelque chose comme une identit locale :

    Chaque dpartement a une typicit. Vous allez dans lAllier, la Nivre ou autre,vous allez voir des charolais, pas des Montbliardes. Je trouve quon devrait fairedes structures avec des gens qui reprsentent la typicit des dpartements.Aujourdhui le prsident du CDJA il fait de la Holstein, y en a pourtant pasbeaucoup de la Holstein dans le Jura, faut aller chercher loin, hein ! Dans lebureau de la Chambre aujourdhui on a la moiti dindustriels.

    45. Renvoyant en cela, dune part une continuit, revendique par les acteurs, par rapport des mobilisa-tions antrieures dcrites par D. Jacques comme la dfense dune identit (Jacques (D.), La dfense de larace montbliarde, op. cit.) et, dautre part, une certaine vulnrabilit au cadre ractionnaire.

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    Le groupe du Syndicat des leveurs apparat comme relativement homo-gne : ses membres sont des pairs, ayant en commun dtre leveurs demontbliardes, une appartenance locale certifie par la famille, un ensemble derseaux sociaux (notamment en ce qui concerne les rseaux professionnels, lesleveurs MS ayant au fil des annes mis en place un certain nombre dorga-nisations professionnelles parallles celles de lappareil professionnel offi-ciel), une estime rciproque et un modle dexcellence professionnelle partag,ainsi quune grande connaissance de lhistoire locale. Les membres du groupese prsentent comme les dpositaires exclusifs dune mmoire locale : lammoire collective, porte par le groupe MS, des mobilisations passes ; lessouvenirs de chaque leveur ou militant ; la mmoire de leurs proches, pairs oumembres de la famille46. Ils tracent ainsi une frontire assez nette avec lesautres leveurs, qui manquent dattachement lorsquils nont pas pris part auxmobilisations des MS . Lorsque la Coordination rurale Syndicat desleveurs souvre dautres (craliers, leveurs de charolais, viticulteurs, etc.)et devient simple Coordination rurale , les leveurs MS se sentent perdus( les runions, a ntait plus des runions de copains ) et finissent pardmissionner en 2006 :

    En ouvrant la porte dautres personnes, quon connaissait pas toujours, on selest prise dans la tte. [] [Parlant dun viticulteur adhrent la CR :] Cest unmec quest trs gentil, hein. Trs gentil, mais... Aprs, ben ma foi il a pas toutcompris parce quil gre pas tous les problmes de llevage [] [Parle duneresponsable de la CR :] Quand on connat pas tout ce problme dinsmina-tion, elle le connat pas, elle sait pas ce qui sest pass. Elle fait du charolais, donccelui quest pas dans le truc de la montbliarde, ben Faut tre dans le truc de lamontbliarde ! Elle, elle a suivi du fait quelle est du Jura, mais Pas commenous, hein. Pas comme nous.

    Pour les leveurs MS daujourdhui, il faut avoir la mmoire des mobilisa-tions autour de linsmination libre ( tre dans le truc de la montbliarde )pour tre lgitime localement. Il faut avoir vu son pre se battre, stre soi-mme battu, accepter de courir un risque, dy laisser quelque chose. Lengage-ment militant est ici perform travers des actions collectives tendues : laffron-tement direct avec la police, loccupation de btiments publics, la confrontationdans un rapport de forces. Mais davantage que la violence, cest ici une certaineforme dpreuve de grandeur qui est valorise. Le bon militant est capabledencourir le risque de lamende, de la garde vue voire de la prison47 :

    Nous, si on avait pas lutt contre les CRS on serait pas l aujourdhui. Y a unmoment faut y aller, quoi. On prend un risque, hein, quand on mne des veaux

    46. Ricur (P.), La mmoire, lhistoire, loubli, Paris, Seuil, 2000, p. 163.47. Doidy (E.), Prvenir la violence dans lactivit militante. Trois tudes de cas , Revue franaise desociologie, 45 (3), 2004.

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  • Cultiver lenracinement168

    dans les banquettes du Conseil gnral pis quils ont un peu la chiasse () apeut te faire foutre en taule. Oui. Mais () l pour la vache folle, les politiquespouvaient prendre des mesures dpartementales pis ils le faisaient pas. Alors ony est alls Moi, je nai jamais t en prison [mais] jai dj t au commissariatpour des auditions.

    Lengagement militant qui repose sur une mise en valeur de lidentit, pro-fessionnelle et locale, a historiquement permis la constitution de collectifslocaux forts, mais cest aussi ce qui a permis la rcupration par un discourspolitique plus large, ractionnaire, dans les annes 1980. La topique de lidentitoffre alors des ressources pour prvenir une politisation excessive, juge commeillgitime. Au cours des entretiens, certains interlocuteurs alternent ainsi desmoments daffirmation dun engagement public, prenant appui sur principesabstraits (la critique civique de la politique des petits copains ou de larpression policire), et des moments o la politisation est dlibrment dva-lue (au profit du concret ) cette dvaluation tant dautant plus affirmepar les acteurs quexistent des pentes, dj empruntes, vers des formes dedpossession et de rcupration. Ces moments peuvent tre ceux o lon criti-que les figures du monde agricole qui sengagent en politique et dlaissent leuractivit paysanne (lexemple souvent mentionn est celui de Jos Bov), ceuxaussi, au contraire, o lon prend ses distances avec les autres paysans, se bor-nant la revendication de son statut dleveur de montbliarde (on ne se mobi-lise que pour ce qui nous concerne directement, la question de linsminationlibre, etc.) pour prvenir la convocation dune figure mythique et idalise du paysan en toute gnralit. Veiller lhomognit du groupe, autour delidentit bien spcifique dleveur de montbliardes, est alors une manire detenir distance les reprsentations agrariennes, qui reposent sur lunitpaysanne :

    [Les gens] aiment bien affilier un syndicat un parti politique. Mais bon noussyndicat des leveurs, je sais pas o ils en sont. Nous on est un groupe dleveurs.Le reste nous passe un peu au-dessus de la tte. Le Pen, Le Pen... Oh, ben y en asrement comme ailleurs, hein ! [] Cest pour a quon tait Coordinationrurale syndicat des leveurs. On na jamais voulu enlever ltiquette leveurs,pour garder une porte de sortie.

    La topique du ressentiment

    Cest un entretien o sopre une mise en intrigue partir dun moment debifurcation qui nous parat le mieux introduire une seconde topique, que nousappellerons du ressentiment . Brigitte, qui milite activement la Coordina-tion rurale du Jura, est fille dagriculteurs jurassiens ; elle produit aujourdhuides crales et lve des bovins allaitants (race charolaise). Son grand-pre a crune cooprative locale et remport plusieurs prix des concours, et la fermefamiliale est devenue une exploitation de taille importante. Aprs un bac litt-

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    raire, Brigitte a quant elle dabord voulu devenir journaliste. Titulaire dunBrevet de Technicien Agricole, elle passe un Brevet de Technicien Suprieur encontrat de qualification au cours duquel elle est employe comme animatrice dusyndicat Jeunes Agriculteurs de la Mayenne. Elle y rencontre son mari, un ing-nieur agricole nerlandais qui travaille dans un cabinet daide linstallationdagriculteurs trangers en France. cette poque, elle sintresse ausyndicalisme ( javais dj ce temprament de dfense [] et une attitude deprofessionnelle [agricultrice], je dpassais mon rle [danimatrice] ). lissuede son contrat de qualification, elle est embauche par le groupe de presse agri-cole Russir (proche de la FNSEA) pour lancer en Mayenne un nouveau journalprofessionnel : titulaire dune carte de presse (ce quelle prsente comme une revanche aprs navoir pas pu intgrer dcole de journalisme) elle rdigelessentiel des articles, prend les photos, dirige une petite quipe, mais le journalest un chec. Luc Guyau, alors prsident de la FNSEA et de la FRSEA des Pays deLoire, lembauche dans son entourage sur la recommandation dun de ses pro-ches collaborateurs. En 1993, trente ans, elle dcide avec son mari de se lancerdans llevage : elle prsente cette dcision de sinstaller comme guide par lapassion , le got davoir les mains dans la terre, les pieds dans les bottes, respi-rer le vent , mais aussi la volont davoir notre propre entreprise . Ellereprend lexploitation de ses parents, une installation qui savre pourtant diffi-cile. Le rcit quelle nous livre lie son engagement public, partir de ce moment, une srie de bifurcations imprvues, causes par des souffrances intimes. Ilprend alors une toute autre tournure que le rcit quelle aurait livr de ses prisesde positions syndicales, quinze ans auparavant :

    Mon pre, un moment donn il a eu des problmes de sant, et moi jtaisencore dans lOuest. [] Y a une bande de rapaces l autour qui [] ont rienfait dautre que de se partager la ferme entre plusieurs, en disant tiens toitauras ce morceau-l, tauras cette vache-l, etc. [] Une femme qui revientavec un Hollandais, imaginez-vous le tableau, hein, on ntait pas les bienvenus.Y compris dans notre propre commune, dans notre propre canton, dans notrepropre ferme48 ! Donc il a fallu se battre pour nous installer chez nous. Cest exac-tement comme a quon la vcu. [] Nous, quand on est arrivs ici surlexploitation de mes parents, il a fallu se battre pour reprendre lexploitationfamiliale. Cest--dire aller jusquau tribunal ! Contre les jeunes agriculteurs duCDJA du canton. Donc il tait hors de question de simpliquer dans le syndica-lisme tel quon le percevait puisque ces gens-l nous mettaient des btons dansles roues pour reprendre notre propre exploitation, un bien familial. [] On estdevenus anti-FDSEA et anti-Jeunes agriculteurs ds linstant o on a mis le piedici parce quils ont commenc nous dire, attendez, vous tes pas les bienve-nus, nous on vous vire, on va tout faire pour vous virer.

    48. Cest elle qui accentue les passages ici indiqus en italiques.

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    Le couple sinstalle finalement en janvier 1994 mais refuse de travailler avecles organisations professionnelles agricoles quil estime trop lies la FDSEA :

    On a t le premier dossier pas tre au Crdit Agricole. [] La FDSEA, jevoyais un petit peu comment a se goupillait, tout le monde se connat tout lemonde est copain, cest la porte ct donc on te passe les dossiers Donc a,on sest dit oh l l ! Si des gens qui nous ont empch de nous installer veulentavoir un droit de regard sur notre truc, pas question. [] On a eu cette appro-che, par certains cts ngative, mais a nous a trs bien russis [] on sest faitun cercle de partenaires, le banquier, lassureur, le vtrinaire...

    Par un ami denfance qui connat son parcours et ses comptences rdac-tionnelles, Brigitte adhre en 2000 la Coordination rurale du Jura, qui cherche souvrir au-del des leveurs de Montbliardes pour prparer les lectionsprofessionnelles de 2001.

    On est devenus anti-FDSEA ds lors quon a mis le pied ici : ce que nousappelons ici la topique du ressentiment est cette manire de produire une criti-que partir de sentiments personnels, dune blessure ressentie dans lintimit etnourrissant une rancur. Lengagement public sopre partir dune dsillu-sion, dun sursaut motionnel face un (ou des) malheur(s) dans cette miseen intrigue, lacharnement dune clique contre le couple ; dans dautres ilpeut sagir de tracasseries incessantes de ladministration ou des contrlesde plus en plus en plus difficiles supporter . Lengagement militant doit ici saforte charge affective au sentiment dtre atteint dans son intimit : tre emp-ch de sinstaller dans un de ses lieux familiers ( notre commune, notre can-ton, notre propre ferme ) et de maintenir des attachements affectifs aux tresproches ( lexploitation de mes parents, lexploitation familiale ). Le souvenirde torts subis (qui sont alors prsents comme le moment originaire dune prise de conscience ) hante lengagement public des acteurs comme une pro-fonde rancune toujours raffirme, un compte rgler49 . Ici le collectif seprsente comme relativement htrogne. On trouve en effet parmi les mili-tants rencontrs la Coordination rurale des agriculteurs ayant tous types deproduction, de trajectoires dinstallation, ainsi que des connaissances trs variablesde lhistoire locale et parfois un certain manque de repres50 : la plupart adh-rent une vision librale de lagriculture, mais sopposent au systme (laFNSEA, le contrleur, lappareil, etc.) suite des dconvenues personnellementsubies.

    Lengagement militant nest plus ici perform travers des actions collectivesphysiques testant un rapport de forces dans une confrontation directe. Lesacteurs prennent ainsi leurs distances avec les actions des militants dautres

    49. Lexpression revient plusieurs reprises dans lentretien.50. Purseigle (F.), Les sillons de lengagement, Paris, INJEP-LHarmattan, 2004.

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    syndicats : la mise en garde attention on nest pas manifs, hein, on nest pascomme certains, parce que nous, casser des trucs et puis faire des manifs, desgrves, non, non , revient priodiquement dans les entretiens51. Il sagit davan-tage ici de prendre la parole publiquement pour faire entendre une dnoncia-tion (dun systme, dun scandale) voire une accusation (mise en causedindividus nomms) loccasion de communiqus de presse, dassemblesgnrales ou darticles dans la revue interne ou dans des revues agricoles. Laprsidente de la CR est souvent accuse par ses adversaires de dpasser lesbornes dans ses ditos ou dans ses discours, dy avoir des mots indignesdun responsable syndical . Elle-mme sen flicite et dcrit lactivit dednonciation ou daccusation comme une vritable action de rsistancemilitante52 :

    Moi je prends position, je lcris je le signe ! La Conf, le MODEF, eux, ben mafoi ils parlent comme a un peu dans le vague, a concerne tout le monde pispersonne, quoi. Tandis que moi, si y a quelquun qui va faire un pas de travers,je le nomme, hein. Je le dis. Jy vais carrment. Mme jai des ennuis souventavec a, parce quon me dit que cest pas bien de le faire. [] Sils font quelquechose, je vais leur tomber dessus. Moi, je rgle mes comptes en direct.

    La coexistence de linvocation permanente dun vcu singulier et de formesde dsingularisation (souvent sur un registre civique : le dvoilement dun systme de connivences ou dintrts particuliers ; lappel au droit53) faitperptuellement osciller la dnonciation entre des moments de monte engnralit et des moments o celle-ci est minore voire tenue distance, o lonaffirme ne parler quen son nom propre car, tant ici que prcdemment, lamonte en politique peut tre perue comme illgitime ou dangereuse. cer-tains moments de lentretien, la dnonciation peut revtir une porte gnrale,touchant la manire dont est structur lappareil professionnel (Brigitte : Jaicommenc me rendre compte de certains trucs quand jai commenc tra-vailler auprs de Luc Guyau ; son mari : [ la FNSEA] on retrouve tout letemps cette histoire de copinage, des arrangements entre les amis ). dautresmoments au contraire, la dnonciation refuse la monte en gnralit (Brigitte : La mentalit de lOuest na rien voir avec la mentalit dici [] le syndica-lisme de l-bas navait rien voir ). La difficult pour les acteurs est alors de

    51. Ce refus affich de laction potentiellement violente physiquement, est gnral la Coordination ruralequi cherche tre reconnue comme interlocuteur des pouvoirs publics : Duclos (N.), Les violences paysan-nes sous la Ve Rpublique, Paris, Economica, 1998, p. 36.52. Alors que dautres ny voient que de vaines paroles et un engagement militant factice, sans risque nisacrifice (Boltanski (L.), La souffrance distance, op. cit., p. 136). Par exemple pour le prsident du Syn-dicat des leveurs : Cest pas a [sengager], hein. Cest pas daller distribuer des tracts dans la rue, a suffitpas toujours, hein .53. Boltanski (L.), Thvenot (L.), De la justification. Les conomies de la grandeur, Paris Gallimard, 1991.

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    sextraire de la singularit de leur ressentiment personnel et de stabiliser unregistre civique dindignation.

    La topique du soin

    Il ressort du matriau recueilli lors de notre enqute une troisime voie parlaquelle les acteurs soutiennent leur engagement public, qui porte en elle la pos-sibilit de prvenir des politisations juges dplaces, excessives ou illgitimes.Comme dans la topique prcdente, cest sur lexprience intime que sappuielengagement public, mais cette exprience se trouve ici dans laccomplissementde lactivit et non dans les rapports lappareil professionnel. Au contraire dutort personnellement prouv, plus aisment communicable, cette expriencene se verbalise quoccasionnellement dans lentretien, sous la forme dallusions,daparts ou dexplicitations de ce que veut dire tre un (bon) paysan . Avantden venir aux mises en intrigue recueillies lors des entretiens, il est donc utilede revenir sur quelques traits particuliers de lactivit dleveur, qui renvoient un rgime dengagement en familiarit, o les convenances sont personnelles etlocales.

    Dans la ligne des crits fondateurs de Haudricourt, plusieurs travaux ontsoulign ltablissement de liens intimes avec les animaux dans la relation dle-vage54. M. Salmona a ainsi dcrit le coup dil par lequel lleveur reconnatson troupeau et aussi chaque animal55. Lleveur sengage dans un troit rap-port de proximit, qui passe par le regard, le maniement, loue ou lodorat.Lleveur sefforce de sajuster chaque animal, en trouvant quelles intonationsde voix, quelles postures, quels gestes avec la main, ou encore quels regards ouquelles attitudes adopter. Ce travail dajustement sopre dans des momentsdchange qui sapparentent des conversations , au cours desquelles lle-veur apprend bien couter lanimal et ttonne pour trouver la bonnevoix56 pour sadresser lui. Lleveur se fait lanimal : il dveloppe peu peu une forme dhabilet situe, daisance avec cet animal particulier. Cesapprentissages ont lieu dans la longue dure de la familiarisation (lorsque lesenfants dleveurs se voient confis des tches de surveillance des troupeaux oude soin aux animaux57) et ncessitent de lleveur quil se rende disponible :quil sache tre lent, couter, respecter le rythme de lanimal. La relationdlevage est une relation de travail particulire : tre leveur , cest entrer enrelation avec lanimal travers des gestes (le tact, la caresse) le regard, les sons,

    54. Haudricourt (A. G.), Domestication des animaux, culture des plantes et traitement dautrui (1962),in La technologie science humaine, Paris, ditions de la MSH, 1987.55. Salmona (M.), Les paysans franais. Le travail, les mtiers, la transmission des savoirs, Paris, LHarmat-tan, 1994.56. Ibid., p. 49.57. Ibid., p. 318.

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    sen occuper au sens de protger, prendre soin58. Dans cette relation deproximit, lanimal est saisi en personne (avec sa personnalit, ses aptitudes, sacapacit accorder ou non sa confiance, etc.) et non dans une perspective utili-taire (o il est ramen linstinct, la fonction productive) : l sopre une dis-tinction, pour les leveurs, entre les vrais leveurs et ceux dont on dit il ades vaches, mais il nest pas leveur59 .

    La topique du soin dsigne ici le fait dappuyer un engagement militant surce souci du proche. La critique du modle dominant dagriculture industrielleque portent les acteurs sy dploie dans plusieurs directions. Elle pointe la stan-dardisation des activits et les contraintes qui limitent la possibilit daccommo-dements familiers et empchent laisance au travail par exemple la rification de lanimal laquelle sont pousss les leveurs en systmes indus-triel, qui souffrent de labsence dun bien tre ensemble au travail60 . Parextension, la critique pointe le dlitement de formes du lien social, telleslentraide entre voisins ou la solidarit entre pairs, avec la mise en place dunsystme qui pousse lagrandissement , tend faire disparatre les petits agri-culteurs, ou encore qui limite les possibilits dinstallation. Cest par exempleici quon trouve des militants ayant galement une activit de bnvoles dansdes associations daide aux agriculteurs en difficult61 qui, au-del de lassis-tance juridique ou technique, prodiguent ce quils dcrivent comme un soutien moral (visiter les personnes, sattarder avec eux, discuter, tlphonerrgulirement, etc.). Faut pas que a tombe dans le caritatif, mais faire dubien, cest cette ide-l , explique ainsi une militante.

    Le choix du terme soin pour dsigner ces attachements renvoie ici dlib-rment certaines dimensions du care anglo-saxon62. Dabord, parce que lesrcits des acteurs renvoient ce qui, dans le portrait quils font du bonpaysan , a trait un rapport de bienveillance, de protection ou de soin enversla nature et envers autrui63. Ensuite, parce quau cours de certains entretiens lesacteurs prsentent cette conception de lactivit comme laissant place une

    58. Porcher (J.), leveurs et animaux, rinventer le lien, Paris, PUF, 2002.59. Despret (V.), Porcher (J.), tre bte, Arles, Actes Sud, 2007, p. 44.60. Porcher (J.), leveurs et animaux, op. cit., p. 263 ; Mouret (S.), Travailler en levage industrielporcin : on sy fait, de toute faon cest comme a , Travailler, 14, 2005.61. Telles que Solidarit paysans , SOS agriculteurs en difficults , Resa 39 . Certains de ces collec-tifs affirment un rapport la foi religieuse que lon trouve plus gnralement dans les mouvements daideaux personnes en difficult : Didier (E.), De lexclusion lexclusion , Politix, 34, 1996.62. Curry (J.), Care Theory and Caring Systems of Agriculture , Agriculture and Human Values,19 (2), 2002.63. Le care selon B. Fisher et J. Tronto dsigne une espce dactivits qui inclut tout ce que nous accom-plissons pour soutenir, perptuer et rparer notre monde de telle sorte que nous puissions y vivre aussibien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos sois et notre environnement toutes choses quenous cherchons entremler dans un ensemble complexe qui prserve et dveloppe la vie (cit dansTronto (J.), Moral Boundaries : A Political Argument for an Ethic of Care, Londres, Routledge, 1993, p. 103 nous reprenons une traduction de Bruno Ambroise).

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    sensibilit fminine , par opposition ce quils prsentent comme des repr-sentations masculines, centres sur lexploitation et sa dimension technique64.Une agricultrice dplore par exemple une conception dominante du mtier cen-tre sur un impratif de productivit, o il ne fait pas bon prendre son temps :

    Malheureusement aujourdhui, [le travail] se mesure en quantit, ce qui estdsolant parce qu mon avis cest pas a. Mon voisin, il fait le double de nous, ilest tout le temps, tout le temps sur son tracteur. [] Le matriel tout a cesttrs masculin, cest trs phallique, je trouve. Quand tas besoin dun gros trac-teur pour taffirmer [] La sensibilit fminine, moi je trouve quelle estindispensable en agriculture.

    Les rcits recueillis ici prennent souvent le contre-pied des rcits prcdents,comme celui de Fabrice qui insistait sur les qualits masculines de lleveur et pr-sentait son attachement la performance technique (lamlioration gntique)plus qu la relation de travail avec lanimal. Cest auprs des adhrents de la Con-fdration paysanne que les entretiens ont le mieux mis en vidence cette topique,o lengagement public sappuie sur une conception de ce que signifie tre (unbon) paysan qui renvoie une forme dexprience65. Le lien ainsi tabli entre lesmembres du groupe autorise la constitution dun collectif htrogne, accueillantaussi ceux qui sont dsigns comme no-ruraux , cest--dire ceux qui sinstal-lent sans venir eux-mmes du monde agricole, dont on peut louer louverturedesprit , le fait quils ne sont pas des paysans obsds par leur tracteur . Leterme paysan est ici ambivalent : il peut tout aussi bien renvoyer une concep-tion positive du mtier et de ses attachements, qu une conception ngative (lepaysan cest le gros buf lest par ses prjugs). Tout en revendiquant unancrage paysan , ces collectifs accueillent alors favorablement tout ce qui leurpermet un dtachement par rapport un monde paysan peru comme sus-pect ce qui a pour effet de tenir distance le spectre de lagrarisme .

    Lors des entretiens, les mises en rcit que nous recueillons sont autant demanires darticuler ces formes dattachement et de dtachement. Christophepar exemple est n dans une famille dleveurs jurassiens. Il produitaujourdhui du lait comt dans la ferme familiale quil a reprise avec son frre.Il parle alors de son engagement comme de quelque chose quil doit son pre,ancien adhrent de la JAC et militant de la gauche paysanne locale : Tout

    64. Michle Salmona mettait dj en avant les dimensions fminines de la relation de lleveur lani-mal, parlant de maternage (Salmona (M.), Les paysans franais, op. cit.). Il sagit l, non pas dessenti-aliser des qualits morales, mais de souligner des formes de convergence dexpriences vcues (voirPaperman (P.), Laugier (S.), Sense and sensibility , in Paperman (P.), Laugier (S.), dir., Le souci desautres, Paris, ditions de lEHESS, 2006, p. 14).65. Une enqute a montr que, chez les jeunes agriculteurs, les femmes et les adhrents de la Confdrationpaysanne parlent davantage de leur engagement public avec un lexique de laffect (Purseigle (F.), Dutexte aux variables. Contribution de lanalyse textuelle la comprhension de lengagement professionneldes jeunes agriculteurs , Ruralia, 14, 2004).

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    petiot, jentendais mon pre causer, y avait pas mal de runions la maison,jadorais les couter Je milite parce que mon pre a fait des trucs, alors moiaussi il faut que je sois capable den faire. Faire des choses dont je sois fier, dontmon pre soit fier . Il renvoie lpaisseur de liens familiers, la chaleur desrelations : Dans ces runions il y avait un ct festif, a rigolait beaucoup . Ilcourte ses tudes parce quil na quune envie, rentrer la maison le plus vitepossible . Il milite aujourdhui pour dfendre une faon de vivre etdaccomplir son mtier ( bourrer des vaches outrance pour leur faire pisserdu lait, on ne veut pas le faire ) et revendique une agriculture paysanne, quirespecte lenvironnement social, des paysans un peu partout sur le territoire etpas lhyperproductivisme dans les zones faciles et le dlaissement des autres . Ilvalorise alors un ancrage local : La rgion se prte ces ides, avec le maillagedes coopratives bases sur la solidarit. Il tempre pourtant ces formesdattachement par une dnonciation des paysans quil voit matrialistes ( je ne suis pas trop comices Les jeunes paysans, part causer de leurstracteurs ). Il prend soin dexpliquer que ce quil aime dans son mtier, cenest pas la technique , mais la faon de vivre . Il est attir par le mouve-ment altermondialiste et parle de son intrt pour la philosophie au lyce. Ilexplique que lagriculture paysanne , cest auprs de son pre quil laapprise, mais prsente aussi la ncessit de sarracher du milieu paysan .

    Cette articulation complexe, peu stabilise, rend laccomplissement de lactionmilitante plus difficile que pour les collectifs prcdents (qui disposent, avec ladfense de lidentit ou le tort personnellement prouv, dun cadre stabilis demotifs appartenant une situation sociale typique66). La ferme devient alors le lieuo sactualise cet engagement : il sagit dtre exemplaire , de montrer quelagriculture paysanne on peut y arriver [] on peut gagner notre vie . Si le col-lectif autorise une grande htrognit dans sa composition, il se montre alors,contrairement au prcdent, particulirement exigeant sur la cohrence de lenga-gement militant, jusquau niveau le plus intime : On noblige pas nos adhrents baisser la taille de leur ferme [] mais il ne suffit pas de prendre une carte, tre laConf cest exigeant, cest pas une bricole. Il y a des efforts faire. Christopheraconte ainsi son refus de passer bio , li une exigence de cohrence :

    Quand il y a eu les incitations pour passer en bio il y a sept ou huit ans, ils don-naient une prime dmesure. Nous [] on nest pas loin du bio, et a ne medrangeait pas dtre en bio. Mais lpoque, rien que parce quil y avait cetteprime, a nous a dissuad dy passer [] Les bios ont toujours t montrs dudoigt [] et en fin de compte a a t rcupr, la Fd [FDSEA] sen est servi,et les gens qui ont lanc le truc et galr, dix, vingt ans aprs on fait un pont dor dautres personnes. On ne voulait pas entrer l-dedans.

    66. Trom (D.), Grammaire de la mobilisation et vocabulaire de motifs , in Cefa (D.), Trom (D.), Lesformes de laction collective. Mobilisations dans les arnes publiques, Paris, ditions de lEHESS, 2001, p. 113.

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  • Cultiver lenracinement176

    Conclusion

    Les rcits des agriculteurs que nous avons rencontrs sont toujours lestsdattachements. Ces attachements pluriels composent diffrentes manires dese prsenter comme paysan et dasseoir un engagement public. Notreapproche par les topiques nous aide comprendre le lien entre des rapports aumonde et des formes dengagement publics : comment chaque rponse linterrogation sur ce que signifie tre un bon paysan construit un investisse-ment politique particulier. Elle nous aide galement comprendre commentsopre cette venue au politique : non par de simples mcanismes idologiques,mais selon une srie de contraintes pratiques, qui tiennent non seulement auxbiens que lon entend faire valoir (ce quoi lon tient), mais aussi aux construc-tions politiques que lon refuse (ce dont on ne veut pas). Elle nous aide enfin mieux comprendre la manire dont des collectifs se constituent et voluent,coexistent et interagissent. Se dessinent entre ces groupes des relations dinter-dpendance, des conflits ou des rivalits, des rencontres ponctuelles que favo-rise un geste similaire de revendication de formes denracinement , mais quirestent inabouties ou impossibles tenir durablement du fait de la difficult de se comprendre , cest--dire de saccorder explicitement sur ce qui rassembleles membres du groupes (ce que signifie tre paysan ).

    Pour rendre compte de ce mouvement sans le rabattre demble sur un formatstratgique de laction, nous avons dlaiss le concept de cadrage de lactioncollective, mobilis ici pour rendre compte de la rcupration ractionnaireopre par des acteurs particuliers (pouvant tre qualifis d entrepreneurs demouvement social ) et tourn notre attention sur le style des diffrents grou-pes. Les acteurs rencontrs actualisent ainsi un ensemble de comptences laction collective, cognitives et pratiques, quils valuent et mettent lpreuve67.Nous avons voulu montrer quils ne portent pourtant pas en eux les mmes fragi-lits68, les mmes incertitudes ni les mmes points dappui normatifs pour rpon-dre au problme pratique qui leur est pos : comment construire une critiquepublique qui ne renonce pas lengagement avec le proche mais tienne pourtantle cadre dominant ractionnaire distance ? Mais, quelles que soient lesrponses quils y apportent, quel que soit galement leur degr dexclusivit, cesgroupes partagent les mmes questions et se confrontent aux mmes inquitudes.En ce sens, les agriculteurs rencontrs dans le Jura qui se mobilisent contre lagri-culture dominante forment bel et bien une communaut69 .

    67. Mathieu (L.), Lespace des mouvements sociaux , Politix, 77, 2007.68. Corcuff (P.), La socit de verre, Paris, Armand Colin, 2004.69. Abel (O.), Lthique interrogative, op. cit., p. 238.

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  • Eric DOIDY

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    Eric DOIDY est sociologue, charg derecherche au dpartement SAD de lINRA(LISTO, UR 718, F-21000, Dijon) et membreassoci au Groupe de sociologie politiqueet morale (EHESS-CNRS). Ses travaux por-tent sur les mouvements sociaux et les com-positions entre engagements publics etengagements dans le proche.

    [email protected]

    Parmi ses publications rcentes, une con-tribution intitule Le logement dcent etlpreuve de la rquisition. propos de laprcarit des mobilisations de prcaires louvrage collectif Sociologie des mouve-ments de prcaires. Espaces mobiliss etrpertoires daction (dirig par Magali Bou-maza et Philippe Hamman, 2007, Paris,LHarmattan). Dans Politix (n 71) Eric Doidya publi en 2005 larticle (Ne pas) jugerscandaleux. Les lecteurs de Levallois-Per-ret face au comportement de leur maire .

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